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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XLIX"  ANNÉE.  -  TROISIÈME  PÉRIODE 


TOMB  XXXV   —   l*^'  SEPTEMBRE   1879, 


Impr.  J.  CLAYE. 


^A-     ^ 


lîÎEVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XLIX-^  ANNÉE.  —  TROISIÈME  PÉRIODE 


TOME    TEENTE-CINQUIÈME 


PARIS 

BUREAU  DB  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

KUK    BONAPARTS,   17 

1879 


1.  -  Impr.  J>  CL  A  Y] 


A,  QTTAXTI-S  et  Cv,  nie  Saint-Benoît. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XLIX«  ANNÉE.  —  TROîSiÈME  PÉRIODE 


ÎOME    TEENTE-CINQUIBME 


PARIS 

SUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RDK   BONAPARTE,  17 
1879 


/ff/À. 


LE    ROI    APÉPI 


PREMIÈRE   PARTIE. 


1. 

Un  soir,  en  sortant  de  son  cercle,  où  il  avait  dîné,  le  marquis  de 
Miraval  trouva  chez  lui  une  lettre  de  sa  nièce,  M'"'  de  Penneville, 
qui  lui  écrivait  de  Vichy  : 

((  xMon  cher  oncle,  les  eaux  m'ont  fait  du  bien,  j'avais  tout  lieu 
jusqu'aujourd'hui  d'être  satisfaite  de  ma  cure  ;  mais  le  bon  effet 
que  j'en  attendais  sera  compromis,  je  le  crains,  par  une  fâcheuse 
nouvelle  que  je  reçois  à  l'instant  et  qui  me  cause  plus  de  trouble, 
plus  de  tracas  que  je  ne  puis  vous  le  dire.  Les  médecins  déclarent 
que  le  premier  devoir  des  personnes  qui  souffrent  d'une  hépatite 
chronique  est  de  ne  point  se  faire  de  soucis  ;  je  ne  m'en  fais  pas, 
mais  on  m'en  donne.  Je  me  ronge  l'esprit  en  pensant  à  une  certaine 
M'^'*'  Corneuil,  c'est  bien  ainsi  qu'on  la  nomme.  Je  n'avais  jamais 
entendu  parler  de  cette  femme,  et  je  la  déteste  sans  la  connaître. 
Vous  avez  toujours  été  fort  curieux  et  fort  répandu.  Mon  cher  oncle, 
je  suis  sûre  que  vous  êtes  au  fait  ;  apprenez-moi  bien  vite  qui  est 
M""^  Corneuil.  Gela  m'importe  beaucoup,  je  vous  expliquerai  pour- 
quoi. » 

Le  marquis  de  Miraval  était  un  ancien  diplomate,  qui  avait  com- 
mencé sa  carrière  sous  le  règne  de  Louis-Philippe  et  qui  sous  l'em- 
pire avait  rempli  avec  honneur  plusieurs  postes  secondaires,  dont 
s'était  contentée  son  ambition.  Quand  la  révolution  du  h  septembre 
l'eut  mis  à  la  retraite,  il  prit  son  parti  en  philosophe.  Il  ne  souf- 
frait pas  comme  sa  nièce  d'une  hépatite  chronique  ;  son  foie  et  sa  bile 


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ne  l'incommodaient  point.  11  avait  de  la  santé,  un  estomac  de  fer, 
bon  pied,  bon  œil  et  deux  cent  mille  livres  de  rente,  ce  qui  n'a  jamais 
rien  gâté.  Comme  il  voyait  le  bon  côté  de  toute  chose,  il  se  félici- 
tait d'être  parvenu  à  l'âge  de  soixante-cinq  ans  en  conservant  tons 
ses  cheveux,  qui  à  la  vérité  étalent  blancs  comme  neige  ;  mais  il 
ne  s'avisait  point  de  les  teindre.  Ayant  l'esprit  et  le  caractère  bien 
faits,  il  estimait  que  la  nature  a  le  génie  de  l'à-propos,  qu'elle  sait 
mieux  que  nous  ce  qui  nous  convient,  qu'elle  est  après  tout  un  bon 
maître  et  en  tout  cas  un  maître  tout-puissant,  qu'il  est  inutile  de 
vouloir  la  contrarier  et  ridicule  de  disputer  contre  elle,  qu'au  sur- 
plus tous  les  âges  ont  leurs  plaisirs,  qu'après  avoir  vécu  tant  bien 
que  mal,  il  n'est  pas  désagréable  d'employer  quelque  dix  années 
à  regarder  vivre  les  autres,  en  riant  sous  cape  de  leurs  sottises  et 
en  se  disant  :  «  Je  n'en  fais  plus,  mais  je  les  comprends  toutes.  » 

S'il  n'en  voulait  pas  à  la  vieillesse  d'avoir  blanchi  ses  abondans 
cheveux  couleur  noisette,  dont  jadis  il  avait  tiré  quelque  vanité,  le 
marquis  pardonnait  facilement  aux  révolutions  d'avoir  interrompu 
avant  le  temps  sa  carrière.  On  a  toujours  vingt-quatre  heures  pour 
maudire  ses  juges;  après  avoir  soulagé  son  dépit  par  quelques  épi- 
grammes  bien  décochée-,  M.  de  Miraval  s'était  bientôt  consolé 
d'un  événement  qui  le  condamnait  à  n'être  plus  rien  dans  l'état, 
mais  qui  en  revanche  lui  avait  rendu  son  indépendance.  La  liberté 
avait  toujours  été  pour  lui  le  plus  précieux  des  biens;  il  jugeait  que 
l'homm;',  heureux  est  celui  qui  s'appartient  et  gouverne  sa  vie  à  sa 
façon.  C'est  pour  cela  qu'après  avoir  été  marié  pendant  deux  ans, 
il  avait  résolu  de  rester  veuf.  En  vain  le  pressait-on  de  convoler, 
il  avait  répondu  comme  un  peintre  célèbre  :  «  Est-il  donc  si 
agréable,  en  rentrant  chez  soi,  d'y  trouver  une  étrangère?  »  Il  aimait 
mieux  aller  cherchrr  les  étrangères  chez  elles,  et  souvent  il  en 
avait  été  bien  accueilli;  mais  il  n'avait  jamais  pris  les  femmes  au 
grand  sérieux,  il  était  un  peu  sceptique  à  leur  endroit  et  il  les  avait 
quittées  avant  qu'elles  le  quittassent.  A  cinquante  ans  il  avait 
enrayé,  à  soixante  il  avait  dételé.  Le  marquis  de  Miraval  était  un 
sage,  d'autres  diront  que  c'était  un  égoïste  ;  c'est  une  distinction 
qui  n'est  pas  toujours  facile  à  faire. 

Qu'il  fût  un  égoïste  ou  un  sage,  le  marquis  de  Miraval  avait  pour 
sa  nièce,  la  comtesse  de  Penneville,  une  sincère  aflcction,  et  il  se 
fit  un  devoir  de  répondre  à  sa  lettre  presque  courrier  par  courrier; 
il  ne  faut  pas  faire  attendre  les  hépatiques.  Sa  réponse  était  ainsi 
conçue  : 

«  Ma  chère  Mathilde,  je  regrette  infiniment  qu'on  te  dérange  dans 
ta  cure  en  te  donnant  des  désagrémens  et  des  soucis;  c'est  la  pire 
des  maladies,  quoi  qu'on  n'en  meure  pas.  Mais  de  quoi  donc  s'a- 
git-il et  de  quoi  se  môle  M'*'"  Gorneuil?  que  peut-il  y  avoir  entre 


LE   ROI    APEPI.  7 

cette  femme  que  tu  ne  connais  pas  et  la  comtesse  de  Penneville? 
Je  demande  un  prorapt  éclaircissement.  En  attendant,  puisque  tu 
le  désires,  je  vais  t'expliquer  de  mon  mieux  qui  est  M"""  Gorneuil, 
qu'au  demeurant  je  n'ai  jamais  vue;  mais  je  connais  à  la  rigueur 
des  gens  qui  la  connaissent. 

(t  Se  peut-il  bien,  ma  chère  Mathilde,  que  jusqu'à  ce  jour  tu  n'aies 
pas  entendu  parler  de  M'"^  Corneuil?  J'en  suis  fâché,  cela  prouve 
que  tu  es  une  femme  sans  littérature,  une  femme  qui  ne  ht  rien, 
pas  même  la  Gazelle  des  Tribunaux.  Ne  va  pas  t'imaginer  là-dessus 
que  M'"*'  Gorneuil  soit  une  receleuse  ou  une  empoisonneuse,  ni 
qu'elle  ait  jamais  comparu  en  cour  d'assises;  mais  il  y  a  de  cela 
sept  ou  huit  ans,  elle  s'est  séparée  de  M.  Corneuil.  Cette  affaire  fit 
quelque  bruit;  voici  l'histoire,  autant  qu'il  m'en  souvient  : 

«  M.  Corneuil  était  jadis  consul  général  de  France  à  Alexandrie. 
Il  passait  pour  un  bon  agent,  à  qui  on  reprochait  seulement  d'avoir 
l'humeur  un  peu  brusque.  C'est  un  péché  véniel.  Dans  le  pays  du 
courbache  il  faut  savoir  dans  l'occasion  brusquer  les  hommes  et  les 
choses.  Quand  un  Oriental  n'est  pas  de  votre  avis  et  qu'il  vous 
demande  trop  cher  pour  en  changer,  le  seul  moyen  de  le  con- 
vaincre est  de  l'étrangler;  mais  ceci  n'est  pas  de  mon  sujet.  Un 
hasard  heureux  pour  les  uns,  malheureux  pour  les  autres,  fit  dé- 
barquer sur  les  quais  d'Alexandrie  un  certain  M.  Véretz,  petit  agent 
d'affaires,  qui  en  avait  fait  de  mauvaises  à  Paris,  et  qui,  échappant 
à  ses  créanciers,  arrivait  à  toutes  jambes  pour  tenter  la  fortune  sur 
la  terre  des  Pharaons,  homme  de  peu,  paraît-il,  d'une  moralité 
douteuse  et  d'une  réputation  plus  qu'équivoque.  M.  Véretz  avait 
une  fille  de  dix-huit  ans,  jolie  à  ravir.  Où  et  comment  M.  Corneuil 
fit  sa  connaissance,  la  chronique  n'en  dit  rien;  elle  nous  apprend 
seulement  que  ce  bourru  avait  le  cœur  prenable  et  ne  savait  rien 
refuser  à  son  imagination.  Dès  sa  première  rencontre  avec  cette 
belle  enfant,  il  en  devint  éperdument  amoureux.  On  prétend  qu'il 
essaya  de  s'en  passer  la  fantaisie,  sans  épouser;  il  croyait  avoir 
affaire  à  une  de  ces  innocences  très  dégourdies  qui  entendent  faci- 
lement raison.  Il  se  trompait  bien,  il  s'était  adressé  à  un  dragon  de 
vertu.  Il  offrit  tout,  il  fut  repoussé  avec  perte  et  avec  indignation. 
S'il  n'avait  tenu  qu'à  M.  Véretz,  on  serait  bien  vite  tombé  d'accord. 
Heureusement  pour  M"'^  Hortense  Véretz,  elle  avait  une  mère  qui 
était  une  femme  habile,  ce  qui  est  une  grande  bénédiction  pour 
une  fille.  Après  quelques  semaines  de  poursuites  inutiles,  M.  Cor- 
neuil se  résolut  enfin  à  franchir  le  pas.  Ce  consul  général,  qui  avait 
de  la  fortune,  prit  son  parti  d'épouser  pour  ses  beaux  yeux  une 
fille  qui  n'avait  rien  et  dont  le  père  était  un  homme  taré;  encore 
l'épousa-t-il  sans  contrat,  en  communauté  de  biens.  Cela  fit  es- 
clandre ;  on  lui  reprocha  son  beau-père,  on  clabauda  contre  lui.  Il 


8  REVUE   DES   DEUX    MONDES, 

en  fut  réduit  à  donner  sa  démission  et  il  quitta  l'Egypte  pour  retour- 
ner à  Périgueux,  sa  ville  natale,  à  quoi  sa  jeune  et  jolie  femme  l'en- 
couragea, car  il  lui  tardait  de  s'éloigner  à  jamais  d'un  père  com- 
promettant et  d'aller  jouir  en  France  de  sa  nouvelle  fortune.  Je 
me  souviens  que  j'appris  cette  histoire  au  ministère  des  affaires 
étrangères,  où  l'on  s'en  occupa  pendant  huit  jours,  et  puis  l'on  parla 
d'autre  chose.  Mais  l'ex-consul  n'était  pas  au  bout  de  ses  peines. 
Quatre  ans  plus  tard,  M'"^  Corneuil  plaidait  en  séparation.  Sa  mère 
l'avait  accompagnée  à  Périgueux  ;  quand  on  a  le  bonheur  d'avoir 
une  mère  habile,  il  ne  faut  jamais  la  quitter,  et  on  ne  saurait  mieux 
faire  que  de  se  gouverner  toujours  par  ses  conseils. 

«  Pourquoi  M'"'  Corneuil  s'est-elle  séparée  de  son  mari?  Il  faut 
entendre  là-dessus  les  avocats.  Ils  furent  admirables  l'un  et  l'autre, 
déployèrent  toutes  les  ressources  de  leur  faconde.  Ces  deux  plai- 
doyers, où  l'épigramme  alternait  avec  l'apostrophe  et  l'apostrophe 
avec  l'invective,  furent  des  morceaux  de  haut  goût,  dont  se  reput 
la  malignité  publique.  Le  détail  m'échappe,  et  je  n'ai  pas  sous  la 
main  la  Gazette  des  Tribunaux,  mais  il  n'importe,  je  suis  sûr  de 
mon  fait.  Maître  Papin,  avocat  de  la  demanderesse,  l'un  des  princes 
du  barreau, venu  de  Paris  à  cet  effet,  déclara  que  M.  Corneuil  était 
un  vilain  homme,  un  franc  butor,  que  M""*  Corneuil  était  une  na- 
ture exquise,  un  caractère  angélique.  Il  attesta  le  ciel  que  ce 
monstre,  après  avoir  aimé  cet  ange,  s'était  dégoûté  de  son  bonheur, 
dont  il  était  indigne,  qu'il  avait  usé  des  procédés  les  plus  révoltans, 
qu'il  ne  lui  avait  pas  suffi  d'avoir  des  maîtresses  et  de  les  afficher, 
qu'il  s'était  livré  à  des  emportemens  odieux,  compliqués  de  voies 
de  fait,  de  véritables  sévices.  A  cela  maître  Yirion  répliqua  que, 
si  son  client  avait  eu  l'imprudence  de  s'abandonner  par-devant 
témoins  à  de  regrettables  vivacités,  ce  n'était  point  un  monstre,  et 
que,  si  la  demanderesse  était  une  créature  angélique,  il  y  avait  dans 
le  cœur  onctueux  de  cet  ange  beaucoup  de  vinaigre  et  surtout  beau- 
coup de  calcul.  Il  s'efforça  de  démontrer  à  la  cour  que  M.  Corneuil 
n'avait  eu  que  des  torts  fort  excusables,  mais  que  sa  femme  lui 
faisait  un  crime  de  s'obstiner  à  vivre  à  Périgueux,  où  elle  ne  pou- 
vait se  souffrir,  que  n'ayant  point  réussi  à  lui  persuader  de  trans- 
porter le  domicile  conjugal  à  Paris,  seul  séjour,  pensait-elle,  qui  fût 
digne  de  ses  grâces  et  de  son  génie,  elle  avait  formé  le  projet  de 
reconquérir  son  indépendance,  qu'à  cet  effet  elle  s'était  appliquée 
avec  un  art  machiavélique  à  le  mettre  dans  ses  torts,  qu'elle  lui 
avait  rendu  son  intérieur  insupportable  par  la  sécheresse  de  son 
humeur,  par  toute  sorte  de  petites  persécutions,  par  ces  mille  coups 
d'épingle  dont  les  anges  ont  le  secret  et  qui  poussent  à  bout  des 
hommes  qui  ne  sont  pas  des  monstres.  Le  malheureux  était-il  si 
coupable  d'avoir  cherché  à  se  consoler?  Je  te  le  répète,  les  deux 


LE   ROI   APEPI.  9 

avocats  fuent  merveille.  La  difficulté  est  de  savoir  qui  mentait; 
pour  mon  compte,  je  les  aurais  renvoyés  dos  à  dos.  Ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  que  la  cour  donna  raison  à  maître  Papin.  La  séparation 
fut  prononcée  et  la  moitié  de  la  fortune  adjugée  à  M'"^  Gorneuil. 
Cependant  maître  Virion  n'avait  pas  menti  de  tout  point,  puisque, 
six  mois  après  le  jugement,  M'"^  Gorneuil  partait  pour  Paris  en  com- 
pagnie de  sa  mère. 

u  Tu  me  demanderas,  je  le  prévois,  ma  chère  Mathilde,  ce  qu'a 
bien  pu  devenir  h,  Paris  la  belle  M"""  Gorneuil  ;  ce  n'est  pas  ce  que 
tu  penses.  J'ai  fait  trois  courses  ce  matin  à  l'unique  fin  de  pouvoir 
te  renseigner;  ne  me  remercie  pas  trop,  j'aime  à  courir.  jM'"*"  Gor- 
neuil n'a  pas  encore  assouvi  toutes  ses  secrètes  ambitions;  elle  ne 
peut  pas  dire  :  Je  suis  arrivée,  m'y  voilà  !  Mais  elle  est  en  bon  che- 
min. Le  papillon  n'a  pas  dépouillé  entièrement  sa  chrysalide;  il  est 
patient,  quelque  jour  il  déploiera  ses  ailes  et  sortira  triomphant  de 
son  étui.  Cependant  M'"«  Gorneuil  reçoit;  elle  donne  à  dîner,  elle  a 
un  salon.  Une  jolie  femme,  qui  a  une  mère  habile  et  un  bon  chef, 
n'a  pas  à  craindre  qu'on  la  laisse  sécher  dans  la  solitude.  On  trou- 
vait autrefois  chez  elle  beaucoup  de  gens  de  lettres,  surtout  de  ceux 
qui  appartiennent  à  la  nouvelle  école,  à  ce  qu'on  appelle  le  parti 
des  jeunes.  Grand  bien  leur  fasse  !  11  en  est  dans  le  nombre  qui  ont 
du  talent  et  de  l'avenir;  il  en  est  d'autres  dont  on  assure  que  leurs 
nouveautés  ne  sont  pas  neuves  et  que  leur  jeunesse  sent  un  peu  le 
rance;  mais  ce  ne  sont  pas  mes  affaires.  Gela  ne  les  empêche  point 
d'avoir  de  bonnes  dents,  et  on  mange  très  bien  chez  M'"*"  Gorneuil. 
Elle  ne  se  contentait  pas  de  nourrir  la  littérature,  elle  en  faisait 
elle-même,  et  elle  employait  les  jeunes  gens  qui  fréquentaient  chez 
elle  à  écrire  à  sa  louange  de  petits  articles  dans  les  petits  journaux. 
Les  estomacs  reconuaissans  sont  d'excellentes  trompettes,  et  au  sur- 
plus elle  est  assez  riche  pour  payer  sa  gloire. 

«  Dix-huit  mois  après  son  installation  à  Paris,  elle  publia  un 
roman,  qui,  par  le  plus  grand  des  hasards,  me  tomba  sous  la 
main.  Je  te  confesse  que  je  ne  l'ai  pas  lu  jusqu'au  bout,  on  ne  peut 
demander  à  un  homme  d'avoir  tous  les  genres  de  courage.  Gela 
commençait  par  la  description  d'un  brouillard.  Au  bout  de  dix 
pages,  le  ciel  soit  loué!  le  brouillard  se  levait,  et  on  apercevait  une 
femme  dans  une  calèche.  Je  me  souviens  que  cette  calèche  sortait 
de  chez  Binder,  et  je  me  souviens  aussi  que  cette  femme,  dont  le 
cœur  était  un  abîme,  gantait  le  six  et  quart,  qu'elle  avait  trois 
taches  de  rousseur  à  la  tempe  droite,  ni  plus  ni  moins,  «  des  narines 
palpitantes,  des  ronds  de  bras  inimitables  et  des  silences  anhé- 
lans.  »  Je  ne  sais  si  tu  es  comme  moi,  le  charabia  et  les  descriptions 
me  font  peur,  et  je  me  sauve.  J'ai  d'ailleurs  l'esprit  si  mal  fait  que 
cette  femme,  dont  le  portrait  a  coûté  tant  de  mal  à  l'auteur,  je  ne 


10  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  vois  pas;  le  bon  Homère,  qui  n'était  pas  un  jeune,  s'est  contenté 
de  m'apprendre  qu'Achille  était  blond,  et  je  le  vois.  Eufin,  que 
veux-tu?  C'est  la  mode  du  jour;  cela  s'appelle  étudier...  comment 
disent-ils?  les  documens  humains,  et  il  paraît  que  personne  ne  s'en 
était  avisé  jusqu'aujourd'hui,  pas  même  mon  vieil  ami  Fielding,  que 
je  relis  tous  les  ans.  Documentez  à  votre  aise,  mes  en  fans,  et  allez 
dîner  chez  M'"**  Corneuil,  qui  ne  reçoit  que  les  gens  qui  docu- 
mentent. Je  n'aime  pas  beaucoup  les  pédans  sérieux,  mais  j'ai  la 
sainte  horreur  de  la  pédanterie  appHquée  à  la  babiole;  n'étant  plus 
jeune,  je  suis  de  l'avis  de  Voltaire,  qui  n'aimait  pas  qu'on  discutât 
pesamment  ce  qui  ne  vaut  pas  la  peine  d'être  remarqué  légèrement. 

«  Le  roman  de  M""^  Corneuil,  j'ai  regret  à  le  dire,  tomba  tout  à 
plat,  encore  prétend-on  qu'il  y  avait  un  teinturier.  Elle  tâcha  de 
se  rattraper  sur  les  vers  et  publia  un  volume  de  sonnets,  il  n'était 
pas  question  là  dedans  de  M.  Corneuil;  c'étaient  des  vers  écrits  au 
courant  de  la  plume,  mais  d'une  plume  taillée  par  un  ange,  et  pleins 
des  sentimens  les  plus  exquis,  les  plus  suaves,  les  plus  raffinés. 
Règle  générale,  quand  les  femmes  séparées  font  des  sonnets,  ces 
sonnets  sont  toujours  sublimes.  Malheureusement  le  sublime  ne  se 
vend  guère;  ce  fut  un  cruel  chagrin  pour  M"'^  Corneuil,  qui  du 
coup  se  brouilla  avec  la  muse  et  congédia  son  teinturier. 

((  Tous  les  grands  artistes,  Mozart  comme  M.  de  Talleyrand, 
Raphaël  comme  M.  de  Bismarck,  ont  eu  plusieurs  manières.  M'""  Cor- 
neuil jfgea  à  propos  de  changer  la  sienne.  Elle  réforma  son  train 
de  maison,  sa  cuisine,  son  mobilier  et  ses  toilettes.  Son  humeur 
tourna  au  grave;  elle  se  prit  d'un  goût  subit  pour  les  tons  neutres, 
pour  les  conversations  sévères,  pour  la  métaphysique  et  pour  les  ru- 
bans feuille-morte.  Cette  belle  blonde  s'aperçut  qu'elle  ne  valait  tout 
son  prix  qu'en  se  détachant  en  demi-teinte  dans  un  salon  meublé  de 
gens  sérieux.  Elle  s'imposa  la  tâche  d'épurer  le  sien;  elle  mit  tout 
doucement  à  la  porte  la  plupart  de  ses  petits  messieurs,  les  plus 
bruyans  du  moins,  ceux  qui  fréquentaient  les  coulisses  et  qui 
aimaient  à  conter  des  histoires  grasses.  Elle  s'était  dégoûtée  du 
tapage,  elle  avait  découvert  que  la  considération  vaut  mieux,  fût- 
elle  achetée  par  un  peu  d'ennui.  Elle  s'efforça  d'attirer  chez  elle 
des  hommes  posés,  des  personnages,  et  surtout  des  femmes  irré- 
prochables. C'était  difficile;  mais  avec  un  peu  de  travail  et  beau- 
coup de  persévérance,  une  ambitieuse  qui  ne  craint  pas  l'ennui 
arrive  à  tout.  Elle  ne  faisait  plus  de  sonnets  ni  de  romans,  elle  se 
jeta  à  corps  perdu  dans  les  œuvres  de  chaiiié. 

(c  La  charité,  ma  chère  Mathilde,  est  à  la  fois  et  selon  les  cas  la 
plus  belle  des  vertus  ou  la  plus  utile  des  industries.  Tu  as  tes  pau- 
vres, et  Dieu  seul  pourrait  nous  dire  comme  tu  les  aimes,  comme  tu 
les  soignes,  comme  tu  les  choies;  mais  ce  que  fait  ta  main  droite, 


LE   ROI   APÉPI.  11 

ta  main  gauche  n'en  saura  jamais  rien.  J'ignore  si  M"'°  Corneuil  a 
souvent  vu  des  pauvres  ou  des  pauvresses  ;  en  revanche,  elle  va, 
elle  vient,  elle  se  remue,  elle  s'intrigue,  elle  pérore,  elle  est  de  six 
comités,  de  douze  sous-commissions;  c'est  une  quêteuse  incompa- 
rable, une  caissière  très  experte,  une  trésorière  fort  entendue,  une 
vice-présidente  accomplie.  Oui,  ma  chère,  on  assure  que  personne 
ne  préside  comme  elle.  Voilà  de  fameux  placemens  et  le  meilleur 
moyen  de  se  pousser  dans  le  monde.  J'ajoute  que,  si  elle  ne  fait 
plus  de  vers,  elle  n'a  pas  renoncé  à  la  prose.  Elle  a  composé  un 
éloquent  traité  sur  {'Apostolat  de  la  femme,  qui  se  vend  au  profit 
d'un  nouvel  hospice  et  qui  en  est  à  sa  cinquième  édition.  Les 
sonnets  étaient  sublimes,  son  traité  est  plus  que  sublime.  C'est  un 
amalgame  des  tendresses  de  saint  François  de  Sales  et  des  spiri- 
tualités de  sainte  Thérèse;  jamais  on  n'a  tenu  la  dragée  si  haute  à 
notre  pauvre  espèce  humaine,  ce  n'est  plus  de  l'air  respirable, 
c'est  du  pur  éther.  Je  serais  curieux  de  savoir  ce  qu'en  ont  pensé 
M.  Corneuil  et  Périgueux. 

«  Le  joli  garçon  qui  m'a  fourni  ces  détails  s'en  expliquait  sur  un 
ton  railleur,  je  m'avisai  de  lui  demander...  Il  m'interrompit  en  me 
disant  :  a  On  n'en  sait  rien,  les  heureux  qu'elle  a  pu  faire  ont  été  dis- 
crets. A  mon  avis,  elle  est  froide  comme  glace,  et  si  jamais  elle  fait 
une  faute,  c'est  qu'elle  y  trouvera  son  compte.  Elle  pêche  à  la  ligne 
dormante;  quand  le  poisson  mord,  tant  pis  pour  lui,  elle  n'y  est 
pour  rien.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'elle  a  l'oreille  prude  et  qu'elle 
entend  qu'on  la  traite  en  divinité  et  qu'on  la  nourrisse  d'ambroisie, 
sans  lui  ménager  l'encens.  Je  doute  que  sa  vertu  lui  soit  chère;  mais 
elle  tient  beaucoup  à  sa  réputation  par  souci  de  l'avenir.  E'ie  aspire 
à  devenir  une  puissance,  à  être  quelque  chose  dans  la  politique,  et 
comme  elle  est  persuadée  que  M.  Corneuil  en  a  dans  l'aile,  son 
rêve  est  d'épouser  quelque  jour  un  beau  nom  ou  un  député  ;  en  ce 
cas,  c'est  elle  qui  à  son  tour  sera  le  teinturier.  »  Le  joli  garçon  me 
disait  tout  cela  avec  aigreur.  J'ai  appris  dans  le  cours  de  la  con- 
versation que  depuis  près  d'un  an  il  n'a  pas  dîné  ni  remis  les  pieds 
chez  M'"^  Corneuil.  J'en  ai  conclu  qu'il  s'était  bercé  d'audacieuses 
espérances,  qu'il  avait  trop  osé,  et  que  le  jour  où  le  fameux  salon  a 
été  nettoyé,  il  ne  s'était  pas  trouvé  du  côté  du  manche  de  l'épous- 
sette.  Montesquieu  avait  coutume  de  dire  :  «  Le  père  Tournemine 
et  moi,  nous  nous  sommes  brouillés,  et  il  ne  faudra  pas  nous  croire 
quand  nous  parlerons  l'un  de  l'autre.  »  Je  ne  crois  qu'à  moitié  les 
récits  de  mon  jeune  homme,  je  le  soupçonne  d'avoir  chargé  les 
couleurs;  mais  donnez  donc  à  dîner  aux  gens  !  Ce  sont  de  fameuses 
dupes  que  les  amphitryons. 

«  Voilà  mes  renseignemens,  ma  chère  Mathilde;  dis-moi  ce  que 
tu  en  comptes  faire.  Là-dessus  ton  vieil  oncle  t'embrasse  tendre- 


12  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

ment,  non  sans  regretter  un  peu  que  cela  ne  tire  pas  à  conséquence. 

«  P.  S.  —  Je  rouvre  ma  lettre.  Je  sortais  pour  la  jeter  à  la  boîte 
en  allant  dîner,  quand  par  une  grâce  du  ciel  je  rencontrai  au  coin 
de  la  rue  de  Choiseul  maître  Papin,  dont  l'éloquence  fit  donner  jadis 
gain  de  cause  à  l'aimable  femme  que  tu  as  prise  en  grippe,  on  ne 
sait  pourquoi.  J'avais  eu  l'occasion  de  le  consulter  touchant  une 
affaire  qui  m'était  recommandée,  nous  sommes  restés  bons  amis, 
et  comme  je  savais  qu'il  avait  gardé  les  meilleures  relations  avec 
sa  blonde  cliente,  je  l'accostai  pour  lui  en  demander  des  nouvelles. 
Ma  chère,  les  histoires  du  bon  jeune  homme  sont  sujettes  à  caution  ; 
tout  au  moins  n'est-il  pas  au  courant.  M""  Gorneuil  a  encore  changé 
de  manière,  et  je  commence  à  croire  qu'elle  en  change  trop  sou- 
vent. Je  crains  qu'elle  n'ait  pas  cet  esprit  de  suite,  cette  persévé- 
rance, que  demandent  les  grandes  entreprises;  les  impatiens,  qui 
procèdent  par  à-coups,  me  font  douter  de  leur  avenir.  Aux  premiers 
mots  que  je  lui  dis,  maître  Papin  se  rengorgea,  fit  le  gros  dos,  ce 
gros  dos  qui  est  particulier  aux  avocats,  le  dos  d'un  homme  qui 
porte  l'univers  sur.  ses  robustes  épaules  et  qui  s'arc-boute  pour  ne 
pas  le  laisser  tomber.  Du  même  ton  qu'il  apostrophe  le  ministère 
public  :  —  Monsieur  le  marquis,  s'écria-t-il,  cette  femme  est  tout 
simplement  un  prodige  de  vertu  chrétienne.  Elle  apprit  il  y  a  dix- 
huit  mois  que  son  mari  était  gravement  attaqué  de  la  poitrine. 
Qu'a-t-elle  fait  ?  Oubliant  ses  griefs,  ses  légitimes  ressentimens, 
elle  a  couru  le  retrouver  à  Périgueux,  elle  s'est  réconciliée  avec  lui. 
On  a  conseillé  à  M.  Gorneuil  de  partir  pour  l'Egypte,  elle  a  tout 
quitté  pour  l'accompagner,  et  pour  se  faire  la  garde-malade  d'un 
brutal  dont  les  violences  avaient  mis  ses  jours  en  danger.  Oui  ou 
non,  avais-je  raison  d'affirmer  à  la  cour  que  M'"'  Gorneuil  tst  un 
ange? — Tudieu  !  lui,dis-je,  ne  vous  échauffez  pas.  J'admire  autant 
que  vous  ce  beau  trait;  mais,  mon  cher  maître,  ne  pourrait-il 
pas  se  faire  qu'après  avoir  obtenu,  grâce  à  vous,  la  moitié  de  la 
fortune,  cet  ange  se  proposât  d'avoir  le  reste  par  voie  d'héritage?  — 
Il  fit  un  geste  d'indignation,  sondos  grossit  encore.  —  «  Ah  !  mon- 
sieur le  marquis,  répliqua-t-il,  vous  n'avez  jamais  cru  aux  femmes, 
vous  êtes  un  affreux  sceptique.  »  —  Je  le  regardais,  il  me  regarda, 
je  riais,  il  se  mit  à  rire;  je  crois  que  nous  devions  ressembler  aux 
aruspices  de  Gicéron. 

«  Ge  qu'il  y  a  de  bon,  ma  chère  Mathilde,  c'est  que  tu  n'as  plus 
besoin  de  rien  m'expliquer.  Écoute-moi  bien  ;  voici  exactement  ce 
qui  s'est  passé.  Ton  fils  Horace,  cet  égyptologue  de  grande  espé- 
rance, qui  me  fait  l'honneur  d'être  mon  petit-neveu,  est  en  Kgypte 
de])uis  deux  ans.  11  y  a  rencontré  une  belle  blonde,  et  pour  la  pre- 
mière fois  son  cœur  a  parlé  ;  il  n'apu  se  tenir  de  t'en  écrire,  ses  lettres 
sont  pleines  de  M""  Gorneuilj  et  ta  sollicitude  maternelle  s'est  éveillée, 


LE   ROI   APliPI.  13 

N'est-ce  pas  cela?  Fi  donc!  lu  es  ingrate  envers  la  Providence.  Tu 
avais  mille  fuis  reproché  à  ton  fils  d'être  un  garçon  trop  sage,  tro[) 
sérieux,  trop  plongé  dans  ses  chères  études,  un  farouche  Hippolyle 
de  l'érudition,  méprisant  le  monde,  les  plaisirs,  les  femmes,  les 
affaires,  et  ne  caressant  d'autre  rêve  que  celui  de  composer  quelque 
jour  un  gros  livre  qui  révélera  à  l'univers  étonné  des  secrets  vieux 
de  quatre  mille  ans.  Tu  t'étais  flaitée  de  le  mettre  à  la  chambre,  ou 
au  conseil  d'état,  ou  dans  la  diplomatie  ;  il  t'a  désolée  par  ses  refus. 
Dès  sa  plus  tendre  enfance,  il  pleurait  pour  qu'on  le  menât  au  musée 
égyptien  du  Louvre.  Il  aurait  pu  dire,  les  yeux  fermés,  ce  que  con- 
tenaient l'armoire  K  et  la  vitrine  Q  de  la  salle  des  monumens  reli- 
gieux. Ce  n'est  pas  ma  faute;  ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai  fait.  Ce  jeune 
homme  vraiment  extraordinaire  n'a  jamais  été  amoureux  que  de  la 
déesse  Isis,  femme  et  sœur  d'Osiris,  c'est  la  seule  intrigue  compro- 
mettante qu'il  ait  à  sa  charge.  Il  ne  s'est  jamais  intéressé  qu'aux 
événemens  qui  ont  bien  pu  se  passer  sous  le  règne  de  Sésostris  le 
Grand;  les  discussions  les  plus  passionnées  de  nos  députés  et  jus- 
qu'aux gros  mots  qu'ils  peuvent  se  dire  lui  ont  toujours  paru  fades 
auprès  de  l'histoire  intime  des  Pharaons.  A  tous  les  divenissemens 
que  tu  lui  as  jamais  proposés,  il  préférait  un  papyrus  monté  sur 
toile  ou  sur  carton,  un  masque  de  momie,  l'épervier,  symbole  des 
âmes,  ou  un  joli  scarabée  doré,  emblème  de  l'immortalité.  J'en  parle 
en  connaissance  de  cause,  il  m'honorait  de  ses  confidences.  La  der- 
nière fois  que  je  le  vis,  il  m'en  souviendra  longtemps,  je  le  trouvai 
enfermé  avec  un  texte  hiéroglyphique,  disposé  en  colonnes  rétro- 
grades et  orné  de  figures  au  trait.  II  témoigna  quelque  humeur  d'être 
troublé  dans  son  voluptueux  t^te-à -tête.  En  haut  du  manuscrit  on 
voyait  un  homme  au  visage  jaune,  aux  cheveux  peints  en  bleu,  au 
front  orné  d'un  bouton  de  lotus  et  d'un  grand  cône  blanc.  Je  posai  le 
doigt  sur  une  des  colonnes  rétrogrades,  et  je  dis  k  ce  cher  enfant  :  — 
Grand  déchiffreur,  que  peut  bien  signifier  ce  grimoire?  —  il  me  ré- 
pondit sans  se  fâcher  :  «  Mon  cher  oncle,ce  grimoire,  qui,  ne  vous  en 
déplaise,  est  fort  limpide  et  de  la  plus  haute  importance,  signifie  que 
l'intendant  des  troupeaux  d'Ammon,  grammate  principal,  Amen-Heb 
le  véridique,  et  sa  femme  qui  l'aime,  la  dame  qui  fait  toutes  ses 
délices,  Amen-Apt  la  véridique,  présentent  leurs  hommages  à  Osiris, 
habitant  la  région  occidentale,  seigneur  des  temps,  à  Ptah-Sokari, 
seigneur  du  tombeau,  et  au  grand  Tum  qui  a  fait  le  ciel  et  créé  les 
essences  qui  sortent  de  la  terre...  »  Je  l'écoutais  avec  tant  d'intérêt 
que  le  lendemain  il  pensa  m'obliger  en  m' envoyant  toute  l'histoire 
d'Amen-Heb  couchée  par  écrit.  Je  la  relis  une  fois  chaque  année  à 
la  Saint-Horace.  M'accusera-t-on  de  négliger  mes  devoirs  de  grand- 
oncle? 
«  Ne  le  nie  pas,  ma  chère,  cette  fureur  faisait  ton  désespoir.  Dû 


ill  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

quoi  te  plaiiis-tu  donc?  Voilà  un  garçon  à  demi  sauvé.  C'est  le  ciel- 
qui  l'a  adressé  à  M'"*  Corneuil;  elle  lui  apprendra  beaucoup  de 
choses  qu'il  ignore  et  lui  en  fera  désapprendre  beaucoup  d'autres  ; 
il  boira  dans  ses  beaux  yeux  l'oubli  d'Améiiophis  III,  de  la  dix- 
huitième  dynastie,  d'Amen-Apt  la  véridique  et  de  l'homme  au  grand 
cône  blanc.  Ne  lui  envie  pas  ses  tardifs  plaisirs,  sans  compter  qu'il 
est  bon  d'être  charitable  envers  une  pauvre  garde-malade.  Lui 
feras-tu  un  crime,  à  cette  sainte  femme,  de  se  délasser  de  ses  fatigues- 
dans  la  société  d'un  beau  jeune  homme  qui  lui  dit  des  douceurs  en 
l'aidant  à  préparer  ses  tisanes?  Tout  est  pour  le  mieux,  ma  chère 
Mathilde.  Puisque  l'occasion  se  présente  de  t'en  faire  l'aveu,  j'é- 
tais un  peu  mortifié  de  penser  qu'Horace,  mon  futur  héritier,  avait 
attrapé  l'âge  de  vingt-huit  ans  sans  que  personne  lui  connût  une 
maîtresse;  son  aventure  me  réjouit  fort,  et  je  suis  bien  tenté  de  faire 
mettre  la  chose  dans  les  journaux.  Mais  toi-même,  conviens-en... 
Les  mères  ont  beau  s'en  défendre,  rien  ne  les  humilie  tant  que  d'a- 
voir un  fils  à  qui  le  monde  reproche  d'être  trop  sage;  c'est  un 
affront  qu'on  leur  fait  et  qu'elles  ont  peine  à  digérer.  Dieu  bénisse 
M'"''  Corneuil!  La  déesse  Isis  a  trouvé  à  qui  parler.  Écris-moi  incon- 
tinent que  j'ai  rencontré  juste,  et  que  toute  réflexion  faite,  tu  es 
aussi  contente  que  moi.  » 

Le  surlendemain,  le  marquis  de  Miraval  reçut  de  sa  nièce  la  courte 
réponse  que  voici  ; 

u  Mon  cher  oncle,  votre  lettre  et  les  renseignemens  que  vous  avez 
eu  l'obligeance  de  me  procurer  ont  redoublé  mon  inquiétude.  Ne 
doutez  pas  un  seul  instant  que  le  jeune  homme  qui  s'est  brouillé 
avec  M"'^  Corneuil  n'ait  dit  vrai;  c'est  à  une  intrigante  que  nous 
avons  affaire.  Pourquoi  faut-il  qu'Horace  se  soit  laissé  prendre  dans 
ses  filets?  Depuis  que  j'ai  eu  le  malheur  de  perdre  mon  mari,  vous 
avez  été  dans  tous  les  cas  importans  mon  seul  conseil  et  mon  su- 
prême recours.  Jamais  je  n'ai  eu  plus  besoin  de  votre  assistance.  Je 
sais  qu'il  est  cruel  de  vous  arracher  à  votre  cher  Paris;  mais  je 
connais  vos  bons  sentimens  à  mon  égard,  votre  sollicitude  pour  les 
intérêts  de  notre  fatnille,  votre  amitié  presque  paternelle  pour  ce 
pauvre  et  absurde  Horace.  Je  vous  en  supplie,  venez  me  trouver  à 
Vichy,  nous  aviserons  ensemble.  Je  vous  appelle  et  je  vous  attends.  » 
M'""  de  Penneville  avait  raison  de  croire  qu'il  en  coûtait  à  son 
(mcle  de  quitter  Paris;  depuis  qu'il  n'était  plus  diplomate,  il  ne 
pouvait  se  souffrir  ailleurs.  Dans  les  mois  brûlans  de  l'été,  alors  que 
tout  le  monde  s'en  va,  il  n'avait  garde  de  s'en  aller.  Il  préférait  aux 
plus  belles  sapinières  les  vernis  du  Japon  et  les  ormeaux  à  petites 
feuilles  qu'il  apercevait  de  la  terrasse  de  son  cercle,  où  il  passait 
la  meilleure  parlie  de  ses  journées  et  môme  de  ses  nuits.  Cepen- 
dant cet  égoïste  ou  ce  sage  avait  toujours  pris  à  cœur  les  intérêts 


LE   ROI   APEPI.  J5 

de  son  neveu,  à  qui  il  destinait  son  héritage,  et  au  surplus  il  était 
curieux  et  ne  s'en  cachait  pas.  Il  ordonna  en  soupirant  à  son  valet 
de  chambre  de  préparer  ses  malles,  et  le  soir  même  il  partait  pour 
Yichy. 

Prévenue  par  une  dépêche,  M"'^  de  Penneville  l'attendait  à  la  gare. 
Du  plus  loin  qu'elle  l'aperçut,  elle  courut  à  sa  rencontre  et  lui  dit: 

—  Figurez-vous  que  cette  femme  est  veuve  et  qu'il  s'est  mis  en 
tète  de  l'épouser  ! 

—  Ah  !  pauvre  mère!  s'écria  le  marquis.  Cette  fois,  j'en  conviens, 
le  cas  est  grave. 


II. 


M.   de  Miraval  ne  s'était  pas  trompé  dans  ses  conjectures;  les 
choses  s'étaient  passées  à  peu  près  comme  il  l'avait  pensé.  Le  comte 
Horace  de  Penneville  avait  fait  au  Caire  la  connaissance  d'une  belle 
blonde,  et  pour  la  première  fois  de  sa  vie  son  cœur  s'était  pris.  On 
s'était  rencontré  au  Nav- Hôtel -^  dès  les  premiers  jours,  M'"*  Cor- 
neuil  s'était  mise  en  frais  pour  attirer  sur  elle  les  regards  et  les 
pensées  du  jeune  homme.  M.  Corneuil  ayant  paru  se  ranimer  et 
pouvant  se  passer  de  sa  garde-malade,  on  avait  profité  de  ce  mieux 
trompeur  pour  visiter  ensemble  le  musée  de  Boulaq,  les  souterrains 
du  Serapeum,  les  pyramides  de  Cizeh  et  de  Saqqarah.  Horace  avait 
pris  au  sérieux  son  métier  de  cicérone,  il  s'était  fait  une  aflaire  et 
un  plaisir  d'expliquer  l'Fgyple  à  M'"«  Corneuil,  et  M'"*^  Corneuil  avait 
écouté  toutes  ses  explications  dans  un  profond  recueillement,  avec 
une  attention  émue,  à  laquelle  se  mêlaient  par  intervalles  d'aimables 
transports.  Elle  était  comme  saisie  et  toute  palpitante,  au  fond  de 
ses  yeux  s'allumait  une  flamme  sombre;  elle  possédait  mieux  que 
personne  l'art  d'écouter  avec  les  yeux.  Elle  n'avait  fait  aucune  dif- 
culté  d'admettre  que  Moïse  a  vécu  sous  Rhamsès  II;  elle  avait  paru 
charmée  d'apprendre  que  la  deuxième  dynastie  régna  trois  cent 
deux  ans,  que  Menés  était  originaire  de  Thinis,  et  que  la  grande 
pyramide  à  degrés  fut  bâtie  par  Kékéou,  le  Céchous  de  Manéthoii, 
par  qui  fut  établi  le  culte  du  bœuf  Apis,  manifestation  vivante  du 
dieu  Ptah.  Elle  éprouvait  un  enthousiasme  de  néophyte  en  se  fai- 
sant initier  aux  sacrés  mystères  de  la  chronologie  égyptienne,  elle 
déclara  que  c'était  la  plus  belle  des  sciences  et  le  plus  doux  des 
passe-temps,  elle  jura  d'apprendre  à  déchiffrer  les  hiéroglyphes. 

Ce  fut  dans  une  visite  au  tombeau  de  Ti,  à  la  clarté  rougeâtre 
des  torches,  que  l'événement  se  décida.  Ils  examinaient  dans  une 
sorte  d'extase  tous  les  tableaux  gravés  sur  la  paroi  de  chacune  des 
chambres  fufléraires.  Il  en  est  un  qui  représente  un  chasseur  assis 


16  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

dans  une  barque,  au  milieu  d'un  marais  où  nagent  des  hippopo- 
tames et  des  crocodiles.  Comme  ils  se  penchaient  sur  ces  croco- 
diles, M'"^  Gorneuil,  absorbée  dans  sa  contemplation,  fit  un  faux 
mouvement  et  sa  joue  frôla  celle  du  jeune  homme  ;  il  sentit  un  fré- 
missement qu'il  n'avait  jamais  éprouvé.  Elle  sortit  la  première  du 
tombeau;  en  la  rejoignant,  il  fut  comme  ébloui;  il  découvrit  tout 
à  coup  qu'elle  avait  un  port  de  reine,  des  yeux  bruns  mêlés  de 
fauve,  les  plus  admirables  cheveux  du  monde,  qu'elle  était  belle 
comme  un  songe  et  qu'il  l'aimait  comme  un  fou. 

Quelques  semaines  après,  M.  Gorneuil  avait  rendu  son  âme  à 
Dieu,  en  laissant  toute  sa  fortune  à  sa  femme,  qui  l'avait  soigné,  il 
faut  le  dire,  avec  une  héroïque  patience.  La  veille  du  jour  où  elle 
devait  s'embarquer  pour  emmener  à  Périgueux  un  cercueil  plombé, 
Horace  lui  demanda  la  faveur  d'un  instant  d'entretien,  et  le  soir, 
sur  la  terrasse  du  New-Hotel^  sous  le  ciel  étoile  de  l'Egypte,  dans 
un  air  délicieux  où  flottaient  les  grandes  ombres  vagues  des  Pha- 
raons, il  lui  fit  l'aveu  de  sa  passion  et  tenta  de  lui  arracher  la 
promesse  qu'avant  un  an  elle  serait  à  lui  pour  la  vie.  Ce  fut  alors 
qu'il  put  connaître  toute  la  délicatesse  de  ce  cœur  d'éhte.  Elle 
lui  reprocha,  les  yeux  baissés,  l'excès  de  son  amour,  lui  représenta 
que  le  mort  n'était  pas  encore  enterré,  qu'il  lui  répugnait  de  ma- 
rier les  roses  aux  cyprès  et  les  pensées  amoureuses  aux  longs  voiles 
de  crêpe.  Mais  elle  lui  permit  d'écrire  et  s'engagea  elle-même  à  lui 
donner  réponse  dans  six  mois;  en  le  quittant,  elle  avait  aux  lèvres 
un  demi-sourire  infiniment  pudique,  mais  fort  encourageant.  Il  avait 
remonté  le  Nil,  il  avait  gagné  la  Haute-Egypte,  heureux  de  passer 
ses  mois  d'attente  dans  la  solitude  d'une  Thébaïde,  où  les  journées 
ont  plus  de  vingt-quatre  heures;  on  n'en  a  jamais  trop  pour  déchif- 
frer des  hiéroglyphes  en  pensant  à  M'^^  Gorneuil.  Les  crocodiles 
devaient  jouer  un  grand  rôle  dans  cette  histoire.  Horace  était  à  Kéri 
ou  Crocodilopolis  quand  il  reçut  un  billet  parfumé  et  vraiment 
exquis,  destiné  à  lui  apprendre  que  la  femme  adorée  passait  l'été 
avec  sa  mère  sur  les  bords  du  lac  Léman,  dans  une  pension  située 
à  quelques  pas  de  Lausanne,  et  que  si  le  comte  de  Penneville  s'y 
présentait,  il  n'aurait  pas  besoin  de  frapper  deux  fois  à  la  porte 
pour  qu'elle  s'ouvrît.  Il  était  parti  comme  une  flèche,  il  était  accouru 
d'une  seule  traite  à  Lausanne.  Il  avait  écrit  de  là  à  M'"'  de  Pen- 
neville une  lettre  de  douze  pages ,  où  il  lui  racontait  son  heureuse 
aventure  avec  des  elfusions  de  tendresse  et  de  joie  bien  propres  à 
la  désespérer. 

L'oncle  et  la  nièce  employèrent  toute  leur  soirée  à  causer,  à  déli- 
bérer, à  discuter.  Comme  il  arrive  d'ordinaire  en  pareil  cas,  on 
répétait  jusqu'à  vingt  fois  les  mêmes  choses;  cela  n'avance  à  rien, 
mais  cela  soulage.  M.  de  Mirayal,  qui  prenait  rarement  les  choses 


LE   ROI   APEPI.  17 

au  tragique,  s'appliquait  à  consoler  la  comtesse;  mais  elle  était 
inconsolable. 

—  En  bonne  foi,  disait-elle,  pouvez-vous  espérer  que  j'envisage 
de  sang-froid  la  perspective  d'avoir  pour  bru  une  créature  sortie  on 
ne  sait  d'où,  la  fille  d'un  homme  taré,  une  demoiselle  de  rien,  qui 
a  épousé  un  homme  de  peu  et  qui  s'en  est  séparée  pour  aller  cou- 
rir la  bague  à  Paris,  une  femme  dont  le  nom  a  traîné  dans  la  Ga- 
zette des  Tribunaux,  une  femme  qui  décrit  des  brouillards,  qui  com- 
pose des  sonnets  et  qui,  j'en  suis  certaine,  a  eu  dix  aventures  au 
moins? 

—  Je  ne  sais  pas  si  le  compte  y  est,  répondait  le  marquis;  mais 
il  est  certain  qu'on  a  dit  longtemps  avant  nous  que  les  êtres  les 
plus  dangereux  de  cet  univers  sont  les  serpens  à  sonnettes  et  les 
femmes  à  sonnets.  Il  y  a  dix  à  parier  contre  un  que  celle-ci  est 
une  intrigante  et  que  voilà  une  affaire  bien  désagréable. 

—  Horace,  désolant  Horace,  s'écriait  la  comtesse,  quel  chagrin 
tu  me  causes!  Ce  cher  garçon  a  le  cœur  le  plus  noble,  le  plus 
généreux;  par  malheur  il  n'a  jamais  eu  le  sens  commun;  mais 
pouvais-je  m'attendre?.. 

—  Hélas  !  oui,  il  fallait  s'y  attendre,  interrompait  le  marquis.  On 
ne  saurait  trop  se  défier  des  sagesses  précoces;  elles  finissent  sou- 
vent par  des  catastrophes.  Je  t'ai  dit  cent  fois,  ma  chère  Mathilde, 
que  ton  fils  m'inquiétait,  qu'il  nous  ménageait  quelque  fâcheuse 
surprise.  Nous  naissons  tous  avec  un  certain  fonds  de  fulie  à  dé- 
penser; heureux  qui  le  dépense  en  détail  dans  sa  jeunesse!  Horace 
a  tout  gardé  jusqu'à  vingt-huit  ans,  capital  et  intérêts,  et  voilà  le 
beau  fruit  de  ses  économies.  Les  petites  folies  multipliées  sauvent 
des  grandes;  quand  on  n'en  fait  qu'une,  elle  est  presque  toujours 
énorme  et  le  plus  souvent  irréparable.  J'ai  su  me  servir  de  ma  jeu- 
nesse, moi  qui  te  parle  ;  j'aurais  cru  manquer  à  mes  devoirs  les 
plus  sacrés  si  je  l'avais  laissée  en  friche.  A  vingt-deux  ans,  les 
femmes  n'avaient  plus  grand' chose  à  m' apprendre;  je  savais  par 
cœur  ce  bel  animal. 

—  Ah  !  mon  oncle,  permettez  !  s'écria  la  comtesse  un  peu  scan- 
dalisée. 

—  Mille  excuses.  Je  voulais  seulement  te  faire  entendre  'que 
grâce  à  des  expériences  répétées,  j'avais  terminé  mon  apprentis- 
sage avant  l'âge  où  l'on  se  marie,  et  que  si  j'avais  rencontré  une 
xM'"*  Gorneuil,  je  me  serais  donné  beaucoup  de  peine  pour  lui 
plaire;  mais  du  diable  si  j'aurais  songé  à  l'épouser! 

jyj.ne  (]g  Penneville  présenta  au  marquis  une  tasse  de  thé,  qu'elle 
avait  sucrée  de  sa  blanche  main,  et  elle  lui  dit  d'une  voix  cares-. 
santé  : 

roMB  xxxY,  —  1879,  2 


18  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Mon  cher  oncle,  vous  seul  pouvez  nous  sauver. 

—  Et  le  moyen?  demavicla-t-il. 

—  Horace  a  pour  vous  tant  de  respect,  tant  de  déférence  !  Vous 
avez  toujours  exercé  une  grande  autorité  sur  lui. 

—  Bah  !  nous  ne  vivons  plus  sous  le  régime  autoritaire. 

—  Aussi  bien,  vous  lui  avez  toujours  permis  de  se  considérer 
comme  votre  héiitier;  cela  vous  crée  des  droits,  ce  me  semble. 

—  Allons  donc!  les  garçons  qui  comme  ton  fils  voyagent  dans 
les  espaces  renoncent  facilement  à  un  héritage.  Qu'est-ce  que  cent 
mille  livres  de  rente  au  piix  d'un  joli  scarabée,  emblème  de  l'im- 
mortalité? 

—  Mon  oncle,  mon  cher  oncle,  je  suis  persuadée  que,  si  vous  con- 
sentiez à  partir  pour  Lausanne... 

Le  majquis  fit  un  bond  :  —  Seigneur  Dieu  !  dit-il,  Lausanne  est 
bien  loin. 

Et  il  poussa  un  soupir  en  pen>ant  à  la  terrasse  de  son  cercle. 

—  Piésignez-vous  à  cette  corvée,  et  je  vous  en  serai  à  jamais 
reconnaissante.  Vous  ferez  entendre  raison  à  ce  cher  enfant. 

—  Ma  chère  Mathilde,  je  relis  quelquefois  mes  poètes  latins.  J'en 
connais  un  qui  a  dit  que  le  propre  de  l'amour  est  de  déraisonner, 
et  que  prêcher  la  raison  à  un  amoureux,  autant  vaut  lui  demander 
d'extravaguer  avec  sagesse,  iit  cum  ratione  imaniat. 

—  Horace  a  du  cœur.  Vous  lui  représenterez  que  ce  mariage  me 
réduirait  au  désespoir. 

—  11  s'en  doute,  ma  chère,  puisqu'il  n'a  pas  osé  venir  t'embras- 
ser  en  arrivant  d'Egypte,  et  sois  sûre  qu'il  ne  viendra  pas  avant  que 
tu  lui  aies  donné  ton  consentement.  On  a  beau  aimer  et  respecter 
sa  mère,  quand  un  homme  est  vi aiment  allumé...  Et  il  l'est  bien, 
juste  ciel  !  Sa  lettre  en  l'ait  foi;  c'est  une  prose  qui  sent  la  fièvre  et 
qui  brûle  le  papier. 

M'""  de  Penneville  s'approcha  du  marquis,  caressa  doucement  ses 
cheveux  blancs,  et  lui  passant  ses  bras  autour  du  cou  : 

—  Vous  êies  si  habile!  vous  avez  l'esprit  si  délié  I  On  assure  que 
vous  avez  ren)pli  autrefois  des  missions  infiniment  délicates,  dont 
vous  vous  êtes  acquitté  à  votre  gloire. 

—  Câline,  négocier  avec  un  gouvernement  est  chose  plus  aisée 
que  de  traiter  avec  un  amoureux  conduit  par  une  intrigante. 

—  Vous  ne  me  ferez  jamais  croire  que  rien  vous  soit  impossible. 

—  Tu  as  juré  de  me  piquer  au  jeu,  lui  dit-il.  Eh  bien  !  soit;  l'en- 
treprise mérite  o'êtie  leniee.  Mais  à  propos,  as-tu  déjà  répondu  à 
la  formidable  épure  que  tu  viens  de  me  lire? 

—  Je  n'ai  rien  voulu  faire  sans  m'élre  concertée  avec  vous. 

—  Tant  mieux,  rien  n'est  compromis,  l'aflaire  est  entière.  Allons, 
je  le  dirai  demain  si  je  me  décide  à  partir  pour  Lausanne. 


LE   ROI   APÉPI.  19 

La  comtesse  remercia  chaudement  M.  de  Miraval.  Elle  le  remer- 
cia plus  chaudement  encore  le  lendemain  quand  il  lui  annonça 
qu'il  avait  pris  son  parti  et  qu'il  la  priait  de  le  faire  conduire  à  la 
gare.  Elle  l'accompagna  pour  s'assurer  qu'il  ne  se  ravisait  pas,  et 
elle  lui  dit  en  chemin  : 

—  Voilà  un  voyage  que  toutes  les  mères  de  famille  glorifieront  ; 
mais,  s'il  vous  plaît,  quand  vous  serez  là-bas,  donnez-moi  souvent  de 
vos  nouvelles. 

—  Oui,  je  t'en  donnerai,  répondit-il,  mais  à  une  condition. 

—  Laquelle  ? 

—  C'est  que  tu  ne  croiras  pas  un  mot  de  ce  que  je  t'écrirai. 

—  Que  voulez- vous  dire  ? 

—  J'exige  aussi,  continua-t-il,  que  tu  me  répondes  comme  si  tu 
me  croyais  et  que  tu  envoies  mes  lettres  à  Horace,  en  lui  recom- 
mandant le  secret. 

—  Je  vous  comprends  de  moins  en  moins. 

—  Qu'est-ce  donc  qu'une  femme  qui  ne  comprend  pas?  Les  let- 
tres ostensibles,  c'est  le  fond  de  la  diplomatie.  Après  tout,  il 
n'est  pas  nécessaire  que  tu  me  comprennes;  l'essentiel  est  que  tu  te 
conformes  scrupuleusement  à  mes  instructions.  Adieu,  ma  chère, 
je  m'en  vais  où  m'envoient  le  ciel  et  tes  chatteries.  Si  je  ne  réussis 
pas,  cela  prouvera  que  nos  amis  les  républicains  ont  eu  raison  de 
me  mettre  à  la  retraite. 

Cela  dit,  il  embrassa  sa  nièce  et  monta  en  wagon.  Vingt-quatre 
heures  pius  tard  il  arrivait  à  Lausanne,  où  son  premier  soin  fut, 
après  avoir  retenu  une  chanbre  à  l'hôtel  Gibbon,  de  se  procurer  tout 
un  attirail  de  pêche.  Là-dessus,  fatigué  du  voyage,  il  dormit  six 
heures  durant.  Dès  qu'il  se  fut  réveillé,  il  dîna,  et  dès  qu'il  eut 
dîné,  il  se  lit  conduire  en  voiture  à  la  pension  Vallaud,  située  à 
vingt  minutes  de  Lausanne,  sur  le  penchant  de  l'un  des  plus  beaux 
coteaux  du  monde.  Cette  charmante  villa,  convertie  depuis  peu  en 
hôtellerie,  se  composait  d'une  maison  commune,  où  le  comte  de 
Penneville  occupait  un  appartement,  et  d'un  joli  chalet  isolé  qu'ha- 
bitaient M'"^  Corneuil  et  sa  mère.  Le  chalet  et  la  maison  commune 
étaient  séparés  ou,  si  l'on  aime  mieux,  réunis  par  un  grand  patc 
bien  ombragé,  qu'Horace  traversait  plusieurs  fois  par  jour,  en  se 
disant  :  «  Quand  donc  vivrons-nous  sous  le  même  toit?  »  Mais  il 
faut  savoir  attendre  son  bonheur. 

^n  cemoitiont,  Horace,  la  plume  à  la  main,  travaillait  à  sa  grande 
Histoire  des  Uycsos,  ou  des  Pasteurs,  ou  des  Impurs^  c'est-à-dire 
de  ces  terribles  nomades  chananéens  qui,  deux  mille  ans  avant 
rère  chrétienne,  dérangés  dans  leurs  cainpemens  par  les  invasions 
élamites  des  rois  Chodoraakhounta  et  Ghodormabog,  envahirent  à 
leur  tour  la  vallée  du  Nil,  la  mirent  à  feu  et  à  sang  et  occupèrent 


20  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

pendant  plus  de  cinq  siècles  le  centre  et  le  nord  de  l'Egypte.  Fort 
de  son  érudition,  riche  de  documens  nouveaux  péniblement  re- 
cueillis par  lui,  il  avait  entrepris  de  démontrer  par  des  témoi- 
gnages irréfragables  que  le  Pharaon  sous  lequel  Joseph  devint 
ministre  était  bien  Apophis  ou  Apépi,  roi  des  Hycsos,  et  il  se 
flattait  de  le  prouver  si  bien  que  désormais  il  serait  impossible 
aux  esprits  les  plus  prévenus  de  soutenir  le  contraire.  Quelques 
mois  auparavant  il  avait  envoyé,  du  Caire  à  Paris,  les  premiers 
chapitres  de  son  histoire,  dont  lecture  fut  faite  à  l'Institut;  sa  thèse 
avait  scandalisé  quelques  égyptologues,  d'autres  y  trouvaient  du 
bon,  et  l'un  d'eux  lui  avait  écrit  à  ce  propos  :  «  Yoilà  un  début  qui 
promet.  Macte  animo,  generose  puer.  » 

Vêtu  d'une  sorte  de  burnous  en  laine  blanche,  le  cou  libre,  les 
cheveux  en  désordre,  il  était  accoudé  sur  une  table  ronde,  en  face 
d'une  écritoire  dont  le  couvercle  était  surmonté  d'un  sphinx,  et  sa 
figure  exprimait  le  contentement  du  cœur  uni  à  la  parfaite  sérénité 
de  la  conscience.  Au  milieu  de  la  table  s'épanouissait  une  belle 
rose  pourpre,  presque  noire,  qu'il  avait  mise  tremper  dans  un 
verre  et  dans  laquelle  une  statuette  en  faïence  bleue,  qui  repré- 
sentait une  déesse  égyptienne  au  visage  de  chatte,  plongeait  indis- 
crètement, sans  se  dérider,  son  museau  rébarbatif.  Horace  contem- 
plait par  instans  ce  museau,  qui  lui  était  cher,  et  cette  rose,  que 
M"'*  Gorneuil  avait  cueillie  pour  lui  il  n'y  avait  pas  une  heure  ; 
par  instans  aussi,  tournant  ses  yeux  vers  sa  fenêtre  toute  grande 
ouverte,  il  s'apercevait  que  la  lune,  alors  dans  son  plein,  projetait 
dans  les  eaux  frissonnantes  du  lac  une  longue  trahiée  de  paillettes 
d'or.  Mais  par  une  grâce  d'état,  il  ne  laissait  pas  d'être  tout  entier 
à  son  travail,  il  n'avait  aucune  distraction,  il  appartenait  aux 
Hycsos.  La  lune,  la  rose,  W^^  Gorneuil,  la  déesse  à  la  tête  de 
chatte,  le  sphinx  qui  surmontait  l'écritoire,  les  Impurs  et  le  roi 
Apépi,  tout  cela  se  mariait,  se  confondait  intimement  dans  sa 
pensée.  Les  bienheureux  du  paradis  voient  tout  en  Dieu  et  peuvent 
penser  à  tout  sans  se  distraire  un  seul  moment  de  leur  idée,  qui 
est  éternelle.  Le  comte  Horace  était  tout  à  la  fois  à  Lausanne,  dans 
le  voisinage  d'une  fenmie  dont  l'image  ne  le  quittait  pas,  et  en 
liigypte,  deux  mille  ans  avant  Jésus-Christ,  et  son  bonheur  était 
parfait  comme  son  application. 

Il  venait  d'écrire  cette  phrase  :  «  Considérez  les  sculptures  de 
l'époque  des  Pasteurs,  examinez  avec  soin  et  sans  parti  pris  ces 
figures  anguleuses,  aux  pommettes  très  saillantes,  et  si  vous  êtes 
de  bonne  foi,  vous  conviendrez  que  la  race  des  Hycsos  n'éiait  pas 
purement  sémitique,  mais  qu'elle  était  fortement  mélangée  d'élé- 
mens  touraniens.  » 

Satisfait  de  sa  conclusion,  il  interrompit  une  seconde  son  travail, 


LE    ROI   APEPI.  21 

posa  la  plume,  et  attirant  à  lui  la  rose  pourpre,  il  la  pressa  sur  ses 
lèvres;  mais  il  entendit  frapper  à  sa  porte.  Il  remit  précipitamment 
la  rose  dans  son  verre,  et  d'un  ton  d'humeur,  il  cria  :  Entrez!  La 
porte  s'ouvrit,  M.  de  Miraval  entra.  La  figure  d'Horace  se  rembrunit, 
cette  apparition  inattendue  le  consterna,  il  se  sentit  comme  subi- 
tement expulsé  de  son  paradis.  Hélas!  la  vie  la  plus  heureuse  n'est 
qu'un  paradis  intermittent. 

Le  marquis,  immobile  sur  le  seuil,  salua  gravement  son  neveu, 
en  lui  disant  : 

—  Eh!  quoi,  je  te  dérange?  Tu  n'as  jamais  su  dissimuler  tes 
impressions. 

—  Ah!  mon  oncle,  répondit-il,  comment  pouvez-vous  croire?.. 
Je  vous  avoue  que  je  ne  m'attendais  pas...  Mais,  je  vous  prie,  par 
quel  hasard?.. 

—  Je  fais  un  voyage  en  Suisse.  Pouvais-je  passer  à  Lausanne 
sans  venir  te  voir? 

—  Convenez,  mon  oncle,  que  vous  ne  passez  pas,  reprit  Hoiace; 
convenez  que  vous  êtes  beaucoup  plus  qu'un  passant,  que  vous 
arrivez  ici  tout  exprès. 

—  Tout  exprès,  tu  l'as  dit,  mon  garçon,  repartit  M.  de  Miraval. 

—  C'est  donc  à  un  ambassadeur  que  j'ai  l'honneur  d'avoir  affaire? 

—  Oui,  à  un  ambassadeur,  très  ferré  sur  l'étiquette  et  qui  de- 
mande qu'on  le  reçoive  avec  tous  les  égards  qui  lui  sont  dus,  et 
selon  toutes  les  règles  du  droit  des  gens. 

Horace  s'était  remis  de  son  trouble;  il  s'arma  de  philosophie, 
fit  bonne  mine  à  mauvais  jeu.  Avançant  un  siège  au  marquis  : 

—  Asseyez-vous  là,  monsieur  l'ambassadeur,  lui  dit-il,  dans  le 
meilleur  de  mes  fauteuils.  Mais  au  préalable,  embrassons-nous,  mon 
cher  oncle.  Si  je  ne  me  trompe,  il  y  a  deux  ans  bien  comptés  que 
nous  n'avons  eu  le  plaisir  de  nous  voir.  Que  pourrais-je  vous  offrir, 
pour  vous  être  agréable?  Je  crois  me  souvenir  que  vous  avez  quelque 
goût  pour  le  Champagne  frappé,  que  c'est  votre  boisson  favorite. 
Oh  !  n'allez  pas  vous  imaginer  que  nous  soyons  ici  dans  un  pays  de 
sauvages;  on  y  trouve  tout  ce  qu'on  veut;  vous  serez  satisfait  à 
l'instant. 

H  tira  à  ces  mots  un  cordon  de  sonnette,  un  domestique  parut;  il 
lui  donna  ses  ordres,  qui  furent  promptement  exécutés,  quoiqu'on 
accuse  les  Vaudois  d'être  un  peu  lents. 

Cependant  M.  de  Miraval  contemplait  son  neveu  avec  une  satis- 
faction mêlée  d'un  sourd  dépit.  H  lui  sembla  que  ce  beau  garçon 
bien  découplé  avait  encore  embelli.  Sa  barbe  courte  était  du  plus 
beau  noir;  ses  traits,  jadis  un  peu  mous,  avaient  pris  de  la  fermeté, 
de  l'accent;  ses  yeux,  d'un  gris  bleuâtre,  s'étaient  allongés,  son 
teint  s'était  hàlé,  basané,  et  cette  couleur  brune  lui  allait  à  mer- 


22  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

veille.  Son  sourire, plein  de  douceur  et  de  mystère,  était  charmant; 
on  eût  dit  ce  sourire  indéfinissable  que  les  sculpteurs  égyptiens, 
dont  la  Grèce  a  eu  de  la  peine  à  surpasser  le  génie,  imprimaient 
souvent  aux  lèvres  de  leurs  statues.  Tel  sphinx  du  musée  du  Louvre 
aurait  reconnu  Horace  à  son  air  de  famille  et  l'eût  avoué  pour  son 
parent.  Il  est  tout  naturel  que  l'on  prenne  le  teint  des  pays  que  l'on 
habite  et  quelquefois  aussi  le  visage  des  choses  qu'on  aime. 

—  Maître  sot!  pensait  le  marquis  tout  fâché,  tu  as  la  plus  fière 
tournure,  la  plus  belle  tête  du  monde,  et  voilà  tout  ce  que  tu  en 
sais  faire.  Ah!  si  à  ton  âge  j'avais  eu  les  yeux,  le  sourire  que  voici, 
quel  parti  j'en  aurais  tiré!  Non,  aucune  femme  n'aurait  pu  me 
résister...  Mais  toi,  que  répondras-tu  à  la  Providence  quand  elle  te 
demandera  compte  de  tous  les  dons  qu'elle  t'a  faits?  Tu  lui  diras  : 
Je  m'en  suis  servi  pour  épouser  M'"^  Gorneuil...  Eh!  maître  sot,  te 
dira-t-elle,  tu  as  sottement  commencé  par  où  les  autres  finissent! 

Horace  était  à  mille  lieues  de  deviner  les  secrètes  réflexions  de 
M.  de  Miraval.  Après  l'émotion  désagréable  du  premier  moment,  il 
était  rentré  dans  son  naturel,  et  son  naturel  était  d'avoir  du  plaisir 
à  revoir  son  oncle,  car  il  l'aimait  beaucoup.  A  vrai  dire,  l'ambassadeur 
lui  plaisait  peu,  et  il  était  résolu  à  ne  point  le  ménager;  mais  quand 
on  est  sûr  de  sa  volonté,  on  ne  craint  pas  les  objections,  et  il  savait 
d'avance  qu'il  aurait  réponse  à  tout.  Aussi  attendait-il  l'ennemi  de 
pied  ferme,  et  comme  l'ennemi  buvait  du  Champagne  et  ne  se  pres- 
sait pas  de  commencer  l'attaque,  il  marcha  au-devant  de  lui. 

—  Et  d'abord,  mon  cher  oncle,  lui  dit-il,  donnez-moi  bien  vite 
des  nouvelles  de  ma  mère. 

—  Je  voudrais  t'en  donner  de  bonnes,  répondit  le  marquis.  Mais 
tu  sais  que  sa  santé  nous  inquiète,  et  tu  conviendras  que  la  lettre 
qu'elle  a  reçue  de  toi... 

—  Ma  lettre  l'a  chagrinée  ! 

—  Là,  tu  le  demandes  2 

—  J'aime  tendrement  ma  mère,  répliqua  Horace  d'un  ton  vif; 
mais  je  l'ai  toujours  connue  la  plus  raisonnable  des  femmes.  Appa- 
remment je  m'y  serai  mal  pris,  je  lui  récrirai  dès  demain,  je  me 
fais  fort  de  la  réconcilier  avec  mon  bonheur. 

—  Si  tu  m'en  crois,  tu  n'écriras  plus;  on  ne  guérit  pas  le  mal 
par  le  mal.  Assurément  ta  mère  désire  ton  bonheur;  mais  le  projet 
extravagant  dont  tu  lui  as  fait  confidence...  Extravagant  te  blesse? 
Je  retire  extravagant.,.  Je  voulais  dire  que  le  projet  un  peu  bizarre... 
Allons,  je  retire  aussi  bizarre.  C'est  ainsi  qu'on  en  use  à  la  chambre, 
et  il  ne  faut  pas  être  plus  fier  qu'un  député.  Bref,  ce  projet,  qui 
n'est  ni  extravagant  ni  bizarre,  inspire  à  ta  mère  les  plus  vives 
inquiétudes,  et  tu  ne  triompheras  pas  de  ses  objections. 

—  Elle  vous  a  chargé  de  me  les  faire  connaître? 


LE    ROI   APÉPI.  23 

—  Dois~je  te  présenter  mes  lettres  de  créance? 

—  C'est  inutile,  mon  oncle.  Parlez,  dites-nioi  à  cœur  ouvert  tout 
ce  qu'il  vous  plaira,  ou  plutôt,  si  vous  êtes  bien  inspiré,  ne  dites 
jîen,  car,  je  vous  en  averlis,  vous  dépenserez  votre  éloquence  en 
pure  perte,  et  je  sais  que  vous  n'avez  jamais  aimé  à  perdre  vos 
paroles. 

—  Il  faudra  pourtant  que  tu  te  résignes  à  m'entendre.  Tu  ne 
prétends  pas,  je  pense,  que  j'aie  fait  pour  rien  cent  grandes  lieues 
tout  courant,  fuon  discours  est  prêt,  tu  le  subiras. 

—  Jusqu'au  matin,  s'il  le  faut,  repartit  Horace,  jla  nuit  vous 
appartient. 

—  Merci...  Et  maintenant,  commençons  par  le  commencement. 
Ce  qui  vient  de  se  passer  ne  m'a  pas  seulement  affligé,  mais  cruel- 
lement humilié.  Je  me  flattais  de  connaître  les  hommes,  et  j'étais 
fier  de  ma  science.  Or  je  dois  avouer,  à  ma  confusion,  que  je  me 
suis  absolument  mépris  sur  ton  compte.  Comment!  c'est  toi,  mon 
fils,  toi  que  je  croyais  le  garçon  le  plus  sensé,  le  plus  réfléchi,  le 
plus  tranquille  de  la  terre,  c'est  toi  qui  tout  à  coup  t'avises  de  jeter 
l'épouvante  dans  le  sein  de  ta  famille  par  une  décision!.. 

—  Extravagante  et  bizarre,  interrompit  Horace. 

—  Puisque  je  t'ai  dit  que  j'avais  reiiré  ces  deux  mots  !  Mais,  oui 
ou  non,  ce  projet  de  mariage  ne  ressemble-t-il  pas  à  un  coup  de 
tête? 

—  Dois-J8  vous  répondre  article  par  article?  s'écria-t-il,  ou  pré- 
férez-vous me  léciter  d'abord  votre  discours  tout  entier  d'une  seule 
haleine? 

—  Non,  ce  serait  trop  fatigant.  Réponds  tout  de  suite. 

—  Eh  bien  !  mon  cher  oncle ,  sachez  que  vous  ne  vous  êtes 
jamais  mépris  sur  mon  compte,  et  que  ce  prétendu  coup  de  tète 
est  préciséasent  l'acte  le  plus  sensé,  le  plus  réfléchi  que  m'ait  jamais 
inspiré  mon  bon  génie,  un  acte  où  j'ai  mis  à  la  fois  tout  mon  cœur 
et  toute  ma  raison. 

—  Quoi  donc  !  lu  me  défendras  de  m'étonner  que  l'héritier  d'un 
beau  nom  et  d'une  belle  fortune,  qu'un  con)te  de  Penneville,  qui 
pouvait  choisir  dans  son  monde  parmi  cinquante  jeunes  filles  vrai- 
ment dignes  de  lui,  refuse  tous  les  partis  que  sa  mère  lui  proposait 
et  qu'il  se  ravise  subitement  pour  épouser..,  qui?  une  madame..', 
je  t'en  prie,  Horace,  comment  s' appelle- t-elle?  Je  ne  peux  jamais 
retenir  ce  diable  de  nom. 

—  Elle  s'appelle  M'"''  Corneuil,  pour  vous  servir,  répliqua  Horace 
d'un  ton  pincé.  Je  suis  désolé  que  son  noiu  vous  déplaise,  mais  ne 
vous  donnez  pas  la  peine  de  l'incruster  dans  votre  mémoire.  Dans 
deux  mois  d'ici  vous  l'appelleiez  tout  simplement  la  comtesse 
Hortense  de  Penneville, 


24 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


—  Peste!  comme  tu  y  vas!  Ce  n'est  pas  encore  fait. 

—  Nous  avons  échangé  nos  paroles,  mon  oncle.  Tenez  la  chose 
pour  faite,  car  je  vous  défie  bien  de  la  défaire. 

M.  de  Miraval  remplit  et  vida  de  nouveau  son  verre  ;  puis  il 
reprit  : 

—  Ne  t' échauffe  pas,  ne  t'emporte  pas.  Je  ne  voudrais  pour  rien 
au  monde  te  désobhger;  mais  je  suis  si  étonné,  si  surpris...  Dis- 
moi,  qu'est-ce  donc  que  cette  statuette  en  faïence  bleue  coiffée  d'un 
grand  nimbe,  à  la  taille  fine,  au  museau  de  chatte,  qui  tient  dans 
sa  main  droite  je  ne  sais  quelle  façon  de  guitare? 

—  Ce  n'est  pas  une  guitare,  mon  oncle,  c'est  un  sistre,  symbole 
de  l'harmonie  du  monde.  Eh  quoi  !  vous  ne  reconnaissez  pas  dans 
cette  statuette  la  déesse  Sekhet,  la  Bubastis  des  auteurs  grecs, 
qu'on  avait  surnommée  la  grande  amaïUe  de  Ptah,  divinité  tour  ù 
tour  bienfaisante  et  vengeresse,  qui,  selon  toute  apparence,  repré- 
sentait la  radiation  solaire  dans  sa  double  fonction? 

—  Mille  excuses ,  je  crois  me  la  remettre.  Et  cette  rose  qu'elle 
semble  flairer  d'un  air  malveillant...  Ah!  cette  rose,  je  n'ai  pas 
besoin  de  demander  d'où  elle  vient. 

—  Eh!  oui!  elle  m'a  été  donnée  par  cette  femme  dont  il  est  im- 
possible de  se  rappeler  le  nom. 

—  Mais  permets,  je  le  sais  très  bien,  ce  nom...  Madame  Cor- 
neuil...  N'est-ce  pas  Gorneuil?  Eh  bien  !  mon  doux  ami,  ne  te  sem- 
ble-t-il  pas  que  la  déesse  Sekhet  ou  Bubastis,  qui  représente  la 
radiation  solaire,  attache  des  yeux  courroucés,  llamb  <yans  d'in- 
dignation sur  la  rose  pourpre,  et  qu'elle  maudit  la  rivale  que  tu  as 
eu  l'insolence  de  lui  préférer?  Prends-y  garde,  les  roses  se  fanent, 
les  roses  et  celles  qui  les  donnent  ne  vivent  qu'un  jour;  les  déesses 
sont  immortelles  et  leurs  rancunes  aussi. 

—  Rassurez-vous,  mon  oncle,  répliqua  Horace  en  souriant.  La 
déesse  Sekhet  regarde  cette  fleur  d'un  œil  fort  doux.  Si  vous  l'inter- 
rogiez, elle  vous  dirait  :  Les  cinquante  héritières  que  vous  avez  pro- 
posées au  comte  de  Penneville  sont  toutes  ou  la  plupart  de  sottes 
créatures,  à  l'esprit  court  et  futile,  uniquement  occupées  de  chiffons 
et  de  misères;  aussi  je  l'approuve  fort  d'avoir  dédaigné  ces  pou- 
pées et  de  vouloir  épouser  une  femme  comme  il  y  en  a  peu,  une 
femme  dont  l'intelligence  est  aussi  distinguée  que  son  cœur  est 
aimant,  une  femme  qui  adore  l'Egypte  et  à  laquelle  il  tarde  d'y 
retourner,  une  femme  qui  ne  sera  pas  seulement  pour  votre  neveu 
la  plus  douce  des  sociétés,  mais  qui  s'intéressera  passionnément  à 
ses  travaux,  qui  l'aidera  de  ses  conseils,  qui  sera  la  confidente  de 
toutes  ses  pensées... 

—  Et  qui  méritera  d'être  un  jour  de  l'Institut  comme  lui,  inter- 
rompit M.  de  Miraval.  Ce  sera  charmant  de  vous  y  voir  entrer  bras 


LE   ROI    APEPI.  25 

dessus  bras  dessous.  Horace,  je  renonce  à  te  réciter  la  fin  de  mon 
discours.  Permets-moi  seulement  de  l'adresser  une  ou  deux  ques- 
tions. Voyons,  où  cet  inconcevable  accident  s'est-il  produit?  Où  donc 
ce  fier  Hippolyte?..  Oh!  mais,  je  le  sais;  ta  mère  m'a  raconté  que 
c'était  à  Memphis,  au  fond  d'une  cave. 

—  Ma  mère  n'a  pas  été  discrète,  répondit  Florace;  mais  soit! 
c'était  au  fond  d'une  cave.  Nous  appelons  cela  un  hypogée. 

—  Va  pour  l'hypogée.  Mes  idées  se  débrouillent;  je  me  rappelle 
à  présent  que  c'était  dans  le  tombeau  du  roi  Ti. 

—  Ti  n'était  pas  un  roi,  mon  oncle,  répliqua-t-il  sur  un  ton 
d'indulgente  mansuétude.  Ti  était  un  des  grands  feudataires,  un 
des  barons  de  quelque  souverain  de  la  quatrième  dynastie,  laquelle 
régna  deux  cent  quatre-vingt-quatre  ans ,  ou  peut-être  de  la  cin- 
quième, qui,  vraisemblablement,  fut  aussi  memphite. 

—  Dieu  me  préserve  de  soutenir  le  contraire!  Vous  voilà  donc 
dans  ce  tombeau.  Illuminée  par  l'amour,  M'"«  Corneuil  déchiffra 
couramment  une  inscription  hiéroglyphique,  et,  touché  de  ce  beau 
miracle,  tu  tombas  à  ses  pieds. 

—  Ces  miracles  ne  se  font  pas,  mon  oncle.  M'"'  Corneuil  ne  lit 
pas  encore  les  hiéroglyphes,  mais  un  jour  elle  les  lira. 

—  Et  c'est  pour  cela  que  tu  l'aimes,  malheureux? 

—  Je  l'aime,  s'écria  Horace  avec  feu,  parce  qu'elle  est  admirable- 
ment belle,  parce  qu'elle  est  charmante,  parce  qu'elle  est  adorable, 
parce  qu'elle  a  toutes  les  grâces,  et  qu'auprès  d'elle  toute  femme 
me  paraît  laide.  Oui,  je  l'aime,  je  lui  ai  donné  pour  jamais  mon 
cœur  et  ma  vie;  tant  pis  pour  qui  ne  me  comprend  pas. 

—  Peste!  voilà  parler,  repartit  M.  de  Miraval,  et  voilà  de  l'amour. 
Mais,  mon  cher  enfant,  je  ne  te  reproche  pas  d'aimer  cette  femme  ; 
libre  à  toi.  Ce  qui  me  fâche,  c'est  que  tu  veux  l'épouser.  Eh!  grand 
Dieu!  où  en  serions-nous  si  l'on  était  tenu  d'épouser  toutes  les 
femmes  qu'on  aime?..  Voyons,  entre  quatre  yeux,  est-ce  donc  une 
vertu  si  farouche? 

Horace  fronça  le  sourcil  et  répondit  sèchement  :  —  Assez,  mon 
oncle!  Ah!  je  vous  prie,  pas  un  mot  de  plus. 

—  A  vrai  dire,  je  ne  sais  rien,  poursuivit  le  marquis  ;  je  n'y  étais 
pas.  Mais  ta  mère,  parait-il,  a  pris  des  informations,  et  les  mau- 
vaises langues  prétendent... 

—  Assez,  vous  dis-je,  répéta  Horace  en  haussant  la  voix.  Si  tout 
autre  que  vous  me  parlait  sur  ce  ton  d'une  femme  pour  qui  mon 
estime  égale  ma  tendresse  ,  d'une  femme  qui  est  digne  de  tous  les 
respects,  il  aurait  ma  vie  ou  j'aurais  la  sienne. 

—  Tu  comprends  bien  que  je  n'ai  aucune  envie  de  me  battre  avec 
toi,  ô  mon  unique  héritier!  Dame  !  que  deviendrait  l'héritage?  Puis- 
que tu  me  le  dis,  je  demeure  convaincu  que  M""'  Corneuil  est  une 


2Ô  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

personne  absolument  irréprochable;  mais  où  diable  ta  mère  a-t-elle 
pris  ses  renseignemens?  Elle  assure  que  c'est  tout  simplement  une 
ambitieuse,  voire  une  intrigante,  et  que  son  rêve...  Là,  es-tu  bien 
sûr  que  cette  femme  ne  soit  pas  de  la  race  des  habiles?  Es-tu  bien 
sûr  qu'elle  s'intéresse  sincèrement,  passionnément  aux  exploits  des 
Pharaons  et  au  dieu  Anubis,  conducteur  des  âmes?  Es-tu  bien  sûr 
que  les  petits  moyens  ne  produisent  pas  quelquefois  de  grands 
effets  et  qu'elle  n'ait  pas  joué  là-bas,  dans  le  caveau  de  Ti,  qui 
n'était  pas  roi,  une  petite  comédie  dont  un  égyptologue  de  ma  con- 
naissance a  été  la  dupe?  J'imagine,  quant  à  moi,  que  le  beau  gar- 
çon que  voici,  eût-il  le  nez  de  travers,  les  yeux  ternes  et  le  regard 
louche.  M™*  Corneuil  l'aimerait  encore,  par  l'excellente  raison  que 
M'"*  Corneuil  a  mis  dans  son  bonnet  de  s'appeler  un  jour  comtesse 
de  Penneville. 

—  Vraiment,  vous  me  faites  pitié,  mon  oncle,  et  je  suis  bien  bon 
de  vous  répondre.  Prêter  de  misérables  calculs  d'intérêt  et  de 
vanité  à  une  pareille  femme,  à  l'âme  la  plus  fière,  la  plus  noble, la 
plus  pure!  Tenez,  vous  devriez  rougir  de  vous  abuser  à  ce  point. 
Elle  m'a  raconté  toute  sa  vie,  jour  par  jour,  heure  par  heure.  Dieu 
sait  qu'elle  n'a  rien  à  cacher  !  Pauvre  sainte  créature,  mariée  toute 
jeune  et  malgré  elle,  par  la  tyrannie  de  son  père,  à  un  homme  qui 
n'était  pas  digne  de  toucher  du  doigt  le  bas  de  sa  robe!  Et  pourtant 
elle  lui  a  tout  pardonné.  Si  vous  saviez  avec  quelle  tendre  sollicitude 
elle  l'a  soigné  dans  ses  derniers  momens! 

—  Mais  il  me  semble,  mon  bel  ami,  qu'elle  a  été  récompensée  de 
ses  peines,  puisqu'il  lui  a  laissé  sa  fortune. 

—  Et  à  qui  donc  l'aurait-il  laissée?  N'avait-il  pas  beaucoup  à  ré- 
parer? Non,  jamais  femme  n'a  tant  souffert  et  ne  fut  plus  digne 
d'être  heureuse.  Cne  seule  chose  l'aidait  à  supporter  le  dur  far- 
deau de  ses  chagrins.  Elle  était  intimement  persuadée  qu'un  jour 
elle  rencontrerait  un  homme  capable  de  la  comprendre  et  dont  l'âme 
serait  à  la  mesure  de  la  sienne.  —  Oui,  me  disait-elle  l'autre  soir, 
je  croyais  en  lui,  j'étais  sûre  qu'il  existait,  et  la  première  fois  que 
je  vous  ai  vu,  il  m'a  semblé  que  je  vous  reconnaissais,  et  je  me 
suis  dit  :  Ne  serait-ce  pas  lui?..  Mon  oncle,  lui  et  moi,  nous 
sommes  le  même  homme,  et  ce  sera  la  gloire  de  ma  vie.  Elle 
m'aime,  vous  dis-je,  elle  m'aime,  vous  n'y  changerez  rien,  et  brisons 
là,  s'il  vous  plaît. 

Le  marquis  passa  deux  fois  ses  mains  dans  ses  cheveux  blancs, 
et  s'écria  : 

—  Je  te  déclare,  Horace,  que  tu  es  le  plus  candide  des  ingénus 
et  le  plus  naïf  des  amoureux. 

—  Je  vous  affirme,  mon  oncle,  que  vous  êtes  le  plus  obstiné  et 
le  plus  incurable  des  sceptiques. 


LE   ROI   APEPI.  27 

^     —  Horace,  j'atteste  le  sphinx  que  voici  et  le  mnseau  de  la  déesse 
Sekhet  que  la  poésie  est  la  maladie  des  gens  qui  n'ont  pas  vécu. 

—  Et  moi,  mon  oncle,  je  prends  à  témoin  la  lune  que  voilà  et 
cette  rose  pourpre,  qui  vous  regarde  en  se  moquant  de  vous,  que 
le  scepticisme  est  le  châtiment  de  ceux  qui  ont  peut-être  abusé  de 
la  vie. 

—  Et  moi,  je  te  jure  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré,  par  le  grand 
Sésostris  lui-même... 

—  Oh  !  mon  oncle,  comme  vous  tombez  mal  !  Je  sais  bien  qu'on 
ne  peut  pas  vous  en  vouloir,  vous  n'avez  guère  étudié  l'histoire 
d'Egypte,  ce  n'est  pas  votre  affaire;  mais  apprenez  que  s'il  y  a 
jamais  eu  dans  ce  monde  une  réputation  surfaite  et  même  usur- 
pée, ce  fut  celle  de  l'homme  que  vous  appelez  le  grand  Sésostris  et 
qui  au  demeurant  s'appeL-dt  Ramsès  II.  Jurez,  si  vous  le  voulez,  par 
le  roi  Ghéops,  vainqueur  des  Bédouins  ;  jurez  par  Menés,  qui  bâtit 
Memphis;  jurez  par  Aménophis  IIÎ,  dit  Memnon,  ou  si  vous  l'aimez 
mieux,  par  Snéfrou,  avant-dernier  roi  de  la  troisième  dynastie,  qui 
soumit  les  tribus  nomades  de  rArabie-Pétrée;mais  apprenez  que  votre 
grand  Sésostris  était  en  somme  un  homme  fort  médiocre,  d'un  mérite 
ti'ès  mince,  qui  a  poussé  la  vanité  jusqu'à  faire  effacer  sur  les  mo- 
numens  le  nom  des  souverains,  ses  prédécesseurs,  pour  y  substi- 
tuer le  sien,  ce  qui  a  fait  prendre  le  change  aux  esprits  légers,  à 
Diodore  de  Sicile  tout  particulièrement,  et  introrkiit  dans  l'histoire 
les  plus  déplorables  erreurs.  Votre  Sésostris,  bon  Dieu  1  il  n'a  jamais 
vécu  que  sur  un  exploit  de  ses  jeunes  années.  Soit  adresse,  soit 
bonheur,  il  était  parvenu  à  sortir  d'une  embuscade  vie  et  bagues 
sauves.  Voilà  la  be!le  prouesse  qu'il  a  fait  retracer  cent  et  cent  fois 
sur  les  parois  de  tous  les  édifices  construits  sous  son  règne  ;  ce  fut 
là  son  éternel  Valmy,  son  sempiternel  Jemmapes.  Je  vous  le  de- 
mande, quelles  conquêtes  a-t-il  faites?  Il  opéra  des  razzias  de 
nègres,  parce  qu'il  avait  besoin  de  maçons;  il  fit  lâchasse  à  l'homme 
dans  le  Soudan,  et  son  seul  titre  de  gloire  est  d'avoir  eu  cent 
soixante-dix  enfans,  dont  soixante-neuf  fils. 

—  Diable!  c'est  bien  quelque  chose  que  cela...  Mais  enfin,  qu'en 
veux-tu  conclure? 

—  J'en  conclus,  répondit  Horace,  à  qui  l'incident  avait  fait  perdre 
de  vue  le  principal,  j'en  conclus  que  Sésostris...  Non,  reprit-il,  j'en 
conclus  que  j'adore  M'"^  Corneuil  et  qu'avant  trois  mois  elle  sera  ma 
femme. 

Le  marquis  S€  leva  brusquement,  en  s' écriant  :  —  Horace,  mon 
héritier  et  mon  petit-neveu,  viens  dans  mes  bras! 

Et  comme  Horace,  immobile,  le  regardait  d'un  air  interdit  :  — 
Faut-il  te  le  répéter?  Viens  dans  mes  bras,  continua-t-il,  je  suis  con- 
tent de  toi.  Vrai,  ta  passion  me  rajeunit.  J'aime  la  jeunesse,  l'amour 


28  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

et  la  candeur.  Je  croyais  que  tu  n'avais  pour  cette  femme  qu'une 
fantaisie,  un  caprice  de  tête,  je  vois  que  ton  cœur  est  pris,  et  on 
ne  peut  mieux  faire  que  d'écouter  la  voix  de  son  cœur.  Pardonne- 
moi  mes  sottes  questions  et  mes  objections  impertinentes.  Ce  que 
j'en  ai  dit,  c'était  pour  l'acquit  de  ma  conscience.  Ta  mère  m'avait 
fait  ma  leçon,  je  l'ai  répétée  comme  un  perroquet.  Il  ne  faut  pas 
leur  en  vouloir  à  ces  pauvres  mères  ;  leurs  scrupules  sont  toujours 
respectables.  La  tienne... 

—  Oh!  vous  touchez  là  à  l'endroit  sensible  et  douloureux,  in- 
terrompit le  jeune  homme.  Mais  je  saurai  bien  la  ramener,  je  lui 
écrirai  dès  demain. 

—  Encore  un  coup,  n'écris  pas;  ta  prose  n'a  pas  le  don  de  lui 
plaire.  Mais  elle  a  beaucoup  de  confiance  en  moi,  ma  parole  aura 
du  poids.  Mon  fils,  me  voilà  tout  prêt  à  passer  à  l'ennemi;  si  l'ai- 
mable femme  qui  demeure  ici  près  est  vraiment  ce  que  tu  dis,  je 
serai  ton  avocat  auprès  de  ta  mère,  et  nous  lui  ferons  entendre 
raison.  Veux-tu  me  présenter  à  M"'«  Corneuil?  Je  lui  tâterai  le  pouls, 
et  je  te  promets... 

—  Étes-vous  bien  sincère,  mon  oncle  ?  lui  demanda  Horace,  en 
e  regardant  d'un  air  de  défiance  et  de  défi.  Puis-je  compter  sur 

votre  parfaite  loyauté?  Vous  ne  chercherez  pas?.. 

—  Foi  d'oncle  et  de  gentilhomme  !  interrompit  à  son  tour  le 
marquis. 

—  Eu  ce  cas,  embrassons-nous,  et  cette  fois  sera  la  bonne, 
répondit  Horace,  en  prenant  la  main  qu'il  lui  tendait. 

L'oncle  et  le  neveu  restèrent  quelque  temps  encore  à  causer 
comme  de  bons  amis.  H  était  près  de  minuit,  quand  M.  de  Miraval 
se  souvint  que  sa  voiture  l'attendait  sur  le  chemin  pour  le  ramener 
à  son  hôtel.  H  se  leva  et  dit  à  Horace  : 

—  Il  est  donc  convenu  que  tu  me  présenteras  demain? 

—  Oui,  mon  oncle,  à  deux  heures  précises. 

—  C'est  ton  heure,  l'heure  où  tu  la  vois? 

—  C'est  une  de  mes  heures.  Je  ne  travaille  jamais  entre  le  dé- 
jeuner et  le  dîner. 

—  Et  tout  cela  est  réglé  comme  du  papier  de  musique.  Tu  as  rai- 
son, il  faut  mettre  de  la  méthode  en  toute  chose,  môme  dans  l'a- 
mour, et  tout  faire  avec  poids,  nombre  et  mesure.  J'ai  connu  un 
philosophe  qui  disait  que  la  mesure  est  la  plus  belle  définition  de 
Dieu...  Mais  à  propos  j'ai  fait  ma  sieste  cette  après-midi,  et  je  n'ai 
plus  sommeil.  Prête-moi  un  livre  qui  me  tiendra  compagnie  dans 
mon  lit.  Tu  possèdes  sans  doute  les  œuvres  de  M'"'  Corneuil? 

—  En  doutez-vous? 

—  Ne  me  donne  pas  son  roman,  je  l'ai  déjà  lu. 

—  C'est  un  pur  chef-d'œuvre,  dit  Horace. 


LE   ROI   APÉPI.  29 

—  Pour  mon  goût,  il  y  a  un  peu  trop  de  brouillard  là  dedans. 
Mais  le  bruit  court  qu'elle  a  publié  des  sonnets. 

—  Ce  sont  de  vrais  bijoux,  s'écria-t-il. 

—  Et  un  traité  sur  l'apostolat  d-e  la  femme. 

—  0  l'admirable  livre!  s'écria-t-il  encore. 

—  Prête-moi  le  traité  et  les  sonnets.  Je  les  lirai  cette  nuit,  pour 
me  préparer  à  l'entrevue  de  demain. 

Horace  se  mit  aussitôt  en  quête  des  deux  volumes,  qu'il  eut 
beaucoup  de  peine  à  retrouver.  A  force  de  s'agiter,  il  les  découvrit 
enfin  sous  un  gros  tas  d'in-quarto  qui  les  écrasaient  de  leur  ter- 
rible poids.  Il  dit  à  son  oncle  en  les  lui  présentant  : 

—  Soignez-les  comme  la  prunelle  de  vos  yeux.  C'est  elle  qui  me 
les  a  donnés. 

—  Sois  sans  inquiétude,  je  sens  le  prix  de  ce  trésor,  lui  répondit 
le  marquis. 

Et  du  même  coup  il  s'avisa  que  le  traité  n'était  coupé  qu'à  moitié 
et  que  le  volume  de  sonnets  ne  l'était  pas  du  tout,  ce  qui  fit  naître 
dans  son  esprit  plusieurs  réflexions  qu'il  garda  soigneusement 
pour  lui. 

III. 

Le  monde  est  plein  d'incidens  mystérieux,  et  Hamlet  avait  raison 
de  dire  qu'il  se  passe  dans  le  ciel  et  sur  la  terre  beaucoup  de  choses 
que  n'explique  pas  la  philosophie  d'Horatio. 

On  a  remarqué  que  dans  les  temps  de  grandes  guerres  où  des 
peuples,  venus  de  tous  les  coins  d'un  vaste  empire,  se  trouvent  subi- 
tement réunis  en  corps  d'armée  pour  faire  campagne  ensemble,  on 
voit  se  développer  parmi  eux  des  contagions  étranges,  des  pestes 
meurtrières,  et  un  grand  spéculatif  n'a  pas  craint  d'en  attribuer  la 
cause  au  rapprochement  forcé  d'hommes  très  dilTérens  d'humeur, 
de  langage,  d'esprit,  qui,  n'étant  point  faits  pour  vivre  en  société, 
sont  mis  en  contact  par  un  méchant  caprice  de  la  destinée.  On  a 
remarqué  aussi  que,  quand  l'équipage  du  bâtiment  qui  chaque  année 
apporte  aux  pauvres  habitans  des  îles  Shetland  les  denrées  néces- 
saires à  leur  subsistance  vient  à  débarquer  sur  leurs  côtes,  ils  sont 
pris  d'une  toux  convulsive  et  qu'ils  ne  cessent  pas  de  tousser  avant 
que  le  navire  ait  remis  à  la  voile.  On  raconte  également  qu'à  l'ap- 
proche d'un  navire  étranger  les  naturels  des  îles  Féroë  sont  attaqués 
d'une  fièvre  catarrhale,  dont  ils  ont  beaucoup  de  peine  à  se  débar- 
rasser. On  a  constaté  enfin  qu'il  suffit  parfois  de  l'arrivée  d'un  mis- 
sionnaire dans  quelque  île  de  la  mer  du  Sud  pour  y  enfanter  des 
épidémies  pernicieuses,  qui  déciment  les  malheureux  sauvages. 

Ceci  doit  servir  à  expliquer  pourquoi,  dans  la  nuit  du  13  août 
1878,  la  belle  M"^"'  Corneuil  eut  un  sommeil  très  agité,  et  pourquoi, 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

en  se  réveillant  le  matin  sous  ses  blancs  rideaux  de  mousseline, 
elle  se  sentit  comme  brisée  dans  tout  son  corps.  Ce  n'était  pas  la 
peste,  ce  n'était  pas  le  choléra,  ce  n'était  pas  une  fièvre  catarrhale, 
ni  une  toux  convulsive,  mais  elle  éprouvait  une  tension  de  tête,  un 
malaise,  une  irritation  nerveuse  toute  particulière,  et  elle  eut  le 
pressentiment  qu'il  y  avait  dans  son  voisinage  un  danger  ou  un 
ennemi  tout  fraîchement  débarqué.  Pourtant  elle  ne  connaissait 
point  le  marquis  de  Miraval,  elle  n'en  avait  jamais  entendu  parler, 
elle  ne  savait  pas  qu'il  était  plus  dangereux  que  tous  les  mission- 
naires qui  ont  pu  aborder  dans  les  îles  de  l'Océan-Pacifique. 

Quand  sa  mère,  qui  était  toujours  la  première  à  entrer  dans  sa 
chambre  pour  lui  prodiguer  des  soins  qu'elle  seule  savait  lui  rendre 
agréables,  s'approcha  de  son  lit  sur  la  pointe  des  pieds  et  lui  sou- 
haita le  bonjour.  M"'"  Corneuil,  mal  disposée,  lui  fit  un  accueil  un 
peu  sec,  et  M"«  Véretz  put  s'apercevoir  que  son  ange  adoré  s'était 
réveillé  d'assez  mauvaise  humeur.  A  la  vérité,  cette  tendre  mère 
était  accoutumée  aux  incartades;  on  la  traitait  de  haut,  comme  une 
impératrice  traite  sa  dame  du  palais.  Elle  y  était  faite  et  ne  s'en 
affectait  guère.  Sa  fille  était  sa  reine,  sa  divinité,  son  tout;  elle 
s'était  consacrée  tout  entière  à  son  bonheur,  à  sa  gloire,  elle  lui 
rendait  un  culte,  de  véritables  adorations.  Elle  appartenait  à  la 
race  des  mères  servantes  et  martyres;  mais  sa  servitude  lui  plai- 
sait, son  martyre  lui  paraissait  délicieux,  et  cette  petite  femme 
maigre,  au  regard  vif,  aux  allures  serpentines,  qui  avait,  comme 
Caton  le  Censeur,  auquel  du  reste  elle  ne  ressemblait  guère,  l'œil 
vert  et  les  cheveux  rouges,  faisait  toujours  bon  visage  aux  duretés 
qu'elle  essuyait.  Elle  avait  de  quoi  se  consoler;  on  avait  beau  la 
rudoyer,  la  gourmander,  la  renvoyer  bien  loin,  on  finissait  toujours 
par  l'écouter,  attendu  qu'on  s'en  était  toujours  bien  trouvé.  C'était 
par  son  conseil  qu'au  moment  propice  on  s'était  brouillé,  puis 
réconcilié  avec  M.  Corneuil;  c'était  grâce  à  ses  précieuses  direc- 
tions qu'on  avait  pu  tenir  un  salon  à  Paris  et  y  devenir  quelque 
chose.  M"«  Corneuil  régnait,  en  définitive  c'était  M'"^  Véretz  qui 
gouvernait,  et  il  faut  le  dire,  elle  n'avait  jamais  en  vue  que  le  bien 
de  sa  chère  idole.  Nous  avons  tous  des  pensées  confuses,  que  nous 
avons  peine  à  débrouiller,  et  des  désirs  cachés,  que  nous  n'osons 
pas  nous  avouer.  M""'  Véretz  avait  le  don  de  deviner  sa  fille,  de  lire 
dans  tous  les  replis  de  son  cœur;  elle  se  chargeait  de  débrouiller 
ses  pensées  confuses  et  de  lui  révéler  ses  désirs  inavouables  en  les 
prenant  à  son  compte.  C'était  le  secret  de  son  influence,  qui  était 
considérable.  Quand  l'imagination  de  M'"*  Corneuil  voyageait,  cette 
mère  incomparable  partait  la  première  en  courrier;  en  arrivant  à 
l'étape  la  belle  voyageuse  y  trouvait  des  chevaux  de  relais  tout 
préparés,  et  elle  savait  gré  à  M"""  Véretz  de  lui  ménager  d'agréables 


LE   ROI  APÉPI.  31 

surprises.  Aussi  se  serait-elle  gardée  de  s'embarquer  dans  aucune 
aventure  sans  son  courrier,  à  qui  elle  avait  l'obligation  de  n'être 
jamais  restée  en  chemin. 

Après  avoir  renvoyé  sa  mère  et  passé  une  demi-heure  avec  sa 
femme  de  chambre,  M""-'  Corneuil  prit  une  tasse  de  thé,  puis  elle  s'assit 
à  son  secrétaire.  Elle  employait  ses  matinées  à  écrire  un  livre  qui 
devait  faire  suite  au  traité  sur  l'apostolat  et  qui  était  intitulé  :  Du 
rôle  de  la  femme  dans  la  société  thoderne.  A  vrai  dire,  c'était  tirer 
deux  moutures  du  même  sac.  Son  but  était  de  démontrer  que  dans 
une  société  démocratique ,  vouée  au  culte  brutal  du  nombre,  le 
seul  correctif  à  la  grossièreté  des  mœurs,  des  pensées  et  des  inté- 
rêts, est  la  souveraineté  de  la  femme.  «  Les  rois  s'en  vont,  avait- 
elle  écrit  la  veille  dans  un  moment  d'inspiration,  laissons-les  par- 
tir; mais  ne  souffrons  pas  qu'ils  emportent  avec  eux  la  royauté, 
dont  les  bienfaits  sont  nécessaires  aux  républiques  elles-mêmes. 
Sur  le  trône  qu'ils  laissent  vide,  faisons  asseoir  la  femme;  avec 
elle  régneront  la  vertu,  le  génie,  les  aspirations  sublimes,  les  déli- 
catesses du  cœur,  les  sentimens  désintéressés,  les  nobles  dévoû- 
mens  et  les  nobles  mépris.  »  Peut-être  ai-je  gâté  sa  phrase,  mais 
je  crois  en  avoir  rendu  le  sens.  Je  crois  aussi  que  dans  le  portrait 
qu'elle  en  faisait,  la  femme  supérieure  qu'elle  proposait  à  l'adora- 
tion du  genre  humain  ressemblait  étonnamment  à  M'"^  Corneuil, 
et  qu'elle  ne  pouvait  se  la  représenter  sans  de  superbes  cheveux 
d'un  blond  chaud,  enroulés  autour  de  son  front  comme  un  diadème. 

Quand  on  a  mal  dormi,  on  n'est  pas  en  train  d'écrire.  Ce  jour-là, 
M'"*  Corneuil  n'était  pas  en  verve,  la  plume  pesait  à  sa  johe  main 
aux  doigts  effilés;  les  idées  et  l'expression  lui  m.anquaient.  En 
vain  elle  entortillait  autour  de  son  index  une  boucle  voltigeante  de 
ses  cheveux,  en  vain  elle  interrogeait  du  regard  ses  ongles  roses, 
rien  ne  venait^  elle  se  prenait  à  croire  qu'entre  elle  et  son  papier 
il  y  avait  quelque  chose  qui  ressemblait  à  un  malheur.  Dieu  sait 
pourtant  qu'on  s'apphquait  en  pareil  cas  à  ménager  ses  nerfs,  à  ne 
lui  causer  aucune  distraction;  c'était  une  consigne.  Pendant  les 
heures  où  on  la  savait  retirée  dans  son  sanctuaire,  le  silence  le 
plus  profond  régnait  partout;  M'"«  Yéretz  y  mettait  bon  ordre.  Tout 
le  mc(»ide  parlait  bas,  marchait  à  pas  de  loup,  et  quand  Jacquot,  qui 
faisait  les  courses  et  les  commissions,  traversait  la  cour  pavée,  il 
avait  grand  soin  d'ôter  ses  sabots  pour  qu'on  ne  l'entendît  pas. 
Cette  précaution  était  le  fruit  d'une  douloureuse  expérience.  Jacquot 
cultivait  la  trompette  à  ses  momens  perdus.  Un  matin  qu'il  s'était 
permis  d'en  sonner.  M"'''  Yéretz,  survenant  à  l'improviste,  lui  avait 
appliqué  un  vigoureux  soufflet  en  lui  disant  :  a  Tais-toi  donc,  petit 
imbécile;  ne  sais-tu  pas  qu'elle  médite?  »  Jacquot  s'était  frotté  la 
joue  et  se  le  tint  pour  dit;  tout  le  monde  en  faisait  autant.  Aussi 


32  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  huit  heures  à  midi,  Jacquot  disait  tout  bas  à  la  cuisinière,  la  cui- 
sinière disait  au  cocher,  le  cocher  disait  aux  volailles  de  la  basse- 
cour,  qui  le  redisaient  aux  pierrots,  qui  le  répétaient  aux  merles  et 
à  tous  les  vents  du  ciel  :  «  Frères,  taisons-nous,  elle  médite  !  » 

Au  coup  de  midi,  la  porte  du  lieu  très  saint  se  rouvrit  douce- 
ment et,  comme  la  première  fois,  M'"*  Véretz  s'avança  sur  la  pointe 
des  pieds,  disant  : 

—  Ma  chère  belle,  est-il  permis  d'entrer? 

M'"*  Gorneuil  fronça  ses  beaux  sourcils  et,  d'un  air  boudeur, 
renferma  ses  papiers  dans  le  plus  élégant  des  buvards  et  son  buvard 
dans  les  profondeurs  de  son  secrétaire  en  bois  de  rose,  dont  elle  eut 
soin,  crainte  des  voleurs,  de  retirer  la  clé. 

—  On  s'est  donné  le  mot,  dit -elle,  pour  ne  pas  me  laisser  un 
moment  de  repos. 

—  J'ai  dû  faire  une  course  ce  matin,  répondit  M'"^  Yéretz.  Est-ce 
que  par  hasard  Jacquot  aurait  profité  de  mon  absence?.. 

—  Jacquot  ou  un  autre,  je  ne  sais,  mais  on  a  fait  du  bruit,  remué 
des  meubles.  Cette  course  était  donc  bien  nécessaire? 

—  Indispensable.  Tu  t'es  plainte  hier  à  dîner  que  le  poisson  n'était 
pas  frais,  que  Julie  ne  savait  pas  acheter.  Désormais  je  fais  moi- 
même  mon  marché. 

—  Et  pendant  ce  temps  on  mènera  ici  un  vrai  sabbat. 

—  Que  veux-tu?  entre  deux  maux... 

—  Non,  interrompit  M'"«  Gorneuil,  je  ne  veux  pas  que  vous  alliez 
en  personne  marchander  votre  poisson  ;  que  n'enseignez-vous  à  Julie 
à  le  choisir?  Vous  ne  savez  pas  commander,  il  en  résulte  que  vous 
devez  tout  faire  vous-même. 

—  J'apprendrai,  je  me  formerai,  ma  mignonne,  répondit  M'"*  Yé- 
retz en  la  baisant  tendrement  sur  le  front. 

Elle  n'ajouta  pas  qu'aller  au  marché  lui  plaisait,  ce  qui  était  vrai. 
Parmi  les  gens  qui  ont  eu  de  petits  commencemens,  les  uns  répu- 
dient leur  passé  et  tâchent  de  l'oublier,  les  autres  prennent  un 
extrême  plaisir  à  se  le  rappeler. 

—  Qu'est-ce  encore  que  cela?  s'écria  M'"*  Gorneuil,  qui  s'aperçut 
en  ce  moment  que  sa  mère  tenait  à  la  main  un  papier. 

—  Geci,  ma  chère,  est  un  billet  par  lequel  M.  de  Penneville  me 
charge  de  t'annoncer  que  son  grand-oncle,  le  marquis  de  Miraval, 
arrivé  hier  de  Paris ,  lui  a  témoigné  le  désir  de  t'être  présenté  et 
qu'il  l'amènera  aujourd'hui  à  deux  heures  précises.  Tu  sais  qu'il 
est  sujet  au  coup  de  cloche. 

—  Qui  l'empêchait  de  venir  nous  l'annoncer? 

—  Apparemment  il  a  craint  de  te  déranger  et  peut-être  aussi  de 
se  déranger  lui-même.  Dans  les  existences  bien  ordonnées,  la  pre- 
mière règle  est  de  travailler  jusqu'à  midi. 


LE   ROI    APÉPI.  33 

M'"*  Corneuil  fit  un  geste  d'impatience. 

—  Qui  est  donc  ce  grand-oncle?  Jamais  Horace  ne  m'en  a  parlé. 

—  Je  le  crois  sans  peine.  Il  ne  te  parle  jamais  que  de  toi,  ou  bien 
de  lui...  ou  bien  encore  de  l'Egypte,  ajouta-t-elle. 

—  Et  s'il  me  plaît  qu'il  m'en  parle!  répliqua  M'"^  Corneuil  avec 
hauteur.  Est-ce  encore  une  épigramme? 

—  Me  juges-tu  capable  de  faire  des  épigrammes  contre  ce  cher  et 
beaugarçon?repritvivernent]\r"''Véretz.  Je  l'aime  déjà  comme  un  fils. 

M™*  Corneuil  était  devenue  pensive. 

—  J'ai  fait  cette  nuit  de  mauvais  rêves,  dit-elle.  Vous  vous  mo- 
quez de  mes  rêves,  car  vous  aimez  à  vous  moquer  de  moi.  Voyez 
pourtant!..  En  venant  de  Paris,  M.  de  Mira  val  a  sûrement  passé  par 
Vichy.  Ce  marquis  est  nn  danger. 

—  Un  danger!  s'écria  M'"*  Véretz,  Quel  danger  peux-tu  craindre? 

—  Vous  verrez  que  c'est  M™*  de  Penneville  qui  l'envoie  ici. 

—  Et  tu  t'imagines  qu'Horace?...  Eh!  ma  pauvre  folle,  n'es-tu 
pas  sûre  de  son  cœur? 

—  Est-on  jamais  sûre  du  cœur  d'un  hommf'?  répondit-elle  en 
feignant  une  inquiétude  qu'elle  était  loin  d'éprouver. 

—  D'un  homme,  peut-être,  dit  en  souriant  M"""  Véretz;  mais  le 
cœur  d'un  égyptologue  est  autre  chose  et  ne  varie  jamais.  En  fait 
de  sentiment,  l'égyptoiogie  est  le  beau  fixe. 

—  Je  vous  dis  que  j'ai  fait  de  méchans  rêves,  que  ce  marquis  est 
un  danger. 

—  Voilà  ma  réponse,  lui  repartit  sa  mère  en  lui  présentant  un 
miroir  et  en  l'ol^ligeant  à  s'y  regarder. 

—  Il  me  semble  que  je  suis  affreuse  ce  matin,  dit  M"'^  Corneuil, 
qui  n'en  pensait  rien. 

—  Vous  êtes  belle  comme  le  jour,  ma  chère  comtesse,  et  je  défi 
tous  les  marquis  du  monde... 

—  Non,  je  ne  recevrai  pas  ce  grand-oncle,  reprit  Hortense  en 
écartant  le  miroir;  vous  le  recevrez  pour  moi.  Prétendez-vous  me 
condamner  à  essuyer  des  impertinences? 

—  Te  voilà  bien,  tu  mets  les  choses  au  pis,  tu  t'exaltes,  tu  te 
montes,  tu  pars  de  la  main... 

—  Je  vous  répète  que  je  suis  malade. 

—  Ma  chère  adorée,  il  ne  faut  jamais  être  malade  qu'à  propos, 
et  dans  ce  cas- ci...  Prends-y  garde,  il  s'imaginera  qu'il  te  fait  peur. 

M'"^  Corneuil  jugea  sans  doute  à  la  réfledon  que  sa  mère  avait 
raison,  car  elle  lui  dit  : 

—  Puisque  vous  voulez  absolument  que  je  m'impose  cette  cor- 
vée, soit!  ordonnez  qu'on  me  monte  mon  déjeuner,  et  envoyez-moi 
ma  femme  de  chambre. 

TOME  XXXV  —  1879.  3 


34  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  C'est  on  ne  peut  mieux,  répondit  M'"*  Véretz.  Ah  !  ma  chère, 
ce  n'est  pas  une  corvée  que  je  t'impose,  c'est  une  victoire  que  je  te 
prépare. 

Et  à  ces  mots  elle  se  retira,  non  sans  l'avoir  embrassée  une 
seconde  fois. 

A  deux  heures  précises,  M'"^  Véretz,  sous  les  armes,  installée  dans 
un  ajoupa  qui  faisait  face  à  la  vérandah  du  chalet,  attendait  le  comte 
de  Penneville  et  M.  de  Miraval;  à  deux  heures  précises,  le  marquis 
et  le  comte  parurent  à  l'hoiizon.  La  présentation  se  fit  dans  toutes 
les  formes,  et  bientôt  l'entretien  s'engaga.  M'"''  Véretz  était  une 
femme  experte  en  tons  les  cas  difficiles  ;  l'imprévu  ne  la  déconcer- 
tait point,  elle  savait  faire  fête  aux  visiteurs  fâcheux  comme  aux 
événemens  désagréables.  M.  de  Miraval  ne  lui  fournit  point  l'occa- 
sion d'exercer  sa  vertu.  Il  fut  parfaitement  courtois  et  gracieux  ;  il 
déploya  en  cette  occurrence  son  amabilité,  son  brillant  des  grands 
jours;  il  se  mit  en  frais  autant  qu'il  le  faisait  jadis  pour  les  puissans 
de  la  terre  qui  lui  donnaient  audience.  A  quoi  servirait-il  d'avoir  été 
diplomate,  si  l'on  ne  possédait  l'art  uti'e  de  parler  beaucoup  sans 
rien  dire?  11  avait  la  parole  à  son  commandement  et,  quand  il  le 
fallait,  une  éloquence  fluente,  le  talent  de  faire  couler,  comme  dit 
le  proverbe  russe,  du  miel  sur  l'huile.  Tout  chemina  fort  bien. 
Horace,  qui  avait  beaucoup  redouté  cette  entrevue,  et  qui  d'abord 
avait  eu  l'air  contraint  et  gêné,  fut  bientôt  hors  de  peine,  il  sentit 
se  dissiper  son  embai-ras.  11  était  dans  son  caractère  de  se  rassurer 
très  vite.  Non  seulement  il  était  né  optimiste,  mais  il  avait  trop 
approfondi  la  théologie  égyptienne  pour  ne  pas  savoir  que  dnns  le 
monde  des  hommes  comme  dans  celui  des  divinités  la  lutte  entre 
les  deux  principes  se  termine  d'habitude  par  la  victoire  du  bien, 
que  Typhon  finit  par  se  laisser  désarmer  et  qu'IIorus,  dieu  bienfai- 
sant, prend  en  main  le  gouvernement  de  l'univers.  La  figure  du 
comte  de  Penneville  exprimait  une  foi  profonde  dans  le  triomphe 
définitif  d'Horiis,  dieu  bienfaisant. 

La  glace  était  tout  à  fait  rompue  lorsque  M'"''  Corneuil  Ht  son 
apparition.  Comme  on  peut  croire,  elle  avait  soigné  pour  la  circon- 
stance sa  toilette  et  sa  coiffure;  son  demi-deuil  était  des  plus  coquets. 
Il  faut  en  prendre  son  parti,  il  y  a  des  reines  qui  ressemblent  beau- 
coup à  des  bourgeoises,  il  y  a  des  bourgeoises  (jui  ressemblent 
à  des  reines,  moins  la  couronne  et  le  roi.  Ce  jour-là.  M'"'  Corneuil 
était  non  seulement  reine,  mais  déesse  des  j)ieds  à  la  tète;  on  eût 
dit  Junon  sortant  de  son  nuage.  Elle  ne  manqua  pas  son  emrée. 
En  la  voyant  venir,  le  marquis  ne  put  réprimer  un  tressaillement, 
et  quand  il  s'approcha  d'elle  pour  la  saluer  tète  basse,  il  perdit  con- 
tenance, ce  qui  ne  lui  arrivait  guère,  il  demeura  confus,  commença 
plusieurs  phrases  sans  pouvoir  les  achever,  et  l'on  assure  que  c'é- 


LE   ROI    APÉPI.  35 

lait  la  première  fois  de  sa  vie  qu'il  avait  essuyé  pareille  mésa- 
venture. Son  trouble  était  si  visible,  que  le  bon  Horace,  qui  ne 
remarquait  rien,  ne  laissa  pas  de  le  remarquer. 

M.  (le  Mn-aval  fit  un  effort  sur  lui-même,  il  ne  tarda  pas  à  recou- 
vrer son  assurance  et  toute  l'aisance  de  ses  manières.  Après  quelques 
propos  oiseux,  il  se  mit  à  conter  avec  agrément  plusieurs  anecdotes 
de  sa  carrière  de  diplomate,  qu'il  assaisonna  de  belle  humeur  et 
de  sel  attique. 

Tout  en  contant,  il  devisait  avec  lui-même  et  se  disait  :  —  Il 
n'y  a  pas  à  dire,  elle  est  fort  belle;  c'est  une  maîtresse  femme,  un 
morceau  de  roi.  Quels  yeux,  quels  cheveux  et  quelles  épaules!  Je 
gagerais  que  ce  qu'on  n^  voit  pas  vaut  pour  le  moins  ce  qu'on  voit. 
Est-il  possible  qu'elle  soit  la  fille  de  sa  mère  et  que  ces  cheveux 
rouges  aient  produit  ces  cheveux  blonds?  Après  tout  elles  se  com- 
plètent. C'est  une  frégate  accompagnée  de  sa  mouche.  Il  n'y  a  pas 
à  dire,  sa  beauté  m'irrite,  m'exaspère.  Elle  était  faite  pour  se  rendre 
heureuse,  en  faisant  le  bonheur  de  beaucoup  de  pauvres  diables, 
et  si  j'avais  quarante  ans  de  moins,  je  voudrais  être  du  nombre 
de  ces  heureux.  Mon  Dieu!  je  ne  demanderais  pas  le  morceau  tout 
entier  pour  moi,  je  me  contenterais  de  ce  qu'on  voudrait  bien  me 
donner.  Il  faut  être  [>hilosophe  et  savoir  partager.  Hélas!  les  pré- 
tentions ont  tout  gâté;  l'ambition,  la  fureur  de  paraître,  sont  le  fléau 
du  genre  humain;  la  femme  qui  veut  à  toute  force  jouer  un  rôle 
tue  son  bonheur  et  celui  des  autres...  En  conscience,  ell'^  est  su- 
perbe! N'y  trouverai-je  rien  à  redire?  Oui,  elle  a  dans  le  regard  une 
inquiétude  qui  ne  me  plaît  pas.  Ses  lèvres  sont  un  peu  minces  ;  bah! 
c'est  un  détail.  Grâce  à  Dieu,  elle  n'a  pas  de  tache  d'encre  au  bout 
des  doigts;  mais  ils  sont  trop  effilés,  trop  nerveux,  et  dénotent  des 
mains  prenantes.  Les  paupières  sont  trop  longues  ;  elles  doivent  lui 
servir  à  cacher  beaucoup  de  choses.  La  voix  est  bien  timbrée,  mais 
elle  sonne  sec...  C'est  égal,  si  j'avais  quarante  ans  de  moins... 

Le  marquis  ne  laissait  pas  de  conter  ses  anecdotes.  M'"'^  Véretz 
était  tout  oreilles  et  souriait  de  la  meilleure  grâce  du  monde.  Quant 
à  M"'*  Corneuil,  elle  ne  se  départait  pas  de  sa  gravité  un  peu  dédai- 
gneuse. Elle  était  arrivée  avec  un  parti  pris;  elle  s'était  mis  dans 
la  tête  qu'elle  allait  comparaître  devant  un  juge  malveill.';nt,  venu 
tout  e^près  pour  prendre  sa  mesure  et  la  faire  asseoir  sur  la  sellette. 
Aussi  s'était-elle  armée  d'une  majesté  olympienne,  de  cette  inso- 
lence de  beauté  qui  fait  rentrer  sous  terre  les  impertinens,  qui 
foudroie  les  orgueilleux  et  transforme  en  cerf  les  Actéons.  Bien  que 
le  marquis  fût  d'une  politesse  irréprochable  et  empressée,  bien 
qu'il  sollicitât  presque  humblement  sa  bienveillance  et  ses  regards, 
elle  tenait  ferme,  elle  ne  désarmait  pas.  Pour  Horace,  il  écoutait 
tout  d'un  air  satisfait;  il  trouvait  que  son  oncle  était  charmant  et 


36  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

il  mourait  d'envie  de  l'embrasser;  il  trouvait  aussi  que  jamais 
M'"*  Corneuil  n'avait  été  si  belle,  que  le  soleil  avait  des  clartés 
inaccoutumées,  qu'il  pleuvait  de  la  lumière  sur  son  bonheur,  que 
l'air  embaumait  et  que  toutes  les  choses  de  ce  monde  allaient  à 
merveille.  Il  avait  cependant  un  scrupule  qui  l'embarrassait  et  par 
instans  faisait  passer  un  nuage  sur  ses  sourcils.  En  relisant  le 
matin  un  des  fragmens  de  Manéthon,  il  s'était  achoppé  à  un  pas- 
sage qui  semblait  contrarier  sa  thèse  favorite,  à  laquelle  il  tenait 
comme  à  sa  vie.  Par  intervalles  il  se  prenait  à  douter  si  ce  fut 
vraiment  sous  le  règne  d'Apépi  que  Joseph,  fils  de  Jacob,  vint  en 
Egypte  ;  puis  il  se  reprochait  son  doute,  qui  lui  revenait  l'instant 
d'après.  Cette  contradiction  le  chagrinait,  car  il  respectait  beau- 
coup Manéihon.  Mais  quand  il  regardait  M'"^  Corneuil,  son  âme 
rentrait  dans  le  repos,  et  il  croyait  lire  dans  ses  beaux  yeux  la 
preuve  manifeste  que  le  Pharaon  qui  ne  connaissait  pas  Joseph 
était  bien  Sethos  V\  auquel  cas  le  Pharaon  qui  l'avait  connu  était 
bien  Apépi.  Être  tendrement  aimé  d'une  belle  femme,  cela  fait 
tout  croire,  tout  devient  possible,  tout  s'arrange,  Manéthon,  Joseph, 
le  roi  Apépi  et  le  reste. 

Que  se  passait-il  dans  le  cœur  du  marquis?  De  quel  charme 
vainqueur  était-il  la  proie?  Le  fait  est  qu'il  ne  se  ressemblait  guère 
à  lui-même.  11  avait  bien  débuté,  et  M'"''  Vérelz  prenait  plaisir  à  ses 
histoires.  Peu  à  peu  sa  verve  s'alanguit.  Cet  homme  si  maître  de 
ses  idées  ne  parvenait  plus  à  les  gouverner;  cet  homme  si  maître 
de  sa  parole  cherchait  péniblement  ses  mots.  Il  lutia  quelque  temps 
conîre  l'étrange  fascination  qui  le  privait  de  ses  facultés,  mais  ce 
fut  en  vain.  Il  ne  prit  plus  paît  à  la  conversation  que  par  quelques 
phrases  décousues  qui  manquaient  absolument  d'à-propos,  et 
bientôt  il  tomba  dans  une  profonde  rêverie,  dans  le  plus  morne 
silence. 

—  Ma  mère  avait  raison,  se  dit  M"'^  Corneuil.  Je  lui  impose, 
c'est  moi  qui  lui  ai  fait  peur. 

Et  s'applaudissant  d'avoir  fait  taire  les  batteries  de  l'assiégeant 
et  éteint  son  feu,  un  sourire  de  fierté  satisfaite  effleura  ses  lèvres. 
L'instant  d'après  elle  se  leva  pour  faire  un  tour  de  jardin,  et  Horace 
s'empressa  de  la  suivre. 

Le  marquis  demeura  seul  avec  M""  Véretz.  Il  suivit  quelque  temps 
du  regard  le  couple  amoureux,  qui  s'éloignait  à  pas  lents  et  qui 
disparut  enfin  derrière  un  buisson.  Il  parut  alors  que  le  charme 
était  rompu.  M.  de  Miraval  recouvra  la  voix,  et  il  se  prit  à  mur- 
murer : 

Amans,  heureux  amans... 

Soyez-vous  l'un  à  l'autre  un  monde  toujours  beau, 
Toujours  divers,  toujours  nouveau. 


LE   ROI    APÉPI.  37 

Puis  se  tournant  vers  M™"  Véretz,  il  s'écria  d'un  ton  lyrique  :  — 
Non,  on  n'a  rien  inventé  jusqu'aujourd'hui  de  plus  beau  que  la  jeu- 
nesse, de  plus  divin  que  l'amour.  Mon  neveu  est  un  heureux 
coquin  ;  je  le  félicite  tout  haut  et  je  l'envie  tout  bas. 

M"*  Véretz  le  récompensa  de  cette  exclamation  par  un  gracieux 
sourire,  qui  signifiait  :  —  Bon  vieillard,  nous  t'avions  mal  jugé. 
Pourrais-tu  par  hasard  nous  servir  à  quelque  chose? 

—  Plus  je  les  vois  ensemble,  monsieur  le  marquis,  dit-elle,  plus 
je  me  persuade  qu'ils  ont  été  faits  l'un  pour  l'autre.  Jamais  carac- 
tères ne  furent  mieux  assortis;  ils  ont  les  mêmes  goûts  et  les 
mêmes  dégoûts,  la  même  élévation  d'esprit,  le  même  dédain  pour 
les  sentimens  médiocres  et  pour  les  petits  calculs,  la  même  insou- 
ciance des  vulgaires  intérêts.  Us  vivent  l'un  et  l'autre  dans  l'azur. 
Ah  !  monsieur  le  marquis,  c'est  par  une  dispensation  providentielle 
qu'ils  se  sont  rencontrés. 

—  Très  providentielle,  dit  le  marquis,  et  il  ajouta  in  petto:  — 
La  vraie  providence  est  l'habileté  des  mères. 

Puis  il  reprit:  —  De  quoi  s'agit-il  après  tout?  D'être  heureux. 
Mon  neveu  a  mille  fois  bien  fait  de  ne  consulter  que  son  cœur.  Il 
aura  l'azur,  comme  vous  dites,  chère  madame,  et  tout  le  reste  par- 
dessus le  marché;  car  M'""  Gorneuil...  Ne  parlons  pas  de  sa  beauté, 
qui  est  incomparable,  mais  il  est  impossible  de  la  voir,  de  l'en- 
tendre sans  reconnaître  en  elle  une  femme  vraiment  supérieure,  la 
plus  propre  du  monde  à  bien  conseiller  un  homme,  à  le  conduire, 
à  le  pousser. 

—  Certes  vous  la  jugez  bien,  répondit  M"'"  ^Véretz.  C'est  une 
étrange  créature  que  ma  fille;  elle  a  tous  les  nobles  enthousiasmes, 
qu'elle  pousse  jusqu'à  l'exaltation,  et  cependant  elle  est  infiniment 
raisonnable,  très  intelligente  des  choses  de  la  vie,  et  à  la  fois  de 
glace  pour  ses  intérêts,  de  feu  pour  ceux  des  autres. 

—  Une  seule  chose  m'afflige,  lui  dit  le  marquis.  Le  fabuliste 
recommande  aux  heureux  amans  de  ne  voyager  qu'aux  rives  pro- 
chaines, et  les  nôtres  iront  enfouir  leur  félicité  à  Memphis  ou  à 
Thèbes.  Enlever  M'"'  Corneuil  à  Paris,  c'est  un  crime. 

—  Oh  !  rassurez-vous,  dit-elle,  Paris  les  reverra. 

—  Vous  ne  connaissez  pas  mon  neveu,  il  a  horreur  'de  cette 
ville  perverse  et  frivole.  Il  m'a  fait  hier  ses  confidences,  il  entend 
finir  ses  jours  en  Egypte,  et  il  m'a  soutenu  que  M'"''  Corneuil  était 
aussi  amoureuse  que  lui  de  la  solitude  et  du  silence  des  Thébaïdes. 
Il  a  l'air  fort  doux,  personne  n'est  plus  tenace  dans  ses  volontés. 

—  A  la  garde  de  Dieu!  fit  M'""  Véretz,  en  regardant  le  marquis 
d'un  air  qui  voulait  dire  :  —  Mon  bel  ami,  il  n'y  a  pas , de  volonté 
qui  tienne  contre  la  nôtre,  et  Paris  ne  peut  pas  plus  se  passer  de 
nous  que  nous  de  Paris. 


38  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Ils  ont  choisi  la  bonne  part,  poursuivit  M.  de  Miraval  en  pous- 
sant un  profond  soupir.  Je  me  suis  souvent  moqué  de  mon  petit- 
neveu,  à  qui  je  reprochais  de  ne  pas  savoir  jouir  de  la  vie;  c'est  à 
son  tour  de  se  moquer  de  moi,  puisque  j'en  suis  réduit  à  envier  son 
bonheur.  Cueillir  des  roses,  c'est  charmant,  et  j'en  ai  beaucoup 
cueilli  :  mais  il  arrive  un  â^e  où  l'on  regrette  amèrement  de  n'a- 
voir pas  su  se  créer  un  intérieur...  Vous  deyez  être  étonnée  de  mes 
confidences,  chère  madame. 

—  J'en  suis  flattée  beaucoup  plus  qu'étonnée,  répondit-elle. 

—  L'ennui  me  ronge,  je  dois  en  convenir.  J'avais  juré  de  passer 
le  reste  de  mes  jours  dans  la  retraite,  dans  le  repos.  L'ennui  me 
fera  sortir  de  ma  tanière.  Je  vais  me  replonger  dans  la  politique 
active.  On  me  presse  de  me  laisser  porter  à  la  députation  dans  l'ar- 
rondissement où  est  mon  château,  on  me  propose  aussi  le  sénat.  Je 
vais  me  livrer  de  nouveau  au  monstre.  P;isse  encore  si  j'étais  ma- 
rié à  une  femme  de  sens,  très  intelligente  des  choses  de  la  vie, 
quoiqu'un  peu  exaltée.  On  ne  réussit  dans  la  politique  que  par  les 
femmes,  et  à  mon  âge  on  ne  peut  plus  se  flatter  de  réussir  par  les 
femmes  des  autres.  Que  n'en  ai-je  une  à  moi  !  Comme  dit  le  poète: 
«  Ai  je  passé  le  temps  d'aimer?..  Ah!  si  mon  cœur...  »  Je  ne  me 
rappelle  pas  la  suite,  mais  qu'importe!  Heureux  Horace!  trois  fois 
heureux  !  Vivre  en  Egypte  avec  une  femme  aimée  ou  se  trémousser 
à  Paris,  sans  femme  aimée,  au  milieu  des  tripotages  de  la  politique, 
quelle  différence  ! 

M'""  Véretz  trouvait  en  effet  que  la  différence  était  grande,  mais 
toute  au  profit  du  trémoussement  et  du  tripot.  Elle  ne  put  s'em- 
pêcher de  se  dire  :  «  Si  mon  futur  gendre  avait  l'humecr  et  les 
goûts  de  son  grand-oncle,  ce  serait  parfait,  et  nous  n'aurions  plus 
rien  à  désirer.  »  De  ce  moment,  le  marquis  de  Miraval  lui  parut  un 
homme  intéressant.  Elle  essaya  de  le  réconcilier  avec  son  sort,  et 
comme  elle  avait  l'esprit  des  affaires  et  l'amour  des  détails,  elle  lui 
adressa  force  questions  sur  son  arrondissement  électoral,  sur  les 
chances  de  son  élection.  Le  marquis,  un  ppu  embarrassé,  y  répon- 
dit de  son  mieux.  U  ne  put  se  tirer  d'affaire  qu'en  détournant  le 
propos  et  en  faisant  à  cette  curieuse  une  ample  description  de  son 
château,  qui  sans  contredit  en  valait  la  peit)e,  mais  où  il  n'allait 
guère.  Les  renseignemens  minutieux  qu'il  lui  fournit  touchant  ses 
terres  et  leurs  revenus  n'étaient  pas  de  nature  à  refroidir  l'intérêt 
qu'elle  commençait  cà  lui  porter. 

Pendant  ce  temps.  M""  Corneuil  arpentait  une  allée  du  jardin 
avec  Horace,  qui  ne  s'apercevait  pas  qu'elle  avait  les  nerfs  fort 
excités  et  un  peu  orageux.  Il  y  avait  un  certain  nombre  de  choses 
dont  le  comte  de  Ponneville  ne  s'apercevait  presque  jamais. 

—  Dieu!  quel  beau  temps!  lui  disait-il.  Le  beau  ciel,  le  beau 


LE    ROI    APÉFI.  89 

soleil  !  Ce  n'est  pourtant  pas  le  soleil  de  là-bas.  Quand  le  reverrons- 
nous?  Oh  !  là-bas,  là-bas,  com./ie  dit  Mignon.  Vous  me  chanterez  ce 
soir  cette  chanson;  personne  ne  la  chante  comme  vous.  Ce  parc  ne 
m'a  jamais  paru  si  vert.  Il  faut  convenir  que  la  verdure  a  dtj  bon, 
quoique  je  m'en  passe  à  merveille.  J'ai  connu  un  voyageur  qui  trou- 
vait la  Grèce  aiïreuse,  parce  qu'elle  manque  d'arbres.  Il  y  a  des 
gens  comtne  cela  qui  ont  la  manie  des  arbres.  Vous  rappelez-vous 
notre  première  excursion  à  Gizeh,  celte  grande  plaine  nue,  ces  col- 
lines onduleuses,  ce  sable  couleur  jaune  d'ocre?  «  On  en  mange- 
rait! »  disiez-vous.  Nous  rencontrâmes  une  longue  file  de  cha- 
meaux, je  les  vois  encore.  A  l'horizon  pointaient  les  pyramides,  qui 
nous  semblaient  toutes  blanches  et  qui  dégageaient  des  étincelles. 
Comme  elles  s'enlevaient  sur  le  ciel  !  Klles  étaient  comme  vibrantes. 
L'air  ne  vibre  jamais  par  ici.  0  le  bon  déjeuner  que  nous  fîuies 
dans  cette  chapelle,  assis  sur  des  burnous!  Vous  étiez  coiffée  d'un 
tarbouch,  qui  vous  allait  comme  un  charme.  Quand  donc  vous 
reverrai-je  en  tarbouch?  Ah!  par  exemple,  la  dinde  était  un  peu 
maigre,  ^t  puis  je  commis  ce  jour-là  une  fière  maladresse.  Je  laissai 
chdir  la  gargoulette  qui  contenait  notre  eau  du  Nil.  Nous  en  fûmes 
quitt''S  pour  en  rire  et  pour  boire  notre  vin  pur.  Après  quoi  nous 
descendîmes  dans  un  caveau,  et  pour  la  première  fois  je  vous  tra- 
duisis des  hiéroglyphes.  Je  n'oublierai  jamais  quel  fut  votre  ravis- 
sement quand  je  vous  appris  qu'un  luth  signifiait  le  bonheur, 
attendu  que  le  signe  du  bonheur  est  l'hariMonie  de  l'âme.  Dans 
l'écriture  chinoise,  le  bcmheur  est  représenté  par  une  main  pleine 
de  riz.  Et  après  cela,  qui  contestera  l'immense  supériorité  d'âme  et 
de  génie  des  Égyptiens  sur  les  habitans  du  Céleste -Empire? 

11  finit  pourtant  par  s'apercevoir  que  M'"*  Corneuil  ne  lui  répon- 
dait pas;  il  en  chercha  l'explication  et  il  la  trouva. 

—  Quelle  impression  vous  a  faite  le  marquis  de  Miraval?  lui  de- 
manda-t-il  d'une  voix  anxieuse. 

Cette  fois  elle  répondit. 

—  C'est  un  homme  fort  distingué,  dit-elle.  Il  commence  admira- 
blement les  histoires,  mais  il  les  finit  mal...  Dois-je  être  sincère? 

■ —  Absolument  sincère. 

—  Il  me  plaît  fort  peu. 

—  Aurait-il  dit  quelque  chose  qui  vous  ait  offensée?  s'écria 
Horace,  saisi  d'un  remords  subit  et  de  la  crainte  que  son  oncle  n'eût 
profité  peifidement  des  distractions  que  lui  causaient  Manéthon  et 
le  roi  Ajjépi,  pour  hasarder  quelque  méch;int  propos. 

—  C'est  un  homme  d'esprit,  répliqua-t-elle;  mais  il  faut  avoir  de 
l'âme,  et  je  le  soupçonne  de  n'en  pas  avoir. 

En  disant  ces  mots,  elle  attacha  sur  le  visage  du  jeune  homme 
ses  grands  yeux  bruns  où.  l'on  voyait  une  âme,  et  peut-être  deux. 


AO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  A.  votre  tour,  soyez  franc,  reprit-elle.  Vous  n'avez  pas  le  talent 
de  mentir,  c'est  un  peu  pour  cela  que  je  vous  aime.  Vous  m'aviez 
annoncé  que  vous  écririez  à  M™®  de  Penneville...  Le  marquis  est  sa 
réponse. 

—  J'en  conviens,  dit-il;  mais  quand  l'univers  entier  se  mettrait 
entre  vous  et  moi,  il  y  perdrait  ses  peines.  Vous  savez  si  je  vous 
aime,  si  je  vous  adore. 

—  Votre  cœur  est  à  moi,  bien  à  moi?  demanda -t-elle  en  lui  jetant 
un  regard  ensorcelant. 

—  Pour  toujours,  pour  jamais!  répondit-il  d'une  voix  étouffée. 
Ils  approchaient  d'une  charmille,   dont   l'entrée  était  étroite. 

M™*  Gorneuil  passa  la  première,  et  quand  Horace  l'eut  rejointe,  se 
retournant,  elle  demeura  immobile  devant  lui  et  le  contempla  avec 
un  sourire  mélancolique.  Jusqu'à  ce  jour  elle  l'avait  tenu  à  distance, 
sans  lui  rien  accorder,  sans  lui  rien  permettre.  Par  une  inspiration 
soudaine,  elle  dépouilla  sa  farouche  vertu  et  avança  doucement  vers 
lui  son  front  et  ses  lèvres,  qui  semblaient  réclamer  un  baiser.  Il 
comprit,  mais  il  eut  peur  d'avoir  mal  compris.  Il  hésitait,  enfin  il 
osa  ;  et,  la  serrant  dans  ses  bras,  il  appuya  ses  lèvres  sur  les  siennes. 
Ce  baiser  le  mit  hors  de  lui,  le  grisa  ;  il  fut  sur  le  point  de  se  trouver 
mal.  Une  seule  fois  jusqu'alors  il  avait  éprouvé  une  ivresse  d'émo- 
tion comparable  à  celle-ci  :  c'était  près  de  Thèbes,  un  jour  que,  fai- 
sant une  fouille,  il  avait  vu  de  ses  yeux,  de  ?es  propres  yeux,  appa- 
raître au  fond  de  la  tranchée  un  grand  sarcophage  de  granit  rose. 
Ce  jour-là  aussi,  il  lui  avait  pris  une  défaillance. 

M'"^  Gorneuil  s'assit  sur  un  banc;  il  se  laissa  tomber  à  ses  pieds, 
et,  posant  ses  coudes  sur  des  genoux  adorés,  les  mains  dans  les 
mains,  il  resta  quelque  temps  à  la  manger  des  yeux.  Il  n'y  avait 
que  la  largeur  d'une  route  entre  la  charmille  et  le  lac;  ils  enten- 
daient la  vague  qui  causait  tout  bas  avec  la  grève;  elle  balbutiait 
des  mots  d'amour,  elle  racontait  des  joies  et  des  mystères  qu'au- 
cune langue  humaine  ne  peut  dire. 

Après  un  long  silence  :  —  Les  grands  bonheurs  sont  toujours 
inquiets,  toujours  sur  le  qui-vive,  reprit  M'"*  Coi  neuil  ;  tout  les 
effarouche,  ils  ont  peur  de  tout.  Je  vous  en  supplie,  débarrassez- 
nous  de  ce  diplomate.  Je  n'ai  jamais  aimé  les  diplomates;  d(s 
préjugés,  des  intérêts,  des  calculs,  des  vanités,  ils  ne  voient  que 
cela  dans  le  monde. 

—  Vos  volontés  me  sont  sacrées,  lui  dit-il,  et  dussé-je  me 
brouiller  à  jamais  avec  lui,  je  ferai  tout  ce  qu'il  vous  plaira,  quoique 
je  lui  aie  toujours  rendu  l'amitié  qu'il  me  porte. 

—  Oui,  renvoyez-le  dans  sa  famille,  qui  nous  en  voudrait  de  l'ac- 
caparer. Qu'il  retourne  bien  vile  lui  raconter  ses  histoires! 

—  Permettez,  sa  famille,  c'est  moi;  il  est  garçon  ou  plutôt  veuf 


LE    ROI    APÉPI.  M 

depuis  trente  ans  et  sans  fils  ni  fille.  Mais  que  m'importe  son  héritage  ! 
A  ces  mots,  M'"''  Gorneuil  sortit  de  son  extase,  et  dressant  l'o- 
reille comme  un  chien  qui  flaire  une  piste  inattendue  : 

—  Son  héritage!  Vous  êtes  son  héritier!  Vous  ne  m'en  avez 
jamais  rien  dit. 

—  Et  à  quel  propos  vous  l'aurais-je  dit?  L'argent,  qu'est-ce  que 
l'argent?..  Mon  trésor,  le  voici,  ajouta-t-il  en  essayant  de  prendre 
un  second  baiser,  qu'elle  lui  refusa  sagement,  car  il  ne  faut  abuser 
de  rien. 

—  Ce  sont  de  lâches  misères  que  les  questions  d'argent,  dit-elle. 
Est-il  très  riche,  le  marquis? 

—  Ma  mère  assure  qu'il  a  deux  cent  mille  livres  de  rente.  Qu'il 
en  fasse  ce  qu'il  voudra.  Puisqu'il  a  eu  le  malheur  de  vous  déplaire, 
je  lui  déclarerai  tout  net  que  je  renonce  à  la  succession. 

—  Encore  y  faut-il  mettre  des  formes,  répondit  avec  quelque 
vivacité  M"""  Gorneuil.  Vous  avez  de  l'aflection  pour  lui;  je  serais 
désolée  de  vous  brouiller  avec  un  parent  que  vous  aimez. 

—  Vous,  vous,  rien  que  vous!  s'écria- t-il.  C'est  si  peu  de  chose 
que  le  reste! 

11  demeura  quelques  instans  encore  à  ses  genoux;  mais  à  son 
vif  chagrin,  elL*  l'obligea  de  se  relever,  en  lui  disant  : 

—  M.  de  Miraval  finira  par  remarquer  que  nous  sommes  long- 
temps absens.  Soyons  polis. 

Deux  minutes  après  elle  rentrait  dans  l'ajoupa,  où  la  suivit  Ho- 
race, et  elle  aborda  le  marquis  avec  une  nuance  d'aOabilité  qu'elle 
ne  lui  avait  pas  encore  montrée;  mais,  quoiqu'elle  eût  changé  de 
visage  et  de  procède,  le  charme  ne  laissa  pas  d'opérer,  ou  plutôt 
l'effet  n'en  fut  que  plus  sensible.  M.  de  Miraval,  qui  avait  recouvré 
toute  la  liberté  de  son  esprit  en  conversant  familièrement  avec 
M""*  Yéreiz  et  en  lui  faisant  toute  espèce  de  confidences,  se  troubla 
de  nouveau  quand  il  revit  sa  belle  ennemie.  Il  répondit  à  ses 
avances  par  des  phrases  incohérentes,  par  des  propos  sans  queue 
ni  tête,  qui  semblaient  tomber  de  la  lune.  Bientôt,  comme  {)rJs  de 
Colère  contre  lui-njême  et  contre  son  indigne  faiblesse,  il  se  leva 
brusquement,  et  se  tournant  vers  M"""  Véretz  : 

—  On  n'oublie  pas  longtemps  son  La  Fontaine,  lui  dit-il  ;  je 
retrouve  à  l'instant  la  fin  du  vers  que  je  cherchais  et  que  voici  : 

Ah  !  si  mou  cœur  osait  eocor  se  renflamiuer  ! 

11  prit  aussitôt  congé  d'elle,  la  salua  profondément;  puis  s'avan- 
çant  vers  W^"  Gorneuil,  il  la  regarda  dans  les  yeux  et  lui  dit  avec 
une  sorte  d'â[>reté  dans  la  voix  : 

—  Madame,  je  suis  venu,  j'ai  vu  et  j'ai  été  vaincu. 


Û2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  là-depsus  il  s'éloigna  comme  un  homme  qui  se  sauve,  en  dé- 
fendaut  à  son  neveu  de  le  leconduire.  On  croira  sans  peine  qu'après 
son  départ  il  fut  beaucoup  parlé  de  lui.  Tout  le  monde  s'accorda 
à  dire  qun  sa  conduite  était  étiange;  mais  iVi'»«  Véretz  déclara  qu'il 
lui  parais-ait,  plus  cbarniant  encore  que  singulier.  M""  Corneuil  le 
trou\aii  plus  singulier  que  charmant.  Quant  à  Horace,  il  expliqua 
ce  qu'il  y  avait  eu  d'un  peu  bizarre  dans  son  attitude  par  des  iné- 
galités de  santé  ou  par  un  caprice  d'humeur,  que  son  âge  i-endait 
excusable.  Il  avoua  du  reste  qu'il  ne  l'avait  jamais  vu  ainsi,  qu'il 
l'avait  toujours  connu  bon  vivant,  alerte,  sur  de  sa  mémoire,  dé- 
gourdi et  se  faisant  tout  à  tous. 

—  -  Il  y  a  là  un  mystère  que  vous  aurez  soin  d'éclaircir,  lui  dit 
M"^  Corneuil.  Et  connue,  ayant  regardé  sa  montre,  il  se  disposait 
à  se  retirer  : 

—  A  propos,  grand  paresseux,  lui  dit-elle,  quand  donc  me  lirez- 
vous  ce  fameux  quatrième  chapitre  de  votre  Histoire  des  Uycsos? 
N'allez  pas  oublier  que  nous  devons  le  lire  un  soir  et  faire  à  minuit 
un  souper  tin  en  son  honneur.  JNous  le  commanderons  à  Paris,  ce 
souper.  Ne  sera-ce  pas  délicieux? 

A  l'idée  de  cette  petite  fête  intime  en  l'honneui-  d'Apépi,  le  cœur 
dHorace  tressaillit  d'aise  et  sa  prunelle  s'alluma. 

—  Je  ne  veux  rien  vous  lire  qui  ne  soit  digne  de  vous.  Accordez- 
moi  dix  jours  encore. 

—  Di-K  jours,  c'est  un  siècle!  fit-elle.  Mais  au  moins  soyez  de 
parole,  ou  je  me  brouiile  avec  vous. 

Il  s'éloignait,  elle  ajouta  :  —  Quand  vous  reverrez  M.  de  Miraval, 
soyez  déliant,  mais  soyez  adroit. 

—  Lui,  admit!  s'écria  M'"'  Véretz,  lorsqu'elle  fut  seule  avec  sa 
fille.  Ordonne-lui  plutôt  de  traveiser  le  grand  lac  à  la  nage. 

—  Est-ce  encore  une  épigramme?  dit  M"*^  Corneuil  avec  liumeur. 

—  Puisque  je  l'adore  tel  qu'il  est,  lui  répondit  sa  mère,  peut-on 
m'en  demander  davantage?  Quani  à  ls\.  de  Miraval,  tu  as  tort  de 
t'en  in(|uiéter.  M'est  idée  qu'il  nous  est  tout  acquis. 

—  Ce  n'est  pas  la  mienne,  répliqua-t-elle. 

—  En  tout  cas,  n)a  chère,  il  faut  le  traiter  avec  beaucoup  de 
ménagement,  car  je  sais  de  source  certaine... 

—  Vous  allez  m'apprendre,  interrompit  d'un  ton  dédaigneux 
M""- Corneuil,  (|u'il  a  deux  cnt,  mdle  livres  de  renie  et  qu'Horace 
est  son  héritier.  Ces  misérables  ba-atelles  sont  pour  vous  des 
atfaires  d'état. 

Et  aussitôt  après,  elle  lui  dit  :  —  Demandez  donc  à  Horace  d'in- 
viter le  mar  luis  à  venir  au  premier  jour  déjeuner  avec  nous. 

YlClOR    CnLKUULIEZ. 
{La  dernière  iiarlie  au  prochain  n°.) 


PORTRAITS 

D'HIER  ET  D'AUJOURD'HUI 


AUBER    ET    SGRIBE 


Après  avoir  dormi  d'un  sommeil  séculaire  de  dix  ans,  la  Muette, 
comme  cette  princesse  du  conte  de  Perrault,  se  réveille  aujour- 
d'hui :  musique  nationale  et  populaire  dont  le  souvenir  ne  s'ef- 
facera ni  de  nos  esprits  ni  de  nos  cœurs;  nous  avons  ainsi  irois 
ou  quatre  chefs-d'œuvre:  Zampa,  le  Pré-aux-Clercs,  la  Dame 
blanche,  contre  qui  les  systèmes  ne  prévaudront  pas,  par  cette 
raison  toute  simple  que  ces  chefs-d'œuvre-là  sont  faits  de  génie. 
La  muse  de  notre  sol  les  a  touchés  à  leur  naissance  et  consacrés, 
les  autres  sont  un  peu  de  tout  le  monde  et  à  tout  le  monde,  ceux-là 
sont  à  nous,  rien  qu'à  nous;  gardons-les  soigneusement  et  souhai- 
tons-leur la  bienvenue  dans  ces  reprises  qui,  à  des  intervalles  de 
dix  et  quinze  années,  viennent  témoigner  de  la  force  de  vitalité 
dont  ils  sont  doués.  Une  génération  peut  se  tromper;  mais  deux, 
mais  trois,  mais  quatre?  Tout  semble  avoir  été  dit,  tout  est  à  redire  ; 
de  là  ces  analyses,  ces  paraphrases,  ces  points  de  vue  qui  répondent 


lill  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

aux  besoins  de  notre  imagination  et  qui  ne  sont  au  demeurant  que 
la  constatation  de  cette  vie  intense,  de  la  profondeur  de  ces  des- 
sous sans  lesquels  il  n'y  a  point  dans  l'art  de  grande  création. 

Nous  lisions  dernièrement  dans  les  journaux  de  Berlin  le  compte 
rendu  d'une  représentation  du  Lac  des  fées,  et  tant  de  beaux  éloges 
distribués  par  la  critique  allemande  à  cet  ouvrage,  l'un  di^s  plus 
oubliés  chez  nous  du  répertoire  d'Auber,  n'étaient  point  sans  nous 
inspirer  quelque  mélancolie.  Eh  quoi  !  pensions-nous,  il  y  a  donc 
en  Europe  encore  des  théâtres  où  l'on  joue  le  Lac  des  fées,  alors 
que  pour  nous  autres  Parisiens  la  Muette  n'est  déjà  plus  de  ce 
monde  1  Mais  ne  récriminons  pas,  car  seule  ici  la  force  des  choses 
aurait  des  comptes'à  nous  rendre,  et  nous  perdrions  notre  temps  à 
lui  en  demander.  Personne  n'ignore  quel  rôle  fut  attribué  à  la 
Muette  pendant  la  période  tapageuse  qui  servit  de  prologue  aux 
événemens  de  1870  ;  il  fallait  donc  s'attendre  à  ce  qu'au  lendemain 
de  nos  désastres  une  musique  coupable  d'avoir  si  haut  et  si  impru- 
demment chanté  la  victoire  tombât  en  disgrâce  pour  des  années. 
C'est  le  destin  des  œuvres  révolutionii^aires  de  bénéficier  des  cir- 
constances comme  d'en  pàtir,  et  la  Muette  est  l'œuvre  révolution- 
naire par  excellence,  si  bien  que  nous  l'appellerions  volontiers  la 
Marseillaise  des  opéras.  Chose  ;ingulière  que  deux  esprits  si  pro- 
fondément indifférens  aux  passions  politiques.  Scribe  et  Auber, 
deux  épicuriens,  deux  bourgeois  piofessant  avant  tout  et  surtout 
l'opinion  quiétiste,"aient  allumé  pareil  volcan  !  Serait-ce  que  ni  l'un 
ni  l'autre  ne  savait  ce  qu'il  faisait  et  qu'il  entre  dans  l'élaboration 
de  certains  chefs-d'œuvre  une  forte  dose  d'inconscience?  La  preuve, 
c'est  que  pour  Auber  le  fait  ne  s'est  plus  reproduit,-  la  Muette  est 
dans  sa  carrière  un  phénomène  que  rien  ne  laisse  pressentir  et 
que  nul  grand  ouvrage  du  inêuie  ordre  ne  suivra.  A  la  veille  de 
frapper  ce  coup  de  maître,  il  écrivait  quoi?  Fiorella,  une  de  ces 
pauvretés  qui  découragent  vos  meilleurs  amis,  et  le  lendemain  il  se 
reprenait^par  Fra  Diavolo  à  l'opéra  de  genre,  et  alors  pour  n'en 
plus  sortir  ou  du  moins  qu'à  des  intervalles  éloignés,  puisque  sur 
quarante- cinq  partitions  qu'on  a  de  lui,  huit  seulement:  le  Dieu  et 
la  Bayadère,  Gustave,  le  Lac  des  fées,  V Enfant  prodigue,  le  Philtre, 
le  Serment,  la  Corbeille  d'oranges,  appartiennent  à  notre  première 
scène,  et  encore  doit-on  reconnaître  que  le  style  de  ces  ouvrages 
se  dislingue  à  peine  du  style  de  ses  opéras-comiques.  La  Muette 
reste  donc  une  œuvre  absolument  exceptionnelle  et  sur  laquelle  il 
est  impossible  que  l'occasion  n'ait  pas  exercé  son  influence. 

Auber  n'eut  jamais  de  ces  périodes  chronologiques  qui  marquent 
le  développement  des  grands  génies;  sa  vie  d'artiste  se  déploie 
avec^une  imperturbable  uniformité,  vous  n'y  surprenez   guère  ni 


PORTRAITS    d'hier   ET   d'aUJOURD'hUI.  ht 

modifications  ni  tendances.  A  ses  meilleures  inspirations  succèdent 
ses  plus  médiocres,  il  tombe  pour  se  relever,  se  relève  pour  tomber 
sans  que  la  chose  tire  à  conséquence  et  que  de  la  chute  ou  du  suc- 
cès d'hier  on  doive  rien  conclure  pour  ce  que  sera  l'œuvre  de  demain. 
Autant  pourrions-nous  en  dire  de  sa  vie  privée,  si  dépourvue  d'inci- 
dens  et  de  péripéties,  aux  yeux  du  plus  grand  nombre  si  monotone  et 
peut-être  par  cria  même  si  heureuse.  Chacun  de  nous  n'a-t-il  pas  sa 
manière  de  comprendre  le  bonheur?  Son  idée  à  lui  était  de  se  sentir 
vivre  à  la  même  place,  de  ne  soi  tir  jamais  ni  du  pays  ni  de  la  ville 
qui  l'avait  vu  grandir:  mêmes  sites  de  promena  -e,  mêmes  visages  de 
connaissance,  mêmes  travaux,  mêmes  plaisirs.  Gomme  ce  joueur 
qui  n'admet  que  deux  émotions  :  gagner  et  perdre,  il  n'existait  que 
pour  ces  deux  extrêmes  :  réussir  et  tomber.  Le  succès  sans  l'enivrer 
redoublait  son  entrain,  k  chute  ne  le  démontait  pas,  il  la  craignait 
cependant  et  souvent  plus  que  de  raison.  Je  le  vois  encore  à  la  pre- 
mière représentation  de  Marco  Spada  tressaillir  et  blêmir  tout  à 
coup  pendant  le  finale  du  second  acte,  quand  fort  heureusement 
quelqu'un  qui  se  trouvait  là  derrière  lui  dans  la  coulisse,  appuyant 
sa  main  sur  son  épaule,  lui  souilla  à  l'oreille  :  u  Mais  calmez-vous 
donc,  cher  maître,  c'est  la  petite  flûte.  »  11  croyait  avoir  entendu  un 
sifflet.  L'habitude  était  sa  gouverne;  les  grands  :iriistes  sont  des 
êtres  plus  casaniers  qu'on  ne  se  figure  :  combien  j'en  ai  connu,  dont 
la  vie,  pleine  d'influence  et  de  résultats,  s'est  écoulée  dans  le  va-et- 
vient  d'un  quartier  à  l'autre,  et  que  de  petites  villes  contient  cet 
Hiimense  Paris  où  notre  activité  s'use  et  se  consume  isolément  aux 
alentours  d'une  Sorbonne,  d'une  xVcadémie  ou  d'un  théâtre?  Vous 
voyagez,  vous  passez  dix  ans  à  parcourir  la  planète;  au  retour 
vous  retrouvez  tout  ce  monde  presque  à  !a  même  place.  Habitude 
ou  servitude,  comment  distiiiguer  entre  ces  mots  qui  riment 
ensemble  et  signifient  si  souvent  la  même  chose?  Ceux-là  seuls 
que  la  mort  a  dételés  sont  absens,  les  autres  inexorablement 
tournent  leur  roue  sans  que  la  longe  qui  les  attache  à  leur  vieux 
moulin  se  soit  seulement  étendue  de  quelques  centimètres. 

Le  moulin  d'Auber,  c'était  l'Opéra,  ayant  pour  dépendances  le 
foyer  de  l'Opéi  a-Comique  et  pour  extrême  horizon  le  bois  de  Bou- 
logne. Je  me  trompe,  disons  Saint-Germain  et  n'en  parlons  plus.  Ses 
amis  se  souviennent  en  effet  de  l'avoir  vu  s'expatrier  vers  ces  lointains 
paragts  :  finis  terrœ,  mais  le  cas  ne  se  produisit  que  tout  à  fait  sur 
le  tard,  aux  approches  de  la  quatre-vingt-sixième  année  et  lorsqu'il 
devint  amoureux,  à  l'exemple  du  maréchal  de  Richelieu,  son  grand 
ancêtre,  (jui  à  cet  âge  enlevait  encore  Hermione.  Auber,assure-t-on, 
se  contentait  de  moins.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  campagne  le  charmait 
peu,  et  s'il  voulait  s'en  donner  l  illusion,  il  lui  sulfisait,  au  mois  de 


A6  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

juin  ou  de  juillet,  de  changer  les  tentures  de  son  salon  et  de  faire 
mettre  des  housses  de  creionne  à  ses  fauteuils.  De  plus,  comme  il 
détestait  les  longs  jours  d'été  et  ue  pouvait  dîner  qu'à  la  lumière 
des  bougies,  au  coup  de  six  heures  et  demie  on  fermait  tout,  volets, 
fenêtres  et  rideaux,  et  je  vous  donne  à  penser  si  les  convives  étouf- 
faient; n'importe,  ils  ne  se  plaignaient  pas,  ces  petites  manies  n'a- 
gaçaient personne,  étant  sincères,  vous  n'y  sentiez  jamais  le  para- 
radoxe,  et  Dumas  fils,  dans  un  éloge  des  mieux  inspirés,  a  pu  même 
en  dégager  tout  un  côté  sentimental  :  «  Deux  sièges  n'avaient  pu 
décider  ce  Parisien,  malgré  ses  quatre-vingt-dix  ans,  à  quitter  la 
capitale  de  son  cœur  et  de  son  esprit.  11  n'y  a  eu  dans  cette  résolu- 
tion ni  l'apathie  de  la  vieillesse,  ni  l'indiflerence  d  i  bien-être,  ni 
infirmité  physique,  ni  nécessité  matérielle,  il  y  a  eu  puiement  et 
simplement  cet  Amour  sairé  de  la  patrie  auquel  Auber  avait  dû  sa 
plus  puissante  inspiration  et  auquel  il  payait  loyalement  sa  dette. 
Mais,  hélas!  les  forces  de  l'homme  ont  leurs  limites  et  l'âme  humaine 
a  ses  réserves.  Tant  que  l'ennetni  a  été  l'étranger,  Auber  a  vécu, 
a  résisté,  a  espéré;  quand  l'ennemi  a  été  le  compatriote,  le  frère 
de  la  veille,  le  Fj'ançais,  le  Parisien,  Auber  n'a  plus  voulu  voir,  il 
n'a  plus  voulu  espérer,  il  n'a  plus  voulu  vivre.  Gomme  le  grand 
Romaiii,  il  s'est  voilé  le  visage  et  il  s'est  couché  en  disant  :  Toi 
aussi  mon  fils!  » 

Ce  grand  Romain  est  de  trop,  il  manque  de  proportion,  Auber 
l'eût  écarté  poliment  et  reconduit  à  la  tragédie  de  Voltaire,  sa  vraie 
place.  Toutefuis,  pour  ne  pas  être  un  personnage  consulaire,  on 
peut  n'en  pas  moins  pratiquer  ses  devoirs  envers  la  n)use;  sur  ce 
point  Auber  était  sans  reproche,  il  portait  au  plus  haut  degré  la 
dignité  de  son  art,  savait  à  fond  ce  qu'il  était  et  ce  qu'il  n'était  pas. 
J'ai  noté  dans  le  temps  un  mot  de  lui  bien  caractéiistique  à  ce 
sujet;  c'était  eu  1870,  au  lendemain  de  cette  représentation  triom- 
phale où  la  Muette  avait  été  patriotiquement  acclamée.  Je  rencon- 
trai Auber  sur  le  boulevard,  et  mon  premier  mouvement  en  l'abor- 
dant fut  de  le  féliciter  :  «  Vous  aurez  beau  faire  le  modeste,  une 
pareille  soirée  appartient  à  l'histoire,  et  ce  sont  là  des  honneurs 
publics  qu'on  vous  a  rendus  et  que  les  plus  gran  Is  envieraient  I  — 
Aussi,  croyez,  mon  cher  ami,  qne  j'en  aurais  la  joie  dans  l'âme,  si 
quelque  chose  pouvait  encore  me  toucher;  mais,  hélas!  à  mon  âge 
quelle  joie  voulez-vous  qu'on  ressente?  Et  puis,  tenez,  s'il  faut 
tout  vous  dire,  celte  représentation  d'hier  m'a  peut-être  en  somme 
valu  plus  de  désappointement  que  de  gloire.  »  Et  comme  je  lui 
marquais  mon  étonnement  :  a  Oui,  reprit-il,  et  c'est  ici  le  musicien 
qui  vous  parle.  A  ce  propos,  j'ai  rel'ait  connaiss mce  avec  la  Muette 
que  j'avais  perdue  de  vue  depuis  des  années  ;  j'ai  même  à  la  der- 


PORTRAITS    d'hier   ET    d'aUJODRd'iIUI.  A7 

nière  répétition  suivi  -ma  partition  page  à  page  ;  eh  bien,  vous 
ravouerai-je?  ce  !)'est  pas  cela!  )) 

Je  connaissais  l'iiomme  et  n'eus  pas  de  peine  à  saisir  1  objection, 
d'ailleurs  spécieuse  et  de  nature  à  ne  point  m'en.barrasser  dans  ma 
répii(iue  :  «  Ce  n'est  pas  cela?  je  vous  entends.  Oui,  certes,  si  vous 
ne  me  parlez  que  de  l'iustrumen talion  et  encore  de  certaines  par- 
ties, il  y  a  en  effet  ici  et  là  des  formules  qui  rappellent  le  style  de 
l'époque  et  qui  vous  déplaisent  aujouid'hui,  par  exemple  toutes  ces 
symétries,  lous  ces  accords  plaqués,  toutes  ces  redondances  sponti- 
niennes  dont  s'offensent  désormais  votre  oreille  et  votre  goût  formés 
aux  sonorités,  aux  complicat  ons  des  nouveaux  orchestres.  En  ce 
sens  je  vous  le  concède  volontiers  :  ce  n'est  pas  cela!  et  si  vous 
aviez  anjourd'liui  à  éci  ire  la  Muette,  il  est  évident  que  vous  l'instru- 
menteriez dilTérenniient.  Mais  il  ne  s'agit  là  que  d'un  détail  ;  cau- 
sons de  tout  le  reste,  de  ce  jaillissement  d'idées  mélodiques,  ruis- 
selant, serpentant  et  s'enlrecroisant  (comme  dans  la  scène  du 
marché),  promenant  partout  la  vie  et  la  fraîcheur  d'un  printemps 
nouveau.  Plaçons-nous  en  face  de  celte  couleur,  de  cet  imprévu 
dans  l'émotion,  de  cette  somme  énorme  d'inspiration  sincère,  de 
musique  spontanée  ;  répondez,  maître,  me  direz-vous  encor.',  en 
hochant  la  lête  et  le  découragement  sur  la  bouche  :  Ce  n'est  pas 
cela!  Non,  vous  ne  le  direz  pas,  car  vous  savez  comme  moi  qu'il 
n'y  a  de  vrai  que  le  contraire  ei  que  c'est  par  ces  qualités  absolu- 
ment géniales  que  le  chef-d'œuvre  existe  et  qu'il  tient.  La  Muette 
a  ce  mérite  d'êire  quelque  chose  qui  a  été  fait  par  un  homme  et 
qui  n'aurait  pas  été  fait  par  un  autre.  Piotestez,  contestez  tant  que 
vous  voudrez,  cher  Auber,  il  ne  dépend  de  personne,  pas  même  de 
vous,  d'empêcher  que  la  Muette  soit  un  chef-d'œuvre  1  »  Les  vieil- 
lards comme  les  enfans  pleurent  facilement.  Auber  n'a  jamais  mé- 
rité d'être  traité  ni  comme  un  vieillard,  ni  comme  un  enfant,  et 
c'est  pourquoi  la  larme  que  je  crus  surprendre  dans  ses  yeux  à  ce 
moment  m'est  restée  dans  la  mémoire.  «  Vous  êtes  toujours  bon 
pour  moi,  »  me  dit-il  en  me  serrant  la  main  avec  tendr»  sse,  et  je 
le  regardai  s'éloigner,  traînant  le  pas,  rêveur  et  morne  comnie  le 
sont  tous  les  heureux  et  tous  les  triomphateurs  de  ce  monde,  ce 
qui  doit  être  la  consolation  de  ceux  qui  n'ont  jamais  connu  ni  le 
bonheur,  ni  le  triomphe. 

Et  c'est  ainsi  que  cet  homme,  qui  avait  vu  mourir  Louis  XVI, 
qui  avait  assisté  à  la  terreur,  aux  victoires  du  général  B(maparte, 
au  premier  empire,  qui,  après  avoir  vécu  sous  les  gouverne- 
mens  de  la  restauration,  de  Louis-Philippe  et  de  Louis-Napoléon, 
devait  mourir,  à  quatre-vingt-dix  ans,  au  milieu  des  horreurs  du 
siège  de  Paris  et  de  la  commune;  c'est  ainsi  que  ce  musicien  de 


llS  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

tant  d'esprit  et  de  tant  de  souvenirs,  né  l'année  même  où  Mozart 
donnait  à  Vienne  son  EnUvetiient  au  sérail^  qui  avait  quinze  ans 
lors  de  la  première  exécution  de  la  Création  d'Haydn  et  qui  en 
comptait  quatre-vingts  à  l'avènement  du  wagnérisme,  traversa 
les  générations  les  plus  diverses,  fut  mêlé  à  tous  les  courans  sans 
être  atteint,  toujours  jeune,  actif,  toujours  imperturbable  dans  son 
art  à  lui,  comme  dans  sa  manière.  ChaLeaubriand  bâillait  sa  vie. 
Auijer  dispersa  la  sienne,  l'efleuilla  comme  un  bouquet  de  roses, 
prenant  le  jour  comme  il  vient,  indifïeieut  aux  écoles,  aux  sys- 
tèmes, semant  à  l'aventure  le  bon  et  le  mauvais,  faisant  succéder 
le  Maçon,  une  perle  rare,  à  Léocadie,  un  chiffon,  et  de  la  sorte 
jusqu'à  la  fin,  jusqu'à  ce  moment  où,  le  succès  s'étant  éloigné,  il 
le  ressaisissait  avec  le  Premier  jour  de  bonheur,  dernier  sourire  et 
dernier  défi  d'une  muse  aimable  et  galante  que  notre  esthétique 
épouvante  et  qui  s'en  va  retrouver  au  pays  de  Cythère  les  ombres 
de  Watteau,  deCrébillou  fils  et  de  l'abbé  Prévost.  On  a  d'Auber  un 
portrait  fort  ressemblant  qui  nous  le  représente  assis,  pensif,  un 
livre  entr' ouvert  dans  la  main.  «  Avouez  que  ma  lecture  vous 
intrigue  un  peu,  nous  disait-il  un  jour  en  nous  voyant  planté  devant 
ce  cadre.  —  En  eflet.,  je  me  demande  ce  qui  peut  bien  vous  inté- 
resser de  la  sorte;  rien  d'un  auteur  vivant,  j'imagine"/  »  Il  sourit  et 
nous  montra  sur  sa  table  Uii  petit  volume  corné,  souligné,  annoté 
et  connue  perdu  parmi  des  feuillets  de  nmsique  en  train  de  sécher. 
Puissance  des  affinités  intellectuelles  et  morales!  c'était  Manon 
LescinU  ! 

Maintenant,  pour  qu'un  esprit  de  cette  famille  ait  si  héroïquement 
élargi  son  style  et  se  soit  monté  à  cette  coiicepiion  de  la  Muette, 
force  est  d'admettre  cependant  qu'une  itiduence  étrangère  quel- 
conque l'a  touché.  Il  y  a  des  électricités  atmosphériques  aux- 
quelles nul  ne  se  dérobe,  vous  aurez  beau  fermer  votre  fenêtre  aux 
bruits  importuns  de  la  rue,  il  faut  que  l'air  se  renouvelle,  et  c'est 
à  l'un  de  ces  momens  que  la  contagion  vous  envahit  et  q\ie,volens, 
nolenti,  vous  poussez  ce  cri  d'hunjaniié,  de  liberté,  qui  gémit,  éclate 
de  toutes  parts  dans  la  Muette. 

Oui  certes,  Scribe  et  Auber  étaient  des  gens  de  peu  de  foi.  Eh  bien, 
après?  Voyons-nous  que  la  plupart  des  artistes  de  la  renaissance, 
le  Pérugin  en  tête,  aient  mené  une  vie  de  saints,  et  cela  les  a-t-il 
empêchés  de  peindre  leurs  tableaux  d'où  s'exhale  wne  odeur  suave 
de  mytiticisme  absente  chez  Owerbeck,  un  saint  homme  de  peintre 
devant  le  Seigneur,  mais  dont  le  tr»rt  fut  de  venii-  au  monde  dans 
un  âge  conmie  le  nôtreii'  Ce  qu'individuellement,  subjectivement  un 
artiste  croit  ou  ne  croit  pas,  importe  assez  peu;  l'atmosphère  am- 
biante le  gouverne  à  son  insu.  On  peut  vivre  en  dehors  de  l'église,  en 


PORTRAITS    d'hier    ET    D  AUJOURD  UUI.  Zl9 

dehors  de  la  politique,  on  ne  vit  pas  en  dehors  du  siècle,  et  ce  que 
nous  venons  de  dire  des  peintures  italiennes  s'appliquerait  également 
à  cette  œuvre  de  patrioiisme  révolutionnaire  issue  de  la  collaboration 
(le  deux  hommes  d'esprit  qui  n'étaient  ni  des  révolutionnaires  ni  des 
foudres  de  patriotisme.  Reportons-nous  à  cette  heure  extraordinaire 
de  1828.  En  musique,  en  poésie,  en  peinture,  un  grand  siècle  s'an- 
nonce, il  fait  mieux,  il  se  donne;  ne  parlons  ni  des  expositions  ni  de 
ze  qui  se  publie,  oublions  Ingres  et  Delacroix,  Lamartine  et  Victor 
r.ugo,  Vigny,  Musset,  Michelet  et  George  Sand,  tenons-nous  en  aux 
n.usiciens  et  comptons  s'il  vous  plaît  les  partitions  qu'a  produites 
cette  période  de  dix  ans  qui  de  1828  s'étend  à  1838.  La  Muette 
d'sbord,  puis  en  1829,  tout  de  suite,  coup  sur  coup,  chef-d'œuvre  sur 
chef-d'œuvre,  Guillaume  Tell  en  1830  et  Robert  le  Diable  en  1831. 
INornmons  encore,  pour  que  la  liste  soit  complète,  Zampa^  Gus- 
tave, la  Juive,  Guido  et  Ginevra,  les  Huguenols,  le  Comte  Ory, 
la  Fiancée,  Fra  Diavolo,  ouvrages  qui  presque  tous  ont  survécu 
et  dont  un,  les  Huguenots,  est  resté  l'opéra  du  siècle.  A  cette  révo- 
lution dans  l'opéra  moderne  accomplie  sur  notre  scène  de  la  rue 
l-e  Peletier  trois  maîtres  de  nationalités  diverses  :  un  Fiançais,  un 
Italien,  un  Allemand,  Auber,  Rossini,  Meyerbeer,  ont  concouru  à 
tour  de  rôle;  mais  à  l'auteur  français  revient  l'honneur  de  s'être 
inscrit  le  premier  en  ligne  ei  d'avoir  rompu  avec  la  tradition  du 
vieux  style  académique.  Pour  la  première  fois  le  chœur  secoue  sa 
chaîne  et  se  mêle  à  l'action,  héros  lui-même  dans  le  drame  auquel 
il  n'avait  jusqu'alors  servi  que  de  figurant.  Ces  Grecs  et  ces  Romains 
de  Sacchini  et  de  Sponiini,  les  voilà  du  jour  au  lendemain  sortis  de 
l'abstraction,  entrés  dans  la  vie;  l'art  nouveau,  comme  un  autre 
Dédale,  dénoue  leurs  membres,  alïranchit  leurs  vo  x;  regardez-les 
se  mouvoir,  ils  ont  conscience  de  leurs  attitudes,  de  leurs  gestes  ; 
écoutez-les  chanter  l'hymne  du  matin  sur  la  grève  ensoleillée,  évo- 
quer au  bruit  du  tocsin  le  dieu  des  batailles,  il  n'y  a  pas  à  dire, 
ce  ne  sont  plus  là  des  automates,  ce  sont  des  hommes;  novus  rcnim 
nascitu.-^  ordo.  Le  peuple  s'emparant  de  la  scène  exclusivement 
réservée  aux  seuls  descendans  d'Atrée,  d'Enœas  et  de  Dardanus, 
des  pêcheurs  et  des  lazzaroni  promenant  leurs  pieds  nus  devant  ce 
public  habitué  à  ne  connaître  que  des  guerriers  en  cothurne  et 
casqués  d'or,  des  pontifes  mitres  eX  des  princesses,  filles,  femmes 
et  sœurs  de  tant  de  rois  !  qu'aurait  pensé  de  cela  Voltaire,  lui 
qui  trouvait  que  Shakspeare  faisant  parler  les  Romains  comme  des 
hommes  ravalait  la  majesté  de  l'histoire  :  «  Gela  est  naturel,  oui, 
mais  c'est  le  naturel  d'un  homme  de  la  populace,  et  ce  n'est  pas 
ainsi  que  parlaient  les  hommes  de  la  république  romaine.  »  Le 
fait  est  que  la  transformation  parut  violente,  et  les  témoins  de  l'é- 

TOME  XXXV.   —   1879.  4 


50  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

poque  racontent  même  qu'elle  choqua  et  scandalisa  bien  du  monde; 
songez-y  donc  .  ce  va-et-vient  tumultueux,  ce  réalisme  dans  les 
costumes,  dans  le  geste,  et  quels  personnages,  justes  dieux,  pour 
figurer  sur  un  théâtre  d'Académie  royale  :  la  canaille  en  bras  de 
chenjise,  tout  un  peuple  chassant  ses  maîtres  pour  venger  l'honneur 
d'une  petite  marchande  de  poissons  mise  à  mal  par  un  prince  ai- 
mable! 

Assurément  qu'il  y  avait  là  matière  à  récriminations,  mais  le 
spectacle  était  si  nouveau,  si  moderne,  les  costumes  et  les  bal- 
lets offraient  un  ensemble  si  pittoresque,  de  ce  poème  et  de  cette 
musique  un  tel  Ilot  de  vie  se  dégageait,  que  bientôt  les  mécontens 
se  ravisèrent.  Tous  d'ailleurs,  auteurs,  chanteurs  et  directeurs,  se 
tenaient  par  la  main,  tous  conspiraient  pour  le  succès,  succès  mi- 
mense  dont  le  gouvernement  de  la  restauration  n'eut  pas  un  in- 
stant l'idée  de  s'inquiéter.  L'es[)rit  du  temps  était  là  tout  enier; 
nul  d'abord  ne  l'y  soupçonna,  l'enchantement  premier  fut  pour  les 
yeux  et  les  oreilles.  Deux  ans  plus  tard  seulement  la  révolution  de 
juillet  mit  à  découvert  le  volcan  caché  sous  des  fleurs.  On  reproche 
souvent  à  la  critique  actuelle  ses  commentaires  et  ses  exégèses,  on 
nous  accuse  de  prêter  aux  auteurs  nos  propres  idées  et  de  voir  dans 
leurs  ouvrages,  après  coup,  mille  choses  sublimes  dont  eux-mêmes 
jamais  ne  se  doutèrent.  Je  laisse  à  la  sagesse  des  nations  le  soin  de 
répondre  à  ce  raisonnement  :  on  ne  prête  qu'aux  riches,  dit  un 
proverbe.  Toute  grande  conception  d'art  porte  en  elle  une  sorte 
de  vie  latente  que  l'avenir  aura  pour  mission  de  reconnaître  et  de 
fomenter.  Les  chefs-d'œuvre  ne  se  font  pas  tout  seuls;  avant  d'ar- 
river à  ce  point  de  perfection  où  nous  les  admirons,  il  leur  faut  subir 
une  phase  de  cristallisation;  étudié  à  trente  ou  quarante  ans  de 
distance,  tel  opéra  de  Rossini,  de  Meyerbeer,  d'Auber  ou  d'Hérold, 
tel  drame  de  Victor  Hugo,  tel  tableau  d'Ingres  ou  d'Eugène  Dela- 
croix, n'est  plus  pour  nous  ce  qu'il  était  pour  la  génération  qui  le 
vit  naître;  c'est  que  depuis  la  discussion  s'en  est  mêlée,  et  que  de 
ces  critiques,  de  ces  apologies,  de  ces  analyses  et  de  ces  commen- 
taires, l'œuvre  qui  restera  s'est  dégagée.  Il  y  a  chez  l'artiste  au 
moment  qu'il  crée  une  part  énorme  d'inconscience,  rarement  lui 
arrive-t-il  de  faire  ce  qu'il  veut,  quelquefois  il  fait  moins,  quelque- 
fois aussi  il  fait  plus,  témoin  Béranger  et  M.  Labiche,  dont  le 
théâtre  a  pris  tout  de  suite  un  autre  aspect  à  la  lecture,  et  qui, 
croyant  n'être  qu'un  vaudevilliste,  faisait  œuvre  d'académicien  (1). 

(1)  «  Vous  prétendez  que  ce  sont  des  chausons,  je  soutiens,  moi,  que  ee  sont  des 
odes!  I»  s'exclamait  jadis  ua  fanatique  de  Bcranscr  :  «  Vous  dites  que  co  sont  là  de 
simples  farces  du  PaUiis-Uoyal  écrites  dans  le  style  du  genre,  qui  naturellement  ne 
saurait  ôlre  qu'un  jargon  et  la  négation  de  tout  btyle;  je  soutiens,  moi,  que  c'est  du 


PORTRAITS    d'hier    ET    d'aUJOURD'hUI.  51 

Hahentsua  fata^  jamais  parole  plus  vraie  ne  fat  écrite.  Procédons 
simplement,  soyons  d'abord  artiste  et  grand  artiste,  tout  le  reste 
viendra  par  surcroit,  gardons-nous  des  choses  voulues  et  n'obéis- 
sons qu'au  souffle  de  l'esprit.  Au  jour  où  cette  partition  de  la  Muette 
vint  au  monde,  l'orage  ne  menaçait  pas  encore,  lout  au  plus  se 
laissait-il  prévoir  de  loin,  mais  ses  grondemens  sourds  perçus  ici 
ei  là  suffisaient  pour  émouvoir  un  musicien  déjà  si  profondément 
entre[)ris  })ar  la  couleur  de  son  sujet.  A  ce  seul  point  de  vue,  la 
Muette  mériterait  une  place  à  part  dans  l'histoire  de  l'opéia  moderne, 
jamais  en  effet  auparavant  la  musique  n'avait  connu  semblable  fête, 
cette  suite  non  interrompue  de  tableaux  représentant  au  naturel 
la  vie  d'un  peuple  parut  la  chose  du  monde  la  plus  originale;  notez 
que,  sur  ce  chapiti  e  du  paysage,  l'art  lyrique  en  était  encore  à  la 
tradition  de  notre  tragédie  classique,  et  chacun  sait  ce  que  vaut 
comme  pittoresque  cette  tradition  racinienne.  Aussi  quel  attrait  inouï 
dans  cetie  chaude  et  poéli  [ue  peinture  du  ciel  méridional,  dans  cette 
symphonie  dramatique  colorée  comme  un  Véronèse,  où  rien  n'est 
omis,  ni  l'élude  des  caractères,  ni  l'azur  du  golfe  de  iNapIes,  ni  son 
Vésuve  dont  la  ilamm*:!  surchauOé  ces  rythmes  volcaniques,  et  tout 
cela,  exécuté  sobrement  selon  les  préceptes  d'un  art  d'autant  plus 
sincère  qu'il  s'ignore,  innocent  de  toute  théorie,  de  tout  système! 
Sous  le  rapport  du  pittoresque,  le  second  acte  de  la  Muette  n'a 
point  son  égal,  et  s'il  pouvait  y  avoir  en  musique  des  impressiun- 
nisies  conune  il  en  existe  en  peinture,  pas  un  ne  me  démentirait. 
Dès  le  lever  du  rideau,  l'air  qui  souffle  du  théâtre  vous  apporte 
je  ne  sais  quelle  fraîcheur  de  biise  marine!  Musique  saine,  alerte, 
allègre  et  lumineuse  qui  s'éveille  au  matin,  se  sent  en  joie  et  vous 
met  en  joie. 

Une  simple  remarque  :  avez-vous  présente  à  l'esprit  certaine 
page  de  Schumann  intitulée  le  Laboureur?  c'est  la  même  idée, 
à  ce  point  que  pendant  qu'eUe  se  déroule  au  piano  sous  vos  doigts 
vous  y  ajoutez  spontanément  les  paroles  que  Scribe  semble  avoir 
faites  tout  exprès  :  Amis,  le  soleil  va  paraître!  Hasard,  réminis- 
cence, plagiat  effronté,  je  n'oserais  jurer  de  rien;  ces  diables  de  néo- 
romanti  jues  allemands  vous  ont  la  main  si  leste  et  si  habile.  Reve- 
nons à  ce  deuxième  acte  ;  les  chansons  succèdent  aux  chœurs,  les 
duos,  les  récitatifs  s'entremêlent  et  le  drame  se  déploie,  varié, 
chatoyant,  pathétique,  au  milieu  d'un  continuel  entrain  décoratif 

Molière  et  que  l'auteur  de  ce  théàtre-là  doit  être  de  l'Académio!  »  Pourquoi  pas? 
L'Acadé nie  en  a  bien  vu  d'autres,  l'auteur  du  Misanthrope  n'en  fut  jamais,  l'auteur 
du  Misanthrope  et  V Auvergnat  en  sera. 

Rien  ne  manque  à  sa  gloire,  il  manquait  à  la  nôtre  ! 


52  REVUE    DES   DEUX   MONDES, 

pendant  lequel  l'intérêt  symphonique  et  vocal  se  soutient  jusqu'à 
la  dernière  mesure,  jusqu'à  ce  rappel  du  motif  de  la  barcarolle 
qui  doucement,  languissamment,  accompagne  Fenella  sur  son 
rocher  et  projette  sur  ce  coin  bleu  de  la  plage  enchantée  la  note 
sombre  du  pressentiment!  C'est  la  mode  aujourd'hui  entre  peintres 
et  romanciers  d'échanger  leurs  idées,  et  mainte  histoire  que  nous 
lisons  et  qui  nous  charme  n'est  souvent  que  la  paraphiase  d'un 
tableau  de  la  dernière  exposition  et  la  mise  en  action  du  mot  d'Ho- 
race, ut  piciura  poesis.  Eh  bien,  à  ce  propos,  je  me  retourne  vers 
la  peinture  et  me  demande  quel  Jules  Breton  me  rendra  cette  scène 
finale  du  second  acte  de  la  Muette,  et,  par  un  de  ces  prestiges  de 
trans[)osition  si  famiUers  à  l'art  contemporain,  me  fera  passer  la 
musique  d'Auber  dans  sa  peinture?  Et  l'homme  capable  d'écrire 
un  pareil  paysage  et  qui  plus  tard  donnait  Fra  Diavulo,  une  autre 
merveille  de  vie  et  de  coloration,  Auber,  ne  connaissait  pas  l'Italie 
et  n'eut  pour  toute  information  que  quelques  cahiers  d'airs  natio- 
naux rapportés  par  Scribe  et  des  bouts  de  conversation  avec  son 
collaborateur  (1).  Même  instinct  de  la  couleur  dans  Gustave,  même 
divination  du  pittoresque  local,  l'effet  de  neige  et  le  clair  de  lune 
d'une  nuit  du  nord  succédant  à  l'effet  de  soleil.  Une  troisième  fuis 
Auber,  dans  Manon  Lescaut^  s'essaiera  à  ce  métier  de  peintre,  et 
son  inspiration  lui  fournira  l'intermède  de  la  scène  du  désert,  uue 
symphonie  à  la  Salvator.  Jean-Paul,  racontant  à  ses  lecieurs  Naples 
et  Ischia  du  fond  de  sa  taupinière  de  Bayreuih,  les  prévient  de  se 
fier  d'autant  plus  à  la  parfaite  exactitude  de  ses  dtscripiions  qu'il 
s'est  toujours  bien  gardé  de  visiter  l'Italie.  Sans  aller  jusqu'à  ce 
paradoxe,  on  peut  admettre  certains  privilèges  de  l'nnagination  ;  la 
Muette,  Guillaume  Tell  et  le  Freischiitz  suiit  en  musique  les  trois 
ouvrages  pittoresques  par  excellence,  et  des  trois  auteurs  de  ces 
chefs-d'œuvre,  Weber  est  le  seul  qui  ait  eu  l'imprebsion  directe,  aux 
deux  autres  l'intuition  géniale  a  suffi.  «  Le  talent  vrai,  disait  Stend- 
hal, est  connue  le  visnias,  ce  papillon  des  Indes  qui  prend  la  couleur 
de  la  plante  sur  laquelle  il  vit.  »  Motil's  éblouissans,  envolée  con- 
tinue de  ritournelles  délicieuses,  le  musicien  abonde  et  surabonde, 
quand  tout  à  coup  le  drame  éclate.  Écoutez  ce  duo  entre  Masanieîlo 
et  Pietro  :  Amour  sacré  de  la  patrie!  JNous  somujes  en  pleine 
révolution  de  juillet,  et  tout  un  côté  de  celte  partition  resté  dans 
l'ombre,  va  jaillir  soudainement  à  la  lumière. 

Celte  date  de  1830  lut  pour  le  chef-d'œuvre  d'Auber  un  moment 

(1}  Détail  à  signaler,  deux  musiciens,  Auber  et  Carafa,  composent  eu  môme  temps 
un  opéra  sur  le  môme  sujet.  Do  ces  deux  liomnnjs,  l'un  est  Fiançais,  l'autre  Italien, 
JSapoliuin  s'il  vous  plaît,  et  c'est  le  Français,  c'est  Auher  qui,  sans  avoir  jamais  mis 
le  pied  eu  Italie,  trouve  la  couleur,  la  vie,  le  pittorebque  du  sujet. 


POKTRAITS    D  HIER    ET    D  AUJOURD  ilUI.  53 

de  transformation  physiologique,  l'idée  patriotique  s'enlevant  en 
vigueur  perçait  désormais  le  romantisme  ondoyant  et  divers  de  la 
première  heure.  Chanteurs,  public,  étaient  électrisés;  Nourrit,  en 
proie  au  vertige  d'une  inspiration  toute  nouvelle,  brûlait  les  plan- 
ches, et  le  baryton  Dabadie,  artiste  d'ordinaire  assez  médiocre, 
grandissait  lui-même  à  la  hauteur  de  la  situation.  Deux  mois  plus 
tard,  après  avoir  servi  chez  nous  à  cette  propagande,  la  Muelle 
allait  en  Belgique  prendre  une  part  non  nioins  active  aux  jour- 
nées de  septembre,  et  c'est  à  dater  de  cette  période  que  l'ouvrage 
d'Auber  revêtit  le  caractère  qu'il  a  toujours  conservé  depuis  et 
qu'il  épousa  définitivement  la  Marseillaise.  Ici,  une  objection  se 
dresse,  et  j'entends  les  ennemis  du  commentaire  s'écrier  :  «  De 
sorte  que,  si  la  révolution  de  juillet  ne  fût  point  venue,  toutes  les 
belles  choses  qu'il  vous  plaît,  après  coup,  de  découvrir  et  d'admirer 
n'existeraient  pas?  »  11  se  peut  qu'en  ellet  elles  fussent  restées  lettre 
morte,  mais  il  me  sera  permis  de  répondre  que,  si  deux  ans  avant 
la  révolution  de  juillet  Auber  les  y  a  mises,  c'est  que  toutes  ces 
belles  choses-là  étaient  alors  dans  l'air,  et  que,  si  elles  n'avaient  pas 
été  dans  l'air,  il  ne  les  aurait  probablement  pas  mises.  —  Le  duo 
des  deux  hommes  au  second  acte  a  des  accens  irrésistibles  ;  c'est 
convaincu,  entraînant,  à  la  fois  populaire  et  noble,  un  souffle  spon- 
tinien  circule  à  travers  cette  phrase  d'une  ampleur  supei  be  et  ma- 
gistrale. Car  la  Muette  n'entend  pas  rompre  ouvertement  avec  le 
passé,  cet  opéra  de  l'avenir  se  rattache  à  l'ancien  jeu  par  maintes 
traditions  bonnes  à  conserver  et  même  par  quelques  autres,  qu'il  eût 
mieux  valu  omettre.  Ainsi,  le  croirait-on,  en  dépit  de  l'esprit  nou- 
veau qui  s'allirme  partout  dans  la  musique,  les  costumes  et  la  mise 
en  scène,  vous  retrouvez  là  ce  fameux  confident  de  la  tragédie  : 
Omi/ios,  dirait  un  Allemand.  Curieux  spectacle  en  effet,  de  voir  sur 
le  seuil  du  premier  des  opéras  modernes  apparaître  le  dernier  des 
confideus  classiques;  c'est  à  supposer  qu'il  doit  y  avoir  là  une  ma- 
nière de  symbole  dicté  à  Scribe  par  le  génie  de  l'histoire,  jaloux  de 
relier  au  passé  le  présent  et  l'avenir  :  a  De  Fenella  sait-on  quel  est 
le  sort?  ))  demande  dès  l'exposition  le  jeune  prince  au  personnage 
qui  partout  le  suit  et  l'accompagne,  et  celui-ci  lui  répond  comme 
Arcas,  Théramène  ou  Gorasinin  pourraient  le  faire  : 

Seigneur,  je  l'iguore,  et  mon  zèle 
'  Pour  découvrir  sa  trace  a  fait  un  vain  effort. 

Goûtons  d'abord  cette  langue  :  un  zèle  qui  fait  un  vain  effort.  C'est 
l'école  :  l'abstraction  à  la  place  du  pronom  personnel;  le  je,  le  moi 
est  haïssable,  plus  haïssable  en  vers  qu'en  prose,  car  il  nécessite 
chez  celui  qui  l'emploie  une  certaine  habileté  de  main,  tandis  qu'avec 


bk  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  abstractions  et  des  participes  présens  à  la  rime,  on  se  tire  aisé- 
ment d'affaire;  ainsi,  continuant  le  procédé,  Casimir  Delavigne  dira 
dans  les  Enfans  iV Edouard  : 

Et  mon  zèle 
JN'a  pas  souffert  qu'un  autre  apportât  Li  nouvelle. 

Que  de  zèle  ! 

II. 

J'ai  prononcé  le  mot  de  romantisme.  Il  ne  faudrait  point  s'y  mé- 
prendre; Scribe,  en  ce  qui  le  concernait,  n'avait  aucun  goût  par- 
ticulier pour  la  chose;  s'il  l'employa,  c'est  qu'elle  réussissait.  Le 
romantisme  de  la  Muette  vient  d'Auber,  de  même  que  le  roman- 
tisme de  Robert  le  Diable  et  la  couleur  histoiique  des  Huguenots 
sont  à  Meyerbeer.  Scribe,  en  dépit  de  ses  attaches  avec  l'école 
officielle  comme  en  dépit  de  ses  avances  à  la  nouvelle  école,  ne  fut 
jamais  classique  ni  romantique:  c'était  un  industriel;  gagner  de 
l'argent,  le  plus  d'argent  possible,  il  n'eut  guère  d'autre  objectif; 
ses  ouvrages,  —  vaudevilles,  drames,  comédies,  —  ne  sont  que  des 
hymnes  au  dieu  Mammon.  L'argent  tient  lieu  de  tout,  remplace 
tout,  honneur,  famille,  renommée.  Étaient-ce  donc  là  les  mœurs  du 
jour,  ou  n'y  doit-on  voir  qu'un  travers  de  Scribe,  une  puie  et  simple 
idiosyncrasie  on,  pour  dire  mieux,  une  idiosyncrasie  qui  n'était  ni 
pure  ni  simple?  S'  s  personnages  n'ont,  comme  lui,  qu'une  idée, 
s'enrichir.  On  dirait  qu'ils  travaillent  à  l'heure,  tant  ils  sont  pressés 
de  faire  le  plus  de  choses  dans  le  moindre  temps;  et  son  style?  Des 
ellipses,  des  phrases  dont  pas  une  seule  ne  se  tient  debout!  Nous 
n'entendons  pas  qu'on  se  guindé  à  la  poésie,  au  lyrisme,  mais  encore 
faudraii-il  écriie  dans  une  la,ngue  intelligible,  et  capable  de  varier 
ses  elfets,  dans  une  langue  qui  ne  fût  pas  imperturbablement  la 
même  pour  tous  les  personnages  de  la  pièce;  même  pour  ces  sortes 
d'œuvres  secondaires  il  existe  une  grammaire,  et  le  ihéâire  n'exclut 
pas  tout  usage  du  français;  on  peut  être  dramatique  sans  platitude 
ni  barbarismes,  ceux  qui  sont  venus  depnis  l'ont  bien  prouvé.  11  est 
vrai  que  nous  avons  inventé  le  ro?</;/^v,  genre  d'empiunt  fait  à  l'opéra, 
espèce  de  cavatine  où  la  virtuosité  de  l'auteur  et  du  comédien  va  se 
prélassant  aux  dé,)ens  de  l'action.  Scribe  v»t  et  s'agite  dans  l'étroit, 
le  mesquin,  et  ne  s'élève  jamais  jusqu'au  fait  général,  au  vrai  hu- 
main. Il  est  heureux  lorsque  dans  les  plus  grands  événemensil  dé- 
couvre un  petit  motif  pour  en  faire  le  grand  événement  de  sa  pièce. 
Avec  cela,  tacticien  merveilleux,  sachant  mieux  que  persomie  émou- 


PORTRAITS    D  HIER    ET    D  AUJOURD  IIUI.  55 

voir  l'intérêt,  piquer  la  curiosité,  préparer  les  dénoûmrns,  celui  de 
Fra  Diavolo  par  exemple,  une  trouvaille  1  je  cite  de  préférence  ses 
opéras,  parce  que  mou  sujet  m'y  ramène  et,  de  plus,  parce  qu'ils  sont, 
à  mon  sens,  grâce  à  la  collaboration  de  certains  grands  musiciens, 
d'Aul)er  et  de  Meyerbeer  surtout,  la  meilleure  partie  de  son  théâtre. 
En  outre,  ce  théâtre-là,  par  sa  nature  toute  pittoresque,  échappe  à 
la  discussion  des  idées  morales;  les  violons  et  le  génie  de  la  mu- 
sique aidant,  vous  y  remarquez  moins  les  principes  ordinaires  de 
Scribe,  ses  maximes  philosophiques  et  ses  points  de  vue  sur  les 
lins  de  l'homme.  Cette  morale,  on  sait  ce  qu'elle  vaut;  elle  est  vul- 
gaire, elle  est  bourgeoise  et  vous  démontre  à  satiété  que  pour  faire 
la  cour  à  une  femme  mariée  il  faut  beaucoup  d'argent,  et  que  l'ar- 
tiste seul,  pourvu  qu'il  soit  fortement  muni  de  présomption,  se 
dérobe  à  cette  loi  commune.  L'artiste  en  effet,  chez  Scribe,  est  tou- 
jours cet  honmie,  ce  monsieur  qui  a  besoin  de  protection.  Peintre, 
il  a  ses  tableaux  à  placer;  musicien,  il  gueuse  un  librcUo^  le  mari 
s'emploie  à  le  servir,  tandis  que  la  femme  l'aime  et  le  «  comprend,  » 
et  Scribe  trouve  cela  tout  naturel  (1);  pour  ses  jeunes  premiers, 
coninte  pour  ses  jeunes  premières  toujours  en  train  de  boursicoter 
leurs  affaires  de  cœur,  il  semble  que  la  société  n'offre  })as  d'autres 
types  à  son  observation.  Ses  honnêtes  gens  sont  inévitablement  des 
imbéciles;  s'il  a  besoin  d'un  galant  homme,  il  ne  le  trou\e  que 
dans  l'armée  :  de  là  ses  brillans  colonels,  ses  généraux  pères  de 
famille,  ses  soldats  laboureurs  et  tout  ce  caporalisme  libéral  et 
sentin)ental,  —  signe  du  temps,  —  qu'il  partage  avec  Déranger, 
dont  le  talent  par  ses  mauvais  côtés  confine  à  Scribe.  Tel  méchant 
vers  de  Déranger  : 

De  tout  laurier  un  poisou  est  l'essence 

pourrait  être  du  Scribe,  et  du  meilleur,  de  même  qu'on  pourrait 
prendre  pour  du  mauvais  Déranger  ce  faux  sublime  : 

Le  bûcher  qui  s'élève, 
Kous  rapproche  des  cieux  ! 

C'est  la  même  muse  vue  à  d'autres  heures  et  sous  d'autres  as- 
pects. Même  aversion  des  privilèges  de  la  naissance,  même  inter- 
vention chaleureuse  en  faveur  de  la  capacité,  du  talent  et  de  la 

(i)  Il  faut  que  l'atmosphère  ambiante  y  fût  aussi  pour  quelque  chose,  autrement 
Musset  n'eût  pas  rais  dans  une  de  ses  nouvelles  ce  héros  charmant,  trop  cliarmant 
peut-être,  qui  n'éprouve  aucun  scrupule  à  se  promener  au  bois  dans  la  voiture  de  ses 
maîtresses  tt  se  laisse  un  peu  bien  complaisamment  aller  aux  délices  d'un  riche  atte- 
lage qui  n'a  qu'uu  tort,  celui  de  ne  rien  coûter  à  sa  bourse. 


56  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

libre  concurrence.  Chez  Scribe,  l'émotion  patriotique  tient  moins  de 
place,  et  l'on  peut  dire  que  ce  que  dans  la  Muette  il  nous  en  montre 
vient  de  Béranger;  il  n'a  pas  non  plus,  et  je  l'en  félicite  du  fond 
de  l'âme,  le  culte  sentimental  du  grand  empereur  ni  ce  vieux  refrain 
de  la  blouse  armée ,  accompagnement  obligé  de  la  légende  napo- 
léonienne; pour  tout  le  reste,  c'est  le  même  personnel  et  la  même 
chaubon  :  le  soldai,  le  banquier,  le  sénateur,  le  député,  l'artiste  et 
le  sexe  enchanteur.  En  ce  sens,  Béranger  et  Scribe  ont  encore  cela 
de  commun  qu'ils  sont  bien  tous  deux  de  tradition  française  et  ne 
doivent  rien  au  génie  de  l'étranger  dont  les  romantiques  se  sont 
inspirés,  aidés,  souvent  plus  que  de  raison.  Ce  poète,  mort  pauvre 
après  avoir  usé  sa  vie  à  scander,  à  rimer  quatre  ou  cinq  volumes 
de  petits  vers  laborieusement  faciles,  et  cet  infatigable  et  richis- 
sime négociant  en  produits  dramatiques  de  toute  espèce,  ce  mil- 
lionnaire académicien  et  décoré,  et  ce  Diogène,  qui  écartait  de  son 
tonneau  les  puissans  du  monde  apportant  l'or  et  les  honneurs,  deux 
esprits  de  même  souche ,  deux  bourgeois  vivant  au  cœur  de  leur 
public,  et  d'autant  pi  us  applaudis,  adoptés  et  gâtés  que  ce  public 
ne  se  sent  pas  dominé  par  eux.  Scribe  n'a  le  temps  de  rien;  cet 
homme  ne  vit  pas,  il  produit  :  cent  représentations  et  100,000  fr. 
de  droits  d'îiuieur,  voilà  le  but!  Mais  qu'on  ne  se  méprenne  pas 
sur  le  sens  de  mes  paroles,  ma  critique  n'atteint  ici  que  le  système. 
Scribe  n'en  était  pour  cela  ni  avare  ni  cupide.  Ce  besoin  de  gagner 
de  l'argent  entrait  dans  la  loi  même  de  son  activité,  il  ne  se  repré- 
sentait le  succès  que  sous  cette  espèce;  car  jamais  on  n'eut  la  main 
plus  ouverte  et  plus  généreuse.  Sur  ce  point,  Auber  ne  le  valait  pas. 
Très  humain  (1),  très  serviable  à  l'égard  de  ses  confrères,  il  mêlait 
parfois  à  son  obligeance  l'ironie  du  philosophe.  Un  jour  que  Buloz, 
alors  au  Théâtre-Français,  se  plaignait  des  visites  obsédantes  d'un 
auteur  :  «  Voulez-vous  que  je  vous  donne  un  moyen  de  vous  en 
débarrasser,  lui  dit  Scribe;  faites  comme  moi,  prêiez-lui  500  francs, 
et  vous  ne  le  reverrez  plus  que  dans  six  mois,  quand  il  croira  ou 
feindra  de  croire  que  sa  dette  est  oubliée;  c'est  environ  1,000  fr. 
par  an  qu'il  vous  en  coûtera,  comme  à  moi,  et  vrai,  pour  se  dé- 
livrer d'un  fâcheux,  ce  n'est  pas  trop  !  »  Buloz  avait  conservé 
le  meilleur  souvenir  de  ses  relations  avec  Scribe  pendant  leurs 

(1)  Celte  cliarité  de  premier  inouveiiient  lui  sauva  inC'iiie  la  vie.  Un  matii),  un  indi- 
vidu besoipincux  se  présente  ix  l'tiôtol  de  la  rue  Olivier-Saint-Georgns,  il  expose  sa  de- 
mande, Scribe  apr^s  l'avoir  écouté  ouvre  un  tiroir  et  lui  remet  cinq  louis.  On  frémit 
à  la  pnnsée  que  cet  homme  de  lettres  misérable,  disons  tout  court,  ce  misérable  s'ap- 
pelait Lacenaire.  Lui-môme  raconta  plus  lard  en  cour  d'assises  qu'à  la  vue  de  ce  tiroir 
plein  d'or  tous  ses  instincts  de  meurtre  s'étaient  éveillés,  elquo,  placé  conimo  il  l'était, 
debout  derrière  Scribe,  il  allait  agir  du  couteau  quand  la  magnificence  du  présent  le 
désarma. 


PORTRAITS    d'iIIFR    ET    d'aUJOURD'hIU.  57 

années  de  travail  en  commun  au  Théâtre-Français.  II  voyait  là  un 
homme  et  une  force,  et  se  sentait  attiré  en  dépit  de  sa  théorie  et 
de  ses  goûts  personnels  qui  le  portaient  éner^^iquement  vers  un 
art  tout  autre  :  l'art  des  Musset,  des  Vigny,  des  George  Sand.  Cette 
force  que  de  loin  il  condamnait  et  combattait,  saisie  ainsi  au  vif  de 
l'action,  en  plein  mouvement,  en  plein  jeu,  triomphait  de  ses  pré- 
jugés. Je  me  réserve,  au  cours  de  ces  études  sur  mes  contempo- 
rains, de  dire  ici  toute  ma  pensée  sur  Buloz.  En  attendant,  il  m'eût 
été  difficile  en  parlant  de  Scribe  de  ne  pas  prononcer  le  nom  de 
l'administrateur  éprouvé  qui  mit  au  théâtre  le  Verre  d'eau  et  Une 
Chitine. 

Le  caractère  du  génie  de  Scribe  est  de  manquer  de  forme  et  de 
types,  d'être  un  génie  fluide,  point  plastique,  musical  par  nature. 
Ses  poèmes  d'opéra,  que  nous  classerions  au  premier  rang  de  son 
répertoire  et  qui  se  distinguent  par  des  qualités  d'imagination  par- 
tout ailleurs  absentes,  ses  poèmes  doivent  beaucoup  aux  musiciens, 
et  tandis  que  l'esprit  de  Scribe  exerçait  sur  Auber  une  influence 
pernicieuse  à  la  longue,  l'esprit  d'Âuber  prêtait  de  son  côté  vie  et 
couleur  à  l'ébauche  du  librettiste,  et  d'un  scénario  bien  gouverné 
faisait  une  de  ces  œuvres  dont  la  première  impn  ssion  devient  tradi- 
tion et  s'implante.  Auber  était  artiste  au  fond  de  l'âme,  et  si  l'idée 
l'eût  jamais  pris  détenir  registre  de  ses  variantes,  peut-être  sei'ions- 
nous  étonnés  de  la  part  de  librettiste  qui  devrait  lui  échoir.  N'était-ce 
pas  en  effet  une  lutte  sourde  et  continue  entre  ce  poète  qui  regar- 
dait la  musique  comme  un  obstacle  à  sa  pièce  et  ce  musicien  jaloux 
de  maintenir  ses  droits?  Plus  tard,  Scribe,  à  force  de  ténacité, 
l'emportera;  quarante  années  de  collaboration  et  d'empiétemens 
l'aideront  à  triompher;  mais,  avant  de  se  laisser  éconduire,  avant 
d'en  arriver  de  guerre  lasse  à  cette  période  du  Domino  noir,  de 
VAmbasisadrice,  de  la  Sirène  et  de  Marco  Spada,  où  la  musique 
paraît  décidément  quitter  la  place  à  la  comédie  d'intrigue,  Auber 
se  défendra,  quoique  sans  trop  de  suite,  et  comme  on  dit,  avec  des 
hauts  et  des  bas.  Nous  le  verrons,  après  avoir,  sous  le  vent  de 
la  Maelte,  vaillamment  affirmé  son  art  dans  Fi-a  Diavolo,  faiblir 
dans  Lestocq  et  le  Cheval  de  bronze,  se  relever,  fléchir  de  nou- 
veau, puis,  insensiblement  se  laisser  conquérir,  ne  plus  com- 
battre que  par  soubresauts,  —  le  premier  acte  à'Iiaydée,  l'ouver- 
ture et  le  troisième  acte  des  Biamans  de  la  couronne,  l'acte  du 
désert  dans  Manon  Lescaut, — et  définitivement  se  résigner  à  n'écrire 
plus  que  de  la  petite  musique  en  grand  musicien.  Et  cela  pour  faire 
plaisir  à  son  ami  Scribe,  qui,  soit  dit  en  passant,  n'eut  point  si  bon 
marché  de  Meyerbeer.  Robert  le  Diable  et  les  Huguenots  sont, 
comme  la  Muette,  des  drames  qui  dépassent  de  beaucoup  la  portée 


58  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ordinaire  du  genre.  Le  premier  acte  de  Robert  le  Diable,  au  seul 
point  de  vue  du  théâtre,  a  de  la  valeur  ;  que  de  choses  dans  ce  pro- 
logue! les  événemeus,  les  caractères  exposés  en  quelques  mots 
clairs  et  rapides.  Là  se  trahit  la  force  de  Scribe,  l'art  sréuique  mis 
au  service  de  la  musiiue,  ajoutons  qu'il  n'en  donne  pas  davantage; 
de  poésie,  pas  une  étincelle;  les  vers  sont  plats,  la  couleur  nulle;  au 
lieu  d'Auber  (l'Auber  de  la  Mnette),  au  lieu  de  Meyerheer,  sup[)osez 
tels  musiciens  d'école,  tels  partiiionnaire-^,  et  la  conception  définitive 
avortera  faute  d'imag' nation,  de  poésie.  Au  besoin,  la  donnée  primi- 
tive du  troisième  acte  de  7?o&fr/  le  Diable  suffirait  pour  juger  le  pro- 
cès. Scribe  ne  s'éiait-il  pas  avisé  d'évoquer  à  cette  occasion  ses  vieux 
souvenirs  de  collège  :  nymphes,  dryades,  hamadryades  et  jardins 
d'Armide?  Meyerbeer  vient,  souille  sur  ce  clinquant  et  ce  poncif, 
et,  s'insiàrant  de  l'esprit  du  moyen  âge  qui  règne  à  cette  heure, 
il  écrit  sa  Notre-Dame  de  Ptirls^  comme  Auber  écrit  sa  Marseillaise 
aux  approches  de  la  révolution  de  Juillet.  Pour  les  Huguenots^ 
même  aventure,  mais  avec  plus  de  complications,  plus  de  tirage. 
Des  exigences  à  n'en  pas  finir,  tout  un  rôle  nouveau  (cebii  de  Mar- 
cel) auquel  il  n'avait  point  songé  et  dont  on  l'encombrait  sous 
prétexte  de  nécessités  historiques  et  autres;  du  catholicisme  et  du 
protestantisme,  il  ne  s'en  souciait  ni  en  musique,  ni  en  peinture  et 
n'en  voulait  qu'à  la  recette. 

Auber  est  un  écrivain,  et  qui  plus  est,  un  écrivain  français  dans 
la  meilleure  acception  du  terme;  il  a  dans  sa  nmsique  toutes  les 
qualités  littéraires  qui  nous  sont  propres  :  l'esprit,  la  clarté,  l'élé- 
gance, la  sobriété,  il  sait  écrire  et  se  borner,  et  si  la  sensibilité 
souvent  lui  manque,  cela  tient  à  ce  qu'en  même  tem[)S  que  nos 
qualités,  il  a  aussi  nos  défauts.  Auber  est  un  écrivain  et  un  artiste, 
il  a  du  génie  et  de  la  race;  Scribe  est  moins  un  génie  qu'une  puis- 
sance; son  démon  l'agile  et  lui  souille  à  l'oreille,  comme  au  Juif 
errant  :  Mai'che!  marche!  «  Je  n'ai  pas  le  temps  d'être  correct,  » 
disait-il,  pour  excuser  son  mauvais  style,  il  n'avait  pas  davantage 
le  temps  d'o!)server,  il  lui  fallait  tout  deviner.  En  dehors  de  ce  salon 
banal  d'agent  de  change,  qui  représente  dans  son  théâtre  littéraire 
le  vestibule  de  la  tragédie  classique  et  où  se  passent  ses  pièces  du 
Gymnase  et  ses  comédies  en  habit  noir,  vous  ne  savez  dans  (pielle 
atmosphère  ses  personnages  vivent  et  se  meuvent;  ni  l'histoire  ni 
les  mœurs  du  pays  ne  les  gouvernent.  A  queWe  mythologie  appar- 
tiennent les  êtres  surnaturels  qu'il  évoque?  Du  diable  si  jamais  il 
s'en  inquiéta.  Pour  lui,  l'ombre  de  Banquo,  la  statue  du  Comman- 
deur, sont  deii  revenans •  ses  fées  se  mettent  sous  la  protection  de 
la  sainte  Vierge,  et  si  Meyerbeer  n'eût  passé  par  là,  il  y  aurait  eu 
des  nymphes,  des  dryades  et  des  hamadryades  plein  le  troisième 


PORTRAITS    d'hier   ET    d'aUJOURd'hIIT.  59 

acte  de  Rohey^t  le  Diable.  Scribe  possède  aussi  le  plus  éfraTi{?e  assor- 
timent de  fantoches  à  tout  usage;  grands  inquisiteurs,  ministres, 
pairs  de  France  et  d'Angleterre,  doges  de  Venise,  rois  et  reines, 
bandits  et  taux  monnayeurs,  dont  il  trafique  sur  son  échiquier  avec 
un  ait  inventé  à  souhait  pour  le  plaisir  de  la  musique;  personne 
comme  lui  n'abuse  des  conjurations,  il  en  met  dans  ses  vaude- 
villes, dans  ses  comédies;  ses  grands  opéras  et  ses  opéras  comiques 
en  fourmillent.  Motifs  tournés  et  retournés  incessamment  que  le 
compositeur  se  charge  d'habiller  à  neuf. 

]N'iu)porie.  ce  rôle  de  Marcel,  une  fois  admis  en  principe,  qui 
l'écrirait?  Meyerbeer  avait  résolu  m  petto  que  ce  ne  serait  point 
Scribe,  car  s'il  lui  convenait  de  travailler  avec  Scribe,  l'illustre 
maître  n'en  redoutait  pas  moins  les  vers  de  son  collaborateur,  et, 
tout  en  s'asseyant  au  banquet  de  l'amphitryon,  se  disait  à  part  lui 
comme  Céliinène  : 

Oui,  mais  je  voudrais  bien  qu'il  ne  s'y  servît  pas. 

Auber  du  moins  ne  demandait,  l«i,  que  des  variantes,  Meyerbeer 
réclamait  tout  un  autre  style  et  s'adressait  à  Émi'e  Deschamps, 
quitte  à  indemniser  Scribe  pour  la  peine  qu'on  lui  épargnait  de 
rimer  quelques  méchans  vers.  Ainsi  voilà  une  pièce  dont  le  sujet 
est  de  Mériiiiée,  la  musique  de  Meyerbeer,  le  texte  d'Emile  Des- 
champs, et  dont  Scribe  aura  et  l'hoimeur  et  l'ai-gent!  Il  semble 
qu'il  n'y  soit  pour  rien,  il  y  est  pour  tout!  Cenx-la  seuls  qui  l'ont 
vu  à  lœiivre  peuvent  raconter  ce  que  sa  collaboration  apportait  au 
musicien,  ce  qu'elle  avait  d'utile,  de  fécond.  Jngeiis  alienornm 
liiborum  fur,  disait  Pétrarque  d'un  de  ses  conteirporains;  Scribe 
ne  vidait  pas  les  idées  d'autrui,  il  s'en  souvenait,  les  ravaudait, 
mais  avec  quelle  verve  et  quelle  incroyable  adresse!  Sa  mémoire 
était  l'Océan;  par  exemple,  il  n'y  fallait  rien  jeter,  car  le  flot  avare 
gard:iit  tout,  l'anneau  de  Polycrate  aussi  bien  que  la  coupe  du  roi 
de  Thulé,  et  tant  de  richesses  emmagasinées,  souvent  à  son  insu, 
faisaient  les  principaux  frais  de  ces  séances  où  libiettiste  et  musi- 
cien travadiaient  ensemble.  Alors  son  imagination  et  sa  dextérité 
se  donnaient  cours,  il  ne  regimbait  plus,  se  livrait  au  maître  corps 
et  âme;  oubli mt  les  objections  de  l'heure  précédente,  il  jetait  à 
bas  l'ancien  édifice,  et  d'un  tour  de  main  en  reconstruisait  un  nou- 
veau bien  dans  le  mouvement  de  vos  idées;  ainsi  les  airs  et  les 
duos  trouvaient  leur  place,  ainsi  dans  les  Huguenots,  la  scène  de 
la  bénédiction  des  poignards,  qui  dans  l'origine  devait  par  un  coup 
de  foudre  terminer  l'acte,  allait,  sur  une  inspiration  de  Meyerbeer 
et  contre  toutes  les  règles  de  la  progression  dramatique,  servir  de 


60  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

préambule  au  duo  entre  Valentine  et  Raoul,  ainsi  dans  la  Muette  le 
personnage  de  Fenella  se  transformait,  ainsi  naissait  ce  fier  duo  du 
second  acte  :  Amour  sacré  de  la  patrie,  dont  Scribe  pouvait  reven- 
diquer sa  bonne  part,  même  comme  musicien,  en  ce  sens  qu'il  fut 
cause  par  ses  observations  qu'Auber,  qui  d'abord  n'avait  pas  réussi 
à  saisir  l'expression  vraie,  s'y  reprit  à  plusieurs  fois.  On  peut  même 
ajouter  que  les  gourmades  et  les  assauts  du  librettiste  contri- 
buèrent pour  beaucoup  au  succès. 

J'ai  parlé  plus  haut  de  cette  langue  abstraite  si  commode  aux 
versificateurs.  Scribe  ne  se  gênait  guère  pour  en  abuser  et  n'en  tri- 
mait pas  moins  à  la  besogne.  Ces  pauvres  vers  qu'il  rimait  à  coups 
de  dictionnaire  et  comme  au  collège  on  fait  un  pensum,  ces 
strophes  mal  agencées  lui  coûtaient  mille  efforts.  Un  jour,  Théophile 
Gautif  r  assistant  à  la  répétition  d'une  pièce  des  boulevards,  écou- 
tait cette  prose  avec  recueillement  et  componction,  lorsque  soudain 
i!  se  hérisse,  happe  une  phrase  au  passage  et  dit  à  son  voisin,  en 
souriant  de  son  air  bonhomme  :  «  Ah  diantre  !  voilà  quatre  lignes 
qui  sont  écrites  en  français,  je  te  les  dénonce.  —  Et  tu  fais  bien, 
car  je  vais  m'empresser  de  les  ôter,  »  lui  réplique  alors  le  voisin 
qui  n'était  autre  que  l'auteur,  homme  de  beaucoup  d'esprit  et  l'un 
de  nos  plus  célèbres  dramaturges  et  des  plus  riches,  en  dépit  de 
Vaugelas.  Scribe  ne  professait  pointée  dédaigneux  parti  pris,  peut- 
être  même  n'aurait-il  pas  demandé  mieux  que  d'échapper  à  des  cri- 
tiques qui  l'affectaient  désagréablement,  car  ce  détestable  écrivain 
avait  fait  de  bonnes  études  et  savait  sa  langue;  mais  que  voulez- 
vous?  tant  de  travail  et  d'effort!  Pour  cet  esprit  si  abondant  en 
ressources,  si  doué,  si  facile  sur  d'autres  points,  c'était  toute  une 
histoire  de  redresser  un  hexamètre,  et  quand  vous  appeliez  son 
attention  sur  ces  vers  de  Gustave  : 

Mais  où  donc  est  ta  femme?  —  Elle  est  près  de  la  reine 
Daignerais-tu,  beau  page,  y  porter  intérêt? 

Il  vous  répondait  :  «  Eh  !  parbleu,  je  le  sais  bien,  c'est  affreux,  cela 
vous  horripile;  mais  pensez-vous  donc  que  j'irai  perdre  une  heure 
à  corriger  une  faute  de  grammaire  I  »  Aussi  quelle  bonne  fortune  de 
rencontrer  dans  Fenella  un  personnage  qui  le  dispensait  de  se 
n)ettre  martel  en  tête  !  Lui  qui  prétendait  qu'au  théâtre  les  scènes 
qu'on  coupe  sont  les  seules  qui  ne  risquent  point  d'être  sifflées,  dut 
se  dire  cette  fois  que  la  meilleure  occasion  de  ne  pas  multiplier  les 
mauvais  vers  était  d'écrire  un  rôle  de  muette.  Et  voyez  comme  il 
faut  toujours  se  défier  des  jugemens  téméraires;  cette  chose,  en 
apparence  si  ingénieusement  combinée,  ne  fut  nullement  un  fait 
exprès  :  la  sœur  de  Masaniello  devait  être  dans  l'origine  un  person- 


PORTRAITS    d'hier    ET    d' AUJOURD'HUI.  6l 

nage  chantant  comme  les  autres;  la  contextm'e  même  et  l'harmonie 
de  l'ouvrage  nous  indiquent  en  elle  le  grand  premier  rôle,  la  can- 
tatrice dramatique  (une  Falcon,  une  Stoltz,  une  Cruvelli,  une  Krauss 
selon  les  temps)  faisant  vis-à-vis  à  la  princesse  Elvire,  la  cantatrice 
légère,  ainsi  que  Masaniello,  ténor  de  force,  fait  vis-à-vis  au  prince 
Alphonse,  ténor  léger.  Et  s'il  n'en  alla  point  de  la  sorte,  c'est  que 
des  circonstances  indépendantes  de  la  volonté  des  auteurs  s'y  op- 
posèrent. 

Par  un  funeste  événement 
La  parole  à  ses  lèvres  ravie 
La  livrait,  sans  défense  à  l'infidèle  amant 
Dont  l'abandon  empoisonna  sa  vie. 

Cet  événement,  qui  coupa  la  parole  à  l'infortunée  jeune  fille  et  sur 
lequel  Scribe  ne  prend  seulement  pas  la  peine  de  s'expliquer, 
prouve  que  la  pièce  était  déjà  conçue  et  le  siège  fait  quand  il  ar- 
riva; l'accident  à  jamais  déplorable  qui  rendit  muette  la  pauvre 
Fenella  fut  tout  simplement  que,  M'«^  Branchu  ayant  pris  sa  re- 
traite, il  n'y  avait  plus  à  l'Opéra  de  premier  sujet  capable  de  re- 
présenter avec  autorité  cette  dramatique  figure,  et  de  tenir  sa  place 
dignement  à  côté  d'une  Elvire  ayant  nom  Cinti-Damoreau.  Mais  à 
défaut  de  cantatrice,  on  avait  £0us  la  main  une  danseuse,  M"^  No- 
blet,  dont  le  talent  mimique  et  la  beauté  se  faisaient  alors  très  re- 
marquer. L'administration  proposa  aux  auteurs  de  modifier  le  rôle 
à  son  intention.  L'idée  leur  sourit,  ils  l'exécutèrent,  elle  réussit, 
et  «voilà  comment  votre  fille  est  muette  ».  Scribe  et  Auber  n'étaient 
point  gens  à  négliger  une  pareille  invite;  l'épreuve  ayant  succédé 
au  delà  de  toutes  les  espérances,  ils  la  renouvelèrent  deu\  ans  plus 
tard  avec  le  Dieu  et  la  Bayadêre,  et  cette  fois  de  propos  délibéré. 
Ici  encore  le  personnage  principal  ne  chante  ni  ne  parle,  et  la  situa- 
tion s'offrait  d'autant  plus  belle  qu'on  aurait  M"''  Taglioni  pour 
figurer  la  Bayadêre;  tandis  que  Fenella  se  borne  à  s'exprimer  par 
gestes,  Zoloé  joint  par  vocation  la  danse  à  la  pantomime;  et  pour- 
quoi, tandis  que  tout  le  monde  chante  autour  d'elle,  la  charmante 
fille  sévertue  ainsi  des  bras  et  des  jambes,  les  deux  auteurs,  qui 
ne  pouvaient  cependant  en  faire  encore  une  muette,  vous  le  racon- 
tent en  quatre  vers  : 

Étrangère  dans  ce  climat 
Elle  ne  connaît  pas  encore 
La  langue  facile  et  sonore 
Des  enfans  de  Brcihma! 

Rien  n'est  menteur  comme  un  proverbe  :  soyons  plus  juste,  tous  sont 


^2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vrais  puisque  tous  se  contredisent  et  qu'à  l'instant  même  où  l'un 
vous  dit  :  bis  repeiito  plurent,  l'autre  vous  rabâche  :  7wn  bis  in  idem. 
Ce  qui  se  passa  au  sujet  du  Dieu  et  lu  BayaeUre  conlirmerait  mon 
assertion,  la  chose  plut,  mais  pour  la  plus  grande  gloire  des  vir- 
tuoses seulement;  Nourrit,  M'"^  Damoreau  et  Taglioni  représentaient 
le  dieu  ei  les  deux  bayadères,  dont  l'une  chante  et  l'autre  danse,  et 
certaine  scène  du  sf'cond  acte  est  restée  comme  témoignage  de  cet 
art  merveilleux  que  Scribe  et  Auber  possédaient  de  tir^r  parti  de 
tous  les  avantages  de  la  circonstance.  Il  y  avait  là  un  intermède  où 
la  voix  de  la  Damoreau  et  la  danse  de  Marie  Taglioni  luttant  de 
souplesse,  d'agilité,  de  fantaisie  et  d'ardeur  intenses,  vous  rap- 
pelaient ces  combats  d'oiseaux  entraînés  qui  ne  se  terminent  que 
par  la  mort  de  l'un  des  concertans  et  quelquefois  d°.  tous  les 
deux.  Invitée  à  danser  par  l'étranger  qu'elle  adore,  la  belle  Zoloé 
déploie  tous  ses  talens  et  toute  sa  grâce  (les  talens  et  la  grâce 
d'une  Taglioni),  et  pendant  ce  temps,  le  dieu  voulant  éprouver  sa 
jalousie,  atfecte  de  ne  regarder  et  de  n'écouter  que  sa  compagne. 
Il  fallait  voir  alors  sur  un  de  ces  rythmes  passionnés,  sur  un  de 
ces  motifs  à  toute  volée  comme  Auber  en  savait  trouver,  —  il  fal- 
lait voir  la  pauvre  victime  s'enlever  par  bonds  toujours  [)bis  hauts 
et  plus  douloureux  jusqu'à  sentir  son  cœur  se  briser  et  fondre  en 
larmes!  Et  pourtant  ce  public,  qui  se  laissait  ravir  ainsi,  n'était 
ému  qu'à  fleur  de  peau.  La  muette,  par  occasion,  a  survécu,  alors 
que  personne  aujourd'hui  ne  se  soucie  de  cette  Zoloé  destinée,  dans 
la  pensée  des  auteurs,  à  reproduire  le  même  effet  dynamisé  en 
quelque  sorte,  puisqu'il  était  voulu,  qu'il  avait  Taglioni  pnur  inter- 
prète et  qu'il  agissait  par  le  double  attrait  de  la  pantomime  et  de 
la  danse. 

Quel  maître  que  le  hasard,  et  comme  presque  toujours  ce  qu'il 
nous  aide  à  faire  vaut  mieux  que  ce  que  nous  faisons  sans  lui! 
Supposons  que  le  rôle  de  Fenella  n'eût  pas  été  conçu  d'abord  pour 
une  cantatrice,  ce  rôle  serait-ii  ce  qu'il  est  dans  l'organisme  musi- 
cal de  la  pièce?  Au  lieu  d'y  occuper  simplement  et  modestement  sa 
place,  ne  l'aurait-on  pas  vu  empiéter  sur  l'ensemble,  et  du  com- 
mencement à  la  fin  prétendre  accaparer  tout  l'intérêt  comme  il  ar- 
rive en  général  lorsqu'il  s'agit  de  montrer  au  public  une  étoile,  et 
comme  en  particulier  ce  fut  le  cas  pour  ce  personnage  de  Zoloé  V  Le 
Dieu  et  lu  Buyudére^  justement  à  cause  de  cette  importance  prédo- 
minante attrdDuée  à  la  virtuosité  d'une  danseuse,  ne  fut  jamais 
qu'un  opéra-ballet,  tandis  que  la  Muette,  où  la  pantomime  tient 
une  si  grande  place,  a  pris  rang  parmi  les  chefs-d'œuvre.  Bien  plus, 
l'esprit  de  discussion  aidant,  un  jour  ne  devait  pas  tarder  à  naître, 
OÙ  ce  qui,  nous  venons  de  le  voir,  n'avait  été  que  pur  hasard,  se- 


PORTRAITS    d'hier    ET   d' AUJOURD'HUI.  63 

rait  compté  au  maître  comme  un  trait  de  génie.  Un  esthéticien 
allemand,  grand  éplucheur  d'énigmes,  M.  Riehl,  ne  nous  apprend-il 
pas  que  ce  fait  d  un  personnage  de  muette  figurant  au  preniier  plan 
de  l'œuvre  musicale  d'Auber  cache  un  sens  très  significaiif  pour 
l'histoire  de  l'opéra  moderne!  ^'ous  qui  connaissons  le  fond  des 
choses,  une  si  belle  découverte  nous  émerveille;  nous  savons  que 
les  auteurs  n'y  ont  point  mis  tant  de  malice.  Toujours  est-il  qu'en 
obéissant  à  des  nécessités  d'ordre  secondaire,  ils  allaient  au-devant 
des  aspirations  sytnphoniques  de  l'avenir.  Étudiez  cette  physiono- 
mie de  Fenella,  suivez  attentivement  dans  l'orchestre  It^  commen- 
taire pittoresque  à  la  fois  et  psychologique  de  ce  qu'elle  exprime 
par  ses  airs  de  visage,  son  geste  et  ses  attitudes,  et  dites  si  tout  ce 
mélodrame  cousu  de  motifs  adorables  ne  répond  pas  aux  conditions 
de  caractéristique  musicale  dont  l'art  nouveau  n'aduiei  point  qu'on 
se  passe. 

Deux  amours  sont  en  présence,  l'amour  d'une  fille  du  peuple  et 
l'amour  d'une  princesse,  et  c'est  au  plus  violent  de  ces  deux  senti- 
mens,  au  seul  tragique,  que  la  parole  va  manquer.  Fenella  se  tait, 
mais  l'orchestre  parlera  pour  elle.  Quelle  émouvante  et  pathétique 
élocution,  à  l'aide  du  dessin,  du  coloris  instrumental,  Auber  donne 
à  sa  mueite!  Les  images  se  succèdent  ininteiTompues  et  vivantes 
à  ce  point  que  l'école  de  la  musique  sans  paroles  elle-même  trouve 
là  de  quoi  se  renseigner.  C'est  que  tout  est  absolument  neuf  dans 
cet  ouvrage;  réalisme  et  naturalisme  sont  des  mots  inventés  depuis  ; 
Auber  inconscient  créait  la  chose;  ainsi  qu'il  arrive  toujours,  l'œuvre 
naissait  avant  la  théorie,  le  radieux  tableau  avant  la  grisaille.  J'ai 
parlé  de  l'intervention  des  cliœursdans  le  drame,  combien  d'autres 
innovations  je  citerais!  Laissons  de  côlé  le  prince  et  la  princesse, 
le  conlident  et  la  confidente,  derniers  représentans  d'un  art  con- 
ventionnel, et  plongeons-nous  dans  ce  flot  courant  et  transparent  de 
source  vive.  L'inspiration  fraîche  éclose,  le  motif  trouvé  et  relui- 
sant au  soleil  comme  un  caillou  de  la  grève,  jamais  l'effort  ni  la  sur- 
charge; rien  qui  sente  l'huile.  Auber  sait  son  affaire,  il  la  sait  même 
mieux  que  personne,  mais  il  se  garde  poliment  d'en  abuser  comme 
c'est  aujourd'hui  la  manie  chez  tant  de  gens.  Modulation  que  me 
veux-tu?  Quand  les  idées  manquent,  on  cherche  la  forme,  quand 
on  ne  peut  plus  être  romantique  on  devient  parnassien.  Élevez  votre 
impuissance  à  la  hatUeurd'un  dogme,  elle  s'imposera,  tout  ce  qu'on 
fait  sysién)atiquement  plaîi  aux  philosophes.  Auber  mettait  le  public 
bien  avant  les  philosophes,  et  comme  le  Dorante  de  la  comédie  il 
se  fiait  assez  à  l'approbation  du  parterre  «  par  la  seule  raison 
qu'entre  ceux  qui  le  composent  il  y  en  a  plusieurs  qui  sont  capables 
de  juger  d'une  pièce  selon  les  règles,  et  que  les  autres  en  jugent 


64  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

par  la  bonne  façon  d'en  juger,  qui  est  de  se  laisser  prendre  aux 
choses  et  de  n'avoir  ni  prévention  aveugle,  ni  complaisance  affectée, 
ni  délicatesi^e  ridicule  ».  Aussi,  voyez  l'homme  de  thécàire  à  sa  be- 
sogne, admirez  cet  art  qu'il  a  de  naviguer  in  médias  res^  de  se 
gouverner  de  manière  à  ne  jamais  éluder  une  situation,  de  les  abor- 
der, de  les  résoudre  par  les  pins  habiles  transitions,  les  contrastes 
les  mieux  combinés,  amenant  par  l'air  du  Soyvmeil  l'entrée  des 
pêcheurs  révoltés,  terminant  par  une  scène  mimée,  par  un  tableau, 
cet  admirable  second  acte  plein  de  conflits  tragiques  et  tout  vibrant 
encore  de  l'érho  des  masses  vocales.  Insisterai-je  sur  la  musique  de 
danse  avec  ses  rythmes  et  ses  tarentelles  d'un  tour  si  neuf  et  qui 
rompant  avec  le  pathos  du  divertissement  classique  ouvre  la  car- 
rière aux  airs  nationaux  et  aux  ballets  de  caractère? 

M  Scribe  et  Auber,  écrivait  Heine,  sont  deux  hommes  d'infiniment 
d'esprit,  ils  ont  la  grâce,  le  sentiment,  la  passion  même;  seulement 
ce  qui  manque  à  l'un,  c'est  la  poésie,  et  ce  qui  manque  à  l'autre, 
c'est  la  musique.  »  L'épigramme  qui  pour  Scribe  a  du  vrai,  ne  tient 
pas  une  minute  appliquée  à  l'auteur  de  la  Muette.  Auber  ici  nage 
au  contraire  en  pleine  musique,  il  ne  méritera  ce  reproche  que  plus 
tard,  lorsque,  par  l'effet  cî'une  trop  assidue  collaboration,  son 
talent  se  rétrécira  au  contact  de  Scribe,  Si  le  grand  souille  héroïque 
et  populaire  de  la  Muette  ne  s'est  pas  retrouvé  chez  le  mus'cien,il 
convient,  selon  nou«,  d'attribuer  ce  tort  à  son  poète  qui,  l'inclinant 
de  plus  en  plus  vers  l'opéra  comique,  ne  lui  donnait  à  peindre 
même  sur  la  scène  du  grand  opéra,  que  des  tableaux  de  genre 
comme  Gufttave,  le  Lac  des  fées,  le  Philtre  et  la  Corbeille  d'oranges. 
Scribe,  affn-mantdejour  en  jour  davantage  sa  manière,  ne  s'apercevait 
pas  qu'il  entraînait  son  musicien  au  maniérisme,  ou  peut-être  bien 
que,  s'en  apercevant,  il  jugeait  la  chose  plus  utile  aux  intérêts  de  la 
communauté.  Toujours  est-il  qu'à  mesure  que  la  comédie  gagnait 
du  terrain,  la  musique  en  perdait;  l'anecdote  devenant  le  principal, 
l'intrigue  et  le  dialogue  tenant  le  haut  bout,  il  ne  restait  au  com- 
positeur qu'à  se  cantonner  dans  les  petits  coins  et  s'y  manifester 
de  son  mieux.  Ces  quarante  années  de  collaboration  furent  cause 
que  le  trésor  d'Auber  se  dépensa  en  menue  monnaie;  à  quoi  bon 
les  sentimens  et  la  passion  quand  leurs  semblans  peuvent  suffu'e? 
Et  cependant  au  milieu  de  ces  airs  dansans,  de  ces  chanson^^,  de 
ces  fredons,  de  tout  cet  amusant  parlage  des  violons,  des  hautbois 
et  des  clarinettes,  con'erant  entre  eux  comme  des  gens  bien  élevés 
qui  se  rassemblent  pour  ne  se  rien  dire,  —  dans  ces  opéras  de  salon 
et  de  conversation,  que  d'échappées  superbes  par  momens,  quels 
fiers  coups  d'aile  :  le  premier  acte  ([' Haydi-e^  le  quintette  de  la  5?'- 
rùne^  le  cantique  avec  chœurs  au  troisième  acte  du  Domino  noir! 


roRTRAiTS  d'hier  et  d'aujourd'hui.  65 

Jadis,  aux  temps  heureux  de  jeunesse  et  de  dilettantisme,  j'ai  beau- 
coup écrit  sur  Auber  et  je  me  reproche  aujourd'hui  de  l'avoir  traité 
trop  à  la  légère.  Il  y  a  là,  je  le  sais,  un  fond  de  jolis  et  galans  mo- 
tifs qu'on  écoute  sans  y  prendre  garde  et  comme  on  croque  un  sac 
de  chez  Doissier.  Aimez-vous  les  bonbons  à  la  vanille,  préférez-vous 
la  pistache  ou  la  fraise?  Vous  en  trouvez  pour  tous  les  goiits.  Mais 
s'il  est  permis  d'en  user  librement  avec  ce  petit  monde  chiffonné, 
l'homme  qui  a  écrit  la  Muette,  et  dans  la  Muette  le  récitatif  et  l'air 
du  Sommeil,  mérite  les  égards  dus  aux  plus  grands  maîtres  (1). 
D'ailleurs,  il  pourrait  bien  se  faire  que  cette  petite  musique  du 
répertoire  secondaire  d'Auber  ne  fût  point  si  petite  et  qu'il  n'y 
eût  là  qu'une  question  d'optique.  Je  songe  ici  à  l'effet  complète- 
ment nouveau  que  produisirent  sur  moi  plusieurs  de  ces  opéras 
mignons  lorsqu'il  m'arriva  de  les  entendre  à  Vienne  pour  la  pre- 
mière fois.  L'orchestre  d'abord,  cet  admirable  orchestre  du  Kàrtner- 
Thor  exécutant  les  symphonies  qui  servent  de  préface  à  FraDiavolo, 
aux  Diaimins  de  la  couronne,  avec  la  force  de  conviction  qu'il  met 
à  jouer  une  ouverture  de  AVeber,  puis  des  chanteurs  prenant  au 
sérieux  la  partition,  cherchant,  au  rebours  des  nôtres,  la  musique 
avant  de  chercher  la  pièce,  et  touchant  à  l'émotion  vraie,  c'était  en 
un  mot  l'épreuve  du  grand  opéra  imposée  à  ces  œuvres  charmantes, 
et  j'avoue  que  la  musique  y  prenait  un  air  d'élévation  que  nous 
ne  lui  soupçonnons  pas  ici.  Mais  voilà,  nous  avons,  nous,  cette  habi- 
tude fâcheuse  de  laisser  aux  étrangers  le  soin  de  rendre  justice  à 
notre  école.  Nul  mieux  que  l'auteur  du  Freischiltz  n'a  jamais  parlé 
de  notre  grand  Méhul  :  «  La  beauté  des  œuvres  de  cet  ordre-là  ne 
se  prouve  point,  s'écrie  Weber  à  propos  de  Joseph.  11  suffit  d'en 
appeler  au  sentiment  de  ceux  qui  les  entendent;  les  souvenirs  et 
les  tristesses  de  Joseph,  les  remords  et  le  repentir  de  Siméon,  la 
douleur  du  vieux  Jacob,  ses  colères,  sa  joie,  autant  de  motifs 
traités  avec  l'inspiration  et  le  talent  d'un  musicien  que  nuls  prin- 
cipes que  ceux  qui  vraiment  conviennent  à  son  art,  ne  sauraient 
prendre  au  dépourvu.  C'est  une  fresque  musicale  que  cette  partition, 
un  peu  grise  de  ton,  mais  d'un  sentiment,  d'un  pathétique,  d'une 
pureté  de  dessin  et  de  composition  à  tout  défier.  »  Giterai-je  le  vigou- 

(1)  J'ignore  si  depuis  lors  M.  Gounod  a  change  d'avis,  mais,  quant  à  moi,  je  me 
souviendrai  toujours  d'un  certain  soir  où,  passé  minuit,  comme  il  était  au  piano,  à 
feuilleter  pour  un  groupe  d'adeptes  le  merveilleux  album  do  sa  mémoire,  le  hasard 
amena  sous  ses  doigts  l'air  du  Sommeil,  le  récitatif  d'abord,  puis  la  mélodie,  qu'il  reprit 
ensuite  de  sa  belle  voix  jeune  et  vibrante.  Nous  écoutions  dans  le  silence  du  ravisse- 
ment. Cousin  lul-m6me  se  taisait,  et,  sur  la  dernière  mesure,  comme  Delacroix  s'em- 
pressait pour  le  féliciter,  l'admirable  interprète  de  cette  admirable  musique,  ému  lui 
aussi  jusqu'aux  larmes,  répondait  à  son  étreinte  vigoureuse  en  s'ccriant  :  Est-ce  assez 
beau! 

TOME  XXXV  —  1879.  ^  5 


66  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

reux  élancement  de  Verdi  assistant  à  une  représentation  de  Zampa 
à  rOpéra-Gomique  et  secouant  à  chaque  instant  son  voisin  de  stalle 
en  lui  soufflant  à  l'oreille  :  «  Quel  maître  vous  avez-là  !  quel  musi- 
cien! »  De  même  pour  Auber,  dont  le  répertoire,  grand  et  petit, 
alimente  les  théâtres  de  Vienne  et  de  Berlin,  et  fournit  journel- 
lement aux  organes  les  plus  autorisés  de  la  critique  l'occasion 
d'honorer  nos  musiciens  selon  leur  mérite  (1). 

Qu'il  ne  se  rencontre  pas  dans  le  nombre  quelques  dissidens, 
je  n'oserais  l'affirmer;  Richard  Wagner  et  Schumann  font  leurs 
réserves,  ceux-là  ne  louent  que  du  bout  des  lèvres,  et  leurs  appro- 
bations ne  vont  point  sans  une  arrière-pensée  de  dénigrement. 
Ainsi,  l'auteur  de  LohengrÎR  vous  racontera  comment,  la  fantaisie 
l'ayant  pris  de  composer  un  opéra  comique,  il  s'aperçut  qu'il  écri- 
vait «  une  musique  à  la  Auber!  —  J'en  ressentis  un  désespoir  pro- 
fond, ajoute-t-il;  tous  mes  sentimens  se  révoltèrent,  et  je  me  dé- 
tournai de  mon  travail  avec  dégoût!  )>  Horrcsco  referem,  dirait 
Virgile,  et  le  marquis  de  Mascarille,  qu'il  vaut  mieux  citer  comme 
étant  plus  dans  la  situation,  s'écrierait  :  «  Oh!  oh!  je  n'y  prenais  pas 
garde  !  »  Mais,  ô  vanité  delà  théorie,  l'archi-poète  et  l'archi-musicien 
en  sera  pour  sa  courte  honte,  et  c'est  d'un  motif  du  Philtre  (l'air 
du  sergent),  d'un  vil  pont-neuf  de  ce  poUsson  d' Auber  qu'il  fera  le 
thème  de  son  chant  nuptial  dans  Lohengrinl  Quant  à  Schumann, 
qui  juge  les  Huguenots  une  œuvre  de  platitude  grimaçante  et  «  anti- 
musicale, »  on  devine  aisément  quelle  sera  son  opinion.  Qu'il  appelle 
Auber  un  vaudevilliste,  passe  encore,  mais  lui  reprocher  d'instru- 
menter grossièrement,  d'être  «  un  lourdaud!  »  Autant  vaudrait 
accuser  Voltaire  de  manquer  d'esprit.  Il  est  vrai  que  jamais  on  n'eut 
l'idée  de  vanter  Schumann  pour  la  justice  ou  la  justesse  de  ses 
appréciations  et  qu'il  appartient  avec  Richard  Wagner,  son  digne 
compatriote,  à  cette  race  d'atrabilaires  et  d'envieux  par  qui  s'est 
introduit  ce  beau  système  de  s'injurier  et  de  se  diffamer  entre  con- 
frères sous  couleur  de  littérature  et  d'esthétique;  mais  qu'un  Fran- 
çais, qu'un  ministre  de  l'instruction  publique  et  des  beaux-arts 
ayant  à  parler  d' Auber  devant  le  Conservatoire  assemblé  s'avise  de 
requérir  contre  lui  au  nom  de  la  science,  il  y  a  là  vraiment  un 
exemple  qui  vous  déconcerte.  «  Cet  homme  a  produit  plus  que 

{\  )  u  On  tombe  de  son  haut  à,  Ilro,  en  feuilletant  les  vieilles  gazettes,  avec  quelle 
impertinence  et  quelle  dédaigneuse  répulsion  furent  accueillies  à  leur  première  appa- 
rition en  Allemagne  les  œuvres  les  plus  exquises  des  Rossini,  des  Auber,  des  Boïel- 
dieu,  et  je  me  demande  s'il  ne  serait  pas  pour  nous  plus  honnête  et  plus  habile 
d'avouer  qu'il  n'est  pas  de  notre  puissance  de  composer  jamais  rien  qui  ressemble  à 
ces  merveilles  d'esprit,  de  verve,  et  de  stylo  ayant  nom  le  Barbier  de  Séville,  la  Dame 
blanche,  le  VhiUre  et  Fra  Diavolo.  »  (Ferdinand  IliUer,  Aus  dem  Tonleben.) 


PORTRAITS    d'hier   ET    d' AUJOURD'HUI.  67 

personne,  et  il  est  certain  qu'il  n'a  jamais  travaillé!  »  Qu'en  savez- 
vous,  monsieur  Jules  Simon?  Si  c'est  Auber  qui  vous  a  conté  cela 
le  sourire  à  la  bouche,  il  s'est  moqué  de  vous,  et  si  par  hasard  vous 
devez  cette  ^découverte  à  votre  information  personnelle,  je  vous 
renvoie  aux  vingt  premières  mesures  de  l'ouverture  des  Diamans 
de  la  Couronne,  où  se  dérobe  sous  les  délicatesses  du  style  le  plus 
exquis,  toute  la  science  d'un  Mozart;  et  Meyerbeer  à  qui  vous  jetez 
le  pavé  de  l'ours  en  ajoutant  :  «  Il  y  a  plus  de  travail  dans  la  plus 
courte  scène  des  Huguenots  que  dans  toute  la  Muette  (1),  »  Meyer- 
beer tel  que  je  l'ai  connu  et  pratiqué  n'aurait  pas  manqué  de  vous 
répondre  :  «  Eh  bien  !  alors,  rnon  cher  monsieur  Simon,  tant  pis  pour 
les  Huguenots.  »  «  On  a  dit  qu'il  était  ignorant,  »  continue  l'orateur. 
Qui  a  dit  cela?  Est-ce  Cherubini  ou  Fétis,  qui  certes  n'en  savaient  pas 
plus  que  lui:  o  philosophi,  gens  crednla!  Ou  plutôt,  que  ne  peut 
cette  manie  de  dénigrement,  puisqu'elle  en  arrive  à  convaincre  un 
homme  vieilli  dans  l'université  de  cette  vérité  prodigieuse  qu'un 
maître  qui  sait  tout  dans  son  art  n'a  jamais  travaillé! 

Lorsque  Byron  voulait  se  mettre  en  verve,  il  prenait  un  livre  quel- 
conque, et  le  premier  paragraphe  venu  lui  servait  de  point  de  départ. 
Le  hasard  a  quelquefois  de  ces  bons  offices  à  nous  rendre.  Je  finis- 
sais d'écrire  ces  lignes  quand  je  reçois  d'un  ami  trois  volumes: 
j'ouvre  à  l'instant,  et  le  premier  nom  qui  me  frappe  est  celui  d' Auber. 
Voilà  certes  une  rencontre  qui  ressemble  furieusement  à  un  rendez- 
vous,  et  cependant  rien  de  moins  concerté,  la  riposte  ayant  de  deux 
ans  précédé  l'attaque;  quoiqu'il  en  soit,  on  n'imagine  pas  coïnci- 
dence plus  singulière,  ni  réponse  plus  topique  à  cette  assertion 
banale  de  M.  Jules  Simon  :  «  Auber  n'a  jamais  travaillé.  »  Lisez  et 
renseignez-vous  :  «  Auber  a  été  travailleur  et  conscient;  le  travail 
a  été  son  culte,  sa  religion,  sa  foi,  il  lui  a  tout  sacrifié.  Il  a  imposé 
silence  à  ses  instincts,  il  a  rythmé  les  battemens  de  son  cœur,  il 
a  coupé  les  ailes  à  sa  fantaisie,  il  a  discipliné  son  corps,  il  a  mis 
toutes  ses  forces  vives  au  service  de  sa  pensée,  il  n'a  permis  à  au- 
cune des  tentations  les  plus  séduisantes  pour  l'homme  d'avoir  une 
prise  durable  sur  lui.  Il  s'est  équilibré  physiquement,  intellectuel- 
lement, moralement,  n'accordant  aux  exigences  du  corps  que  juste 
ce  qu'il  fallait  pour  maintenir  le  cerveau  en  vigueur  et  en  harmonie. 
Son  génie  n'était  pas  seulement  fait  d'inspiration  divine,  comme  le 
croient  ceux  qui  attendent  toujours  l'inspiration  au  lieu  d'aller  au- 
devant  d'elle;  il  était  fait  aussi  de  volonté,  de  persévérance  et  de 

(t)  Pas  de  travail  dans  la  Muette?  Excusez  du  peu!  Et  la  scène  du  marché  avec 
ses  contre-parties,  ses  motifs  fugues,  qu'en  faites-vous?  Une  trame  cependant  est  une 
trame,  et  les  fl!s  d'une  pareille  harmonie  no  s'cntre-croisent  pas  sans  qu'une  habile 
main  de  tisserand  pousse  la  navette. 


©s  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

travail  quotidien  (1).  »  Qui  parle  ainsi?  Un  poète,  un  artiste  qui  sait, 
lui,  par  expérience  ce  que  valent  ces  fables  avec  lesquelles  jonglent 
en  public  trop  volontiers  les  prestidigitateurs  de  la  parole,  et  ce  qu'il 
en  coûte  d'efforts  et  de  travail  pour  «  aller  au-devant  de  l'inspira- 
tion. ))  Ces  quelques  pages  de  Dumas  sur  Auber  sont  à  mon  sens 
le  meilleur  résumé  qu'on  puisse  lire.  Entre  cet  écrivain  et  ce  mu- 
sicien, un  lien  de  parenté  existe  :  le  théâtre  et  d'ailleurs  tous  les 
arts  ne  se  tiennent-ils  pas?  Omnes  artes  cognationc  quadam  inter 
se  continuantur . 


III. 


«  La  perfection  des  arts,  écrit  Montesquieu,  est  de  nous  pré- 
senter les  choses  telles  qu'elles  nous  fassent  le  plus  de  plaisir  qu'il 
est  possible.  »  C'est  qu'en  définitive  le  plaisir  est  au  fond  de  tout 
ce  qui  porte  en  soi  à  un  degré  quelconque  le  caractère  du  beau. 
Épicure  le  mettait  dans  la  vertu,  d'autres  le  mettront  dans  une  fan- 
taisie de  Watteau  comme  dans  la  Léda  du  Corrège,  dans  une  sym- 
phonie de  Beethoven  comme  dans  un  opéra  d'Auber.  Pourquoi  les 
gens  vont- ils  au  spectacle,  au  concert?  pourquoi  vous  faites-vous 
jouer  un  morceau  de  Chopin  ou  de  Schumann?  Allez-vous  à  l'Opéra 
comme  vous  iriez  à  la  Sorbonne,  et  les  émotions  que  vous  procure 
une  audition  musicale  ont-elles  rien  de  commun  avec  celles  qu'é- 
veille en  vous  une  savante  lecture?  Je  ne  le  pense  pas,  et  la  preuve 
c'est  que,  lorsque  vous  sortez  d'une  représentation  de  la  Dame 
blanche  ou  de  Fra  Dîavolo,  vous  vous  dites  :  «  Cela  m'a  plu,  cela 
m'a  charmé,  »  et  non  point  :  «  Cela  m'a  persuadé,  convaincu.  » 
Hegel  prétendait  qu'il  lui  était  impossible  de  penser  en  écoutant  de 
la  musique.  Ce  que  la  musique  a  à  me  dire,  elle  me  le  dit  par  la 
sensation;  si  j'ai  besoin  de  tendre  les  ressorts  de  mon  esprit,  adieu 
le  plaisir  et  la  jouissance  !  La  musique,  «  art  complaisant  et  câlin, 
au  lieu  de  s'imposer  violemment  à  notre  pensée,  se  plie  à  l'état 
momentané  de  notre  être  intérieur,  nous  enveloppe,  nous  caresse, 
nous  entraîne  et  nous  sépare  peu  à  peu  des  soucis  et  des  angoisses 
de  la  réalité.  »  Ainsi  dans  une  de  ces  pages  sur  Auber  que  j'ai 
citées  plus  haut,  s'exprime  Dumas  fils,  et  s'il  nous  plaît  après  cela 
d'interroger  une  femme,  M'"'=  de  Staël  nous  répondra  qu'on  doit 
exiger  une  attention  soutenue  quand  il  s'agit  d'idées  abstraites, 
mais  que  les  émotions  sont  involontaires,  qu'il  ne  peut  être  question 
dans  les  jouissances  des  arts  ni  de  complaisance,  ni  d'efforts,  ni  de 

(1)  Alexandre  Dumas  fils,  Entr'acles,  t.  II,  p.  346. 


PORTRAITS    d'hier   ET    d'auJOURD'hUI.  69 

réflexion.  «  Il  s'agit  là  de  plaisir  et  non  de  raisonnement.  L'esprit 
philosophique  peut  réclamer  l'examen,  mais  le  talent  poétique  doit 
commander  l'entraînement.  »  Tout  ceci  constituerait  une  méthode 
au  profit  de  l'heureux  enchanteur  qui  nous  occupe,  mais  en  est-il 
besoin?  Auber  n'eut  jamais  en  ce  monde  qu'une  esthétique  comme 
il  n'eut  qu'une  religion  :  l'éternel  féminin.  Les  femmes  lui  doivent 
beaucoup,  et  lui  leur  doit  immensément.  Il  les  recherche,  les  aime 
les  connaît,  et  c'est  à  ce  culte  jaloux  et  continu  qu'il  faut'rapporter 
ce  charme  presque  énigmatique  d'une  imagination  toujours  jeune 
et  cette  veine  toujours  nouvelle  de  frais  motifs;  car  il  n'est  pas  un 
de  nous  qui,  en  redescendant  ses  souvenirs  les  plus  lointains   ne 
puisse  bercer  chacun  de  ces  souvenirs  dans  une  mélodie  de  l'ai- 
mable inspiré.  «  Sa  verve  intarissable  court  depuis  un  demi-siècle 
à  travers  nos  existences  comme  un  ruisseau  sorti  d'une  source  natu- 
relle, à  la  fois  miroir  et  rosée,  fraîcheur  et  chanson.  Que  de  tris- 
tesses il  a  emportées  dans  son  murmure,  que  de  sourires  il   a 
reflétés,  que  de  confidences  il  a  reçues,  que  de  larmes  il  a  mêlées 
à  ses  eaux  rapides  dont  rien  ne  pouvait  troubler  la  transparence' 
Gloire  et  reconnaissance  au  maître  charmant,  sans  devanciers  com- 
parables à  lui,  .sans  rivaux  contemporains,  sans  héritiers  jusqu'à 
cette  heure,  qui  a  ému,  égayé,  ravi,  consolé  toute  une  génération 
disparue,  toute  une  génération  vivante  et  qui  garde  les  mêmes  émo- 
tions, les  mêmes  joies,  les  mêmes  ravissemens  pour  les  générations 
qui  vont  naître  et  à  qui  nous  souhaitons  de  n'avoir  pas  besoin  d'être 
consolées  »  Auber,  qui  détestait  l'esthétique  des  esthéticiens,  goû- 
terait celle-ci,  lui  venant  de  l'auteur  de  l'Ami  des  femmes,  et  que 
j  ai  rapprochée  des  paragraphes  empruntés  à  Montesquieu,  à  Hegel 
etaM'"^  de  Staël,  comme  on  nuance  dans  un  bouquet  des  fleurs 
de  diverse  culture.  Maintenant,  si  vous  voulez,  baissons  un  peu  le 
ton  et  voyons  dans  le  train  ordinaire  des  choses  le  vieillard  à  qui 
nous  venons  de  souhaiter  la  fête. 

Bien  qu'il  fût  un  fieffé  courtisan,  il  préférait,  et  de  beaucoup,  au 
fameux  parterre  de  rois  une  double  rangée  de  loges  très  richeînent 
agrémentée  de  jolies  femmes.  Ce  public-là  était  le  seul  qui  l'inté- 
ressât; pour  tout  le  reste  il  se  montrait  assez  indifférent.  Il  ne  disait 
pas  comme  les  ménétriers  de  Shakspeare  :  «  La  musique  a  le  son 
joyeux  de  1  argent.  »  Il  pensait  à  son  rang  de  loges  et  c'était  pour 
ses  beaux  yeux  et  surtout  pour  ses  belles  épaules  qu'il  écrivait  De 
même  dans  la  distribution  de  ses  rôles,  la  jeunesse  et  les  ^râces 
physiques  d'une  cantatrice  le  rendaient  infiniment  moins  sévère  à 
1  égard  de  la  voix  et  du  talent.  En  outre,  Auber  aimait  le  change- 
ment, et  chaque  ouvrage  nouveau  lui  servait  de  prétexte  pour  con- 
voler a  de  nouvelles  noces.  Aussi  pendant  les  soixante  ans  de  ce 


70  BEVUE   DES    DEUX  MONDES. 

long  règne,  quelle  consommation  de  minois  charmans  et  de  gosiers 
choisis!  Comment  nombrer  tous  ces  becs  fins  de  sa  volière?  On 
aimerait  à  se  figurer  ainsi  une  galerie  des  femmes  d'Auber  à  l'm- 
star  des  illustrations  qui  se  publient  sur  l'œuvre  des  poètes  ;  nous 
y  passerions  en  revue  les  divers  portraits  des  cantatrices  dans  le 
costume  de  leurs  rôles.  Toutes  y  paraîtraient,   depuis  la  petite 
Rigault  d'Emwî^etla  joliePradher  de  la  Bergère  châtelaine,  depuis 
M"''  Falcon,  l'Amélie  de  Gustave,  et  M'"''  Damoreau,  l'Elvire  de  la 
Muette,  l'Henriette  de  V Ambassadrice ,  l'Angèle  du  Domino  noir, 
jusqu'à  cette  infortunée  Priola  du  Rêve  cV amour  à  qui  la  mort  ne 
laissa  pas  le  temps  d'achever  son  rêve!  Il  va  sans  dire  que  l'on 
n'oublierait  ni  la  blonde  Anna  Thillon,  la  Gatarina  des  Diamans  de 
la  couronne,  ni  les  Dameron,  ni  les  Lavoix,  ni  les  Rossi,  ni  les 
Vandenheuvel,  ni  les  Cabel,  ni  Marie  Roze,  fantômes  également 
évanouis  et  qui  furent  à  leur  moment  la  Sirène,  le  Carlo  Brocci  de 
la  Part  du  Diable,  Jenny  Bell,  Manon  Lescaut  et  la  voluptueuse 
Indienne  du  Premier  Jour  de  bonheur.  Auber  aimait  les  femmes 
et  les  aimait  toutes,  dans  le  monde  aussi  bien  qu'au  théâtre,  et  ce 
culte  assidu,  poli  toujours,  sinon   discret,  vous  rappelait  en  lui 
l'homme  du  xviii"  siècle  dont  il  avait  l'esprit  et  les  manières. 

Pour  égoïste,  il  l'était  et  parfois  même  cruellement,  mais  ses 
dehors,  son  savoir-vivre,  n'y  perdaient  rien.  Et  puis,  un  grand  artiste 
payant  de  sa  bienvenue  ne  satisfait-il  point  aux  exigences?  Très 
mondain,  très  répandu,  Auber  aimait  à  courir  les  salons,  mais  il 
ne  s'y  prodiguait  pas,  et  ce  n'était  guère  que  dans  une  certaine  inti- 
mité que  son  esprit  se  laissait  aller.  Qu'une  grande  dame  eût  besom 
de  lui  pour  organiser  quelque  matinée  de  bienfaisance,  il  arrivait 
aussitôt  pimpant,  guilleret,  tout  heureux  de  s'attnrder  aux  mpnus 
propos.  Il  causait  à  bâtons  rompus,  rasait  le  sol  :  des  anecdotes, 
des  mots,  de  jolis  riens,  un  printemps  fleuri  avec  des  bourdonne- 
mens  d'abeille  sur  lequel  le  tœdium  vitœ  planait  comme  un  nuage 
noir.  Tout  en  étant  fort  l'ami  et  même  un  peu  l'amant  de  ses  suc- 
cès, il  ne  haïssait  point  ceux  des  autres,  ou  plutôt  son  éloge  en 
pareil  cas  trahissait  une  grande  indifférence.  Préférer  tout  le  monde, 
argument  suprême  des  habiles  et  des  ennuyés.  Auber  avait  pour- 
tant des  préférences  et  ne  se  gênait  pas  pour  vous  les  dire,  mais 
seulement  dans  le  tôte-cVtête  et  quand  il  savait  n'être  menace  d  au- 
cune espèce  de  discussion.  Mozart,  Cimarosa,  Rossini,  formaient  son 
élite.  N'oublions  pas  Verdi,  qu'il  plaçait  très  haut  pour  son  double  tem- 
pérament de  mélodiste  et  de  dramaturge,  car  Auber,  comme  tous 
les  grands  artistes  de  cette  génération,  estimait  surtout  les  dons 
naturels,  ce  qui  s'acquiert  l'intére?sait  moins,  et  s'il  prêtait  son 
attention  aux  sonoristes  d'aujourd'hui,  ce  n'était  point  sans  regretter 


PORTRAITS    d'hier   ET   d' AUJOURD'HUI.  71 

l'absence  des  idées.  «Tout  cela,  pensait-il,  est  acheté  beaucoup  trop 
cher,  il  faut  pourtant  qu'il  y  ait  quelque  rapport  entre  la  peine  que 
je  me  donne  i)our  casser,  éplucher,  égruger  la  noix  et  le  plaisir  de 
déguster  l'amande  ou  le  lal't  qu'elle  renferme.  »  Lui  dont  les  airs  les 
plus  connus,  les  plus  originaux  n'offrent  souvent  qu'une  succession 
de  quel  lues  mesures,  lui  qui  portait  des  motifs  counne  La  Fontaine 
poussait  des  fables,  Pétrarque  des  sonnets  et  Tallemant  des  anec- 
dotes, il  ne  comprenait  rien,  mais  absolument  rien  à  cette  esthé- 
tique de  naias  et  de  bossus  qu'ignore  la  statuaire  dont  procèdent 
les  Venus  de  Milo.  «  Mélodie  continue!  »  Qu'est-ce  que  peut  bien 
vouloir  signifier  cette  expression  dont  les  deux  termes  se  contredisent? 
De  quelque  façon  que  vous  l'entendiez,  ce  mot  de  mélodie  représente 
une  fomieplus  ou  moins  régulière,  mais  parfaitement  déterminée 
Qu  on  interrompe  le  rythme  principal  et  qu'on  ouvre  des  parenthèses 
a  perte  de  vue,  je  l'admets  encore,  mais  il  faut  qu'une  phrase  ait  un 
commencement  et  une  fin,  et  il  ne  saurait  y  avoir  de  mélodie  con- 
tmue  pas  plus  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de  poésie  sans  ponctuation 
La  ou  n  existent  ni  intervalles  dilTérens,  ni  rythme,  la  mélodie 
n  existe  pas  ;  je  vais  plus  loin,  cette  forme  précise  et  régulièrement 
rythmée  est  un  besoin  de  notre  nature.  A  peine  notre  œil  et  notre 
oreille  ont-ds  perçu  une  certaine  suite  de  lignes  ou  de  sons  qu'ils 
en  désirent  invinciblement  la  reproduction  ;  et  ces  répétitions  qu'il 
est  de  mode  aujourd'hui  de  vouloir  proscrire  tiennent  à  l'o-^ea- 
msme  même  de  l'art.  Vous  les  retrouvez  partout,  dans  Haydn 
Mozart  et  Beethoven  comme  dans  x^ossini.  La  musique  est  un  moyen 
d  agir  sur  la  sensibilité,  de  provoquer  chez  l'auditeur  un  certain 
état  moral  et  c'est  par  l'emploi  ré|>été  des  mêmes  effets  qu'elle  y 
parvient.  Si  l'on  peut  dire  vingt  fois  à  sa  maîtresse  :  «  Je  vous 
amie,  ,,  on  peut  à  plus  forte  raison  le  lui  chanter.  Il  est  vi'ai  qu'une 
tieone  n  engage  à  rien  et  que  tous  peuvent  s'en  moquer,  à  com- 
mencer par  Gluck,  que  les  fameux  principes  développés  dans  la  pré- 
lace dAlces!e  n'empêchaient  pas  de  faire  servir  le  même  morceau 
a  des  situations  non  seulement  diverses,  mais  complètement  oppo- 
sées. O  malheureuse  Iphigéme!  cet  air  qui  depuis  plus  d'un  siècle 
émeut  1  enthousiasme  des  amateurs  de  la  musique  d'expression  cet 
air  célèbre  et  typique  n'est  autre  chose  qu'un  chant  déjà  employé 
par  Gluck  dans  un  de  ses  nombreux  opéras  italiens,  la  Clemen~a  di 
^ito  a  une  époque  où,  n'ayant  pas  inventé  son  système,  il  courait 
simplement  après  la  mélodie  sans  toujours  réussir  à  l'atteindre 
Qu  on  vienne  ensuite  nous  parler  de  la  cavatine  de  Maomctto  trans- 
portée dans  le  Siàge  de  Cormlhe  et  traiter  de  musique  à  tiroirs  tel 

charmant  tno  des  ai«^;^ro«,j  ^/anc«  que  la  main  paternelle  de  l'auteur 
sauva  du  naufrage  et  dont  la  partition  de  Fra  Diavolo  s'est  enrichie. 


72  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

Auber  fréquentait  ensuite  les  petits  maîtres  de  notre  école  fran- 
çaise; sur  Beethoven  il  se  taisait  religieusement;  quant  aux  autres, 
Berlioz,  Wagner,  Schumann,  ils  produisaient  sur  lui  l'effet  d'épou- 
vantails.  Qu'on  se  figure  l'honorable  M.  de  Sacy  mis  en  présence 
des  livres  de  Schopenhauer.  Auber  d'ailleurs  ne  niait  point,  il  se 
contentait  de  ne  pas  comprendre,  tirait  sa  révérence  et  retournait 
à  ses  plaisirs,  tranchons  le  mot,  au  vide  énorme  de  son  existence. 
Lassitude  et  désœuvrement!  Aucun  intérêt  où  se  rattacher  en 
dehors  de  ce  travail  auquel  même  il  ne  croyait  plus,  nulle  autre 
distraction  qu'un  misérable  chambellanisme  qui  lui  faisait  endosser 
la  casaque  de  Polonius  pour  aller  battre  la  mesure  aux  concerts 
des  Tuileries. 

Je  vais  donner  une  heure  aux  soins  de  mon  empire, 
Et  le  reste  du  jour  sera  tout  à  Zaïre, 

Son  empire,  c'était  le  Conservatoire,  et  le  foyer  de  la  danse  était 
Zaïre.  La  journée  se  traînait  tant  bien  que  mal  dans  les  affaires  et 
les  répétitions;  plus  tard,  c'était  la  promenade  au  bois,  le  dîner, 
puis  les  théâtres,  les  salons.  Mais  enfin  il  n'est  fête  qui  toujours 
dure,  et  quand  le  dernier  théâtre  avait  éteint  son  lustre  et  le  der- 
nier salon  sa  dernière  bougie,  il  fallait  cependant  rentrer  dans  ce 
lugubre  hôtel  de  la  rue  Saint-George  et  s'y  retrouver  seul  avec  ses 
quatre-vingt-huit  ans.  Ne  dormant  plus,  il  avait  perdu  l'habitude 
de  se  coucher;  le  lit  augmentait  sa  tristesse,  son  humeur  sombre. 
Enveloppé  de  sa  robe  de  chambre,  plongé  dans  son  fauteuil,  il 
lisait,  griffonnait,  méditait  avec  de  légers  intervalles  d'assoupisse- 
ment, et  les  premiers  rayons  de  l'aube  le  surprenaient  à  son  balcon, 
regardant  d'un  œil  terne  et  découragé  la  théorie  des  balayeurs  et 
balayeuses  dévalant  des  hauteurs  de  Montmartre.  N'exagérons  rien 
toutefois,  car  ce  vieillard  morose  avait  pour  se  défendre  un  fonds 
inépuisable  d'ironie  et  de  scepticisme.  «  Quand  je  pense,  disait-il, 
que  si  je  m'étais  marié,  ma  femme  aujourd'hui  ne  pourrait  pas 
avoir  moins  de  soixante-quinze  à  soixante-dix-huit  ans  !  Une  com- 
pagne de  soixante-dix-huit  ans,  quel  intérieur!  Mieux  vaut  encore 
prendre  en  patience  sa  vieillesse,  puisqu'on  n'a  jusqu'ici  rien  inventé 
de  mieux  pour  vivre  longtemps  et  qu'il  faut  vieillir  sous  peine  de 
mort.  »  Tête  frivole  et  cœur  léger,  à  Dieu  ne  plaise  que  je  l'en 
excuse!  Il  était  de  son  temps,  et  ce  diable  de  Diderot  l'avait  endoc- 
triné dès  le  collège.  Une  très  illustre  dame,  un  soir  qu'il  l'agaçait 
de  ses  indiscrétions,  lui  faisait  cette  remontrance  en  le  frappant  de 
l'éventail  sur  le  bout  des  doigts  :  «  Voyons,  Auber,  vous  n'en  finirez 
donc  jamais?  Quoi!  pas  un  retour  vers  la  religion,  pas  une  pensée 


PORTRAITS    d'hier   ET    d' AUJOURD'HUI.  73 

du  ciel,  à  votre  âge,  car,  songez-y,  vous  avez  quatre-vingt-huit  ans 
sonnés.  »  Auber  se  mordit  la  lèvre  et,  se  souvenant  du  mot  d'Ana- 
créon  :  «  C'est  possible  en  eiïet  qu'ils  aient  sonné;  mais,  quant  à 
moi,  je  n'en  ai  rien  entendu.  »  Puis,  se  ravisant  et  d'un  ton  de 
souriant  sarcasme  :  «  Le  paradis!  si  j'étais  seulement  sûr  de  vous 
y  retrouver!  mais,  voilà!  même  là-dessus  j'ai  mes  doutes.  Vous  me 
reprochez  de  n'y  penser  jamais,  qu'en  savez-vous?  J'ai  souvent  au 
contraire  essayé  de  m'en  faire  une  idée.  Dante  se  l'imaginait  comme 
une  roue  de  feu  d'artifice  débitant  à  perpétuité  les  saphirs,  les 
émeraudes  et  les  topazes;  moi,  je  me  le  figure  en  ut  majeur,  et, 
pour  vous  parler  en  pauvre  musicien  que  je  suis,  ce  ton-là  m'a  tou- 
jours ennuyé.  » 

Repenties  ou  non  repenties ,  toutes  les  Madeleines  le  char- 
maient, et  cette  influence  fit  son  génie  comme  elle  a  fait,  et 
surtout  comme  elle  a  prolongé  le  génie  de  tant  d'autres.  Met- 
tons à  part  certaines  défaillances  trop  faciles  à  relever  et  qui 
seraient  plutôt  du  ressort  de  la  comédie,  pour  combien  cet  hom- 
mage persistant  rendu  aux  femmes,  ces  soins  assidus,  tendres,  minu- 
tieux autour  de  leur  personne,  ne  sont-ils  pas  entrés  dans  la  virtua- 
lité même  de  tel  écrivain,  de  tel  artiste  que  nous  admirons?  Très 
utiles  à  former  le  talent,  les  femmes  ont  surtout  l'inappréciable 
secret  de  le  maintenir  sur  le  tard  dans  sa  pleine  vigueur.  Qu'on  se 
rassure,  je  n'entends  sortir  ici  ni  de  mon  pays  ni  de  mon  siècle; 
nous  ne  parlerons  ni  de  Pétrarque,  ni  de  Dante,  ni  de  Michel-Ange, 
ni  de  Gœthe,  il  suffit  de  regarder  autour  de  nous.  Comptons  un 
peu;  les  hommes  dont  l'activité  productrice  s'est  le  mieux  défendue 
contre  les  déchéances  de  l'âge,  qui  sont-ils?  Ceux  que  les  femmes 
ont  le  plus  attirés  :  Chateaubriand,  Mérimée,  Sainte-Beuve,  Alfred 
de  Vigny,  Michelet,  Cousin  :  In  hoc  sîgno  vinccsj  chaque  feuillet 
d'Auber  porte  ce  signe:  distinction,  élégance,  goût  suprême! 
Aucun  maître,  Mozart  excepté,  n'écrivit  dans  cette  perfection  le 
dialogue  parlé.  Cet  orchestre,  toujours  clair,  a  des  façons  de  dire 
qu'on  ne  se  lasse  pas  d'admirer  ;  la  phrase  musicale,  toujours  nette 
et  bien  construite,  rend  avec  précision  le  sens  du  récit  :  autant  de 
paroles,  autant  de  notes  ayant  leur  signification  facile,  intelligible; 
les  motifs  sont  en  profusion,  et  tout  cela  spirituel,  galant,  ni  trop 
long  ni  trop  court,  touché  de  main  d'artiste,  et  d'artiste  qui  sait  le 
monde  ! 

Qui  se  souvient  aujourd'hui  du  troisième  acte  de  Gustave  , 
de  cet  air  de  femme  si  ému,  de  ce  duo  entre  le  royal  amant  et 
sa  maîtresse,  où,  chose  rare  au  théâtre,  même  à  travers  les  mou- 
vemens  de  la  scène,  le  comme  il  faut  ne  se  dément  jamais? 
Voltaire  se  vantait  d'être  le  seul  poète  qui  [sût  faire  parler  des 


7^  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

princes.  Auber,  bien  autrement,  s'entend  à  mettre  en  musique  le 
langage  des  cours.  Je  prends  comme  exemple  ce  sujet  de  Gus- 
tave traité  depuis  par  Verdi  dans  U?i  Ballo  in  mascltera,  une  des 
plus  vigoureuses  partitions  du  maître  italien.  En  tant  que  produit 
musical  et  chose  spécifique,  l'œuvre  de  Verdi  l'emporterait  peut- 
être  sur  l'opéra  d' Auber  !  Vous  signalerez  là  du  tempérament  comme 
dansun  mélodrame,  du  mouvement,  de  la  passion,  mais  généralisée, 
brutale  et  flagrante,  sans  localisation  ni  caractéristique  :  adieu  la 
nuance,  le  fin  pastel  !  la  quantité  supplée  à  la  qualité,  la  pièce  n'est 
pas  rendue,  ni  les  costunies,  ni  les  portraits,  tandis  que  chez  Auber 
vous  avez  tout,  jusqu'à  l'œil  de  poudre.  Alexis  de  Saint-Priest,  dont 
l'information  sur  la  littérature  du  grand  siècle  était  impeccable, 
quand  il  vous  lisait  une  tirade  de  Monime  ou  de  Bérénice,  ne  man- 
quait jamais  de  s'arrêter  à  certains  passages  où  Racine,  disait-il, 
avait  marqué  la  place  du  coup  d'éventail  pour  la  Ghampmeslé.  Cette 
observation  me  revient  à  propos  des  ouvrages  d' Auber,  et  notam- 
ment de  ce  Gustave  où  je  retrouve  dans  la  façon  d'être  et  l'attitude 
des  personnages,  dans  leur  manière  de  porter  l'épée,  de  saluer, 
d'entrer  et  de  sortir  quelque  chose  d'aisé,  de  poli,  de  familier  et 
de  hautain  qui  n'appartient  qu'à  notre  xviii^  siècle;  il  y  a,  comment 
dirai-jc?le  coup  de  chapeau  ;  ces  gens-là  savent  vivre,  et  la  langue 
qu'ils  parlent  en  musique  nous  le  fait  voir  :  ce  comme  il  faut,  Scribe 
au  théâtre  ne  l'eut  jamais  ;  c'est  que  le  style  lui  manque.  Rêvez, 
inventez,  combinez  tant  que  vous  voudrez,  rien  ne  vit  que  par  le 
style.  Scribe  a  tout  excepté  tout,  il  sait  trouver  et  ne  sait  point 
écrire.  Vaudeville,  drame,  comédie,  opéra,  que  n'a-t-il  pas  ima- 
giné? Classique  de  nature  et  par  éducation,  il  sera  romantique  de- 
main si  le  romantisme  fait  recette,  car  dès  que  le  public  s'est  amusé 
de  l'anecflote  mise  en  scène  et  qu'il  ne  redemande  pas  son  argent, 
l'auteur  dramatique  a  touché  son  but.  Monarques  et  manans,  hom- 
mes d'état  et  de  finance,  artistes,  épiciers,  charlatans,  tous  sont 
égaux  devant  sa  plume;  aussi  facilement  qu'il  aura  su  tourner  en 
pasquinade  la  fin  tragique  de  Struensée,  il  va  sur  la  chute  de  Marl- 
borough  vous  composer  une  spirituelle  comédie  d'intrigue  et  tra- 
vestir la  mort  de  Pierre  le  Grand  en  un  roman  sentimental;  le 
Verre  cCeau^  Bertrand  et  Raton,  la  Czarîne,  c'est  toujours  la  même 
pièce  avec  d'autres  noms,  il  ne  voit  dans  l'histoire  que  le  fait  mes- 
quin, le  motif  purement  personnel,  et  s'il  soulève  le  rideau  étendu 
devant  une  catastrophe  héroïque  c'est  avec  l'étroite  curiosité  d'un 
valet  de  chambre  épiant  son  maître.  Son  dialogue  toujours  incorrect 
a  des  idiotismes  qui  vous  renversent.  Dans  Aérienne  Lecouvreur  par 
exemple,  à  cette  question  de  l'abbé:  «  Je  tiendrais  à  savoir  quelle 
est  sa  passion  régnante  ?  —  l'interlocuteur  répond  :  Je  te  saurai 


PORTRAITS    d'hier    ET   D  AUJOURD  HUI.  75 

cela.  »  Et  c'est  un  grand  seigneur,  un  prince  de  Bouillon  s'il  vous  plaît, 
qui  s'exprime  de  la  sorte,  la  main  au  jabot  et  chiffonnant  son  cor- 
don bleu  :  Je  te  saurai  cela  !  Involontairement  vous  pensez  au  style 
d'Auber,  à  ces  artisans  du  Maçon,  à  ce  menu  peuple  si  galant  et 
si  bien  troussé  dans  sa  désinvolture  musicale  :  tableau  de  genre  et 
de  mœurs  faubouriennes  auquel  nous  verrons  au  second  acte  suc- 
céder une  Orientale  en  plein  Paris  qui  nous  donnera  comme  con- 
traste ce  que  j'appellerai  le  romantisme  d'Auber. 

Soyons  juste  cependant  et  rendons  à  Scribe  la  part  qui  lui  revient  : 
ce  qu'il  a  fait  est  déjà  beaucoup,  mais  ce  qu'il  a  fait  faire  est  im- 
mense. Tout  notre  théâtre  lyrique  moderne  est  sorti  de  son  initia- 
tive. Sans  lui  nous  n'aurions  ni  la  Muette,  ni  Robert  le  Diable,  ni 
la  Juive,  ni  les  Huguenots,  ni  ce  charmant  répertoire  que  l'Europe 
nous  envie  et  qui,  du  moins  en  partie,  survivra:  le  Mariage  de  rai- 
son et  la  Calomnie  auront  depuis  longtemps  disparu  de  la  mémoire 
des  hommes  que  la  Muette  et  Fra  Diavolo,  le  Maçon  et  le  Domino 
noirlQxxY  rappelleront  le  nom  du  grand  musicien,  son  collaborateur 
inséparable.  «  Je  fais  l' opéra-comique  et  le  vaudeville.  On  se  ruine 
dans  la  haute  littérature,  on  s'enrichit  dans  la  petite.  Soyez  donc 
dix  ans  à  créer  un  chef-d'œuvre  !  Nous  mettons  trois  jours  à  com- 
poser les  nôtres  et  encore  sommes-nous  trois.  Je  sais  bien  que  nos 
chefs-d'œuvre  valent  à  peu  près  ce  qu'ils  nous  coûtent,  mais  on  en 
a  vu  qui  duraient  huit  jours,  quelques-uns  ont  été  jusqu'à  quinze, 
et  quand  on  vit  un  mois,  c'est  l'immortaliié.  »  Ces  paroles  d'un  per- 
sonnage du  Charlatanisme,  rien  ne  me  dit  que  Scribe  en  les  écrivant 
ne  se  les  soit  pas  appliquées;  toujours  est-il  que  bien  d'autres  les 
lui  ont  appliquées  depuis.  Il  n'en  ira  point  de  même  pour  Auber,  et 
c'est  l'œuvre  du  musicien  qui  sauvera  l'œuvre  du  poète.  La  musique 
qui  peut  ajouter  d'illustres  destinées  à  des  comédies  telles  que  le 
Mariage  de  Figaro  et  le  Barbier  de  Séville,  protégera  dans  l'avenir 
le  nom  de  Scribe,  et  cela  d'autant  plus  que  l'auteur  dramatique  aura 
davantage  ici  prêté  la  main  au  musicien;  qui  sait?  en  présence  de 
la  Muette  et  de  ce  répertoire  lyrique  secondaire,  modèle  de  culture 
et  d'urbanité,  peut-être  bien  le  public  d'alors  pensera-t-il  comme 
nous  que  ce  qu'il  y  eut  encore  de  meilleur  dans  Scribe,  c'est  Auber. 

Henri  Blaze  de  Bury. 


L  HISTOIRE  MONUMENTALE 

DE    ROME 

ET  LA  PREMIÈRE  RENAISSANCE 


LES  RUINES  DE  ROME  PENDANT  LE  MOYEN  AGE. 


I.  J.-B.  de  Rossi,  Fiante  iconografiche  e  prospettiche  di  Roma...  {Plans  figurés  de  la 
ville  de  Rome,  antérieurs  au  xvi^  siècle),  Rome,  SpithOver,  1  vol.  111-4»  de  texte  et 
un  atlas  in-folio.  —  IL  Eiig.  Mûntz,  Les  Arts  à  la  cour  des  papes  pendant  le  xv"  et 
le  xvi'  siècle,  première  et  deuxième  parties,  fascicules  4"  et  9'=  de  la  Bibliothèque  des 
Écoles  françaises  d'Athènes  et  de  Rome,  1879. 


Je  réunis  ici  avec  plaisir  et  à  dessein,  en  profitant  de  l'occasion 
que  m'offrent  deux  publications  toutes  récentes,  un  maître  et  un 
disciple.  Le  maître  est  M.  de  Rossi,  le  célèbre  archéologue  romain; 
le  disciple  est  un  des  membres  de  l'École  française^  de  Rome, 
M.  Eugène  Miintz,  aujourd'hui  bibUothécaire  de  notre  École  natio- 
nale des  Reaux-Arts. 

M.  de  Rossi  distribue  plus  que  jamais  autour  de  lui  tout  un  vivant 
enseignement.  11  ne  faut  pas  voir  en  lui  uniquement  le  fondateur 
de  l'archéologie  chrétienne.  Ce  peut  être  son  principal  titre  :  par  sa 
critique  ingénieuse  et  sévère,  il  a  indiqué  ses  vraies  voies  à  cette 
.science,  qui  trouve  dans  Rome  de  si  abondantes  ressources  et  de  si 
précieux  monumens;  les  trois  volumes  in-folio  de  sa  Borna  sotlcr- 
ranea,  son  Bulletin  périodique,  son  recueil  d'Inscriptions  dire- 


L  HISTOIRE   MONUMENTALE   DE   ROME.  7  / 

tiennes,  son  grand  ouvrage  en  cours  de  publication  sur  les  Mo- 
saîques  chrétiennes  des  églises  de  Rome  avant  le  xv'  siècle  (1),  forment 
une  encyclopédie  qui  semble  dépasser  les  forces  d'un  seul  homme; 
mais  on  ne  doit  pas  oublier  ses  autres  travaux.  Le  même  savant  a 
fait  sur  l'archéologie  classique  un  grand  nombre  d'excellens  mé- 
moires; il  connaît  presque  familièrenient  les  manuscrits  concernant 
le  moyen  âge  romain  que  possède  la  bibliothèque  Yaticane;  il  est 
collaborateur  actif  de  la  grande  publication  française  des  œuvres  de 
Borghesi  et  du  Corpus  de  Berlin  ;  l'épigraphie  et  la  topographie 
romaines  comptent  peu  de  maîtres  aussi  expérimentés.  Son  ample  et 
riche  talent  est  dans  tout  son  essor  ;  il  pourra  grandir  par  l'accumula- 
tion croissante  des  informations,  mais  il  ne  saurait  gagner  en  critique 
sûre  et  précise.  Ce  n'est  pas  seulement  par  ses  écrits  que  M.  de 
Rossi  professe,  c'est  aussi  par  la  parole,  s  jit  qu'il  multiplie  pour 
un  auditoire  sans  cesse  renouvelé,  et  aussi  pour  des  élèves  assidus, 
ses  visites  dans  les  catacombes,  dans  les  galeries  du  Vatican  et  du 
Lateran  (2),  où  ses  démonstrations  empruntent  aux  réalités  présentes 
un  si  persuasif  accent,  —  soit  qu'à  l'Académie  naissante  d'archéo- 
logie chrétienne  groupée  autour  du  respecté  père  Bruzza,  il  dis- 
serte sur  les  divers  sujets  mis  à  l'improviste  en  discussion,  — 
soit  enfin  que,  dans  l'une  des  chaires  libres  instituées  depuis  un 
an  par  Léon  XIII  au  palais  Spada,  il  fasse  devant  un  nombreux 
public  de  très  attachantes  leçons.  En  toutes  ces  occasions,  il  est  le 
même  :  singulièrement  riche  de  souvenirs  et  se  donnant  sans  ré- 
serve, habile  cà  discuter  et  à  démontrer,  précis  et  net,  d'une  critique 
puissante  et  droite,  aussi  remarquable  professeur  qu'écrivain.  — 
M.  de  Rossi  vient  de  donner  un  nouveau  témoignage  de  la  variété  de 
ses  connaissances.  A  l'occasion  de  la  cinquantaine  de  l'Institut  alle- 
mand de  correspondance  archéologique,  dont  il  est  membre  depuis 
longtemps,  il  a  publié  en  avril  dernier  un  recueil  de  plans  de  Rome 
antérieurs  au  xvi"  siècle;  il  y  a  joint  un  volume  in-quarto  de  texte 
interprétant  ces  plans  figurés  :  autant  d'élémens  inappréciables  pour 
qui  veut  étudier  l'histoire  monumentale  de  Rome. 

Sur  ce  terrain  difficile  et  attrayant,  il  s'est  rencontré  avecM.  MLintz, 
qui  recueillait  au  sujet  des  antiques  monumens  de  Rome,  du  moins 
pour  ce  qui  concerne  le  xV  siècle,  de  précieuses  informations  nou- 

(1)  Musaici  cristiani  e  saggi  dei  pavimenti  délie  chiese  di  Borna  anteriori  al  secolo 
XV,  tavole  cromo-litografiche.  Douze  grandes  mosaïques  et  plusieurs  planches  de  pave- 
mens  en  opus  tessellatum,  faussement  appelé  alexandrinum ,  ont  déjà  paru,  avec  un 
texte  explicatif  en  italien  et  en  français.  Rome,  Spithover,  1872. 

("2)  Pourquoi  la  France  conserve-t-elle  seule  cette  orthographe  barbare  :  Latran, 
pour  désigner  l'antique  demeure  de  la  famille  des  Laterani?  La  seule  raison  de  persé- 
vérer serait  ce  qu'on  appelle  l'usage;  mais  pourquoi  ne  pas  changer  l'usage,  si  la  forma 
est  à  vrai  dire  ridicule,  et  le  changement  très  facile? 


78  SEVDE    DES    DEUX   MONDES. 

velîes,  dont  M.  de  Rossi  déclare  avoir  plus  d'une  fois  tiré  profit. 
Sous  ce  titre  :  Histoire  des  arts  à  la  cour  des  papes  pendant  le 
XY"  et  le  xvi"  siècle,  M.  MiUitz  a  entrepris  une  enquête  érudite  avec 
le  secours  des  archives  romaines.  Son  livre,  dont  nous  n'avons 
encore  que  deux  parties,  rappelle  ces  deux  ouvrages  de  M.  le  comte 
de  Laborde  qui  ont  rendu,  par  les  documens  publiés  et  par  la  mé- 
thode, un  si  grand  service  à  la  science  historique  :  les  Ducs  de 
Bourgogne  et  Athènes  aux  xv%  xvi^  et  xvii'  siècles.  On  se  rappelle 
qu'un  ingénieux  emploi  des  pièces  comptables  et  des  registres  de 
dépenses  y  devenait  la  source  de  renseignemens  nombreux  et 
authentiques,  de  nature  à  faire  pénétrer  l'historien  dans  la  vie  réelle 
du  passé.  M.  Mûntz  a  pensé  de  même,  avec  raison,  qu'en  vue  d'une 
recherche  sur  les  destinées  des  monumens,  sur  les  travaux  publics 
et  les  arts  dans  Rome,  les  dossiers  manuscrits  des  archives  romaines, 
si  riches  et  si  peu  connues  parce  qu'elles  sont  difficiles  à  explorer, 
contiendraient  d'admirables  ressources.  L' administration  de  la  curie 
pontificale  tenait  ses  registres  de  comptes  avec  une  ponctuelle 
exactitude  ;  il  est  clair  que  de  tels  registres,  notant  un  à  un,  avec 
détail,  les  paiemens  acquittés  à  chaque  ouvrier,  à  chaque  artiste, 
deviendraient  pour  qui  saurait  les  comprendre  un  vivant  tableau 
de  la  réalité.  M.  Mimtz  a  entrepris  de  réunir,  de  comparer,  de  com- 
menter ces  innombrables  renseignemens.  Pendant  plusieurs  années, 
avec  une  patience  ardente  et  un  dévoûment  extrême,  il  a  mis  à 
contribution  les  divers  dépôts  de  Rome,  mais  aussi  de  Florence,  de 
Naples,  de  Paris.  Le  fruit  de  ce  travail  considérable  est  un  livre 
composé  à  peu  près  uniquement  d'informations  inédites,  auquel 
devront  recourir  désormais  tous  ceux  qui  voudront  s'occuper  de  la 
renaissance.  En  tête  de  chaque  pontificat,  une  notice  préliminaire 
résume  les  résultats  particuliers  obtenus  par  l'auteur  ;  puis  une  série 
de  paragraphes  étudie  tour  à  tour  chacun  des  grands  travaux 
accomplis  dans  Rome,  murs  et  fortifications,  portes  de  la  ville,  ponts 
du  Tibre,  rues  et  places,  monumens  antiques,  églises  et  basihques; 
le  développement  particulier  de  chacun  des  arts  annexes  à  l'archi- 
tecture suit  parallèlement.  Sous  chacune  de  ces  rubriques,  les 
témoignages  que  recelaient  tant  d'archives  viennent  se  ranger,  et, 
chemin  faisant,  des  discussions  partielles  ou  de  simples  comparai- 
sons de  textes,  mises  spécialement  en  relief,  rectifient  des  erreurs 
trop  longtemps  admises,  éclaircissent  de  nombreux  doutes,  ajoutent 
à  ce  qu'on  savait  déjà  des  traits  importans  ou  d'utiles  détails. 

L'un  et  l'autre  ouvrage  apportent  donc  de  nouvelles  et  intéres- 
santes lumières  à  ce  qu'on  peut  appeler  l'histoire  monumentale  de 
Rome.  Ils  ont  vraiment  une  histoire  aussi  bien  que  le  grand  peuple 
qui  les  a  construits,  ces  édifices  témoins  de  si  nombreuses  vicissi- 


l'histoire   monumentale   de   ROME.  79 

tudes.  Ils  ont  attesté  la  force  des  antiques  générations,  ils  ont 
abrité  la  faiblesse  d'une  Rome  abâtardie,  ils  ont  lutté  contre  la 
temps  et  contre  les  barbares,  contre  les  guerres  civiles  et  contre 
l'ouljli;  ceux  d'entre  eux  qui  ont  pu  résister  à  tant  de  causes  de 
désastre  ont  enfin,  dans  les  temps  meilleurs,  rencontré  le  respect. 
Les  deux  publications  de  M.  de  Rossi  et  de  M.  Miintz  racontent, 
chacune  pour  une  partie  et  à  sa  manière,  cette  histoire  dont  nous 
voudrions  signaler  les  principaux  traits.  Nul  ne  marche  impuné- 
ment sous  les  palmiers,  dit  le  proverbe  oriental,  et  nul  ne  saurait 
non  plus  être  spectateur  indifférent  des  grandes  ruines  de  Rome. 
Quand  et  comment  se  sont-elles  accomplies?  quel  âge  a  été  à  ce 
sujet  principalement  coupable?  quels  pontifes  ont  essayé  d'y  porter 
remède?  quelles  restaurations  ou  quelles  constructions  nouvelles, 
quel  développement  nouveau  des  arts  auxiliaires  ont  changé  une 
fois  encore  la  physionomie  de  la  ville  éternelle,  avant  que  la  renais- 
sance du  xv!*^  siècle  vînt  transformer  entièrement  l'aspect  de  Rome 
par  des  desiructions  sacrilèges  que  n'ont  pas  fait  oublier  plusieurs 
triomphantes  substitutions? 


Les  grands  monumens  de  l'ancienne  Rome  qui  ont  subsisté  pen- 
dant le  moyen  âge  dataient  presque  tous  de  l'empire,  ayant  été 
élevés  ou  complètement  réparés  alors.  Il  en  est  peu  qu'il  ait  con- 
servés à  peu  près  intacts  après  les  avoir  hérités  de  la  république, 
comme  le  Panthéon;  il  en  est  peu  qu'il  n'ait  agrandis  ou  restitués 
plutôt  que  de  les  détruire,  car  les  institutions  romaines  les  proté- 
geaient. Chez  un  peuple  au  génie  à  la  fois  religieux  et  pratique, 
qui  savait  donner  au  principe  de  la  propriété  des  racines  si  pro- 
fondes, les  édifices  même  d'un  caractère  purement  civil  suivant 
nous  avaient  quelque  chose  de  sacré,  et  une  surveillance  atten- 
tive devait  prévenir  des  désordres  qui  auraient  en  même  temps 
causé  un  dommage  matériel  et  constitué  une  sorte  d'injure  à  la 
religion.  L'édile  républicain  en  avait  la  charge,  la  procuration 
et  une  série  de  textes  législatifs  pendant  toute  la  période  de  l'em- 
pire montrerait  qaelles  précautions  étaient  prises  pour  que  l'as- 
pect de  Rome  ne  fût  pas  déformé  par  des  ruines,  ne  urbs  ruinis  de- 
formctur.  On  connaît  le  sénatus-consulte  hosidien,  renouvelé  depuis 
Claude  par  Vespasien  et  Alexandre  Sévère.  Libanius  cite  un  inspec- 
teur des  bronzes  publics,  et  la  Notifia  dignitatum  connaît  un  gar- 
dien des  objets  de  prix,  custos  nitentium  rerum.  Cependant  le  grand 
nombre  des  dispositions  législatives  que  nous  a  laissées  à  ce  sujet 
la  période  impériale  ferait  soupçonner  qu'il  y  avait  sujet  de  craindre 


80  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

pour  ces  monumens,  qu'il  y  fallait  une  tutelle  et  une  sauvegarde- 
Et  en  effet  Rome  a  subi  de  cruels  momens  de  désordre  et  d'anar- 
chie dès  les  premiers  temps  de  l'empire;  vers  la  fin,  elle  commen- 
çait d'être  singulièrement  abandonnée.  Même  quand  elle  était 
florissante,  des  bandes  noires  se  livraient  à  de  singulières  spécula- 
tions, achetant  les  riches  demeures  pour  les  démolir,  et  vendant  en 
détail  les  matériaux,  les  sculptures,  les  pehnures  et  les  marbres. 
Bientôt  le  luxe  de  Rome,  devenu  excessif,  préparait  le  désastre  et 
la  ruine.  Les  jardins  de  Salluste  couvraient  une  partie  du  Quirinal  ; 
Mécène  convertissait  en  une  villa  somptueuse  presque  tout  l'Es- 
quilin;  on  multipliait  et  on  étendait  après  eux  ces  grandes  pro- 
priétés, brillantes  et  improductives,  qui  chassèrent  la  population, 
et  commencèrent  de  créer  le  désert. 

Si  le  séjour  des  empereurs  devint,  par  l'extension  du  luxe,  funeste 
à  Rome,  on  peut  penser  que  leur  abandon  de  l'ancienne  capitale, 
par  des  raisons  contraires,  ne  le  fut  pas  moins.  C'était  bien  une 
rivale  que  Constantin  prétendait  opposer.  Il  appela  en  Orient 
tout  ce  qui  restait  à  Rome  d'artistes  ou  d'ouvriers  habiles.  Il  vou- 
lut que  sa  nouvelle  ville  possédât  jusqu'aux  objets  sacrés,  gages 
mystiques  de  grandeur,  que  les  dieux  avaient  jadis  accordés  à  la 
cité  de  Romulus.  On  croyait  encore  au  vi*"  siècle  qu'il  avait  enlevé 
le  précieux  Palladium  romain,  pour  le  cacher  sous  la  colonne  de 
porphyre  que  surmontait  sa  propre  image  dans  son  nouveau  forum. 
Gonstantinople  eut  son  Gapitole,  son  milliaire  doré,  sa  Fortune 
urbaine,  ses  jeux  du  cirque,  avec  des  fêtes  solennelles  pour  célé- 
brer l'anniversaire  de  sa  fondation,  sa  grande  curie,  ses  thermes, 
ses  basiliques,  ses  quatorze  régions.  Il  y  fallut  l'incomparable 
parure  des  œuvres  de  l'art  grec,  qu'on  enleva  pour  elle  soit  de 
Rome,  soit  des  provinces  orientales.  Beaucoup  de  statues  ornaient 
déjà  l'ancienne  Byzance,  puisque  Septime  Sévère  y  avait  institué 
tout  un  musée  que  le  feu  détruisit  en  532  ;  mais  Constantin  en  vou- 
lut bien  davantage.  Dans  son  seul  hippodrome  il  en  éri.^ea  soixante. 
Il  pilla  le  hiéron  des  Muses  à  l'Hélicon.  Après  lui,  Théodose  P""  fit 
apporter  le  Jupiter  Olympien  de  Phidias;  —  une  tradition  fort  peu 
authentique  voudrait  qu'on  pût  le  retrouver  aujourd'hui  sous  le  sol 
de  Gonstantinople;  mais  un  incendie  de  l'année  Zi75  paraît  l'avoir 
détruit,  avec  bien  d'autres  chefs-d'œuvre,  tels  que  la  Vénus  de  Cnide 
de  Praxitèle,  la  Junon  de  Samos  attribuée  à  Bupalos,  et  l'Occasion 
de  Lysippe.  Rome  avait  dû  contribuer  pour  une  grande  part  à  ces 
embellissemens  :  elle  rendit  en  cette  occasion  une  partie  des  objets 
qu'elle  avait  jadis  ravis  à  la  Grèce.  Encore  au  xiii"'  siècle  on  voyait 
à  Gonstantinople  l'Hercule  colossal  en  airain  de  Lysippe,  enlevé  par 
Fabius  Maximus  en  209  aux  Tarentins,  et  que  Strabon  admirait  au 


L  HISTOIRE    MONUMENTALE    DE    ROME.  81 

Capitule.  Les  quatre  célèbres  chevaux  de  bronze  doré  conservés  à 
Venise  depuis  la  quatrième  croisade,  et  qui  datent  peut-être  du 
temps  de  Néron,  ou  bien  qu'Auguste  enleva  d'Alexandrie  après  sa 
victoire  sur  Marc-Antoine,  décoraient  l'hippodrome  dès  le  iv'^  siècle, 
ainsi  qu'une  statue  de  la  Fortune  enlevée  au  Palatin. 

Ainsi  la  fondation  de  Constantinople,  en  contribuant  à  dépouiller 
les  édifices  romains  des  chefs-d'œuvre  qui  faisaient  leur  majesté  et 
leur  méritaient  le  respect,  avait  été  pour  eux  comme  un  présage  de 
ruine.  Il  semblait  qu'elle  leur  eût  annoncé  la  longue  période  d'a- 
bandon et  de  mépris  qui  les  attendait. 

La  décadence  inaugurée  de  la  sorte  se  continua  par  les  invasions. 
Tandis  que  la  capitale  orientale  échappait  aux  dangers,  par  sa 
situation,  par  quelque  adresse  et  quelque  fermeté  politique,  par  une 
moindre  renommée,  les  chefs  barbares  au  contraire  entendaient  des 
voix  qui  les  poussaient  contre  Rome;  leurs  armées  en  réclamaient 
le  pillage  :  c'était  là  l'antique  ennemie,  déjà  presque  abattue,  la  vraie 
proie  qui  promettait  un  inépuisable  butin.  —  Nous  savons  qu'il  faut 
se  garder  d'admettre  à  ce  sujet  certaines  exagérations  des  histo- 
riens ultérieurs  ou  des  pères  de  l'église,  qui  ont  fait  loi  pendant 
longtemps  et  donné  naissance  à  des  terreurs  légendaires.  Il  est  facile 
par  exemple  de  juger,  d'après  le  curieux  journal  de  fouilles  que 
nous  a  laissé  Flaminio  Vacca,  en  quelle  superstitieuse  horreur  le 
xvi*"  siècle  tenait  à  Rome  le  seul  nom  des  Goths.  Il  n'était  pas  de 
crime  dont  on  ne  chargeât  leur  mémoire  ;  eux  seuls  avaient  commis 
tous  les  ravages  à  la  suite  desquels  les  antiques  monumens  sem- 
blaient devoir  périr.  C'étaient  les  traces  de  leurs  lances  qu'on  voyait 
encore  aux  thermes  de  Caracalla,  où  l'on  remarque  en  effet  que  les 
revêtemens  de  marbre  ont  été  enlevés,  —  par  d'autres  moins  pressés 
et  en  d'autres  temps,  —  à  coups  de  marteaux  pointus  et  acérés  :  ces 
farouches  cavaliers  avaient  voulu,  disait-on,  après  avoir  massacré 
les  Romains,  détruire^  leurs  orgueilleux  édifices.  Flaminio  Yacca 
raconte  qu'il  a  vu  trouver  en  terre  des  haches  formant  marteau  d'un 
côté  et  glaive  de  l'autre  :  c'étaient,  à  n'en  pas  douter,  les  armes  dont 
se  servaient  ces  Goths,  pour  démolir  après  avoir  tué.  Les  Goths 
n'avaient  pas  seulement  une  première  fois  pillé  Rome,  ils  avaient 
en  outre  caché  en  divers  endroits  de  la  ville  de  riches  trésors  que 
leurs  descendans  reviendraient  chercher,  et  notre  chroniqueur 
raconte  mainte  histoire  de  perquisitions  nocturnes,  dans  des  lieux 
déserts,  qu'on  expliquait  de  la  sorte.  —  Il  est  évident  qu'au  xvr  siècle 
le  nom  des  Goihs  était,  pour  les  Romains,  synonyme  de  brigands  et 
de  pillards.  Quelque  chose  de  cette  tradition  se  retrouve  certaine- 
ment dans  l'inintelligente  appellation  par  laquelle  on  désigna  en 
Italie  ou  même  en  France  l'art  prétendu  gothique. 

TOME  XXXV.  —  1879,  6 


82  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Ce  sont  là  des  excès;  on  ne  doit  pas  oublier  qu'il  y  eut  des 
différences  entre  ces  barbares,  et  nous  savons  par  les  lettres  de 
Cassiodore  que  Théodoric,  roi  des  Goths,  se  fit  le  protecteur  des 
monumens  romains.  Ce  dernier  souvenir  ne  saurait  toutefois  effacer 
celui  des  désastres  que  les  incursions  des  peuples  germaniques 
ont  causés  en  Italie.  C'est  une  sorte  de  mode  aujourd'hui  de  les 
dire  inoffensives;  mais  la  réalité  historique  proteste.  Le  pillage 
des  troupes  d'Alaric  en  hiO  n'a  duré  que  trois  jours,  il  est  vrai, 
et  le  chef  visigoth,  nous  dit-on,  avait  recommandé  à  ses  hommes 
de  respecter  les  trésors  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul.  Ses  soldats 
n'en  ont  pas  moins  mis  le  feu  aux  jardins  de  Salluste  et  saccagé 
la  ville.  Alaric  lui-même  emporta,  —  Procope  les  a  vus  dans 
son  camp  devant  Carcassonne,  —  les  vases  sacrés  de  Salomon  avec 
toute  une  pai-tie  des  dépouilles  romaines  de  Jérusalem.  Les  Van- 
dales de  Genseric,  quarante-cinq  ans  plas  tard,  furent  incontesta- 
blement beaucoup  plus  redoutables.  Leur  chef  leur  avait  accordé  un 
séjour  dans  Rome  de  quatorze  jours;  le  pillage  se  fit  méthodique- 
ment, quartier  par  quartier;  ils  dépouillèrent  d'abord  le  palais  des 
Césars,  sur  le  Palatin;  puis  le  temple  de  Jupiter,  sur  le  Capitole; 
ils  en  emportèrent  les  statues,  que  Genseric  destinait  à  son  palais 
d'Afrique;  ils  en  ruinèrent  la  toiture  pour  en  ravir  les  lames  de 
plomb  doré.  —  Le  sac  de  P»ome  par  Pacimer  en  A72,  et  un  nouveau 
siège  par  les  Goths  de  Yitigès,  ne  furent  pas  moins  désastreux.  Viti- 
gès,  en  coupant  les  quatorze  aqueducs,  œuvre  magnifique  de  l'an- 
tiquité, ne  privait  pas  seulement  Rome  de  ces  eaux  salutaires  qu'elle 
recevait  depuis  des  siècles;  il  la  menaçait  encore  de  la  famine,  car 
les  moulins  à  blé  étaient  situés  sur  la  pente  du  Janicule,  en  face  du 
po7iie  Sisto  actuel,  là  où  cette  même  eau  de  Trajan,  qui  se  précipite 
encore  avec  force  en  traversant  la  fontaine  Pauline,  continue  de 
mettre  en  mouvement  les  roues  de  plusieurs  industries.  Bélisaire 
obvia  au  danger  en  faisant  construire  sur  le  fleuve,  aux  endroits 
les  plus  resserrés,  ces  moulins  flottans  que  le  courant  seul  fait 
tourner  (1);  ils  se  multiplièrent  à  partir  de  cette  époque  jusqu'à 
notre  temps,  qui  les  a  proscrits  avec  raison  comme  un  obstacle 
contribuant  au  terrible  danger  des  inondations.  Le  pire  résultat  de 
la  mesure  prise  par  les  Goths  de  Yitigès  fut  que  les  conduits,  inter- 
rompus et  désormais  mal  réparés,  laissèrent  échapper  leurs  eaux 
dans  la  campagne  romaine,  y  précipitèrent  les  ruines,  et  y  formèrent 
ces  marécages  qui,  négligés  pendant  des  siècles,  enfantèrent  la  cor- 
ruption, le  mauvais  air,  la  solitude  et  la  mort. 

(1)  Ce  sont  les  aquimoli  du  moyen  âge.  Voir  à  ce  sujet  lo  curieux  travail  de  M.  Cor- 
visicri  sur  les  anciennes  poternes  du  Tibre  dans  Ilomc,  au  tome  premier  du  très  inté- 
ressant recueil  intitule  :  Archivio  délia  società  romana  di  sloria  palria,  1878. 


l'histoire   monumentale   de   ROME.  83 

Uii  curieux  épisode,  emprunté  à  une  autre  région  de  l'Italie,  à 
la  maremme  toscane,  aidera  peut-être  à  comprendre  par  analogie 
ce  qui  s'est  ainsi  passé  dans  la  campagne  romaine.  Au  milieu  de 
l'antique  plaine  de  Vulci,  que  le  torrent  de  la  Fiora  divise  en  de.ix 
parts,  —  l'ancienne  ville  étrusque  sur  la  rive  droite,  et  sa  nécro- 
pole sur  la  gauche,  —  s'élève,  seule  construction  debout  dans  ce 
vaste  désert,  un  chàteau-fort  délabré  et  inhabité,  servant  de  tête 
de  pont  au  débris  d'un  ancien  aqueduc,  unique  et  étroit  passage 
par-dessus  le  lit  profond  de  la  Fiora.  L'eau  qui  coulait  par  ces 
conduits  était  chargée  de  calcaire.  Peu  à  peu,  l'aqueduc  étant 
négligé,  des  fissures  se  sont  produites,  l'eau  s'est  échappée  en  lais- 
sant après  elle  des  concrétions  toujours  plus  considéialDles,  qui  ont 
déplacé  les  pierres,  fait  tomber  le  ciment,  continué  leur  marche, 
atteint  et  déformé  les  berges.  Ce  ne  sont  plus  seulement  des  stalac- 
tites piltoreSi{ues  découpant  sur  le  ciel  par-dessous  la  grande  arche 
leurs  pointes  inégales  ;  c'est,  vers  la  rive  droite,  toute  une  voûte 
comme  de  glace  qui,  pendant  des  siècles,  a  conduit  vers  le  sol,  len- 
tement et  goutte  à  goutte,  des  eaux  que  les  ruines  enseve'ies  ont 
empêchées  de  s'absorber  dans  les  terres.  N'a-t-on  pas  ici  l'image  vi- 
sible, l'action  prise  sur  le  fait  du  genre  de  désastre  que  la  campagne 
romaine  a  subi  du  fait  des  aqueducs  négligés  et  ne  fonctionnant  plus? 
Tout  le  monde  sait  que  les  eaux  stagnantes  dans  le  sous-sol,  soit  à 
cause  des  nombreuses  constructions  qu'il  recouvre,  soit  par  suite  de 
certaines  formations  volcaniques,  sont  le  principal  fléau  des  régions 
malsaines  en  ItaHe.  Les  anciens  ne  l'ignoraient  pas,  et  l'on  retrouve 
autour  de  Rome  de  vastes  souterrains  qu'ils  destinaient  uniquement 
au  drainage  :  les  travaux  récens  de  M.  de  Tucci  et  de  M.  le  profes- 
seur Tommasi-Grudeli  l'ont  amplement  démontré  (1). 

Les  attaques  de  Vitigès  contribuèrent  d'une  autre  manière  encore 
à  dépouiller  Rome.  Menacés  par  les  assiégeans  barbares  dans  le 
tombeau  d'Adrien,  devenu  depuis  longtemps  une  forteresse,  les  sol- 
dats de  Bélisaire,  suivant  le  récit  de  Procope,  brisèrent  en  morceaux, 
pour  les  précipiter  sur  l'ennemi,  les  nombreuses  statues  qui  ornaient 
l'antique  mausolée.  Dans  ses  fossés  se  retrouvèrent  en  effet,  aux 
temps  d'Alexandre  YI  et  d'Urbain  VIII,  le  buste  colossal  d'Adrien  et 
l'admirable  Faune  dormant  àQ  la  glyptothèque  de  Munich.  —  Rome 
était  bien  dépouillée  déjà  quand  elle  fut  de  nouveau  prise  et  sac- 
cagée par  le  Goth  Totila,  en  5Zi5.  Les  Lombards,  avec  Astolf,  conti- 

(1)  p.  di  Tucci,  ûelVantico  e  présente  stato  délia  campagna  di  Roma,  in  rapporta 
alla  salubrità  delVaria  e  alla  fertilità  del  suolo,  Roma,  1«78,  in-l2.  —  Toramasi- 
Crudeli,  Delta  distrihuzione  délie  acqiie  nel  sottosuolo  delV  Agro  romano,  e  délia  sua 
influenza  nella  produzione  délia  malaria  (tirage  à  part  de  V Académie  des  Lincei) 
10-4",  1879. 


84  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nuèrent  pendant  le  viii^  siècle  à  désoler  ses  environs.  Les  basiliques 
chrétiennes,  construites  sur  les  catacombes,  avaient  jusque-là  retenu 
dans  la  campagne  quelque  population,  tout  au  moins  de  pieux  visi- 
teurs; mais  les  dévastations  des  Lombards  achevèrent  de  déterminer 
les  papes  à  reporter  en  ville  les  corps  des  martyrs.  Une  inscription 
de  l'église  de  Sainte-Praxède,  à  Rome,  témoigne  que  Léon  III, 
en  817,  transféra  ainsi  vingt-trois  mille  corps;  les  catacombes  com- 
mencèrent d'être  abandonnées,  puis  oubliées,  jusqu'au  temps  de 
Bosio,  jusqu'au  père  Marchi  et  à  M.  de  Rossi;  la  nuit  se  fit  toujours 
plus  épaisse  sur  la  campagne  romaine,  privant  Rome  elle-même 
toujours  davantage  d'approvisionnemens,  de  sécurité,  de  commu- 
nications. 

La  création  d'une  autre  capitale  en  Orient  avait  été,  au  point 
de  vue  de  l'histoire  monumentale  de  Rome,  une  première  et  sen- 
sible atteinte;  les  invasions  barbares  avaient  entraîné  des  dévasta- 
tions cruelles  et  de  longs  désordres;  quelle  influence  le  triomphe 
du  christianisme  et  l'établissement  de  la  papauté  devaient-ils  exercer 
dans  Rome  à  cet  égard? 

Il  ne  se  pouvait  pas  que  le  christianisme  ne  regardât  tout  d'abord 
avec  quelque  défiance  lesmonumens  de  Rome  païenne.  Ces  temples 
et  ces  statues  représentaient  pour  lui  un  culte  devenu  bientôt  hos- 
tile. Ces  cirques  et  ces  amphithéâtres,  il  les  avait  arrosés  de  son 
sang  lors  des  persécutions;  ces  théâtres  et  ces  jeux,  il  les  maudis- 
sait comme  immoraux  et  impies  ;  ces  riches  tombeaux,  soumis  à 
des  rites  qui  n'étaient  pas  les  siens,  il  s'en  détournait  pour  se  réfu- 
gier dans  ses  catacombes.  On  doit  remarquer  toutefois  que,  dans 
l'histoire  des  mutuels  rapports  entre  les  deux  sociétés  païenne  et 
chrétienne,  avant  et  après  la  paix  de  l'église,  les  rigueurs  se  pro- 
duisirent en  général  par  accès  exceptionnels  et  peu  durables.  De 
même  que,  pendant  très  longtemps,  l'indépendance  civile  des  chré- 
tiens, invoquant  le  droit  commun,  a  été  respectée,  de  même  les 
empereurs,  après  avoir  abjuré  le  paganisme,  se  sont  abstenus, 
surtout  dans  Rome,  de  mesures  violentes  contre  les  monumens  et 
les  statues  de  l'antiquité.  M.  de  Rossi  a  démontré  cette  thèse  abon- 
damment ;  il  a  fait  voir  que  ceux  des  historiens  modernes  qui  se  sont 
crus  autorisés  à  soutenir  avec  insistance,  avec  excès,  la  thèse  con- 
traire, ont  été  abusés  en  particulier  par  les  fausses  inscriptions 
ligoriennes. 

Les  principaux  sanctuaires  furent  fermés,  il  est  vrai,  à  partir 
des  fils  de  Constantin  et  de  Théodose;  les  sacrifices  furent  abolis; 
les  terres  qui  appartenaient  aux  prêtres  païens  furent  confisquées 
avec  leurs  revenus  ;  mais  les  statues  des  divinités  ou  des  héros, 
distribuées  par  les  préfets  de  la  ville  dans  les  lieux  publics,  conti- 


L  HISTOIRE   MONUMENTALE   DE    ROME.  85 

nuèrent,  après  avoir  perdu  le  sens  religieux  que  les  anciennes 
croyances  leur  attribuaient,  à  servir  d'admirable  parure  à  cette 
Rome  qui  ne  reniait  pas  son  passé.  C'est  ce  que  démontrent  aux 
V*  et  vi"  siècles  de  nombreuses  inscriptions  :  tel  préfet  a  érigé 
dans  le  forum  cette  statue  qu'il  a  tirée  d'un  temple  «  afin  qu'elle 
servît  d'ornement  à  la  ville.  »  Tel  édifice  ayant  été  consacré  au 
nouveau  culte,  a  la  lumière  du  salut  a  brillé  là  où  régnaient  les 
ténèbres,  »  ou  bien  :  «  A  l'assemblée  des  démons  a  succédé  la  mai- 
son de  Dieu.  »  11  y  eut  sans  doute  des  violences  exercées  contre 
les  monumens  de  l'ancien  culte  au  nom  du  christianisme;  mais  ce 
fut  en  général  hors  de  l'Italie,  en  Afrique,  en  Egypte,  en  Orient,  ou 
bien  dans  la  campagne,  où  la  présence  du  sanctuaire  ou  de  l'idole 
pouvait  perpétuer  la  superstition.  On  vit,  il  est  vrai ,  des  momens 
de  réaction,  pendant  lesquels  les  empereurs  chrétiens  prirent  des 
mesures  sévères,  fermant  la  grotte  de  Mithra,  au  pied  du  Capi- 
tule ,  ou  faisant  brûler  les  livres  sibyllins  ;  mais  le  christianisme 
comprit  très  vite  que  les  monumens  de  Rome  païenne  faisaient  par- 
tie d'une  gloire  qu'il  ne  lui  convenait  pas  de  renier,  puisqu'elle 
avait  servi,  selon  les  secrets  desseins  de  la  Providence,  à  grouper 
les  nations  et  à  les  préparer  pour  recevoir  l'Évangile.  C'eût  été  d'ail- 
leurs une  longue  et  pénible  tâche,  et  bien  vaine,  que  d'essayer  d'a- 
néantir tant  d'énormes  édifices;  ne  valait-il  pas  mieux  les  con- 
server en  les  appliquant  au  vrai  culte?  N'était-ce  pas  le  moyen  de 
triompher  d'autant  plus  sûrement  et  de  séduire  les  âmes?  Le  clergé 
se  montrait  habile  dans  les  campagnes  à  substituer  aux  génies 
des  arbres  et  des  fontaines  le  culte  des  saints,  dont  les  poétiques 
légendes  effaçaient  les  traditions  antiques;  il  fallait  ainsi,  clans 
Rome,  arborer  les  symboles  chrétiens  sur  les  anciens  monumens  et, 
sans  interrompre  les  courans  établis,  transformer  les  sanctuaires 
pour  transformer  les  cœurs.  On  vit  de  la  sorte  commencer  une  méta- 
morphose bizarre  dans  laquelle  le  moyen  âge  chrétien  faillit,  il  est 
vrai,  étouffer  quelques-uns  des  souvenirs  persistans  de  l'antiquité 
païenne;  tout  compte  fait,  il  en  conserva,  il  en  sauva  beaucoup. 

Un  des  plus  singuliers  exemples  de  cet  accord  subsistant  à  tra- 
vers les  siècles  se  voit  à  la  cathédrale  de  Syracuse.  Là  s'élevait 
jadis  un  beau  temple  de  Minerve,  du  haut  duquel  le  bouclier 
resplendissant  de  la  déesse  servait  de  dernier  phare  aux  navires 
s'éloignant  du  port.  Dès  que  ce  signe  avait  disparu  de  l'horizon,  le 
pilote  jetait  à  la  mer  la  coupe  de  terre  empruntée  à  l'autel  de 
Héra,  et  les  dieux  devaient,  pour  ces  rites  accomplis,  une  navigation 
prospère.  L'église  chrétienne  a  succédé,  construite  sur  les  bases  et 
dans  l'enceinte  même  du  temple.  L'archaïsme  dorique  se  reconnaît 
sur  ces  magnifiques  colonnes  au  lourd  chapiteau,  aux  cannelures 


86  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

profondes,  au  diamètre  énorme,  s'élargissant  à  la  base.  C'est  pitié 
de  les  voir  aujourd'hui  couvertes  de  l'inconvenant  badigeon,  et 
encastrées  dans  la  maçonnerie  moderne  ;  quelques-unes  sont  pen- 
chées, comme  si  elles  allaient  tomber,  et  l'on  comprend  vite  qu'elles 
eussent  été  depuis  longtemps  à  terre  sans  le  ferme  appui  de  la 
construction  ultérieure,  qu'elles  ont  rencontré.  Le  christianisme, 
comme  fait  le  lierre  dans  les  ruines,  a  soutenu  au  milieu  même  de 
leur  chute  ces  vingt-deux  grosses  colonnes,  et  il  les  a  conservées, 
ainsi  que  l'architrave  et  la  frise  antiques. 

Rome  est  la  scène  la  plus  intéressante  oii  l'on  puisse  suivre  le 
mélange  bizarre  des  deux  civilisations  et  des  deux  génies.  Là  sur- 
tout le  christianisme  a  préservé  beaucoup  de  monumens  et  d'objets 
d'art  que  lui  avait  légués  le  paganisme,  mais  il  les  a  marqués  de 
son  sceau.  Ainsi  seulement  fut  sauvée  la  célèbre  statue  équestre  de 
Marc-Aurèle.  Rien  n'autorise  à  croire  qu'elle  ait  été  primitivement 
placée  autre  part  qu'en  face  de  la  basilique  de  Saint-Jean  de  Late- 
ran.  Peut-être  ornait-elle  la  riche  demem^e  de  la  ^(?;<sAnnia,  où  Marc- 
Aurèle  naquit  et  fut  élevé.  Une  seule  chose  est  certaine,  c'est  que 
Paul  Ili  la  fit  transporter  de  ce  lieu  au  Gapitole,  le  23  mars  1538. 
Elle  passait  aux  yeux  du  m  yen  âge  pour  représenter  le  grand 
empereur  Constantin,  un  chrétien  :  cette  erreur  la  fit  respecter. — 
C'est  probablement  l'église  des  saints  Cosme  et  Damien,  située 
près  du  forum,  qui  a  conservé  ce  temple  de  la  Ville  où  se  tenait 
autrefois  l'archive  préfectorale,  et  où  était  exposé  l'original  au- 
thentique du  célèbre  plan  Capitolin.  Le  Panthéon,  qui  faisait 
partie  primitivement  des  thermes  d' Agrippa,  fut  donné  par  l'em- 
pereur Héraclius  au  pape  et  consacré  à  la  Vierge  en  608;  les  prin- 
cipales basiliques,  les  temples  les  plus  célèbres  de  l'antiquité, 
furent  transformés  en  églises,  aux  traditions  complexes  et  souvent 
inintelligibles.  Celles  que  les  Mirabilia  ont  enregistrées  ne  repo- 
sent souvent  que  sur  le  fondement  unique  de  la  corruption  des 
mots. 

Outre  la  fondation  de  Constantinople,  outre  les  invasions  des 
barbares  et  le  triomphe  du  christianisme,  une  quatrième  cause 
d'entière  transformation  de  l'aspect  monumental  de  Rome,  et  incon- 
testablement la  plus  énergique,  la  plus  dissolvante,  la  plus  irré- 
médiable de  toutes,  a  été  la  longue  durée  de  l'anarchie  féodale  et 
des  guerres  civiles  du  moyen  âge,  pendant  lesquelles  Rome,  sou- 
vent abandonnée  par  ses  propres  pontifes,  réfugiés  à  Ravenne, 
exilés  à  Avignon,  est  devenue  comme  un  champ  clos  où  les  parti- 
sans des  papes  et  ceux  des  antipapes,  les  Guelfes  et  les  Gibelins, 
se  sont  livré  de  perpétuels  combats,  qui  ont  interrompu  toutes 
les  traditions  et  multiplié  les  ruines. 


L  HISTOIRE   MONUMENTALE    DE    ROME,  87 

Les  derniers  grands  travaux  de  l'empire  avaient  été,  au  iv^  siècle, 
le  cirque  de  Maxence,  la  basilique  et  l'arc  de  triomphe  de  Constan- 
tin. Encore  ce  dernier  monument  est-il  composé  de  pierres  sculp- 
tées OU  taillées  primitivement  pour  d'autres  édifices;  la  célèbre 
inscription  qu'il  supporte,  Instinchi  divinitatis,  etc.,  est  gi-avée  sur 
des  fragmens  de  chapiteaux  venus  d'ailleurs;  les  bas-reliefs  en 
sont  empruntés  à  un  arc  de  Trajan,  qui  était  au  forum.  Constance  II, 
par  un  effort  remarquable  à  cette  date,  fait  venir  d'Egypte  l'obélisque 
qui  décore  aujourd'hui  la  place  de  Saint-Jean-de-Lateran.  lion  - 
rius  répare  les  murs  d'Aurélien...  Ce  sont  là  les  derniènjs  preuves 
d'énergie  que  les  Romains  de  l'empire  savent  donner.  Au  milieu  du 
vir  siècle,  l'empereur  grec  Constant  II  voit  encore  les  chevaux 
dorés  de  l'arc  de  triomphe  qui  ornait  le  grand  cirque,  ainsi  que 
les  tuiles  dorées  du  Panthéon.  Léon  IV  construit  contre  les  Sarra- 
sins les  vastes  m.urs  de  la  cité  léonine  vers  l'année  8/i8;  mais  la 
décadence  monumentale  de  Rome  n'en  est  pas  moins  irrévocable- 
ment engagée.  Non-seulement  on  ne  sait  plus  édifier,  mais  on  ne 
sait  plus  relever  ce  qui  s'est  abattu  ou  ce  qui  penche  vers  la  ruine. 
Une  sorte  de  renaissance  qui  s'est  montrée  pendant  la  période  carlo- 
vingiennen'a  pas  duré.  Les  industries  ou  les  arts  annexes  à  l'archi- 
tecture se  perdent  et  les  traditions  antiques  s'oublient  :  il  n'y  a  plus 
de  traces  de  mosaïques  exécutées  dans  Rome  entre  le  ix«  siècle  et 
le  commencement  du  xii%  jusqu'à  celles  de  Sainte-Françoise-Ro- 
maine et  de  Sainte-Marie-du-Trastévère(1130).  On  ne  fabrique  plus 
les  grands  ouvrages  de  bronze,  et  ce  bel  art,  qui  avait  produit  des 
merveilles  dans  l'antiquité  la  plus  reculée,  exilé  à  Constantinople, 
n'en  reviendra  aussi  qu'aux  premières  années  du  xii^  siècle.  Pour 
deux  cents  -ans  au  moins,  nous  sommes  dans  la  triste  Rome  des 
Mb^ahilia. 

Ce  petit  livre,  guide  populaire  des  pèlerins,  et  qui  a  été  si  répandu 
pendant  quatre  cents  ans,  offre  la  parfaite  image  de  la  confusion  et 
de  l'abaissement  général.  Les  légendes  chréliennes  y  enveloppent 
tellement  les  réminiscences  classiques,  et  sont  elles-mêmes  ensuite 
si  entièrement  défigurées  par  l'ignorance  commune  qu'on  en  est 
réduit,  toute  notion  précise  s'étant  évanouie,  à  se  diriger  d'après 
les  apparences  extérieures  et  sur  de  simples  consonnances  n'of- 
frant aucun  sens  déterminé.  Le  tombeau  de  Cecilia  Metella  prend 
le  nom  de  Capo  cli  Bove  à  cause  des  bucrânes  sculptés  à  sa  frise; 
les  thermes  de  Caracalla,  Terme  Antonmiane,  deviennent  le  monu- 
ment d'Anlignano";  le  cirque  d'Alexandre  Sévère,  appelé,  comme 
tous  les  cirques  au  moyen  âge  agôn  ou  ùi  agone,  c'est-à-dire  lieu 
de  combat,  reçoit  de  là  son  nom  actuel  bien  connu  de  place 
Navone.  La  tour  qui  servait,  au  bord  du  Tibre,  un  peu  en  amont 


88  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  château  Saint-Ange,  aux  paiemens  de  Vmmonc,  devient  Torre 
nona,  bien  qu'il  paraisse  impossible  de  lui  trouver  dans  quelque 
série  que  ce  soit  une  neuvième  place,  —  ou  bien  Tor  di  Nona,  déno- 
mination corrompue  qui  n'offre  plus  aucun  sens.  La  roche  Tarpéienne 
continue  pendant  un  long  temps  à  être  le  lieu  des  supplices  :  c'est 
là  que  le  bourreau  tranche  les  têtes;  on  y  arrive  par  les  seule  délia 
gran  giustizia;  mais  le  souvenir  d'un  nom  jadis  si  célèbre  s'est 
effacé,  et  ce  n'est  plus  pour  le  moyen  âge  que  la  montagne  aux 
chèvres,  monte  eaprùm,  de  même  que  l'ancien  forum  n'est  plus  que 
la  place  aux  bœufs,  campo  vaecino.  L'arc  de  Titus  est  devenu,  à 
cause  de  ses  bas-reliefs  mutilés  qui  n'ont  pas  cessé  d'arrêter  les 
regards,  Xareo  délie  sette  lueerne,  l'arc  aux  sept  lampes.  Si  le  nom 
du  palais  de  l'antique  famille  des  Laterani,  converti  en  basilique, 
s'est  perpétué,  on  l'interprète  d'une  manière  qui  convient  à  l'aban- 
don de  ce  lieu,  voisin  de  la  campagne  romaine  :  latere  et  ranal 
V Areus  Nervae  est  devenu  YA?Ta  di  Noë.  —  On  connaît  de  reste 
les  aberrations  devenues  populaires  sur  le  Capitole  et  ses  statues 
sonnantes,  sur  le  cavalier  rustique,  sauveur  de  Rome  assiégée,  etc. 

L'aurore  d'une  renaissance  se  montre  en  quelques  intéressantes 
œuvres  romaines  du  xiif  siècle;  mais  le  séjour  des  papes  à  Avi- 
gnon, de  1309  à  1377,  vient  raviver  l'anarchie.  Les  souvenirs  de 
l'ancienne  grandeur  sont  à  peine  restés  dans  les  esprits.  Dante  lui- 
même  n'aperçoit  les  monumens  antiques  qu'à  travers  les  nuages  des 
Mirahilia.  Ce  n'est  pas  Pétrarque,  c'est  le  pauvre  tribun  Rienzi  qui 
fait,  un  des  premiers,  quelque  sérieuse  attention  au  langage  des 
inscriptions  lapidaires.  Il  voudrait  ranimer  l'ancienne  république 
romaine;  mais  la  multitude  qui  l'écoute  ne  sait  plus,  ni  lui-même, 
ce  que  c'est  que  le  pomœrium  urbis;  il  traduit  comme  s'il  y  avait 
pomariiim,  et  il  revendique  l'Italie  parce  qu'elle  est,  dit-il,  le  jardin 
ou  le  verger  de  la  ville  éternelle.  La  solitude  s'étend  comme  une 
lèpre,  le  forum  et  le  Palatin  ne  sont  bientôt  plus  que  des  pâtu- 
rages. L'inertie  devient  telle  que,  sur  les  toits  des  maisons,  de  mi- 
sérables planchettes  de  bois,  seandulœ,  dont  Rome  s'était  contentée 
pendant  les  cinq  premiers  siècles,  remplacent  de  nouveau  les  tuiles  : 
cette  simple  fabrication,  si  extraordinairement  abondante  pendant 
la  grande  époque  classique,  est  devenue  trop  difficile  pour  les  Ro- 
mains dégénérés.  Les  maisons  elles-mêmes  sont  construites  avec  de 
si  mauvais  matériaux  qu'il  faut  se  les  représenter  de  terre  plutôt 
que  de  brique. 

Les  monumens  de  l'antiquité  sont  exposés  alors  à  un  triple 
péril.  Ils  deviennent  des  forteresses,  au  risque  de  disparaître  sous 
les  aménagemens  les  plus  bizarres  ou  de  s'effondrer  sous  les  coups 
des  assaillans.  Pendant  les  longs  débats  entre  le  sacerdoce  et 


l'uISTOîRE   monumentale   de   ROME.  89 

l'empire,  entre  les  Guelfes  et  les  Gibelins,  la  famille  des  Frangl- 
pani  occupe  l'arc  de  Constantin,  celui  de  Titus,  le  Septizonium 
construit  par  Septime  Sévère  sur  la  pente  méridionale  du  Palatin, 
et  le  Colisée;  les  Caëtani,  cette  puissante  famille  qui  a  donné 
quatre  papes,  dont  Boniface  YIII,  et  qui  a  encore  ses  illustres 
représentans  à  Rome,  s'emparent  du  tombeau  de  Cecilia  Metella 
sur  la  voie  Appienne,  et  de  l'île  Tibérine  ainsi  que  la  Torre  délia 
Milizia  en  ville;  les  Orsini  détiennent  le  tombeau  d'Adrien,  le 
théâtre  de  Pompée,  le  mont  Giordano  et  le  campo  dcl  Fiore;  les 
Golonna  ont  le  mausolée  d'Auguste  et  les  thermes  de  Constantia 
au  Quirinal  ;  les  Savelli  prennent  le  théâtre  de  Marcellus  et  l'A- 
ventin.  Rome  se  hérisse  de  tours  édifiées  sur  les  nionumens  anti- 
ques. Encore  au  xviir  siècle  on  chercherait  en  vain  sur  l'intéres- 
sante gravure  de  Vasi,  de  1765,  l'arc  de  Titus  :  il  a  disparu,  sauf 
une  partie  de  la  façade  inférieure,  sous  la  maçonnerie  dont  on  l'a 
revêtu  pour  le  réunir  en  une  seule  fortification  avec  Sainte-Fran- 
çoise romaine.  Dans  ces  vastes  nionumens  qu'elles  se  sont  appro- 
priés, les  familles  et  leurs  nombreux  cliens  s'établissent,  se  for- 
tifient, et  n'ont  pas  de  peine  à  se  défendre  ;  mais  les  attaques  sont 
vigoureuses  et  fréquentes,  et  les  assaillans,  s'ils  n'atteignent  pas 
leur  ennemi,  se  vengent  sur  l'édifice.  Quand  Robert  Guiscard  prend 
et  saccage  la  ville,  en  lOSZi,  c'est  le  signal  de  la  ruine  pour  le 
Septizonium,  que  plus  tard  Sixte-Quint,  par  une  autre  sorte  de 
profanation,  achèvera  de  faire  disparaître.  Au  même  temps  le 
CasHus  et  l'Aventin,  pris  d'assaut,  deviennent  les  tristes  solitudes 
qu'on  voit  aujourd'hui;  la  population  des  collines,  pourchassée, 
achève  de  se  grouper  dans  l'ancien  Champ  de  Mars,  où  se  formera 
de  la  sorte  la  Rome  moderne.  Lorsqu'en  1253  le  sénateur  Branca- 
leone  détruira  jusqu'à  cent  quarante  des  tours  féodales,  on  pense 
bien  qu'avec  elles  disparaîtront  en  mainte  occasion  tout  au  moins 
les  parties  supérieures  des  édifices  qui  leur  servaient  de  base. 

Le  second  danger  auquel  sont  exposés  les  monumens  romains 
pendant  le  moyen  âge  est  d'être  mutilés  pour  servir  à  de  mau- 
vaises constructions  ou  à  des  réparations  impuissantes.  On  ne  sait 
plus  bâtir  qu'en  se  servant  de  débris  ou  de  morceaux  antiques. 
C'est  ce  qui  fait  que  presque  tout  vieux  mur,  dans  la  Rome  actuelle, 
recèle  des  fragmens  sculptés.  On  pourrait  en  citer  de  très  nom- 
breux exemples.  —  L'année  dernière,  en  démohssant  un  des  bastions 
dont  la  Porta  del  pojjolo  était  flanquée,  on  a  rencontré  les  restes 
d'un  beau  monument  funéraire  qui  avait  longtemps  orné  cette 
partie  de  la  voie  Flaminienne.  Un  de  ces  débris  nous  a  fait  connaître 
la  curieuse  inscription  d'une  jeune  fille  qui  a  été,  dit  son  père, 
païenne  entre  les  païens,  mais  entre  les  chrétiens  chrétienne. — Dans 


90  RE?DE   DES    DEUX   MONDES. 

le  courant  de  1871,  M.  l'architecte  Vespignani,  en  abattant  les  deux 
tours  de  l'ancienne  porte  Salaria,  mit  à  découvert  l'intéressant  tom- 
beau de  Quintus  Sulpicius  Maximus,  ce  jeune  improvisateur  grec 
dont  Rome ,  au  temps  de  Domitien,  fut  charmée.  —  On  avait  ainsi 
retrouvé  eu  1 838,  encastré  dans  une  tour  attenante  à  l'ancienne  porte 
Labicane,  tout  près  de  la  porte  Majeure  actuelle,  le  tombeau  bien 
connu  de  Marcus  Vergilius  Eurysacès,  ce  qu'on  appelle  vulgairement 
le  Tombeau  du  boulanger. — Il  y  a  quelques  mois,  un  vieux  mur  qu'on 
détruisait  sur  l'Esquilin  s'est  trouvé  contenir  en  nombreux  fragmens 
jusqu'à  sept  statues,  que  sans  nul  doute  on  recomposera.  —  De  trop 
bonne  heure  aussi  et  pendant  trop  longtemps,  le  Colisée  et  le  forum 
sont  devenus  de  véritables  carrières,  où  l'on  est  venu  de  toutes  parts 
chercher  des  colonnes  et  des  pierres  pour  les  employer  ailleurs. 
Déjà  en  11/iO,  le  célèbre  abbé  Suger,  reconstruisant  la  basilique  de  ■ 
Saint-Denys,  songeait  à  faire  enlever  les  magnifiques  colonnes  de 
granit  des  thermes  de  Dioclétien,  tant  la  renommée  de  ce  genre 
d'exploitation  s'était  vite  répandue.  En  Italie  même,  la  cathédrale 
de  Pise,  qui  est  du  xi^  siècle,  et  celle  de  Lucques,  consacrée  par 
Alexandre  II,  ont  été  probablement  édifiées  avec  des  dépouilles 
romaines.  Cela  est  sûr  pour  la  célèbre  basilique  érigée  par  le  moine 
Didier  au  mont  Cassin.  Les  Romains  n'étaient  plus  capables  d'aller 
chercher  à  quelque  distance  la  pierre  ou  la  pouzzolane.  Ils  creusaient 
simplement  là  où  leurs  ancêtres  avaient  bâti;  l'édifice  antique,  d'a- 
bord exploité  sans  trop  de  peine  à  la  surface  du  sol,  était  ensuite  dé- 
pouillé par-dessous.  Les  latomies  qu'on  a  trouvées  pendant  ces  der- 
niers temps  sous  l'Esquilin,  et  qui  ont  obligé,  pour  les  quartiers 
nouveaux,  par  exemple  pour  le  ministère  des  finances,  voisin  de  la 
gare,  à  des  fondations  considérables,  sont  en  partie  l'œuvre  de  ces 
générations  ignorantes  :  on  a  constaté  qu'elles  traversent  des  sub- 
structions  certainement  antiques;  il  y  en  a  parmi  celles  des  thermes 
de  Dioclétien. 

Encore  peut-on  retrouver,  —  nous  en  avons  cité  des  exemples, 
—  quelques-uns  des  morceaux  ainsi  enveloppés  ou  déplacés.  Mais 
le  troisième  danger,  celui  auquel  ont  succombé  pendant  le  moyen 
âge  un  trop  grand  nombre  de  monumens  antiques,  a  été  la  déplo- 
rable coutume,  beaucoup  trop  longtemps  pratiquée,  de  fabriquer  des 
boulets  et  de  la  chaux  avec  le  marbre  et  la  pierre  anciennement 
mis  en  œuvre.  Un  grand  édifice  comme  les  thermes  de  Dioclétien 
ou  le  Colisée  était  concédé  aux  entrepreneurs  qui  en  avaient  fait  la 
demande,  et  ils  pouvaient  en  exploiter  désormais  tous  les  matériaux. 
La  carrière  ainsi  livrée  est  désignée  sur  plusieurs  anciennes  cartes 
sous  le  nom  de  peiraia,  ou  bien  on  voit  à  côté  l'indication  d'un  four 
à  chaux,  fornace.  Des  générations  de  marbriers  paraissent  avoir 


l'histoire   monumentale    de   ROME.  91 

habité  successivement  sous  la  voûte  principale  de  l'arc  de  Septime 
Sévère,  alors  que  ce  monument  était  enseveli  à  moitié  :  ils  avaient 
un  de  ces  fours  si  nombreux  précisément  au  forum  pendant  le 
moyen  âge;  c'est  ainsi  sans  doute  qu'ont  péri  peu  à  peu  les  débris 
du  temple  de  la  Concorde,  situé  tout  auprès,  et  dont  il  ne  reste  plus 
aujourd'hui  même  une  colonne.  De  si  détestables  pratiques  dureront 
jusque  pendant  le  xvr  et  même  le  xvir  siècle. 

Ajoutons  à  ces  nombreuses  causes  de  ruine  les  fléaux  naturels.  Le 
tremblement  de  terre  de  13^8  fut  terrible  :  la  toiture,  lo  campanile  et 
une  grande  partie  de  l'atrium  de  la  basilique  du  Lateran  s'écroulèrent. 
Une  nouvelle  secousse  dans  les  premiers  jours  de  septembre  13û9  fit 
tomber  une  partie  da  Colisée,  mutila  la  tour  des  Gonti,  et  ébranla  la 
basilique  de  Saint-Paul.  —  N'oublions  pas  les  inondations  du  Tibre, 
fléau  redoutable  qui  occupe  dans  l'histoire  de  la  ville  de  Rome  une 
si  large  place.  Tite-Live,  Tacite  et  PHne  le  Jeune  ont  à  ce  sujet  des 
récits  lamentables.  La  crue  de  792  arracha  de  ses  gonds  la  porte 
flaminienne  etl'entrahia  jusqu'au  pied  de  l'arc  de  Marc~Aurè1e,  près 
de  San  Lorenzo  in  Liicina,  dans  le  Corso  actuel.  Celle  de  1230 
s'éleva,  est-il  dit,  jusqu'aux  toits  des  maisons,  et  renversa  le  pont 
palatin  ou  de  Sainte-Marie.  Le  xV  siècle  connut  huit  au  moins  de 
ces  crues  meurtrières.  —  La  chronique  des  incendies  serait  tout 
aussi  désastreuse. 

Parmi  les  signes  permanens  de  la  ruine  laborieuse  et  séculaire 
dont  Rome  a  été  l'objet,  i!  y  en  a  deux  qui  étonnent,  et  dont  l'entière 
explication  est  difficile.  —  Les  archéologues  se  sont  exercés  dès 
longtemps  à  résoudre  le  problème  de  ces  trous  nombreux  et  pro- 
fonds que  tout  visiteur  a  remarqués  aux  murs  et  aux  colonnes  des 
monumens  de  Rome  antique,  par  exemple  au  Colisée  et  au  temple 
de  Neptune  [Piazza  di  Pietra).  M.  Gregorovins  cite  un  antiquaire 
qui  a  voulu  en  avoir  le  cœur  net,  et  qui  n'a  rien  trouvé  de  mieux 
que  de  proposer  jusqu'à  sept  ou  huit  explications.  L'origine  princi- 
pale paraît  en  être  l'enlèvement  successif  et  patient  des  tenons  de  fer 
qui  reliaient  entre  elles  les  grosses  pierres  l'une  par-dessus  l'autre. 
On  retrouve  souvent  au  fond  de  la  fracture  les  creux  perpendicu- 
laires, pratiqués  dans  les  deux  blocs,  où  ces  tenons  venaient  se 
placer,  et  même,  dans  le  creux  inférieur,  des  restes  de  scelîemens 
en  plomb.  On  peut  voir  au  Colisée,  soit  à  hauteur  d'homme, 
soit  parmi  les  pierres  tombées,  que  ces  tenons  étaient  de  fer  et 
non  de  bronze  :  il  en  reste  des  fragmens.  Si  l'on  s'étonne  du 
degré  de  misère  que  cette  recherche  du  fer  indiquerait,  que  l'on 
veuille  se  rappeler  quel  dénûment  attestaient  d'autres  symptômes 
que  nous  avons  mentionnés,  ces  maisons  de  terre  et  ces  toitures 
en  bois,  qui  faisaient  ressembler  par  certains  côtés  la  Rome  du 


92  .  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

moyen  âge  à  celle  de  Cincinnatus  et  de  Camille.  Ce  n'est  sans 
doute  pas  dans  le  tumulte  des  invasions,  ni  même  dans  le  désordre 
des  guerres  civiles  que  le  long  travail  de  la  spoliation  des  monu- 
mens  de  Rome  a  pu  s'accomplir;  n'est-ce  pas  plutôt  dans  le 
silence  et  l'obscurité  de  ces  temps  qui  n'ont  pas  eu  d'histoire, 
alors  que  des  générations  inertes  n'avaient  plus  d'énergie  que  pour 
dégrader  insensiblement,  jour  par  jour,  les  œuvres  de  leurs  ancê- 
tres, alors  que  des  multitudes  pauvres  et  superstitieuses  se  ména- 
geaient des  abris  dans  les  édifices  antiques,  et  les  fouillaient  inces- 
samment? Ces  mêmes  ouvertures  auront  été  agrandies  en  bien  des 
cas  pour  recevoir  les  extrémités  des  charpentes  formant  les  toits 
des  misérables  habitations  qu'on  improvisait  :  il  est  plus  d'une  des 
grandes  ruines  de  Rome  où  l'on  retrouve  les  traces  de  ces  pauvres 
demeures,  suspendues  à  divers  niveaux,  selon  le  graduel  exhausse- 
ment du  sol.  —  Une  autre  hypothèse,  que  j'ai  entendu  exprimer 
par  M.  de  Rossi,  serait  que  les  fragmcns  de  fer  n'auraient  pu  être 
recherchés  si  avidement  que  dans  un  moment  de  nécessité  su- 
prême, par  exemple  pendant  un  des  nombreux  sièges  que  Rome  a 
subis.  Les  trous  sont  si  nombreux,  ils  sont  quelquefois  placés  en 
des  parties  si  peu  accessibles,  qu'il  y  a  fallu  peut-être  un  effort  plus 
vigoureux  encore  que  celui  d'une  longue  patience;  on  devrait  voir 
ici  une  entreprise  faite  en  commun  par  la  puissance  publique  dans  un 
instant  de  danger,  pour  se  procurer  des  projectiles  ou  des  armes. 
L'exhaussement  continu  du  sol  romain,  grâce  à  l'accumulation 
successive  des  ruines,  par-dessus  lesquelles  on  a  toujours  continué 
de  bâtir  assez  peu  solidement,  est  un  autre  signe  qui  offre  de 
singuliers  contrastes  et  réserve  à  l'observateur  des  surprises  ex- 
traordinaires. —  Ce  phénomène  ne  s'est  pas  produit  seulement  dans 
les  vallées;  on  le  retrouve  aussi  sur  les  hauteurs.  Si  d'une  part 
le  rocher  tarpéien  a  perdu,  dès  l'antiquité,  quelques  parties  de 
son  sommet,  si  le  Palatin  n'a  plus  la  Velia  ni  le  Germalus,  si 
une  sorte  d'aplanissement  général  a  fait  disparaître  les  inégalités 
supérieures  de  ces  collines,  par  contre  il  n'est  pas  un  voyageur 
qui  n'ait  remarqué  sur  le  Palatin  l'infériorité  actuelle  de  niveau, 
soit  de  la  maison  de  Livie,  soit  de  ces  chambres,  construites,  il 
est  vrai,  au  temps  de  la  répubHque  dans  Y intcrmontium ,  et  oix 
l'on  descend  du  milieu  du  palais  de  Domitien.  Sur  l'Esquilin,  les 
thermes  de  Titus  sont  édifiés  par-dessus  la  maison  dorée  de  Néron. 
Sur  le  Quirinal,  on  retrouvait  récemment  les  thermes  de  Cons- 
tantin en  creusant  entre  les  jardins  Rospigliosi  et  les  jardins  Co- 
lonna.  Au  Caîlius,  près  de  l'église  des  saints  Jean  et  Paul,  là  oii  se 
trouvent  des  ruines  considérables  difficiles  à  identifier,  les  fouilles 
du  temps  de  Piranesi  ont  démontré  que  l'exhaussement  da  sol  avait 


l'histoire    monumentale   de   ROME.  93 

été  de  soixante  pieds  romains.  —  A  plus  forte  raison  le  niveau  du 
sol  a-t-il  du  s'élever  dans  les  vallées  qui  séparent  les  célèbres  col- 
lines, les  incendies,  les  tremblemens  de  terre,  les  inondations  accu- 
mulant les  débris,  et  chaque  génération  bâtissant  par-dessus  les 
ouvrages  demi-écroulés  des  générations  précédentes.  C'est  ainsi  que, 
dans  le  Transtévère,  il  faut,  pour  visiter  la  station  bien  connue  des 
Vigiles,  descendre  par  un  escalier  qui  a  bien  une  trentaine  de 
marches.  Le  Panthéon  occupe  le  fond  de  la  place  où  il  est  situé, 
et  cette  place  s'élève  tout  autour  par  un  sol  évidemment  factice.  On 
sait  que  la  basilique  de  Saint-Clément  recouvre  une  plus  ancienne 
basilique,  laquelle  est  au-dessus  d'une  maison  des  commencemens 
du  iir  siècle,  construite  elle-même  sur  un  très  vaste  édifice  des 
temps  républicains,  tout  à  fait  inconnu.  Il  en  est  de  même  aux 
thermes  de  Constantin,  que  les  fouilles  pour  l'ouverture  de  la  rue 
Nationale  ont  mis  à  jour.  Ils  recouvrent  les  restes  de  la  maison  des 
Avidii  Quieti  et  des  Claudii  Claudiani,  laquelle  est  édifiée  sur  quel- 
ques chambres  datant  des  premiers  Antonins  et  sur  une  plus  an- 
cienne construction  en  opéra  quadrata. 

La  première  pensée  serait  d'accuser  encore  de  ces  désordres  les 
longs  siècles  du  moyen  âge;  il  y  a  cependant  des  témoignages  qui 
mettent  en  cause  un  autre  temps.  La  porte  Saint-Laurent,  par 
exemple,  qui  est  de  l'époque  d'Honorius  et  de  l'année  Zi03,  conserve 
à  peu  près  son  ancien  niveau ,  tandis  que  l'arc  monumental  des 
eaux  Marcia,  Tepula  et  Julia,  construit  par  Auguste  cinq  ans  avant 
l'ère  chrétienne,  et  sur  lequel  Honorius  appuya  sa  porte,  se  trouve 
de  nos  jours  tellement  enterré  que  les  hautes  voitures  chargées  de 
foin  ne  peuvent  le  franchir;  on  a  constaté  de  plus,  en  creusant  à 
l'issue,  que  la  voie  publique  avait  été  là  rehaussée  jusqu'à  trois  fois; 
et  l'inscription  placée  par  Honorius  témoigne  qu'il  a  fallu,  pour 
construire  cette  porte,  opérer  de  grands  déblais,  egestis  imrncnsis  ru- 
dcribus.  On  a  quelque  peine  à  comprendre  comment  une  si  grande 
modification  du  sol  a  pu  s'accomplir  pendant  la  période  impériale, 
quand  l'administration  romaine  était  si  attentive,  et  quand  les  con- 
structions devaient  être  si  durables.  —  Si  le  phénomène  a  com- 
mencé, au  moins  en  quelques  lieux,  dès  le  début  de  l'empire,  il  a 
duré  d'autre  part  jusqu'au  temps  de  la  renaissance.  A  partir  du 
XV®  siècle,  quand  de  tous  côtés  la  ville  nouvelle  a  grandi,  on  a  con- 
stamment profité  des  parties  abandonnées  et  désertes  pour  y  faire 
porter  les  décombres  tirés  des  lieux  qu'on  rebâtissait.  Le  forum, 
après  avoir  servi  de  carrière  et  de  four  à  chaux  pendant  le  moyen 
âge,  a  été  dès  le  commencement  du  xvi'  siècle  un  vaste  immon- 
dezzaio.  Tout  autour  de  la  colonne  de  Phocas,  on  a  trouvé,  en 
déblayant  la  base,  des  débris  accumulés  depuis  le  xir  jusqu'au 


9 h  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

xvm°  siècle.  Ceux  du  siècle  passé  formaient  une  couche  d'environ 
17  pieds;  l'antiquaire  Nibby,  qui  mentionne  ces  détails  en  1838, 
ajoute  que  le  sol  environnant  se  trouvait  encore  à  27  pieds  au- 
dessus  du  niveau  primitif.  En  résumé,  on  a  calculé  que  l'exhausse- 
ment du  sol  avait  été  de  24  pieds  au  forum  de  Nerva,  de  10  au 
forum  de  Trajan,  de  12  dans  la  vallée  où  est  situé  l'arc  de  Con- 
stantin, etc. 

11  serait  infini  d'énumérer  les  faits  particuliers  de  nature  à 
montrer  le  progrès  continu  de  cette  ruine  monumentale  de  Rome 
pendant  le  moyen  âge,  dont  nous  avons  signalé  les  principaux 
traits;  mais  une  autre  sorte  de  commentaire  en  pourrait  clairement 
rendre  compte.  Il  serait  possible,  avec  une  recherche  intelligente 
et  assidue,  d'instituer  la  série  chronologique  des  représentations 
ligurées,  bas-reliefs,  médailles,  dessins  et  gravures  offrant  la  phy- 
sionomie des  grands  édifices  romains  tels  que  les  ont  connus  les 
différons  âges  ;  une  telle  collection,  au  point  de  vue  particulier  qui 
nous  occupe ,  servirait  de  pendant  à  ce  que  sont  pour  l'histoire 
politique  les  galeries  des  bustes  impériaux,  les  séries  des  monnaies 
consulaires.  Ou  bien  encore,  on  disposerait  par  dates  les  cartes  ou 
plans  figurés,  panoramas  successifs  de  la  ville  éternelle.  —  M.  de 
Rossi  vient  de  nous  donner  la  seconde  de  ces  deux  études ,  au 
moins  pour  ce  qui  concerne  le  moyen  âge  et  la  première  renais- 
sance. Cherchons  dans  son  travail  la  justification  et  le  contrôle  des 
indications  générales  que  nous  avons  consignées. 

II. 

Il  plaisait  au  génie  exact  des  anciens  Romains  de  multiplier  par 
les  arts  du  dessin  les  informations  topographiques  et  locales.  De 
même  qu'on  voit  sur  les  bas-reliefs  de  la  colonne  Trajane,  qui  nous 
ont  si  abondamment  instruits  des  habitudes  et  du  costume  des 
légionnaires  en  marche ,  le  célèbre  pont  de  Trajan  traversant  le 
Danube,  sur  plusieurs  bas-reliefs  le  port  d'Ostie,  sur  quelques 
pierres  trouvées  en  Abruzze  les  tuavaux  de  Claude  au  lac  Fucin  et 
peut-être  l'unique  vestige  de  la  ville  d'Angitia,  de  même,  pour  ce 
qui  concerne  Rome,  le  monument  des  Aterii  au  musée  de  Saint-Jean 
de  Lateran  nous  montre  la  fmmma  Sacra  via;  les  stèles  trovivées  il 
y  a  quelques  années  au  pied  de  la  colonne  de  Phocas  et  qu'on  a  dres- 
sées près  do  là,  vers  l'entrée  de  l'ancien  co7nilium^  représentent  la 
basilique  Julienne,  le  temple  de  Saturne  et  celui  de  la  Concorde,  et 
les  bas-reliefs  de  l'ancien  arc  de  Trajan,  qui  se  voient  aujourd'hui  sur 
l'arc  de  Constantin,  donnent,  eux  aussi,  plusieurs  monuraens  du 
forum.  Il  est  tel  des  plus  célèbres  édifices  dont  on  pourrait  reconsti- 


l'histoire   monumentale   de    ROME.  95 

tuer,  à  l'aide  de  ces  représentations,  les  formes  successives.  Un  grand 
nombre  de  sculptures,  de  monnaies,  de  lampes  en  terre  cuite,  de 
pierres  gravées  nous  offrent,  par  exemple,  la  disposition  des  trois 
cellas  du  Capitole;  deux  deniers  de  l'an  hO  avant  Jésus-Christ  nous 
montrent  le  Capitole  de  Sylla,  de  Catulus  et  de  César;  les  monnaies 
de  Vespasien  portent  l'image  de  celui  qu'érigea  cet  empereur,  et 
un  bas-relief  du  musée  Capitolin  nous  rend  l'as^ject  du  quatrième, 
celui  de  Domitien,  qui  a  survécu  à  l'empire.  Ces  habitudes  de  re- 
productions figurées  se  transmettent  aux  œuvres  romaines  du  moyen 
âge  ou  de  la  renaissance;  c'est  ainsi  que  les  sculptures  de  la  porte  de 
bronze  de  Saint-Pierre  nous  offrent  le  tombeau  d'Adrien  et  les  deux 
metae  du  cirque  de  Néron,  tels  qu'on  se  figurait  au  xv^  siècle 
qu'ils  avaient  été  autrefois.  —  Ce  peu  d'indications,  si  faciles  à 
multiplier,  fait  comprendre  de  quel  intérêt  serait  une  telle  série 
archéologique,  et  à  combien  de  discussions  érudites  elle  donnerait 
lieu.  Elle  s'étendrait  aisément  jusqu'à  la  fin  de  l'empire,  et  s'ouvri- 
rait par  un  monument  original,  authentique,  un  des  plus  anciens  que 
l'antiquité  romaine  puisse  présenter,  —  rien  moins  qu'un  spécimen 
de  la  primitive  maison  de  Romulus.  Nous  voulons  parler  de  ces 
petites  urnes  en  terre  noire  dont  les  fouilles  du  mont  Albano  nous 
ont  restitué  plusieurs  exemplaires.  Moulées  en  forme  de  cabanes 
rondes,  avec  un  toit,  une  porte  et  quelquefois  un  portique, 
elles  représentent  en  de  minimes  proportions  la  légendaire  maison 
qu'habita  au  Palatin  le  fondateur  de  Piome.  Sur  le  versant  de  la  col- 
line, là  où  la  crue  du  Tibre  avait  déposé  les  deux  jumeaux,  une  hutte 
de  roseaux  et  de  paille  paraît  avoir  été  entretenue  et  sacs  cesse  re- 
nouvelée par  les  prêtres  jusqu'à  l'époque  de  l'empire;  on  la  voj^ait 
encore  au  temps  de  Denys  d'Halicarnasse  ;  mais  un  incendie  l'a  fait 
disparaître  alors  même,  pendant  le  règne  d'Auguste.  Sur  le  modèle 
de  cette  maison  de  Romulus,  les  premières  habitations  de  Piome  et  les 
plus  anciens  sanctuaires,  comme  celui  de  Vesta,  ont  été  construits; 
des  archéologues  modernes  ont  môme  exprimé  la  pensée  que  la 
fameuse  Uotonda  de  Rome,  le  Panthéon,  avait  été  élevée  par  Agrippa 
pour  servir  de  temple  ayant  la  fonne  traditionnelle  de  la  Casa 
Romidî.  Bien  plus,  certaines  inscriptions  d'Afrique,  qu'a  fait  con- 
naître M.  Léon  Renier,  donnent  l'expression  Rornula  domus  comme 
désignant  une  sépulture,  et  voici  qu'une  nécropole  d'un  âge  très 
reculé,  voisin  sans  nul  doute  des  premiers  temps  de  Rome,  nous 
rend  des  urnes  cinéraires  construites  très  évidemment  de  manière 
à  reproduire  la  forme  de  la  célèbre  capanna.  Une  lampe  en  terre 
cuite  conservée  au  petit  musée  du  Palatin  en  offre  l'image,  qui 
était  sans  aucun  doute  devenue  très  familière.  M.  Michel  de  Rossi, 
frère  de  l'illustre  archéologue,  possède  une  trentaine  de  ces  petits 


96  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

monumens  :  sauf  quelques  exemplaires  au  musée  grégorien  et  dans 
deux  ou  trois  galeries  étrangères,  c'est  à  peu  près  tout  ce  qu'on  en 
connaît. 

M.  de  Rossi  a  fait  graver  cette  maison  de  Romulus  en  tête  de 
son  nouvel  ouvrage;  voici  pourquoi.  Il  a  entrepris  de  rechercher 
quelles  ont  été,  suivant  l'ordre  des  temps,  les  diverses  formœ  de 
la  ville,  c'est-à-dire  les  transformations  topographiques  constatées 
par  les  divers  cadastres  officiels,  depuis  Romulus  jusqu'au  temps  de 
la  renaissance.  Il  a  essayé  ensuite  de  retrouver  les  plans  qui  ont  été 
dressés  pour  reproduire  ces  diverses  phases  et  traduire  ces  calculs, 
ou  tout  au  moins  de  restituer  les  cadres  qui  ont  offert  la  matière  des 
principaux  arpentages  selon  les  accroissemens  ou  les  remaniemens 
successifs.  Ce  n'était  pas  un  médiocre  travail  :  il  ne  s'agissait  de  rien 
moins  que  de  suivre  concurremment  sur  le  terrain  et  dans  l'his- 
toire le  développement  chronologique  des  divisions  administratives 
et  topographiques  de  Rome.  Or  la  maison  de  Romulus  figure  natu- 
rellement à  la  première  page  d'une  telle  étude  parce  que,  repro- 
duisant le  modèle  des  primitives  habitations  des  Romains  ou  de 
leurs  dieux,  elle  représente  l'embryon,  la  première  parcelle  de 
propriété,  l'unité  géométrique,  pour  ainsi  parler,  dont  les  arpen- 
teurs auront  à  tenir  compte  et  à  laquelle  ils  compareront  les  autres 
dimensions.  Elle  offre  en  même  temps  ce  mérite  d'accuser  tout 
d'abord,  par  un  symbolisme  traditionnel,  le  caractère  religieux 
qu'affecta  toujours  chez  les  anciens  Romains  la  délimitation  de  la 
propriété.  Tout  le  monde  a  lu  dans  Plutarque  et  Tite-Live  quel 
acte  solennel  précédait  la  fondation  d'une  ville.  L'augure,  debout 
sur  le  Palatin,  a  tracé  dans  les  airs,  avec  son  bâton  recourbé,  le 
àoxùÀQcardo  et  le  àonhlo,  decumamis ,  perpendiculaires  l'un  à  l'autre. 
Il  a  fait  descendre  ce  carré  des  cieux  sur  la  terre  par  la  vertu  des 
formules  saintes,  et  dès  lors  le  fossé  nouvellement  creusé,  les  murs 
nouvellement  construits ,  l'enceinte  même ,  ont  participé  d'un 
spécial  caractère.  Les  divisions  intérieures  de  la  cité,  depuis  la 
petite  maison  primitive,  entourée  de  son  champ  de  deux  arpens, 
hortusy  hcrcdium,  jusqu'aux  voies  publiques,  aux  murs  et  aux  pro- 
priétés sacrées,  ont  été  de  même  ordonnées  avec  le  secours  de  la 
religion,  qui  a  garanti  par  ses  fermes  attaches  à  la  fois  le  droit  des 
particuliers,  celui  de  l'état,  et  la  régularité  du  cens,  d'où  la  bonne 
administration  politique  et  civile  dépendait.  Nul  doute  que  Rome 
n'ait  eu  très  tôt  un  véritable  cadastre,  ne  fût-ce  que  pour  fixer 
l'état  des  personnes  et  l'assiette  de  l'impôt.  Nul  doute  qu'il  n'y  ait 
eu  dès  les  premiers  siècles  une  archive  dans  quelque  temple,  ainsi 
que  des  plans  officiels  et  publics  attestant  le  droit  des  particu- 
liers et  celui  de  l'état.    Rome  avait  été  précédée  ou  bien  elle 


l'iUSTOIRL   monumentale   de   ROME.  97 

était  entourée  de  peuples  qui  connaissaient  fort  bien  l'usage  des 
cartes  géographiques  ou  des  plans  figurés.  L'Assyrie  et  l'Egypte  en 
avaient  possédé  de  très  bonne  heure,  et  il  nous  en  est  resté  quel- 
ques exemples.  Les  Étrusques,  les  Samnites,  les  colonies  grecques 
de  l'Italie  méridionale  pratiquaient  la  même  coutume.  Les  prêtres 
de  Delphes,  dont  tant  de  peuples  reconnaissaient  l'autorité,  expo- 
saient de  tels  documens  sur  les  murs  de  leur  temple.  Hérodote  a 
raconté  l'histoire  d'Aristagoras  de  Milet,  qui,  pour  engager  le  roi 
de  Sparte  Gléomène  dans  la  guerre  contre  les  Perses,  lui  faisait  cal- 
culer, à  l'aide  d'une  carte  gravée  sur  cuivre,  quelles  distances 
précisément  il  y  aurait  à  franchir  :  cela  se  passait  vers  le  temps  de 
l'expulsion  des  rois  de  Rome.  Les  célèbres  tables  d'Héraclée,  conser- 
vées au  Musée  de  Naples,  mentionnent  des  plans  relatifs  aux  biens 
du  temple  de  Bacchus  vers  le  milieu  du  v"  siècle  avant  l'ère  chré- 
tienne. Or,  les  recherches  modernes  démontrant  toujours  davantage 
que  la  Rome  primitive  n'est  pas  restée  étrangère  aux  civilisations 
voisines,  on  comprendrait  difficilement  qu'elle  se  fût  passée  d'un 
moyen  scientifique  déjà  connu,  et  répondant  si  bien  à  son  génie. 

Une  première  période  de  l'histoire  monumentale  de  Ri)me  se 
termine  par  l'invasion  gauloise  et  l'incendie  de  la  ville  en  390  avant 
Jésus-Christ.  Rome  fut  aussitôt  reconstruite,  mais  tumultuairement, 
dit  Tite-Live,  c'est-à-dire  que,  dans  le  malheur  des  temps,  on  réé- 
difia sans  trop  rechercher  ou  sans  bien  reconnaître  les  limites,  qui 
auraient  dû  être  imprescriptibles,  de  la  propriété  publique  ou 
privée.  Ce  fut  le  point  de  départ  d'une  nouvelle  forma  urbis.  Pour 
cette  seconde  période,  les  textes  nous  apprennent  que  des  plans  sur 
toile,  mappae  linleae,  étaient  déposés  à  l'archive  des  censeurs,  dans 
l'atrium  du  temple  de  la  Liberté.  11  est  même  parlé  de  copies  sur 
cuivre  destinées  aux  propriétaires  de  biens-fonds.  Rien  ne  prouve 
absolument  qu'il  y  en  ait  eu  pour  représenter  Rome  entière;  mais  il 
semblerait  étonnant  qu'il  n'en  eût  pas  été  pour  l'ensemble  comme 
pour  les  diverses  parties. 

On  connaît  l'immense  travail  d'arpentage  et  de  recensement  que 
César,  puis  Auguste,  avec  l'aide  d'Agrippa,  firent  exécuter  dans  tout 
l'empire.  Pline  l'ancien  a  puisé  dans  les  informations  qu'a  procurées 
cette  grande  enquête  les  nombreuses  données  de  topographie  mises 
en  œuvre  dans  son  encyclopédie.  Un  autre  résultat  direct  en  a  été 
la  carte  du  monde  romain  peinte  au  portique  de  Polla,  sœur  d'A- 
grippa. Quelle  qu'ait  été  la  forme  primitive  de  cet  orbis  pîctus, 
sphérique  ou  allongée  en  forme  de  frise,  il  paraît  certain  qu'il  est 
devenu  le  prototype  de  nombreuses  cartes  itinéraires  et  d'enseigne- 
ment qui  ont  circulé  dans  l'empire,  particulièrement  de  celui  d'entre 
ces  utiles  monumens  qui  nous  est  seul  parvenu,  de  la  célèbre  carte 

TOME  XXXV,  —  1879.  7 


98  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  Peutinger;  mais  une  autre  conjecture  infiniment  vraisemblable, 
que  M.  Jordan,  le  savant  commentateur  de  la  topographie  romaine, 
avait  déjà  émise,  et  que  M.  de  Rossi  vient  d'appuyer  de  nouvelles 
et  convaincantes  raisons,  c'est  qu'un  plan  de  la  ville  devait  accom- 
pagner, dès  le  temps  de  César  et  d'Auguste,  celui  du  monde  romain. 
En  effet  un  cippe  mutilé  trouvé  devant  l'église  Sainte-Marie*  in  cos- 
medin,  à  Rome,  nous  apprend  qu'en  l'année  Zi7,  sous  le  règne  de 
Claude,  les  censeurs,  après  avoir  interrogé  la  forma  officielle, 
revendiquèrent  et  restituèrent  au  domaine  des  terrains  que  des  par- 
ticuliers avaient  usurpés,  loca  quae  a  privatis  possidebaniiir,  causa 
cognita,  ex  forma  in  jmblicum  restituerunt.  Il  est  clair  qu'il  s'agit 
d'un  plan  authentique,  reconnu  de  tous,  faisant  foi  pour  les  limites 
des  propriétés,  et  d'après  lequel  on  se  réglait  de  part  et  d'autre. 
Ce  ne  pouvait  être,  puisque  l'autorité  en  était  si  bien  établie,  qu'une 
carte  de  Rome  remontant  à  plusieurs  années,  probablement  au  com- 
mencement de  l'empire,  c'est-à-dire  aux  grands  travaux  d'Au- 
guste. Dans  les  sèches  énumérations  des  portes,  des  thermes,  des 
places  de  la  ville,  dont  se  composent  presque  uniquement  plu- 
sieurs des  abrégés  géographiques  que  nous  a  laissés  l'époque  impé- 
riale, M.  de  Rossi  croit  reconnaître  les  légendes  dont  une  telle  carte 
avait  dû  être  pourvue.  Une  autre  raison  encore  fait  supposer 
l'existence  d'une  carte  topographique  de  Rome  au  t'3mps  d'Auguste  : 
les  distances  des  lieux  situés  sur  les  grandes  voies  de  l'empire 
étaient  calculées  d'abord  jusqu'aux  murs  de  Servius  TuUius,  puis 
de  ce  mur  an  milllaire  d'or  du  forum.  Il  fallait  bien,  pour  qu'on 
pût  faire  aisément  ce  double  calcul,  qu'un  plan  double,  celui  de 
l'empire  et  celui  de  la  ville,  eût  été  dressé. 

Auguste  se  vantait  d'avoir  laissé  de  marbre  la  ville  qu'il  avait 
reçue  de  brique  ;  toutefois  la  Rome  de  son  temps  se  ressentit  tou- 
jours de  la  reconstruction  irrégiilière  qui  avait  suivi  l'invasion 
gauloise.  C'est  vraiment  après  l'incendie  de  Néron  que  Rome,  au 
moins  dans  les  parties  que  le  fléau  avait  détruites,  fut  réédifiée, 
selon  les  règles  sévères  du  droit  national  et  suivant  les  exigences 
nouvelles  du  bien-être  et  du  luxe.  Les  rues  en  furent  droites  et 
alignées  ;  les  maisons  n'en  durent  pas  dépasser  une  certaine  hau- 
teur. Tacite  nous  apprend  dans  un  curieux  passage  que  plusieurs 
regrettèrent  les  rues  étroites  et  les  maisons  élevées  qui  donnaient 
jadis  de  l'ombre  et  des  abris  contre  le  vent.  PUne  l'ancien  va  plus 
loin  dans  ses  regrets,  et  décrit  l'intéressant  aspect  de  l'ancienne  et 
de  la  nouvelle  ville  :  «  Autrefois,  dit-il,  la  population  urbaine,  entre- 
tenant de  petits  jardins  à  ses  fenêtres,  présentait  aux  yeux  le  conti- 
nuel spectacle  de  la  campagne,  avant  que  les  brigandages  d'une 
nombreuse  multitude  eussent  forcé  de  griller  toutes  les  ouvertures.» 


l'histoire   monumentale   de  ROME.  99 

Son  langage  paraît  traduire  des  souvenirs  personnels,  qui  pour- 
raient donc  se  rapporter  d'une  part  à  cet  ancien  état  de  Rome  dont 
Tacite  a  parlé,  et  d'autre  part  à  l'une  de  ces  périodes  transitoires  de 
trouble  intérieur  et  d'anarchie  telles  qu'a  été  la  triste  année  09, 
celle  de  Galba,  Othon  et  Vitellius. 

Il  n'est  pas  étonnant  qu'après  de  tels  désordres  Vespasien  ait 
voulu  reprendre  ou  peut-être  achever  les  travaux  commencés  par 
Néron.  Son  année  de  censure  (73  après  J.-G.)  y  fut  employée.  Il  fit 
mesurer  à  nouveau  et  l'ancienne  enceinte,  toujours  limitée  aux  murs 
de  Servius  Tullius,  —  c'était  celle  de  Vurbs  augiirata,  sacra,  —  et 
celle  que  formait,  bien  au  delà,  l'extrême  limite,  soit  des  quatorze 
régions  d'Auguste,  soit  de  ce  que  Pline  appelle  les  exspatiantia  tecta, 
Vurbs  cum  continentihus  œdificiis,  c'est-à-dire  la  ville  légale.  Il 
consacra  de  plus,  en  terminant  cette  censure,  le  temple  de  la  Paix, 
et  exposa  sans  doute  sur  le  forum  de  ce  nom  un  plan  de  Rome 
oiTrant  les  dessins  géométriques  de  la  forma  nouvelle,  très  différente 
de  celle  d'Agrippa  et  d'Auguste.  Il  y  a  lieu  de  croire  que  c'est  ce 
même  plan  que  Septime  Sévère  et  Caracalla  auront  restitué  au 
même  lieu  avec  quelque  agrandissement,  entre  les  années  203  et 
2H,  après  l'incendie  du  temps  de  Commode,  et  qu'il  s'agit  du 
célèbre  plan  Capitolin.  On  sait  qu'on  en  a  retrouvé  des  fragmens, 
au  milieu  du  xvr  siècle,  au  pied  du  mur  extérieur  d'un  édifice  qui, 
après  avoir  servi  d'archivé  au  préfet  urbain,  est  devenu  au  vr  siècle 
un  temple  de  la  ville  de  Rome,  et  a  été  incorporé  en  530  à  l'église 
même  des  saints  Cosme  et  Damien,  formée  de  trois  temples  antiques. 
Gravé  sur  des  plaques  de  marbre  probablement  fixées  à  ce  mur  par 
des  attaches  en  fer,  ce  plan  figurait  non  pas  une  partie  de  la  ville, 
comme  on  l'a  cru  longtemps,  mais  Rome  entière,  avec  les  monu- 
mens  publics  et  privés,  avec  les  quartiers  et  les  rues,  avec  les 
quatorze  régions  et  le  périmètre  des  œdificia  continentia,  sans 
oublier  les  villas  et  jardins  intérieurs.  Le  regretté  duc  de  Luynes, 
pendant  le  dernier  voyage  qu'il  fit  à  Rome,  voulait  pratiquer  de 
nouvelles  fouilles  en  ce  même  lieu,  pour  essayer  d'ajouter  de  nou- 
veaux fragmens  à  ceux  que  l'on  connaît,  soit  par  les  originaux 
conservés  dans  l'escalier  du  musée  du  Capitole,  soit  par  les  dessins 
des  fragmens  farnésiens  perdus  aujourd'hui,  dessins  donnés  par 
Fulvio  Orsini  à  la  Vaticane  et  reproduits  par  Bellori.  —  C'est  avec  le 
même  espoir  que  l'administration  romaine  poursuit  en  ce  moment 
les  fouilles  du  forum. 

Quelque  incomplets  et  mutilés  qu'ils  soient,  les  débris  du  plan 
Capitolin  nous  donnent  une  grande  idée  de  la  nombreuse  popula- 
tion de  Rome,  de  l'abondance  et  de  la  grandeur  de  ses  édifices. 
C'est  la  seule  représentation  cpii  nous  reste  de  la  ville  impériale 


100  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

florissante;  comment  se  fait -il  qu'il  semble  déjà  se  rattacher  par 
son  orientation  bizarre  aux  divers  plans  que  va  nous  offrir  le  moyen 
âge?  M.  Jordan,  qui  a  donné  en  187/i,  sous  ce  titre:  Forma  ur- 
bis  Romœ,  l'étude  la  plus  approfondie  que  nous  possédions  à  ce 
sujet,  est  d'avis,  comme  Ganina  et  Becker,  qu'il  avait  le  sud  en 
haut,  le  nord  en  bas,  le  levant  à  gauche  et  l'occident  à  droite.  Il 
se  terminait  à  son  sommet  par  la  porte  Capène,  voisine  de  la  porte 
actuelle  de  Saint-Sébastien,  qui  conduit  à  la  voie  Appienne,  et  dans 
sa  partie  inférieure  par  l'entrée  de  la  ville  vers  la  via  Lata.  Pour- 
quoi une  telle  déviation  de  la  règle  suivie,  à  ce  qu'il  semble, 
jusque-là,  par  exemple  dans  la  table  de  Peutinger?  Quels  rapports 
entre  cette  déformation  et  celle  qu'offrent  aussi  les  cartes  de  Rome 
du  moyen  âge?  Ce  sont  autant  de  questions  non  encore  résolues. 

Il  est  difficile  de  croire  que  des  plans  n'aient  pas  été  dressés, 
scit  quand  Âurélien,  en  275,  a  construit  ses  murs  sur  la  ligne  d'oc- 
troi qu'un  siècle  plus  tôt  Marc-Aurèle  et  Commode  avaient  inau- 
gurée par  des  cippes  munis  d'inscriptions,  soit  lors  de  l'importante 
réparation  de  ces  murs  par  Honorius,  en  /i03,  quand  le  géomètre 
Ammon  les  mesura  à  nouveau,  soit  enfin  lors  de  la  rédaction  de 
ces  itinéraires  ou  descriptions  de  Rome  de  la  fin  du  iv^  et  du  com- 
mencement du  v"  siècle  où  se  trouvent  des  catalogues  de  monumens 
pour  chacune  des  quatorze  régions,  listes  fort  insuffisantes  et  sou- 
vent défectueuses,  mais  qui  nous  permettent  seules  d'avoir  une 
idée  de  ce  qu'était  Rome  à  la  fin  de  l'empire.  La  période  carlo- 
vingienne  n'a  pas  été  stérile,  puisque  le  pape  Zacharie  ornait  en  Ihi 
de  ce  que  nous  appellerions  une  mappemonde  le  triclinium  du  La- 
teran,  comme  Agrippa  jadis  avait  fait  au  portique  de  Polla,  et 
qu'Adrien  P'' reconstruisait  les  murs  de  Rome,  instituait  un  nouveau 
recensement,  et  faisait  une  autre  répartition  du  patrimoine  ecclé- 
siastique. La  description  de  la  ville  qui  nous  est  restée  de  cette 
époque  dans  le  célèbre  manuscrit  du  couvent  d'Einsiedeln  reproduit 
très  probablement  cette  réorganisation  de  la  ville. 

iNous  arrivons  ainsi  à  l'époque  des  Mirabilia  urhîs  liomœ,  vers 
le  xii"  siècle.  Comment  les  pèlerins,  venus  de  toutes  les  parties  du 
monde  avec  ce  petit  guide  en  main,  n'auraient-ils  pas  réclamé  le 
secours  de  plans  topographiques?  Ceux  qu'on  trouve  annexés  aux 
manuscrits  de  certaines  autres  œuvres  du  moyen  âge  trahissent  tout 
au  moins  l'influence  exercée  par  les  bizarres  légendes  que  ces  des- 
criptions de  Rome  avaient  mises  en  circulation,  et  qui  firent  une 
trop  brillante  fortune,  au  risque  d'effacer  beaucoup  de  notions  posi- 
tives et  de  brouiller  ce  qui  restait  d'authentiques  souvenirs.  —  Il 
n'y  a,  pour  s'en  convaincre,  qu'à  jeter  un  coup  d'oeil  sur  les  plans 
que  M.  de  Rossi  vient  de  publier.  Le  plus  ancien  qu'il  ait  rencon- 


l'histoire    monumentale    de    ROME.  101 

tré,  et  qu'il  emprunte  à  un  manuscrit  de  la  bibliothèrrue  Vaticane, 
paraît  être  une  copie  imparfaite  d'un  original  du  xiir  siècle  (1).  La 
ville  y  est  figurée  avec  une  forme  elliptique  très  peu  exacte;  l'orien- 
tation en  est  fort  arbitraire  :  on  lit  en  haut  de  la  carte  le  mot  orien.s; 
le  nord  se  trouve  à  gauche  du  spectateur,  et  le  midi  à  droite.  Le 
Golisée  apparaît  au  milieu  de  la  carte,  couvert  d'une  coupole  hémi- 
sphérique, parce  que  les  recensions  développées  des  Mirabilia 
commencent  dès  celte  époque  à  raconter,  sans  aucune  raison  bien 
entendu,  qu'il  en  était  ainsi  :  «  Colisée,  dit  la  traduction  française 
faite  après  l'expédition  de  Charles  VIII,  en  1Zi99,  a  été  ancienne- 
ment le  temple  du  soleil,  construit  et  édifié  de  grande  magnitude 
et  beaulté,  adapté  et  garny  de  plusieurs  diverses  cavernes.  Et  estoit 
icelluy  merveilleux  temple  couvert  dung  ciel  de  cuyvre  doré,  et  là- 
dedans  se  faisoient  tonnerres,  fouldres  et  cornscacions,  et  si  y 
estoient  envoyez  pluies  et  eaues  par  tuyaulx  de  plomb.  Et  illecques 
en  ce  ciel  estoyent  les  signes  célestes  et  aussi  les  planettes  avecques 
le  soleil  et  la  lune.  Lesquelles  choses  on  voit  visiblement  mouvoir 
par  art  subi  il  et  mathématique.  »  —  Le  même  plan  nous  montre, 
en  face  de  la  basilique  de  Saint-Jean  de  Lateran,  à  côté  de  la  statue 
équestre  de  Marc-Aurèle,  qui  y  resta  jusqu'en  1538,  l'informe 
dessin  d'une  main  et  d'une  tête.  L'unique  explication  de  ces  étran- 
getés  est  encore  dans  les  Mirabilia  :  «  Au  milieu  du  Golisée  séoit 
et  présidoit  Phébus  le  dieu  du  soleil,  lequel  avoit  les  pieds  devers 
la  terre  et  le  chef  qui  touchoit  le  ciel,  et  aussi  tenoit  icelluy  Phé- 
bus une  palme  en  sa  main;  désignant  et  signifiant  que  la  cité  de 
Rome  gouvernoit  tout  le  monde.  Et  après  une  grande  espace  de 
temps,  le  benoist  sainct  Silvestre  pape  commanda  de  destruire  quellui 
temple  avecques  aussi  plusieurs  aultres  temples  et  sumptueux  édi- 
fices, et  fîst  mettre  le  chef,  les  mains  et  la  palme  de  ladicte  ydole  au 
palais  de  Lateran,  laquelle  teste  est  en  vulgaire  faulsement  appellée 
la  teste  de  Sanson...  »  11  y  a  là  sans  doute  le  souvenir  un  peu  effacé 
du  colosse  de  Néron,  qui  fut,  après  le  règne  de  cet  empereur,  dédié 
au  Soleil.  Après  avoir  été  transportées  en  effet  pour  longtemps  sur 
la  place  de  Saint-Jean  de  Lateran,  la  tête  de  bronze,  qui  est  énorme, 
se  trouve  aujourd'hui  dans  la  cour,  et  la  main  dans  le  musée  du 
palais  des  Conservateurs.  —  Les  Mirabilia  placent  un  certain  thea- 
irum  Neronis  dans  les  prairies  qui  s'étendent  à  l'est  du  château 
Saint-Ange,  sur  la  rive  droite  du  Tibre,  et  le  moyen  âge  a  vulgai- 
rement appelé  ce  même  lieu  du  nom  de  prati  di  Nerone,  confusion 

(l)  M.  de  Rossi  a  probablement  négligé  à  dessein,  dans  un  manuscrit  de  la  biblio- 
thèque de  Saint-Marc,  à  Venise,  manuscrit  du  xiv"  siècle,  un  autre  exemplaire  de  ce 
même  plan,  de  mêmes  dimensions,  avec  un  dessin  un  peu  plus  complet,  mais  non  pas 
plus  de  légendes.  Les  notes  inscrites  autour  de  la  carte  présentent  quelques  variantes. 


102  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

probable  entre  le  souvenir  du  cirque  de  Néron,  qui  s'étendait  de 
l'autre  côté  du  môle  d'Adrien,  là  où  Constantin  commença  d'é- 
difier la  basilique  de  Saint- Pierre,  et  celui  d'un  antique  monu- 
ment dont  le  plan  de  Rome  du  xiir  siècle  que  publie  M.  de  Rossi 
a  conservé  un  très  curieux  indice.  Tout  l'espace  entre  le  môle 
d'Adrien  et  cette  partie  de  la  rive  droite  du  fleuve  qui  fait  face  à 
la  jyorta  pinciana  est  occupé  ici  par  la  représentation  grossière, 
mais  non  équivoque,  d'un  cirque  avec  sa  spina,  et  de  chasses  où 
figurent  des  cerfs  et  un  lion.  Cet  espace  est  renfermé  à  tort  dans 
les  murs  de  la  ville;  mais  cela  encore  s'explique.  On  a  retrouvé  en 
effet  au  siècle  dernier  dans  ce  lieu  les  restes  d'un  cirque  remontant 
à  Adrien  ;  Procope,  sans  en  rappeler  le  nom,  raconte  que  les  Goths 
s'y  étaient  fortifiés  par  des  murs  de  défense,  et  les  troupes  alle- 
mandes y  campaient  lorsque  les  empereurs  Tenaient  pour  leur 
couronnement.  Ce  cirque  paraît  avoir  servi  pendant  tout  le  moyen 
âge  à  des  spectacles  et  à  des  chasses;  les  débris  en  ont  persisté 
longtemps,  et  presque  tous  les  plans  antérieurs  au  xvr  siècle  en 
tiennent  compte. 

Les  autres  édifices  mentionnés  par  cette  carte  sont,  sur  la  rive 
droite,  le  château  Saint-Ange,  la  basilique  de  Saint-Pierre,  et,  à 
côté,  la  célèbre  aiguille,  acus,  c'est-à-dire  l'obélisque  qui  décorait 
anciennement  le  cirque  de  Néron  ;  —  sur  la  rive  gauche,  la  Rotonda 
ou  le  Panthéon,  le  palais  des  Sénateurs  sur  le  mont  Gapitolin,  et  le 
palais  des  Césars  ou  peut-être  seulement  le  stade  du  Palatin,  dé- 
signé sous  le  nom  de  palatium  majiia.  Rien  des  grandes  ruines  du 
forum  ;  l'arc  de  Constantin  et  l'arc  de  Titus  sont  peut-être  repré- 
sentés, mais  non  pas  nommés.  En  général,  il  faut  bien  le  dire,  c'est 
la  fantaisie  ou  plutôt  la  négligence  extrême  qui  préside  à  ces  dessins. 
En  marge,  diverses  légendes  donnent  les  noms  des  grandes  voies, 
ceux  des  collines,  ceux  des  portes;  l'auteur  n'a  pu  s'empêcher 
d'inscrire  un  aveu  de  la  décadence  dont  le  plan  lui-même  offre 
l'image.  11  rappelle  en  mauvais  latin  que  Rome  a  été  incendiée,  d'a- 
bord parle  chef  Brennus,  puis  par  Alaric;  il  ajoute  à  ces  envahis- 
seurs, sur  la  foi  de  quelque  tradition  vague,  «  le  plus  jeune  fils  de 
Galaon,  roi  des  Bretons.  »  Chaque  jour,  dit-il,  de  nouveaux  désastres 
viennent  frapper  Rome;  elle  ressemble  au  vieillard  décrépit  qui  peut 
à  peine  se  soutenir  avec  le  bâton;  elle  n'a  rien  d'une  honorable 
vétusté,  se  trouvant  réduite  à  un  informe  monceau  de  pierres. 
Cependant  on  le  lui  a  prédit,  elle  ne  cédera  pas  aux  coups  des 
barbares;  mais  elle  languira,  ébranlée  par  les  tremblemens  de 
terre,  courbée  sous  les  orages  et  la  foudre.  »  Curieuse  formule,  où 
se  fait  jour,  dans  l'excès  même  de  sa  misère,  la  protestation  de  la 
ville  éternelle. 


l'histoire   monumentale   de   ROME.  j  03 

M.  de  Rossi  a  compris  dans  son  intéressante  série,  pour  le 
XIV'  siècle,  la  bulle  d\  r  de  l'empereur  Louis  de  Bavière,  qui  date 
de  1328,  et  sur  laquelle  on  voit,  non  pas  précisément  un  plan 
de  Rome,  mais  la  réunion  de  ses  principaux  monumens  étroite- 
ment groupés  ensemble.  Le  palais  du  Capitole,  dans  lequel  cet 
empereur  ennemi  du  saint-siège  avait  reçu  la  couronne,  n'apparaît 
nulle  part  plus  complètement;  le  Golisée,  au  milieu  de  la  ville,  n'a 
pas  l'absurde  toit  légendaire.  On  croirait  reconnaître  un  bas-relief 
antique  ou  une  médaille,  avoir  les  formes  d'architecture  classique, 
et  non  pas  du  moyen  âge,  qu'affecte  cette  curieuse  représentation. 

Il  n'en  est  pas  de  même  d'un  plan  datant  peut-être  de  1358, 
que  M.  de  Rossi  emprunte  à  un  manuscrit  de  notre  Bibliothèque 
nationale.  Ce  manuscrit,  qui  date  du  xv^  siècle,  contient  le  poème 
intitulé  Diitamondo-,  l'auteur,  Fazio  degli  Uberti,  est  un  imita- 
teur de  Dante.  Il  fait,  lui  aussi,  un  voyage  imaginaire,  en  compagnie 
de  l'érudit  Solin.  Le  plan  les  représente  tous  deux  regardant  par- 
dessus les  murailles,  tandis  que  Rome  même,  vêtue  en  habits  de 
veuve  et  la  figure  amaigrie,  leur  montre  son  deuil  et  ses  ruines. 
D'une  part  les  traces  de  l'influence  des  Mîr<ibilia  se  retrouvent  ici  à 
plus  d'un  trait  :  le  Golisée  a  son  toit  doré;  sur  le  Quirinal  se  dressent 
les  deux  célèbres  groupes,  œuvre  prétendue  de  Phidias  et  de  Praxi- 
tèle, qui  ont  tant  étonné  le  moyen  âge  ;  d'autre  part,  la  physiono- 
mie générale,  conforme  sans  nul  doute  à  la  réalité,  est  bien  celle 
d'une  ville  close,  sombre,  fortifiée,  partout  sur  la  défensive.  Les 
ponts  sont  des  forteresses;  la  tour  de  la  Milizia,  près  du  forum 
de  Trajan,  est  toute  une  construction  d'aspect  féodal  et  militaire;  la 
ville  se  resserre  si  étroitement  dans  ses  murs  que  l'auteur  de  la 
carte  n'y  peut  indiquer  tous  les  monumens. 

D'autres  plans  de  Rome  viennent  des  nianuscrits  de  cette  traduc- 
tion latine  de  Ptolémée  qui  eut  tant  de  succès  dans  l'Europe  occi- 
dentale vers  le  milieu  du  xv^  siècle.  Si  ces  plans  conservent  encore 
les  mêmes  erreurs  traditionnelles,  cependant  on  y  remarque  déjà  un 
dessin  moins  imparfait,  des  proportions  moins  vagues,  quelque 
recherche  d'exactitude  topographique.  On  s'aperçoit  très  vite  qu'on 
touche  à  l'époque  de  la  renaissance  ;  c'est  le  temps  où  un  Brunel- 
lesco,  un  Donatello,  Cyriaque  d'Ancône,  et  surtout  Léon  Baptiste 
Alberti,  l'anii  de  Laurent  de  Médicis,  vont  enseigner  enfin  le  prix 
et  le  respect  des  monumens  romains.  Ces  grands  artistes  les  ont 
mesurés,  relevés,  dessinés  suivant  les  règles  de  la  géométrie  et  de 
la  perspective.  Les  derniers  plans  de  cette  série  que  recueille  M.  de 
Rossi  trahissent  particulièrement  une  réelle  transformation,  qui 
nous  transporte  hors  du  moyen  âge,  et  que  nous  étudierons  apiès 
avoir  exposé,  avec  le  secours  des  documens  nouveaux  donnés  par 


104  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

M.  Miintz,  les  précédens  et  les  premiers  progrès  de  la  renaissance. 
Nous  avons  rappelé  les  principaux  traits  de  la  décadence  monu- 
mentale de  Rome;  nous  rechercherons  quels  restes  avaient  été  con- 
servés de  traditions  protectrices  pour  les  monumens  romains, 
quelles  lueurs  d'espérance  subsistaient  d'un  meilleur  avenir,  puis 
quels  travaux  furent  accomplis  en  ce  sens  pendant  le  xv^  siècle. 

Quel  âge  avait  été  le  plus  funeste  pour  les  monumens  de  Rome? 
Il  serait  difficile  de  répondre  précisément  à  cette  question.  Pendant 
plusieurs  siècles  sans  histoire,  alors  qu'une  chétive  population 
cachait  à  l'abri  de  glorieux  murs  son  inertie  et  sa  misère,  elle  a 
subi  une  lente  décomposition  qui  a  souillé  et  mutilé  les  plus  beaux 
édifices.  Les  périodes  d'agitation  et  de  guerre  civile,  qui  n'ont  pas 
été  rares  même  pendant  ces  temps  obscurs,  ont  dû.  lui  être  encore 
plus  redoutables  :  la  main  de  l'homme  a  certainement  pesé  sur  elle 
plus  que  ceHe  du  temps.  Elle  a  été  singulièrement  maltraitée  au 
V  siècle,  pendant  les  invasions  barbares;  au  xi"  siècle,  parmi  les 
guerres  entre  le  sacerdoce  et  l'empire;  au  xiv^  siècle,  alors  que  les 
pontifes  étaient  exilés  de  leur  capitale,  et  que  les  guerres  civiles, 
les  rivalités  féodales,  les  mouvemens  démocratiques,  la  peste,  les 
inondations,  les  tremblemens  de  terre  y  multipliaient  les  malheurs 
et  en  bannissaient  tout  bon  ordre.  Même  les  erreurs  des  époques 
bien  différentes  qu'animait  un  esprit  nouveau  lui  sont  devenues 
fatales.  Les  papes  du  xv^  siècle  dépouillent  et  ruinent  les  monumens 
antiques  pour  construire  leurs  édifices;  Nicolas  V  met  la  main  sans 
scrupule  sur  l'ancienne  basilique  de  Saint-Pierre,  sur  le  temple  de 
Probus  et  bien  d'autres  monumens  vénérables  qui  en  dépendent.  Le 
xvr  siècle  effacera  presque  toutes  les  peintures  de  la  première  re- 
naissance, et  non  pas  toujours  pour  y  substituer,  comme  au  Vatican, 
les  œuvres  d'un  Raphaël.  Michel-Ange,  voulant  donner  à  la  statue 
de  Marc-Aurèle  une  solide  base,  enlèvera  sans  hésiter  un  morceau 
de  frise  à  l'architrave  des  thermes  de  Titus.  Sixte-Quint  fera  raser 
le  Septizonium  de  Septime  Sévère.  Le  xvir  siècle  enfin  modernisera 
les  églises,  en  épargnant  à  peine,  entre  toutes  les  œuvres  de  l'archi- 
tecture du  moyen  âge,  quelques  campaniles  et  quelques  cloîtres. 
—  Rome  cependant  survit  aux  continuels  désastres;  jamais  ne  se 
sont  effacés  entièrement  le  souvenir,  le  sentiment  et  les  traces  de 
sa  puissance.  Ses  grands  papas  du  moyen  âge  les  ont  ranimés  et 
renouvelés  avec  assez  d'éclat,  et  elle  est  encore  restée  digne,  après 
tant  d'infortunes,  de  devenir  à  son  jour  le  plus  intense  foyer  de 
la  renaissance  italienne. 

A.  Geffroy. 


UN  ESSAI 

DE 

GOUVERNEMENT  EUROPÉEN 

EN   EGYPTE 


II  \ 

LA  CHUTE  DU  MINISTÈRE  EUROPÉEN  ET  DU  KHÉDIVE, 


I. 

L'organisation  du  ministère  européen  en  Egypte  reposait  sui- 
des contradictions  plus  apparentes  que  réelles,  mais  dont  il  était 
difficile  de  ne  pas  être  frappé  au  premier  abord.  En  confiant  le 
pouvoir  à  Nubar-Pacha  et  à  ses  collègues,  Ismaïl-Pacha  avait  nette- 
ment exprimé  l'intention  d'abandonner  l'autorité  absolue  dont  il 
avait  joui  jusque-là  ;  il  avait  même  condamné  les  abus  du  despo- 
tisme avec  cette  emphase  de  langage  qui  a  fait  si  souvent  illusion 
sur  la  fermeté  de  ses  résolutions.  Mais  il  s'était  bien  gardé  de  dire 
dans  quelle  mesure  il  se  soumettrait  désormais  aux  règles  étroites 
d'un  régime  constitutionnel.  Personne  ne  savait  donc  ni  où  commen- 
çaient ni  où  finissaient  les  droits  et  les  attributions  des  nouveaux 
ministres.  Ce  qui  rendait  la  solution  du  problème  presque  inextri- 
cable, c'était  l'impossibilité  pour  ces  ministres  de  trouver  tout  de 
suite,  en  dehors  du  khédive ,  un  point  d'appui  résistant.  Gomme 
nous  l'avons  déjà  fait  observer,  il  n'existe  en  %ypte  qu'une  force 
politique  :  le  despotisme  du  vice-roi;  ou  plutôt  il  y  en  a  deux  :  le 
despotisme  du  vice-roi  et  la  puissance  de  l'Europe,  représentée 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  août. 


106  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

surtout  par  la  France  et  par  l'Angleterre.  Mais,  parmi  les  élémens 
indigènes ,  aucun  n'offrait  aux  administrateurs  européens  les  res- 
sources dont  ils  avaient  besoin  pour  accomplir  leur  œuvre  de  réor- 
ganisation morale  et  financière.  A  la  vérité,  quelques  personnes 
espéraient  pouvoir  se  servir  de  la  chambre  des  notables,  espèce  de 
chambre  des  députés  dont  l'ancien  ministre  des  finances,  le  prin- 
cipal auteur  de  la  ruine  de  l'Egypte,  avait  usé  comme  d'un  instru- 
ment propre  à  tout.  Elle  n'avait  pas  été  convoquée  depuis  plusieurs 
années,  et  son  mandat  était  entièrement  expiré.  Qu'importe!  on 
commit  l'imprudence  de  la  réunir  au  Caire  peu  de  mois  après 
l'installation  du  régime  européen,  sans  se  douter  qu'on  créait  ainsi 
un  foyer  d'intrigues  qui  allait  devenir  d'abord  gênant,  puis  dange- 
reux. Quelles  que  fussent  d'ailleurs  les  attributions  de  la  chambre 
des  notables,  la  question  de  savoir  si  le  khédive  devait  conserver  une 
part  d'autorité  directe  sur  le  gouvernement,  ou  s'il  fallait  le  réduire 
aux  conditions  d'existence  d'un  souverain  réellement  constitution- 
nel n'en  restait  pas  moins  à  résoudre.  En  Europe,  les  souverains  con- 
stitutionnels ne  sont  pas  responsables;  leur  irresponsabilité  est 
même  la  cause,  l'origine,  l'explication  de  la  nature  de  leur  pouvoir: 
comme  on  ne  veut  pas  leur  demander  compte  de  la  marche  du 
gouvernement,  ce  qui  provoquerait  d'incessantes  révolutions,  on 
les  réduit  à  régner  sans  gouverner.  Mais  en  Orient  les  choses  sont 
plus  fortes  que  les  théories.  Il  était  bien  clair  que,  si  on  laissait  au 
khédive  une  action  personnelle  sur  les  affaires,  que  si  on  l'autori- 
sait par  exemple ,  comme  il  ne  cessait  de  le  réclamer,  à  présider 
le  conseil  des  ministres,  aucune  réforme  ne  serait  possible.  Le  rap- 
port de  la  commission  d'enquête  avait  constaté  que  la  main  du  khé- 
dive ou  celle  de  ses  familiers  les  plus  intimes,  se  couvrant  de  son 
nom  pour  satisfaire  leurs  intérêts  personnels,  se  rencontrait  partout 
où  il  y  avait  un  abus  à  réparer.  Or  comment,  je  ne  dis  pas  con- 
damner, mais  seulement  signaler  ces  abus  devant  celui  qui  en  était 
l'auteur  ou  le  compUce  plus  ou  moins  volontaire  ?  On  trouve  peut- 
être  dims  les  grandes  monaj-chies  de  l'Europe  des  ministres  dispo- 
sés à  dire  journellement  en  face  les  plus  sévères  vérités  à  leurs 
souverains;  mais,  dans  un  pays  comme  l'Egypte,  où  depuis  des  siè- 
cles le  souverain,  quel  que  soit  son  nom,  fait  peser  sur  tous  ses 
sujets,  sur  les  plus  grands  comme  sur  les  plus  petits,  un  joug 
étoull'ant,  où  la  vie  de  tous  est  entre  les  mains  d'un  seul,  qui  est 
libre  d'en  disposer  suivant  les  caprices  d'une  volonté  sans  fn  in,  on 
a  trouvé  parfois  des  ministres  qui  ont  eu  ce  courage  une  heure,  sous 
le  coup  d'un  événement  extraordinaire,  on  n'en  trouvera  jamais 
qui  l'aient  à  toutes  les  heures,  comme  il  le  faudrait  pour  l'usage 
ordinaire  de  la  politique.  Jamais  devant  le  khédive  les  ministres 
indigènes  n'auraient  osé  faire  profiter  leurs  confrères  européens  de 


LA   SITUATION  DE   l'ÉGYPTE,  107 

leur  connaissance  des  hommes  et  d^^s  choses  de  l'Égyple;  jamais 
ils  n'auraient  eu  l'audace  d'étaler  sous  les  yeux  du  maître  les  scan- 
dales de  l'ancienne  administration,  et  de  proposer  les  moyens  de 
les  faire  disparaître. 

Il  fallait  donc  éloigner  Ismaïl-Pacha  du  conseil  et  se  borner  à  lui 
soumettre  le  résultat  de  délibéralions  dont  chaque  mot,  chaque 
syllabe,  chaque  allusion  aurait  risqué  de  le  blesser  grièvement 
et  de  provoquer  peut-être  ses  vengeances.  Mais,  d'autre  part,  en 
le  condamnant  à  régner  sans  gouverner,  il  eut  été  plus  que  puéril 
de  l'investir  d'une  irresponsabilité  purement  conventionnelle.  Habi- 
tués à  obéir  en  aveugles  aux  ordres  de  leur  maître,  les  fonction- 
naires égyptiens  n'auraient  pas  compris  qu'une  instruction  émanée 
d'un  ministre,  surtout  d'un  ministre  européen,  eût  la  même 
valeur  et  méritât  le  même  respect  que  si  elle  émanait  du  vice-roi. 
Moudirs,  percepteurs,  cheiks,  moufétichs,  avaient  besoin  de  refaire 
entièrement  leur  éducation  pour  saisir  la  différence  qui  existe  entre 
la  loi,  représentée  par  un  cabinet  indépendant,  et  le  despotisme, 
représenté  par  un  homme  tout-puissant.  «  Si  son  excellence ,  de- 
mandait un  membre  de  la  commission  d'enquête  au  ministre  des 
wafks  (biens  des  mosquées),  si  son  excellence  recevait  du  mi- 
nistre des  finances  l'ordre  de  verser  une  partie  des  fon  Is  qui  lui 
sont  confiés  dans  le  trésor  de  l'État,  est-ce  qu'elle  croirait  devoir 
y  obtempérer?  —  Oui,  répondit  le  ministre  ;  si  je  recevais  un  ordre 
de  son  aliesse  le  khédive,  je  donnerais  la  somme  demandée.  »  Le 
directeur  du  Bet-el-Mal,  administration  chargée  de  gérer  les  biens 
des  orpheUns,  faisait  à  la  même  question  une  réponse  plus  caté- 
gorique encore;  «  Dans  le  cas,  disait-ii,  où  la  demande  d'argent 
proviendrait  du  ministre  des  finances,  je  ne  donnerais  pas  la  somme 
demandée.  Dam  le  cas  où  je  saurais  que  la  demande  du  ministre 
est  fondée  sur  un  ordre  supérieur,  je  donnerais  cette  somme.  Je  ne 
prendrais  ni  gage,  ni  hypothèque.  Le  gage,  c'est  l'ordre  du  khé- 
dive. »  Ainsi ,  dans  un  pays  que  l'on  a  voulu  représenter  comme 
fanatique  et  qui  est  à  coup  siir  foncièrement  honnête,  la  volonté 
du  souverain  est  supéi'ieure  au  sentiment  religieux,  supérieure  au 
respect  de  la  plus  sacrée  des  propriétés,  celle  des  orphelins  !  Les 
paroles  du  directeur  du  Bet-el-Mal  sont  significatives;  elles  indi- 
quent bien  pourquoi,  tout  en  cessant  de  diriger  les  affaires,  le  khé- 
dive devait  continuer  à  en  supporter  la  responsabilité.  Le  gouver- 
nement ne  pouvait  marcher  qu'à  la  condition  que  les  ordres  des 
ministres  fussent,  aux  yeux  de  tous  les  fonctionnaires,  fondés  sur 
V ordre  supérieur.  Si  le  khédive  faisait  une  opposition  plus  ou  moins 
sourde  à  son  cabinet,  s'il  ne  lui  prêtait  pas  un  concours  éclatant,  si 
surtout  il  s'avisait  de  donner  aux  fonctionnaires  des  instructions 
différentes  de  celles  qui  venaient  des  ministres,   une  crise  était 


ÛOS  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

inévitable.  La  justice,  sinon  la  logique,  exigeait  donc  qu'on  modi- 
fiât, pour  les  appliquer  à  l'Egypte,  nos  principes  de  droit  public, 
et  qu'on  établît  au  Caire  un  régime  où  le  souverain  fût  à  al  fois 
constitutionnel  et  responsable.  II  était  responsable,  non  des  réso- 
lutions, —  on  le  supposait  justement  incapable  d'en  prendre  de 
bonnes,  —  mais  de  l'exécution  qui,  sans  son  concours,  était  im- 
possible. Le  khédive  lui-même  avait  reconnu  la  légitimité  de  ce 
système  de  gouvernement,  lorsqu'il  avait  chargé  ses  ministres 
d'accomplir  les  réformes  réclamées  par  la  commission  d'enquête, 
tout  en  acceptant  sans  réserve  les  conclusions  de  la  commission, 
lesquelles  portaient  que  l'entreprise  qu'on  allait  tenter  ne  pro- 
duirait certainement  pas  un  résultat  d'ensemble  avant  1880,  «  et 
que  c'était  par  suite  alors,  mais  alors  seulement,  que  la  responsa- 
bilité du  chef  de  l'état  pourrait  être  dégagée  ».  Il  l'avait  reconnu 
une  seconde  fois  lorsqu'il  avait  promis,  dans  son  rescrit  adressé  à 
JNubar-Pacha  pour  la  formation  du  ministère,  «  de  sanctionner,  en 
les  approuvant,  les  décisions  prises  par  la  majorité  du  conseil  ». 
Le  khédive  avait  saisi,  avec  sa  finesse  ordinaire ,  le  sens  de  ces 
paroles  ;  il  n'était  donc  pas  tombé  dans  un  piège.  Il  avait  accepté 
librement,  spontanément,  la  situation  nouvelle  et,  à  coup  sûr,  fort 
originale  que  lui  faisait  l'organisation  d'un  ministère  solidaire  et 
indépendant,  appuyé  sur  son  despotisme. 

Peut-être  qu'en  1880,  ou  du  moins  quelques  années  plus  tard, 
des  changemens  notables  se  fussent  régulièrement  produits  dans  la 
constitution  politique  de  l'Egypte.  Ismaïl-Pacha  a  toujours  corres- 
pondu directement  avec  les  agens  de  son  administration.  Même 
à  l'époque  où  ses  ministres  étaient  entièrement  dans  sa  main,  il 
n'était  pas  rare  qu'il  s'adressât  personnellement  à  un  moufétich,  à 
un  moudir,  à  un  percepteur,  soit  pour  réclamer  une  somme  qu'il 
savait  être  dans  leurs  caisses,  soit  pour  leur  intimer  l'ordre  de  per- 
cevoir tout  de  suite  tel  ou  tel  impôt,  puis  de  le  verser  dans  sa  cas- 
sette particulière.  Gomme  on  l'a  vu  par  les  réponses  du  directeur 
du  Bet-el-Mal  et  du  ministre  des  wafks,  il  ne  rencontrait  jamais  la 
moindre  résistance;  le  fonctionnaire  qui  obéissait  sans  scrupule 
au  souverain  n'éprouvait  nullement  le  besoin  de  se  justifier  auprès 
du  ministre  dont  il  dépendait  administrativement  ;  il  ne  songeait 
même  pas  à  lui  faire  connaître  sa  conduite,  tant  elle  paraissait  na- 
turelle !  Qu'étaient-ce  en  effet  que  les  ministres?  De  simples  com- 
mis dont  le  souverain  se  servait  ou  ne  se  servait  pas  à  son  gré. 
Pendant  plusieurs  années,  leur  autorité  avait  été  entièrement  anni- 
hilée par  celle  de  deux  inspecteurs  généraux,  préposés  l'un  à  la 
Haute,  l'autre  à  la  Basse-Egypte,  et  qui  s'étaient  emparés  de  tous 
les  pouvoirs  administratifs,  financiers  et  politiques.  Ces  deux  inspec- 
teurs étaient  les  véritables  ministres;  ils  exploitaient  le  pays  avec 


LA   SITUATION   DE   l'ÉGYPTE.  109 

une  omnipotence  absolue  sans  se  tourmenter  beaucoup  du  prétendu 
ministère  qu'on  présentait  aux  étrangers  de  passage  au  Caire,  afin 
de  leur  prouver  que  l'Egypte  jouissait  des  bienfaits  d'un  gouverne- 
ment régulier.  Placé  entre  ses  ministres  et  ses  inspecteurs  géné- 
raux, Ismaïl-Pacha,  qui  a  toujours  eu  le  goût  et  la  passion  de  l'in- 
trigue, —  comme  Napoléon  III,  auquel  il  ressemble  à  tant  d'égards 
et  pour  lequel  il  n'a  cessé  de  professer  des  sentimens  d'admiration 
et  de  vive  sympathie,  —  Ismaïl-Pacha  aimait  à  les  opposer  les  uns 
aux  autres,  à  nouer  tantôt  avec  ceux-ci,  tantôt  avec  ceux-là,  de  pe- 
tites conspirations  qui  lui  procuraient,  quelle  qu'en  fût  l'issue,  le 
plaisir  ou  l'avantage  d'un  succès  personnel.  En  acceptant  des  mi- 
nistres européens  et  des  ministres  indigènes  qui  lui  étaient  moins 
agréables  encore  que  les  ministres  européens,  il  s'était  bien  promis 
de  continuer  ses  relations  directes  avec  les  fonctionnaires  et  d'entre- 
tenir, lui  aussi,  un  gouvernement  occulte  à  côté  du  gouvernement 
officiel.  Mais  c'est  un  jeu  que  ni  MM.  Wilson  et  de  Blignières,  ni 
Nubar  et  Riaz-Pacha  ne  pouvaient  tolérer. 

Bien  qu'Arménien  et  chrétien,  Nubarestle  seul  homme  qui  ait  un 
parti  en  Egypte.  Il  s'est  tellement  occupé  des  fellahs,  il  a  tant  travaillé 
à  l'amélioration  de  leur  sort,  il  a  été  mis  si  nettement  en  évidence  par 
la  réforme  judiciaire,  qu'il  s'est  fait  une  réputation  d'autorité  et 
d'habileté  d'où  il  tire  une  réelle  importance.  On  ne  pouvait  donc  pas 
l'accuser  de  témérité  lorsqu'il  entreprenait  de  détacher  insensible- 
ment l'Egypte  du  khédive,  afin  de  détruire  dans  sa  racine  même  le 
despotisme  sous  lequel  ce  malheureux  pays  est  écrasé.  Les  nou- 
veaux ministres  avaient  choisi  le  bon  moyen  pour  habituer  les  fonc- 
tionnaires à  compter  avec  eux  :  ils  les  avaient  payés.  Quand  la  com- 
mission d'enquête  s'était  réunie,  depuis  près  de  deux  ans  aucun 
traitement  n'avait  été  acquitté  ;  aussi  le  premier  acte  de  cette  com- 
mission avait-il  été  de  faire  prendre  au  khédive  un  décret  décidant 
qu'on  donnerait  chaque  mois  aux  employés  un  demi-mois  d'arriéré 
en  sus  du  mois  échu.  Le  ministère  européen  appliquait  scrupuleu- 
sement ce  décret,  qui  a  été  complètement  mis  en  oubli  après  sa 
chute.  Sauf  l'armée,  dont  la  solde  était  encore  en  retard,  personne 
ne  souffrait  plus  de  la  misère  affreuse  qui,  durant  plusieurs  années, 
avait  sévi  comme  un  fléau  sur  les  administrations  égyptiennes.  Le 
A  ou  le  5  de  chaque  mois,  les  fonctionnaires  égyptiens  recevaient 
leurs  appointemens  du  mois  antérieur,  plus  leur  part  d'arriéré; 
c'était  un  immense  progrès,  et  l'on  entrevoyait  le  jour  où  chaque 
mois  serait  payé  dès  qu'il  serait  terminé.  Les  fournisseurs  du  gou- 
vernement, les  entrepreneurs  i)ublics  auraient  été  traités  bientôt 
comme  les  fonctionnaires.  Or  il  n'y  a  pas  de  nouveauté  plus  grande 
ni  de  satisfaction  plus  vive  pour  les  Égyptien^  que  de  voir  leur  tra- 
vail strictement  et  promptement  rémunéré.  Dans  les  périodps  les 


110  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

plus  heureuses  et  les  plus  fécondes  de  son  histoire,  l'Egypte  n'a 
point  connu  ce  bienfait!  L'étonnement  joyeux  des  indigènes  crois- 
sait chaque  jour,  leur  attachement  au  nouvel  ordre  de  choses,  leur 
confiance  dans  le  ministère  européen  grandissait  en  proportion.  Si 
ce  système  de  scrupuleuse  probité  administrative  avait  été  appliqué 
assez  longtemps  pour  que  l'influence  s'en  fit  partout  sentir,  qui  sait 
quelle  révolution  se  serait  produite  dans  les  idées  et  dans  les  mœurs 
du  pays?  Il  est  incontestable  que  le  pouvoir  absolu  aurait  perdu 
peu  à  peu  son  appui  moral,  et  qu'en  dehors  de  la  classe  dominante 
qui  en  profite  directement,  tout  le  monde  l'aurait  abandonné.  Est-ce 
à  dire,  comme  le  croyait  peut-être  Nubar-Pacha,  qu'un  parti  indi- 
gène assez  fort  pour  résister  au  despotisme  se  serait  formé  autour 
de  sa  propre  personne,  et  que  l'heure  n'aurait  pas  tardé  à  sonner 
où  l'on  aurait  pu  se  passer  de  la  France  et  de  l'Angleterre?  A  coup 
sûr,  non;  car,  en  supposant  le  changement  des  mœurs  aussi  complet 
que  possible,  rien  n'aurait  été  modifié  dans  les  choses  elles-mêmes: 
une  volonté  capricieuse  du  khédive,  renversant  le  régime  libéral, 
aurait  arrêté  le  mouvement  des  esprits  et  rétabU  le  despotisme  dans 
toute  sa  rigueur.  Mais,  si  Nubar  se  trompait,  non  sur  la  portée,  mais 
sur  la  force  de  résistance  de  la  transformation  qui  se  produisait 
autour  de  lui,  les  familiers  du  palais  et  la  classe  dominante  par- 
tageaient son  erreur.  Ils  détestaient  Nubar-Pacha  aussi  vivement 
que  les  colonies  européennes  détestaient  M.  Wilson  ;  ces  deux  mi- 
nistres étaient  battus  en  brèche  par  des  ennemis  différons,  mais 
également  passionnés  et  tout  disposés  à  faire  cause  commune  pour 
une  action  décisive.  On  répétait  sans  cesse  au  vice-roi  que  JNubar 
voulait  détruire  d'abord  son  prestige  pour  s'emparer  ensuite  de  son 
pouvoir.  —  Prenez-y  garde  !  lui  disait-on,  ce  n'est  pas  du  côté  des 
ministres  européens  qu'est  le  danger,  c'est  du  côté  de  Nubar.  Nubar 
est  animé  des  plus  vastes  ambitions,  il  mine  sourdement  votre 
trône,  il  rêve  d'être  un  jour  gouverneur  de  l'Egypte.  Il  vous  a  ex- 
pulsé du  conseil  afin  de  faire  de  ses  collègues  les  instrumens  incon- 
sciens  de  ses  projets  personnels.  Après  s'être  attiré  la  sympathie 
des  fellahs,  il  cherche  à  gagner  celle  des  fonctionnaires.  Si  vous  n'y 
mettez  bon  ordre,  il  aura  bientôt  la  réalité  du  pouvoir  entre  les 
mains,  il  dirigera  effectivement  toutes  les  administrations  ;  il  sera 
le  véritable  maître  de  l'Egypte,  et  vous  n'en  serez  plus  que  le  roi 
fainéant;  mais  les  rois  fainéans,  l'histoire  le  prouve,  finissent  tou- 
jours par  laisser  leur  sceptre  à  leurs  maires  du  palais  ! 

Au  milieu  de  ce  conflit  d'opinions  et  de  prétentions,  le  pouvoir 
de  chacun  restant  dans  le  vague,  personne  n'aurait  pu  définir  la 
nature  du  gouvernement  qui  fonctionnait  au  Caire.  Le  khédive 
n'assistait  pas  aux  réunions  des  ministres;  il  communiquait  avec  le 
conseil  par  l'entremise  de  Nubar-Pacha  et  signait  assez  docilement 


LA  SITUATION   DE   l'ÉGYPTE.  111 

tous  les  décrets  qu'on  lui  soumettait.  Cette  situation,  tiiéoriquement 
très  fausse,  se  serait  probablement  dénouée  dans  la  pratique,  je 
viens  de  dire  pourquoi,  au  profit  du  régime  européen.  Par  mal- 
heur, au  moment  où  l'on  s'y  attendait  le  moins,  les  deux  puis- 
sances qui  avaient  le  plus  grand  intérêt  au  maintien  de  ce  régime 
ont  mis  tout  à  coup  en  évidence  les  contradictions  sur  lesquelles 
iî  reposait.  Après  avoir  obtenu  pour  deux  de  leurs  agens  des 
ministères  égyptiens,  on  devait  supposer  que  la  France  et  l'An- 
gleterre auraient  renoncé  au  système  des  remontrances  directes 
adi'essées  au  khédive.  La  conséquence  logique  de  l'organisation 
d'un  cabinet  anglo- français  était  l'abandon  de  l'espèce  de  surveil- 
lance politique  et  adtninistrative  que  les  consulats  s'étaient  arrogée 
sur  l'Egypte,  en  vertu  des  capitulations  ou  plutôt  en  vertu  d'une 
interprétation  plus  qu'arbitraire  des  capitulations.  Pendant  plusieurs 
années,  la  diplomatie  française  en  particulier  s'était  donné  pour 
mission  non  seulement  principale,  mais  unique,  d'exiger  du  khédive 
le  paiement  intégral  des  coupons  de  la  dette  publique  au  taux,  ma- 
nifestement trop  élevé,  qu'avaient  fixé  les  décrets  de  mai  et  de 
novembre  1S76.  On  comprenait  cette  insistance  tant  qu'il  était  per- 
mis de  supposer  que  les  sacrifices  imposés  aux  créanciers  n'a- 
vaient d'autre  cause  que  les  abus  du  gouvernement  égyptien;  mais, 
dès  que  ce  gouvernement  était  passé  entre  les  mains  d'Européens, 
il  était  absurde  de  se  refuser  à  toute  espèce  de  concession  et  sur- 
tout de  s'en  prendre  au  khédive  lui-même  des  mesures  adop- 
tées par  ses  ministres.  Si  ceux-ci  se  trompaient,  que  ne  les  chan- 
geait-on? que  ne  les  prévenait-on,  du  moins  personnellement,  de 
leur  erreur?  Le  bon  sens  et  la  justice  indiquaient  cette  conduite; 
la  France  et  l'Angleterre  ont  eu  l'imprudence  d'en  suivre  une  autre. 
Tandis  que  les  ministres,  convaincus  de  la  nécessité  de  préparer 
une  réduction  provisoire  de  la  dette,  cherchaient  les  moyens  de 
l'opérer  le  plus  équitablement  possible,  les  consuls  anglais  et  fran- 
çais ont  reçu  l'ordre  d'inviter  le  khédive  «  à  tenir  strictement  ses 
engagemens.  »  Maladresse  éclatante,  qui  a  permis  au  khédive  de 
répondre  aussitôt  :  «  Gomment  voulez-vous  que  je  tienne  mes  enga- 
gemens, puisque  ce  n'est  pas  moi  qui  dirige  les  afiaires?  Si  vos  gou- 
vernemens  veulent  que  je  paie  les  créanciers,  qu'ils  me  rendent  le 
pouvoir;  s'ils  ne  veulent  pas  me  rendre  le  pouvoir,  qu'ils  s'adres- 
sent aux  ministres  qu'ils  ont  désignés  eux-mêmes.  »  Cette  démarche 
des  consuls  a  été  l'origine  de  toute  la  crise,  le  germe  d'où  sont 
sortis  tous  les  événemens  qui  ont  suivi.  En  voyant  les  gouverne- 
mens  lui  demander  compte  des  actes  de  ses  ministres,  le  khédive 
s'est  aperçu  qu'on  lui  reconnaissait  le  droit  de  contrecarrer  ces 
actes,  et,  s'il  rencontrait  une  résistance,  de  la  briser.  Il  a  constaté 
de  plus  que  la  question  financière  dominait  pour  les  puissances  la 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

question  politique  ;  d'où  il  lui  était  facile  de  conclure  que,  s'il  parve- 
venait  à  faire  croire  qu'il  paierait  les  coupons  de  la  dette,  on  lui 
permettrait  de  secouer  la  tutelle  dont  le  poids  commençait  à  lui 
paraître  bien  lourd.  Ce  n'était  pas  tout  :  on  lui  indiquait  en 
quelque  sorte  des  alliés  pour  sa  nouvelle  campagne  ;  on  poussait 
les  consuls  à  faire  cause  commune  avec  lui,  à  confondre  leurs  inté- 
rêts particuliers  avec  les  siens.  Le  khédive  avait  espéré  d'abord 
diviser  la  France  et  l'Angleterre  et  profiter  de  ce  désaccord  pour 
couper  à  la  racine  les  projets  de  réformes  européennes.  L'union 
parfaite  des  ministres  anglais  et  français  avait  déjoué  ce  calcul. 
]Ne  pouvant  séparer  les  deux  gouvernemens,  pourquoi  ne  tenterait- 
il  pas  de  passer  entre  leurs  représentans,  de  brouiller  les  ministres 
avec  les  consuls,  de  persuader  à  ces  derniers  que  le  régime  despo- 
tique était  plus  favorable  que  tout  autre  à  leur  influence  et  à  leur 
autorité?  Cette  dernière  manœuvre  était  trop  habile  pour  ne  pas 
réussir.  La  réponse  du  khédive  aux  plaintes  financières  des  puis- 
sances mettait  les  consuls  dans  la  plus  fausse  des  situations.  Pour 
exécuter  les  ordres  de  leurs  gouvernemens,  il  fallait  qu'ils  agissent 
comme  si  les  ministres  n'existaient  pas  ;  mais  en  agissant  comme 
si  les  ministres  n'existaient  pas,  ils  leur  portaient  en  réalité  un 
coup  mortel.  La  France  et  l'Angleterre  n'avaient  pas  une  idée  très 
nette  du  rôle  respectif  qui  devait  être  assigné  à  leurs  ministres  et 
à  leurs  consuls,  puisqu'elles  les  lançaient  en  quelque  sorte  les  uns 
contre  les  autres.  11  n'était  pourtant  point  difficile  de  comprendre 
qu'on  ne  pouvait  pas  à  la  fois  gouverner  l'Egypte  et  prendre  envers 
son  gouvernement  les  précautions  que  comporte  le  régime  consu- 
laire. Les  garanties  que  les  puissances  retiraient  du  pouvoir  des  con- 
suls, la  nomination  des  ministres  européens  les  remplaçait  outre 
mesure.  On  se  serait  expliqué  cependant  que  les  consuls  des  autres 
pays  fusseiit  d'un  avis  différent  ;  ils  pouvaient  se  dire  avec  quelque 
apparence  de  raison  qu'en  cherchant  à  sauver  leur  autorité  person- 
nelle, ils  sauvaient  également  celle  des  gouvernemens  qu'ils  repré- 
sentaient. Mais,  tandis  que  ces  consuls-là  s'abstenaient  de  s'ingérer 
dans  les  affaires  égyptiennes  et  devenaient  de  simples  diplomates, 
n'était-il  pis  étrange  de  voir  ceux  des  deux  nations  qui  dirigeaient 
l'administration  du  pays  protester  auprès  du  khédive  contre  les  pro- 
jets de  celte  administration,  comme  si  la  France  et  l'Angleterre 
avaient  pris  à  tâche  de  démolir  d'une  main  ce  qu'elles  avaient 
élevé  de  l'autre? 

Ce  qui  rendait  cette  conduite  inexcusable,  c'est  que  le  règlement 
de  la  question  financière  était  entouré  des  plus  grandes  garanties 
d'impartialité  et  de  justice.  Les  ministres  anglais  et  français  n'a- 
vaient pas  voulu  prendre  sur  eux  de  décider  si  l'Egypte  pouvait 
faire  «  strictement  face  à  tous  ses  engagemens.  »  A  peine  arrivés 


LA   SITUATION   DE   L  EGYPTE.  113 

au  pouvoir,  ils  s'étaient  empressés  de  réunir  de  nouveau  la  com- 
mission internationale  d'enquête,  et  de  l'inviter  à  continuer  ses  tra- 
vaux. Cette  commission  qui,  pendant  six  mois,  avait  étudié  dans  tous 
ses  détails  l'organisation  financière  du  pays,  qui  avait  fait  compa- 
raître devant  elle  tous  les  fonctionnaires  égyptiens,  qui  avait 
envoyé  des  délégués  dans  les  provinces  pour  consulter  sur  place 
tous  les  registres  de  comptabilité,  était  d'ailleurs  formée,  on  le  sait, 
d'hommes  rompus  aux  affaires  de  l'Egypte.  Présidée  par  M.  de  Les- 
seps,  ayant  pour  vice-présidens  MM.  Wilson  et  Riaz-Pacha,  elle 
était  composée  de  tous  les  membres  de  la  caisse  de  la  dette  pu- 
blique, lesquels  habitaient  le  Caire  depuis  trois  ans  au  moins  et 
n'avaient  cessé  durant  tout  leur  séjour  de  travailler  à  débrouiller  le 
chaos  financier  dans  lequel  M.  Cave  et  MM.  Joubert  et  Goschen  n'a- 
vaient pu  faire  pénétrer  que  des  lueurs  bien  incertaines.  Comme 
commissaires  de  la  dette  publique,  les  commissaires  d'enquête  n'a- 
vaient cessé  de  déclarer  que  les  intérêts  des  créanciers  et  ceux  des 
contribuables  étaient  solidaires;  que  ruiner  l'Egypte  était  un  détes- 
table moyen  d'assurer,  sinon  pour  le  présent,  au  moins  pour  l'ave- 
nir, le  paiement  des  emprunts.  «  Nous  avons  considéré  les  intérêts 
des  créanciers,  disaient-ils  dans  leur  compte  rendu  de  1878,  comme 
étant  jusqu'à  un  certain  point,  les  mêmes  que  ceux  des  contribua- 
bles ;  car,  si  on  demandait  aux  contribuables  des  taxes  qu'ils  ne  pour- 
raient acquitter  qu'en  aliénant  leur  capital,  on  diminuerait  la  valeur 
du  gage  des  créanciers...  si  donc  il  nous  était  prouvé  que  le  pays 
ne  peut  pas  supporter  les  taxes  actuelles,  que  le  gouvernement  est 
disposé  à  prendre  des  mesures  équitables  et  définitives  pour  le 
règlement  de  toutes  les  dettes  non  consolidées,  que  le  gouverne- 
ment et  son  altesse  le  khédive  sont  tout  prêts  à  faire  toutes  les  éco- 
nomies possibles  avant  de  demander  aux  créanciers  de  nouveaux 
sacrifices;  si,  d'autre  part, il  était  donné  de  sûres  garanties  que  les 
nouveaux  engagemens  seront  mieux  respectés  que  les  précédens, 
qu'un  effort  sérieux  sera  fait  pour  réformer  les  abus,  pour  fixer  plus 
équitablement  l'assiette  des  impôts  directs  et  notamment  de  l'impôt 
foncier,  et  pour  mettre  fin  aux  rigueurs  de  la  perception,  alors  nous 
n'hésiterions  pas  à  recommander  tant  aux  négociateurs  du  décret 
du  18  novembre  qu'aux  créanciers  eux-mêmes  d'accepter  un  taux 
d'intérêt  moins  élevé.  »  Ces  sages  déclarations  avaient  précédé  la 
première  réunion  de  la  commission  d'enquête  ;  elles  devaient  servir 
de  programme  à  tous  ses  travaux.  Malheureusement,  lorsque  la 
commission  s'était  séparée,  elle  n'avait  pas  eu  le  temps  de  rem- 
plir jusqu'au  bout  sa  tâche;  elle  s'était  bornée  à  décrire  l'anarchie 
financière  qui  avait  permis  à  la  dette  publique  d'atteindre  d'ef- 
frayantes proportions  ;  mais  elle  avait  été  obligée  .d'avouer  que  cette 

TOME  XXXV.  —  1879.  8 


114  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

anarchie  était  trop  profonde  pour  qu'il  fût  possible  d'évaluer  avec 
quelque  certitude  les  ressources  et  les  revenus  du  pays,  et  de  recon- 
naître par  conséquent  s'il  était  opportun  «  de  recommander  tant 
aux  négociateurs  du  décret  du  18  novembre  qu'aux  créanciers  eux- 
mêmes  un  taux  d'intérêt  moins  élevé.  » 

La  question  restait  donc  entière;  l'organisation  d'un  ministère 
européen  ne  l'avait  nullement  tranchée.  Mais,  le  moyen  le  plus  sûr 
d'arriver  k  une  solution  équitable  étant  de  maintenir  une  solidarité 
complète  entre  les  créanciers  et  les  contribuables,  il  était  naturel 
de  confier  à  la  commission  d'enquête  non-seulement  le  soin  de  pré- 
parer un  projet  de  décret  sur  la  dette  publique,  mais  encore  celui 
de  mettre  im  peu  d'ordre  dans  l'amas  confus  des  lois  égyptiennes. 
En  réorganisant  cette  commission,  le  ministère  anglo-français  la 
chargea  donc  de  codifier  et  de  réviser  les  décrets,  règlemens, 
décisions  administratives  et  financières  de  l'Egypte.  C'était  en  outre 
un  moyen  d'obtenir  un  avantage  politique  qui  n'était  point  à  dédai- 
gner. Un  certain  nombre  de  puissances  pouvaient  être  jalouses  de 
l'autorité  particulière  que  le  gouvernement  anglo-français  donnait 
à  la  France  et  à  l'Angleterre;  il  fallait  s'attendre  à  les  voir  réclamer 
une  part  dans  la  direction  des  affaires.  On  leur  accordait  sponta- 
nément cette  part  en  transformant  la  commission  d'enquête,  com- 
posée des  représentans  de  toutes  les  nations  qui  ont  des  droits 
financiers  sur  l'Egypte,  en  assemblée  législative  internationale.  La 
chambre  des  notables  étant  incapable  de  remplir  le  rôle  que  l'on 
confiait  à  la  commission  d'enquête,  celle-ci  était  mieux  placée  que 
personne  pour  s'en  acquitter  de  manière  à  satisfaire  tout  le  monde, 
Égyptiens  et  créanciers.  On  réservait  d'ailleurs  l'avenir  :  «  Il  appar- 
tient au  temps  et  à  l'expérience,  disait  le  rapport  adressé  au  khé- 
dive par  le  président  du  conseil,  de  démontrer  quels  élémens  de- 
vront être,  par  la  suite,  appelés  à  concourir  à  l'œuvre  si  importante 
de  la  confection  des  lois  et  des  règlemens  généraux.  »  A  chaque 
jour  suffit  sa  peine  !  Pour  le  moment,  l'essentiel  était  de  donner  un 
code  financier  k  l'Egypte,  afin  d'assurer  aux  contribuables  et  aux 
créanciers  les  garanties  qui  seules  pouvaient  faire  accepter  immé- 
diatement par  ces  derniers  des  sacrifices  devenus  nécessaires,  en 
leur  procurant  pour  l'avenir  l'avantage  inappréciable  d'une  sécu- 
rité dont  ils  n'avaient  jamais  joui  jusque-là. 

II. 

On  le  voit,  les  ministres  anglais  et  français  s'étaient  trouvés,  dès 
leur  arrivée  au  Caire,  en  présence  de  difficultés  politiques,  admi- 
nistratives et  financières  singulièrement  délicates,  et  ils  en  avaient 


LA   SITUATION  DE   L  ÉGYPT£.  1J5 

préparé  très  habilement  la  solution,  lorsqu'un  événement  imprévu 
et  bien  contraire  aux  mœurs  égyptiennes  vint  tout  à  coup  les 
surprendre,  étonner  l'Europe  et  préparer  la  crise  à  laquelle  ils  de- 
vaient succomber  deux  mois  plus  tard.  J'ai  dit  que  le  premier  soin 
du  ministère  européen  avait  été  de  payer  les  employés  des  admi- 
nistrations civiles,  ce  qui  était  indispensable  pour  que  la  marche  du 
gouvernement  se  poursuivît.  Mais  il  ne  kà  avait  pas  été  possible  de 
traiter  de  la  même  manière  les  officiers  et  les  soldats  de  l'armée. 
Quelque  intéressans  qu'ils  fussent,  ces  derniers  étaient  bien  loin  de 
rendre  les  mêmes  services  que  les  employés  civils  ;  pour  mieux 
dire,  ils  ne  rendaient  même  aucun  service,  les  désastres  de  la  guerre 
d'Abyssinie  ayant  surabondamment  prouvé  que  l'Egypte  devait 
renoncer  désormais  à  toute  conquête  et  se  borner  à  entretenir  chez 
elle  les  troupes  nécessaires  au  maintien  de  l'ordre  intérieur.  Songer 
à  renouer  les  traditions  militaires  de  Mehemet-Ali  et  d'Ibrahim- 
Pacha  était  une  utopie,  permise  peut-être  à  Ismaïl-Pacha  au  temps 
de  sa  richesse,  mais  à  laquelle  la  ruine  de  son  pays  le  condamnait 
à  renoncer  pour  toujours.  Alors  que  les  contribuables  pliaient  sous 
le  faix  des  impôts  et  que  les  créanciers  réclamaient  en  vain  le  paie- 
ment de  leurs  dettes,  n'était-il  pas  aussi  odieux  que  ridicule  d'en- 
tretenir à  grands  frais  des  écoles  militaires,  des  arsenaux,  des  ma- 
gasins modèles  et  une  trentaine  de  mille  hommes  organisés  en 
armée  européenne?  A  la  vérité,  tout  cet  appareil  militaire  n'était 
qu'une  sorte  de  jouet,  comme  les  théâtres  du  Caire,  comme  toutes 
les  splendeurs  éphémères  dont  le  khédive  avait  aimé  à  s'entourer 
pendant  les  brillantes  années  de  son  régime.  Soigneusement  équi- 
pées, vêtues  de  jolis  uniformes,  armées  des  fusils  les  plus  perfec- 
tionnés, ces  troupes  ne  ressemblaient  en  rien  aux  solides  et  gros- 
siers bataillons  qu'Ibrahim-Pacha  poussait  de  sa  main  victorieuse  au 
cœur  de  la  Syrie  et  de  l'Arabie.  On  les  avait  vues,  durant  la  cam- 
pagne turque  où  elles  avaient  été  incorporées  à  l'armée  de  Mehe- 
met-Ali, compromettre  en  se  débandant  au  premier  feu  le  succès 
d'une  bataille  décisive.  En  Abyssinie  leur  déroute  avait  été  plus 
grande  encore.  Grâce  au  régime  de  compression  et  de  terreur  qui 
régnait  alors  sur  l'Egypte,  personne  n'a  jamais  su  jusqu'où  s'était 
étendu  leur  désastre;  mais  l'état  dans  lequel  elles  sont  revenues  de 
cette  campagne  ne  laissait  aucun  doute  sur  le  sort  qu'elles  venaient 
d'y  subir,  et  quoique  l'on  ignore  encore  s'il  est  vrai  qu'elles  eussent 
abandonné  leur  général  en  chef,  un  fils  du  khédive,  entre  les  mains 
de  l'ennemi,  on  peut  affirmer,  sans  crainte  de  se  tromper,  qu'elles 
avaient  connu  les  dernières  extrémités  de  la  plus  sanglante  défaite.  On 
s'explique  d'ailleurs  sans  peine  comment  en  peu  d'années  l'admirable 
armée  d'Ibrahim-Pacha  s'est  transformée  en  une  armée  de  parade, 


MQ  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qui  n'a  réellement  figuré  avec  honneur  que  dans  le  défilé  de  la  mar- 
che à' Aida.  Tous  les  officiers  d'Ibrahim-Pacha,  à  partir  du  grade 
de  capitaine,  étaient  des  Turcs  ou  des  Français  aguerris  par  de  glo- 
rieuses campagnes.  Personne  n'ignore  ce  que  valent  les  officiers 
turcs  :  les  plus  ignorans  sont  doués  de  cette  autorité  particulière, 
de  ce  génie  du  commandement  qui  sont  le  caractère  même  des  Otto- 
mans et  qui,  jusque  dans  leur  décadence,  en  font  encore  la  race  la 
plus  vivace  de  l'Orient.  Le  jour  où  des  Arabes  ont  pu  devenir  capi- 
taines, colonels,  généraux  dans  l'armée  égyptienne,  cette  armée  a 
été  radicalement  compromise.  L'Arabe  est  fin,  souple,  habile,  mille 
fois  plus  intelligent  que  le  Turc  ;  mais  ne  le  chargez  jamais  de 
commander  si  vous  ne  voulez  pas  voir  l'anarchie  et  la  faiblesse 
naître  immédiatement  sous  ses  ordres.  Il  manque  de  vigueur  et  de 
suite  dans  les  idées,  il  est  incapable  d'inspirer  le  respect.  Livrées 
à  des  officiers  arabes,  les  troupes  égyptiennes  ont  perdu  en  peu  de 
temps  toute  solidité,  toute  discipline;  elles  ont  gardé  une  assez  belle 
apparence  sur  les  champs  de  manœuvre,  dans  les  revues  et  dans 
les  processions  de  théâtre  ;  mais  ce  beau  décor,  revêtu  de  couleurs 
éclatantes,  s'est  brisé  en  morceaux  à  chaque  épreuve  sérieuse.  Aussi, 
changeant  tout  à  coup  d'état  à  son  retour  d'Abyssinie,  farmée  égyp- 
tienne n'a-t-elle  plus  été  employée  qu'à  combattre  les  inondations, 
à  former  des  cordons  sanitaires  et  à  percevoir  les  impôts.  Ce  sont 
les  officiers  eux-mêmes  qui  l'ont  avoué  dans  une  proclamation  offi- 
cielle où  ils  énuméraient  leurs  titres  à  la  reconnaissance  de  la 
patrie.  «  Après  cela,  s'écriaient-ils,  nous  avons  été  chargés  de  la  per- 
ception des  impôts  arriérés,  sans  aucune  compensation  pour  ce  tra- 
vail tout  à  fait  en  dehors  des  attributions  de  l'armée,  pendant  que 
les  employés  civils  regardaient  faire  sans  y  prendre  part!  »  A  ce 
compte,  on  eût  mieux  fait  de  fermer  les  arsenaux  et  de  les  rem- 
placer par  des  ateliers  pour  la  confection  des  courbaches,  le  gi  and 
instrument  de  perception  en  Egypte.  Et  pourtant  de  nombreux 
arsenaux,  outillés  à  l'européenne,  continuaient  à  fabriquer  chaque 
jour  assez  de  canons,  d'affûts  et  de  boulets  pour  servir  à  l'arme- 
ment d'une  grande  puissance  militaire,  tandis  que  les  écoles  gou- 
vernementales préparaient  sans  cesse  de  jeunes  Arabes  à  grossir 
les  rangs  de  ces  officiers  percepteurs  d'impôts  qui  avaient  succédé 
sur  les  bords  du  Nil  aux  glorieux  compagnons  d'armes  d'Ibrahim- 
Pacha. 

Il  est  bien  clair  que  le  premier  acte  d'un  ministère  économe 
devait  être  de  fermer  ces  écoles,  de  vider  ces  arsenaux,  de  vendre 
ce  matériel  de  guerre,  de  licencier  la  plus  grande  partie  de  ces 
troupes  inutiles  et  coûteuses.  Par  malheur,  en  mettant  un  certain 
nombre  d'officiers  en  disponibihté,  on  ne  pouvait  pas  leur  payer 


LA    SITUATION    DE   L  EGYPTE.  117 

immédiatement  l'arriéré  de  leur  solde  qui  se  montait  à  environ 
vingt  mois.  Où  trouver,  en  effet,  assez  d'argent  pour  cela?  L'année 
précédente  ayant  été  très  mauvaise,  par  suite  de  la  crue  trop 
faible  du  Nil,  toutes  les  ressources  du  pays  avaient  été  employées 
au  service  des  coupons  de  la  dette.  L'emprunt  Rothschild  devait  être 
employé  à  payer  les  dettes  flottantes  les  plus  criardes,  et  en  pren)ier 
lieu  les  traitemens;  mais,  grâce  au  mauvais  vouloir  des  banquiers  et 
des  spéculateurs  européens  qui  entraînaient  les  créanciers  flottans,  le 
gage  de  cet  emprunt,  c'est-à-dire  les  domaines  cédés  par  le  khédive 
à  l'État,  avaient  été  grevés  d'hypothèques  qui  rendaient  illusoire  la 
garantie  de  la  maison  Rothschild  et  qui  empêchaient  celle-ci  de  livrer 
les  sommes  qu'elle  avait  reçues  pour  l'Egypte.  Cette  situation  était  à 
coup  sûr  bien  grave.  Il  était  cruel  de  renvoyer,  sans  leur  donner 
même  un  léger  à-compie,  des  officiers  dont  on  dépeignait  la  misère 
sous  les  couleurs  les  plus  sombres;  et  d'autre  part,  plus  on  les  gar- 
dait sous  les  armes,  plus  on  grossissait  le  poids  d'une  dette  flottante 
devenue  déjà  écrasante.  Après  bien  des  hésitations,  les  ministres  se 
décidèrent  cependant  pour  le  renvoi  des  officiers,  espérant  soit 
qu'un  certain  nombre  d'entre  eux  trouverait  dans  les  provinces 
quelques  lambeaux  de  terre  à  cultiver,  soit  que  beaucoup  d'autres 
pourraient  être  employés  dans  les  administrations  civiles.  Si  brutale 
qu'elle  fût  d'ailleurs,  cette  mesure  ne  changeait  pas  grand'chose 
à  la  position  des  officiers,  puisque  depuis  vingt  mois  ils  n'avaient 
pas  reçu  une  seule  piastre  de.solde  et  puisqu'ils  en  étaient  réduits, 
disait-on,  à  quitter  leur  uniforme  pour  se  louer  comme  simples 
travailleurs  ou  à  partager  pour  vivre  l'orge  des  rations  données  à 
leurs  chevaux.  En  leur  rendant  la  liberté,  on  leur  permettait  de 
chercher  des  moyens  d'existence  meilleurs  et  plus  avouables.  Néan- 
moins l'opér.ition  du  licenciement  demandait  à  être  conduite  avec 
beaucoup  de  tact  et  de  prudence.  Le  ministre  de  la  guerre,  Ratib- 
Pacha,  qui  en  était  chargé  et  qui  était  un  des  familiers  intimes  du 
khédive,  n'imagina  rien  de  mieux  pour  la  mener  à  bonne  fin  que 
de  concentrer  au  Caire,  sous  prétexte  de  désarmement,  tous  les 
officiers  licenciés.  Au  lieu  de  les  désarmer  dans  leurs  garnisons 
respectives,  on  les  obligea  à  venir  d'Alexandrie,  de  Damiette,  de 
Port-Saïd,  de  Syout,  etc.,  etc.,  déposer  leurs  armes  dans  les  ca- 
sernes de  l'Abassieh  et  à  la  citadelle  du  Mokatam.  Trois  mille 
officiers,  réduits  au  désespoir,  se  trouvèrent  ainsi  réunis  au  Caire, 
au  moment  même  où  une  grande  cérémonie  religieuse,  le  retour  du 
tapis  rapporté  chaque  ^ année  de  la  Mecque,  soulevait  dans  les 
mosquées,  non  un  fanatisme  dont  on  ne  trouve  pas  h  moindre 
trace  en  Egypte,  mais  une  sorte  d'enthousiasme  mystique  qui 
ne  va  jamais  sans  quelque  effervescence.  Par  une  coïncidence  nul- 


118  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

lement  fortuite,  les  pèlerins  de  la  Mecque  campaient  dans  une 
grande  plaine  située  à  côté  des  casernes  de  l'Abassieh,  et  des  com- 
munications incessantes  s'établissaient  entre  eux  et  les  officiers. 
De  plus  une  vive  agitation,  ardemment  provoquée  par  le  cheik- 
el-bekri,  chef  de  tous  les  derviches  hurleurs  et  tourneurs  de 
l'Egypte,  régnait  dans  la  grande  université  mulsumane  du  Caire,  la 
mosquée  d'El-Azar.  Le  moment  était  bien  choisi  pour  exciter  les 
sentimens  de  révolte  des  derviches.  Le  retour  du  tapis  est  suivi 
de  la  grande  fête  du  Dosseh,  qui  dure  deux  semaines  pendant  les- 
quelles toutes  les  confréries  passent  les  nuits  dans  de  véritables 
orgies  religieuses  afin  de  se  préparer  à  la  cérémonie  où  le  cheik- 
el-bekri  traverse,  au  galop  de  son  cheval,  un  chemin  pavé  de 
corps  humains.  La  réunion  de  ces  nombreux  fermens  de  troubles 
ne  pouvait  manquer  de  produire  quelque  émotion.  Néanmoins,  tout 
le  monde  fut  surpris  lorsqu'on  apprit  que  deux  ministres  venaient 
d'être  enfermés  dans  leurs  ministères  par  une  grande  manifestation 
d'officiers,  que  des  coups  de  fusil  avaient  été  tirés  dans  les  rues  pai- 
sibles du  Caire  et  que  l'Egypte  avait  eu  son  31  octobre.  Yoici  ce 
qui  s'était  passé. 

Cinq  cents  officiers  environ,  conduits  par  deux  ou  trois  meneurs, 
tous  parens  des  familiers  du  palais,  étaient  partis  de  leurs  casernes 
pour  se  rendre  au  ministère  des  finances  sous  prétexte  de  remettre 
à  Nubar-Pacha  et  à  M.  Wilson  une  pétition  contre  le  licenciement 
de  l'armée.  Avant  de  prendre  la  route  du  ministère  des  finances, 
ils  étaient  allés  à  la  salle  des  réunions  de  la  chambre  des  notables 
inviter  le  bureau  de  l'assemblée  à  les  accompagner.  On  songeait 
déjà  à  donner  à  la  manifestation  un  caractère  national,  parlemen- 
taire et  libéral.  Les  officiers  s'étaient  entendus  à  l'avance  avec  les 
notables.  Toutefois,  le  bureau  ne  crut  pas  devoir  les  suivi^e  ostensi- 
blement; trois  ou  quatre  membres  de  la  chambre  montèrent  seuls 
sur  leurs  ânes  pour  s'associer  à  la  démonstration.  Le  ministère  des 
affaires  étrangères  est  à  côté  du  ministère  des  finances.  Au  moment 
où  les  officiers  s'en  approchaient,  Nubar-Pacha  partait  en  voiture. 
A  peine  reconnu,  on  l'entoure  de  toutes  parts.  Furieux  de  cette 
résistance  intempestive,  le  cocher  fouette  leschovaux;  les  officiers, 
exaspérés,  se  jettent  sur  lui,  l'accablent  de  coups,  le  renversent  de 
son  siège;  puis,  s'emparant  de  JNubar-Pacha,  ils  le  prennent  au 
collet,  le  roulent  à  terre  et  le  secouent  violemment.  M.  Wilson,  qui 
revenait  de  chez  le  khédive  et  qui  se  rendait  à  son  ministère,  aper- 
çoit la  manifestation.  Reconnaissant  Nubar-Pacha  entre  les  mains 
des  révoltés,  il  se  précipite  à  son  secours  et  tombe  à  coups  de  canne 
sur  la  foule  ameutée.  On  l'entoure  lui  aussi,  on  lui  crie  de  toutes 
parts  :  Du  pain!  du  pain  1  on  lui  tire  la  barbe,  ce  qui  est  la  plus 


LA    SITUATION    DE   L  EGYPTE.  119 

grande  insulte  chez  les  Orientaux,  on  l'oblige  à  rentrer  avec  Nubar 
dans  le  ministère,  où  on  les  retient  tous  les  deux  prisonniers.  Une 
partie  des  officiers  se  rendent  chez  un  ministre  indigène,  vVli-Pacha 
Moubarek,  particulièrement  détesté  en  sa  qualité  de  fellah  et  d'an- 
cien élève  des  écoles  que  le  ministère  venait  de  fermer.  On  lui  tire 
également  la  barbe,  on  lui  crache  au  visage,  on  l'insulte  de  raille 
manières.  Prévenus  de  ce  qui  se  passe,  les  autres  ministres  s'em- 
pressent d'accourir.  L'arrivée  de  M.  de  Blignières,  qui  était  alors 
très  populaire  auprès  des  indigènes,  et  qui  n'a  perdu  quelque  peu 
de  sa  popularité  que  pour  avoir  vivement  embrassé  la  défense  de 
M.  Wilson,  soulève  un  murmure  favorable.  Pourtant  le  chapeau  à 
haute  forme  qu'il  s'obstine  à  garder  durant  toute  l'émeute  pro- 
duit sur  les  officiers  le  même  effet  que  le  kalpaka  bulgare  d'AIeko- 
Pacha  a  produit  plus  tard  sur  les  Turcs  :  «  S'il  ôtait  son  chapeau ,  s'écrie 
une  partie  de  la  foule,  nous  relèverions  sur  nos  bras!  »  Ce  trait  de 
mœurs  n'est  pas  le  seul  qui  ait  donné  à  la  manifestation  des  offi- 
ciers du  Caire  un  caractère  oriental.  Tous  les  bureaux  du  ministère 
des  finances  étaient  gardés  par  des  officiers.  L'un  de  ces  officiers 
entre  dans  une  salle  où  se  trouvait  un  employé  français  :  l'employé 
se  laissant  emprisonner  sans  protestation,  l'officier  va  tranquille- 
ment s'établir  dans  un  coin,  choisit  le  tapis  le  plus  propre  de  la 
salle,  ôte  avec  soin  ses  bas  et  ses  souliers,  se  tourne  vers  la  Mecque 
et  commence  avec  gravité  sa  prière,  tandis  que  l'insurrection  à 
laquelle  il  prenait  part  se  déroule  tumultueusement  dans  la  rue. 

Dès  que  les  consuls  apprennent  qu'une  émeute  cerne  le  ministère, 
ils  se  rendent  près  du  khédive  pour  lui  demander  d'intervenir. 
Celui-ci  n'hésite  pas,  trop  heureux  de  trouver  enfin  une  occasion 
de  montrer  qu'on  ne  peut  gouverner  longtemps  sans  lui  !  Il  monte 
en  voiture,  et  il  accourt  au  ministère  des  finances.  Dès  qu'il  paraît, 
des  vivats  et  des  applaudissemens  éclatent.  Les  abords  du  ministère 
sont  bientôt  dégagés;  les  émeutiers  s'entassent  dans  les  rues  voi- 
sines. Peu  à  peu  cependant,  ils  reviennent  à  la  charge.  Le  khédive 
monte  alors  sur  une  terrasse  d'où  il  harangue  la  foule  :  «  Comptez 
sur  moi!  dit-il  aux  officiers.  C'est  moi  qui  désormais  prends  vos 
affaires  en  main  !  Je  vous  promets  sur  ma  tête  que  vous  serez  payés!  » 
La  plupart  des  émeutiers  répondent  à  ces  promesses  par  des  applau- 
dissemens; néanmoins  quelques-uns  d'entre  eux,  clés  Gircassiens 
moins  souples  que  les  Arabes,  de  véritables  aventuriers  dont  le  ca- 
cractère  farouche  contraste  avec  la  douceur  de  leurs  collègues  indi- 
gènes, répondent  aux  belles  paroles  du  vice-roi  par  des  excla- 
mations arabes  intraduisibles  en  français,  mais  qui  équivalent  en 
langage  poli  à  :  a  C'est  toi  qui  nous  promets  notre  solde  !  Nous  n'a- 
vons que  ta  promesse!  Ah!  le  bon  billet!  »  La  manifestation  était 


120  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

évidemment  mêlée  d'élémens  disparates,  et  tout  le  monde  n'y  jouait 
pas  le  même  jeu.  Joignant  le  geste  à  la  parole,  un  officier  essaie 
de  saisir  le  khédive  au  bras;  celui-ci,  effrayé,  donne  l'ordre  à  sa 
garde  de  refouler  les  émeutiers  la  baïonnette  en  avant.  Aussitôt 
ces  derniers  tirent  leur  sabre  ;  un  coup  de  feu  retentit,  sans  qu'on 
sache,  comme  toujours,  de  quel  côté  il  est  parti  ;  la  troupe  lire, 
mais  en  l'air.  Quelques  personnes  sont  blessées,  personne  n'est  tué  ; 
enfin  les  ministres  sortent,  la  foule  se  retire,  le  khédive  remonte 
dans  sa  voiture,  et  tout  est  fini.  Pour  la  première  fois  le  Caire  venait 
d'avoir  une  émeute  en  règle,  comme  celles  de  Paris.  Décidément, 
l'Egypte  était  bien,  suivant  le  mot  du  khédive,  «  la  première  puis- 
sance européenne  de  l'Orient!  » 

Chose  étrange  !  les  autres  puissances  européennes  se  sont  trouvées 
peu  flattées  d'être  aussi  fidèlement  copiées  par  l'Kgypte,  et  lorsque 
la  nouvelle  des  événemens  du  Caire  leur  est  parvenue,  elles  n'ont 
pas  cru  un  instant  qu'ils  eussent  été  spontanés.  En  vertu  du  prin- 
cipe is  fecit  cui  prodest,  elles  en  ont  fait  sans  hésiter  remonter  au 
khédive  l'entière  responsabilité;  elles  ont  vu  sous  la  prétendue 
insurrection  des  officiers  une  simple  intrigue  contre  le  régime  réfor- 
mateur inauguré  par  le  ministère  anglo-français.  Les  témoins  ocu- 
laires ont  éprouvé  la  même  impression,  mais  avec  plus  de  vivacité 
encore.  Le  soir  même  de  cette  insurrection,  le  khédive  ne  pouvait 
cacher  sa  joie  aux  nombreuses  personnes  qui  accouraient  pour  le  féli- 
citer; l'enthousiasme  de  ses  familiers  était  plus  éclatant  encore; 
tous  regardaient  ce  qui  venait  de  se  passer  comme  le  signal  de  la 
ruine  du  ministère  européen,  comme  le  prélude  du  retour  à  l'ancien 
régime.  Le  khédive  triomphait  surtout  de  ce  que  les  consuls  étaient 
venus  le  chercher;  c'était  à  ses  yeux  comme  s'ils  étaient  venus  lui 
rendre  le  pouvoir.  A  partir  de  ce  moment  en  effet,  le  consul  général 
anglais,  prenant  la  responsabilité  de  modifier  la  politique  de  son  gou- 
vernement, a  fait  cause  commune  avec  les  adversaires  du  régime 
européen.  Soit  crainte  réelle,  soit  complaisance  malheureuse  envers 
des  amis  dangereux,  soit  inimitié  déplorable  pour  le  ministre 
anglais  et  Nubar-Pacha,  il  s'est  rendu  le  lendemain  de  l'émeute 
au  palais  d'Abdin,  escorté  de  son  collègue  français  qui  n'avait  d'autre 
volonté  quela  sienne,  afin  de  demander  officiellement  au  khédive  s'il 
n'y  avait  rien  à  craindre  pour  la  sécurité  des  étrangers.  Il  était  impos- 
sible de  tenter  une  démarche  plus  maladroite  ni  de  mieux  tomber 
dans  le  piège  que  recouvrait  la  manifestation  des  officiers.  A  la  ques- 
tion qu'on  lui  posait,  le  khédive  ne  devait  faire  que  son  éternelle 
réplique  :  «  Adressez-vous  à  mes  ministres!  puisque  ce  sont  eux  qui 
gouvernent,  ce  sont  eux  qui  répondent  de  la  sécurité  publique.  Si 
vous  voulez  que  j'en  réponde  moi-même,  restituez-moi  le  gouver- 


LA    SITUATION    DE    l'ÉGYPTE.  121 

nement.  »  Aucun  esprit  sérieux  ne  se  trompait  sur  la  nature  de  l'é- 
meute qui  venait  de  se  produire.  Tout  le  monde  savait  que  c'était 
par  la  volonté  du  khédive  que  les  officiers  avaient  été  réunis  au 
Caire  ;  tout  le  monde  savait  également  que,  lorsqu'ils  s'étaient  rendus 
à  Abdin  pour  expliquer  au  khédive  leur  triste  situation,  celui-ci  leur 
avait  dit  à  eux  aussi  :  «  Adressez -vous  aux  ministres  !  »  conseil  qui, 
d'après  les  mœurs  orientales,  équivalait  à  une  provocation.  A  part 
quelques  Circassiens,  réellement  dangereux,  aucun  officier  n'eût 
été  capable  de  l'initiative,  non-seulement  d'une  révolte,  mais  même 
d'une  simple  réclamation  adressée  au  gouvernement.  Le  mal  dont 
ils  avaient  à  se  plaindre  n'était  pas  nouveau,  à  beaucoup  près,  puis- 
qu'il durait  depuis  vingt  mois.  L'année  précédente  une  grande  com- 
mission internationale  d'enquête,  composée  d'hommes  connus  de 
toute  l'Egypte  et  environnés  d'un  prestige  presque  inouï  pour  l'E- 
gypte, avait,  durant  des  mois  entiers,  solennellement,  publiquement, 
instamment  invité  tous  ceux  qui  avaient  à  se  plainire  d'une  mesure 
administrative  quelconque  à  venir  lui  faire  connaître  leurs  doléances. 
Un  seul  officier  avait-il  répondu  à  cet  appel?  Non  !  Il  ne  s'était  trouvé 
dans  tout  le  pays  que  deux  femmes  assez  courageuses  pour  porter 
une  pétition  à  la  commission  d'enquête,  et  le  poste  qui  gardait  la 
commission,  stupéfait  d'une  telle  au  lace,  les  avait  immédiatement 
arrêtées  et  jetées  en  prison.  El  c'est  dans  une  nation  ayant  de  telles 
mœurs,  capable  de  tels  actes,  soumise  depuis  des  siècles  à  une 
telle  tyrannie,  que  le  consul  général  anglais  croyait  à  la  possibilité 
d'un  31  octobre  spontané!  Et  il  y  croyait  précisément  à  l'heure 
même  où  non  seulement  les  personnes  qui  habitaient  l'Egypte,  mais 
toute  l'Europe,  s'étonnaient  de  la  grossièreté  d'une  ruse  trop  facile 
à  découvrir  !  Le  consul  général  anglais  était,  pour  son  compte,  frappé 
de  cécité.  11  citait  avec  confiance  les  propos  du  cheik-el-bekri  mena- 
çant de  soulever  contre  les  Anglais  «  les  quatre  cent  mille  hommes 
affiliés  aux  sectes  religieuses.  »  11  recommandait  sans  cesse  aux 
Européens  de  prendre  des  précautions,  il  les  invitait  à  ne  pas  aller 
assister  aux  fêtes  du  retour  du  tapis  et  du  Dossch.  Or,  tandis  qu'il  se 
préoccupait  ainsi  d'un  danger  imaginaire,  tandis  que  tous  les  fami- 
liers du  palais  annonçaient  sans  cesse  un  massacre  général  des  chré- 
tiens, tandis  que  les  prédications  les  plus  incendiaires  retentissaient 
soi-disant  dans  les  mosquées,  les  derviches  accomplissaient,  au  milieu 
d'un  concours  immense  de  population,  leurs  pieux  exercices;  le 
tapis  de  la  Mecque,  suivi  d'un  santon  qui  se  balançait  tout  nu  sur 
un  superbe  chameau,  traversait  pompeusement  les  rues  du  Caire  ; 
durant  deux  semaines,  les  congrégations  religieuses  faisaient  chaque 
nuit  d'immenses  processions  et  se  livraient  aux  bruyans  exercices 
d'une  dévotion  que  la  catalepsie  seule  peut  arrêter;  enfin  le  cheik- 


122  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

el-bekri  lui-même,  transporté  par  une  violente  extase,  foulait  aux 
pieds  de  son  cheval  le  corps  des  fidèles,  et  si  quelqu'un  sortait 
meurtri  de  toutes  ces  fêtes,  c'était  quelque  bon  musulman  que  son 
zèle  avait  condamné  à  de  vrais  supplices,  mais  aucun  Européen  n'a- 
vait à  se  plaindre  de  la  moindre  offense,  si  ce  n'est  peut-être  d'une 
ou  deux  épithètes  peu  flatteuses  que  lui  avait  adressées  quelque 
gamin,  mais  dont  son  ignorance  probable  de  l'arabe  lui  avait  dérobé 
la  signification  méprisante. 

Si  les  consuls  avaient  mieux  compris  leur  mission,  après  l'émeute 
des  officiers  ils  seraient  allés  trouver  le  khédive,  non  pour  l'in- 
terroger sur  la  sécurité  des  étrangers,  mais  pour  lui  déclarer 
que  les  gouvernemens  le  rendraient  responsable  de  cette  sécurité 
et  que  dans  le  cas  d'une  nouvelle  révolte,  c'est  à  lui,  à  lui  seul, 
qu'ils  en  demanderaient  compte.  S'ils  avaient  agi  ainsi,  la  crise  se 
serait  terminée  tout  de  suite,  les  affaires  auraient  repris  le  len- 
demain leur  cours  régulier.  En  posant  mal  à  propos  la  question 
de  sécurité  des  chrétiens,  les  consuls  ont  donné  lieu  au  contraire 
à  une  série  de  négociations  qui  ont  rempli  les  deux  derniers  mois 
de  l'existence  du  cabinet  anglo-français  des  plus  inutiles  et  des  plus 
fastidieuses  agitations.  Dès  le  premier  jour,  contrairement  aux 
instructions  formelles  ds  leurs  gouvernemens,  ils  ont  été  obligés 
d'exiger  la  démission  de  Nubar-Pacha,  le  seul  homme  cependant 
qui  donnât  aux  yeux  des  indigènes  une  certaine  consistance  aux 
nouvelles  institutions.  Le  khédive  affirmait  en  effet  que  la  présence 
de  Nubar-Pacha  au  pouvoir  rendait  impossible  le  maintien  de  la 
paix  publique!  Nubar-Pacha  s'étant  retiré,  les  consuls  entreprirent 
de  reconstituer  le  cabinet  d'après  un  plan  imaginé  par  eux.  Malheu- 
reusement, quand  ce  plan  arriva  en  Europe,  la  France  et  l'Angle- 
terre le  repoussèrent,  déclarant  qu'à  leur  avis  il  était  impossible 
de  consentir  à  la  retraite  de  Nubar.  Ce  démêlé  entre  les  gouverne- 
mens et  le  khédive  au  sujet  de  Nubar  n'a  pas  duré  moins  de  trois 
semaines.  Enfin  les  puissances  consentirent  à  abandonner  Nubar, 
mais  à  la  condition  que  leurs  ministres  recevraient  des  pouvoirs 
nouveaux.  Quoique  bien  incomplète,  cette  première  victoire  enhardit 
le  khédive.  Après  s'être  débarrassé  de  Nubar,  il  voulut  traiter  de  la 
même  manière  deux  autres  ministres  indigènes  qui  avaient  montré 
dans  le  conseil  un  remarquable  esprit  d'indépendance,  Riaz-Pacha, 
ministre  de  l'intérieur,  et  Ali-Pacha-Moubarek,  ministre  des  wafks. 
Les  puissances  ne  pouvaient  consentir  à  cette  nouvelle  exécution. 
Dans  un  pays  où  toutes  les  fonctions  sont  mêlées,  où  les  impôts  sont 
spécialement  perçus  par  les  moudirs  et  par  les  cheiks,  où  les  services 
administratifs  sont  confondus  d'une  manière  inextricable,  si  tous 
les  membres  du  ministère  n'obéissent  pa-s  aux  mêmes  inspirations 


LA   SITUATION   DE    l'ÉGYPTF.  123 

et  ne  donnent  pas  à  leurs  agens  des  ordres  identiques,  les  réformes 
sont  impossibles,  le  gouvernement  lui-même  est  entravé  de  mille 
manières.  De  plus,  après  avoir  sacrifié  Nubar-Pacha,  sacrifior  Riaz- 
Pacha  et  Ali-Pacha-Moubarek,  n'aurait-ce  pas  été  le  moyen  de  décou- 
rager tous  les  hommes  de  bonne  volonté  qui  ne  demandaient  pas 
mieux  que  de  se  rallier  au  nouveau  régime,  en  leur  montrant  qu'ils 
n'avaient  point  à  compter  sur  l'Europe,  qu'on  les  laisserait  se  com- 
promettre dans  la  cause  libérale,  mais  qu'au  premier  danger  on  les 
livrerait  à  leurs  propres  forces,  les  abandonnant  seuls  face  à  face  avec 
un  souverain  irrité?  Pendant  plusieurs  semaines,  les  mosquées  re- 
tentirent des  plus  graves  menaces  dirigées  contre  les  deux  ministres 
indigènes.  Il  était  évident  qu'on  cherchait  à  les  eflrayer  par  tous  les 
moyens,  dans  l'espoir  qu'ils  suivraient  spontanément  l'exemple  de 
Nubar-Pacha.  Chaque  jour  le  khédive  répétait  aux  consuls  :  «  Je  ne 
réponds  plus  de  l'ordre  si  Riaz-Pacha  reste  aux  affaires.  Les  ulémas 
veulent  sa  mort;  je  ne  puis  contenir  leur  colère.  »  En  réalité  les 
ulémas  étaient  fort  tranquilles,  à  part  quelques  meneurs  qui,  sui- 
vant les  instructions  du  cheik-el-bekri,  allaient  répandre  partout 
les  prédications  forcenées  dont  on  faisait  tant  de  bruit.  Cette  comé- 
die du  fanatisme  et  des  émeutes  se  poursuivait  avec  une  singulière 
activité.  Le  Caire  et  Alexandrie  entendaient  chaque  jour  les  plus 
extravagantes  nouvelles.  Tantôt  c'étaient  les  softas  de  la  mosquée 
d'El-Azar  qui  se  préparaient  à  jouer  le  rôle  des  softas  de  Constanti- 
nople  ;  tantôt  c'étaient  les  Bédouins  du  désert,  massés  derrière  les 
pyramides,  qui  menaçaient  d'envahir  le  Caire  et  de  mettre  la  ville 
au  pillage;  une  fois  même,  ces  farouches  Bédouins  s'étaient  em- 
parés de  la  citadelle  et  braquaient  les  canons  du  Mokatam  sur  le 
quartier  européen.  Je  ne  parle  pas  des  innombrables  manifestations 
pacifiques  des  diverses  classes  des  créanciers  flottans,  qui  se  ren- 
daient tour  à  tour,  à  l'exemple  des  officiers,  au  ministère  des 
finances  pour  y  assiéger  une  caisse  vide.  Jamais  à  coup  sûr,  même 
aux  époques  les  plus  révolutionnaires  de  notre  histoire,  Paris  n'a 
été  le  théâtre  d'autant  de  révoltes  que  l'imagination  des  partisans 
du  khédive  et  celle  de  quelques  consuls  en  voyaient  sans  cesse 
éclater  au  Caire  dans  ces  mois  d'affolement.  Les  observateurs  plus 
froids  admiraient  au  contraire  le  calme  parfait  de  cette  merveilleuse 
ville,  endormie  sous  un  soleil  radieux  et  ne  sortant  de  son  sommeil 
que  pour  fêter  par  les  plus  brillans  spectacles  le  retour  du  tapis  de 
la  Mecque  et  la  naissance  du  Prophète.  Au  moment  même  où  les 
familiers  du  palais  m'entretenaient  de  leurs  grandes  terreurs,  je  hie 
suis  promené  seul  au  milieu  du  campement  des  pèlerins,  j'ai  écouté 
sans  les  comprendre  les  longs  récits  de  leurs  conteurs  qu'accom- 
pagnait une  sorte  de  violon  aux  sons  doux  et  monotones,  je  me  suis 


124  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mêlé  aux  derviches  exécutant  les  farandoles  les  plus  violentes,  j'ai 
même  touché  dévotement,  avec  la  foule  des  fidèles,  les  habits  des 
saints  que  les  pas  du  cheval  du  cheik-el-bekri  avaient  moulus  jus- 
qu'aux os,  j'ai  visité  la  mosquée  d'El-Azar,  je  mesuis  attardé  long- 
temps à  regarder  les  professeurs  et  les  élèves  réciter  le  Coran  en 
balançant  le  haut  de  leur  corps  en  avant  et  en  arrière.  J'ai  fait  tout 
cela  en  costume  européen,  avec  un  de  ces  chapeaux  qui  irritent  si 
vivement  le  goût  des  Orientaux.  Jamais  cependant  je  n'ai  été  l'objet 
ni  d'un  regard  inquiétant  ni  d'un  geste  farouche.  A  la  vérité,  j'ai  été 
traité  parfois  de  nasnra,  ce  qui  n'a  rien  de  blessant,  puisque  cela 
signifie  tout  bonnement  chrétien,  et  de  kamzir,  ce  qui  est  le  nom 
d'un  animal  également  prohibé  par  le  culte  israélite  et  par  le  culte 
mahométan  ;  mais  c'est  en  tous  temps  le  sort  de  tous  les  voya- 
geurs :  aux  époques  les  plus  calmes,  personne  n'est  revenu  d'E- 
gypte sans  avoir  entendu  ce  mot  malsonnant  retentir  mainte  fois  à 
ses  oreilles. 

En  cherchant  à  semer  la  crainte  dans  l'esprit  des  Européens,  le 
but  du  khédive  était,  non  pas  de  renverser  les  ministres  anglo-fran- 
çais, mais  de  faire  d'eux  de  simples  instrumens  comme  l'avaient 
été  jusque-là  tous  ses  ministres  indigènes.  Il  avait  songé  d'abord  à 
présider  lui-même  le  conseil  des  ministres.  Voyant  que  cette  solu- 
tion ne  serait  jamais  acceptée,  il  s'était  décidé  à  donner  à  son  fils, 
le  prince  Tewfik,  la  présidence  qu'on  lui  refusait  à  lui-même;  mais 
à  la  condition  de  composer  la  partie  indigène  du  conseil  de  ses 
familiers  les  plus  intimes,  d'hommes  sur  lesquels  il  pût  compter 
pour  diriger  son  fils  et  pour  entraver  sérieusement  les  ministres 
européens.  Le  prince  Tewfik  ne  lui  inspirait  pas  une  confiance  abso- 
lue. D'un  caractère  doux,  un  peu  timide  même,  le  prince  n'avait 
jamais  osé  s'opposer  directement  aux  volontés  paternelles;  mais  sa 
manière  de  vivre  simple  et  réservée,  son  grand  esprit  d'économie, 
son  respect  sincère  pour  la  liberté,  son  attachement  solide  pour  les 
hommes  droits  et  honnêtes,  tout  en  lui  offrait  avec  les  mœurs  et  la 
conduite  d'Ismaïl-Pacha  un  contraste  frappant.  Retiré  dans  une 
maison  de  campagne  aux  environs  du  Caire,  il  était  le  premier 
membre  de  la  famille  khédiviale  qui  eût  cédé  ses  propriétés  afin 
d'obéir  aux  conseils  delà  commission  d'enquête.  «  Quand  il  s'agit  de 
l'intérêt  de  mon  pays  et  de  mon  père,  avait-il  dit,  je  suis  prêt  à 
tous  les  sacrifices.  »  Ce  qui  lui  restait  de  fortune,  il  le  consacrait  à 
l'entretien  d'une  école  modèle  où  de  jeunes  fellahs  reçoivent  la 
meilleure  instruction.  Quoique  très  attaché  à  sa  religion,  on  ne 
saurait  lui  reprocher  aucun  fanatisme.  J'ai  vu  dans  son  école  des 
élèves  occupés  à  dessiner,  contrairement  au  principe  formel  du 
Coran,  des  figures  humaines,  et  quelles  figures!  celles  de  la  sainte 


LA    SITUATION    DE   l'ÉGYPTE,  125 

Thérèse  de  Gérard,  des  vierges  de  Raphaël,  du  Christ  de  la  Cène  de 
Léonard  de  Vinci,  sans  oublier  celles  des  douze  apôtres  et  d'une 
quantité  considérable  d'autres  habitans  du  paradis  chrétien.  Le 
prince  Tewfik  ne  risquait  donc  pas  de  contrebalancer  à  lui  seul 
l'autorité  des  ministres  anglais  et  français.  Malheureusement  pour 
le  khédive,  les  puissances,  alors  très  énergiques,  refusèrent  de 
laisser  bouleverser  le  ministère;  le  ministre  de  la  guerre  qui 
avait  réuni  les  officiers  au  Caire  en  fut  seul  exclu.  Elles  exigè- 
rent même  que  leurs  deux  ministres  eussent  un  droit  de  veto 
absolu  sur  toutes  les  résolutions  que  pourrait  prendre  sans  leur 
consentement  la  majorité  de  leurs  collègues.  C'était  leur  donner  en 
réalité  un  pouvoir  supérieur  à  celui  du  khédive;  mais  Ismaïl-Pacha, 
qui  se  sentait  vaincu  sur  le  terrain  des  émeutes  et  qui  se  préparait 
à  une  nouvelle  lutte  sur  un  terrain  meilleur,  crut  devoir  céder  tout 
ce  qu'on  lui  demandait.  Dans  sa  soumission  apparente,  il  adhéra 
même  avec  éclat  à  une  note  comminatoire  que  lui  avaient  adressée 
la  France  et  l'Angleterre  et  qui  contenait  des  menaces  telles  que 
celle-ci  :  «  Le  khédive  comprendra  la  responsabilité  sérieuse  qu'il 
a  acceptée  en  provoquant  de  nouveaux  arrangemens  ministériels  et 
la  gravité  des  conséquences  auxquelles  il  s'exposerait  s'il  ne  savait 
pas  en  assurer  la  complète  exécution.  »  Il  promit  «  en  toutes  cir- 
constances à  son  ministère  le  concours  le  plus  loyal  et  le  plus  com- 
plet pour  le  fonctionnement  du  nouvel  ordre  de  choses  dont  l'Egypte 
devait  attendre  le  plus  grand  bien.  »  Il  renouvela  et  sanctionna 
toutes  ses  déclarations  antérieures  avec  l'apparence  de  la  sincérité 
la  plus  absolue. 

III. 

Au  moment  même  où  le  khédive  semblait  se  résigner  ainsi  à 
accepter  le  régime  européen,  il  préparait  un  nouveau  plan  de  ré- 
volte mieux  combiné  que  le  premier  et  dont  le  succès,  par  consé- 
quent, lui  paraissait  beaucoup  moins  douteux.  Le  bruit  avait  com- 
mencé à  se  répandre  en  Europe  que  le  ministère  anglo-français 
proposerait  aux  créanciers  consolidés  de  l'Egypte  une  réduction 
provisoire  du  taux  de  l'intérêt  de  la  dette  et  aux  créanciers  flottans 
un  arrangement  aussi  équitable  que  possible,  mais  qui  exigerait  de 
la  part  de  ces  derniers  d'inévitables  sacrifices.  Rien  n'est  plus  intrai- 
table que  les  intérêts.  Lorsque  les  grands  établissemens  financiers 
de  Paris,  qui  détiennent  un  nombre  considérable  de  litres  égyptiens, 
apprirent  ce  qui  les  attendait,  leur  irritation  se  manifesta  par  des 
signes  non  équivoques.  Il  était  facile  de  s'entendre  avec  les  petits 
capitalistes,  lesquels,  ayant  acheté  des  fonds  égyptiens  dans  des 


126  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

conditions  extrêmement  favorables  et  ayant  touché  durant  quel- 
ques années  des  intérêts  tout  à  fait  exorbitans,  s'étaient  toujours 
attendus  à  subir  tôt  ou  tard  l'épreuve  de  la  réduction.  Désirant 
d'ailleurs  conserver  dans  leur  épargne  une  valeur  naturellement 
très  bonne,  ils  tenaient  surtout  à  ce  qu'elle  ne  fût  pas  compromise 
par  une  hausse  factice,  bientôt  suivie  d'une  inévitable  banqueroute. 
Or,  après  dix-huit  années  d'épouvantables  dilapidations,  les  res- 
sources de  l'Egypte  étaient  presque  totalement  épuisées;  aucun 
observateur  impartial  ne  mettait  en  doute  que,  si  on  continuait  à 
pressurer  les  contribuables  par  les  plus  odieux  moyens,  afin  d'ar- 
river à  payer  intégralement  les  coupons,  un  jour  viendrait  où  il  ne 
serait  plus  possible  de  tirer  une  seule  piastre  d'un  pays  aux  abois. 
Telle  était  l'opinion  formelle  des  commissaires  de  la  dette  publique, 
représentans  officiels  des  créanciers  consolidés.  Ils  avaient  saisi, 
comme  nous  l'avons  déjà  remarqué,  toutes  les  occasions  pour  dé- 
gager leur  responsabilité  personnelle  de  la  politique  qui  consistait 
à  obliger  l'Egypte  à  tenir  coûte  que  coûte  «  ses  engagemens  »,  et  dé- 
claré bien  haut  qu'à  leur  avis  on  préparait  ainsi  une  catastrophe 
dans  laquelle  la  dette  tout  entière  serait  engloutie.  Mais  les  grands 
établissemens  financiers  de  Paris  se  souciaient  fort  peu  de  cet  ave- 
nir sinistre.  Ils  savaient  depuis  longtemps  que  les  valeurs  égyp- 
tiennes étaient  condamnées  à  une  dépréciation  fatale;  leur  seule 
ambition  était  d'obtenir  une  hausse  de  quelques  mois  pendant 
laquelle  ils  écouleraient  dans  le  public  tous  les  titres  qui  encom- 
braient leurs  portefeuilles,  faisant  tomber  ainsi  sur  les  petits  capi- 
talistes une  perte  qu'ils  ne  voulaient  pas  subir  eux-mêmes.  Aussi 
la  nouvelle  que  le  ministère  européen  préparait  un  projet  de  décret 
pour  modifier  les  conventions  passées  entre  le  khédive  et  MM.  Jou- 
bert  et  Goschen  avait  soulevé  en  Europe  d'ardentes  protestations  dont 
l'écho,  retentissant  jusqu'au  Caire,  redonnait  au  khédive  une  har- 
diesse que  l'action  énergique  de  la  France  et  de  l'Angleterre  lui  avait 
fait  perdre  un  instant.  Rien  ne  lui  paraissait  plus  facile  que  de  se 
concilier  l'appui  des  cercles  financiers  de  Paris  et  de  Londres.  Il  lui 
suffisait  pour  cela  de  déclarer  que  ses  ministres  avaient  tort  de  par- 
ler de  réduction,  que  1' [Egypte  pouvait  et  voulait  payer,  que  quand 
on  la  rendrait  à  elle-même  elle  s'empresserait  de  l'aire  face  à  tous 
les  engagemens  qu'on  se  proposait  de  violer.  A  la  vérité,  il  ne  suf- 
fisait pas  de  promettre,  il  fallait  tenir.  Mais  le  khédive,  fidèle  à 
son  caractère,  au  tempérament  de  tous  les  Turcs  et  aux  tra- 
ditions de  son  ancien  ministre  des  finances,  ne  se  préoccupait  que 
de  l'heure  présente.  Pourvu  qu'il  parvînt  à  payer  ou  seulement  à 
faire  croire  qu'il  paierait  un  coupon,  peu  lui  importait  l'avenir!  Or 
l'Egypte  était  certainement  en  mesure  de  payer  un  coupon,  à  la 


LA    SITUATION   DE   L  EGYPTE.  127 

condition  d'employer  encore  une  fois  les  procédés  au  moyen  des- 
quels elle  avait,  les  années  précédentes,  fait  face  aux  échéances  de 
sa  dette.  Ces  moyens,  tout  le  monde  les  connaît.  L'Egypte  n'a  pas 
d'époque  régulière  pour  la  perception  des  impôts;  rien  n'empêche 
donc  le  khédive  de  percevoir  au  commencement  de  l'année  les 
contributions  de  l'année  entière,  voire  celles  de  l'année  suivante. 
Le  fellah  sans  doute  n'a  pas  d'argent,  mais  il  a  sa  moisson  ;  à  défaut 
de  sa  moisson,  il  a  sa  terre.  Agissant  comme  un  père  de  famille,  le 
gouvernement  se  charge  de  lui  procurer  de  l'argent  en  aliénant 
pour  lui,  sans  qu'il  lui  soit  permis  de  discuter  les  termes  du  con- 
trat, cette  moisson  et  cette  terre  à  des  banquiers  et  à  des  usuriers 
européens.  La  commission  d'enquête  avait  flétri  ces  opérations 
dans  lesquelles  le  malheureux  fellah  est  exploité  d'une  ma- 
nière odieuse.  C'est  à  liO  ou  50  pour  100  qu'on  lui  avance  les 
sommes  nécessaires  au  paiement  des  impôts,  en  sorte  qu'il  ne  lui 
reste  ritii  ou  presque  rien  de  sa  moisson  lorsque  la  perception  a  été 
faite,  et  qu'il  est  obligé  souvent  de  céder  pour  quelques  piastres 
une  terre  qui  vaut  en  réalité  plusieurs  livres.  Tous  les  hommes 
impartiaux  ont  signalé  d'ailleurs  les  dangers  d'un  système  qui  fera 
passer  en  quelques  années,  si  l'on  n'y  preud  garde,  la  plus  grande 
parue  du  sol  égyptien  entre  les  mains  d'Européens  refusant  de 
payer  l'impôt.  Mais  le  khédive  raisonnait  comme  les  grands  élablis- 
ssmens  financiers  de  Paris  :  il  ne  se  préoccupait  que  d'obtenir  une 
hausse  factice,  laissant  à  l'avenir  le  soin  de  débrouiller  les  difficul- 
tés de  l'avenir.  Il  n'en  était  pas  de  même  des  ministres  européens 
qui,  venus  en  Egypte  pour  réaliser  des  réformes  durables,  ne  vou- 
laient pas  remporter  un  succès  d'un  jour  bientôt  suivi  d'une  série 
ininterrompue  de  désastres. 

Dans  la  campagne  nouvelle  qu'il  allait  entreprendre,  le  khédive 
ne  devait  pas  avoir  pour  uniques  alliés  les  grands  établissemens 
financiers  détenteurs  de  titres  de  la  dette  consolidée  ;  les  créanciers 
flottans  allaient  lui  prêter  aussi  leur  concours.  Ce  serait  une  trop 
longue  élude  que  d'analyser  et  en  quelque  sorte  de  décomposer 
cette  masse  compacte  de  créanciers  flottans  qui  s'agitaient  à  Alexan- 
drie et  au  Caire  avec  une  vivacité  chaque  jour  plus  grande.  Ce  que 
j'ai  déjà  dit  des  colonies  européennes  suffit  d'ailleurs  à  faire  com- 
prendre quels  intérêts  divers  l'inspiraient.  Chose  étrange!  le  minis- 
tère européen  était  parvenu  à  arracher  au. khédive  une  partie  con- 
sidérable de  ses  propriétés  dont  il  s'était  servi  pour  contracter  un 
emprunt  destiné  à  payer  la  dette  flottante.  Il  semble  donc  qu'il 
aurait  mérité  de  jouir  d'une  immense  popularité  auprès  des  créan- 
ciers flottans  et  que  ceux-ci  auraient  dû  tout  faire  pour  l'aider  à 
mener  à  bonne  fin  la  liquidation  financière.  Ils  n'ont  rien  épargné 


128  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au  contraire  pour  entraver  cette  liquidation.  En  grevant  d'hypo- 
thèques les  propriétés  cédées  à  la  maison  Rothschild,  ils  ont  rendu 
impossible  le  versement  de  l'emprunt,  en  sorte  que  le  ministère, 
qui  avait  reçu  une  caisse  vide  à  son  arrivée  aux  affaires,  et  qui 
ne  voulait  pas  ruiner  le  pays  par  des  anticipations  d'impôts,  s'est 
trouvé  condamné  dès  le  premier  jour  à  la  plus  irrémédiable  im- 
puissance. Mais  ce  n'est  pas  tout.  Par  leur  refus  obstiné  de  faire 
aucune  concession  à  la  nécessité,  les  créanciers  flottans  ont  sans 
cesse  aggravé  le  mal  dont  ils  étaient  les  auteurs  volontaires.  Ils 
exigeaient  qu'on  les  payât  intégralement,  et  ils  bouchaient  avec 
soin  toutes  les  sources  d'où  quelque  argent  pouvait  couler  dans  le 
trésor  public!  Gomment  expliquer  cette  conduite  si  étrange  en  appa- 
rence? Rien  de  plus  simple.  La  majorité  des  créanciers  flottans 
aurait  accepté  de  grand  cœur  les  propositions  du  ministère,  mais 
elle  était  malheureusement  conduite  par  des  hommes  d'affaires,  des 
avocats,  des  banquiers,  qui,  traitant  en  son  nom,  poursuivaient  un 
tout  autre  but  que  le  sien.  Pour  ces  derniers,  l'important  était  de 
faire  échouer  les  réformes  qui  allaient  mettre  un  terme  à  leurs 
spéculations.  On  leur  offrait  sans  doute  des  œufs  d'or  inespérés, 
mais  en  tuant  la  poule  :  ils  préféraient  conserver  la  poule  et  se  pri- 
ver provisoirement  des  œufs  d'or. 

Doué  d'un  génie  tout  particulier  pour  l'intrigue,  Ismaïl-Pacha 
avait  compris  sans  peine  le  parti  à  tirer  de  cet  état  d'esprit  des 
diverses  catégories  de  créanciers.  Quelques  jours  après  la  réorgani- 
sation du  ministère,  M.  Wilson  lui  avait  confié  l'esquisse  d'un  arran- 
gement de  la  situation  financière  qu'il  venait  de  remettre  également 
à  la  commission  internationale  d'enquête,  afin  que  celle-ci  s'en  servît 
pour  rédiger  un  projet  définitif.  Sans  attendre  ce  projet,  qui  seul 
devait  avoir  une  réelle  autorité,  le  khédive  s'empressa  de  convoquer 
ses  conseillers  intimes  et  de  les  charger  de  rédiger  un  contre- 
projet  pour  lequel  il  espérait  l'adhésion  de  tous  ceux  que  les  inten- 
tions connues  du  ministère  avaient  déjà  ameutés  contre  le  régime 
européen.  Il  oubliait  qu'il  n'avait  pas  le  droit  de  donner  à  son 
contre-projet  le  caractère  d'une  loi  et  que  tout  le  travail  qu'il 
allait  faire  serait  légalement  vain.  De  pareils  scrupules  n'étaient 
point  faits  d'ailleurs  pour  l'arrêter.  On  va  voir  par  quel  moyen  il 
chercha  à  éluder  les  difficultés  de  sa  tâche. 

Quelques-uns  des  conseillers  les  plus  intimes  du  khédive  profes- 
saient une  grande  admiration  pour  Midhat-Pacha  et  pour  la  manière 
hardie  dont  il  a  opposé  toutes  les  grandes  forces  nationales  de  la 
Turquie  aux  représentans  de  l'Europe  réunis  à  la  conférence  de 
Constantinople.  Sans  tenir  compte  des  conséquences  désastreuses 
que  cette  politique  a  eues  en  définitive  pour  l'empire  ottoman,  ils 


LA   SITUATION  DE   l'ÉGYPTE.  129 

rêvaient  de  l'imiter  en  Egypte  dans  des  circonstances  qui  ne  rap- 
pelaient en  rien  celles  où  elle  avait  été  pratiquée.  Ces  malheureux 
plagiaires  ne  s'apercevaient  pas  qu'ils  allaient  jouer  un  rôle  où 
personne  ne  les  prendrait  au  sérieux,  et  que  cette  répétition  d'une 
pièce  déjà  misérablement  tombée  sur  un  plus  vaste  théâtre  ne 
pouvait  qu'échouer  sur  la  scène  étroite  et  mesquine  du  Caire. 
Au  moment  même  où  le  vice-roi  chargeait  quelques  banquiers  et 
quelques  spéculateurs  de  rédiger  un  projet  financier,  le  ministère 
européen,  reconnaissant  enfin  que  la  réunion  de  la  chambre  des 
notables,  dont  le  mandat  était  légalement  expiré  depuis  un  an,  avait 
été  une  faute,  décidait  la  fermeture  de  cette  chambre.  Mais  l'Iilgypte, 
qui  venait  d'assister  pour  la  première  fois  à  une  émeute  militaire, 
devait  assister  encore  au  spectacle,  non  moins  nouveau  pour  elle, 
d'une  assemblée  politique  s'insurgeant  contre  la  loi.  Lorsque  le 
ministre  de  l'intérieur  vint  lire  à  la  chambre  le  décret  de  dissolu- 
tion, un  député  du  Caire  se  leva  et  l'apostropha  violemment  d'une 
belle  paraphrase  du  mot  fameux  et  apocryphe  de  Mirabeau  :  «  Nous 
sommes  ici  par  la  volonté  de  la  nation,  nous  n'en  sortirons  que  par 
la  force  des  baïonnettes!  »  Ce  même  député,  l'espoir  du  parti  libé- 
ral en  Egypte,  que  ses  amis  appelaient  familièrement  le  Gam- 
betta  égyptien,  se  trouvant  quelques  jours  plus  tard  dans  un  grand 
banquet  auquel  assistaient  quelques  magistrats  européens,  porta 
un  toast  de  deux  heures  à  la  liberté  et  au  gouvernement  parle- 
mentaire. Il  regardait  sans  cesse  en  parlant  les  magistrats  euro- 
péens dans  l'espoir  que  son  discours  leur  produirait  une  vive 
impression  et  qu'ils  voudraient  bien  y  répondre  par  quelques  mots 
d'encouragement.  Ceux-ci  ayant  gardé  le  silence,  il  s'approcha  d'eux 
à  l'issue  du  banquet:  «Pourquoi,  leur  dit-il  avec  tristesse, n'avez- 
vous  pas  parlé  après  moi?  —  Et  de  quoi  voulez-vous  donc  nous 
faire  parler?  —  De  la  liberté  et  du  gouvernement  pai'lementaire; 
car  ce  sont  des  choses  que  j'aime  beaucoup,  mais  je  dois  vous  avouer 
que  je  ne  sais  pas  au  juste  ce  que  c'est.  »  Un  de  ses  amis,  causant 
dans  l'intimité  avec  le  nouveau  Mirabeau,  lui  posait  la  question 
suivante  :  «  Si  le  ministère  est  renversé,  si  la  chambre  des  notables 
est  rétablie,  que  ferez-vous?  oserez-vous  combattre  le  despotisme 
du  vice-roi?  —  Oui  sans  doute,  pourvu  qu'on  me  le  permette.  — 
Mais  on  ne  vous  le  permettra  pas.  On  vous  placera  dans  l'alternative 
de  vous  résigner  à  un  silence  grassement  payé  ou  d'aller  faire  dans 
le  Soudan  un  de  ces  voyages  dont  on  n'est  jamais  revenu.  Vous  expo- 
serez-vous  à  ce  danger?  —  Ah  !  non  ;  si  le  khédive  ne  veut  pas  que  je 
parle,  il  est  certain  que  je  ne  pourrai  rien  dire.  »  Lorsque  ce  député 
avait  apostrophé  le  ministre  de  l'intérieur,  le  khédive  voulait  donc  qu'  il 
parlât!  S'inspirant  des  avis  de  Chériff-Pacha,  qui  se  proposait  d'être 

TOMB  XXXV.  —  1879.  9 


30  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lui-même  le  Miclhat  de  l'Egypte,  Ismaïl-Pacha  se  préparait  à  jouer  la 
comédie  d' un  souverain  constitutionnel  donnant  la  liberté  à  son  peuple 
ei  obéissant  ensuite  à  ses  injonctions.  C'est  dans  ce  dessein  qu'il  fai- 
sait appel  à  toutes  les  inspirations  inconscientes  vers  la  liberté  dont 
est  travaillée  une  partie  de  la  nation  égyptienne.  On  ne  rencontre- 
rait certainement  pas  dans  toute  l'Egypte  un  homme  sachant  mieux 
que  le  député  du  Caire  ce  que  c'est  que  la  liberté  et  que  le  régime 
parlementaire;  mais  on  y  trouverait  sans  peine  des  gens  qui  se  croient 
révolutionnaires,  des  membres  de  sociétés  secrètes,  des  francs- 
maçons,  des  conspirateurs  poUtiques  s' agitant  beaucoup  dans  l'ombre 
quoique  n'osant  jamais  se  montrer  au  soleil.  Tous  ces  prétendus 
libéraux  sont  dans  la  main  du  khédive.  «  11  y  a  ici,  me  disait  un 
consul  français  qui  connaît  merveilleusement  l'Orient,  des  millions 
de  partis  :  il  y  a  des  libéraux  enragés,  des  réactionnaires  violens 
et  des  radicaux  passionnés;  mais  tous  ces  partis,  depuis  les  chevau- 
légers  jusqu'à  rextrème  gauche,  obéissent  à  la  même  impulsion  : 
celle  du  khédive,  ont  le  même  chef:  le  khédive  !  »  Telle  est  la  vérité. 
Sans  doute  un  certain  nombre  de  naïfs  se  sont  laissé  prendre  aux 
promesses  d' Ismaïl-Pacha  annonçant  qu'il  allait  donner  une  consti- 
tution à  l'Egypte,  en  échange  de  l'administration  européenne.  Peut- 
être  Chérilï-Pacha  lui-même  éur, t-il  sincère  lorsqu'il  disait  publi- 
quement :  «  Si  le  despotisme  du  vice-roi  devait  durer,  je  refuserais 
de  m'associer  à  la  campagne  contre  le  cabitiet  anglo-français.  » 
11  exprimait  pourtant  mieux  sa  pensée  intime  en  déclarant  au  consul 
général  autrichien  «  qu'après  tout  l'Egypte  avait  été  conquise  par 
les  Turcs,  et  que  les  Turcs  ne  pouvaieiit  se  laisser  arracher  le  droit 
de  l'exploiter.  »  C'étaient  des  exploiteurs,  non  des  libéraux  ou  des 
patriotes  qui  ne  voulaient  plus  du  régime  européen. 

Quoi  qu'il  en  soit,  en  même  temps  que  le  vice-roi  faisait  prépa- 
rer un  plan  financier,  il  organisait  une  vaste  campagne  politique 
contre  son  ministère.  De  grandes  réunions  avaient  lieu  chez  un 
ancien  ministre  des  finances,  Grec  d'origine,  Ragheb-Pacha,  réu- 
nions à  demi  religieuses,  à  demi  financières  dans  lesquelles  se 
tramait  la  conspiration  qui  devait  amener  la  chute  des  ministres 
anglo-français.  Ces  premières  réunions  laissèrent  éclater  les  véri- 
tables sentimens  de  ceux  qui  y  prenaient  part.  Deux  raisons  prin- 
cipales avaient  provoqué  la  révolte  des  officiers,  instrumens  dociles 
d'une  volonté  supérieure  :  premièrement  l'annonce  d'un  cadastre  qui 
aurait  permis  soit  de  découvrir  les  propriétés  conservées  par  le 
khédive  après  la  cession  soi-disant  complète  de  ses  biens,  soit  de 
constater  que  les  terres  des  pachas  ne  supportaient  pas  tous  les 
impôts  qu'elles  auraient  dCi  supporter;  secondement  la  prise  de 
possession  définitive  du  pouvoir  par  des  administrateurs  euro- 


LA   SITUATION   DE   L  EGYPTE.  131 

péens,  ce  qui  allait  empêcher  réellement  la  classe  dominante 
turque  de  continuer,  suivant  le  mot  de  Chériff-Pacha,  à  «  exploiter 
l'Egypte  qu'elle  a  conquise.  »  J'ai  d'ailleurs  exposé  dans  une  pré- 
cédente étude  que  la  suppression  de  la  moukabalah  et  l'élévation 
des  taxes  ouchoury  portaient  une  grave  atteinte  à  l'intérêt  particu- 
lier des  gros  propriétaires.  11  était  donc  naturel  que  ceux-ci  s'unis- 
sent au  khédive  et  au  cheik-el-bckri  pour  tenter  de  renverser  le 
nouvel  ordre  de  choses.  Les  résolutions  votées  dans  un  premier  mo- 
ment d'enthousiasme  par  l'assemblée  convoquée  chez  Ragheb-Pacha 
portaient  :  1°  que  l'administration  des  domaines  cédés  par  le  khédive 
à  l'état  devait  être  restituée  aux  indigènes,  attendu  qu'aucun  véri- 
table Égyptien  ne  pouvait  sans  crime  continuera  cultiver  au  profit 
de  l'Europe  des  terres  enlevées  au  souverain;  2°  que  tous  les  Euro- 
péens sans  exception  devaient  être  chassés  des  administrations  gou- 
vernementales, finances,  travaux  publics,  etc.  ;  3°  que  les  ministres 
indigènes  complices  des  ministres  européens  devaient  être  immédia- 
tement destitués  ;Zi°  que  la  moukabalah  et  l'impôt  ouchoury  devaient 
être  maintenus  tels  quels;  b°  que  pour  justifier  ces  mesures  aux 
yeux  de  l'Europe,  les  pachas  devaient  s'engagera  payer  intégra- 
lement toutes  les  dettes  en  donnant,  s'il  le  fallait,  des  garanties  sur 
leurs  propriétés.  —  Ce  programme  était  trop  radical  pour  être 
définitivement  adopté.  Les  pachas  voulaient  l3ien  conserver  leurs 
privilèges,  mais  donner  leurs  propriétés  en  garantie  du  paie- 
ment intégral  des  dettes,  jamais!  On  laissa  pourtant,  durant  plu- 
sieurs semaines,  courir  le  bruit  de  ce  sactifice  patriotique;  on 
envoya  même  en  Europe  des  dépêches  officieuses  qui  en  transpor- 
taient l'écho  à  Paris  et  à  Londres;  on  fit  ressortir  aussi  nettement 
que  possible  aux  yeux  du  public  la  différence  de  conduite  qui  existait 
entre  les  pachas  offrant  leurs  propriétés  pour  empêcher  l'Égype 
de  tomber  en  faillite  et  les  ministres  européens  proclamant  sans 
hésiter  l'existence  de  cette  faillite.  Mais,  dès  que  l'effet  désiré  fut  pro- 
duit sur  l'opinion,  on  se  ravisa;  on  renonça  à  l'expulsion  en  mapse 
des  Européens,  on  se  borna  à  réclamer  le  renvoi  des  ministres  et 
des  nouveaux  fonctionnaires.  Tout  en  proclamant  avec  fracas  que 
l'Egypte  pouvait  et  voulait  payer  ses  dettes,  on  décréta  une  réduc- 
tion de  1  pour  100  sur  la  dette  consolidée  et  on  prépara  un  arran- 
gement de  la  dette  flottante  qui  imposait  aux  créanciers  pour  une 
partie  de  leur  solde  un  papier  sans  valeur.  On  laissa  de  côté  tous 
les  gages  fonciers  annoncés.  A  la  place  de  solides  hypothèques  sur 
des  terres  bien  connues,  à  la  place  d'une  administration  euro- 
péenne éclairée  et  honnête,  on  n'offrit  pour  toutes  garanties  aux 
créanciers  et  aux  puissances  que  les  promesses  cent  fois  violées  du 
khédive  et  des  institutions  libérales  dont  personne  ne  pouvait  par- 


132  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

1er  sans  rire.  C'est  ce  qui  fut  décoré  du  beau  nom  de  plan  national. 
Le  plan  national  devait  être  imposé  au  vice-roi  qui,  bien  entendu, 
n'était  pour  rien  dans  son  éclosion.  La  maison  de  Eagheb -Pacha 
devint  donc  le  centre  d'un  vaste  pétitionnement  auquel  on  obligea 
tous  les  notables,  tous  les  pachas,  tous  les  fonctionnaires,  tous  les 
ulémas,  voire  même  le  grand  rabbin  juif  et  le  patriarche  arménien 
à  prendre  part.  Chaque  nuit  on  y  amenait  un  certain  nombre  de  per- 
sonnes auxquelles  on  donnait  l'ordre  de  signer  le  plan  national. 
Deux  ou  trois  pachas  à  peine  eurent  le  courage  de  protester.  Une 
résistance  fit  beaucoup  de  bruit  :  ce  fut  celle  du  cheik-ul-is!am 
de  l'Egypte,  du  mufti  de  la  mosquée  d'El-Azar,  qui,  contraire- 
ment au  cheik-el-bekri,  refusa  formellement  de  prendre  part  aux 
léunions  tenues  chez  Ragheb-Pacha  et  de  s'associer  au  prétendu 
mouvement  patriotique  et  religieux,  qui  n'était  en  réalité  qu'un 
mouvement  de  privilégiés  menacés.  Pour  échapper  à  de  fastidieuses 
obsessions,  il  se  retira  dans  une  petite  ville  aux  environs  du  Caire. 
Après  quinze  jours  de  négociations,  on  obtint  cependant  qu'il  signât 
le  plan  national,  mais  il  accompagna  sa  signature  de  réserves  for- 
melles sur  le  fond  des  choses  qu'il  déclara  désapprouver. 

Pendant  que  la  classe  dominante  de  l'Egypte  s'organisait  ainsi 
pour  la  lutte,  la  commission  internationale  d'enquête  achevait  la 
préparation  de  son  projet  de  règlement  de  la  dette.  11  serait  trop 
long  d'entrer  ici  dans  des  détails  financiers  qui  n'y  seraient  point 
d'ailleurs  à  leur  place.  Contentons-nous  de  dire  que  cette  commis- 
sion, proclamant  avec  courage  une  vérité  incontestable,  mais  que 
tout  le  monde  avait  cherché  à  dissimuler  jusque-là,  affirmait  que 
l'Egypte  était  depuis  trois  ans  en  état  de  déconfiture.  «  Sans  doute, 
disait-elle  dans  son  rapport,  le  gouvernement  a  toujours  fait  face 
au  paiement  des  coupons,  mais  les  expédiens  auxquels  on  a  eu 
recours  compromettaient  gravement  l'avenir  pour  sauver  le  présent. 
Payer  les  coupons  dans  ces  conditions,  c'est  distribuer  des  divi- 
dendes fictifs,  et  l'on  sait  à  quels  résultats  arrivent  les  sociétés  qui 
persévèrent  dans  cette  voie.  Leur  situation  paraît  brillante  jusqu'au 
jour  où  leur  ruine  est  irrémédiable.  Si  l'on  veut  éviter  que  ce  jour 
arrive,  il  faut  rompre  avec  les  traditions  du  passé.  Il  ne  faut  plus, 
comme  on  l'a  fait  trop  souvent,  et  notamment  le  1"  mai  1878,  avoir 
recours,  pour  payer  un  coupon,  à  des  anticipations  d'impôts  épui- 
sant le  pays  pour  une  année  entière.  Il  ne  faut  plus,  comme  au 
1'^''  novembre  de  la  même  année,  prélever  sur  un  emprunt  les  trois 
cinquièmes  d'un  coupon.  Il  ne  faut  plus  enfin,  comme  on  l'a  fait 
depuis  deux  ans,  laisser  en  souffrance  tous  les  services  publics.  » 
En  exécution  de  ces  principes,  la  commission  d'enquête  proposait 
une  série  de  mesures  imposant  sans  doute  à  toutes  les  classes  de 


LA    SITUATION    DE   L  EGYPTE.  133 

créanciers  d'importans  sacrifices,  mais  les  leur  imposant  à  titre  pro- 
visoire, jusqu'au  jour  où,  les  réformes  européennes  ayant  porté  leurs 
fruits,  le  chaos  des  lois  égyptiennes  étant  débrouillé,  la  taxe  fon- 
cière étant  équitablement  répartie,  les  innombrables  abus  de  la 
perception  ayant  disparu,  on  pourrait  savoir  exactement  quelles 
sont  les  ressources  de  l'Egypte  et  ce  qu'elle  peut  sans  périr  donner 
à  ses  créanciers.  Tandis  que  le  projet  national,  réglant  l'avenir 
aussi  bien  que  le  présent,  réduisait  d'une  manière  définitive  l'inté- 
rêt de  la  dette  à  un  taux  déterminé,  le  projet  de  la  commission 
d'enquête,  plus  conforme  aux  règles  de  la  faillite  commerciale,  par- 
tageait entre  les  créanciers  tous  les  revenus  du  pays  disponibles 
après  le  règlement  des  dépenses  indispensables  au  fonctionnement 
régulier  de  l'état.  Inaugurant  ensuite  les  réformes,  la  commission 
supprimait  quelques-uns  des  privilèges  les  plus  odieux  de  la  classe 
riche  pour  dégrever  la  classe  pauvre  d'impôts  tellement  lourds 
qu'ils  restaient  depuis  plusieurs  années  non  soldés,  et  qu'ils  ser- 
vaient uniquement  à  grossir  des  budgets  fictifs  de  ressources  appa- 
rentes. Enfin,  abordant  la  question  qui  occupait  tout  le  monde 
autour  d'elle,  c'est-à-dire  la  question  des  garanties  à  offrir  aux 
créanciers  et  aux  puissances,  elle  n'en  trouvait  pour  son  compte 
qu'une  seule  d'eiïicace  :  le  maintien  du  régime  européen.  «  Tant 
que  la  marche  régulière  des  services  publics  ne  sera  pas  assurée, 
disait  son  rapport,  toutes  les  garanties  données  aux  créanciers  per- 
manens  du  gouvernement  seront  vaines.  Les  promesses  les  plus 
séduisantes  n'auront  d'autre  eiTet  que  de  faire  concevoir  des  espé- 
rances auxquelles,  dans  un  avenir  très  prochain,  les  faits  eux- 
mêmes  viendront  donner  le  plus  brutal  démenti.  Que  servirait 
d'avoir  liquidé  la  dette  non  consolidée,  si  on  laissait  subsister  les 
causes  qui  lui  ont  donné  naissance,  c'est-à-dire  si  les  services  pu- 
blics n'étaient  pas  suffisamment  dotés,  et,  à  peine  est-il  besoin 
d'ajouter,  si  le  régulier  emploi  des  crédits  n'était  pas  assuré  par 
des  modifications  profondes  dans  le  système  d'administration  qui  a 
eu  pour  conséquence  la  crise  que  nous  traversons  !  L'expérience  de 
ces  dernières  années  a  surabondamment  prouvé  combien  cette 
réforme  est  nécessaire  et  combien  à  ce  point  de  vue  serait  insuffi- 
sant tout  système  qui  consisterait  uniquement  dans  l'organisation 
d'un  contrôle.  »  Quelques  jours  plus  tard,  protestant  contre  la  chute 
du  cabinet  anglo-français,  la  commission  d'enquête  disait  avec  plus 
de  netteté  encore  :  «  La  stabilité  des  nouvelles  institutions,  et  no- 
tamment le  maintien  des  ministres  européens,  ainsi  que  des  garan- 
ties qui  s'y  rattachent,  étaient  la  condition  essentielle  de  l'exécu- 
tion de  notre  plan.  La  commission  avait  espéré  que  ce  régime  amè- 
nerait un  grand  bien  pour  l'Egypte,  et  par  ce  régime  nouveau  elle 


134  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

entendait  :  l'ordre  apporté  dans  l'administration  tout  entière  par 
une  comptabilité  européenne,  le  contrôle  efficace  des  recettes  et  des 
dépenses,  l'impôt  foncier  trouvant  une  base  rationnelle  dans  l'éta- 
blissement d'un  cadastre,  la  protection  des  indigènes  assurée  contre 
les  exactions  dont  ils  sont  trop  souvent  les  victimes,  en  un  mot,  la 
réforme  complète  de  la  législation  fiscale  et  de  l'administration 
financière.  Cette  réforme,  nous  ne  pouvions  l'attendre  que  d'un 
ministère  où  l'élément  européen  eût  une  part  légitime  d'influence.  » 
Émanées  d'une  commission  internationale  où  l'Italie  et  l'Autriche 
avaient  leur  place,  où  l'Allemagne  était  représentée  indirectement, 
ces  déclarations  étaient  capitales.  Ce  n'étaient  donc  plus  seulement 
la  France  et  l'Angleterre,  c'étaient  toutes  les  grandes  puissances 
qui  reconnaissaient  la  nécessité  de  substituer  en  Egypte,  au  système 
de  l'ingérence  indirecte  exercée  par  les  consuls  ou  par  des  contrô- 
leurs financiers,  le  système  de  l'ingérence  directe  pratiquée  par  des 
administrateurs  européens.  Vengeant  le  ministère  anglo-français  des 
attaques  injustes  et  injurieuses  dirigées  contre  lui  par  la  classe  do- 
minante égyptienne,  ainsi  que  par  une  fraction  des  colonies  eu- 
ropéennes et  des  créanciers,  la  commission  d'enquête,  qui  était 
composée,  comme  on  l'a  déjà  remarqué,  d'hommes  ayant  étudié 
depuis  de  longues  années  la  constitution  morale  et  physique  de 
l'Egypte,  ayant  examiné  avec  le  plus  grand  soin  tous  les  rouages  de 
son  administration  et  tous  les  ressorts  de  sa  politique,  — la  commis- 
sion d'enquête  proclamait  que  ce  ministère  avait,  en  six  mois,  donné 
à  ce  malheureux  pays  un  embryon  d'organisation  sur  lequel  les 
partisans  du  régime  despotique  ne  s'acharnaient  avec  tant  d'éner- 
gie que  parce  qu'il  leur  paraissait  trop  vivace.  A  l'heure  même  où 
on  entendait  dire  partout  que  le  ministère  européen  avait  échoué, 
le  seul  juge  éclairé,  impartial,  désintéressé,  qui  existât  au  Caire, 
affirmait  au  contraire  qu'il  avait  admirablement  réussi  et  que  c'était 
pour  cela  qu'on  allait  le  renverser  dans  une  vulgaire  conspiration. 


IV. 

C'est  le  !'•'■  avril  que  la  lutte  s'est  engagée  ouvertement  entre  le 
khédive  et  ses  ministres.  L'échéance  du  coupon  des  emprunts  à 
court  terme  tombait  ce  jour-là.  M.  Wilson  vint  proposer  au  vice- 
roi  de  la  retarder  de  quelques  jours  afin  que  les  porteurs  de  ces 
emprunts  subissent  le  sort  commun  des  créanciers  égyptiens.  Les 
emprunts  à  court  terme  sont  tous  des  emprunts  anglais;  M.  Wilson 
montrait  donc  un  véritable  courage  en  frappant  d'abord  ses  compa- 
triotes. Mais  ces  emprunts  sont  garantis  par  les  produits  de  la  mou- 


LA   SITUATION   DE   l'ÉGYPTE.  135 

kabalali,  que  la  commission  d'enquête  proposait  de  supprimer;  le 
coup  atteign^^it  donc  non-seulement  les  créanciers  anglais,  mais 
les  riches  propriétaires  égyptiens.  Déchirant  pour  la  première  fois 
tous  les  voiles,  le  khédive  signifia  avec  violence  à  M.  Wilson  que 
ri'^gypte  ne  se  laisserait  jamais  déclarer  «  en  déconfiture,  »  qu'elle 
pouvait  et  voulait  payer  ses  dettes,  qu'elle  repoussait  les  projets 
de  la  commission  d'enquête,  et  que  la  chambre  des  notables,  qui 
continuait  à  siéger  en  secret,  avait  signé  une  énergique  protes- 
tation contre  la  conduite  des  ministres.  L'histoire  de  cette  pro- 
testation est  significative.  Rédigée  par  un  secrétaire  de  la  chambre, 
elle  fut  soumise  aux  notables  le  jour  même  de  la  dissolution.  Elle 
était  conçue  dans  les  termes  les  plus  vifs;  elle  se  terminait  même 
ainsi  :  «  Nous  n'avons  plus  d'appui  qu'en  le  vice-roi.  Aussi  nos 
biens,  nos  familles,  notre  honneur,  nos  vies  même,  nous  met- 
tons todt  sons  ses  pieds,  »  Si  résignés  au  despotisme  que  fussent 
les  notables,  ces  dernières  paroles  leur  parurent  un  peu  fortes. 
«  Elles  ne  sont  pas  de  moi,  leur  dit  le  rédacteur  de  la  protestation; 
j'ai  tenu  la  plume,  mais  c'est  le  khédive  lui-même  qui  m'a  dicté 
tout  ce  que  j'ai  écrit.  »  Néanmoins  le  khédive,  invoquant  cette 
pièce  comme  une  preuve  éclatante  du  sentiment  national,  n'hésita 
pas  à  dire  à  ses  ministres  qu'il  ne  pouvait  plus  résister  à  la  voix 
de  son  peuple.  Sur  l'observation  que  sa  conduite  risquait  d'avoir 
pour  lui  de  graves  conséquences,  le  khédive  répondit  avec  colère  : 
«  Soit!  mais  si  je  dois  succomber,  je  succomberai  avec  honneur!  » 
Chose  curieuse  !  ce  que  le  khédive  appelait  honneur  n'était  qu'un 
simple  mot.  Il  ne  disait  pas  la  vérité  lorsqu'il  soutenait  que  l'Egypte 
pouvait  et  voulait  payer  ses  dettes,  puisque  le  plan  national  impo- 
sait aux  créanciers  des  sacrifices  plus  complets  et  plus  durables 
que  le  plan  de  la  commission  d'enquête.  Seulement  le  second  re- 
connaissait la  «  déconfiture  »  de  l'Egypte  et  le  premier  la  niait 
avec  éclat  avant  d'en  consacrer  la  réalité.  Ce  terme  de  déconfiture, 
nouveau  sans  doute  pour  ses  oreilles,  produisait  sur  le  khédive  la 
plus  agaçante  impression.  Il  était  habitué  à  faillite,  à  banqueroute, 
à  banqueroute  frauduleuse;  mais  déconfiture  lui  paraissait  insup- 
portable. Il  répétait  sans  cesse  à  tontes  les  personnes  qu'il  rencon- 
trait :  «  Dites  donc  autour  de  vous,  écrivez  en  Europe  que  les  minis- 
tres européens  ont  eu  le  front  de  déclarer  l'Egypte  en  déconfiture, 
afin  de  déshonorer  pour  toujours  le  pays  et  son  souverain  I  » 

L'audace  absolument  extraordinaire  avec  laquelle  Ismaïl-Pacha, 
après  quelques  jours  d'hésitation,  a  renvoyé  cavalièrement  ses  mi- 
nistres européens  a  été  pour  toutes  les  personnes  qui  le  connais- 
saient le  sujet  du  plus  vif  étonnement.  Une  mesure  aussi  brutale 
modifiait  de  fond  en  comble  le  régime  réformateur  que  la  com- 


13(5  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mission  d'enquête  avait  essayé  d'organiser;  aussi  cette  commis- 
sion s'est-elle  empressée  de  confondre  sa  cause  avec  celle  des 
ministres  et  de  donner,  à  l'unanimité,  sa  démission.  Tout  sem- 
blait crouler  à  la  fois  en  Egypte;  le  khédive  trouvait  devant  lui  un 
champ  d'expériences  absolument  libre.  Néanmoins  personne  ne 
mettait  en  doute  que  ce  succès,  si  grand  en  apparence,  ne  fût  bien- 
tôt suivi  d'une  revanche  éclatante.  Comment  supposer,  en  effet, 
que  les  deux  puissances  qui  venaient  d'adresser  à  Ismaïl-Pacha 
la  note  comminatoire  que  j'ai  en  partie  citée  acceptassent  sans 
mot  dire  l'affront  qui  leur  était  fait?  Dans  l'entourage  du  vice- 
roi,  la  terreur  était  profonde;  chaque  dépêche  venue  d'Europe, 
de  Paris,  de  Londres  ou  de  Constantinople  l'aggravait  encore.  Dès 
que  la  nouvelle  du  coup  d'état  égyptien  lui  était  parvenue,  la  Porte 
ottomane  avait  offert  aux  gouvernemens  anglais  et  français  de  des- 
tituer IsmaïI-Pacha  et  de  le  remplacer  par  le  prince  Hahm,  le  dernier 
des  fils  de  Mehemet-Ali.  On  le  savait  au  Caire,  et  il  est  certain  que, 
si  les  puissances  avaient  accepté  les  propositions  du  sultan,  le  khé- 
dive serait  tombé  comme  une  feuille  morte  que  le  plus  léger  souffle 
emporte:  aucun  des  hommes  qui  venaient  de  suivre  ou  de  diri- 
ger le  prétendu  mouvement  national  et  religieux  n'aurait  essayé  de 
le  défendre;  tous  l'auraient  abandonné  sans  honte  et  sans  remords, 
avec  cette  souplesse  orientale  sur  laquelle  la  force,  d'où  qu'elle 
vienne,  a  toujours  une  prise  absolue.  Dès  le  lendemain  de  la  chute 
du  ministère  européen,  on  voyait  chez  les  nouveaux  ministres  et 
chez  les  familiers  du  palais  une  évidente  disposition  à  renier  leur 
folle  entreprise.  Mais  le  khédive  avait  eu  un  sentiment  juste,  bien 
qu'étroit,  de  la  vérité  lorsqu'il  avait  compté  sur  l'inaction  de  la 
France  et  de  l'Angleterre.  Cette  dernière  était  tellement  occupée  de 
la  guerre  de  l'Afghanistan,  de  la  guerre  des  Zoulous,  de  l'état  dan- 
gereux de  la  Birmanie,  des  progrès  des  Russes  en  Roumélie,  etc., 
qu'il  lui  restait  bien  peu  de  temps  pour  s'occuper  de  l'Egypte. 
Ébranlé  par  une  longue  série  de  déceptions,  le  ministère  Beacons- 
field  avait  perdu  cette  audace  généreuse  qu'on  lui  avait  vue  quel- 
ques mois  auparavant  et  qu'il  devait  retrouver  quelques  mois  plus 
tard.  Autant  il  était  hardi,  entreprenant,  prêt  à  toutes  les  initia- 
tives après  la  prise  de  Chypre,  autant  il  était,  après  ses  échecs 
passagers  dans  le  Natal,  timide  et  circonspect.  L'opinion  publique 
le  poussait  vivement  dans  la  nouvelle  voie  où  il  était  entré.  Un  spiri- 
tuel dessin  du  Punch  exprimait,  avec  autant  de  justesse  que  d'ori- 
ginalité, l'état  d'esprit  de  l'Angleterre.  Ce  dessin  représentait  les 
ministres  anglais  attablés  devant  un  bon  nombre  de  «pâtés  chauds  » 
[hot pies)  portant  les  différons  noms  de  Turquie,  Afghanistan,  Na- 
tal, Chypre,  etc.  Mais  à  un  marmiton  diplomatique  qui  accourait 


LA   SITUATION   DE   L  EGYPTE.  137 

apportant  un  nouveau  plat  où  se  dessinait  vaguement  le  nom  de 
Birmanie,  master  Benjamin  criait  :  «  Merci!  assez!  nous  avons  déjà 
plus  que  nous  ne  pouvons  absorber!  »  N'était-ce  pas  par  le  même 
cri  que  devait  être  accueilli  le  marmiton  qui  apportait  à  son  tour 
le  plat  d'Egypte?  Quant  à  la  France,  elle  avait  eu  un  moment  de 
très  grand  prestige  en  Oiient,  lorsque  les  pouvoirs  présidentiels 
étaient  passés  d'une  manière  si  régulière  et  si  pacifique  entre  les 
mains  d'un  nouveau  titulaire.  Malgré  son  goût  prononcé  pour  l'em- 
pire, Ismaïl-Pacha  avait  cru  sincèrement  qu'il  faudrait  compter 
avec  la  république.  Mais  peu  à  peu  les  nouvelles  de  Paris  avaient 
modifié  cette  impression.  L'agitation  causée  par  l'amnistie,  l'émo- 
tion des  lois  Ferry,  l'espèce  d'entraînement  qui  s'était  emparé  du 
parti  républicain,  grossis  par  la  distance,  défigurés  par  l'intérêt, 
avaient  changé  le  cours  des  idées  du  khédive.  Un  certain  nombre 
d'émissaires  et  d'émigrés  bonapartistes  s'étaient  complètement  em- 
parés de  lui.  «  Dans  trois  mois,  répétait  sans  cesse  Ismaïl-Pacha, 
l'empire,  qui  a  toujours  été  mon  allié,  sera  rétabli,  et  d'ici  à  trois 
mois  les  puissances  ne  feront  rien.  » 

Ismaïl-Pacha  ne  se  trompait  qu'à  demi.  La  France  et  TAngle- 
terre,  qui  n'avaient  qu'un  mot  à  dire,  qu'un  geste  à  faire  pour 
changer  la  face  des  choses  au  Caire,  sont  restées  inertes  à  la  nou- 
velle du  coup  d'état  khédivial.  Leur  inaction  a  duré  trois  mois. 
Elles  ont  eu  peur  l'une  et  l'autre  de  prendre  une  trop  lourde 
responsabilité.  —  Poussez-moi,  disait  l'Angleterre  à  la  France,  et 
j'agirai!  —  Mais  la  France  à  son  tour  demandait  à  être  poussée. 
—  Le  ministère  Beaconsfield  craignait  le  parlement;  le  ministère 
français,  que  le  parlement  n'a  jamais  gêné  dans  les  questions 
extérieures,  craignait  le  pays.  En  conséquence  personne  ne  mar- 
chait, et  il  est  fort  probable  que  personne  ne  l'aurait  jamais  fait, 
si  l'Allemagne  ne  s'était  aperçue  tout  à  coup  des  périls  de  cette 
faiblesse  prolongée  et  de  l'intérêt  qu'elle  pouvait  avoir  elle-même 
à  la  secouer  brusquement.  Gomme  toutes  les  puissances  jeunes, 
l'Allemagne  aime  à  faire  éclater  sa  force  un  peu  partout;  il  lui 
était  certainement  agréable  de  la  montrer  en  Orient,  sur  ce  ter- 
rain général  des  luttes  européennes.  Sans  doute,  elle  n'a  pas  beau- 
coup d'intérêts  en  Egypte;  cependant  son  commerce  n'est  point 
nul  dans  cette  admirable  contrée  où  ses  écoles  répandent  de  plus 
en  plus  sa  langue  et  son  esprit.  On  ignore  trop  qu'il  y  a  des  colonies 
alleman  les,  non-seulement  sur  les  bords  du  Nil,  mais  en  Syrie,  et 
qu'en  Orient  comme  sur  tous  les  autres  points  du  globe  la  France 
et  l'Angleterre  sont  destinées  désormais  à  rencontrer  la  plus  intel- 
ligente, la  plus  ferme  et  la  plus  nouvelle  des  rivalités.  Ce  n'est  point 
cependant  dans  l'unique  intérêt  de  son  influence  diplomatique  que 


138  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'Allemagne  a  fait  tout  à  coup  en  Egypte  la  démarche  hardie  qui  a 
réveillé  les  gouvernemens  anglais  et  français  de  leur  torpeur.  La 
crise  égyptienne  risquait  d'amener  en  s'envenimant  une  rupture 
plus  ou  moins  profonde  entre  la  France  et  l'Angleterre;  or  si  l'An- 
gleterre et  la  France  se  divisaient,  il  est  clair  que  cette  dernière 
serait  fatalement  obligée  de  se  rejeter  du  côté  de  la  Russie.  L'al- 
liance franco-russe  n'a  jamais  été  du  goût  de  l'Allemagne;  mais  elle 
l'est  moins  que  jamais  depuis  que  les  déceptions  qui  ont  suivi  le 
traité  de  Berlin  ont  amené,  sinon  entre  les  gouvernemens  russe  et 
allemand,  du  moins  entre  les  peuples  et  certains  hommes  d'état, 
un  refroidissement  très  sensible.  Il  est  donc  plus  que  probable 
qu'en  frappant  un  coup  vigoureux  au  Caire,  l'Allemagne  a  voulu  à 
la  fois  montrer  sa  puissance,  prendre  en  quelque  sorte  pied  en 
Orient,  protéger  les  intérêts  de  ses  nationaux  et  maintenir  les  com- 
binaisons diplomatiques  qu'elle  tient,  pour  le  moment  du  moins,  à 
ne  pas  voir  se  briser. 

Le  terrain  choisi  par  l'Allemagne  pour  son  action  en  Egypte  a  été 
excellent.  En  dépit  du  caractère  national  et  religieux  qu'on  avait 
voulu  leur  donner,  les  décrets  du  khédive  sur  le  règlement  de  ia 
dette  étaient  absolument  illégaux.  En  effet,  la  loi  internationale  qui 
a  établi  la  juridiction  des  tribunaux  mixtes  contient  un  article  10 
ainsi  conçu  :  «  Le  gouvernement,  les  administrations,  les  daïras 
de  son  altesse  le  khédive  et  des  membres  de  sa  famille  seront  jus- 
ticiables de  ces  tribunaux  dans  les  procès  avec  les  étrangers^  »  et 
un  article  11  non  moins  essentiel  :  «  Ces  tribunaux,  sans  pouvoir 
statuer  sur  la  propriété  du  domaine  public,  ni  iîiterpréler  ou  arrê- 
ter l'exécution  d'une  mesure  administrative,  pourront  juger,  dans 
les  cas  prévus  par  le  code  civil,  les  atteintes  portées  à  un  droit 
acquis  d'un  étranger  pour  un  acte  d'administration.  »  Ces  deux  arti- 
cles, comme  on  le  voit,  mettent  directement  les  créanciers  égyp- 
tiens sous  la  protection  des  tribunaux  de  la  réforme.  Mais  ces  tri- 
bunaux, d'après  les  articles  35,  36  et  37  de  la  loi  internationale 
qui  les  a  institués,  ne  peuvent  appliquer  que  les  codes,  lois  et 
règlemens  publiés  un  mois  avant  leur  installation  et  approuvés 
par  les  puissances.  Aucune  modification  ne  saurait  être  introduite 
dans  le  code  civil  ou  dans  les  lois  qui  touchent  «  à  des  droits 
acquis  d'un  étranger  »  sans  l'assentiment  des  gouvernemens.  L'Alle- 
magne avait  donc  raison  de  dire  que  les  lois  nouvelles,  qui  por- 
taient assurément  atteinte  aux  droits  acquis  d'étrangers,  puisque 
tous  les  créanciers  consolidés  et  presque  tous  les  créanciers  flottans 
sont  Européens,  étaient  injustes,  arbitraires,  contraires  aux  traités 
et  aux  conventions.  Il  ne  fallait  pas  être  grand  clerc  pour  s'en 
apercevoir.  La  réforme  judiciaire  qui,  d'après  les  partisans  du  ré- 


LA   SITUATION    DE    l'ÉGYPTE.  139 

gime  consulaire,  devait  désarmer  les  Européens  en  face  des  indi- 
gènes, leur  a  donné  au  contraire  une  force  bien  supérieure  à  celle 
qu'ils  retiraient  des  capitulations.  En  vertu  de^  cette  réforme, 
aucun  arrangement  financier  ne  peut  être  fait  en  Egypte,  ni  par  le 
gouvernement  local,  ni  par  la  Porte-Ottomane,  en  dehors  des  puis- 
sances. On  n'avait  pas  eu  l'air  de  s'en  douter  à  Paris  et  à  Londres. 
Aussi  la  protestation  de  l'Allemagne  contre  la  conduite  du  khédive, 
qu'elle  qualifiait  de  «  contraire  au  droit,  »  a-t-elle  produit  partout 
une  vive  impression.  L'Angleterre,  la  France,  l'Italie,  l'Autriche 
s'y  sont  associées  tour  à  tour.  Mais  l'Angleterre  et  la  France  n'ont 
pas  cru  qu'elles  dussent  se  contenter  d'imiter  l'Ailemagae;  piquées 
au  jeu,  elles  ont  résolu  d'aller  plus  loin  qu'elle  et,  du  moment 
qu'elles  se  décidaient  à  agir,  de  pousser  les  choses  jusqu'au  bout 
en  renversant  le  khédive. 

Si  le  mouvement  national  et  religieux  auquel  Ismaïl-Pacha 
avait  prétendu  céder,  et  que  le  consul  général  anglais  avait  signalé 
avec  terreur  à  son  gouvernement,  avait  été  tant  soit  peu  sérieux, 
l'entreprise  eût  été  difficile.  Pendant  trois  mois,  on  avait  laissé  aux 
passions  indigènes  le  temps  de  se  développer.  Pour  la  première 
fois,  les  Égyptiens  avaient  eu  l'audace  de  braver  l'Europe,  et  il 
n'en  était  résulté  pour  eux  aucun  mal!  et  ils  n'avaient  point  éprouvé 
le  moindre  châtiment  pour  une  faute  aussi  extraordinaire  !  On 
comprend  que  des  hommes  qui  ne  croient  qu'à  la  force  fussent  sin- 
gulièrement enhardis  par  une  semblable  impunité.  Le  lendemain 
de  la  chute  de  ses  ministres,  le  khédive  s'était  mis  à  réorganiser 
son  armée  ;  il  l'avait  portée  officiellement  au  chiffre  de  soixante  mille 
hommes;  l'immense  matériel  de  guerre  enseveli  dans  les  magasins 
et  les  arsenaux  en  était  sorti  ;  de  nombreuses  batteries  d'artillerie 
avaient  été  rangées  le  long  des  côtes  de  la  Méditerranée;  le  canon 
résonnait  tous  les  jours  sur  la  hauteur  du  Mokabam;  la  citadelle 
du  Caire  avait  été  préparée  pour  soutenir  un  siège  en  règle;  les 
revues,  les  marches  miUtaires,  les  démonstrations  belliqueuses  se 
poursuivaient  avec  une  ridicule  et  dangereuse  ostentation.  Cette 
odeur  de  poudre  commençait  à  monter  les  tètes.  Les  promenades 
publiques  n'étaient  plus  aussi  sûres  que  par  le  passé  au  Caire  et  à 
Alexandrie;  un  certain  nombre  d'Européens  avaient  été  arrêtés  en 
plein  jour  par  des  soldats  ;  une  troupe  de  Nubiens  avait  même 
fait  à  plusieurs  femmes  de  sérieuses  contusions.  Au  reste,  der- 
rière cet  appareil  guerrier,  l'Egypte  jouissait  de  nouveau  du  gou- 
vernement national  et  religieux  qu'elle  avait  soi-disant  réclamé. 
Les  ministres  indigènes  étaient  les  mêmes  qui  avaient  naguère 
ruiné  le  pays.  Dès  leur  arrivée  au  pouvoir,  ils  s'étaient  mis  en  devoir 
d'achever  leur  œuvre.  Pour  payer  le  coupon  de  mai,  la  moisson  des 


IhO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fellahs,  qui  était  excellente,  avait  été  aliénée  à  des  taux  prodigieu- 
sement usuraires  aux  banquiers,  usuriers  et  courtiers  d'afïaires  ordi- 
naires. En  quinze  jours,  le  ministère  des  finances  avait  perçu  les 
trois  quarts  de  l'impôt  de  l'année;  quelques  moudirs,  animés  d'un 
beau  zèle,  avaient  même  empiété  sur  les  années  suivantes  ;  l'un 
d'eux,  par  exemple,  avait  perçu  pour  trois  ans  ce  qu'on  appelle, 
on  ne  sait  trop  pourquoi,  l'impôt  du  sel,  puisque  dans  presque 
toutes  les  circonstances  le  fellah  ne  reçoit  pas  un  brin  de  sel  en 
échange.  C'est  l'impôt  le  plus  odieux,  le  plus  étrangement  réparti 
de  toute  l'Egypte.  Quant  aux  institutions  nationales  qu'on  avait  pro- 
mises aux  indigènes  en  échange  du  ministère  européen,  personne 
n'en  parlait  plus.  La  chambre  des  notables  elle-même  était  retom- 
bée dans  le  néant.  Le  député  du  Caire  qui  avait  joué  un  instant 
les  rôles  de  Mirabeau  et  de  M.  Gambetta  en  était  réduit  à  jouer 
celui  de  sourd  et  muet,  cherchant  en  silence  en  quoi  la  liberté  nou- 
velle pouvait  bien  différer  de  l'ancien  despotisme. 

11  serait  inutile  de  raconter  en  détail  la  chute  d'Ismaïl-Pacha. 
Si  coupable  qu'ait  été  ce  malheureux  souverain,  la  manière  dont 
il  est  tombé,  abandonné,  trahi,  livré  par  tous  les  instigateurs  de  ses 
fautes,  qui  ont  trouvé  moyen  de  rester  impunis,  ne  saurait  inspirer 
qu'un  sentiment  de  pitié.  Les  premiers  qui  lui  ont  parlé  de  démission 
étaient  les  mêmes  qui  l'avaient  poussé  à  braver  l'Europe.  Lorsque 
les  consuls  de  France  et  d'Angleterre  sont  venus  lui  donner  le  con- 
seil de  se  démettre  au  profit  de  son  fils,  il  n'avait  déjà  plus  un  seul 
appui  autour  de  lui;  le  parti  national  et  religieux  s'était  effondré; 
les  ministres  étaient  passés  à  l'ennemi  ;  les  notables  avaient  disparu  ; 
l'armée  tirait  en  vain  le  canon  dans  le  désert  ;  les  ulémas,  les  softas 
et  les  derviches  continuaient  leurs  pieux  exercices  sans  paraître  se 
douter  qu'un  sacrilège  bien  plus  grand  encore  que  l'introduction  en 
Egypte  d'un  ministère  anglo-français  s'accomplissait  sous  leurs  yeux, 
et  que  la  France  et  l'Angleterre,  non  contentes  d'une  ingérence 
indirecte  dans  les  affaires  du  pays,  y  accomplissaient  une  révolution. 
Ceux  qui  s'étaient  si  fort  émus  lorsque  les  deux  puissances  tou- 
chaient aux  membres  de  la  nation  ont  applaudi  lorsqu'elles  en  ont 
frappé  la  tête.  Leçon  instructive,  qui  prouve  jusqu'à  quel  point  la 
force  est  tout  sur  les  bords  du  Ml  !  Il  manquait  à  Ismaïl-Pacha 
un  dernier  malheur.  A  défaut  des  ministres,  des  pachas,  des  fami- 
liers qu'il  avait  enrichis  de  ses  dons,  il  pouvait  légitimement 
compter  sur  l'appui  de  la  Porte-Ottomane.  C'est  en  grande  partie 
pour  elle  qu'il  s'était  ruiné.  Durant  les  seize  années  de  son  règne, 
il  n'avait  cessé  d'envoyer  des  sommes  énormes  à  Constantinople;  il 
avait  acheté  à  prix  d'or  le  titre  de  khédive,  le  droit  de  succession 
directe  dans  sa  famille,  des  pouvoirs  financiers  et  administratifs  éten- 


LA    SITUATION    DE  l'ÉGYPTE.  lAl 

dus,  enfin  une  indépendance  gouvernementale  à  peu  près  complète. 
Depuis  la  chute  du  ministère  européen,  ses  émissaires  avaient 
prodigué  les  largesses  dans  le  monde  politique  turc  et  dans  l'en- 
tourage du  sultan.  Ils  avaient  si  bien  fait  qu'on  ne  parlait  plus  à 
Conslantinople  du  firman  de  destitution  et  que  le  prince  Halim 
semblait  y  avoir  perdu  toutes  ses  chances.  Mais  dès  que  les  puis- 
sances, afin  de  ménager  l'autonomie  de  l'Egypte  et  les  droits  du 
fils  d'Ismaïl-Pacha,  ont  conseillé  à  ce  dernier  d'abdiquer  spontané- 
ment, la  Porte  s'est  émue.  Prenant  les  devans,  elle  a  destitué  son 
vassal ,  non  sans  l'accabler  des  plus  vifs  reproches  sur  sa  coupable 
conduite,  sa  mauvaise  gestion  financière,  ses  innombrables  erreurs 
administratives.  Être  accusé  par  le  sultan  d'être  un  souverain  pro- 
digue et  un  détestable  administrateur,  n'était-ce  pas  pour  Israaïl- 
Pacha  le  plus  ironique  des  châtimens?  Ce  n'est  pas  tout.  La  Porte 
s'est  empressée  de  profiter  de  l'occasion  pour  retirer  le  firman  de 
1873,  c'est-à-dire  l'ensemble  des  concessions  que  le  khédive  avait 
payées  si  cher,  et  pour  réduire  le  prince  Tewfik  au  rôle  de  simple 
vice-roi,  n'ayant  d'autre  titre  au  pouvoir  que  celui  qu'aurait  eu 
le  prince  Halim  lui-même  :  le  libre  choix  de  son  suzerain.  Certes, 
rien  n'était  plus  ridicule  que  de  voir  le  sultan ,  qui  a  fait  banque- 
route, châtier  si  sévèrement  le  khédive  d'une  simple  déconfiture. 
Mais  la  punition  d'Ismaïl-Pacha  devait  être  complète;  une  dernière 
folie  devait  lui  faire  perdre  tous  les  fruits  de  son  règne;  ce  qu'il 
avait  fait  de  bien  comme  ce  qu'il  avait  fait  de  mal  devait  tomber 
avec  lui.  Pour  n'avoir  jamais  compté  que  sur  la  puissance  de  l'ar- 
gent, pour  s'être  entoui'é  d'hommes  animés  des  mêmes  sentimens 
que  lui,  pour  n'avoir  pas  pu  supporter  plus  de  six  mois  d'être 
servi  par  des  conseillers  intègres,  économes  et  sincères,  il  s'est  vu 
en  un  jour  privé  de  tous  les  appuis  qu'il  avait  travaillé  dix-huit  ans 
à  élever  autour  de  son  trône  et  de  sa  dynastie.  Seul,  sans  partisans, 
sans  amis,  sans  protecteurs,  chassé  de  ses  états  où  il  avait  exercé  si 
longtemps  un  si  orgueilleux  despotisme,  il  ne  lui  est  plus  resté 
d'autre  ressource  que  d'écrire  au  sultan  qui  le  destituait  :  «  Je  te 
demande  l'autorisation  de  venir  à  Constantinople  où  je  serai  heu- 
reux d'essuyer  avec  ma  face  la  poussière  de  tes  babouches.  Je 
sollicite  uniquement  la  faveur  de  m' abriter  dans  le  sein  de  ta  clé- 
mence et  de  vivre  sous  ton  aile  protectrice  et  bienfaitrice;  »  humble 
prière  qui,  pour  comble  d'infortune,  a  été  repoussée  avec  dédain  1 

Gabriel  Charmes. 


LE 


MUSÉE   THORVALDSEN 


J.'EGLiSE  NOTRE-DAME  DE  COPENHAGUE 


L'ŒUVRE  ANTIQUE  DE  THORVALDSEN. 

C'est  un  fait  singulier  et  vraiment  unique  dans  l'iiistoire  de  l'art 
moderne ,  que  la  renommée  de  Thorvaldsen ,  si  universelle  et  si 
éclatante  durant  sa  vie,  si  durable  encore  et  si  populaire  non-seu- 
lement dans  les  pays  Scandinaves,  mais  en  Allemagne,  en  Angle- 
terre et  en  Italie,  n'ait  jamais  pu  se  répandre  et  s'acclimater  en 
France.  11  n'y  a  guère  de  capitale  en  Europe  où  l'on  ne  rencontre 
quelques  chefs-d'œuvre  du  célèbre  Danois,  originaux,  copies  ou 
moulages  :  à  Paris  on  ne  trouve  de  lui  qu'un  buste  et  une  statuette 
que  personne  ne  connaît.  A  qui  faut-il  s'en  prendre  de  cette  indif- 
férence? Aux  amateurs  et  aux  gouvernemens  français  qui  n'ont  pas 
su  jadis  attirer  l'auteur  du  Lion  de  Lucerne  et  du  Triomphe 
d'Alexandre,  ou  bien  à  l'artiste  lui-même,  qui  n'a  point  cherché 
de  travaux  dans  notre  pays,  qui  n'y  est  pas  même  venu  une  fois, 
ne  tenant  pas  compte  de  cette  consécration  que  Paris,  à  tort  ou  à 
raison,  donne  depuis  longtemps  à  toutes  les  célébrités?  Ne  lui  a-t-on 
pas  peut-être  d'autant  moins  pardonné  cette  insouciance  qu'il  était 
plus  acclamé  et  plus  fêté  chez  nos  voisins  d'outre-Rhin?  Quoi  qu'il 
en  soit,  il  y  a  parmi  nous,  à  l'endroit  du  grand  statuaire,  une  igno- 
rance ou  un  malentendu  qui  font  peser  sur  sa  mémoire  une  sorte 
d'ostracisme,  à  ce  point  que  les  plâtres  de  ses  meilleurs  ouvrages, 
achetés  en  18M)  par  M.  Charles  Blanc,  alors  directeur  des  beaux- 
arls,  pour  le  compte  de  l'état,  n'ont  jamais  été  exposés,   ni  au 


LE   MUSÉE   TIIORVALDSEN.  lZi3 

Louvre,  ni  à  l'École  des  Beaux-Arts,  et  restent  toujours  cachés  dans 
la  plus  mystérieuse  oubliette. 

Ce  parti  pris  est  d'autant  plus  fâcheux  que  nos  artistes  n'ont 
guère  moyen,  sans  le  secours  de  ces  moulages,  de  connaître  et 
d'étudier  un  des  maîtres  modernes  les  plus  utiles  à  consulter;  car 
ce  que  l'on  voit  de  lui  communément  en  Italie  ne  peut  pas,  tant  s'en 
faut,  donner  la  mesure  de  son  génie  et  de  ses  enseignemens.  Il  est 
pourtant  un  peu  difficUe  de  parcourir  l'Europe  pour  voir,  dispersé 
de  tous  côtés,  dans  les  musées,  les  châteaux  et  les  palais,  l'œuvre 
immense  de  Thorvaldsen.  Le  seul  parti  à  prendre,  c'est  d'en  aller 
voir  les  plâtres  réunis  à  Copenhague,  où  se  trouvent  d'ailleurs  tous 
les  travaux  religieux  du  sculpteur,  c'est-à-dire  une  part  considé- 
rable de  ses  créations.  Un  écrivain  qui  est  en  même  temps  l'un  des 
principaux  éditeurs  de  Paris,  M.  Eugène  Pion,  fit  un  jour  ce  voyage 
et  en  rapporta  v,n  livre  excellent,  une  biographie  détaillée  et  très 
intéressante  de  Thorvaldsen,  accompagnée  d'un  catalogue  descriptif 
et  de  nombreux  dessins,  qui  suppléaient  à  l'insuffisance  de  la  cri- 
tique. Croirait-on  que  ce  précieux  volume,  traduit  jusqu'en  Amé- 
rique, honoré  de  plusieurs  éditions  en  Angleterre  et  en  Allemagne, 
n'en  a  pas  eu  seulement  trois  à  Paris?  Il  offrit  du  moins  à  M.  Henri 
Delaborde  l'occasion  d'écrire  ici  même  sur  Thorvaldsen  une  belle 
étude,  où  l'énunent  critique  jugeait  avec  la  science  et  l'autorité  que 
l'on  sait  plusieurs  œuvres  capitales  du  maître  danois;  étude  ce- 
pendant trop  incompU'te  encore,  dans  ses  analyses  et  dans  ses  con- 
clusions, M.  Delaborde  ayant  borné  son  examen  aux  seuls  marbres 
qu'il  connût  par  lui-même,  aux  seuls  par  conséquent  qu'il  pût  ap- 
précier et  juger  en  détail. 

Il  reste  donc  beaucoup  à  dire  sur  Thorvaldsen  en  conduisant  le 
lecteur  à  Copenhague,  soit  à  l'académie,  où  l'on  conserve  religieuse- 
ment les  premiers  essais  du  sculpteur,  soit  à  l'église  IS'olre-Dame, 
qu'il  a  décorée  au  dedans  et  au  dehors  de  magnifiques  ouvrages,  et 
surtout  au  musée,  où  l'on  peut  saisir  comme  d'un  coup  d'œil 
l'ensemble  de  son  œ.uvre.  Thorvaldsen  gardait  les  plâtres,  souvent 
même  une  bonne  copie  des  morceaux  qu'on  lui  demandait  de  tous 
les  coins  de  l'Europe.  Dans  son  testament,  il  a  légué  cette  admi- 
rable collection  à  sa  ville  natale.  Elle  forme  aujourd'hui  le  Musée 
Thorvaldsen,  l'orgueil  de  Copenhague,  ce  que  l'on  y  montre 
tout  d'abord  aux  étrangers.  Une  visite  au  maître  sévère  de  l'art 
classique  n'est  peut-être  pas  hors  de  propos  dans  un  moment  où 
le  goût  de  l'antiijue  semble  un  peu  décroître,  où  nos  jeunes  sculp- 
teurs les  plus  hri'lans,  entraînés  par  de  glorieux  exemples  et  par  le 
besoin  légitime  du  changement,  se  retournent  vers  les  dangereuses 
séductions  de  l'école  de  Michel-Ange. 

Derrière  le  lourd  palais  royal  de  Ghristianborg  on  trouve,  au 


ilill  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

milieu  d'une  esplanade  déserte,  près  d'un  noir  et  triste  canal,  un 
monument  du  plus  singulier  aspect.  C'est  un  bâtiment  de  forme  rec- 
tangulaire et  allongée,  avec  un  toit  presque  plat,  une  corniche  sail- 
lante ornée  de  denticules,  de  petits  médaillons  en  terre  cuite  sur  la 
frise,  des  pilastres  aux  quatre  angles,  en  un  mot  tous  les  dehors 
d'un  édifice  grec.  L'architecte  s'est  cru  obligé  sans  doute  de  loger 
dans  ce  style  un  disciple  de  la  Grèce.  Les  parois  sont  peintes  en 
noir  et  les  grandes  divisions  architecturales  distinguées  par  une 
teinte  rouge.  Les  fenêtres  des  deux  étages  sont  carrées,  celles  du 
rez-de-chaussée  très  élevées  au-dessus  du  sol,  pour  donner  un  éclai- 
rage spécial  à  l'intérieur.  Au-dessus  de  ces  fenêtres  se  déroule,  sur 
trois  côtés  de  l'édifice,  une  série  de  peintures  représentant  l'arrivée 
triomphale  de  Thorvaldsen  à  Copenhague  en  1838.  Les  personnages 
et  les  divers  sujets  de  ces  peintures  se  détachent  vivement  en  jaune, 
en  rouge  ou  en  blanc,  mais  d'un  seul  ton,  sur  le  fond  noir  des  mu- 
railles, à  la  manière  des  peintures  étrusques  ou  égyptiennes.  Enfin 
la  façade,  formée  par  l'un  des  petits  côtés,  est  percée  de  cinq  grandes 
piortes  de  style  dorique,  et  surmontée  au  centre  d'une  Victoire  con- 
duisant un  quadrige  en  bronze,  d'après  une  esquisse  de  Thorvald- 
sen. Au  premier  coup  d'œil,  ces  murailles  noires,  percées  de  petites 
fenêtres  et  bariolées  de  jaune  et  de  rouge,  ne  semblent  pas  d'un 
goût  irréprochable.  On  se  rappelle  certains  monumens  bizarres  de 
Munich,  pastiches  d'architecture  grecque  élevés  par  la  ferveur  hel- 
lénique du  roi  louis  I"",  et  l'on  se  demande  malgré  soi  si  les  divi- 
nités du  sanctuaire  n'auront  rien  du  pédantisme  de  leur  demeure. 
Ce  n'est  qu'après  avoir  visité  l'intérieur  du  monument,  après  en 
avoir  compris  et  apprécié  la  destination,  et  peut-être  aussi  sous 
l'heureuse  impression  du  musée,  qu'on  se  réconcilie  avec  l'archi- 
tecte danois  Bindesbôll. 

L'intérieur  en  effet  est  admirablement  approprié  à  son  objet.  Sur 
la  façade,  une  grande  salle  ou  vestibule,  aussi  élevée  que  le  bâti- 
ment et  éclairée  par  les  cinq  portes,  renferme  les  compositions  colos- 
sales du  maître,  statues  équestres  et  autres.  Derrière  ce  vestibule, 
sur  les  quatre  côtés  d'une  cour,  s'étend  un  large  corridor  qui 
donne  accès  à  vingt-deux  chambres  ou  cabinets,  communiquant 
de  l'un  à  l'autre,  dont  la  série  se  développe  tout  autour  de  l'édi- 
fice. Chacune  de  ces  chambres  contient  une  ou  plusieurs  statues, 
éclairées  comme  dans  un  atelier,  et  quantité  de  bas-reliefs  fixés 
sur  les  parois.  Ces  chambres  sont  peintes  en  rouge  et  sobrement 
décorées  dans  le  goût  pompéien.  La  plus  vaste,  à  l'extrémité  opposée 
au  vestibule  d'entrée,  est  remplie  par  les  plâtres  du  Christ  et  des 
Douze  Apôtres  qui  ornent  l'église  Notre-Dame.  Même  distribution 
à  peu  près  au  premier  étage,  dont  les  corridors  et  les  cabinets  con- 
tiennent quelques  plâtres  qui  n'ont  pu  trouver  place  au  rez-de- 


LE   xMUSÉE    THORVALDSEN.  145 

chaussée,  et  les  riches  collections  léguées  à  sa  patrie  par  Thorvald- 
sen,  galerie  de  tableaux,  pierres  gravées,  vases  grecs,  marbres 
anciens  et  terres  cuites,  la  bibliothèque  du  maître,  ses  esquisses, 
ses  dessins  et  son  humble  mobilier  conservé  là  comme  une  relique. 
Plusieurs  ouvrages  de  sa  première  jeunesse  sont  aussi  rassemblés 
dans  les  galeries  du  sous-sol.  Enfin,  au  miheu  de  la  cour,  dont  les 
parois  sont  ornées,  comme  les  murs  extérieurs,  de  peintures  jaunes 
ou  rouges  sur  un  fond  noir,  une  touffe  épaisse  et  verdoyante  de 
lierre  s'étend  un  peu  au-dessus  du  sol,  contenue  par  une  bordure 
de  granit  en  forme  de  pierre  sépulcrale.  C'est  la  tombe  de  Thor- 
valdsen.  Les  cendres  du  statuaire  reposent  au  milieu  de  ses  œuvres, 
et  son  musée  est  en  même  temps  son  tombeau.  Idée  grandiose 
qui  explique  et  justifie  la  décoration  un  peu  funèbre  de  l'édifice. 

Plus  de  soixante  statues,  quelques-unes  de  grandeur  colossale, 
plus  de  deux  cents  bas-reliefs,  grands  ou  petits,  et  une  centaine  de 
bustes  ou  d'hermès  remplissent  les  corridors,  les  salles,  les  cabi- 
nets du  musée.  La  plupart  de  ces  compositions  ne  sont  que  des 
moulages,  quelques-unes  sont  des  marbres,  originaux  précieux  ou 
copies  exécutées  sous  les  yeux  du  maître  ;  d'autres  enfin  sont  re- 
présentées à  la  fois  par  le  plâtre  et  le  marbre.  On  en  trouvera  le 
catalogue  complet  dans  le  hvre  de  M.  Pion.  La  première  impression, 
à  la  vue  de  cette  œuvre  immense,  c'est  l'étonnement.  Mais  on  se  rap- 
pelle qu'il  y  a  là  le  travail  incessant  de  quarante  années  et  que 
Lysippe,  au  dire  des  historiens,  a  modelé  quinze  cents  statues. 
Bientôt  d'ailleurs  la  surprise  fait  place  à  un  autre  sentiment.  A  me- 
sure que  l'on  avance  au  milieu  de  cette  collection,  ce  n'est  plus  la 
fécondité  de  l'artiste  qui  étonne,  mais  la  force,  la  vérité  et  l'élé- 
gance de  ses  créations.  On  reconnaît,  à  travers  la  variété  des  sujets, 
des  conceptions  et  des  formules,  l'unité  du  style  et  quelque  chose 
d'individuel  qu'on  n'a  pas  vu  ailleurs.  On  est  en  présen -.e  d'une  grande 
théorie  esthétique  réalisée,  et,  quelque  opinion  qu'il  ait  apportée  là, 
aucun  visiteur  ne  peut  demeurer  indifférent.  Bon  gré,  mal  gré,  on 
salue  l'empreinte  irrésistible  du  génie,  et  l'on  s'approche  avec  res- 
pect de  ce  lierre  toujours  vert,  symbole  de  l'immortalité,  qui 
recouvre  les  restes  du  grand  sculpteur.  Cette  tombe  est  simple, 
grave;  elle  rappelle,  dans  son  modeste  recueillement,  la  pensée 
sévère  et  philosophique  de  l'artiste,  que  reflètent  tous  ses  ouvrages. 
Point  d"épitaphe  :  les  œuvres  parlent  assez  haut.  La  bordure  de 
granit  porte  seulement  ces  mots  :  Bertel  Thorviddsen,  né  le  19  no- 
vembre i770,  mort  le  S4  mars  1844.  Jetons  un  coup  d'œil  sur 
la  longue  carrière  qui  sépare  ces  deux  dates,  et  nous  reviendrons 
après  à  ces  créations  qui  entourent  la  dépouille  du  maître  comme 
un  cortège  triomphal, 

TOME  SX)i.Y.  —  1879.  10 


156  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ï. 

Bertel  Thorvaldsen  était  fils  d'un  artisan  de  Copenhague  et  d'une 
paysanne  du  Judand  (1).  Gottskalk  Thorvaldsen  sculptait  dans  les 
chantiers  de  la  marine  danoise  ces  colossales  et  grossières  figures  de 
bois  qui  jadis,  beaucoup  plus  qu'aujourd'hui,  ornaient  la  proue  des 
vaisseaux.  Pour  le  jeune  Bertel  ce  fut  une  première  chance.  Au 
lieu  de  lutter  contre  sa  naissance,  comme  tant  d'autres  artistes  fils 
d'ouvriers,  et  de  chercher  péniblement  sa  vocation,  il  trouva  tout 
d'abord  dans  la  profession  de  son  père  une  occasion  de  la  révéler. 
On  le  voyait  tout  en  Tant  quitter  les  jeux  de  ses  camarades  pour 
venir  seul,  au  milieu  de  la  place  Royale,  contempler  la  statue 
équestre  de  Christian  V.  Puis  lorsqu'il  allait  retrouver  son  père  aux 
chantiers  du  port,  il  saisissait  ses  outils  et  de  ses  petites  mains 
commençait  à  tailler  des  figures  qui  étonnaient  tous  les  compa- 
gnons. 

Rien  n'est  plus  fréquent,  dans  l'histoire  de  toutes  les  écoles,  que 
ces  destinées  d'artistes  issus  de  la  plus  humble  origine.  On  a  pu  lire 
ici  même,  il  n'y  a  pas  longtemps,  le  singulier  roman  du  peintre 
Laurens.  Mais  ces  vocations  puissantes  sont  presque  toujours  aidées 
d'heureuses  circonstances,  un  beau  ciel,  l'éclat  des  œuvres  d'art  et 
surtout  l'exemple  de  concitoyens  illustres  qui  les  entoure  comme 
une  contagion  féconde  ou  un  courant  irrésistible.  Rien  de  pareil 
pour  l'apprenti  de  Copenhague.  Au  moment  où  il  vint  au  monde, 
les  arts,  déjà  si  vieux  dans  presque  toute  l'Europe,  venaient  à  peine 
de  naître  sur  cette  terre  brumeuse  et  froide  du  Danemark.  Non 
pas  que  la  civilisation  y  fût  plus  retardée  qu'en  d'autres  contrées; 
mais  toutes  les  races  n'ont  pas  les  mêmes  aptitudes.  Comme  les 
Anglais,  les  Danois  se  souciaient  plus  d'agriculture,  de  marine  et 
de  commerce  que  de  statues  et  de  tableaux.  C'était  aux  pays  étran- 
gers que  les  rois  de  Danemark  demandaient  les  ornemens  de  leurs 
palais  et  le  luxe  de  leur  cour.  Lorsque,  vers  la  fin  du  xvil"  siècle, 
ils  s'avisèrent  de  protéger  les  beaux-arts  et  de  les  acclimater  chez 
eux,  leuis  premiers  artistes  vinrent  de  France.  Il  fallait  en  ce  temps- 
là,  pour  bien  faire,  imiter  le  goût  français  et  la  cour  du  grand  roi. 
Tout  devait  être  à  la  mode  de  Versailles.  Jacques  d'Agar  devint 
peintre  des  portraits  de  la  cour  de  Danemark.  L'Amoureux  exécuta 
en  1688  la  statue  équestre  de  Christian  V,  et  Saly,  un  demi-siècle 
plus  tard,  celle  de  Frédéric  V,  beaucoup  plus  belle.  Les  élèves  de 

(1)  On  lit  dans  quelques  dictionnaires  quo  Bertel  Tliorvaldson  naquit  pendant  une 
traversée  de  Rcikiavik  à  Copenhague.  C'est  une  erreur  que  M.  Ploii  a  rectifiée  d'après 
les  meilleurs  biographes.  L'artiste  est  né  h  Copenhague  en  1170. 


LE   MUSÉE    THORVALDSEN.  iàl 

ces  artistes  furent  les  premiers  maîtres  de  Thorvaldsen ,  qui  se  trouva 
ainsi  avoir  l'école  française  du  xvii*  siècle  pour  nourrice  ou  pour 
marraine  au  début  de  sa  carrière.  Tous  les  artistes  de  l'Europe 
passaient  alors  par  le  même  chemin. 

L'académie  des  beaux-arts  de  Copenhague,  installée  depuis  une 
trentaine  d'années  par  le  roi  Frédéric  Y  dans  le  palais  de  Gharlot- 
tenborg,  n'avait  encore  produit  que  d'estimables  mais  obscurs  ta- 
lent lorsque  l'honnête  Gottskalk  Thorvaldsen  y  présenta  son  fils, 
âgé  de  onze  ans,  pour  l'école  gratuite  de  dessin.  Sui'pris  des  heu- 
reuses dispositions  de  son  fils,  il  ne  voyait  pourtant  pas  en  lui  un 
futur  artiste,  et  ne  songeait  qu'à  en  faire  un  ouvrier  plus  habile  que 
son  père  et  qui  pût  gagner  davantage.  Bertel  n'avait  jamais  tenu 
un  crayon,  il  savait  tout  juste  lire  et  écrire  et,  soit  paresse  d'esprit, 
soit  plutôt  que  son  goût  pour  le  plastique  fût  déjà  une  passion  mai- 
tresse,  il  se  montrait  rebelle  à  toute  autre  élude  que  celle  du  des- 
sin. Mais  pour  celle-là,  il  s'y  adonnait  tout  entier,  autant  du  moins 
que  le  permettait  la  nécessité  du  travail  ;  car  il  continuait  à  aider 
son  père,  dont  il  put  bientôt  corriger  les  figures. 

A  dix-sept  ans,  l'élève  obtint  un  prix  de  dessin  à  l'académie, une 
médaille  d'argent,  et  deux  ans  après,  une  autre  médaille,  pour  un 
petit  bas-relief,  son  premier  ouvrage  connu,  qui  représente  l'Amour 
au  repos.  Il  avait  dix-neuf  ans.  Son  père,  le  jugeant  sans  doute  ca- 
pable de  dépasser  tous  les  sculpteurs  des  construciions  navales, 
voulut  le  retirer  de  l'académie.  Mais  il  était  trop  tard  :  les  maîtres 
de  Bertel  le  gardèrent  à  l'académie  et,  par  une  singularité  peut-être 
unique,  ce  ne  fut  pas  le  fils  qui  redevint  ouvrier  dans  la  compagnie 
de  son  père,  ce  fut  le  père  qui  devint  une  manière  d'artiste  et 
l'aide  de  son  propre  fils. 

Ces  maîtres,  à  qui  le  jeune  homme  devait  sa  liberté  et  sa  carrière, 
n'étaient  pourtant  pas  capables  de  le  conduire  bien  loin.  Dans  ses 
premières  œuvres,  par  exemple,  dans  le  h&s-i'GÏieUV Hcliodore  chassé 
du  Temple,  où  le  talent  se  révèle  par  la  vigueur  de  l'exécution,  Bertel 
n'est  encore  que  le  brillant  écolier  d'une  mauvaise  école.  Deux 
bas-reliefs  qui  suivirent  Priam  aux  pieds  d'Achille  et  Hercule 
chez  Omphale,  œuvres  indécises  encore  et  sans  caractère,  mais 
conçues  avec  naturel  et  simplicité,  sont  le  premier  témoignage  de 
ses  tendances  vers  une  voie  nouvelle.  Comme  tous  les  vrais  artistes, 
Bertel  rêvait  de  l'Italie.  A  vingt-trois  ans,  il  entra  en  loge  pour  le 
grand  prix  de  sculpture  qui  devait  lui  donner  le  droit  de  voyager 
pendant  trois  années  au  moyen  d'une  pension.  Il  sortit  le  premier 
du  concours  avec  un  bas-relief,  Saint  Pierre  guérissant  le  paraly- 
tique, et,  par  une  sorte  de  prédestination,  ce  prix  de  Rome  fut  en 
même  temps  la  marque  de  son  affranchissement.  Il  y  a  déjà  une 
distance  considérable  de  ses  essais  antérieurs  à  cette  composition. 


148  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

C'est  une  grande  scène  bien  ordonnée  où,  malgré  quelques  gestes 
déclamatoires  ou  maladroits,  quelques  lignes  disgracieuses,  on  re- 
marque des  personnages  franchement  dessinés  et  bien  posés,  des 
mouvemens  vrais  et  des  draperies  d'un  beau  style. 

Ce  jour-là  Bertel  Thorvaldsen  changea  de  condition,  et  d'ouvrier 
devint  artiste.  Contraint  de  rester  encore  à  Copenhague  pendant 
quelques  années  pour  attendre  que  la  pension  attachée  à  son  prix 
fût  disponible,  il  reçut  de  l'académie  une  subvention  annuelle  el  les 
commandes  lui  vinrent  avec  la  réputation.  On  lui  demanda  des 
médaillons,  des  bustes,  des  statues  même,  et  chaque  ouvrage  mar- 
quait un  nouveau  progrès.  Le  bas-relief  de  Numa  et  la  nymphe 
Égérie  par  exemple,  est  un  joli  dessin,  presque  sans  défaut.  Les 
quatre  statues  de  Muses  qui  ornent  aujourd'hui  le  palais  royal  d'A- 
malienborg  méritent  encore  plus  l'attention.  Le  modelé  en  est  ferme 
et  précis,  les  proportions  irréprochables,  et,  si  ces  figures  manquent 
encore  de  caractère  et  d'accent,  on  voit  déjà  percer  dans  leurs  atti- 
tudes, dans  l'arrangement  des  draperies  et  des  coiffures,  une  re- 
cherche du  style  classique,  un  sentiment  de  l'élégance  et  de  l'har- 
monie que  personne  à  coup  sûr  n'avait  jusque-là  montré  en 
Danemark,  Bertel  désormais  n'avait  plus  rien  à  apprendre  dans  son 
pays  :  il  était  mûr  pour  d'autres  enseignemens. 

Au  mois  de  mai  1796,  le  jeune  pensionnaire  s'embarqua  pour 
l'Italie.  Les  hasards  d'une  pénible  traversée  ou  la  maladie  l'ar- 
rêtèrent longtemps  en  route,  et  il  n'arriva  à  Rome  que  dix  mois 
après.  Chemin  faisant  il  avait  vu  Malte,  Palerme  et  Naples.  Quel- 
ques notes  écrites  au  jour  le  jour  sur  son  album  de  voyage  révè- 
lent mieux  que  toutes  les  analyses  le  caractère  et  la  physionomie 
de  cette  âme  d'artiste,  simple,  tendre  et  insouciante.  Point  de  des- 
cription des  paysages  splendides  ou  des  monumens  qu'il  rencontre 
dans  ce  pays  où  tout  éblouit  les  yeux  :  à  peine  semble-t-il  les  voir. 
Il  jette  seulement  un  cri  d'admiration  et  d'enthousiasme  devant  les 
antiques  du  musée  de  iNaples.  Ainsi  Mozart,  conduit  dans  sa  jeu  - 
nesse  à  travers  les  palais  et  les  galeries  de  Rome  et  racontant  son 
voyage,  se  contente  d'écrire  :  «  J'ai  vu  là  diverses  belles  choses,  » 
et  tout  est  dit.  Pour  l'un  il  n'y  a  rien  au  monde  que  la  statuaire, 
pour  l'autre  rien  que  la  musique. 

Arrivé  à  Rome,  Thorvaldsen  n'en  devait  plus  sortir  pendant  vingt- 
deux  ans.  Faisant  allusion  au  jour  de  son  entrée  dans  la  ville  éternelle, 
il  disait  plus  tard  :  «  Je  suis  né  le  8  mars  1797;  jusque-là  je  n'exis- 
tais pas.  »  A  Rome  en  effet  il  vit  pour  la  première  fois  le  génie  dus 
Grecs  vivant  dans  leurs  marbres  et  il  salua  en  eux  l'idéal  rêvé, 
attendu,  qui  devait  être  désormais  l'amour  unique  de  son  came.  La 
vue  de  ces  souverains  modèles  lui  montra  d'abord  (ju'il  ne  savait 
rien  et  qu'il  devait  tout  apprendre.  Loin  de  vouloir  produire,  il  se 


LE   MUSÉE   THORVALDSEN.  1^9 

mit  à  l'étude  avec  la  même  modestie,  la  même  persévérance  opi- 
niâtre qu'il  avait  montrées  dans  ses  premières  études  à  Copenhague. 
Dessiner  du  matin  au  soir  des  antiques,  comme  pour  apprendre 
par  cœur  les  règles  et  le  style  des  grandes  écoles  grecques,  puis 
modeler  la  copie  des  marbres  qui  lui  plaisaient  le  plus,  c'est-à- 
dire  des  meilleurs,  telle  fut  la  tâche  qu'il  s'imposa.  Il  vivait  chi- 
chement, n'ayant  d'autres  ressources  que  sa  pension  de  1,200  francs 
et  l'aide  qu'il  donnait  à  un  peintre  anglais  pour  peupler  de  figures 
ses  paysages.  Ombrageux  et  indépendant,  résolu  de  se  frayer  sa 
voie  lui-même,  sa  vie  solitaire  ressemble  à  celle  que  Poussin, 
dans  sa  jeunesse,  avait  aussi  menée  à  Rome.  Bertel  n'avait  guère 
d'amis  que  trois  ou  quatre  jeunes  artistes,  danois  ou  allemands,  et, 
bien  qu'il  y  eût  alors  à  Rome  des  maîtres  de  grand  renom  et  des 
ateliers  à  la  mode,  il  ne  les  recherchu  pas.  Il  n'avait  alors  aucun 
protecteur,  si  ce  n'est  son  compatriote,  le  savant  archéologue 
Zoëga,  son  ami  et  son  guide,  qui  l'encourageait  dans  ses  sévères 
études  et  lui  fit  même  détruire  quelques  essais  de  compositions.  Un 
seul  a  survécu,  un  tout  petit  groupe  de  Bacchns  et  Ariane^  où  le 
naturel  et  la  grâce  révèlent  déjà  un  commerce  intime  avec  l'art 
antique. 

Cinq  années  se  passèrent  ainsi.  L'académie  de  Copenhague,  re- 
connaissante de  quelques  excellentes  copies  envoyées  par  son  élève, 
avait  renouvelé  sa  pension.  Le  terme  où  elle  allait  expirer  appro- 
chait, lorsque  dans  l'âme  du  jeune  sculpteur  jaillit  pour  la  première 
fois  l'éclair  de  l'inspiration.  Sa  pensée  s'était  arrêtée  sur  un  beau 
sujet  de  la  fable.  Il  le  médita  longtemps,  brisa  même  un  premier 
essai,  et,  au  commencement  de  l'année  1803,  exposa  le  plaire  de 
son  célèbre  Jason.  Le  héios  y  est  représenté  s'avançant  d'un  air  de 
triomphe,  sa  lance  reposée  sur  l'épaule  droite,  et  portant  sur  le  bras 
gauche  la  Toison  d'or.  En  peu  de  jours,  ce  fut  le  bruit  de  Rome.  Ar- 
tistes et  amateurs,  tout  le  monde  se  pressait  dans  l'humble  atelier 
du  pauvre  statuaire,  tout  à  fait  inconnu.  Canova,  alors  au  faîte  de 
sa  renommée,  y  vint  aussi  et  exprima  hautement  son  admiration  : 
«  L'ouvrage  de  ce  jeune  Danois,  dit-il,  est  d'un  style  tout  u'^^iveau 
et  grandiose.  »  Ce  mot  de  Canova,  qui  aurait  suffi  en  ce  temps-là  pour 
consacrer  le  mérite  de  Thorvaldsen,  garde  à  nos  yeux  un  prix  singulier. 
Le  grand  artiste,  critique  beaucoup  plus  fin  et  plus  sévère  qu'on  ne 
pourrait  croire  en  raison  de  ses  ouvrages,  comprenait  que  personne 
alors  n'aurait  fait  le  Jason,  pas  même  lui,  qui  avait  adopté  un  tout 
autre  style.  Du  premier  coup,  Thorvaldsen  s'était  mis  hors  de  pair. 
Il  a  fait  bien  mieux  plus  tard,  mais  le  Jason  marque  la  date  la 
plus  importante  de  sa  carrière,  et,  soit  pour  ce  motif,  soit  plutôt 
parce  que  l'œuvre  encore  un  peu  théâtrale  frappe  davantage  le  gros 


150  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

(lu  public,  elle  est  restée  la  plus  populaire  de  toutes  celles  du  sculp- 
teur dans  les  pays  Scandinaves. 

Rien  ne  manqua  d'ailleurs  à  cette  création  pour  être  un  véri- 
table coup  de  dé  et  devenir  légendaire.  Thorvaldsen  lui  dut  à  la 
fois  la  réputation  et  le  moyen  de  vivre,  c'est-à-dire  de  poursuivre 
la  gloire.  11  était  alors  à  bout  d'argent,  sa  pension  terminée,  ses 
maigres  ressources  épuisées,  et  de  tous  les  amateurs  qui  venaient 
admirer  le  Jason,  pas  un  ne  lui  en  avait  offert  seulement  cin- 
quante écus.  Contraint  par  son  dénûment  de  quitter  Rome,  le  pauvre 
artiste  avait  tout  préparé  pour  son  départ,  aussi  désespéré  qu'An- 
nibal  quittant  l'Italie;  déjà  le  vetturino  amenait  à  sa  porte  la  char- 
rette qui  devait  emporter  ses  plâtres,  lorsqu'un  riche  banquier 
anglais  entre  dans  l'atelier  et  demande  à  voir  le  Jason.  Saisi  d'ad- 
miration, M.  Hope  se  décide  sur-le-champ  et  commande  un  Jason 
en  marbre  de  Carrare;  Bertel  s'engage  à  l'exécuter  pour  la  somme 
de  600  sequins,  dont  une  part  lui  est  aussitôt  payée.  Ainsi  déli- 
vré de  tout  souci,  il  resta  à  Rome,  et  dut  peut-être  à  un  Anglais  sa 
carrière  et  sa  gloire.  Pourquoi  faut-il  qu'on  ait  à  lui  reprocher  dans 
cette  circonstance  le  seul  trait  regrettable  de  sa  vie?  M.  Hope 
attendit  vingt-cinq  ans  la  statue  qu'il  avait  commandée. 

Je  ne  m'arrêterais  pas  à  rappeler  sa  passion  pour  une  Romaine 
qu'il  rencontra  vers  ce  temps-là  chez  Zoëga,  et  les  déboires  que 
lui  "causèrent  la  jalousie  et  le  mauvais  caractère  de  sa  maîtresse,  si 
l'on  n'avait  sérieusement  reproché  au  pauvre  sculpteur  ces  amours 
un  peu  vulgaires.  Qu'importe  en  effet  qu'il  se  soit  fait  aimer  d'une 
camériste,  qu'il  l'ait  laissée  se  marier  à  un  autre  et  l'ait  reprise 
ensuite?  Pour  prendre  garde  à  ces  misères,  il  faut  oublier  ce  que 
c'est  qu'un  poète  ou  un  artiste,  chose  ailée  et  légère^  mélange  inex- 
plicable d'ardeurs ,  d'inconséquence  et  de  faiblesse.  Thorvaldsen 
n'a  pas  connu  un  seul  moment  de  sa  vie  la  débauche;  mais  ses 
œuvres  sont  là  pour  montrer  quel  souverain  empire  exerçait  sur 
lui  la  beauté  plastique,  et  son  cœur  garda  toujours  une  intarissable 
jeunesse.  C'est  sa  propre  histoire  qu'il  a  plusieurs  fois  et  complai- 
samment  sculptée  dans  ses  jolis  bas-reliefs  de  V Amour  chez  Ana- 
créon.  11  avait  plus  de  cinquante  ans  lorsqu'une  jeune  Anglaise, 
riche  et  de  bonne  famille,  miss  Mackenzie,  s'éprit  de  sa  renommée, 
s'attacha  à  lui,  le  soigna  pendant  une  maladie  et,  à  force  d'attentions 
et  de  coquctierie,  l'amena  jusqu'à  une  promesse  de  mariage.  Pen- 
dant que  l'artiste  hésite  encore  à  sacrifier  sa  liberté,  il  voit  passer 
dans  le  monde  de  Rome  une  jeune  Viennoise,  très  jolie,  très  spi- 
rituelle, qui  soudain  fait  échec  à  l'Anglaise.  Thorva'dsen,  amoureux 
fou  de  M"''  Caspers,  rend  sa  parole  à  miss  Mackenzie.  Mais  il  a  trop 
d'honneur  pour  ne  pas  garder  la  sienne  et,  bien  que  sa  passion 


LE   MUSÉE   TIIORVALDSEN.  151 

pour  la  charmante  Viennoise  soit  très  partagée,  ils  se  séparent  tris- 
tement l'un  de  l'autre,  invitus  mvila?n.\ oiVd  le  vrai  roman  de  Thor- 
valdsen,  et  rien  ne  peint  mieux  à  la  fois  sa  générosité  et  sa  faiblesse. 
Au  fond  peut-être,  il  n'eut  de  toute  sa  vie  qu'une  seule  jurande 
passion,  à  laquelle  il  eut  raison  de  sacrifier  les  autres,  l'amour  de  son 
art.  La  rencontre  de  la  belle  Anna-Maria  lui  avait  d'abord  fait  oublier 
ses  engagemens  envers  le  banquier  anglais,  mais  ses  études  et 
ses  travaux  l'en  écL;rtèrent  bien  davantage.  Avec  son  piemier  suc- 
cès, il  était  loin  de  se  croire  en  possession  de  l'idéal  poursuivi,  et 
c'est  pourquoi  dix  ans  plus  lard  il  offrait  a  M.  Hope  de  lui  faire  un 
autre  Jason,  plus  beau  que  le  premier.  On  peut  dire  que,  s'il  ne  fut 
pas  assez  reconnaissant  pour  son  bienfaiteur,  il  le  fut  du  moins 
envers  la  Piovidence,  car  il  ne  se  servit  de  la  liberté  conquise  que 
pour  redoubler  ses  études  et  aider  de  toute  son  ardeur  à  sa  voca- 
tion. Depuis  la  vente  du  Jason,  sa  bonne  étoile  ne  l'abandonnait  plus. 
Le  baron  de  Schubart,  ambassadeur  de  Daneuiark  à  iNaples,  et  sa 
femme,  qui  aimaient  les  arts,  s'empressent  d'adopter  leur  jeune  com- 
patriote. Ils  le  présentent  à  Rome  chez  le  baron  Guillaume  de 
Ilumboldt,  ministre  de  Prusse.  L'artiste  renconire  là  de  grands 
personnages,  l'élite  de  l'aristocratie  allemande,  russe  ou  anglaise, 
et  chacun  de  lui  demander  un  marbre.  Le  voilà  sans  relâche  au  tra- 
vail, exécutant  pour  ses  riches  protecteurs  une  série  de  commandes 
sur  des  sujets  empruntés  au  paganisme.  Dès  ce  moment,  sa  car- 
rière est  tracée  :  il  sera  l'artiste  favori  des  grands  seigneurs  ou  des 
souverains  du  iNord.  Cette  clienlèle  cosmopolite  et  princière,  qui  fit 
d'abord  sa  fortune,  ne  favorisa  peut-être  pas  également  dans  la 
suite  le  libre  développement  de  son  génie.  Mais  au  moment  dont 
nous  parlons  elle  lui  permit  de  travailler  et  de  grandir  sans  cesse 
pendant  quinze  années,  pendant  tout  le  temps  que  les  guerres  de 
l'empire  bouleversaient  l'Europe.  Toute  cette  période  de  sa  vie  fut 
consacrée  à  des  œuvres  mythologiques  dont  les  plus  connues  sont, 
en  suivant  l'ordre  du  temps  :  V Amour  et  Psyché^  Adonis  (1808), 
Psyché  (1811),  l'A^nour  vainqueur  {i^ih),  Bébé  (1816),  Venus 
triomphante  (1816),  Mercure  épiant  Argus  (1818),  etc.  (1) 

Ainsi  aidé  par  la  fortune,  Thorvaldseu ,  en  fixant  son  séjour  à 
Piorae,  servait  à  la  fois  ses  goûts,  son  talent  et  sa  renommée.  Les 
amateurs  venaient  facilement  à  lui  de  tous  les  points  de  l'Europe,  où 
son  nom  devint  célèbie  en  peu  d'annés.  Mais  à  Rome  il  eut  plus  de 
peine  à  se  faire  une  place.  Ganova  y  régnait  sans  partage,  et  il 
était  difficile  au  Danois  de  balancer  sur  son  propre  terrain  le  bril- 
lant, l'aimable,  lepathétique  Vénitien.  Son  origine  même  et  bareli- 

{\)  La  plupart  de  ces  statues  obtinrent  un  te)  succès  que  le  maître  en  exécuta  plu- 
sieurs répétitions.  Cts  marbres^  précieux  sont  dispersés  dans  les  collections  particu- 
lières eu  Aileuia-ne,  en  Russie,  en  Angleterre. 


152  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

gion  mettaient  en  défiance  les  Romains,  de  tout  temps  si  jaloux  des 
étrangers.  Ce  qui  fit  le  plus  peut-être  pour  dissiper  ces  préjugés 
et  assurer  peu  à  peu  dans  Rome  la  réputation  de  Thorvaldsen,  ce 
furent  ses  bas-reliefs.  Soit  souvenir  de  ses  premiers  succès  d'école, 
soit  plutôt  cet  instinct  vraiment  hellénique  qui  le  guidait,  Thor- 
valdsen eut  de  bonne  heure  et  toute  sa  vie  une  prédilection  mar- 
quée pour  le  bas-relief.  On  sait  qu'il  le  porta  à  la  dernière  perfection 
et  que  dans  ce  genre  la  prééminence  ne  lui  est  pas  disputée.  Ce  fut 
dans  Rome  un  cri  d'admiration  lorsqu'on  vit  apparaître  VEnlèvement 
de  Briséis  (1805),  puis  Hector  chez  Paris,  puis  le  Génie  des  arts 
(1808),  offert  à  l'académie  de  Saint-Luc  parle  sculpteur  au  moment 
de  sa  réception.  Lorsque  Napoléon  fait  annoncer  en  1811  sa  pro- 
chaine venue  à  Rome  et  que  l'Académie  de  France  songe  à  décorer 
pour  lui  le  palais  du  Quirinal,  on  demande  un  bas-relief  à  Thor- 
valdsen, qui  accepte  la  commande  comme  une  excellente  occasion  de 
faire  quelque  chose  de  nouveau  et  de  grand.  Il  étudie  Plutarque  et 
Quinte-Curce,  et  en  quelques  mois  exécute  la  célèbre  frise  de  V En- 
trée d' Alexandre  à  Babylone.  Le  plâtre  seulement  fut  placé  au 
Quirinal ,  où  on  le  voit  encore.  Avant  que  l'artiste  eût  achevé 
son  marbre,  la  fortune  de  Napoléon  avait  sombré.  Personne,  hélas  ! 
ne  s'inquiéta  plus  de  ce  magnifique  travail,  si  ce  n'est  un  amateur 
italien,  le  comte  de  Sommariva,  qui  acheta  le  marbre  à  moitié  prix 
pour  le  placer  dans  sa  villa  du  lac  de  Gôme.  En  revanche  l' Atelier 
de  Vidcain,  Priam  aux  pieds  d Achille,  la  Nuit,  vingt  autres  bas- 
reliefs  admirables ,  modelés  à  la  même  époque  et  répandus  dans 
toute  l'Europe,  contribuèrent  autant  que  ses  plus  belles  statues  à 
la  célébrité  du  maître  danois. 

Il  devait  d'ailleurs  remporter  dans  son  art  tous  les  genres  de 
succès,  même  les  plus  inattendus.  Vers  1817  le  prince  Louis  de 
Bavière  lui  confia  un  grand  travail,  la  restauration  des  fameux  mar- 
bres d'Égine.  La  mode  était  encore  à  cette  époque  de  restaurer  les 
antiques  mutilés,  usage  qui  semble  maintenant  une  profanation 
à  notre  goût  plus  sévère  et  plus  scrupuleux.  Mais  si  jamais  un  artiste 
a  mérité  de  se  faire  pardonner  cette  hardiesse,  de  se  prendre 
pour  ainsi  dire  coips  à  corps  avec  l'art  antique,  c'est  assurément 
Thorvaldsen.  Le  prince  de  Bavière,  en  lui  confiant  ses  précieux 
marbres,  ne  se  laissait  pas  égarer  par  son  amitié.  Peu  de  res- 
taurations ont  été  aussi  difficiles  que  celle  de  ces  statues,  œuvre 
archaïque  sans  doute,  mais  très  savante,  dont  les  formes  et  les  pro- 
cédés attestent,  sous  des  apparences  rudimentaires,  un  art  con- 
sommé. Il  fallait  pénétrer  les  règles  de  cet  art  tout  à  fait  ignoré, 
et  Thorvaldsen,  quoi  qu'on  en  ait  pu  dire,  a  retrouvé  ce  secret.  Ce 
n'est  guère  que  par  la  difierence  du  ton  des  marbres  que  l'on  peut 
aujourd'hui  distinguer  les  quelques  membres  qu'il  a  rendus  aux 


LE   MUSÉE   THORVALDSEN.  153 

combattans  des  frontons  d'Égine  et  l'on  ne  regrette  pas,  en  visitant 
le  musée  de  Munich,  une  restauration  habile,  qui  permet  de  saisir 
dans  tout  son  ensemble  cette  dramatique  composition. 

Il  fallut  des  sollicitations  pressantes  et  répétées  pour  arracher 
Thorvaldsen  à  son  atelier  et  le  ramener  à  Copenhague,  après  une 
absence  de  vingt-trois  ans.  L'artiste  ne  se  souciait  pas  de  faire  parade 
dans  sa  patrie  d'une  immense  réputation  qu'il  portait  très  modeste- 
ment et  qui  lui  était  moins  à  cœur  que  ses  travaux.  Au  mois  d'octo- 
bre 1819,  il  revint  à  Copenhague,  où  l'attendait  un  premier  triomphe. 
Réception  solennelle  à  l'académie  en  présence  de  toute  la  société 
danoise,  banquets,  cantates,  rien  ne  manqua  à  la  fête,  pas  même 
des  salves  d'artillerie.  Le  roi  nomma  le  statuaire  conseiller  d'état,  afin 
de  le  recevoir  à  sa  table  sans  déroger  à  l'étiquette,  honneur  insigne 
et  très  nouveau  pour  un  artiste  danois.  Des  croix  et  des  cordons, 
nous  n'en  parlons  pas.  Bref,  le  fils  du  pauvre  Gottskalk  devenait  un 
seigneur  dans  sa  ville  natale,  et  il  eût  pu  dès  lors  y  vivre  entouré 
d'honneurs.  Mais  la  patrie  de  son  cœur  et  de  ses  pensées,  c'était 
Rome;  il  en  reprit  le  chemin  dix  mois  après. 

Il  rapportait  de  Copenhague  des  projets  immenses,  toute  la 
décoration  de  l'église  Notre-Dame,  c'est-à-dire  trente  statues  et 
deux  vastes  bas-reliefs.  Mais  ce  n'était  rien  encore.  En  retournant 
à  Rome  à  travers  l'Allemagne  et  la  Pologne,  Thorvaldsen,  reçu  avec 
toute  sorte  d'honneurs  par  les  artistes  et  les  académies  des  pays 
qu'il  traversait,  par  les  deux  empereurs  de  Russie  et  d'Autriche,  fut 
partout  assailli  de  commandes  non  moins  importantes  :  à  Var- 
sovie, une  statue  équestre  de  Poniatowski,  une  autre  de  Copernic, 
un  mausolée  pour  le  prince  Potoçki,  etc.,  sans  compter  les  bustes 
qu'il  modelait  chemin  faisant.  Alors  s'ouvre  dans  sa  carrière  une 
nouvelle  période.  Des  sculptures  mythologiques,  il  passe  aux  sujets 
modernes  ou  religieux.  Déjà,  avant  son  voyage,  il  avait  préludé  à 
cette  nouvelle  phase  par  le  Lion  de  Liicenie,  que  lui  demanda 
la  Suisse  en  1819.  Ce  que  la  gloire  de  Thorvaldsen  a  gagné  ou  perdu 
à  cette  transformation,  à  ce  nouvel  emploi  de  son  talent,  j'essaierai 
de  le  dire  plus  loin.  Je  veux  seulement  relever  en  passant  le  reproche 
qu'on  lui  a  sévèrement  adressé  d'avoir  accepté  un  nombre  de  com- 
mandes auquel  la  plus  longue  vie  d'artiste  n'eût  jamais  pu  sufQre.  Il 
n'en  put  venir  à  bout  qu'avec  l'aide  de  ses  élèves  ou  de  ses  prati- 
ciens, et  encore  laissait-il  souvent  les  commandes  en  souffrance 
pendant  de  longues  années. 

L'on  s'est  demandé  comment  un  artiste  loyal  avait  pu  accepter 
si  aisément  des  travaux  auxquels  il  savait  fort  bien  ne  pouvoir 
suffire  lui-même,  et  on  l'a  même  représenté  comme  un  habile  indus- 
triel mettant  à  profit  sa  réputation,  au  détriment  de  son  art  et  de 
sa  dignité.  Aune  aussi  grave  accusation  la  réponse,  heureusement, 


154  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

est  facile.  Si  Thorvaldsen  eût  beaucoup  aimé  l'argent,  son  travail 
prodigieux  de  quarante  années,  ces  statues,  ces  bustes,  ces  bas- 
reliefs  sans  nombre  que  les  souverains  et  les  plus  riches  seigneurs 
de  l'Europe  se  disputaient  et  que  l'artiste  pouvait  reproduire  à  vo- 
lonté dans  son  atelier,  lui  auraient  valu  des  millions.  Sans  famille 
cependant,  ayant  toujours  vécu  dans  une  extrême  simplicité,  quelle 
fortune  a-t-il  laissée?  Tout  au  plus  450,000  francs,  en  y  compre- 
nant la  valeur  de  ses  collections.  Combien  d'artistes,  aujourd'hui, 
de  ceux  qui  atteignent  à  la  vogue  et  à  la  popularité,  se  contente- 
raient, an  bout  de  leur  carrière,  de  cette  simple  retraite?..  INon, 
Dieu  merci,  ce  n'est  pas  dans  l'avarice  qu'il  faut  chercher  le  motif 
de  la  légèreté  de  Thorvaldsen  à  prendre  des  engagemens  qu'il  ne 
pouvait  tenir. 

J'ai  parlé  de  la  faveur  qu'il  avait  rapidement  acquise  dans  toute 
l'Europe  septentrionale.  Quoique  Danois  et  d'une  race  souvent  en- 
nemie de  la  leur,  les  Allemands  le  traitèrent  tout  de  suite  en  fds 
de  ia  Germanie.  Déjà  en  J805  William  Schlegel,  et  après  lui  M'"°  de 
Staël  écrivaient  ssns  hésiter  que  Thorvaldsen,  «élevé  en  Allemagne, 
possédant  une  culture  tout  allemande,  appartenait  en  quelque  sorte 
à  l'Allemagne.  »  La  vérité  est  que  Thorvaldsen  avait  cinquante  ans 
lorsqu'il  vit  pour  la  première  fois  l'Â'lemagne,  dont  il  ne  parla  ja- 
mais bien  la  langue.  Mais  peu  importe,  c'était  un  homme  du  Nord, 
et  aux  yeux  des  Allemands  aussi  bien  que  des  Scandinaves,  des  Po- 
lonais ou  des  Russes,  le  Danois  personnifiait  le  génie  du  Nord.  Chez 
ces  peuples  encore  à  peu  près  déshérités  de  l'art  et  tributaires  depuis 
deux  siècles  des  Italiens  et  des  Français,  il  fut  salué  comme  le  héros 
d'une  éclatante  revanche  sur  le  génie  des  races  latines,  des  races 
privilégiées.  Thorvaldsen,  trop  fin  et  trop  modeste  à  la  fois  pour  se 
tromper  jamais  sur  son  mérite  et  la  vraie  valeur  de  ses  œuvres,  ne 
pouvait  pas  cependant  ne  point  ressentir  quelque  fierté  de  cet  en- 
gouement prodigieux  et  en  quelque  sorte  national  qu'il  inspirait,  et 
il  se  trouvait  d'autant  moins  libre  de  résister  aux  demandes  pres- 
santes d'admirateurs  si  passionnés.  11  est  juste  de  se  rappeler  aussi 
l'aulorité  de  la  hiérarchie  sociale  dans  ce  pays  du  Nord,  dont  Bertel 
aA'ait  gardé  toutes  les  habitudes  et  tous  les  sentimens.  La  plupart 
de  ses  travaux  lui  étaient  demandés  par  des  personnages  à  qui  il 
n'osait  pas  refuser  e:^pressément.  Je  marquerai  cependant  plus  loin, 
en  parlant  de  ses  œuvres  modernes,  quelques  circonstances  oii  il 
eût  mieux  fait  de  montrer  plus  d'indépendance  et  de  fermeté. 

Il  se  réservait,  en  acceptant  des  travaux  qui  avaient  d'ailleurs 
l'avantage  d'ouvrir  un  champ  nouveau  à  son  imagination,  de  n'exé- 
cuter avec  soin  que  ceux  qui  lui  plaisaient.  Pour  les  autres,  non- 
seulement  il  n'en  touchait  pas  le  marbre,  mais  il  laissait  même  sou- 
vent à  ses  élèves  le  soin  d'en  modeler  la  terre  d'après  ses  ébauches 


LE   MLSEE  THORVALDSEN.  155 

OU  ses  dessins.  On  reconnaît  bien  vite  dans  son  musée  ces  produits 
bâtards.  Faut-il  lui  faire  un  crime  de  ce  sans-façon,  qui  n'était 
pas  une  supercherie?  Son  atelier  était  toujours  ouvert,  et  les  nom- 
breux Allemantis  ou  Danois  qui  venaient  à  Rome  ne  manquaient  pas 
de  le  visiter.  Le  maître  d'ailleurs  pouvait  se  dire  que  ces  choses  ne 
se  passaient  pas  autrement  auxvi*  siècle,  et  que  Raphaël,  André  del 
Sarto  et  d'autres  encore  ont  bravement  fait  peindre  par  leurs 
élèves,  aux  yeux  de  leurs  contemporains,  une  bonne  part  des  fres-, 
ques  ou  des  tableaux  qui  portent  leur  nom. 

Et  véritablement,  pendant  vingt  années,  Bertel  Thorvaldsen  mena 
la  vie  des  grands  artistes  de  la  Renaissance  dans  cette  Rome  des 
papes,  redevenue  pour  un  temps  la  paisible  et  charmante  capitale 
des  beaux-arts,  l'asile  de  l'étude,  le  rendez-vous  préféré  de  tout  ce 
qui  était  grand  ou  illustre  en  Europe.  Il  conduisait  de  front  les  plus 
vastes  travaux,  entouré  dans  son  atelier  d'un  cortège  d'élèves  de. 
toutes  nations  (1)  qui  donnaient  avec  joie  leur  travail  à  ses  œuvres. 
Le  soir  on  le  rencontrait  dans  les  salons  des  princes  romains  ou 
des  grands  personnages  étrangers,  avec  ses  amis  Horace  Vernet 
et  Meudelssohn.  Pour  avoir  une  idée  de  la  popularité  dont  il 
jouissait  parmi  les  artistes,  on  n'a  qu'à  se  souvenir  de  ce  banquet 
donné  à  Horace  Vernet,  au  moment  où  il  quitta  Rome,  par  tous  les 
artistes,  romains  ou  étrangers.  Au  moment  du  toast,  Thorvaldsen 
voulut  mettre  sur  la  tête  de  son  ami  une  couronne  de  laurier,  mais 
celui-ci  l'arrêta,  et,  plaçant  la  couronne  sur  le  front  du  statuaire, 
s'écria:  «  La  voiLà  à  sa  place!  »  et  toute  la  salle  d'éclater  en  ap- 
plaudissemens.  Peu  de  sculpteurs  ont  étudié  à  Rome  de  1817 
à  IS^O  sans  éprouver  plus  ou  moins  l'influence  de  Thorvaldsen. 
Sur  les  Allemands  elle  fut  très  efficace,  elle  l'eût  été  bi^'n  davantage 
sans  l'indiscipline  et  l'emphase  incorrigibles  de  l'esprit  germanique. 
Des  artistes  français,  j'en  parlerai  plus  loin.  Après  la  mort  de 
Canova  en  1822,  la  célébrité  du  Danois  resta  sans  rivale  en  Eu- 
rope, et  sa  situation  dans  Rome  dépassa  tout  ce  qu'un  étranger 
aurait  pu  rêver.  Protestant,  il  voyait  le  pape  Léon  XII  insister  pour 
qu'on  le  nommât  président  de  l'académie  de  Saint-Luc,  et  recevait 
du  cardinal  Consalvi  la  mission  d'élever  le  tombeau  de  Pie  Yll  dans 
la  basilique  de  Saint-Pierre. 

Un  jour,  à  Copenhague,  j'exprimais  mon  étonnement  de  ce  que  les 
Danois,  si  actifs,  si  commerçans  et  si  bons  marins,  se  répandaient 
pourtant  fort  peu  au  dehors  et  n'avaient  jamais  créé  de  colonies  : 
«  Les  Danois,  me  répondit-on,  quittent  assez  facilement  leur  pays, 
mais  ils  y  reviennent  toujours.  -»  Ces  insulaires  s'attachent  à  leurs 

(1)  Plusieurs  sont  devenus  des  statuaires  très  distingués,  Tenerani,  Bienaimé,  Wolff, 
Bissen,  et  d'autres  encore. 


156  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

rivages  verdoyans  et  à  leurs  forêts  de  hêtres  immenses,  comme  \eë 
Suisses  à  leurs  montagnes.  Thorvaldsen  devait  aussi  obéir  à  cet 
amour  du  sol  natal,  qui  se  réveilla  un  jour  en  lui  au  milieu  de  sa 
vie  sereine  et  heureuse  :  ce  fut  là  le  vrai  motif  qui  lui  fit  quitter 
Rome  et  non  de  prétendues  tracasseries  populaires,  ni  le  départ  de 
quelques  amis,  ni  même  le  choléra  de  1837.  Rappelé  en  Danemark 
par  les  plus  pressantes  sollicitations,  il  ne  se  décida  à  partir  que 
deux  ans  après,  en  1839,  Une  frégate  de  la  marine  royale  danoise 
fut  exprès  envoyée  à  Livourne  pour  le  prendre,  lui  et  toutes  ses 
caisses  de  marbres,  de  plâtres  et  d'objets  d'art  destinés  à  sa  ville 
natale. 

Aucun  épisode  de  sa  vie  n'est  connu  comme  celui  de  l'incom- 
parable réception  qu'on  lui  fit  alors  à  Copenhague.  C'est  qu'en 
effet  l'histoire  des  temps  modernes  ne  présente  rien  de  pareil,  et 
que  cette  ovation  sans  exemple  donne  bien  la  mesure  de  ce  qu'était 
Thorvaldsen  pour  les  peuples  du  Nord,  un  peu  plus  qu'un  homme. 
Il  faut  lire,  dans  le  livre  de  M.  Pion,  le  récit  très  pittoresque,  très 
saisissant  de  cette  marche  triomphale  de  la  frégate,  escortée  sur  le 
Sund,  depuis  Elseneur  jusqu'à  Copenhague,  de  bateaux  danois  et 
suédois  où  retentissent  des  chœurs  et  des  fanfares.  Tantôt  un  brouil- 
lardl'arrête,  tantôt  le  ciel  s'illumine  au-dessus  d'elle  d'une  splendide 
aurore  boréale,  symbole  de  la  gloire  du  maître.  Cependant  toute 
la  population  de  Copenhague,  impatiente,  inquiète,  se  presse  sur 
les  quais  du  port  et  dans  les  rues  voisines,  attendant  en  vain  pen- 
dant une  longue  journée  de  pluie.  Le  lendemain  le  ciel  s'éclaircit, 
on  signale  la  frégate,  un  drapeau  hissé  sur  le  plus  haut  clocher 
avertit  toute  la  ville,  qui  se  précipite  avec  une  rumeur  de  joie  vers 
le  port  et  la  rade.  Au  moment  où  la  frégate  s'avance  entre  les  îlots 
couronnés  le  batteries  et  le  rideau  vert  du  Langeline,  une  flotte 
d'embarcations  se  détache  des  quais  et  vogue  à  sa  rencontre,  cha- 
cune portant  un  corps  de  métier  de  la  ville  et  sa  bannière.  L'une 
d'elles,  décorée  à  la  grecque,  porte  à  bord  l'académie  des  beaux- 
arts,  chargée  de  comphmenter  le  maître,  et  de  tous  les  autres 
canots,  déployés  en  cercle  autour  du  vaisseau,  s'élève  un  chœur 
immense  chantant  un  hymne  composé  par  le  poète  Ilisberg.  Ainsi 
escorté  Thorvaldsen  descend  à  terre  au  milieu  de  hourrahs  fréné- 
tiques. Il  monte  en  calèche  pour  se  rendre  au  palais  de  Charlotten- 
borg,  mais  le  peuple  dételle  ses  chevaux  et  traîne  sa  voiture.  A  peine 
est-il  au  palais  que  la  foule  qui  encombre  la  vaste  place  de  Kongens 
Nytorv  demande  à  le  voir,  et  il  faut  que  l'artiste,  très  étonné 
d'ailleurs  et  nullement  préparé  à  de  tels  éclats,  paraisse  au  balcon 
pour  saluer  ses  compatriotes.  On  dirait  le  retour  d'un  souverain 
ou  d'un  grand  général  après  une  glorieuse  campagne,  et  les  récits 


LE   MUSÉE   THORVALDSEN.  157 

de  cette  fête  nationale  sembleraient  à  peine  croyables,  si  on  ne 
les  trouvait  dans  les  journaux  du  temps  et  si  les  fresques  du  musée 
n'en  consacraient  le  souvenir  avec  la  plus  naïve  expression.  Certes 
ces  ouvriers,  ces  marins,  ces  bourgeois  de  Copenhague  ne  com- 
prennent guère  les  chefs-d'œuvre  de  Thorvaldsen,  mais  on  leur 
dit  que  ce  vieillard  a  fait  parler  du  Danemark  dans  toute  l'Europe, 
et  c'est  assez  pour  le  recevoir  comme  un  roi.  11  faut  remonter  à 
l'histoire  du  couronnement  de  Pétrarque  ou  aux  jeux  olympiques 
pour  retrouver  l'image  de  cette  pacifique  royauté.  Les  Danois  mé- 
ritaient bien,  par  ces  hommages  dignes  de  la  Grèce,  de  compter 
dans  leur  nation  le  plus  grec  de  tous  les  sculpteurs  modernes.  Au 
reste,  nous  avons  vu  depuis  ce  que  valait  le  patriotisme  du  Dane- 
mark, lorsque  ce  petit  pays,  tristement  abandonné,  se  défendit  seul 
contre  deux  grands  empires.  La  ville  de  Copenhague  allant  au-de- 
vant de  Thorvaldsen  et  les  trente  mille  hommes  du  général  Méza 
arrêtant  à  Dïippel  tous  les  efforts  de  l'armée  austro-prussienne,  ce 
sont  des  traits  dignes  l'un  de  l'autre,  qui  donnent  la  mesure  de  ce 
vaillant  peuple. 

De  tous  les  acteurs  de  cette  grande  fête  le  plus  étonné  et  le  plus 
embarrassé  était  le  sculpteur  lui-même,  qui  se  gardait  bien  de 
prendre  au  sérieux  son  rôle  de  triomphateur.  Au  lieu  de  rester  à 
Copenhague,  où  l'académie  lui  donnait  un  appartement  dans  son 
palais,  et  d'y  jouir  de  sa  popularité,  il  s'enfuyait  à  la  campagne 
chez  une  vieille  amie,  la  baronne  de  Stampe,  et  y  reprenait  son 
travail.  Ce  fut  là  qu'il  exécuta  de  nombreux  ouvrages,  plusieurs 
encore  de  très  bonne  venue,  un  Christian  IV,  sa  propre  statue  en 
costume  d'atelier,  que  lui  arracha  à  grand'peine  son  amie,  et  surtout 
les  deux  grands  bas-reliefs  qui  décorent  l'église  Notre-Dame.  Il 
avait  alors  soixante-dix  ans  et  sa  verte  vieillesse  rappelle  le  tempé- 
rament athlétique  de  iMichel-Ange  et  de  Titien.  Son  regard  se  tourna 
encore  vers  Rome,  et  il  y  revint  en  18Zil.  Cette  fois  son  passage  à 
travers  l'Allemagne  ne  fut  qu'une  suite  de  triomphes  comparables 
à  celui  de  Copenhague.  A  Berlin,  à  Dresde,  à  Munich,  les  rois  le 
reçoivent  comme  un  ami,  les  villes  s'illuminent  pour  lui,  on  donne 
des  spectacles  de  gala,  et,  quand  il  y  paraît,  la  foule  se  lève  pour 
l'acclamer. 

Pendant  une  année  encore,  il  travailla  à  Rome,  mais  seulement 
à  des  sujets  religieux,  comme  si  l'approche  de  la  mort  eût  réveillé 
en  lui  la  foi  chrétienne.  Sa  carrière  touchait  en  effet  à  son  terme. 
Lorsqu'il  revint  l'année  suivante  en  Danemark,  sa  pensée  et  ses 
forces  trahirent  désormais  l'infatigable  sculpteur,  et  ses  dernières 
œuvres  méritent  à  peine  une  mention.  Le  '2!i  mars  18i4 ,  il 
tomba  foudroyé  par  une  apoplexie  au  théâtre  royal  de  Copen- 
hague, où  sa  passion  pour  la  musique  l'amenait  tous  les  soirs, 


158  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

Après  sa  mort  comme  pendant  sa  vie,  sa  ville  natale  le  traita  en 
souverain  et  mieux  encore.  Toutes  les  maisons  étaient  tendues  de 
noir  sur  le  passage  du  convoi  funèbre,  et  le  cercueil,  porté  par  les 
artistes,  fut  reçu  à  l'entrée  de  la  cathédrale  par  le  roi  et  le  prince 
royal  de  Danemark.  Quatre  ans  après  seulement,  la  dépouille  du 
maître  fut  transportée  dans  son  tombeau  au  milieu  de  ses  œuvres. 
On  voit  dans  ce  musée,  au  premier  étage,  un  portrait  de  Thor- 
valdsen  par  Horace  Vernet;  un  autre,  par  le  peintre  danois  Eckers- 
,  berg,  est  conservé  dans  une  salle  de  l'Acadéniie  des  beaux-arts. 
Vernet  a  représenté  son  ami  en  train  de  le  modeler  lui-même, 
l'ébauchoir  à  la  main  et  vêtu  de  la  blouse  blanche  de  l'atelier. 
Le  tableau,  daté  de  'J832,  a  la  puissance  et  l'éclat  ordinaires  de 
Vernet.  La  figure  du  statuaire,  large  et  osseuse,  encadrée  des  bou- 
cles blanchies  de  son  abondante  chevelure,  éclairée  par  le  beau 
regard  de  ses  yeux  bleus  et  par  un  sourire  mêlé  de  finesse  et  de 
bonhomie,  respire  surtout  l'activité  et  la  verve  de  la  pensée.  Tout 
autre  est  l'image  que  le  peintre  danois  a  laissée  d'un  maître  vénéré: 
on  y  sent  l'esprit  Scandinave.  Bertel  Thorvaldsen,  beaucoup  plus 
jeune  (le  tableau  est  de  1813),  est  assis,  le  regard  perdu  dans  une 
rêverie  mélancolique.  Ses  cheveux  encore  blonds  tombent  autour 
d'un  visage  maladif  que  les  fièvres  de  Rome  ont  amaigri  autant  que 
le  travail.  Le  manteau  noir  des  académiciens  de  SaiiU-Luc,  jeté  sur 
les  épaules  de  l'artiste,  paraît  singulier  avec  cette  physionomie  de 
poète  élégiaque.  Les  Danois,  naturellement,  préfèrent  ce  portrait 
indigène  ;  mais  l'œuvre  du  maître  français,  supérieure  par  la  qua- 
lité, est  apparemment  aussi  plus  fidèle.  Il  semble  d'ailleurs  qu'on 
ait  besoin  des  deux  images  pour  recomposer  toute  la  physionomie 
du  grand  s-ulpteur  telle  que  nous  la  montrent  tour  à  tour  les  jeunes 
années  et  la  maturité  de  sa  vie;  rêveur,  taciturne,  modeste,  mais 
indépendant,  opiniâtre  dans  son  vouloir  et  se  donnant  avec  passion 
au  travail  pour  réaliser  ses  conceptions.  Ses  nombreux  amis  ont 
vanté  la  fidélité  de  ses  affections,  la  tendresse  de  son  cœur;  simple 
et  facile  dans  le  commerce  de  la  vie,  il  garda  toujours,  même  au 
milieu  des  grands,  la  rude  et  franche  bonhomie  de  sa  première 
condition,  et  sa  considération  n'y  perdait  rien.  Cherchons  main- 
tenant dans  ses  œuvres  la  marche  et  le  mouvement  de  cet  esprit 
si  actif,  ses  idées  sur  le  beau,  ses  méthodes,  en  un  mot,  toutes 
les  théories  qu'il  a  mises  en  pratique  et  dont  il  n'a  jamais  parlé. 

IL 

Bertel  Thorvaldsen  vint  au  monde  tout  juste  pour  recueillir  les 
fruits  de  la  Renaissance,  ou  plutôt  de  la  révolution  qui,  dans  la 
seconde  moitié  du  xvm°  siècle,  ramena  peu  à  peu  les  esprits  au 


LE   MUSÉE   TIIORVALDSEN.  159 

culte  de  l'art  antique.  Lorsqu'il  arriva  pour  la  première  fois  à 
Rome,  en  1797,  cette  révolution,  commencée  cinquante  ans  aupa- 
ravant en  France  par  le  comte  de  Gaylus,  propagée  bientôt  en  Italie 
et  en  Allemagne  par  le  savoir  et  l'éloquence  de  Winckelraann,  était 
déjà  un  fait  accompli.  Partout,  selon  le  mot  fameux  de  Louis  Da- 
vid, on  avait  êrrasô  la  qiicuc  du  Bernin.  En  France,  ce  même  David, 
le  plus  rude  combattant  de  la  lutte,  Gérard,  Ghaudet,  tenaient  la 
tête  des  écoles.  L'antique  régnait  en  souverain  et  depuis  long- 
temps sur  la  peinture,  la  statuaire,  l'architecture,  les  arts  décora- 
tifs, aussi  bien  que  sur  les  lettres,  et  la  révolution,  comme  on  sait, 
avait  poussé  cette  mode  jusqu'au  fanatisme  et  au  ridicule.  Vers  le 
même  temps,  Flaxman,  avec  toute  la  puissance  du  génie,  imposait 
le  goût  nouveau  h.  l'Angleterre.  Mais  c'est  en  Italie  surtout  que  la 
ferveur  de  l'antique  embrasait  à  la  fois  savans,  artistes  et  ama- 
teurs, comme  aux  beaux  jours  des  Médicis.  A  son  école  de  Copen- 
hague, Thorvaldsen  n'avait  pu  entrevoir  qu'un  reflet  incertain  de 
cette  rénovation;  mais,  en  arrivant  à  Rome,  il  trouva  tous  les  faux 
dieux  renversés  et  Canova  installé  à  leur  place.  Ge  fut  donc  l'en- 
traînement irrésistible  de  l'opinion,  aussi  bien  que  son  vropre  guit, 
qui  le  jeta  dans  l'étude  exclusive  de  l'antique,  et  l'on  ne  saurait 
s'étonner  qu'il  n'ait  pas  pris  garde  à  la  première  renaissance.  Aux 
yeux  de  tous  alors,  les  maîtres  du  xv^  et  du  xvr  siècle  disparais- 
saient derrière  ces  descendans  bâtards  qui  avaient  si  tristement  dé- 
naturé leurs  leçons.  Tous  les  modernes  semblaient  compris  dans 
la  même  proscription  :  il  n'y  avait  pas  d'autre  loi ,  pas  d'autres 
guides  possibles  que  l'antiquité  et  ses  nouveaux  interprètes. 

Cependant  Thorvaldsen,  en  se  livrant  avec  plus  de  ferveur 
qu'aucun  autre  à  ce  courant  universel,  montra  tout  de  suite  l'in- 
dépendnnce  et  la  vigueur  de  son  esprit.  Au  lieu  de  s'attacher, 
comme  il  semblait  naturel,  à  quelqu'un  des  réforaiateurs,  à  Ganova, 
par  exemple,  il  prit  le  parti  de  chercher  lui-même  son  chemin. 
Un  instinct  l'avertissait  que,  parmi  ces  maîtres  en  vogue,  plu- 
sieurs l'auraient  égaré,  aucun  ne  l'eût  mené  assez  loin.  Il  s'en  fal- 
lait de  beaucoup  en  effet  que  cet  engouement  pour  tout  ce  qui 
venait  de  la  Grèce  et  de  Rome  fût  l'intelligence  même  de  l'antique, 
et  que  chez  les  meilleurs  artistes  d'alors  on  retrouvât  le  caractère 
et  la  véritable  beauté  des  modèles  qu'ils  étaient  censés  repi'oduire. 
On  n'improvise  pas  une  révolution  radicale  clans  les  arts,  pas  plus 
que  dans  la  société.  On  ne  passe  point  sans  transition,  sans  tâtonne- 
mens,  de  l'école  du  Bernin  à  celle  de  Phidias,  de  l'absurde  au  su- 
blime. Tout  disciples  qu'ils  se  croyaient  de  la  simplicité  grecque, 
ces  rénovateurs  sacrifiaient  par  quelque  côté  à  l'esprit  de  leur 
temps,  qui  n'était  rien  moins  que  simple,  David  par  l'emphase,  la 
déclamation,  l'effet  théâtral,  Flaxman  par  sa  raideur  toute  britan- 


160  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nique,  Canova  par  l'excès  de  la  violence  quelquefois,  plus  souvent 
par  le  sensualisme  et  une  mièvrerie  efféminée.  A  Rome  cependant  le 
Vénitien  passait  pour  l'héritier  direct  des  Grecs,  et  la  place  d'honneur 
qu'on  lui  donna  et  qu'il  garde  encore  dans  le  Belvédère  même  té- 
moigne assez  d'une  admiration  dont  la  postérité  a  beaucoup  rabattu. 
Thorvaldsen  fut  sans  doute  le  premier  à  ne  pas  partager  cet  enthou- 
siasme et  à  comprendre  qu'il  y  avait  autre  chose  à  faire.  Quoi  qu'il 
en  soit,  le  taciturne  Danois  ne  se  présenta  ni  chez  Canova,  ni  chez 
aucun  autre  statuaire  ;  il  se  mit  bravement  à  étudier  tout  seul  dans 
les  galeries,  se  prenant  corps  à  corps  avec  les  vrais  modèles,  qui  le 
transportaient  d'admiration. 

On  dira  que  Winckelmann  lui  avait  indiqué  la  route  :  assurément, 
comme  à  tous  ses  contemporains.  Mais  que  trouvait-il  dans  Winckel- 
mann? Des  vues  très  élevées,  très  pures,  mais  trop  générales,  sur 
l'esthétique  des  Grecs;  des  observations  plus  philosophiques  que 
techniques  sur  les  divers  styles  et  les  procédés  de  leur  statuaire; 
du  reste  les  notions  les  plus  vagues  sur  les  principales  évolutions 
de  l'art  grec  et  une  critique  plus  incomplète  encore.  Winckelmann 
ne  connaît  guère  que  de  nom  Phidias  et  les  grandes  écoles  qni 
l'ont  immédiatement  suivi.  Il  ne  distingue  pas  dans  les  musées 
de  Rome,  sauf  le  Torse  du  Belvédère,  ce  qui  appartient  aux 
plus  belles  époques,  et  tout  son  enthousiasme  se  concentre  sur  le 
Laocoon  et  VApollon,  œuvres  désormais  classées,  par  le  style 
comme  par  l'âge,  assez  loin  du  siècle  d'or.  Ce  ne  fut  donc  pas  le  cé- 
lèbre antiquaire  qui  inspira  à  Thorvaldsen  l'idée  de  s'arrêter  tout 
d'abord  devant  le  Pollux  gigantesque  de  Monte-Cavallo.  Ce  ne  fut 
pas  non  plus  l'inscription  apocryphe  du  piédestal  de  la  statue,  qui 
n'avait  aucun  sens  pour  un  jeune  homme  sans  lettres.  L'œuvre  elle- 
même,  par  son  caractère  majestueux  et  superbe,  le  captiva,  et, 
pour  son  coup  d'essai,  il  en  fit  une  copie,  ce  qui  n'était  pas  facile, 
vu  la  situation  et  les  dimensions  du  colosse.  Or  il  avait  choisi,  sans 
le  savoir,  celui  de  tous  les  antiques  de  Rome  qui  rappelle  le  mieux 
l'école  de  Phidias;  ce  choix  instinctif  et  hardi  suffit  à  montrer  l'in- 
dépendance et  la  sûreté  de  son  discernement. 

Qu'il  ait  reçu  alors  quelques  bons  conseils  de  son  compatriote 
Zoëga,  tous  les  biographes  le  racontent;  mais  le  célèbre  archéo- 
logue n'ayant  laissé  aucun  ouvrage  d'esthéti([ue,  on  ne  saurait  dé- 
terminer la  mesure  de  cette  influence.  J'ai  entendu  citer  aussi  un 
autre  Danois,  le  peintre  Carstens,  comme  un  guide  ou  un  inspira- 
teur de  Thorvaldsen.  C'est  faire  beaucoup  d'honneur  à  Carstens, 
qui  était  un  habile  dessinateur,  mais  un  esprit  éclectique  et  indécis, 
aussi  épris  de  Michel-Ange  et  des  Florentins  que  des  Grecs,  et, 
dans  ses  imitations  de  l'antique,  presque  toujours  froid,  guindé  et 
vulgaire.  Non,  Bertel  n'eut  aucun  maître  parmi  ses  contemporains. 


LE   MUSÉE   THORVALDSEN.  161 

Personne  ne  lui  montra  les  secrets  les  plus  délicats  de  l'art  grec, 
et  il  fut  les  chercher  lui-même  à  leur  source. 

Le  Jason  donnait  déjà  la  preuve  d'un  talent  supérieur,  mais  encore 
un  peu  esclave  de  son  public.  Ce  n'est  pas,  quoi  qu'en  dise  Canova, 
une  œuvre  tout  à  fait  individuelle;  c'est  plutôt  un  compromis  entre 
le  style  à  la  mode,  le  style  de  Canova  lui-même  et  celui  des  plus 
beaux  temps  de  l'art  grec.  Si  le  jeune  artiste  a  copié  d'abord  le 
Polhix,  s'il  a  cherché  à  se  pénétrer  de  cette  simplicité  et  de  cette 
grandeur,  d'autre  part  il  est  fort  ignorant  et  on  ne  peut  s'attendre 
à  ce  qu'il  ait  dès  lors  arrêté  sa  marche  dans  les  voies  les  plus  pures 
et  les  moins  battues.  On  n'atteint  pas  du  premier  coup  le  simple 
et  le  grand  tout  ensemble.  Pauvre,  sans  appui,  désireux  avant 
tout  de  se  faire  connaître,  Bertel  ne  peut  pas  encore  ne  tenir  aucun 
compte  du  goût  général.  Aussi,  tout  en  copiant  les  formes  accom- 
plies du  colosse  de  Monte-Cavallo,  il  jette  les  yeux  sur  l'idole  de  ses 
contemporains,  sur  le  type  que  le  monde  entier  alors  proclame  la 
merveille  de  l'art,  V Apollon  du  Belvédère,  et,  sans  le  vouloir  peut- 
être,  dans  sa  première  création,  il  se  montre  également  préoccupé 
des  deux  modèles. 

Le  Jaso?i  en  eiïet  se  présente  de  la  môme  manière  que  V Apollon. 
Comme  le  dieu  du  jour,  le  héros  vainqueur  s'avance  triomphant,  le 
corps  porté  sur  la  jambe  droite,  l'autre  pied  touchant  à  peine  la 
terre.  La  tête  se  retourne  aussi  du  côté  gauche,  pour  jeter  un  re- 
gard de  dédain  sur  l'ennemi  vaincu.  Les  bras,  il  est  vrai,  sont 
repliés,  l'avant-bras  gauche  portant  la  toison,  la  main  droite  tenant 
une  lance  qui  s'appuie  sur  l'épaule;  mais  c'est  la  même  idée 
sculpturale,  le  même  motif,  traité  seulement  dans  un  tout  autre 
style.  Assurément  l'œuvre  magistrale  du  Danois  ne  saurait  être 
comparée,  pour  la  beauté,  la  vie  et  la  puissance,  au  marbre  inspiré 
qui  resterait  le  plus  séduisant  ouvrage  de  l'antiquité,  sans  le  Par- 
thénon  et  la  Yénus  de  Milo;  mais  Thorvaldsen  eut  le  mérite,  en 
imitant  l'attitude  et  le  mouvement  de  V Apollon,  de  lui  donner  des 
formes  nouvelles,  aussi  idéales  et  plus  vraies.  Le  torse  un  peu 
court  et  un  peu  maigre,  les  membres  trop  arrondis  de  \ Apollon 
sont  remplacés  par  un  corps  vigoureux,  svelte  et  accentué  dans 
toutes  ses  parties.  La  poitrine  est  large  et  puissante,  avec  des  plans 
magnifiques,  les  membres  nourris  et  bien  nuancés,  l'ensemble  de 
la  figure  présente  ces  proportions  carrées  que  les  anciens  attri- 
buaient à  l'école  de  Polyclète.  On  dirait  qu'Apollon  Pythien  a  changé 
de  corps  avec  son  voisin  du  Belvédère,  le  Mercure  (1),  et  un  peu 

(1)  M.  Ampère  voit  dans  le  Mercure  du  Belvédère  une  excellente  copie  d'un  célèbre 
Mercure  de  Polyclète.  Cette  assertion  se  trouve  corroborée  par  la  récente  découverte, 
TOME  XXXV.  —  1879.  H 


162  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

aussi  avec  le  Pollux,  de  façon  à  représenter  l'idéal  de  la  force  dans 
la  jeunesse.  Une  tête  plus  caractérisée  et  plus  élégante,  des  épaules 
et  des  bras  plus  souples,  une  attitude  moins  théâtrale  feraient  du 
Jaso7i  un  véritable  chef-d'œuvre.  On  comprend  le  mot  de  Ganova 
que  j'ai  cité  :  ni  lui,  ni  les  artistes  de  son  temps  ne  recherchaient 
ces  proportions  exactes  de  l'idéal  humain,  cette  plénitude  et  cette 
justesse  des  formes  qui  marque  la  grande  pério^le  de  l'art  grec. 
Prenant  au  pied  de  la  lettre  une  théorie  fort  contest^ible  de  Winckel- 
aiann,  ils  se  croyaient  obligés,  pour  figurer  des  dieux  ou  des  héros 
divinisés,  de  supprimer  les  saillies  des  muscles,  de  les  augmenter 
au  contraire  et  même  de  les  boursoufler,  quand  il  s'agissait  d'athlètes 
©u  de  guerriers.  Ce  sont  les  défauts  ordinaires  de  Canova,  qui 
échappaient  à  ses  contemporains  et  nous  gâtent  ses  plus  beaux 
ouvrages.  Entre  le  Persée  et  le  Jason,  aujourd'hui,  la  palme  serait 
à  peine  disputée,  et  les  deux  marbres,  rapprochés  l'un  de  l'autre, 
montrent  tout  de  suite  la  profonde  différence  des  deux  systèmes. 

Le  début  de  Thorvaldsen  révélait  donc  une  intelligence  toute 
nouvelle  des  exemples  antiques  et  une  résolution  hardie  de  les 
suivre,  avec  une  préférence  pour  la  statuaire  de  grand  style,  pour 
les  œuvres  du  siècle  de  Périclès.  Mais  il  était  pauvre,  c'est-à-dire 
condamné  pour  longtemps  encore  à  n'exécuter  que  des  commandes, 
trop  heureux  de  les  recevoir  dans  une  époque  de  ruines!  Or  les 
amateurs  de  ce  temps-là,  entêtés  de  paganisme  et  de  mythologie, 
préféraient  le  plus  souvent  les  images  gracieuses  aux  types  viiils  et 
robustes.  Ce  que  les  premiers  protecteurs  du  jeune  artiste  lui  de- 
mandèrent, ce  furent  des  Apollon,  des  Bacchus,  des  Ganymède, 
des  Vénus,  toutes  divinités  qui  n'ont  guère  été  honorées  dans  les 
ateliers  de  Phidias,  d'Alcamène  ou  de  Polyclète.  Thorvaldsen  se  re- 
tourne donc  vers  les  écoles  de  l'âge  suivant,  vers  Praxitèle  d'abord, 
le  sculpteur  de  la  grâce  par  excellence,  le  créateur  de  ces  types 
juvéniles  de  dieux  et  de  déesses,  dont  les  innombrables  copies  plus 
ou  moins  heureuses  peuplent  les  galeries  de  Piome.  Dans  cette  voie 
nouvelle,  à  dire  le  vrai,  il  commença  par  êire  assez  embarrassé.  Le 
sens  esthétique  de  ces  modèles  si  simples  et  si  délicats  était  plus 
difficile  à  saisir.  Dans  tous  les  arts  d'ailleurs  on  atteint  plus  aisé- 
ment Peffet,  les  formes  solennelles  ou  giandioses  que  l'expression 
naturelle,  la  simplicité  et  la  grâce.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que 
le  jeune  artiste,  à  la  recherche  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  profond  et 
de  plus  insaisissable  dans  l'art  des  Grecs,  ait  mis  quelques  années 

à  Olympie,  d'un  admirable  marbre,  trop  mutilé,  mais  fort  semblable  au  Mercure  du 
Vatican,  si  ce  n'est  qu'il  porte  la  tûto  relevée  et  détournée  pour  regarder  un  enfant, 
Eacclius  sans  doute,  que  le  dieu  tenait  sur  le  bras  gauche.  Le  plâtre  do  cette  œuvre 
exquise  a  été  offerte  par  le  musée  de  Berliu  à  notre  École  dos  Beaux-Arts. 


LE   MUSÉE   TIIORVALDSEN.  163 

à  le  découvrir  et  que  ses  statues  mythologiques  de  ce  temps-Là  ne 
soient  guère  que  de  bonnes  études  d'après  l'antique,  parfaitement 
correctes  et  souvent  même  élégantes,  mais  dénuées  de  caractère  et 
d'inspiration.  Passons  sur  cette  période  de  recherches  et  d'hésita- 
tion, et  arrêtons-nous  devant  Y Adotus  {ÏSOS),  seconde  conquête  de 
ce  laborieux  génie. 

A  force  d'étudier  les  anciens,  il  finit  par  leur  dérober  non-seu- 
lement les  apparences,  mais  l'âme  même  de  leur  statuaire,  c'est-à- 
dire  le  secret  de  faire  vivre  des  figures  sans  action  et  de  créer 
l'idéal  sans  autre  procédé  que  l'imitation  choisie  de  la  nature.  Le 
prince  Louis  de  Bavière  porta  bonheur  à  celui  qu'il  appelait  son 
ami  en  lui  demandant  un  Adonis  :  Vami  répondit  par  un  chef- 
d'œuvre  qui  ne  fut  alors  compris  que  des  vrais  amateurs.  Canova, 
rencontrant  à  la  villa  Pamphili  une  dame  de  beaucoup  d'esprit  et 
très  liée  avec  Thorvaldsen  (1),  lui  dit  :  «  Avez-vous  vu  V Adonis?  Il 
faut  le  voir.  Votre  ami,  madame,  est  un  homme  divin...  Quel  dom- 
mage que  je  ne  sois  plus  jeune  !  »  Ainsi,  au  comble  de  sa  gloire,  le 
grand  artiste  se  repentait  de  n'avoir  pas  osé  prendre  lui-même  la 
route  choisie  par  Thorvaldsen,  et  il  ne  marchandait  certes  pas  l'é- 
loge et  l'admiration  à  un  nouveau  venu  qu'il  aurait  pu  traiter  plus 
sévèrement,  comme  un  écolier  qui  ne  lui  demandait  pas  même  des 
conseils. 

Il  faut  voir,  à  Munich,  quelle  noble  figure  fait  Y  Adonis,  au  miheu 
de  la  Glyptothèque,  à  côté  d'antiques  de  premier  ordre,  tels  que 
le  Faune  endormi.  N'était  la  fraîcheur  du  marbre,  on  pourrait  le 
croire  contemporain  de  ses  compagnons,  et  l'on  serait  alors  surpris 
de  trouver  une  image  d'Adonis  traitée  dans  le  style  le  plus  classique, 
avec  toute  la  science  et  toutes  les  délicatesses  d'une  époque  où  le 
culte  de  l'amant  de  Vénus  était  à  peine  connu  en  Grèce.  Qu'on  ait 
représenté  à  Alexandrie  et  à  Rome  le  héros  devenu  un  dieu  popu- 
laire, cela  ne  peut  être  douteux.  Mais  aucune  de  ces  images  ne 
nous  est  parvenue,  à  moins  qu'on  ne  veuille  donner  le  nom  d'Adonis 
à  deux  marbres  du  Vatican  et  du  Capitole,  reconnus  aujourd'hui 
pour  être  des  statues  de  Narcisse,  demi-dieu  de  la  même  famille 
qu'Adonis  et,  comme  lui,  type  de  la  beauté  juvénile.  Ce  sont  deux 
variantes  d'un  même  original  agréable  et  de  bon  style,  mais  auquel 
Thorvaldsen  n'a  rien  emprunté,  ni  pour  l'idée,  ni  pour  les  formes, 
ni  pour  le  caractère  de  son  ouvrage.  Abordant  un  sujet  entière- 
ment neuf,  il  l'a  traité  d'une  manière  neuve  et  tout  individuelle. 
Le  jeune  amant  de  Vénus,  au  retour  de  la  chasse,  se  repose,  né- 
gligemment appuyé  à  un  tronc  d'arbre  sur  lequel  il  a  jeté  sa  chla- 

(1)  M"'  Brun,  mère  de  la  célèbre  comtesse  de  Bombelles,  à  qui  Lamartine  a  dédié 
un*  de  ses  plus  belles  Harmonies. 


164  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

rayde  et  suspendu  un  lièvre.  Le  corps,  un  peu  penché  à  droite,  est 
porté  sur  la  jambe  gauche;  la  main  droite  retient  l'épieu  renversé, 
l'autre  s'appuie  sur  la  hanche.  La  tête,  légèrement  inclinée  et  à 
demi  détournée,  exprime  la  rêverie.  L'attitude  est  gracieuse  et 
souple,  le  mouvement  de  la  figure  se  contracte  à  peu  près  de  la 
même  façon  que  le  célèbre  Faune  de  Praxitèle,  mouvement  qui 
donne  le  plus  bel  ensemble  de  lignes.  Et  pourtant  cette  noblesse, 
cette  suprême  élégance  que  présente  l'aspect  général  de  la  figure, 
ce  n'est  encore  que  la  moitié  de  son  mérite  ;  il  faut  examiner  de 
près  le  détail  si  l'on  veut  apprécier  l'idée,  le  but,  les  etforts  de  l'ar- 
tiste. Le  nom  seul  d'Adonis  réveille  l'idée  de  la  beauté  absolue, 
avec  ce  mélange  d'extrême  jeunesse  et  de  force,  qui  devait  carac- 
tériser un  chasseur  aimé  de  Vénus.  C'est  ce  type  d'éphèbe  vigou- 
reux et  alerte,  ce  moment  délicat  où  la  jeunesse  a  atteint  toute 
sa  force  et  touche  à  la  virilité  que  Thorvaldsen  a  rendu  avec  une 
rare  perfection.  Rien  n'est  plus  intéressant  que  de  suivre  une  à  une 
toutes  les  parties  de  ce  torse  traitées  avec  les  raffinemens  de  l'art 
le  plus  consommé.  Les  pectoraux  sont  larges  et  solides,  mais 
beaucoup  moins  bombés  et  charnus  que  ceux  d'un  athlète  ou  d'un 
guerrier,  que  ceux  du  Jason  par  exemple,  les  clavicules  sont  à 
peine  indiquées,  les  deltoïdes  très  sobres,  mais  d'une  courbe  élé- 
gante, les  hanches  extrêmement  fines;  enfin  l'abdomen  s'étondavec 
une  dépression  très  sensible  et  des  plans  lumineux  et  simples  sous 
l'arcade  des  fausses  côtes,  laquelle  est  bien  accusée  et  largement 
ouverte,  pour  montrer  la  libre  respiration  d'un  homme  habitué  à 
la  course.  On  ne  pourrait  pas  diminuer  un  muscle  de  ce  torse 
élancé  et  souple,  mais  on  n'en  augmenterait  pas  un  sans  altérer  le 
sens  de  la  figure.  Elle  exprime  véritablement  un  raractère,  un  type, 
et  à  ce  point  de  vue,  elle  est  sans  modèle  complet  dans  les  gale- 
ries romaines,  où  les  plus  beaux  torses  juvéniles,  le  Mercure,  le 
Méléagre,  V Apollon  au  lézard  ne  sont  que  des  copies,  plus  ou  moins 
privées  de  cette  profonde  recherche  dans  les  nuances  qui  était  la 
gloire  de  leurs  originaux  et  que  Thorvaldsen  a  si  bien  devinée.  Un 
seul  marbre  du  Vatican  pourrait  être  rapproché  de  ['Adonis,  quoi- 
que les  muscles  en  soient  plus  nourris,  c'est  le  fameux  Coureur  de 
Lysippe;  mais  il  n'a  été  découvert  qu'en  18/19,  et  Thorvaldsen  ne 
connaissait  pas  davantage,  en  1808,  le  Thésée  du  Parthénon.  A  lui 
seul  revient  donc  l'honneur  de  sa  création.  Fidèle  en  tout  à  ses 
intentions,  il  a  exprimé  par  des  jambes  fines,  sveltes,  très  sobre- 
ment traitées,  et  par  des  bras  semblables,  les  mômes  idées  de  jeu- 
nesse, de  force  naissante  et  de  légèreté.  Les  pieds  sont  un  peu 
forts,  comme  dans  la  plupart  des  antiques,  mais  conviennent  bien 
à  un  courer.r.  Tous  les  détails  de  la  figure,  en  un  mot,  se  fondent 


LE    MUSÉE   THORVALDSEN.  i65 

dans  une  admirable  harmonie  pour  rendre  le  sujet  et  il  ne  manque 
à  ce  bel  ouvrage  qu'une  tête  plus  petite,  plus  élégante,  plus 
expressive  peut-être  pour  rivaliser  avec  les  chefs-d'œuvre  de  la 
Grèce  (1). 

Mais,  dira-t-on,  dans  tout  cela  où  est  la  part  du  sentiment? 
Patience  :  c'était  déjà  beaucoup  de  créer  un  idéal  de  corps  humain 
tel  que  la  statuaire  moderne  n'en  avait  pas  encore  trouvé.  D'ail- 
leurs notre  patient  artiste  ne  procédait  que  par  étapes  et  ne  prenait 
pas  toujours  le  chemin  le  plus  direct.  Ainsi,  après  V Adonis,  devenu 
assez  riche  ou  du  moins  assez  libre  pour  se  passer  de  commandes, 
il  abandonne  l'école  de  Praxitèle  qui  l'avait  si  bien  inspiré.  Séduit 
par  les  sujets  grandioses,  par  les  foimes  viriles  et  accentuées,  il 
entreprenl  pour  son  propre  compte  un  groupe  colossal  de  iVars 
avec  l'Amour.  Du  type  de  Mars,  tel  que  les  Grecs  ont  pu  le  créer, 
il  n'avait  à  Rome  aucune  copie  (2),  mais  son  idée  n'en  était  pas 
pour  cela  plus  heureuse,  car  le  dieu  de  la  guerre  ne  peut  offrir  un 
caractère  physique  sensiblement  différent  de  celui  des  athlètes  ou 
des  Hercules  dont  on  tant  de  copies  variées,  et  sa  légende  ne  fournit 
aucun  motif  intéressant.  Pour  en  trouver  un,  Thorvaldsen  a  imaginé 
de  le  grouper  avec  l'Amour,  en  s'inspirant  d'une  des  plus  jolies  odes 
d'Anacréon.  Mars  arrive  dans  l'atelier  de  Vulcain  au  moment  où 
celui-ci  forge  les  flèches  de  l'Amour,  que  Vénus  trempe  dans  du 
miel,  et  le  guerrier  s'en  moque.  Éros  alors,  lui  mettant  une  de  ces 
flèches  dans  la  main  :  «  Vois,  dit-il,  comme  elle  est  pesante.  — 
En  effet,  dit  Mars,  reprends-la.  »  Mais  l'Amour  en  souriant  :  «  Tu  la 
tiens,  garde-la!  »  Quelques  années  plus  tard,  l'artiste,  bien  inspiré 
cette  fois,  a  traduit  la  scène  tout  entière  dans  un  bas-relief  et  en 
a  fait  un  chef-d'œuvre.  Mais  c'était  une  erreur  que  de  traiter  un 
sujet  de  genre  par  un  groupe  de  deux  mètres  et  demi  de  haut. 
Aussi  l'œuvre  resta  dans  l'atelier;  personne  n'eut  envie  de  ce  su- 
perbe athlète,  malgré  la  science  et  la  richesse  de  son  modelé,  et 
l'on  ne  demanda  que  le  joli  petit  Amour,  son  compagnon. 

Thorvaldsen  renonça  alors  aux  figures  de  force^  qui  l'attiraient 
par  la  fierté  des  lignes,  par  la  majesté  du  style,  et  il  n'y  revint  que 
trente  ans  plus  tard,  après  toutes  ses  œuvres  historiques  ou  reli- 
gieuses; il  y  revint,  entraîné  pour  ainsi  dire  par  son  paganisme, 

(1)  Le  Louvre  possède  un  Adonis  au  retour  de  la  chasse,  de  NMcolas  Coustou.  En  le 
comparant  à  celui  de  Thorvaldsen,  on  saisit  à  la  fois  les  deux  extrémités  d'un  art,  la 
vérité  et  la  convention,  le  naturel  absolu  et  le  factice  porté  au  suprême  degré.  Ce  beau 
jeune  hommf  de  Coustou,  si  fièrement  et  si  noblement  posé,  n'a  qu'un  tort,  c'est  de 
ne  pas  èire  habillé  on  mousquetaire. 

(2)  La  belle  statue  assise  de  la  villa  Ludovisi,  qu'on  appelle  Mars,  est  très  proba- 
blement un  Achille  rêvant  au  bord  de  la  mer,  tel  que  nous  le  montre  le  premier  chant 
de  VJliade. 


166  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sans  aucune  commande  et  sans  imiter  personne.  Des  images  de 
Vulcain,  traitées  par  deux  des  plus  grands  statuaires  grecs,  Alca- 
mène  et  Euphranor,  on  ne  sait  rien,  sinon  que  ces  Vulcain,  en 
dépit  de  la  fable,  étaient  beaux  et  ne  semblaient  même  pas  boi- 
teux (1).  Thorvaldsen  a  également  résolu  ce  problème  d'idéaliser 
un  dieu  forgeron.  Son  Vulcain  se  repose  au  milieu  du  travail,  la 
main  droite  s' appuyant  avec  le  marteau  sur  l'enclume,  l'autre 
tenant  encore  les  tenailles.  Il  est  coiffé  du  bonnet  populaire  appelé 
pileus,  et  sa  tunique,  détachée  sur  une  épaule,  comme  on  le  voit 
dans  les  bas-reliefs,  met  à  nu  sa  large  poitrine.  L'artiste,  en  lui 
posant  le  pied  droit  sur  la  plinthe  du  socle  qui  porte  l'enclume,  a 
ingénieusement,  comme  ses  maîtres  grecs,  déguisé  la  boiterie.  Le 
caractère  du  personnage  est  supérieurement  rendu  par  la  vigou- 
reuse structure  du  corps,  par  la  saillie  puissante  de  tous  les  muscles 
et  même  des  veines,  que  les  anciens  exprimaient  si  rarement,  et 
par  l'abondance  de  la  barbe  et  des  cheveux  crépus.  Ce  Vulcain  est 
un  chef-d'œuvre  d'étude  anatomique  et  un  bel  exemple  du  style 
le  plus  sévère.  L'artiste  ne  l'a  jamais  vendu,  mais  il  figure  bien 
dans  son  musée  pour  en  compléter  l'harmonie,  entre  l'Amour, 
V Adonis  et  le  Jason,  et  montrer  comment  cet  infatigable  chercheur 
a  parcouru  poiu'  ainsi  dire  toute  la  gamme  des  caractères  et  des 
types  masculins. 

Il  était  bon  de  parler  de  ces  marbres,  moins  connus  et  moins 
intéressans  que  les  chefs-d'œuvre  populaires  de  Thorvaldsen,  afin 
de  mieux  marquer  toutes  les  tendances  de  son  esprit,  et  le  désin- 
téressement, la  sincérité  profonde  de  son  amour  pour  l'antique.  De 
tous  les  artistes  de  son  temps,  aucun,  si  ce  n'est  Ingres,  n'a  apporté 
la  même  conviction  dans  ce  culte  de  l'esthétique,  de  la  mythologie 
et  de  l'histoire  des  Grecs.  Pour  lui,  comme  pour  notre  grand  peintre, 
c'est  une  religion.  Il  s'est  fait  contemporain  de  Périclès.  Il  semble 
croire  aux  dieux  d'Homère ,  comme  on  y  croyait  dans  l'atelier  de 
Phidias,  et  il  cherche  naïvement  à  créer  des  divinités  païennes  telles 
que  les  aurait  demandées  le  peuple  d'Athènes.  Pas  n'est  besoin  de 
faire  sentir  l'illusion  et  le  danger  de  cet  hellénisme  sans  mesure. 
Les  sublimes  artistes  qui  faisaient  le  Jupiter  d'Olympie,  la  Minerve 
du  Parthénon  ou  la  Junon  d'Argos,  non-seulement  croyaient  aux 
dieux  qu'ils  représentaient,  mais  ils  travaillaient  pour  le  culte  de 
leur  patrie.  La  croyance  de  leurs  concitoyens,  non  moins  que  la  leur 
propre,  les  aidait  à  créer  les  images  que  la  foule  devait  adorer,  à 
en  faire  des  types  de  grandeur,  de  noblesse,  de  vie  surhumaines. 


(1)  Claudicatio  non  deformis,  dit  Cicéron  en  parlant  du   Vulcain  d'Alcamène,  De 
Nalura  Deorum,  I,  30.  On  sait  combien  l'art  grec  proscrivait  la  laideur. 


LE   MUSÉE   THORVALDSEN.  167 

Dans  les  arts  comme  dans  les  lettres,  le  grand  style  naît  toujours  d'une 
pensée  ou  d'une  émotion  communes  à  l'auteur  d'une  œuvre  et  à  son 
public.  M.iis  pour  un  artiste  moderne,  c'est  une  tentative  chimérique 
que  de  représenter  les  dieux  du  paganisme,  à  moins  d'en  faire  tout 
simplenient  des  hommes,  de  leur  prêter  les  sentimens  ou  les  passions 
de  la  faible  humanité.  Bon  gré,  mal  gré,  nous  demandons  à  la  sta- 
tuaire autre  chose  que  des  formes  accomplies  et  idéales,  d'autant 
plus  qu'elle  n'a  pas  pour  nous  les  donner  les  ressources  que  lui 
ofTrait,  en  Grèce,  un  peuple  admirablement  beau.  Nous  la  voulons 
humaine  et  même  dramatique  par  quelque  côté.  Ce  sentiment  est  si 
naturel  qu'il  s'éveilla  de  bonne  heure  chez  les  Grecs  eux-mêmes. 
Vîdédlisme  pur  ne  régna  que  peu  de  temps  dans  leurs  écoles. 
Aussitôt  après  Phidias  et  Polyclète  on  y  voit  apparaître  une  sorte  de 
natun/lismr,  un  art  plus  voisin  de  la  réalité  humaine,  avec  Myron, 
Praxitèle,  Scopas  et  Lysippe.  Ces  brillans  artistes,  qui  travail- 
laient pour  un  public  déjà  moins  croyant,  ne  se  firent  pas  faute  à' hu- 
maniser les  dieux  et  de  consacrer  aussi  leur  ciseau  à  des  demi- 
dieux  ou  à  des  héroïnes  de  la  fable,  pour  avoir  l'occasion  d'exprimer 
les  passions.  Si  nous  possé'lions  les  bronzes  ou  les  marbres  originaux 
de  ces  maîtres,  comme  les  marl/res  sculptés  par  les  élèves  de  Phi- 
dias, ils  balanceraient  certainement  à  nos  yeux,  s'ils  ne  le  dépas- 
saient pas,  le  mérite  de  ces  derniers,  car  ils  parleraient  de  plus 
près  au  goût  moderne. 

Voilà  ce  que  comprit  un  jour  Thorvaldsen,  après  les  tâtonne- 
mens  et  les  essais  que  j'ai  indiqués.  Peut-être  ses  bas-reliefs  et 
surtout  la  grande  frise  du  Triomphe  d'Alexandre,  qu'il  exécuta 
aussitôt  après  le  groupe  de  Mars,  en  l'habituant  à  chercher  la  vie 
et  le  mouvement,  l'aidèrent-ils  à  trouver  la  statuaire  expressive. 
D'autre  part,  s'il  ne  rencontrait  pas  dans  les  musées  d'Italie  les 
originaux  des  écoles  grecques  de  la  seconde  époque,  puisqu'ils  sont 
à  peu  près  tous  perdus,  il  en  voyait  du  moins  tant  de  copies  ou  de 
bonnes  imitations  qu'il  put  saisir  et  s'approprier  l'esprit  de  ces 
diverses  éco'es  qui  procèdent  toutes  plus  ou  moins  du  même  prin- 
cipe. Ce  principe,  c'est  de  donner  le  plus  de  vie  possible  à  la  beauté 
sans  l'altérer,  c'est  de  créer  des  figuies  dont  l'attitude  et  le  mouve- 
ment expriment  nettement  une  action,  ou  du  moins  un  sentiment 
très  déterminé,  sans  rien  sacrifier  de  l'harmonie  et  de  la  vraisem- 
blance. L'harmonie  en  effet,  condition  essentielle  de  la  beauté,  et 
la  vraisemblance,  vérité  suprême  des  arts,  réprouvent  les  contor- 
sions ou  mouvemens  trop  violens,  soit  parce  qu'ils  troublent  les 
lignes,  soit  parce  qu'ils  sont  trop  rapides  pour  être  immobilisés 
dans  la  pierre  ou  le  bronze.  Quoi  qu'en  puissent  dire  les  partisans 
de  l'expression  exagérée  et  du  pathétique  à  outrance  dans  la  sta- 


168  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tuaire,  ce  sont  là  des  règles  fondamentales  auxquelles  ont  obéi 
non-seulement  les  Grecs,  mais  les  plus  grands  artistes  de  la  Renais- 
sance et  des  temps  modernes,  en  adoptant  d'ailleurs  les  formes  ou 
les  styles  les  plus  divers.  Bien  peu  cependant  ont  reproduit  cette 
mesure  exquise  de  l'art  hellénique,  comme  l'a  fait  Tlioivaldsen 
dans  quelques  statues  mythologiques  qui  marquent  la  plus  brillante 
période  de  son  génie,  et  devant  lesquelles  l'admiration  est  una- 
nime. La  première  en  date  est  Y  Amour  vainqueur. 

Quel  artiste  ou  quel  amateur,  en  promenant  ses  rêves  dans  les 
galeries  du  Vatican,  ne  n'est  arrêté  maintes  fois  devant  cet  Amour 
grec,  ce  marbre  de  Paros  tout  mutilé,  une  des  perles  de  l'im- 
mense collection  ?  Les  indifférons  y  font  peu  d'attention  ,  parce 
qu'il  est  là  dans  un  coin  de  la  salle  la  moins  claire  et  la  plus  encom- 
brée; mais  ceux  qui  l'ont  admiré  une  fois  y  reviennent  sans  cesse. 
Il  passe,  aux  yeux  des  archéologues  les  plus  compétens,  pour  avoir 
été  taillé  dans  l'atelier  même  de  Praxitèle.  Quoi  qu'il  en  soit  de 
son  origine,  l'antiquité  ne  nous  a  laissé  aucune  image  de  l'Amour 
qui  ressemble  à  celle-là,  aucune  qui  en  ap[)roche,  ni  pour  la  beauté, 
ni  pour  l'élévation  de  la  pensée  et  du  sentiment.  C'est  un  Amour 
mélancolique,  attristé  des  maux  qu'il  fait  aux  hommes;  on  dirait 
presque  qu'il  en  est  atteint  lui-même.  Sa  tête  charmante,  couronnée 
d'une  abondante  chevelure  qui  retombe  en  boucles  autour  du  cou, 
se  penche  avec  une  expression  de  douce  et  naïve  compassion.  Le 
torse  est  d'un  adolescent,  avec  les  formes  les  plus  délicates,  et  il 
est  impossible  de  ne  pas  voir  là  le  ciseau  d'un  maître.  Thorvaldsen 
s'est  inspiré  de  cette  exquise  figure  pour  en  faire  en  quelque  sorte 
la  contre-partie,  et  il  a  créé  un  type  nouveau  de  l'Amour,  l'une  de 
ses  plus  poétiques  inventions.  C'est  dans  son  propre  cœur,  dans  le 
souvenir  de  ses  secrètes  blessures  qu'il  puisa  l'idée  de  cet  Amour 
vainqueur  et  roi  du  monde,  idée  tiès  gracieuse,  mais  surtout  phi- 
losophique, qui  nous  prouve  que  désormais  le  sculpteur  va  se  préoc- 
cuper de  la  pensée  autant  que  de  la  forme. 

Au  lieu  de  l'Amour  compatissant,  nous  avons  ici  un  Amour  qui 
triomphe  de  sa  cruauté.  Ce  n'est  pas  non  plus  ce  Cupidon  de  Ly- 
sippe,  dont  il  y  a  deux  jolies  répliques  au  Capitole  et  à  la  villa  Al- 
bani,  ce  jeune  et  malin  garçon  qui  bande  son  arc  en  souriant  d'un 
air  si  mutin.  Celui-ci  est  plus  sérieux  et  compte  quelques  prin- 
temps de  plus.  Comme  l'Amour  du  Vatican,  il  a  une  tête  de 
jeune  fille,  de  longs  cheveux  bouclés,  et  une  couronne  de  roses. 
A  demi  assis  sur  un  large  tronc  recouvert  de  la  peau  de  lion,  ses 
grandes  ailes  à  demi  ouvertes,  il  élève  dans  sa  main  droite  une 
flèche  dont  il  tâte  et  examine  la  pointe  avec  un  fin  sourire  et  un  air 
de  tête  tout  plein  d'orgueil.  L'autre  main ,  négligemment  abaissée 


LE   MUSÉE   TIIORVALDSEN.  169 

vers  la  terre,  soutient  l'arc  détendu.  Aux  pieds  du  jeune  victorieux, 
un  casque  et  un  foudre.  L'action,  comme  on  voit,  est  peu  de-chose, 
mais  elle  suffit,  car  le  geste  seul  et  l'attitude  du  dieu  éveillent  tout 
un  monde  de  pensées.  La  pose,  le  contraste  des  membres  sont  à 
souhait;  le  corps  nous  montre  les  formes  sveltes,  délicates,  à  peine 
saisissables  de  l'adolescence.  Rien  n'est  plus  difficile  que  de  rendre 
ainsi  les  suaves  ondulations,  les  plans  fugitifs  des  muscles  naissans. 
Il  faut  savoir  regarder  de  très  près  la  nature  et  c'est  ce  que  les 
anciens  avaient  appris  à  Thorvaldsen,  en  même  temps  que  l'art  de 
faire  vivre  et  palpiter  une  figure  presque  immobile. 

Pourquoi  cette  œuvre  charmante,  d'un  style  si  élevée  et  si  pur, 
est-elle  déparée,  aux  yeux  d'un  amateur  exigeant,  par  le  type  trop 
moderne  du  visage?  J'ai  déjà  eu  l'occasion  de  signaler  cette  insuf- 
fisance de  la  tête  qui  nuit  à  plusieurs  chefs-d'œuvre  de  Thorvald- 
sen. La  beauté  idéale  du  corps  ne  peut  pas,  dans  une  statue,  sup- 
pléer à  celle  de  la  tête,  où  réside  surtout  rex[)ression.  Ne  soyons 
pas  cependant  trop  sévère  sur  ce  point  pour  un  artiste  qui  a 
modèle  d'autres  fois  les  plus  admirables  têtes,  et  rappelons-nous 
que  les  sculpteurs  grecs  avaient  sur  les  modernes  l'avantage  de  vivre 
au  milieu  de  la  plus  belle  race  qui  ait  existé.  Nos  artistes  ne  peu- 
vent pas  copier  en  tout  les  marbres  antiques,  et  la  nature  ne  leur 
offre  pas  assez  de  ressources,  même  en  Italie.  On  ne  trouve  que  bien 
rarement  à  Rome,  chez  les  modèles  de  profession,  des  têtes  à  peu  près 
grecques.  Ce  n'est  pas  le  type  du  Transtévérin,  ni  de  ces  paysans  des 
monts  Sabins  ou  Berniques,  qui  viennent  se  louer  sur  les  escaliers  de 
la  Trinità  dei  Mouti,  pour  les  ateliers.  Il  faudrait  aller  en  chercher 
dans  quelque  coin  de  l'Italie  méridionale,  ou  bien  à  Ravenne,  dans 
les  endroits  où  s'est  conservé  un  peu  de  sang  grec.  Or  les  plus  grands 
statuaires  ne  peuvent  se  passer  de  modèles,  et  ils  ne  rencontrent  pas 
toujours  celui  qu'il  leur  faudrait  au  moment  de  leur  création.  Si  l'on 
regarde,  au  Louvre,  le  Pkilopœmen  de  David  (d'Angers),  on  ne  trou- 
vera pas  sur  son  visage  toute  la  noblesse  et  la  pureté  que  réclame- 
rait le  sujet.  Les  déesses  de  Pradier  sont  dans  le  même  cas,  et  lors- 
que Rude  a  fait  son  admirable  Mercure,  il  n'a  rien  trouvé  de  mieux 
que  de  lui  donner  à  peu  près  la  tête  du  saint  Michel  de  Raphaël, 
tête  idéale  et  même  céleste,  mais  fort  éloignée  du  type  hellène. 

Ceux  qui  recherchent  avant  tout  dans  l'art  un  puissant  eff'et  pro- 
duit par  les  plus  simples  moyens  hésiteront  entre  V Amour  vain- 
queur et  le  Jeune  Berger-  mais  je  crois  que  ce  dernier  aurait  encore 
la  palme.  Ici  l'action  n'existe  même  pas.  Un  jeune  pâtre  est  assis 
tout  nu  sur  un  quartier  de  roche  qu'il  a  recouvert  d'une  peau  de 
mouton.  Il  tient  de  la  main  droite  sa  jambe  repliée,  l'autre  jambe 
pendant  vers  la  terre,  et,  appuyé  de  la  main  gauche  sur  sa  hou- 


170  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

lette,  il  rêve.  Son  chien,  assis  à  ses  pieds,  semble  gronder  à  quel- 
que mouche  qui  le  taquine,  et  voilà  tous  les  élémens  d'un  groupe 
que  le  statuaire  a  dû  reproduire  dix  fois.  Il  l'a  conçu,  dit-on,  en 
voyant  une  pose  que  prenait,  sans  y  penser,  un  modèle  dans  son 
atelier.  Qu'est-ce  que  le  sujet  ou  le  motif  du  Tireur  dCê^nnes?  Hien 
moins  que  cela  encore;  car  le  pâtre  de  Thorvaldsen,  ce  petit  Grec 
au  visage  si  charmant,  avec  ses  grands  yeux  naïfs  et  ses  longues 
boucles  retenues  par  un  bandeau,  est  un  personnage  plein  de  sen- 
timent. On  dirait  d'un  berger  de  Théocrite,  Ménaicas  qui  écoute 
Daphnis  chanter  ses  amours,  ou  bien  encore  un  autre  Daphnis  qui 
regarde  Chloé  endormie.  C'est  en  même  temps  une  statue  du  genre 
le  plus  singulier;  car  si  l'on  est  d'abord  frappé  par  la  hardiesse 
familière  de  l'ailitud  ■,  d'où  résulte  la  plus  savante  pondération,  en 
y  regardant  de  plus  près  on  remarque,  comme  un  singulier  parti 
pris,  l'extrême  simplicité  des  contours  généraux,  et  la  sobriété  de 
tous  les  détails.  Ainsi  le  thorax  ne  forme  qu'un  seul  plan,  les  divi- 
sions du  torse  sont  très  sommairement  indiquées,  aussi  bien  que 
les  muscles  principaux  des  membres.  11  s'agit  cependant  d'un  corps 
déjà  vigoureux  et  plein,  et  l'esprit  aussi  bien  que  l'œil  se  trouvent 
satisfaits  de  cette  étrange  exécution. 

C'est  qu'au  moment  où  il  modela  son  berger,  l'artiste  travaillait 
à  la  restauration  des  marbres  d'Égine.  Pénétré  des  exemples  de 
l'école  éginète  (1),  si  vraie  et  si  grandiose  dans  sa  rudesse,  il  s'est 
donné  h-  plaisir  de  l'imiter  et  de  créer  une  figure  dont  le  style  à  la 
fois  élégant  et  archaïque  fût  une  sorte  de  compromis  entre  Égine  et 
Athènes.  Essai  d'autant  plus  hardi  qu'il  était  sans  modèle  chez  les 
anciens,  preuve  nouvelle  de  cette  adoration  fervente  et  passionnée 
de  Thorvaldsen  pour  toutes  les  traditions  de  la  statuaire  grecque.  La 
môme  fantaisie  d'archéologue  lui  inspirait  en  même  temps  la  statue 
de  fE.spcranre,  et  un  autre  groupe,  traité  de  la  même  u'anière  que 
le  firrgrr,  mais  moins  séduisant  malgré  sa  sévère  beauté,  Ganymùde 
donnant  à  boire  à  Vuigle.  L'artiste  trouvait  dans  ce  sujet  le  motif 
d'une  figure  agenouillée,  la  première  qu'il  eût  encore  modelée,  et  il 
déj)loya  là  toute  son  haliileié,  toute  sa  science  de  composition  (2). 

Dès  lors  que  Thorvaldsen  se  bornait  aux  sujets  païens,  il  ne  lui 
élait  pas  aisé  de  donner  un  sentiment  à  des  statues  de  déesses,  à 

(1)  M.  Bonli^  a  d(':vHlnppô  tous  les  prinripcs  de  l'école  d'Kginc  dans  son  Jlisioire  de 
l'art  grec  avant  Périclès,  deuxième  partie,  chap.  ix. 

(2)  Si  hizarre  qu'il  paraisse,  ce  sujet  a  tent(5  plusieurs  sculpteurs  français.  On  voit 
au  Louvre  un  petit  groupe  de  Ganymède  et  l'Aigle,  par  Julien  (18(14),  et  un  autre 
beaucoup  uicilleur,  au  Luxembourg,  par  M.  Barthélémy  (1850).  Mais  il  y  a  loin  de  ces 
agré.tliles  fantaisies  à,  la  simple  et  j)uissante  conception  de  Thorvaldsen,  On  peut  s'en 
rendre  compte  à  Paris  mOnvi  sur  une  première  étude  du  maître,  traitée  avec  de 
légères  variantes  et  dans  de  petites  proportions,  qui  appartient  au  baron  llottinguer. 


LE   MUSÉE    THORVALDSEN.  ^1 

moins  que  ce  fût  la  coquetterie  ou  la  volupté,  et  la  nature  môme 
de  son  esprit  chaste  et  penseur  répugnait  au  sensualisme.  C'est  un 
des  traits  qui  le  distinguent  le  plus  de  ses  contemporains  et  qui  lui 
font  le  plus  d'honneur.  H  n'a  pas  eu  la  pensée  ou  l'occasion  d'aborder 
certains  sujets  énergiques,  tels  que  la  ISiobé  ou  la  Vénus  viclrix. 
Aussi  ses  figures  de  femmes  ont-elles  longtemps  porté  la  marque  de 
l'indé 'ision.  La  première  qui  soit  digne  de  remarque  est  une  Psyrhé 
(1811),  jolie  élude  de  jeune  fille,  demi- nue,  avec  une  draperie 
nouée  autour  des  jambes.  Klle  lient  la  boîte  mystérieuse  rapportée 
des  enfers  et  hésite  à  en  soulever  le  couvercle.  Le  motif  est  ingé- 
nieux, l'attitude  et  l'air  de  tête  expriment  assez  bien  une  curiosité 
craintive;  mais  l'ensemble  est  encore  un  peu  froid  et  embar- 
rassé. Quelques  années  plus  tard,  rinsj)iration  grandit  avec  une 
Uébé,  pudique  et  ravissante  jeune  fille  qui  présente  de  la  main 
gauche  une  conpe,  tandis  que  le  bras  droit  retombe  négligemment, 
tenant  Xœnorhoé.  La  grâce  de  l'attitude,  la  souplesse  du  mouvement, 
la  suavité  des  contours,  les  plis  de  celte  longue  tunique  boulfante 
à  la  ceinture,  tout  ici  respire  la  Grèce.  C'est  une  vierge  des  Pana- 
thénées; mais  ce  n'est  pas  davantage,  et  il  y  a  encore  un  pas  à 
faire.  Bientôt  après,  et  presque  en  même  temps  que  r Amour ^ 
comme  s'il  eût  cédé  au  même  mouvement  d'inspiration,  Thorvald- 
sen  donna  sa  Venus  triom-phante. 

Au  début  de  sa  carrière,  il  avait  déjà  abordé  ce  sujet  de  Vé/ms, 
qu'on  lui  avait  commandé.  Peu  satisfait  sans  doute  de  son  travail, 
il  n'en  a  pas  gardé  le  plâtre,  et,  comme  le  marbre  est  dans  un  châ- 
teau au  fond  de  la  Russie,  il  n'y  a  pas  moyen  de  comparer  un  essai 
de  jeunesse  avec  un  chef-d'œuvre,  pour  mesurer  sur  un  même  sujet 
la  distance  parcourue  en  quelques  années.  Mais  peu  importe.  J'ai 
prononcé  le  mol  de  chef-d'œuvre  et  ne  crois  pas  trop  dire  en  par- 
lant de  cette  Vénus,  qui  réalise  à  la  fois  une  idée  neuve,  un  sen- 
timent profond  et  une  forme  complète  de  beauté  sculpturale. 

Pour  un  artiste  arrivé  à  la  plénitude  de  ses  forces,  il  n'y  avait 
pas,  en  ce  temps  de  paganisme  et  après  l'exemple  de  Canova,  de 
sujet  plus  attrayant,  mais  aussi  plus  difficile.  Thorvaldsen  voyait 
autour  de  lui,  en  Italie,  diiîérens  types  de  Vénus  antiques.  D'abord 
les  deux  marbres  immortels  du  Capitole  et  des  Uffizi  qui  rappellent, 
avec  vingt  autres  plus  ou  moins  imparfaits  et  disséminés  partout, 
la  plus  fameuse  des  Vénus  de  Praxitèle,  celle  de  Gnide.  Cette  figure 
ne  se  recommande  assurément  ni  par  l'action  ni  par  le  sentiment, 
car  elle  n'exprime  que  la  coquetterie,  avec  une  nuance  de  pudeur. 
La  déesse  se  laisse  voir  nue  au  sortir  du  bain,  comme  si  elle  était 
surprise,  et,  bien  qu'elle  y  mette  quelques  façons,  elle  n'est  point 
fâchée  qu'on  la  regarde.  La  Vénus  Anadyomène,  qui  tord  ses  che- 


172  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

veux  en  sortant  de  la  mer,  et  dont  il  y  a  deux  jolis  exemplaires  au 
Vatican,  est  un  gracieux  motif,  plus  chaste  peut-être,  mais  d'un 
ordre  aussi  terrestre.  Deux  autres  images  de  la  déesse,  également 
connus,  la  Vénus  accroupie  et  la  Vénus  Callipyge,  ne  sont  à  vrai 
dire  que  d'aimables  Phrynés,  qui  se  soucient  peu  de  parler  à  l'âme. 
Je  ne  mentionne  pas  notre  sublime  Vénus  de  Milo,  déesse  du  ciel 
et  non  de  la  terre  :  ce  marbre  divin  était  encore  inconnu.  Peut-être 
eût-il  découragé  Thorvaldsen,  peut-être  aussi  lui  eût-il  inspiré  une 
autre  Vénus  céleste.  Il  sut  trouver  cependant,  en  dehors  de  toutes 
les  images  léguées  par  l'antiquité,  une  Vénus  très  noble,  grecque 
et  moderne  à  la  fois,  c'est-à-dire  à^  tous  les  temps,  en  choisissant 
dans  les  légendes  de  la  déesse  celle  qui  a  le  sens  le  plus  humain 
et  le  plus  général,  la  victoire  du  mont  Ida.  Cette  interprétation  si 
caractéristique  du  type  de  Vénus  avait-elle  échappé  aux  sculpteurs 
grecs?  Ce  n'est  guère  probable;  mais  il  ne  nous  en  leste  aucun 
témoignage.  Le  Danois  a  pris  la  place  demeurée  vide,  et  jamais  une 
idée  mythologique  ne  fut  mieux  traduite  par  un  artiste  moderne. 
Debout  et  sans  voile,  la  déesse  tient  encore  de  la  main  droite  la 
pomme  symbolique  qu'elle  contemple  avec  ravissement,  tandis 
qu'elle  se  penche  un  peu  pour  reprendre  de  l'autre  main  ses  vête- 
mens  déposés  sur  un  tronc  d'arbre  voisin.  L'instant  est  choisi  avec 
beaucoup  d'esprit,  d'abord  pour  avoir  le  prétexte  de  la  nudité,  et 
puis  pour  représenter  en  même  temps  la  joie  naïve  d'une  vanité 
triomphante  et  la  pudeur  qui  réclame  aussitôt  ses  droits,  c'est-à-dire 
les  sentiinens  les  plus  féminins;  ils  respirent  tous  les  deux  dans 
l'attitude,  dans  le  mouvement  et  sur  le  visage  de  la  jeune  déesse. 

Elle  est  jeune  en  effet,  et  c'est  le  premier  trait  qui  charme  dans 
cette  création.  Avec  un  art  consommé  et  une  longue  étude  (il  a, 
dit-on,  employé  plus  de  trente  modèles),  le  statuaire  a  représenté 
l'épanouissement  de  la  femme  et  rien  de  plus,  la  femme  à  dix-huit 
ans  en  Grèce  ou  en  Italie.  C'est  le  même  caractère  que  la  Vénus  de 
Médicis,  sauf  que  celle-ci  est  d'une  taille  plus  élancée.  Thorvaldsen, 
à  tort  ou  à  raison,  a  préféré  les  proportions  de  la  Vénus  du  Capi- 
tole,  qui  est  plus  courte,  en  atténuant  beaucoup  la  gorge  et  toutes 
les  parties  de  ce  corps  robuste  aux  savantes  ondulations.  Sa  Vénus 
est  de  la  même  famille,  plus  jeune  et  plus  délicate  seulement.  Elle 
rappelle  assez  bien  la  belle  Vénus  du  musée  de  Syracuse,  que  Thor- 
valdsnn  ne  connaissait  pas.  C'est  une  Ron)aine  autant  qu'une  Grecque, 
surtout  par  la  tête,  qui  n'a  pas  le  profd  d'ionie  :  où  donc  l'artiste 
aurait-il  pu  le  trouver?  Mais  il  a  vu  à  Uome  cette  tête  sérieuse  et 
pure,  presque  virginale,  avec  ses  traits  un  peu  accentués  et  son 
élégante  silhouette.  Il  ne  l'a  piis  vue  dans  son  atelier,  car  elle  n'est 
point  d'un  modèle,  mais  plutôt  parmi  les  jeunes  personnes  de  la 


LE  MBSEE    THORVALDSEN.  173 

classe  moyenne,  du  mezzo  ceto,  comme  on  dit  à  Rome,  parmi  ces 
belles  filles  que  l'on  voit  se  promener  au  Corso,  les  soirs  d'été  ou 
les  dimanches,  parées  et  pimpantes,  mais  toujours  graves  et  ré- 
servées, répondant  à  peine  par  un  demi-sourire  ou  un  coup  d'œil 
à  leurs  amoureux  qui  passent  et  repassent  près  d'elles  sur  la  chaus- 
sée. 

Comment  se  fit-il  que  Thorvaldsen,  après  avoir  si  bien  senti  et 
si  heureusement  exprimé  l'idéal  féminin,  l'ait  oublié  peu  de  temps 
après  dans  le  groupe  malencontreux  des  Trois  Grâces?..  On  ne 
comprend  guère  aujourd'hui  l'enthousiasme  des  contemporains 
pour  cette  l'ruide  composition  où  la  sécheresse  et  la  raideur  des 
corps,  les  duretés  choquantes  que  présente  l'agencement  des 
lignes,  feraient  douter  de  la  signature  du  maître.  Son  premier  tort 
fut  de  ne  pas  comprendre  le  vrai  sens  de  son  sujet.  Vouloir  grouper 
trois  corps  de  femmes  nues  et  debout,  en  évitant  à  la  fois  la  mono- 
tonie, l'alléterie  et  le  sensualisme,  c'est,  comme  aurait  dit  Molière, 
une  étrange  entreprise.  On  ne  l'eût  pas  imaginée  au  siècle  de  Pé- 
riclès.  Phidias  a  représenté  les  Grâces  vêtues,  aussi  bien  que  Ger- 
main Pilon,  tous  deux  en  cela  conformes  aux  lois  de  l'esthétique  et 
au  vrai  caractère  de  leurs  personnages.  Les  Trois  Grâces  nues  de 
Sienne,  que  n'a  égalées  cependant  aucune  de  leurs  imitations 
modernes ,  sont  une  œuvre  de  la  décadence.  Il  faut  à  une  donnée 
aussi  invraisemblable  les  ressources  de  la  peinture  ou  les  artifices 
du  bas-relief.  Thorvaldsen  l'a  prouvé  lui-même  en  prenant  plus  tard 
sa  revanche  sur  le  tombeau  du  peintre  Appiani  (1).  Là  elles  sont 
vraiment  d'une  beauté  suave  et  chaste,  ces  trois  sœurs  enlacées  et 
doucement  appuyées  l'une  sur  l'autre,  qui  écoutent  l'Amour  chanter 
sur  la  lyre  les  louanges  d'un  artiste. 

Quant  au  groupe  trop  vanté  dont  nous  parlons,  il  me  semble, 
à  voir  ces  formes  sèches  et  maigres,  que  le  maître  ait  alors  dé- 
laissé la  nature  pour  une  imitation,  trop  hardie  cette  fois,  de  l'é- 
cole éginète.  Bien  mieux  en  fut-il  inspiré  lorsque,  dans  un  autre 
mouvement  de  ferveur  archaïque,  il  voulut  reproduire  une  des 
statues  de  femmes  qui,  sur  le  temple  d'Égine,  se  tenaient  debout 
au  sommet  du  fronton,  de  chaque  côté  d^^  l'acrotère.  Ces  statues 
représentaient  les  Heures,  et  il  en  fit  une  Espérance,  belle  et 
étrange  figure,  où  revit  toute  la  majesté  de  la  vieille  sculpture 
hiératique.  Elle  s'avance,  calme  et  solennelle  comme  une  prêtresse, 
couverte  de  longs  voiles  aux  plis  droits  et  pressés,  le  front  entouré 
de  boucles  pendantes  que  serre  un  bandeau,  d'une  main  soulevant 
le  bas  de  sa  longue  tunique,  de  l'autre  présentant   une  fleur  sans 

(1)  A  l'académie  des  beaux-arts  de  Milan  ;  c'est  ua  de  ses  plus  beaux  bas-reliefs. 


174  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

corolle.  Pour  donner  la  vie  à  un  marbre  sous  des  formes  aussi 
inusitées,  ne  fallait -il  pas  s'être  fait  soi-même,  par  la  force  de  la 
pensée,  un  contemporain  de  Solon  et  de  Pisistrate? 

Mais,  comme  s'il  eût  voulu  prouver  que  ces  essais  d'archaïsme, 
VEspôrance  et  le  Ganymcde,  n'étaient  qu'une  fantaisie  ou  une  ga- 
geure, dans  le  même  moment  Thorvaldsen  faisait  jaillir  du  marbre 
une  figure  du  style  le  plus  opposé,  sa  plus  belle  création  peut-être 
et  pour  aiDsi  dire  le  couronnement  de  son  œuvre  païenne.  Sur  ce 
célèbre  Mercure  épiant  Argus  tout  le  monde  est  d'accord,  et  il  ne 
reste  rien  à  en  dire.  Je  me  contenterai  de  renvoyer  les  lecteurs 
curieux  à  la  page  éloquente  que  lui  a  consacrée  M.  Delaborde  (i).  Le 
Mercure  est  une  des  merveilles  de  l'art  moderne  et  suffirait  à  placer 
son  auteur  au  premier  rang.  Le  dieu  est  assis,  nu,  sauf  le  pétase 
ailé,  sur  un  tronc  d'arbre  recouvert  de  sa  chlamyde.  De  la  main 
gauche  il  écarte  de  ses  lèvres  la  syrinx  dont  il  vient  de  jouer,  et 
de  la  main  droite  tire  doucement  son  épée  du  fourreau  placé  et 
maintenu  sous  le  talon  droit.  Il  regarde  en  même  temps  d'un  air 
farouche,  avec  un  mélange  de  haine,  de  mépris  et  de  joie,  l'ennemi 
que  le  sommeil  lui  livre  et  sur  qui  il  va  bondir.  Une  double  action, 
celle  qu'on  voit  et  celle  qu'on  pressent,  le  saisissent  au  même 
instant.  On  ne  saurait  mettre  dans  un  marbre  plus  dévie  et  de  force 
dramatiques.  Et  quelle  harmonie  dans  la  composition,  quelle  per- 
fection dans  toutes  les  formes!  C'est  un  autre  idéal  que  celui  de 
V Adonis  :  les  muscles  sont  pleins  et  nourris,  comme  il  convient  au 
dieu  protecteur  des  gymnases,  assez  sobres  cependant  pour  la  légè- 
reté d'un  messager  de  l'Olympe.  La  tête  offre  un  caractère  encore 
plus  individuel.  Elle  est  vraiment  grecque,  petite,  arrondie,  avec 
des  traits  (ins  et  élégans,  à  peine  contractés  par  l'expression  la  plus 
intense.  C'est  devant  ce  chef-d'œuvre  qu'un  poète  allemand  avait 
raison  de  dire  à  Thorvaldsen  :  «  Nos  barbares  aïeux  ont  détruit 
dans  Rome  les  ouvrages  divins  des  Grecs,  et  toi,  tu  les  a  rendus 
au  monde.  » 

Ceux  qui  ont  refusé  au  Danois  le  don  du  pathétique  feront  bien 
de  revoir  le  Mercure.  Pour  être  pathétique  dans  la  statuaire,  il  n'est 
pas  besoin  d'imiter  le  Laocoon.  Nous  sommes  trop  habitués,  nous 
autres  modernes,  à  ne  voir  l'expression  sculpturale  que  dans  les 
gestes  violens  ou  dans  les  contractions  du  visage.  Beaucoup  moins 
familiarisés  avec  la  statuaire  qu'avec  la  peinture,  dont  les  moyens 
d'expression  sont  très  diflerens  et  beaucoup  plus  variés,  nous  con- 
fondons volontiers  les  ressources  et,  pour  ainsi  dire,  la  langue  des 
deux  arts.  Les  Grecs,  peuple  de  sculpteurs,  pensaient  tout  autre- 

(1)  Voyez  la  Hevue  du  1"  juin  1868. 


LE   MUSÉE  THORVALDSEN.  175 

ment.  Pour  eux,  suivant  le  mot  très  juste  de  M.  Charles  Blanc,  le 
visage  n'était  que  V appoint  de  l'expression.  Ils  la  cherchaient  avant 
tout  dans  l'attitude  et  le  geste.  C'est  sur  ce  point  de  leur  esthétique 
que  Thorvaldsen  les  a  égalés.  Imprégné  de  toutes  les  formes  et  des 
lois  les  plus  secrètes  de  leur  grand  art,  il  a  rendu  de  deux  manières 
ce  genre  d'expression,  mesurée  et  contenue,  mais  toujours  vive, 
qui  caractérise  leur  sculpture  des  meilleurs  temps.  Il  l'a  rendu 
d'abord,  à  peine  est-il  besoin  de  le  dire,  par  la  convenance,  la  signi- 
fication matérielle  des  gestes  et  des  attitudes  qui  indiquent,  au 
premier  coup  d'œil,  de  quels  sentimens  un  personnage  est  animé 
et  ce  qu'il  fait;  ensuite,  par  le  sens  profond  et  caché,  mais  élo- 
quent, qui  se  trouve  dans  l'harmonie  des  masses  et  des  contours. 
Lorsque  David  (d'Angers),  l'homme  du  mouvement  et  de  la  passion, 
accusait  à  tort  le  Danois  de  tout  sacrifier  à  l'équilibre  d'une  com- 
position et  à  l'agencement  des  lignes,  il  lui  reprochait  une  qualité 
maîtresse  que  lui-même,  le  fougueux  David,  n'a  pas  négligée  dans 
ses  meilleurs  ouvrages.  Cet  équilibre  merveilleux  des  composi- 
tions de  Thorvaldsen,  où  il  n'y  a  jamais  aucun  vide,  où  toutes 
les  masses  se  balancent,  toutes  les  lignes  s'accompagnent  l'une 
l'autre,  même  dans  leurs  oppositions,  ce  n'est  pas  seuleuient  un 
charme  pour  les  yeux,  c'est  un  langage  pour  l'âme  du  specta- 
teur. Au  premier  aspect  d'une  de  ces  figures  on  devine,  on  sent, 
par  la  douceur  ou  l'énergie,  par  la  sobriété  ou  le  caprice  de  ses 
contours,  ce  qu'elle  est  et  ce  qu'elle  veut  dire.  Cette  harmonie  se- 
crète du  dessin  est  pareille  à  l'harmonie  des  sons  dans  la  musique 
qui  frappe  en  même  temps  l'oreille  et  l'âme,  t'art  du  musicien  est 
de  choisir  les  sons  qui  peuvent  traduire  ses  pensées.  Non-seule- 
ment il  choisira,  suivant  les  circonstances,  entre  le  mode  majeur 
et  le  mode  mineur,  mais  il  n'écrira  pas  indifféremment  une  mélodie 
sur  tel  ou  tel  des  tons  de  la  gamme,  parce  qu'ils  n'ont  pas  tous  la 
même  physionomie  et  n'éveillent  pas  les  mêmes  impressions.  Les 
uns  conviennent  à  une  mélodie  tendre,  les  autres  à  un  air  joyeux 
ou  à  une  marche  brillante.  Aux  premières  notes  de  la  sonate  en  la 
de  Mozart,  par  exemple,  on  devine  un  chant  plein  de  langueur  et 
d'amour,  au  premier  accord  de  la  sonate  pathétique  ou  de  la  sym- 
pho?iie  en  ut  mineur  de  Beethoven,  l'âme  se  remplit  de  pensées 
mélancoliques.  Ainsi,  sans  tenir  compte  même  du  sujet  de  l'œuvre, 
l'accord  des  couleurs  dans  un  tableau,  la  physionomie  et  l'arrange- 
ment des  lignes  dans  une  statue,  sont  un  langage  mystérieux,  mais 
tout-puissant,  que  notre  esprit  subit  sans  pouvoir  l'expliquer. 

S.  Jacquemont. 


L'EMPIRE  DES  TSARS 

ET  LES  RUSSES 


VIT. 

LA    RÉFORME    JUDICIAIRE. 


IV, 

LA   PÉIVALITÉ  :    LES   CHATIMENS   CORPORELS,    LA    PEINE    DE    MORT,    LA   DÉPORTATION. 

Nous  pensions  en  avoir  fini  avec  les  lois  et  les  mœurs  judiciaires 
de  la  Russie.  Après  le  droit  coutumier  et  les  rustiques  tribunaux 
des  paysans,  après  la  nouvelle  justice  de  paix  et  la  nouvelle  magis- 
trature élective,  après  les  tribunaux  ordinaires,  le  barreau  et  la 
magistrature  inamovible,  après  la  procédure  criminelle,  le  jury  et 
les  tribunaux  d'exception  récemment  érigés  pour  les  causes  politi- 
ques, que  pouvait-il  rester  d'intéressant  pour  l'étranger  dans  l'en- 
ceinte de  la  justice  russe?  Il  restait  cependant  quelque  chose,  et  à 
nos  précédentes  études  il  nous  faut  ajouter  une  sorte  d'épilogue. 
On  m'a  fait  remarquer  que  dans  ce  travail  j'avais  négligé  tout  un 
côté  et  non  le  moins  obscur  et  le  moins  curieux  des  lois  et  des 
mœurs  judiciaires  de  l'empire  :  nous  n'avons  rien  dit  de  la  pénalité 
et  des  châtimens  qui  altpndent  les  crimes  privés  ou  publics  au  sor- 
tir de  l'audience.  Pour  combler  cette  lacune,  nous  demandons  la 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  avril,  du  15  mai,  du  i"  août,  du  15  novembre,  du 
15  décembre  1876,  du  l*""  janvier,  du  15  juin,  du  1"  août  et  du  15  décembre  1877, 
du  15  juillet,  du  15  août,  du  15  octobre,  du  15  décembre  1878,  du  15  mai  1879. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  177 

permission  d'achever  notre  visite  aux  tribunaux,  par  un  coup  d'œil 
sur  les  prisons,  les  bagnes,  les  lieux  de  détention.  C'e&t  là  en  effet 
une  des  faces  les  moins  connues  de  la  vie  russe,  ou  ce  qui  est  pis, 
c'est  une  des  plus  mal  connues,  et  à  ce  triste  sujet  les  derniers 
attentats  politi^ines  et  la  réprossion  qui  les  a  suivis  donnent  en  ce 
moment  une  fâcheuse  actualité. 


I. 

Aux  yeux  du  vulgaire,  la  Russie  est  toujours  le  pays  du  knout. 
Le  knout  a  été  aboli  depuis  environ  un  demi-siècle;  peu  importe, 
les  impressions  sont  persistantes;  pour  le  peuple,  pour  bien  des 
hommes  instruits  ou  des  écrivains  de  l'Occident,  la  Russie  restera 
longtemps  encore  l'empire  du  knout.  L'on  s'est  h.ibitué  à  la  regarder 
comme  la  patrie  des  châtimens  et  des  supplices  barbares.  Gomme  il 
arrive  souvent,  il  y  avait  dans  cette  opinion  une  part  de  vérité  et 
une  part  non  moindre  d'erreur  ou  d'exagération.  Comparée  aux 
législations  de  l'Kurope  occidentale  avant  la  révolution,  la  législa- 
tion russe  de  la  fin  du  xviii"  siècle  était  peut-être  l'une  des  moins 
rigoureuses,  l'une  des  moins  sanguinaires,  des  moins  raffinées  en 
fait  de  supplices.  Le  bûcher,  la  roue,  la  mutilation,  étaient  encore 
en  usage  dans  nombre  des  états  les  plus  anciennement  civilisés 
qu'ils  étaient  supprimés  chez  la  dernière  venue  des  nations  euro- 
péennes. Et  cependant  l'opinion  vulgaire  n'avait  pas  entièrement 
tort;  malgré  tous  les  adoucissemens  du  dernier  siè'  le,  la  législation 
russe  sous  Alexandre  1*'',  sous  Nicolas  même,  méritait  en  partie  son 
triste  renom. 

Dans  aucun  code  moderne,  les  châtimens  corporels  n'ont  aussi 
longtemps  tenu  une  aussi  grande  place.  Jusqu'au  lègne  de  l'empe- 
reur Alexandre  II,  c'était  là  le  caractère  distinctif  de  la  pénalité 
russe.  Les  châtimens  n'étaient  pas  toujours  cruels;  comme  ailleurs, 
ils  étaient  de  diverse  sorte  et  plus  ou  moins  bien  gradués  selon  la 
gravité  des  cas,  mais  d'ordinaire,  pour  les  simples  délits  comme 
pour  les  plus  grands  crimes,  c'était  sur  le  corps,  sur  les  mem- 
bres, sur  la  peau  du  délinquant  que  tombait  le  châtiment.  II  n'y 
avait  plus  de  knout,  il  y  avait  encore  les  baguettes,  il  y  avait  les 
verges.  La  culpabilité  des  condamnés  s'évaluait  ainsi  en  coups  de 
verges.  La  Russie  semblait  vivre  sous  la  férule  d'un  maître  qui  la 
corrigeait  paternellement  avec  le  fouet  et  le  bâton;  c'était  chez  elle 
une  des  formes  du  régime  patriarcal.  Selon  l'éloquent  tableau  tracé 
par  un  avocat  de  Saint-Pétersbourg  dans  un  des  plus  fameux  pro- 
cès des  dernières  années,  la  verge  régnait  en  maîtresse  (1).   «  La 

(1)  Plaidoirie  de  M.  Alexandrof  dans  le  procès  de  Vôra  Zasoulitch  en  1878. 

TOMK   S.XXV.   —    1879,  12 


178  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

verge  conduisait  l'école  de  même  que  l'écurie  du  propriétaire;  elle 
était  en  usage  dans  les  casernes,  dans  les  bureaux  de  la  police,  dans 
les  adminislralions  communales.  Il  courait  même  alors  le  bruit  que 
dans  un  certain  endroit  la  verge  était  mise  en  mouvement  par  un 
mécanisme  d'invention  anglaise  que  l'on  employait  dans  des  cir- 
constances spéciales.  Dans  les  livres  de  droit  criminel  et  civil,  les 
verges  figuraient  à  chaque  page  et  comme  un  refrain  perpétuel  en 
compagnie  du  fouet,  du  knout  et  des  baguettes.  » 

D'où  venait  cette  fâcheuse  prédominance  des  punitions  corpo- 
relles dans  une  législation  qui  semblait  ainsi  traiter  le  peuple  moitié 
en  enfant,  moitié  en  esclave?  On  en  a  cherché  les  causes  ou  les 
origines  dans  un  passé  lointain;  le  plus  souvent  on  s'est  plu  à  en 
rejeter  la  responsabilité  sur  la  domuiation  njongole.  C'est  aux 
envahisseurs  asiatiques  par  exemple  que  les  historiens  ont  fait  re- 
monter l'horrible  supplice  du  knout;  il  n'en  est  pas,  croyons-nous, 
fait  mention  dans  les  annales  de  la  Russie  primitive  de  Kief  ou 
de  Novgorod  (1).  A  cet  égard  comme  à  beaucoup  d'autres,  avant 
l'espèce  de  déviation,  de  déformation  que  lui  fit  subir  la  conquête 
mongole,  la  Russie  des  Varègues  et  des  kniazes  ressemblait  beau- 
coup plus  à  l'Europe  occidentale  que  la  Russie  des  tsars  mosco- 
vites. C'est  sous  les  grands  princes  de  Moscou,  sous  les  Ivan  et  les 
Yassili,  que  furent  introduites  les  peines  répugnantes  et  raffinées 
conservées  sous  les  premiers  Romanof.  Sous  ce  rapport,  Voulogénié 
zakonof,  le  code  du  pieux  Alexis  iMikhaïlovitch,  père  de  Pierre  le 
Grand,  ne  le  cède  en  rien  au  soudehnik  d'Ivan  III  et  d'Ivan  IV  le 
Terrible.  La  première  influence  de  l'Europe,  où  la  torture  et  les 
supplices  atroces  étaient  encore  en  vigueur,  ne  fit  même  qu'ac- 
croître la  sévérité  de  la  législation  moscovite.  Pierre  le  Grand  limita 
l'emploi  de  la  peine  de  mort;  mais,  au  lieu  de  supprimer  ou  d'adou- 
cir les  peines  corporelles,  il  s'en  servit  plus  que  personne  pour  im- 
poser à  ses  sujets  les  coutumes  de  l'Occident.  Usant  sans  scrupule 
de  moyens  barbares  au  profit  de  la  civilisation,  le  grand  réforma- 
teur employait  contre  ses  adversaires,  voire  contre  ses  auxi- 
liaires, les  instrumens  de  correction  que  lui  avaient  légués  ses 
aïeux.  On  sait  qu'au  besoin  il  ne  dédaignait  pas  le  métier  de  bour- 
reau et  contiaigiiait  ses  courtisans  à  manier  la  hache  à  son  exemple. 
Les  verges  avaient  toutes  ses  sympathies,  aucun  de  ses  prédéces- 
seurs n'en  avait  fait  un  tel  emploi,  et  il  ne  répugnait  pas  à  les 
appliquer  lui-même  au  dos  de  ses  favoris  ou  de  ses  plus  hauts 
fonctionnaires,  tels  que  le  prince  Menchikof. 

Est-ce  au   long  esclavage  national  de  l'époque  tatare  que  la 

(1)  Le  nom  mùme  de  knout  n'est  pas  de  source  slave,  il  serait  d'origine  turque. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  17^ 

Russie  a  du  l'introduction  des  châtimens  corporels?  C'est  du  moins 
à  l'esclavage  domestique  du  servage  qu'elle  en  doit  le  maintien 
jusqu'à  nos  jours.  La  verge  était  l'auxiliaire  et  le  compléuient 
indispensable  du  servage  moscovite.  Le  pomêchtrhik  russe  fouettait 
ses  serfs  comme  le  planteur  des  colonies  ses  esclaves,  et  le  droit  de 
correction  qu'ils  laissaient  à  la  discrétion  du  pro[)riétaire  foncier, 
l'état  et  le  souverain  s'en  servaient  à  leur  tour  vis-à-vis  de  leurs 
sujets,  tous  plus  ou  moins  considérés  comme  serfs  de  l'état.  La 
législation  s'étant  tout  entière  formée  sous  l'empire  des  mœurs 
serviles,  les  verges  devaient  naturelleraenr.  perdre  de  leur  autorité 
à  mesure  que  s'introduisaient  les  mœurs  libres  et  les  notions  mo- 
rales et  juridiques  de  l'Occident. 

C'est  ce  qui  advint  sous  les  successeurs  de  Pierre  le  .Grand,  alors 
qu'ayant  une  cour  plus  ou  moius  policée  ils  essayèrent  d'instituer 
une  noblesse  à  l'occidentale.  Leurs  serviteurs,  leurs  ministres, 
leurs  fonctionnaires  ne  pouvaient  continuer  à  être  fustigés  comme 
des  esclaves.  De  là  vinrent  les  mesures  qui  au  xviir  siècle  exemp- 
tèrent successivement  des  châtimens  corporels  les  classes  dites  pri- 
vilégiées, la  noblesse  et  le  clergé,  puis  une  partie  de  la  bourgeoisie 
des  villes.  La  noblesse  le  fut  en  1762  par  le  malheureux  Pierre  III, 
qui,  en  qualité  d'étranger,  répugnait  à  ces  peines  grossières  (1).  Les 
exemptions,  élargies  avec  les  années»  s'étendirent  non-seulement 
à  certaines  classes,  mais  aux  fonctions  publiques  les  plus  humbles. 
Les  degrés  inférieurs  du  tchine,  conférant  la  noblesse  personnelle, 
affranchissaient  du  fouet  tous  les  fonctionnaires  compris  dans  les 
quatorze  classes  du  tableau  des  rangs.  De  là  le  mot  du  diplomate 
qui,  lors  du  traité  de  Vienne,  conseillait  à  l'empereur  Alexandre  I" 
ou  à  l'un  de  ses  ministres  d'élever  par  un  ukase  tous  les  Russes  à 
la  xiV'  classe.  C'eût  été  un  moyen  de  supprimer  les  verges  en  fai- 
sant rentrer  toute  la  nation  dans  les  classes  privilégiées  :  cette  sup- 
pression, l'émancipation  devait  l'accomplir  en  élevant  tous  les  Russes 
au  rang  d'hommes  libres. 

Le  knout , ,  instrument  cruel  et  meurtrier ,  avait  été  supprimé 
dès  les  premières  années  du  règne  de  INicolas,  les  verges  devaient 
l'être  par  l'empereur  Alexandre  II.  L'acte  d'émancipation  est  de  fé- 

(1)  Voyez  à  ce  sujet,  dans  la  Revue  du  l"  avril  et  du  15  mai  1876,  les  études  sur  les 
Classes  sociales  en  Russie  et  sur  la  Noblesse.  Je  rappellerai  qu'au  point  de  vue  pénal, 
ce  privilège  de  certaines  classes  n'était  pas  sans  contre-partie.  Pour  beaucoup  de 
délits,  le  noble,  exempt  de  châtimens  corporels,  était  et  reste  encore,  croyons-nous, 
passible  de  peines  plus  sévères  que  l'homme  du  peuple.  Un  délit  par  exemple  n'ea- 
traînant,  pour  les  classes  non  privilégiées,  que  deux  ou  trois  ans  de  prison,  exposait 
les  membres  des  classes  supérieures  à  la  déportation  perpétuelle.  Depuis  l'abrogation 
des  verges,  s'il  subsiste  encore  une  inégalité  dans  la  législation,  c'est  au  détriment  dos 
hautes  classes. 


180  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

vrier  18(51 ,  l'ukase  abolissant  les  verges  est  de  1863.  La  verge  étant 
le  corollaire  naturel  du  servage  devait  naturellement  disparaître 
avec  lui.  Cette  petite  réforme  avait  son  importance,  elle  ne  devait 
pas  seulement  rétablir  dans  le  code  pénal  le  principe  de  l'égalité 
devant  la  loi,  elle  devait  rendre  à  tout  Russe  le  sentiment  de  l'hon- 
neur et  de  la  dignité  personnelle,  lui  apprendre  à  se  respecter  lui- 
même  et  à  respecter  autrui. 

La  verge,  comme  tout  ce  qui  tenait  au  bon  vieux  temps,  a  gardé 
ses  partisans  et  ses  détenseurs.  Des  conservateurs  attardés  se  de- 
mandaient avec  anxiété  «  comment  un  empire  qui  a  dû  sa  grandeur 
aux  verges  pourrait  se  passer  d'un  tel  agent  de  cohésion  (1).  »  En 
dehors  de  ces  esprits  timorés  prêts  à  s'effrayer  de  tout  changement, 
plus  d'un  homme  cultivé  se  ferait  volontiers  l'apologiste  de  cet  in- 
strument de  correction  qui  n'atteignait  que  les  épaules  du  peuple. 
Où  trouver,  dit-on,  une  peine  plus  simple  et  plus  rapide,  une  peine 
plus  économique  pour  la  société  qui  l'inllige  et  le  coupable  qui  la 
reçoit,  une  peine  plus  morale  et  plus  moralisatrice?  Fallait-il,  pour 
de  pures  et  abstraites  considérations  de  point  d'honneur,  pour 
un  faux  sentiment  de  dignité  que  ne  comprend  pas  l'homme  du 
peuple,  renoncer  à  un  mode  de  correction  qui  ne  laissait  pas  plus 
de  trace  sur  son  âme  que  sur  son. corps,  qui,  pour  lui  et  pour  sa 
famille,  était  moins  pénible,  moins  douimageable,  moins  corrtip- 
teur  que  la  prison  par  laquelle  on  l'a  remplacé  {'1)1 

Ces  doléances  auraient  beau  contenir  une  part  de  vérité,  on  ne 
saurait  regretter  la  suppression  de  pareils  châtimens.  Quels  qu'en 
fussent  les  avantages  pratiques,  les  corrections  corporelles  avaient 
en  Russie  comme  partout  le  grand  inconvénient  d'encourager  chez 
le  peuple  la  rudesse  et  la  brutalité  des  mœurs.  Inscrits  dans  les 
lois  et  appliqués  sur  l'ordre  des  tribunaux,  le  fouet  et  les  verges 
se  maintenaient  plus  aisément  dans  la  vie  domestique.  Habitué 
à  y  voir  un  instrument  de  répression  pour  l'homme  fait  aussi  bien 
que  pour  l'enfant,  le  père  de  famille  avait  moins  de  scrupules  ou 
moins  de  honte  à  faire  usage  du  bâton  pour  ses  corrections  pa- 
ternelles ou  conjugales.  A  la  suppression  tles  verges  les  mœurs 
privées  non  moins  que  les  mœurs  publiques  avaient  tout  à  gagner. 

Il  se  peut  que  snr  ce  point  le  réformateur  ait  devancé  les  mœurs; 
peut-êti^e  une  sorte  de  respect  humain  pour  l'opinion  de  l'Europe 
n'a-t-il  pas  été  étranger  à  cette  réforme;  mais  depuis  Pierre  le 
Grand  le  respect  humain  a  fait  faire  à  la  Russie  plus  d'un  progrès, 
et  pour  les  états  comme  pour  les  individus,  l' amour-propre,  le 

(1)  Pl;iidoyer  de  M.  Alexandrof  dans  le  procès  de  Vôra  Zasoulitch. 

(2)  Beaucoup  de  proverbes  en  effet  attestent  que  le  peuple,  le  moujik  en  particulier 
était  fort  peu  sensible  à  ce  que  de  pareilles  peines  ont  d'humiliant. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  ISi 

souci  de  l'opinion  d'autrui  peut  à  certaines  heures  être  de  bon  con- 
seil. Qin  sait  où  en  serait  la  Russie,  qui  sait  où  elle  en  resterait 
sans  un  pareil  aiguillon? 

Les  avocats  des  vieilles  coutumes  ont  du  reste  de  quoi  se  conso- 
ler, les  verges  ont  été  supprimées  théoriquement,  légalement;  dans 
la  pratique  elles  n'ont  pas  encore  entièrement  disparu.  Les  châti- 
mens  corporels,  knout,  baguettes,  verges,  ont  été  rayés  du  code 
pénal,  ils  ne  sont  plus  infligés  par  les  tribunaux  ordinaires;  mais  la 
verge,  bannie  du  code  et  du  droit  écrit,  a  trouvé  un  dernier  refuge 
dans  les  rustiques  tribunaux  de  bailliage  et  dans  le  droit  cou- 
tumier.  Le  paysan,  le  simple  moujik,  peut  toujours  être  condamné 
au  fouet  par  le  jugement  de  ses  pairs,  de  ses  juges  élus  (1).  Comme 
nous  l'avons  déjà  fait  remarquer  à  propos  de  cette  justice  villa- 
geoise, c'est  là  une  concession  aux  mœurs  des  paysans  affranchis 
et  aux  idées  populaires  qui ,  dans  les  dernières  couches  de  la  na- 
tion, demeurent  encore  trop  souvent  favorables  aux  châtiinens  cor- 
porels. Le  gouvernement  en  tolère  l'usage  dans  ces  obscurs  tribu- 
naux du  moujik  où  la  coutume  règne  en  maîtresse  et  où  la  loi  écrite 
a  peu  d'autorité.  Le  législateur  s'est  contenté  de  lixer  le  maximum 
des  coups  de  verges  à  vingt,  jadis  on  en  donnait  trois  ou  quatre 
fois  davantage.  En  même  temps  la  loi  interdit  d'appliquer  cette 
peine  à  ceux  des  paysans  qui  en  pourraient  souffrir  le  plus  dans 
leurs  sentimens  ou  dans  leur  corps;  elle  en  a  exempté  les  vieillards 
au-dessus  de  soixante  ans,  les  femmes  de  tout  âge  et  tous  les  fonc- 
tionnaires ruraux,  anciens  de  bailliage  ou  de  commune  {sturrhines 
et  starostes),  maîtres  d'école,  sacristains  d'église,  en  sorte  que  dans 
les  villages  mêmes  où  elle  reste  tolérée,  la  verge  ne  peut  plus  at- 
teindre que  la  minorité  des  habitans  (2). 

La  peine  des  verges  a  été  effacée  du  code  pénal;  mais,  dira-t-on, 
a-t-elle  pour  cela,  en  dehors  même  des  communes  de  paysans,  en- 
tièrement disparu?  En  Russie,  nous  devons  le  constater,  il  y  a  plus 
d'intervalle  (|u' ailleurs  entre  la  loi  et  les  mœurs,  entre  ce  qui  est 
permis  officiellement  et  ce  qui  est  pratiqué  journellement.  Pour  les 
châtimens  corporels  cependant  il  y  a,  croyons-nous,  moins  de  con- 

(1)  Voyez,  d.ms  la  Revue  du  15  octobre  1878,  l'élude  sur  le  Droit  coutumier  et 
tribunaux  corporatifs  en  Russie. 

(2)  En  fait,  ces  exemptions  légales  et  ces  restrictions  imposées  à  la  coutume  ne  sont 
pas  toujours  observées  par  les  ju^es  de  village.  Déjà  cependant,  comme  nous  l'avons  in- 
diqué dans  l'étude  mentionnée  plus  haut,  beaucoup  de  paysans  montrent  pour  l'an- 
cienne discipline  du  servage  une  répulsion  de  bon  augure.  Dans  nombre  de  communes 
rurales,  on  commence,  dit-on,  à  préférer  aux  verges  l'amende  et  surtout  les  arrêts.  L'on 
peut  ainsi  espérer  qup,  grâf-e  aux  leçons  de  la  loi  écrite  et  des  tribunaux  ordinaires, 
les  mœurs  rendront  chez  les  paysans  l'usage  des  punitions  corporelles  de  moins  ea 
moins  fréquent,  si  bien  que  la  coutume  les  abolira  peu  à  peu  d'elle-même. 


182  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

tradictions,  moins  de  dérogations  à  la  loi  qu'on  ne  le  suppose  sou- 
vent en  Occident.  Les  lois  même  admettent  les  cbcàtimens  corporels 
en  quelques  cas  exceptionnels;  à  l'armée  par  exemple,  daas  les 
compagnies  de  discipline,  ou  encore  dans  les  prisons  lorsque  l'insu- 
bordination contraint  l'autorité  à  recourir  à  cet  argument  suprême. 
Sous  ce  ra])port,  la  Russie  ne  fait  guère  autre  chose  que  ce  que  font 
d'autres  états  de  l'Europe,  l'Angleterre  notamment.  Ce  qui  ne  se 
voit  que  chez  elle,  car  il  serait  injuste  de  lui  comparer  la  Turquie, 
c'est  l'emploi  arbitraire  de  moyens  de  correction  légalement  inter- 
dits envers  des  personnes  que  la  loi  en  exempte  expressément.  L'on 
ne  saurait  nier  en  eil'et  que  jusqu'en  ces  dernières  années  il  s'est 
présenté  quelques  cas  de  ce  genre,  surtout  dans  les  provinces  recu- 
lées où  l'autorité  a  quelque  peine  à  faire  respecter  les  lois  même 
par  ceux  qui  ont  la  charge  de  veiller  à  leur  exécution. 

Dans  certaines  localités,  la  police  s'est  parfois  fait  peu  de  scru- 
pule d'appliquer  elle-même  aux  moujiks  les  verges  que  la  loi  tolère 
dans  leurs  modestes  tribunaux.  Un  jn'ocès  récent  a  dans  le  centre 
même  de  l'empire,  dans  le  gouvernement  de  Riazane,  révélé  au  pu- 
blic et  au  pouvoir  des  faits  de  ce  genre,  accompagnés  de  circon- 
stances qui  leur  donnaient  une  gravité  particulière.  Il  s'agissait  d'un 
agent  de  police  appelé,  croyons-nous,  Popof,  qui,  spécialement  pour 
hâter  la  rentrée  des  contributions  en  retard,  avait  l'habitude  de  faire 
fustiger  les  paysans,  sans  égard  pour  leur  âge  ou  leur  faiblesse.  Afin 
de  donner  plus  d'efficacité  à  ce  procédé  renouvelé  du  temps  de  Ni- 
colas, ce  Popof  y  avait  apporté  quelques  ingénieux  perfeclionne- 
mens;  il  se  servait  de  verges  brûlantes  chauflees  à  cet  eOet  dans 
un  poêle,  ou  encore  de  verges  trempées  dans  un  bain  d'eau  salée  ou 
enduites  à  dessein  d'une  couche  de  sel.  Par  un  autre  raffinement,  il 
coupait  d'ordinaire  l'exécution  du  patient  en  plusieurs  séances 
successives,  de  façon  que  les  verges  lui  fussent  plus  sensibles.  Ce 
fonctionnaire  trop  zélé,  traduit  en  jugement  il  y  a  quelques  mois, 
a  été  cette  année  même  reconnu  coupable  par  le  jury.  Si  la  peine 
qui  lui  a  été  infligée  par  le  tribunal,  trois  mois  de  prison,  nous 
semble  bien  légère  pour  un  tel  délit,  cela  suffit  pour  montrer  aux 
paysans  qu'ils  ne  sont  plus  tenus  de  se  laisser  sans  mot  dire  fouet- 
ter ou  bâtonner  par  le  moindre  fonctionnaire  et  qu'au  besoin  ils 
peuvent  trouver  les  tribunaux  pour  punir,  si  ce  n'est  pour  préve- 
nir, les  violences  dont  ils  sont  victimes.  Autrefois  de  pareilles 
causes  n'eussent  jamais  été  soumises  aux  tribunaux  ordinaires  ni 
de  pareils  faits  livrés  à  la  publicité  de  la  presse. 

Dans  les  régions  écartées  ou  au  fond  des  campagnes,  quelques 
violences  isolées  et  ignorées  n'auraient  pas  de  quoi  beaucoup  nous 
surprendre;  mais  on  a  signalé  des  illégalités  de  cette  sorte  jusque 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  183 

dans  les  grandes  villes,  dans  la  capitale  même,  en  des  circonstances 
qui  ont  donné  à  cette  infraction  aux  lois  un  grand  retentissement 
en  Russie  et  à  l'étranger.  Je  citerai  deux  cas  de  ce  genre,  les  deux 
plus  notables,  en  dehors  du  moins  des  anciennes  provinces  polo- 
naises qui  toujours  soumises  à  un  régime  d'exception,  privées  d'as- 
semblées provinciales  et  de  presse  indépendante,  demeurent  parti- 
culièrement exposées  aux  abus  de  toute  sorte  (1).  Quelques  années 
avant  la  dernière  guerre  d'Orient,  la  police  d'Odessa,  sans  doute 
encore  imbue  des  anciens  usages,  imaginait  de  faire  entrer  dans 
la  ville  des  voitures  chargées  de  verges,  et  à  l'aide  de  cette  provi- 
sion, des  agens  ivres  faisaient  une  exécution  publique,  frappant 
dans  les  rues  tout  ce  qui  se  rencontrait  sous  leur  main,  hommes, 
femmes  etenfans.  Un  fait  plus  récent  et  d'une  plus  grande  notoriété 
quoique  en  réalité  d'une  moindre  gravité,  c'est  celui  qui  adonné 
lieu  à  l'attentat  et  au  procès  de  Yêra  Zasoulitch  en  1878.  Ici,  nous 
ne  le  dissimulerons  pas,  l'opinion  européenne  nous  paraît  s'être 
quelque  peu  méprise  dans  son  appréciation  des  agissemens  de  la 
police  pétersbourgeoise,  L'Occident,  qui  n'en  a  guère  entendu  qu'un 
écho  lointain  et  indistinct,  a  tiré  des  débats  de  ce  curieux  procès 
des  conclusions  peu  d'accord  avec  la  vérité  ou  la  logique. 

On  se  rappelle  encore  les  faits  :  l'acte  d'illégale  violence  qui  avait 
armé  contre  le  général  Trépof  le  bras  de  la  jeune  illuminée  s'était 
passé  au  fond  d'une  prison,  lors  d'une  visite  du  préfet  de  police  de 
Saint-Pétersbourg.  Irrité  de  l'attitude  provocante  de  certain  détenu 
politique  qui  refusait  de  se  découvrir  devant  lui,  le  général  Trépof, 
voulant  faire  un  exemple ,  avait  ordonné  d'infliger  à  l'insolent 
une  correction  corporelle.  C'était  dans  une  prison,  et  là  même, 
pour  recourir  aux  verges,  il  a  fallu  un  ordre  direct,  et  les  débats 
l'ont  établi,  un  ordre  écrit  du  préfet  de  police  de  la  capitale.  Et 
comment  cet  ordre  a-t-il  été  accueilli  des  détenus?  Par  une  sorte 
d'émeute,  qui  ne  céda  qu'à  la  force.  Quelle  a  été  l'impression  du 
public  quand  l'incident  a  été  connu?  Loin  de  voir  là  un  fait  nor- 
mal et  régulier  ou  du  moins  un  fait  ordinaire  ou  habituel  et  par 
cela  mêm.e  peu  digne  d'attention,  la  presse  russe  s'en  est  émue. 
Les  journaux  l'ont  signalé  au  public  et  au  pouvoir  comme  un  acte 
blâmable  ou  une  rumeur  regrettable  qu'il  importait  de  démentir.  La 
juste  popularité  que  valait  au  maître  de  police  une  habile  admi- 
nistration de  plusieurs  années  s'est  évanouie  en  quelques  jours. 

(1)  On  a  beaucoup  parlé  en  effet  de  violences  semblables  en  Lithnanic  et  en  Po- 
logne, spécialement  dans  le  gouvernement  de  Lublin,  à  propos  de  la  triste  affaire  des 
derniers  Grecs-unis  que  l'autorité  impériale  a  voulu  ramener  ofïiciellonieut  à  l'ortho- 
doxie orientale,  mais  je  n'ai  pas  eu  le  moyen  de  constater  l'exactitude  des  méfaits 
prêtés  en  cette  circonstance  à  la  police  russe. 


184  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

C'est  par  une  feuille  de  la  capitale  qu'au  fond  de  la  province,  dans 
le  gouvernement  de  Penza,  la  jeune  Vêra  Zasoulitch  apprit  qu'un 
prévenu  politique  avait  été  fouetté  de  verges  dans  une  prison  de 
Saint-Pétersbourg;  c'est  dans  cette  lecture  que  la  jeune  enthou- 
siaste a  puisé  l'indignation  qui  l'a  conduite  aux  bords  de  la  Neva 
et  armée  d'un  revolver  pour  venger  la  dignité  humaine  dans  la 
personne  d'un  de  ses  coreligionnaires  politiques. 

Et  sur  l'attentat  de  Vêra,  quelle  a  été  l'impression  de  la  société, 
impression  exprimée  officiellement  par  le  jury?  Malgré  la  gravité 
du  crime,  malgré  l'évidence  de  la  culpabilité,  le  jury,  aux  applau- 
dissemens  de  l'auditoire,  a  rendu  un  verdict  d'acquittement  en  faveur 
de  la  fanatique  ennemie  des  verges.  Tout  donc  dans  ce  procès, 
jusqu'à  la  démission  du  général  Trépof,  regardé  comme  un  des 
meilleurs  fonctionnaires  de  l'empire,  tout  s'est  réuni  pour  montrer 
que,  si  dans  la  Russie  actuelle  un  haut  fonctionnaire  peut  encore 
user  arbitrairement  des  verges,  cela,  dans  l'enceinte  même  des 
prisons,  n'est  plus  assez  accepté  pour  passer  inaperçu.  Aux  yeux  de 
tout  observateur  non  prévenu,  ce  que  l'inattention  distraite  du  vul- 
gaire a  pris  comme  un  signe  de  la  fréquence  des  verges  et  du  peu 
de  concordance  des  lois  et  des  mœurs  bureaucratiques  prouvait 
plutôt  le  contraire;  c'était  le  cas  ou  jamais  de  dire  que  l'exception 
conflrme  la  règle. 

Les  verges,  quoi  qu'on  en  pense  en  Occident,  ne  sont  plus  d'un 
emploi  habituel  et  journalier.  Le  Russe  a  cessé  d'offrir  complaisam- 
ment  son  dos  au  fouet  ou  à  la  bastonnade.  Cette  remarque  a  été 
confirmée  pour  moi  par  une  aventure  personnelle  que  je  me  per- 
mettrai de  raconter;  c'était  dans  un  de  mes  premiers  voyages  en 
Russie.  Comme  tout  le  monde,  j'avais  entendu  répéter,  j'avais  lu 
chez  les  auteurs  les  plus  sérieux,  russes  ou  étrangers,  que  dans 
les  états  du  tsar  le  grand  argument  était  le  bâton  et  que  pour  se 
faire  respecter  il  fallait  y  recourir  au  besoin.  J'avais  été  particuliè- 
rement frappé  d'un  passage  où  le  consciencieux  Nicolas  Tourguénef 
affirme  que,  dans  sa  patrie,  lorsque  les  chevaux  de  poste  ne  marchent 
pas  assez  vite  au  gré  des  voyageurs,  ces  derniers  s'en  prennent  au 
dos  du  cocher  (1).  «  il  n'y  a  que  les  paresseux  qui  ne  nous  rossent 
pas,  »  disait  avec  une  cuisante  naïveté  un  postillon  à  l'écrivain  russe. 
Pour  un  voyageur,  le  renseignement  m'avait  paru  bon  à  noter.  Je 
m'étais  gardé  cependant  d'en  faire  usage,  lorsque  traversant  les 
steppes  qui  s'étendent  du  Don  au  Caucase,  avant  l'ouverture  du 
chemin  de  fer  actuel,  un  jour  que  j'étais  las  d'attendre  en  vain 


(1)  Nicolas  Tourgiiénpf,  la  Russie  et  les  Russes,  t.  II,  p.  88-89.   Comparcx  Custine, 
la  Russie  en  1839. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  185 

que  ma  troïka  fût  attelée  (1),  la  cynique  maxime  du  postillon  de  Ni- 
colas Tourguénef  me  revint  subitement  à  la  mémoire,  et,  à  bout  de 
patience,  je  levai  ma  canne,  ou,  pour  plus  d'exactitude,  mon  para- 
pluie sur  le  iamchtchik  trop  lent  à  partir.  Mal  m'en  prit,  car  au  lieu 
de  se  venger  sur  ses  chevaux,  l'homme  se  fâcha  tout  rouge,  ses 
camarades  s'ameutèrent  et  faillirent  me  faire  un  mauvais  parti.  Évi- 
demment ils  ne  connaissaient  pas  la  maxime  du  postillon  de  Nicolas 
Tourguénef  et  j'eusse  été  mal  venu  à  leur  citer  mes  autorités.  Enfin 
grâce  à  l'intervention  du  slaroste^  je  fus  heureux  d'en  être  quitte 
pour  des  excuses  et  un  nouveau  retard. 

C'est  que  les  mœurs  se  modifient  peu  à  peu,  le  bâton  est  dé- 
pouillé de  son  ancien  prestige.  Le  postillon  n'accepte  plus  les  coups 
du  voyageur,  et  le  préfet  de  police  qui  donne  l'ordre  de  fouetter  un 
prisonnier  impoli  s'expose  à  recevoir  une  balle  de  revolver  de  la 
main  d'une  jeune  fille  enthousiaste.  Les  vieux  moyens  de  disci- 
pline domestique  et  de  discipline  gouvernementale  ont  singulière- 
ment perdu  de  leur  popularité.  Les  verges  s'en  vont,  des  idées 
nouvelles  se  sont  glissées  dans  les  têtes  moscovites,  et  le  sentiment 
de  l'honneur,  ce  sentiment  jadis  inconnu  de  ce  peuple  de  serfs, 
s'éveille  dans  la  Russie  émancipée.  L'armée  et  le  service  militaire 
ne  sont  pas  étrangers  à  cette  transformation  ;  le  soldat,  qui  jadis 
n'était  mené  qu'à  la  baguette  (un  noble  comme  un  serf  pouvait 
toujours  être  fouetté  en  uniforme),  le  soldat  qui  s?  voit  aujourd'hui 
condamné  aux  verges  seregaide  comme  déshonoré  (2).  De  l'armée 
et  des  tribunaux  civils  ces  notions  nouvelles  se  répandent  dans  le 
peuple  et  s'infiltrent  peu  à  peu  jusqu'au  fond  de  la  nation,  qui  dans 
une  ou  deux  générations  en  sera  tout  entière  pénétrée.  Au  milieu 
de  tous  les  motifs  de  tristesse  et  des  trop  fréquentes  déceptions  que 
donne  aux  nationaux  comme  à  l'étranger  la  Russie  des  réformes, 
c'est  là  un  des  aspects  consolans  sur  lesquels  on  peut  reposer  les 
yeux  avec  la  joie  de  constater  un  progrès  réel  et  durable. 

II. 

Les  chàtimens  corporels  ont  été  abolis,  et  depuis  lors  la  législa- 
tion russe  est  probablement  la  plus  douce  de  l'Europe.  Quand  en 
1863  un  ukase  impérial  a  effacé  les  verges  du  code  pénal,  il  y  avait 
déjà  plus  d'un  siècle  que  la  plus  grave  des  peines  corporelles,  la 
seule  qui  ait  été  conservée  dans  la  plupart  des  états  mo  lernes,  la 

(1)  Attelage  de  trois  chevaux  de  front  fort  en  usage  en  Russie,  et  habituel  dans  les 
voyages  on  poste. 

(2)  Dans  l'armée,  les  verges  ne  sont  plus  en  usage  que  dans  les  compagnies  de  dis- 
cipline ou  pour  les  soldats  qui  ont  déjà  inutilement  subi  d'autres  punitions. 


186  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

peine  capitale,  avait  été  légalement  supprimée  en  Russie.  Il  est  assez 
singulier  que  ce  soit  le  pays  le  plus  barbare  de  l'Europe,  le  pays  dont 
la  législation  passait  justement  pour  la  plus  cruelle,  qui  ait  pris 
l'initiative  de  l'abolition  de  la  peine  de  mort,  qui  le  premier,  long- 
temps avant  la  Toscane  de  Léopold,  ait  prétendu  appliquer  les 
maximes  de  Beccaria,  avant  même  que  l'auteur  Des  délits  et  des 
peines  n'eût  proclamé  que,  pour  protéger  celle  des  honnêtes  gens, 
on  n'est  pas  obligé  d'enlever  la  vie  aux  homicides  (1). 

Peut-être  pourrait-on  de  ce  côté  découvrir  en  Russie,  sinon  une 
tradition  ininterrompue,  du  moins  des  antécédens  remontant  assez 
haut  dans  le  passé.  Déjà  Ivan  ÏÎI,  le  rassembleur  de  la  terre  russe, 
réservait  au  souverain  le  droit  de  prononcer  la  peine  de  mort.  En 
revanche  on  sait  que  les  tsars  ses  successeurs,  Ivan  IV  le  Ter- 
rible en  particulier,  ne  se  faisaient  pas  faute  d'en  user  et  abuser; 
mais  déjà  la  mort  semble  surtout  la  peine  des  crimes  politiques. 
Un  moment,  au  xvii*  siècle,  sous  l'influence  même  de  l'Europe 
occidentale,  le  code  draconien  d'Alexis  Mikhaïlovitch,  Voidogénié 
zakonof,  prodigue  à  toute  sorte  de  crimes  et  de  délits  le  dernier 
supplice.  Pierre  le  Grand,  qui  envers  ses  ennemis  publics  ou  privés 
fut  si  peu  avare  de  la  peine  capitale,  en  limite  l'application  dans 
la  loi;  sa  fille,  la  sensuelle  et  grossière  Elisabeth,  l'abolit  entière- 
ment en  1753.  C'est  à  la  sensibilité  plus  affectée  que  réelle,  c'est 
aux  nerfs  des  impératrices  du  xviii^  siècle  que  la  Russie  est  rede- 
vable de  cette  suppression  de  la  peine  de  mort.  Il  est  vrai  que, 
redoutant  surtout  les  émotions  pénibles,  Elisabeth  Pétrovna  sup- 
prima plutôt  le  nom  que  la  chose.  Aussi  longtemps  que  dura  l'u- 
sage du  knout,  la  dureté  de  la  répression  ne  perdit  rien  aux  lois 
humanitaires  d'Elisabeth  et  de  Catherine.  Le  knout  suppléait  par- 
faitement à  la  hache  ou  à  la  corde.  Pour  tuer  un  condamné,  il  suffi- 
sait de  ce  redoutable  fouet  dont  la  rude  langue  de  cuir  enlevait 
à  chaque  coup  d'épais  lambeaux  de  chair  et  mettait  les  os  à  nu. 
Le  juge  auquel  la  loi  interdisait  une  sentence  de  mort  condamnait 
à  cent  coups  de  knout,  sachant  parfaitement  que  le  condamné 
ne  les  pourrait  supporter.  Dans  ce  cas,  l'hypocrisie  du  magistrat 
et  de  la  justice  ne  faisait  que  rendre  plus  cruelle  et  plus  odieuse 
l'apparente  mansuétude  de  la  loi.  Le  condanmé  auquel  la  sen- 
tence était  censée  liisser  la  vie  expirait  dans  un  supplice  atroce. 
Telle  était  la  force  et  l'efficacité  du  knout  qu'aux  bourreaux  expé- 
rimentés il  suffisait  d'un  ou  deux  coups  bien  appliqués  pour  tuer 
un  homme.  Aussi,  comme  la  vénalité  se  glissait  jusque  dans  les 
supplices,  les  condamnés  qui  se  savaient  destinés  à  périr  sous  le 

(1)  La  publication  du  célèbre  ouvrage  de  Beccaria  est  do  1 103,  postérieure  de  dix  ans 
à  l'cdit  d'Elisabeth  Petrovua  abolissaat  la  poiue  capitale. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  187 

terrible  instrument  achetaient-ils  souvent  à  prix  d'argent  la  com- 
passion du  bourreau  pour  que  d'un  coup  vigoureux  il  mît  plus  tôt 
fin  à  leurs  tourmens  au  lieu  de  s'amuser  à  découper  dans  leur  chair 
de  sanglantes  lanières  (1). 

L'abolition  de  ce  supplice  meurtrier  sous  le  règne  de  l'empereur 
Nicolas  a  rendu  à  la  loi  toute  sa  sincérité.  La  peine  capitale  a  de- 
puis lors  été  réellement  supprimée;  à  l'inverse  de  ce  qui  se  voit 
en  beaucoup  d'autres  pays,  elle  n'existe  plus  que  pour  les  crimes 
politiques,  pour  les  attentats  contre  la  vie  du  souverain  ou  la 
sûreté  de  l'état.  Doit-on  mesurer  la  sévérité  de  la  répression  aux 
conséquences  du  crime  et  au  dommage  apporté  à  la  société,  cette 
aggravation  de  peine  pour  les  délits  en  apparence  les  moins  per- 
vers s'explique  aisément.  Dans  les  insurrections  contre  son  au- 
torité en  Pologne,  en  Lithuanie  ou  ailleurs,  le  gouvernement  ne 
s'est  du  reste  jamais  fait  faute  d'appliquer  la  peine  capitale.  En 
dehors  de  là  au  contraire,  en  dehors  des  séditions  et  des  prises 
d'armes,  même  vis-à-vis  des  condamnés  politiques,  si  nombreux 
dans  ces  dernières  années,  on  n'y  avait  jamais  eu  recours  avant 
l'année  courante.  La  mansuétude  de  la  législation  ordinaire  réagis- 
sait sur  les  causes  d'exception. 

Durant  tout  le  règne  de  l'empereur  Alexandre,  de  1855  aux  pre- 
miers mois  de  1879,  l'échafaud  n'avait,  croyons-nous,  été  redressé 
dans  une  ville  russe  qu'une  seule  fois,  en  1866,  pour  Karakasof,  l'au- 
teur du  premier  attentat  sur  la  personne  du  tsar. 

Les  mœurs  russes  étaient  demeurées  si  contraires  à  la  peine  de 
mort  qu'elles  ne  la  laissaient  même  pas  appliquer  dans  la  Finlande, 
où  la  législation  l'a  conservée  jusqu'en  ces  derniers  temps.  Les  tri- 
bunaux finlandais  avaient  beau  prononcer,  conformément  aux  lois 
du  grand-duché,  des  sentences  de  mort,  aucun  condamné  n'a, 
croyons-nous,  été  exécuté  depuis  la  cession  de  la  Finlande  à  la 
Russie  en  1809,  le  souverain  ayant  toujours  commué  la  peine  (2). 


(1)  Dans  les  dernières  années  de  remploi  du  knout,  le  maximnnn  légal  do  la  peine 
avait  été  abaissé  à  trente-cinq  coups,  mais  le  patient  succombait  fréquemment  au 
trentième.  Il  en  était  de  même  du  supplice  des  baguettes,  usité  spécialement  pour  les 
troupes.  On  faisait  passer  le  condamné  entre  deux  lignes  de  soldats  armés  chacun 
d'une  baguette  de  bois  dont  ils  frappaient  au  passage  le  malheureux  pouss-c  en  avant 
par  les  baïonnettes  de  deux  sous-officiers.  On  ne  survivait  point  d'ordinaire  à  un 
certain  nombre  de  coups,  à  deux  mille  par  exemple. 

(2)  La  Finlande  qui,  prâre  à  la  domination  suédoise,  a  été  si  longtemps  unie  à  l'Eu- 
rope occidentale,  avait  conservé  jusqu'à  nos  jours  non-seulement  la  peine  capitale, 
mais  des  peines  barbares  telles  que  la  muiilaticn.  Un  nouveau  projet  de  code  pénal 
récemment  élaboré  par  la  diète  finlandaise  d'accord  avec  le  gouvernement  impérial 
supprime  la  peine  de  mort,  sauf,  comme  en  Russie,  pour  les  crimes  de  haute  trahison 
et  les  attentats  sur  la  personne  du  souverain. 


188  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

S'il  fallait  juger  de  la  civilisation  d'un  peuple  par  la  douceur  des 
lois  pénales,  la  Russie  eût  pu  réclamer  la  première  place  en  Europe. 

Cette  suppression  de  la  peine  de  mort  n'a  peut-être  pas  été  étran- 
gère aux  restrictions  récemment  apportées  aux  garanties  légales  et 
aux  tribunaux  ordinaires.  La  bénignité  de  la  loi  civile  semble  l'un 
des  motifs  qui  ont  décidé  le  législateur  à  recourir  à  un  code  spé- 
cial en  même  temps  qu'aux  tribunaux  militaires.  La  mansuétude 
des  lois  peut  ainsi  tourner  indirectement  contre  les  organes  char- 
gés de  les  appliquer,  contre  les  tribunaux  réguliers.  En  temps 
de  troubles,  cette  abolition  de  la  peine  capitale  pousse  le  pouvoir  à 
transmettre  à  des  tribunaux  d'exception  le  jugement  des  crimes 
commis  contre  ses  agens,  et  de  cette  façon  la  douceur  même  du 
code  pénal  tend  à  rendre  la  répression  plus  sévère  pour  les  atten- 
tats inspirés  par  le  fanatisme  et  l'utopie  que  pour  les  forfaits  pro- 
voqués par  les  passions  les  plus  basses  ou  les  plus  perverses.  C'est 
ce  qui  s'est  vu  récemment  lors  des  ukases  qui,  en  1878  et  1879, 
ont  dans  nombre  de  cas  substitué  les  conseils  de  guerre  au  jury 
et  aux  tribunaux  civils.  Dans  la  justice  militaire,  en  Russie  comme 
ailleurs,  règne  encore  souverainement  la  peine  de  mort  :  aussi 
lorsque  le  gouvernement  impérial  remettait  aux  cours  martiales  le 
jugement  de  tous  les  crimes  contre  la  personne  des  fonctionnaires, 
il  ne  modifiait  pas  seulement  la  compétence  des  tribunaux  et  la  pro- 
cédure judiciaire,  il  changeait,  il  aggravait  la  pénalité.  La  peine 
capitale  était  tellement  tombée  en  désuétude  que,  dans  les  causes 
politiques  où  elle  demeurait  autorisée  par  la  loi,  elle  n'était  pas 
prononcée  par  les  juges.  La  déportation  avec  les  travaux  forcés  res- 
tait la  peine  la  plus  élevée  qui  pût  atteindre  les  assassins  des  gou- 
verneurt;  de  provinces  ou  des  chefs  de  la  police.  Quand  le  gouver- 
nement a  jugé  nécessaire  de  répondre  par  l'échafaud  au  poignard 
et  au  revolver  de  ses  adversaires  intérieurs,  c'est  aux  tribunaux 
militaires  et  à  la  loi  martiale  qu'il  a  dii  recourir.  C'était  là  une  con- 
séquence presque  inévitable  du  duel  engagé  entre  l'administration 
et  la  révolution  ou  les  sociétés  secrètes.  Pourles  adversaires  du  pou- 
voir, ce  recours  aux  tribunaux  militaires  qui  les  dévouait  à  la  mort  est 
devenu  la  cause  ou  le  prétexte  de  nouveaux  attentats.  C'est  une 
chose  caractéristique  des  mœurs  et  de  l'état  social  que  de  voir  le 
gouvernement  impérial  et  les  comités  révolutionnaires  se  rejeter 
mutuellem'  nt  la  responsabilité  de  cet  appel  au  dernier  supplice. 
Des  deux  côtés  on  tient  devant  l'opinion  à  se  présenter  comme  en 
état  de  légitime  défense,  à  persuader  qu'où  n'use  que  de  justes  et 
inévitables  représailles  envers  des  antagonistes  sans  scrupules. 

Les  dates  montrent  avec  quelle  promptitude  les  deux  adversaires 
se  sont  porté  et  rendu  les  coups  dans  cette  lutte  inégale.  C'est  à 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  189 

Odessa,  alors  placé  en  état  de  siège  par  suite  de  la  guerre  de  Bul- 
garie, que  pour  la  première  fois  des  prévenus  politiques  ont  été 
déférés  à  un  tribunal  militaire.  A  la  fin  de  juillet  1878,  huit  accu- 
sés, cinq  jeunes  gens  et  trois  jeunes  filles,  étaient  traduits  devant 
le  conseil  de  guerre  d'Odessa  comme  coupables  de  complot  et  de 
résistance  armée  à  l'autorité.  Le  principal  prévenu,  un  certain  Ko- 
valski,un  fils  de  prêtre,  comme  tant  de  ces  agitateurs  anarchiques, 
était,  en  vertu  de  l'état  de  siège,  condamné  à  la  peine  de  mort. 
Le  2  août  Kovalski  était  fusillé  dans  la  métropole  de  la  Mer- 
Noire,  et  deux  jours  après,  le  h  du  même  mois  d'août  1878,  à 
l'autre  bout  de  la  Russie,  les  coreligionnaires  du  condamné  ré- 
pondaient à  son  exécution  par  l'assassinat  du  chef  de  la  m"  sec- 
tion, le  général  Mezentsef.  Le  maître  de  la  haute  police  avait  été 
prévenu  par  des  avis  anonymes  que  sa  vie  devait  payer  pour  celle 
du  condamné  d'Odessa.  En  réponse  au  meurtre  du  !i  août,  le  9  du 
même  mois,  un  ukase  impérial  déférait  aux  tribunaux  militaires 
tous  les  attentats  commis  contre  les  fonctionnaires.  Si  durant  quel- 
ques semaines  les  assassinats  politiques  cessaient,  ce  n'était  pas 
que  l'ukase  du  9  août  eût  terrifié  les  révolutionnaires,  c'était 
bien  plutôt  que,  les  meurtriers  du  général  Mezentsef  n'ayant  été 
ni  découverts  ni  punis,  personne  n'avait  à  les  venger.  Quelques 
mois  plus  tard  en  effet  les  comités  montraient  qu'ils  n'avaient  point 
varié  de  doctrines  ni  menti  à  leurs  menaces,  ils  rendaient  de  nouveau 
au  gouvernement  et  à  la  police  œil  pour  œil,  dent  pour  dent,  répon- 
dant à  chaque  condamnation,  si  ce  n'est  à  chaque  arrestation,  par 
un  nouvel  as'^assinat.  Les  plus  hauts  fonctionnaires  de  l'empire 
recevaient  mystérieusement  l'avis  qu'un  tribunal  occulte  les  avait 
condamnés  à  mort,  et  il  se  trouvait  des  bras  pour  exécuter  la  ter- 
rible sentence.  La  Russie  revoyait  ainsi  le  Vehngericht  et  les  francs- 
juges  du  moyen  âge. 

Trois  ou  quatre  mois  après  l'assassinat  du  général  Mezentsef, 
de  nouveaux  forfaits  sont,  à  la  suite  de  nouvelles  ai  restations,  venus 
montrer  que  les  mêines  juges  et  les  mêmes  bourreaux  inconnus 
veillaient  toujours  sur  l'empire.  En  février  1879,  dans  le  gouver- 
nement de  Kharkof,  on  arrêtait  un  certain  Fomine,  prévenu  d'a- 
voir pris  part  à  une  attaque  contre  les  gendarmes  pour  la  déli- 
vrance d'un  prisonnier  politique.  Le  gouverneur  de  la  province, 
prince  Krapotkine,  fut  averti  par  écrit  que,  si  le  prévenu  était  livré 
à  la  cour  martiale,  il  en  serait  rendu  responsable  sur  sa  vie.  Fo- 
mine n'en  fut  pas  moins  traduit  devant  le  conseil  de  guerre,  mais 
avant  même  qu'il  eût  été  jugf^,  le  prince  Krapotkine  tombait  frappé 
d'une  balle  au  sortir  d'une  fête  officielle  (1).  Quelques  semaines 

(l)  Le  jugement  de  Fomine,  qui  a  eu  lieu  en  mars  de  cette  année,  a  montré  que  la 
justice  militaire  n'usait  pas  toujours  envers  les  prévenus  politiques  de  rigueurs  excès- 


190  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

après,  le  gouverneur  de  Kharkof,  le  chef  de  la  m*  section,  général 
Drenteln,  puis  le  souverain  lui-même,  étaient  successivement  dans 
la  capitale  l'objet  des  plus  audacieux  attentats.  La  perspective  de 
la  peine  de  mort  semblait  n'avoir  fait  que  surexciter  les  colères 
des  anarchistes;  il  est  vrai  que  jusqu'alors  aucun  de  ces  assassins 
n'ayant  été  arrêté,  aucun  n'avait  pu  être  exécuté.  L'impunité  était 
sans  doute  pour  beaucoup  dans  leur  hardiesse.  Depins  l'arrestation 
du  régicide  Solovief  et  la  mise  en  état  de  siège  des  grandes  villes, 
les  choses  ont  changé  de  face.  Les  conseils  de  guerre  ont  com- 
mencé leur  sinistre  besogne.  Pour  la  première  fois  depuis  de  lon- 
gues années,  les  bords  de  la  Neva  ont  vu  dresser  un  échafaud. 
L'exécution  du  lieutenant  Doubrovine,  pendu  le  20  avril  (2  mai) 
1879,  a  déjà  été  suivie  de  celle  de  trois  condamnés  à  Kief,  de 
celle  de  Solovief  à  Pétersbourg  (1).  Quand  elle  aura  prouvé  aux 
assassins  politiques  que  leuj  vie  peut  répondre  de  celle  des  fonc- 
tionnaires, la  peine  de  mort  pourra  retrouver  son  efficacité  et  con- 
tribuer temporairement  au  rétablissement  de  la  sécurité  publique. 

Les  ukases  qui  défèrent  certains  crimes  aux  cours  martiales 
n'altèrent  pas  la  législation.  L'on  peut  se  demander  si  la  Piussie 
doit  beaucoup  se  féliciter  de  la  douceur  d'une  législation  qui,  en 
certaines  circonstances,  se  retourne  contre  les  tribunaux  ordinaires 
et  à  la  justice  civile  fait  substituer  la  justice  militaire.  Dans  cette 
guerre  entre  la  révolution  et  la  haute  police,  les  organes  réguliers 
de  la  loi  se  trouvent  en  effet  indirectement  compromis  par  la  man- 
suétude même  des  lois. 

En  d'autres  pays,  en  Suisse  et  en  Italie,  par  exemple,  les  atten- 
tats révolutionnaires  ou  l'accroissement  de  la  criminalité  menacent 
également  de  ramener  la  législation  à  des  peines  plus  sévères,  et, 
malgré  les  efforts  de  certains  philanthropes,  de  rétablir  ou  de  con- 
server la  peine  de  mort  dans  des  codes  dont  elle  avait  disparu  ou  dont 
elle  allait  disparaître  (2).  En  Russie  la  suppression  de  la  peine  ca- 

sives.  Cotait  la  première  affaire  de  ce  genre  qui  vînt  devant  un  conseil  de  guerre  de- 
puis l'ukase  du  9  août  187.S.  La  cour  martiale  instituée  pour  la  sévérité  a  usé  d'une  in- 
dulgence relative.  Fomiiic  a  été  condamné  au-c  travaux  forcés  et  non  à  mort,  bien  que, 
tout  en  niant  avoir  fait  fou,  il  avouât  avoir  pris  part  à  une  attaque  à  main  armée  dans 
laquelle  avait  succombé  un  gendarme.  Aux  yeux  du  code  militaire,  c'en  était  assez 
pour  une  condamnation  capitale. 

(1)  C'est  la  potence  qui  est  le  supplice  ordinaire  des  condamnés  politiques,  alors 
mémo  qu'ils  sont  jugés  par  un  conseil  de  guerre.  Sous  l'empereur  Nicolas,  les  chefs 
militaires  de  l'insurrection  de  décembre  182'i  ont,  comme  le  lieutenant  Doubrovine, 
été  pendus  et  non  fusillés.  La  loi  laisse  du  reste  aux  juges  le  choix  du  genre  de  sup- 
plice. 

(2)  En  Suisse,  on  le  sait,  une  modification  constitutionnelle  a  tout  récemment  rendu 
aux  cantons  le  droit  de  faire  usage  de  la  peine  capitale.  En  Italie,  sous  le  premier  mi- 
nistère Dcpretis,  avant  la  mort  du  roi  Victor-Emmanuel,  M.  Maneini  étant  ministre  de 
]a  justice,  l'abolition  de  la  peine  capitale,  proclamée  jadis  en  Toscane,  devait  être 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  191 

pitale  ne  se  maintient  que  grâce  à  des  mesures  d'exception,  grâce 
au  régime  des  ukases  qui  permet  de  suspendre  ou  d'éluder  la  loi  à 
l'aide  d'un  changement  de  juridiction  pour  toute  une  catégorie  de 
crimes.  Nous  sommes  ici  ramené  à  une  remarque  que  nous  avons 
dû  faire  plus  d'une  fois  à  propos  de  l'administration  ou  de  la  jus- 
tice, à  propos  de  l'élection  des  maires  ou  de  l'élection  des  juges 
de  paix,  par  exemple,  à  une  remarque  qui,  dans  les  choses  dont 
ils  sont  le  plus  disposés  à  s'enorgueillir,  doit  rappeler  les  Russes  à 
la  modestie.  Les  lois  en  Russie  sont  parfois  plus  libérales  ou  plus 
démocratiques,  plus  progressives  ou  humanitaires  que  chez  beau- 
coup de  peuples  d'Occident  ;  mais  dans  ce  cas  ce  que  la  législation 
officielle  a  d'imprudent,  d'excessif  ou  de  prématuré  en  apparence, 
est  aisément  corrigé  dans  la  pratique  par  l'omnipotence  gouverne- 
mentale, toujours  maîtresse  de  suspendre  comme  d'appliquer  la 
loi.  L'abolition  de  la  peine  de  mort  est  une  de  ces  témérités  que 
le  gouvernement  impérial  a  pu  se  permettre  impunément  parce 
qu'il  est  toujours  libre  de  recourir  à  des  mesures  d'exception.  Aussi 
l'expérience  de  la  Russie  ne  saurait  beaucoup  prouver  en  cette 
matière  pour  des  états  qui  ne  peuvent  prendre  avec  les  lois  ou  les 
tribunaux  les  mêmes  libertés. 

L'on  sera  peut-être  curieux  cependant  de  connaître  les  résultats 
de  cette  expérience  presque  séculaire,  de  savoir  quels  effets  a  sur 
la  criminalité  russe  l'abolition  de  la  peine  de  mort.  En  Russie  on 
n'est  pas  toujours  d'accord  sur  ce  point,  les  uns  regrettent  la  dou- 
ceur de  la  législation,  la  regardant  comme  un  encouragement  au 
crime;  les  autres,  plus  nombreux,  maintiennent  que  le  code  pénal 
a  eu  peu  d'influence  sur  la  criminalité  et  que  rien  n'autorise  à 
conclure  en  faveur  du  rétablissement  del'écliafaud.  L'homme  russe, 
le  paysan  du  moins,  est,  dit-on,  d'ordinaire  assez  indifférent  à  la 
mort;  grâce  au  rustique  stoïcisme  du  moujik^  la  peine  capitale 
ne  serait  pas  en  Russie  un  épouvantail  bien  efficace.  Pour  une  rai- 
son ou  une  autre,  il  est  certain  que  les  faits  et  les  statistiques  se 
prêtent  assez  bien  à  la  défense  de  la  législation  actuelle.  On  a  re- 
marqué que,  sous  le  règne  d'Alexandre  II,  le  nombre  des  meurtres 
est  à  peu  près  dans  le  même  rapport  au  chiffre  de  la  population 
que  durant  la  période  du  règne  de  Nicolas  (1838-18/17),  où  la  peine 
capitale,  temporairement  rétablie,  planait  sur  la  tête  des  assassins. 
La  comparaison  avec  les  états  de  l'Occident  donne  des  résultats 
fort  analogues  et  peut-être  encore  plus  inattendus.  Les  relevés  of- 
ficiels qui,  depuis  1871  ?,u  moins,  sont  dressés  avec  beaucoup  de 
soin  et  de  détail  constatent  qu'en  Russie,  avec  l'abolition  de  la  peine 

étendue  à  tout  le  royaume.  Nous  ne  savons  si  la  tentative  d'assassinat  sur  le  roi 
Hurabert  n'empêchera  pas  de  donner  suite  à  ce  projet,  qui  en  face  du  redoubleaient  de 
la  criminalité  dans  la  péninsule  paraît  au  moins  prématuré. 


192  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

de  mort,  il  n'y  a  pas  plus  d'homicides,  pas  plus  de  crimes  contre 
les  personnes  que  dans  les  pays  de  l'Europe  où  règne  une  pénalité 
plus  sévère.  Aux  statisticiens  russes,  les  chiffres  ont  même  semblé 
souvent  plus  favorables  à  leur  pays  qu'à  la  France  ou  à  la  Prusse  (1). 
En  1870,  on  trouvait  en  Russie  un  peu  plus  de  sept  individus  sur  un 
million  d'âmes  {7, h)  condamnés  pour  homicide,  ce  qui  vers  la 
même  époque  était  presque  exactement  la  même  proportion  que 
dans  les  îles  britanniques  (7,5)  (2).  Depuis,  s'il  faut  en  croire  les 
statistiques  du  ministère  de  la  justice,  la  proportion  des  homicides 
à  la  population  est  demeurée  en  Russie  sensiblement  la  même.  De 
pareilles  comparaisons  entre  la  Russie  et  l'étranger  il  résulterait 
en  apparence  que  non-seulement  la  potence  et  la  guillotine,  mais 
que  le  degré  de  civilisation,  que  le  régime  politique,  que  l'état  re- 
ligieux et  économique  des  peuples  européens  n'ont  sur  le  dévelop- 
pement de  la  criminalité  qu'une  imperceptible  influence.  Ce  serait 
là  une  conséquence  forcée,  aisée  à  battre  en  brèche  au  moyen  d'au- 
tres comparaisons  et  d'autres  statistiques.  Aussi  n'osons-nous  pas 
tirer  de  pareils  rapprochemens  des  conclusions  trop  précises,  d'au- 
tant plus  qu'en  pareille  matière,  pour  prétendre  à  quelque  exacti- 
tude, il  faudrait  tenir  compte  de  la  régularité  du  service  de  la  po- 
lice aussi  bien  que  de  la  sévérité  des  tribunaux. 

Ces  résultats  n'en  sont  pas  moins  instructifs;  ils  fournissent  des 
armes  commodes  aux  adversaires  du  rétablissement  de  la  peine  de 
mort,  qui,  parmi  les  Russes,  est  d'autant  plus  impopulaire  que  la 
suppression  en  est  souvent  regardée  comme  un  titre  d'honneur  na- 
tional. L'on  ne  saurait  donc  s'étonner  de  voir  les  jurisconsultes  de 
Saint-Pétersbourg  et  de  Moscou  repousser  presque  unanimement 
la  pendaison  ou  la  décapitation  et  n'y  voir  qu'un  reste  des  coutumes 
barbares  du  passé.  C'est  ce  qu'a  fait  cette  année  même,  dans  une 
de  ses  séances,  la  société  des  juristes  russes  [iouriditclieskoé 
ohchtchestvo).  A  l'heure  même  oîi,  par  l'ukase  du  9  août  1879  et  par 
l'intermédiaire  des  cours  martiales,  le  gouvernement  élargissait  le 
cercle  des  crimes  encore  punis  du  dernier  supplice,  les  juristes 
russes,  sur  un  rapport  de  l'un  d'eux,  se  prononçaient  catégori- 
quement contre  la  peine  de  mort,  la  déclarant  d'une  manière  ab- 
solue inutile  au  maintien  de  l'ordre  public  et  contraire  aux  saines 
notions  de  la  morale  et  du  droit  pénal  (3). 

(1)  D'aprè.-;  une  étude  sur  ce  sujet  du  Vesinik  Evropy  (juillet  1871),  le  chiffre  annuel 
des  accuses  pour  meurtre  de  '18(iO  à  1867  oscillait  entre  2,09'*  et  1,616,  sans  qu'il  y 
eût  progression  ni  diminution  régulière,  les  variantes  les  plus  fortes  par.iissant  avoir 
des  causes  temporaires.  L'année  1865  était  celle  qui  donnait  le  chiffre  le  plus  élevé. 

(2;  M.  Maurice  Block  :  l'Europe  politique  et  sociale  {Vestnik  Evropy,  ibid  ). 

(3)  Voyez  (n"  -4,  février  1879)  la  nouvelle  Itcvue  critique  {Krilitcheskoé  obozrênie) 
publiée  à  Moscou  sous  la  savante  direction  de  MM.  V.  Miller  et  M.  Kovalevski. 


L  EMPIRE   DES    TSARS    ET   LES    RUSSES.  193 

Nous  n'avons  pas  à  chercher  ce  qu'il  peut  y  avoh'  d'outré  dans 
des  affirmations  aussi  décidées.  La  science  pénale,  comme  toutes 
les  sciences  qui  touchent  à  la  politique,  n'a  pas,  croyons-nous, 
de  solutions  aussi  absolues.  Pour  la  pénalité  comme  pour  les  au- 
tres parties  de  la  législation,  comme  pour  toutes  les  branches 
de  la  vie  publique,  c'est  aux  faits  et  aux  mœurs  de  décider  ce  qui 
à  tel  moment  de  l'histoire  convient  à  tel  peuple  et  à  tel  état  so- 
cial. Cette  réserve  faite,  nous  sommes  heureux  de  reconnaître 
que  dans  la  Russie  contemporaine,  en  dehors  peut-être  des  assas- 
sinats politiques,  lorsque  le  fanatisme  révolutionnaire  s'attaque 
systématiquement  aux  personnes,  cette  redoutable  et  répugnante 
peine  de  mort  ne  paraît  pas  aujourd'hui  l'indispensable  auxiliaire 
de  l'ordre  et  de  la  loi.  C'est  là  une  sorte  de  supériorité  dont  il  est 
permis  aux  Russes  d'être  fiers  vis-à-vis  des  peuples  qui  ont  trop 
souvent  pour  eux  un  injuste  dédain.  Je  ne  chercherai  point  quelles 
sont  les  causes  qui  leur  assurent  cet  avantage.  La  douceur  des 
mœurs  du  paysan,  en  dépit  de  certains  penchans  à  la  brutalité,  et 
plus  encore  sans  doute  l'influence  de  la  religion  toujours  vivante 
et  souveraine  dans  la  masse  du  peuple,  sont  pour  l'ordre  public 
de  plus  sûres  garanties  que  la  sévérité  de  la  législation  et  peuvent 
le  plus  souvent  suppléer  au  glaive  de  la  loi.  En  dehors  de  la  Russie, 
on  sera  tenté  de  chercher  à  ce  phénomène  d'autres  explications.  Eh 
quoi!  nous  dira-t-on,  la  peine  qui  en  Russie  remplace  le  dernier 
châtiment,  la  peine  que  la  loi  fait  planer  sur  de  simples  délits  aussi 
bien  que  sur  les  crimes,  la  déportation  dans  les  déserts  glacés  de 
la  Sibérie,  ne  serait-elle  pas  aussi  efficace  que  la  potence  et  l'écha- 
faud  pour  arrêter  le  bras  des  malfaiteurs?  Si  les  cours  d'assises 
russes  n'ont  point  besoin  de  recourir  à  la  peine  de  mort,  n'est-ce 
point  que  cet  exil  dans  les  affreuses  solitudes  du  nord  est  pour  le 
commun  des  hommes  un  supplice  plus  cruel  et  non  moins  redouté 
que  la  mort  même? 

III. 

La  Sibérie  a  dans  les  deux  hémisphères  une  sombre  réputa- 
tion; elle  la  doit  moins  à  son  climat  qu'à  la  multitude  d'exilés 
de  tout  âge  et  de  tout  sexe  qu'elle  a  engloutis  depuis  des  siè- 
cles, qu'aux  légendes  dont  la  pitié  publique  ou  l'imagination  des 
écrivains  ont  entouré  les  déportés.  Aux  yeux  de  l'étranger,  la  Si- 
bérie, avec  ses  blanches  et  silencieuses  solitudes,  avec  ses  steppes 
durcies  par  le  froid,  apparaît  de  loin  comme  une  immense  prison 
de  neige,  où  l'homme  est  à  jamais  perdu,  comme  une  sorte  d'enfer 
de  glace,  pareil   au  dernier  cercle  de  VInferno  de  Dante.  Certes 

TOME  XXXV.  —  1879.  13 


194  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

peu  de  contrées  au  monde  ont  reçu  de  la  nature  moins  de  charmes, 
moins  d'attraits  pour  l'étranger.  Un  tiers  de  ces  immenses  sur- 
faces est  compris  dans  le  cercle  polaire,  et,  plus  au  sud,  le  relief 
élevé  du  sol  rend  souvent  le  climat  aussi  rude  qu'au  nord,  en  sorte 
que  la  moitié  même  de  la  Sibérie  méridionale  demeure  impropre  à 
l'agriculture  ou  à  la  vie  civilisée.  Les  régions  les  plus  chaudes, 
ouvertes  tour  à  tour  au  vent  glacial  du  pôle  et  au  souffle  des- 
séché des  déserts  de  l'Asie  centrale,  ont  la  température  moyenne 
de  la  Finlande,  mais  avec  un  climat  notablement  plus  continental, 
c'est-à-dire  avec  de  plus  grands  écarts  entre  les  saisons  extrêmes, 
de  façon  qu'aux  hivers  les  plus  rigoureux  peuvent  succéder  des  étés 
brûlans  (1). 

Avec  tous  ces  désavantages,  la  Sibérie  n'a  pour  l'homme  du 
Nord  ni  les  mêmes  terreurs,  ni  les  mêmes  souffrances  que  pour 
les  habitans  de  l'occident  et  du  sud  de  l'Europe.  Cette  terre,  une 
des  plus  déshéritées  du  monde,  n'est  pas  un  désert  inhabitable, 
ce  n'est  en  somme  qu'une  Russie  renforcée  et  outrée,  une  Russie 
plus  froide  que  l'autre,  mais  où  néanmoins  le  Russe  peut  fort 
bien  vivre,  travailler,  prospérer.  En  passant  l'Oural,  l'on  ne  change 
pas  brusquement  de  climat,  et  tout  en  empirant  à  mesure  que 
l'on  avance  vers  l'est  ou  le  nord,  les  conditions  physiques  et  hygié- 
niques de  la  vie  ne  sont  pas  considérablement  modifiées.  Comme 
lieu  de  déportation,  les  abords  du  cercle  polaire  sont  pour  les 
Russes  de  Saint-Pétersbourg,  de  Moscou,  d'Odessa  même  beau- 
coup moins  redoutables,  beaucoup  moins  meurtriers  que  ne  le 
sont  pour  les  riverains  de  l'Atlantique  ou  de  la  Méditerranée  les 
luxuriantes  contrées  tropicales  où  les  états  de  l'occident  de  l'Eu- 
rope ont  souvent  établi  leurs  bagnes  et  leurs  colonies  pénales.  To- 
bolsk,  Tomsk,  Irkoutsk  même  sont  pour  les  habitans  des  bords 
de  la  Neva  ou  du  Volga  des  résidences  infiniment  moins  pénibles 
et  plus  saines  que  ne  le  sont,  par  exemple,  pour  un  Français 
Cayenne,  Sinnamari  ou  Noukahiva. 

Les  immenses  bassins  de  l'Obi,  de  l'iéniséi,  de  l'Amour,  renfer- 
ment bien  des  régions  plus  aisément  iiabitables  et  naturellement  plus 
riches  et  plus  fertiles  que  telle  ou  telle  contrée  du  nord  de  la  Russie 
d'Europe.  Aussi  la  Sibérie  n'est-elle  pas  le  seul  lieu  de  bannisse- 
ment ou  de  déportation  du  gouvernement  impérial,  les  provinces 
septentrionales  de  la  Russie  européenne,  celles  d'Arkangel  etd'Olo- 

(1)  Voyez  entre  autres  M.  Venioukof  :  liossia  i  Vostok,  p.  80  et  suiv.,  Saint-Péters- 
bourg, 1877.  La  température  moyenne  de  la  ville  la  plus  cbaudo  de  la  Sibérie,  Vladivostok, 
située  par  le  43*  degré  de  latitude  au  sud  de  l'Amour,  sur  l'Occan-Pacifiquc,  n'est  pas 
plus  élevée  que  celle  de  la  capitale  de  la  Finlande,  Helsingfors,  dont  la  latitude  est 
do  17  degrés  plus  septentrionale. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  195 

nets  en  particulier,  sont  souvent  employées  pour  l'exil  des  con- 
damnés ou  l'internement  des  suspects  politiques.  La  Russie  ne 
manque  pas  de  lieux  de  détention,  de  prisons  ou  de  bagnes  naturels. 
Le  Caucase  sous  Nicolas,  le  Turkestan  sous  Alexandre  II  ont  ouvert 
à  la  transportation  pénale  et  administrative  de  nouvelles  et  vastes 
régions. 

La  déportation,  comme  châtiment  pénal  ou  comme  moyen  de 
gouvernement,  est  fort  ancienne  en  Russie  ;  on  pourrait  la  faire  re- 
monter aux  premiers  tsars  qui,  avant  d'avoir  la  Sibérie  à  leur  dis- 
position, transplantaient  fréquemment  des  populations  entières 
d'une  partie  de  leurs  états  à  l'autre  (1).  C'est  sous  le  règne  d'Alexis 
Mikhaïlovitch,  père  de  Pierre  le  Grand,  vers  le  milieu  du  xvii"  siècle, 
que  la  Sibérie  reçut  le  premier  convoi  de  malfaiteurs.  Depuis  lors  ces 
lugubres  caravanes  de  criminels  ou  de  malheureux  sont  devenues 
annuelles  et  n'ont  cessé  de  grossir.  Dès  l'origine,  la  déportation 
a  eu  moins  pour  objet  d'imposer  aux  condamnés  ou  aux  ennemis 
du  pouvoir  les  souffrances  d'un  climat  rigoureux  que  de  délivrer 
la  société  ou  le  gouvernement  de  tous  les  hommes  qui  pouvaient 
troubler  l'une  et  inquiéter  l'autre.  Aussi  pourrait-on  dire  d'une  ma- 
nière générale  que  la  peine  était  à  peu  près  graduée  selon  la  dis- 
tance ;  à  mesure  que  se  sont  accrus  les  moyens  de  communications, 
à  mesure  que  s'est  élargi  le  domaine  de  la  colonisation  nationale, 
le  champ  de  la  déportation  s'est  étendu,  reculant  toujours  vers  l'est 
ou  le  nord  au  fond  des  solitudes  de  l'Asie. 

Le  code  pénal  appliquait  jusqu'à  ces  derniers  temps  la  peine  du 
bannissement  {ssylka)  aux  plus  grands  crimes  et  aux  simples  délits, 
tels  que  le  vagabondage.  Les  déportés,  en  vertu  d'une  sentence 
judiciaire,  sont  ainsi  divisés  en  deux  grandes  classes  :  les  criminels 
condamnés  aux  travaux  forcés  qui  d'ordinaire  subissent  leur  châti- 
ment en  Sibérie,  et  les  condamnés  à  des  peines  moins  sévères  qui, 
de  même  que  les  suspects  politiques  et  les  internés  de  la  iii^  section, 
sont  simplement  transportés  d'une  partie  de  l'empire  à  l'autre, 
ordinairement  du  centre  aux  extrémités,  avec  interdiction  de  sortir 
de  la  résidence  qui  leur  est  fixée.  Entre  ces  deux  catégories,  ces 
forçats  et  ces  colons  obligés,  il  y  a  légalement  un  grand  intervalle 
qui,  grâce  à  l'adoucissement  des  mœurs,  avait  depuis  la  fin  du 
règne  de  Nicolas  été  en  diminuant  sans  cesse. 

(t)  De  pareilles  migrations  forcées  d'une  extrémité  à  l'autre  de  l'empire  ont  encore 
parfois  lieu  de  nos  jours.  C'est  ainsi  qu'après  la  dernière  guerre  russo-turque,  des 
milliers  de  familles,  des  tribus  entières  du  Caucase  qui  s'étaient  révoltées  contre  le 
tsar  ont  dû  quitter  les  montagnes  du  Daghestan  pour  les  plates  et  froides  régions  du 
nord  de  la  Russie.  Le  Golos  annonçait  récemment  que  cinq  cents  de  ces  montagnards 
établis  temporairement  dans  la  province  de  Novgorod  allaient  être  transférés  dans  celle 
de  Perm. 


196  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

Les  forçats  ou  galériens  [silno-Jcatorgniki],  sont  naturellement 
de  beaucoup  les  moins  nombreux  et  les  moins  libres.  La  peine  des 
travaux  forcés  remplace  la  peine  de  mort,  su))primée  en  1753  par 
l'impératrice  Elisabeth.  Non  contente  de  renverser  l'échafaud,  la  loi 
russe  n'admet  point  de  travaux  forcés  à  vie,  la  durée  des  travaux 
forcés  ne  peut  excéder  vingt  ans;  ces  vingt  années  passées,  le 
forçat  rentre  dans  la  classe  des  condamnés  colonisés.  Autrefois, 
sous  l'empereur  Nicolas  et  ses  prédécesseurs,  les  galériens  subis- 
saient d'ordinaire  leur  peine  dans  les  mines  de  Sibérie,  et  spécia- 
lement dans  les  mines  d'argent  de  Nertchinsk,  situées  à  plus  de 
deux  cents  lieues  au  delà  d'Irkoutsk  et  du  lac  Baïkal.  Les  criminels, 
associés  parfois  aux  condamnés  politiques,  travaillaient  enchaînés 
et  demeuraient  jour  et  nuit  au  fond  des  humides  galeries  des  mines 
ofi  ils  semblaient  ensevelis  vivans.  Affreuse  était  la  peine,  et  ce 
n'était  pas  seulement  dans  !a  législation  qu'elle  était  l'équivalent  de 
la  mort.  Les  tempéramens  les  plus  robustes  ne  réussissaient  pas 
toujours  à  résister  aux  fatigues  et  aux  privations  de  cette  vie  sou- 
terraine. Gomme  pour  le  knout,  le  maximum  légal  fixé  par  la  loi 
semblait  le  plus  souvent  une  ironie  amère  ou  une  hypocrisie  ;  bien 
peu  des  exilés  qui  descendaient  dans  les  mines  de  Nertchinsk  attei- 
gnaient le  terme  de  vingt  ans. 

Une  cruelle  aggravation  de  ce  bannissement  pénal,  pour  les  con- 
damnés aux  travaux  forcés  du  moins,  c'est  la  mort  civile,  et  en 
Russie  la  mort  civile  n'est  pas  un  vain  mot;  elle  brise  tous  les  liens 
de  famille.  Sous  Nicolas,  l'on  enlevait  parfois  aux  déportés,  à  leurs 
enfans  mêmes,  jusqu'à  leur  nom  ;  les  héritiers  du  condamné  pou- 
vaient s'emparer  de  ses  biens,  si  toutefois  ces  biens  n'étaient  pas 
confisqués;  sa  femme  devenait  veuve  et  comme  telle  pouvait  se  re- 
marier. L'église  et  le  gouvernement  admettent  encore  cette  cause 
d'annulation  du  mariage.  A  l'honneur  du  peuple  russe,  à  l'hon- 
neur des  femmes  russes  en  particulier,  il  faut  dire  que,  si  cette 
mort  légale  a  parfois  donné  lieu  à  d'écœurans  spectacles,  elle  a  le 
plus  souvent  suscité  les  plus  généreux  dévoûmens.  C'est  ainsi 
qu'après  la  conspiration  de  décembre  1825,  qui  fit  envoyer  en 
Sibérie  tant  des  membres  les  plus  brillans  de  l'aristocratie,  les 
femmes  de  déportés  appartenant  aux  premières  familles  de  l'em- 
pire, des  Troubetskoï,  des  Shakhovskoï  et  d'autres,  loin  de  pro- 
fiter du  triste  privilège  que  leur  concédait  la  loi,  demandèrent 
comme  une  grâce  d'échanger,  à  la  suite  de  leurs  époux,  les  salons 
de  Saint-Pétersbourg  ou  de  Moscou  contre  les  solitudes  glacées  de 
la  Sibérie  orientale  où  beaucoup  sont  mortes,  oii  les  autres  ont 
vieilli  pour  ne  rentrer  dans  le  pays  de  leur  jeunesse  que  sous  le 
règne  d'Alexandre  II,  après  trente  années  d'exil.   Depuis,  des 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  197 

centaines  et  peut-être  des  milliers  de  femmes  ont  suivi  ce  noble 
exemple;  celles  qui  ne  le  feraient  point  se  verraient  mises  au  ban 
de  la  société. 

Si  les  mines  d'argent  de  Nertchinsk  n'ont  pas  été  abandonnées, 
elles  n'occupent  plus  qu'un  petit  nombre  d'ouvriers  qui  y  vivent 
au-dessus  de  terre  et  y  jouissent  d'une  liberté  relative.  La  plupart 
des  forçats  de  Sibérie  sont  employés  à  différentes  sortes  de  travaux 
qui  n'ont  rien  de  particulièrement  pénible,  soit  dans  les  établisse- 
semens  de  l'état  {zavody),  dans  les  fabriques  ou  les  salines,  soit  à 
la  construction  ou  à  l'entretien  des  routes.  D'après  les  règlemens, 
les  forçats  ne  sont  retenus  dans  la  prison  de  l'établissement  ou  dans 
les  casernes  [vkazarmakh)  que  durant  le  commencement  de  leur 
peine,  durant  le  premier  quart  de  leur  temps,  alors  qu'ils  sont  com- 
pris dans  la  classe  dite  des  condamnés  à  Y  épreuve  ou  à  V  essai 
[ispytouemye).  Durant  les  trois  autres  quarts  de  leur  temps,  ils 
vivent  aux  environs  de  la  maison  de  force  dans  des  chambres  libres, 
ils  sont  seulement  astreints  jusqu'à  l'expiration  de  leur  peine  à  se 
présenter  chaque  jour  à  l'établissement.  D'ordinaire  cette  faculté 
de  loger  en  dehors  de  la  prison  leur  est  accordée  beaucoup  plus  tôt; 
dans  certains  endroits,  les  forçats  sont  admis  à  demeurer  au  dehors 
dès  qu'ils  peuvent  se  louer  un  logement  (1). 

Ces  adoucissemens  ne  sont  pas  les  seuls  :  la  coutume  s'est  intro- 
duite de  compter  pour  les  criminels  ordinaires  dix  mois  comme  une 
année  entière,  ce  qui  abrège  encore  d'un  sixième  la  durée  de  ces 
travaux  forcés  ainsi  mitigés  (2).  Cette  peine,  la  plus  élevée  du 
code,  est  devenue  presque  nominale;  aussi  le  gouvernement  est-il 
accusé  par  ses  adversaires  politiques  tantôt  de  retenir  dans  les 
forteresses  de  la  Russie  d'Europe  des  agitateurs  légalement  con- 
damnés aux  travaux  forcés  en  Sibérie,  tantôt  de  déployer  vis-à- 
vis  d'eux  au  delà  de  l'Oural  une  sévérité  inconnue  des  criminels 
de  droit  commun.  Presque  tout  ce  qui  faisait  jadis  l'horreur  de  ce 
châtiment  redouté  a  disparu  peu  à  peu,  comme  le  knout  et  les 
verges;  la  législation  pénale,  ainsi  dégagée  de  ses  tristes  accessoires, 
ainsi  amendée  ou  corrigée  dans  la  pratique  par  les  règlemens  ou 
l'usage,  est  restée,  avec  les  ukases  humanitaires  d'Elisabeth  et  de 
Catherine,  la  plus  douce  et  la  plus  indulgente  de  l'Europe.  Les  cri- 
minalistes  se  sont  préoccupés  de  cet  adoucissement,  de  cet  énerve- 
ment  de  la  pénalité;  le  gouvernement,  se  sentant  trop  mal  armé 

(1)  Les  adversaires  du  gouvernement  se  plaignent  de  ce  que  ces  faveurs  habituelles 
n'aient  pas  été  accordées  à  certains  condamnés  politiques,  à  Tchernychevski  par 
exemple,  le  doctrinaire  du  radicalisme  qui  a  passé  huit  ans  aux  mines  de  Nertchinsk. 
Voyez  la  revue  révolutionnaire  le  Vpered,  t.  II,  1874,  ii^  part.,  p.  108. 

(2j  Vpered,  môme  numéro. 


198  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

contre  le  crime,  a  été  obligé  de  songer  aux  moyens  de  rendre  au 
code  pénal  plus  d'efficacité,  et  l'utilité  de  la  déportation  s'est 
trotivée  mise  en  question. 

De  tout  temps  la  discipline  a  naturellement  été  beaucoup  plus 
relâchée,  et  le  bannissement  moins  pénible  pour  les  déportés  de 
la  seconde  catégorie,  les  condamnés  simplement  colonisés  en  Si- 
bérie ou  ailleurs.  Ils  ne  sont  guère  soumis  à  d'autre  obligation  qu'à 
celle  de  ne  point  quitter  la  résidence  qui  leur  a  été  fixée  (1).  ÏJne  fois 
transportés  au  lieu  désigné  pour  leur  séjour,  ces  colons  forcés  {sibio 
poselentsy)  y  demeurent  à  peu  près  en  liberté  sous  la  surveillance 
souvent  somnolente  d'une  police  peu  sévère  ou  peu  exacte.  Ceux 
qui  ont  quelque  fortune  peuvent  vivre  de  leurs  revenus,  louer  une 
habitation  ou  s'en  faire  construire  une,  avoir  des  livres  ou  des  in- 
strumens  de  musique,  des  chevaux  ou  des  voitures,  se  donner  tous 
les  plaisirs  que  comportent  le  climat  et  l'exil  ;  les  autres  peuvent  re- 
prendre leur  ancien  métier,  travailler  à  la  terre  ou  bien  louer  leurs 
bras  dans  les  mines  d'or,  où  ils  font  concurrence  aux  ouvriers  libres. 
Ils  jouissent  du  fruit  de  leur  travail,  peuvent  devenir  propriétaires 
et  sont  autorisés  à  se  marier  avec  des  femmes  déportées  ou  avec  des 
femmes  du  pays.  Chaque  année,  le  gouvernement  consacre  une  cer- 
taine somme,  2,000  roubles  environ,  aux  frais  de  mariage  des  colons 
forcés  qui  n'y  peuvent  subvenir.  Les  condamnés  se  donnent  parfois 
des  fêtes  dont  l'eau-de-vie  fait  le  principal  agrément  et  où  ils  in- 
vitent souvent  les  soldats  ou  les  employés  préposés  à  leur  garde. 
En  Sibérie  plus  encore  qu'en  Russie,  le  grand  mal  est  l'arbitraire 
des  agens  du  pouvoir,  qui,  là  aussi,  trouve  son  correctif  habituel 
dans  la  vénalité.  Arbitraire  et  vénalité  ont  un  champ  d'autant  plus 
large  que  dans  ces  solitudes  le  contrôle  est  plus  difficile  et  que 
beaucoup  des  fonctionnaires  de  Sibérie  sont  des  hommes  tombés 
en  di-grâce  qui  expient  au  delà  de  l'Oural  d'anciennes  peccadilles 
administratives. 

La  vie  des  colons  obligés  est  fort  analogue  à  celle  des  Sibériens 
du  voisinage; pour  l'homme  du  peuple, elle  n'a  rien  de  particulière- 
ment pénible;  aussi  a-t-on  vu  des  malfaiteurs  aggraver  leur  cas  de 
propos  délibéré  pour  avoir  le  bénéfice  de  cette  liberté  du  bannisse- 
ment. Les  déportés  politiques  sont  souvent  les  plus  surveillés  et, 
par  là  même,  les  plus  à  plaindre.  C'est  pour  eux  que  la  déportation 
garde  toutes  ses  tristesses  ou  ses  rigueurs,  pour  l'homme  du  monde 
ou  l'homme  d'étude  subitement  transplanté  dans  une  contrée  dé- 
serte ou  au  milieu  de  gens  grossiers,  loin  de  toutes  les  ressources 
de  la  civilisation;  pour  le  Russe  ou  le  Polonais  instruit,  isolé  de 

(1)  La  durée  minima  de  la  déportation  est,  croyons-nous,  de  cinq  années. 


L  EMPIRE   DES   TSARS    ET    LES    RUSSES.  199 

ses  amis,  de  sa  famille,  et  parfois  du  monde  entier,  privé  de  lettres 
et  de  nouvelles  ou  ne  pouvant  correspondre  avec  les  siens  qu'à  de 
rares  intervalles.  C'est  pour  les  exilés  politiques,  pour  les  prison- 
niers d'état,  et  non  toujours  pour  ceux  qui  ont  été  condamnés  par 
un  tribunal  civil  ou  militaire,  que  l'on  réserve  les  stations  les  plus 
boréales,  à  l'extrêine  limite  des  établissemens  russes.  Dans  les  der- 
nières années  même,  des  écrivains  ou  des  savans  tels  que  Tcherny- 
chevski,  Cbtchapof,  Koudiakof,  ont  ainsi  été  relégués  aux  confins 
du  cercle  polaire,  au  milieu  de  peuplades  barbares  eL  idolàti'es, 
dans  des  localités  où  la  poste  même  n'arrive  qu'une  ou  deux  fois 
l'an  (l). 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  effrayant  ou  de  plus  pénible  dans  la  dépor- 
tation en  Sibérie,  c'est  peut-être  le  voyage.  Du  centre  de  la  Russie, 
où  se  forment  les  convois  de  prisonniers,  à  Tiumen,  la  pi'emière 
ville  de  la  Sibérie  occidentale,  il  y  a  plus  de  cinq  cents  lieues;  il 
y  en  a  plus  de  quinze  cents  aux  villes  et  aux  districts  de  la  Sibérie 
moyenne.  Autrefois  la  plus  grande  partie  de  ce  triste  exode  s'ac- 
complissait à  pied  sous  le  fouet  de  cosaques  à  cheval,  et  pour  les 
forçats  du  moins,  les  fers  aux  jambes  ou  les  menottes  aux  mains.  On 
se  nourrissait  de  biscuits,  de  salaisons  et  des  pauvres  aumônes  de 
la  pitié  des  paysans,  on  dormait  sur  la  terre  humide  ou  sui'  la  neige 
durcie.  Le  voyage  durait  souvent  toute  une  année,  parfois  plus. 
C'était  une  rude  épreuve,  beaucoup  des  condamnés,  beaucoup  des 
infortunés  {nestrhastnyé)^  comme  disent  dans  leurs  hienveiliant 
euphémisme  les  paysans  russes,  succombaient  avant  d'atteindre  le 
district  éloigné  où  ils  devaient  subir  leur  peine.  Aujourd'hui  le 
voyage  se  fait  en  grande  partie  par  eau,  sur  des  barques  ou  cha- 
lands remorqués  par  des  steamers.  J'ai  rencontré  sur  le  Volga  de  ces 
convois  de  condamnés,  vêtus  de  souquenilles  de  toile  et  entassés  sur 
de  grands  bateaux;  je  ne  crois  pas  que  dans  ce  trajet  ils  aient  plus 
à  soulfrir  que  nos  forçats,  transportés  à  fond  de  cale  par  delà 
l'Océan,  à  nos  antipodes.  Le  voyage  a  lieu  d'ordinaire  dans  la  belle 
saison,  afin  d'utiliser  les  communications  fluviales  par  le  Volga  et 
la  Kama,  puis  au  delà  de  l'Oural,  par  la  Tobol,  l'Obi  et  les  rivières 
de  Sibérie.  Les  condamnés  passent  l'hiver  dans  la  prison  des  villes 
où  ils  ont  été  mis  en  jugement;  au  printemps,  ils  sont  de  tous  les 
coins  de  l'empire  dirigés  sur  Moscou,  d'où  on  les  expédie  par  déta- 
chemens  sur  la  Sibérie  à  travers  Nijni,  Kazan,  Perm  et  Tobolsk  (2). 

(1)  Tous  les  déportés  politiques  russes  ou  polonais  ne  sont  pas  soumis  aux  mêmes 
rigueurs;  on  a  vu  de  ces  exilés  se  fixer  volontairement  à  l'expiration  de  leur  peine 
dans  le  lieu  de  leur  exil,  soit  qu'ils  y  aient  fait  une  petite  fortune,  soit  môme  qu'ils 
devinssent  les  employés  du  gouvernement  qui  les  avait  bannis. 

(2)  Aujourd'hui,  le  transport  d'un  condamné  des  points  les  plus  éloignés,  de  Tiflis, 


200  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Durant  la  période  de  navigation,  de  mai  à  septembre,  ces  lugu- 
bres caravanes  d'été,  composées  de  centaines  de  personnes  de  tout 
rang,  de  tout  sexe  et  presque  de  tout  âge,  se  succèdent  à  de  courts 
intervalles,  souvent  tous  les  huit  ou  dix  jours.  Le  nombre  des  con- 
damnés des  diverses  catégories  est  fort  considérable.  C'est  vers 
1825,  avant  même  le  règne  de  Nicolas,  que  la  déportation  a  com- 
mencé à  prendre  un  grand  essor,  et  depuis,  le  contingent  annuel 
du  bannissement  a  grossi  d'année  en  année.  Sous  Nicolas,  de  1830 
à  18/i8  par  exemple,  le  chiffre  annuel  des  déportés  montait  en 
moyenne  à  huit  mille  environ,  dont  près  de  la  moitié  étaient  des 
vagabonds  ou  des  serfs  en  fuite.  Vers  1830,  le  nombre  total  des 
exilés  en  Sibérie  était  de  plus  de  quatre -vingt  mille  (83,000), 
en  1855  on  l'estimait  à  près  de  cent  mille  âmes  (99,860  dont 
23,000  femmes),  soit  une  véritable  armée,  disséminée  il  est  vrai 
sur  toute  la  surface  de  la  Sibérie  (1). 

Dans  l'été  de  1878,  malgré  la  diminution  des  cas  où  est  appli- 
quée la  peine  du  bannissement,  malgré  l'emploi  plus  fréquent  de 
la  prison,  le  gouvernement  a  expédié  de  Moscou  à  Nijni  Novgorod, 
durant  la  période  de  navigation,  près  de  douze  mille  condamnés 
des  deux  sexes  (2).  A  Nijni  ou  à  Kazan,  ces  douze  mille  condamnés 
ont  été  rejoints  par  les  recrues  du  bas  Volga  au  nombre  de  près  de 
quatre  mille,  et  avant  de  quitter  Perm  les  provinces  de  la  Kama 
leur  avaient  apporté  un  nouveau  renfort  de  plusieurs  centaines  de 
prisonniers.  Grâce  aux  arrestations  et  déportations  politiques  de 
l'année  courante,  le  nombre  des  personnes,  hommes  ou  femmes,  con- 
traintes de  passer  l'Oural  dans  l'été  de  1879  doit  être  plus  élevé  de 
plusieurs  milliers  de  têtes.  En  outre,  au  chiffre  de  la  Sibérie,  il  faut 
ajouter  le  chiffre,  bien  inférieur  il  est  vrai,  des  hommes  relégués  en 


par  exemple,  à  Irkoutslc,  ne  revient,  assure-t-on,  qu'à  50  roubles  ;  de  Moscou  à  Tiur- 
meu,  le  prix  moyen  du  transport  serait  de  moins  de  22  roubles.  Pour  les  paysans  dé- 
portés par  ordre  de  leurs  communes,  tous  les  frais  restent  à  la  charge  de  ces  der- 
nières. Une  fois  arrivés  au  lieu  de  leur  détention,  les  déportés  doivent  subvenir  à 
leur  subsistance  ;  les  forçats  sont  les  seuls  que  l'état  entretienne  quand  il  ne  loue  pas 
leurs  bras  à  des  entreprises  privées. 

(1)  Voyez  Schnitzler,  Empire  des  Tsars,  t.  III,  p.  882.  D'après  des  chiffres  publics 
plus  récemment,  par  M.  Anoutkine,  il  y  aurait  eu,  de  1829  à  1847,  un  peu  moins  de 
100,000  déportés  en  Sibérie,  dont  la  moitié  seulement,  80,000,  auraient  été  des  crimi- 
nels condamnés  par  les  tribunaux,  et  le  reste  se  serait  composé  do  vagabonds,  de  serfs 
expulsés  par  leurs  propriétaires,  de  forçats  en  rupture  de  ban,  etc. 

(2)  Les  chiffres  de  1878  se  décomposaient  de  la  manière  suivante  : 

Condamnes  aux  travaux  forcés 853 

Condamnés  à  la  déportation  simple 0,847 

Évadés  réintégrés l,06i 

Il  était  resté  à  Moscou  quelques  centaines  de  malades. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  201 

résidences  forcées  dans  les  provinces  frontières  de  l'Asie.  De  huit 
mille  environ,  vers  le  milieu  du  règne  de  Nicolas,  le  nombre  total 
des  déportés  s'est  élevé  annuellement  sous  Alexandre  II  à  seize 
mille,  à  dix-huit  ou  dix-neuf  mille  et,  en  y  comprenant  les  pays 
autres  que  la  Sibérie,  à  plus  de  vingt  mille  (1).  Depuis  le  com- 
mencement du  siècle,  la  levée  annuelle  de  la  déportation  aurait  sep- 
tuplé. 

Sur  ces  dix-huit  ou  vingt  mille  déportés,  quelle  est  la  part  de 
l'arbitraire  administratif?  D'après  les  documens  publiés  par  les 
journaux  officiels  ou  officieux  (2),  cette  proportion  jusqu'à  l'année 
1878  était  très  faible,  à  peine  un  sur  cent,  ou  même  un  sur  cinq 
cents.  En  huit  années,  de  1870  à  1878  exclusivement,  le  total  des 
personnes  transférées  en  Sibérie  par  mesure  administrative  n'au- 
rait pas  monté  à  seize  cents  (1,599).  Encore  le  plus  grand  nombre, 
soit  1,328,  étaient-ils  des  montagnards  du  Caucase,  exilés  au- 
delà  de  l'Oural  en  vertu  de  lois  ou  de  raisons  spéciales,  en  sorte 
que,  dans  toute  la  Russie  d'Europe,  il  n'y  aurait  eu  en  sept  ans  que 
271  individus,  russes  ou  polonais,  déportés  par  la  haute  police,  soit 
en  moyenne  trente-huit  par  année.  En  vérité,  l'institution  admise, 
la  III'  section  ne  pouvait  guère  user  de  ses  pouvoirs  avec  plus  de 
modération.  Il  est  vrai  qu'à  ces  déportés  en  Sibérie  il  faut  ajouter  un 
nombre  peut-être  supérieur  d'internés  de  toute  sorte  dans  les  pro- 
vinces extrêmes  de  la  Russie  d'Europe  (3). 

Outre  les  bannis  par  voie  administrative  ,  il  y  a  en  Sibérie 
une  classe  de  colons  forcés  beaucoup  plus  considérable,  que  l'on 
confond  souvent  à  tort  avec  les  premiers  ;  ce  sont  les  déportés  par 
sentence  des  communes  ou  des  corporations  de  bourgeois,  égale- 
ment investies  du  droit  d'exclure  de  leur  sein  les  membres  vicieux 
ou  dangereux  [h).  Les  communes  de  paysans  usent  encore  large- 
ment de  cette  espèce  d'ostracisme,  car  pour  les  sept  années  anté- 
rieures à  1878,  le  total  des  transportés  de  cette  catégorie  s'élevait  à 
plus  de  trente-six  mille,  soit  en  moyenne  de  plus  de  cinq  mille  par 
an,  et  ces  trente-six  mille  exilés  du  village  natal  avaient  été  accom- 
pagnés par  plus  de  vingt-sept  mille  personnes  de  leur  famille. 

(1)  En  1875  par  exemple,  le  contingent  de  la  déportation  sibérienne  a  monté  à  19,183 
individus.  La  durée  moyenne  de  la  déportation  semble  avoir  diminué,  car  le  nombre 
total  des  déportes  ne  paraît  pas  beaucoup  plus  considérable  que  vers  le  milieu  du 
règne  de  Nicolas. 

(2)  Je  citerai  particulièrement  le  Journal  de  Saint-Pétersbourg  (mai  1879). 

(3)  Le  nombre  des  victimes  de  la  iii^  section  est  naturellement  fort  variable  :  ains 
en  1875,  le  chiffre  des  déportés  par  voie  administrative  s'était  élevé  à  soixante-neuf 
soit  au  double  de  la  moyenne  annuelle;  en  1870,  il  aura  probablement  plusieurs  fois 
décuplé. 

(4)  Voyez  ,1a  Revue  du  15  mai  1877. 


202  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Cette  énorme  population  pénale  se  répartit  d'une  manière  très 
inégale  sur  les  diverses  régions  de  la  vaste  Sib(^rie.  Le  gouverne- 
ment de  Tobolsk  seul  reçoit  encore  près  de  la  moitié  des  déportés, 
8,0n0  environ  pour  chacune  des  dernières  années,  ïomsk  environ 
2,500,  Jéniseisk  ^^,500,  Irkoutsk  un  peu  moins  de  Zi,000,  les  terri- 
toires du  Transbaïkal  et  de  Jakoutsk  un  peu  plus  de  500  (1).  De 
1870  à  1S75,  on  aurait  déporté  dans  la  Sibérie  occidentale  40,000 
condamnés  et  un  peu  moins  de  36,0i  0  dans  la  Sibérie  orientale, 
bien  que  cette  dernière,  beaucoup  plus  vaste  et  beaucoup  moins 
peuplée,  semble  plus  propre  à  la  colonisation  pénale.  Dans  uae  telle 
armée  de  déportés,  dispersés  sur  d'immenses  espaces,  et  la  plupart 
condamnés  seulement  à  un  séjour  lorcé  en  telle  ou  telle  localité, 
il  n'est  pas  aisé  de  toujours  maintenir  la  discipline  et  d'empêcher 
les  déseriions.  Aussi  y  a-t-il  souvent  un  écart  considérable  entre  le 
chiffre  offi  iel  de  la  déportation  et  l'efïectif  réel  des  déportés.  A  la 
date  du  1"  janvier  1876  par  exemple,  plus  de  5 î, 000  individus 
étaient  inscrits  comme  colons  forcés  sur  les  registres  du  gouverne- 
ment de  Tobolsk,  et  à  la  même  date  l'administration  locale  n'avait 
pu  constater  la  présence  que  de  34,000  ('2).  Dans  la  province  de 
Tomsk,  l'écart  était  à  la  même  époque  de  4,651  personnes.  Ces 
chiffres  attestent,  avec  la  négligence  d'une  administration  trop 
peu  nombreuse  ou  trop  mal  rétribuée,  le  peu  d'elFicacité  de  cette 
captivité  tant  redoutée  des  étrangers.  Dans  beaucoup  de  bailliages 
[volost)  du  gouvernement  de  Tobolsk,  le  tiers,  parfois  la  moitié  des 
condamnés  inscrits  sur  les  registres  des  communes  rurales,  avait 
disparu.  Parmi  ceux  qui  restaient,  la  grande  majorité  n'avaient  ni 
profession  régulière  ni  occupation  constante.  Les  rapports  des  g(tu- 
verneurs  généraux  le  reconnaissent,  la  paresse,  l'ivrognerie,  le 
vagabonda'-îe  régnent  en  maîtres  dans  un  grand  nombre  de  ces  co- 
lonies pénales,  qu'on  se  représente  de  loin  comme  menées  à  la  ba- 
guette et  soumises  à  une  sévère  et  minutieuse  discipline. 

En  de  telles  conditions,  rien  d'étonnant  si,  dans  les  provinces  ser- 
vant de  lieux  de  déportation,  la  criminalité  atteint  d'effrayantes 
proportions.  Dans  le  gouvernement  de  Tobolsk,  il  se  commet  en 
moyenne  chaque  année  un  crime  par  soixante-douze  déportés,  dans 
le  gouvernement  de  Tomsk,  un  par  soixante-sept.  Pour  ces  deux 
provinces,  les  statistiques  judiciaires  constatent  annuellement  près 

(1)  Ces  clii (Très  sont  empruntés  au    Golos  (n"  du  8  juillet  IS'R^i 

(2)  Sur  li^s  34/29:5  individus  formant  en  1n76  la  po|iulaiion  drpnrtée  effective  du 
gouvernement  de  Tobolsk,  2,089  déclaraient  n'oxerc.cr  aucune  profession,  1,2i7  étaient 
à  la  charge  des  communes  urbaines  ou  rurales,  13,220  étaient  inscrits  sur  les  regis- 
tres du  déoo  librement  comme  vagal)onds,  12,502  é  aient  affrancbis  de  toute  redevance 
et  les  arriérés  d'impôts  pesant  sur  les  autres  montaient  à  C42,0U0  roubles. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  203 

d'un  crime  par  mille  habilans.  Dans  la  Sibérie  prise  en  bloc,  il  se 
commet  un  vol  à  main  armée  sur  31,000  habitans  et  un  homicide 
sur  moins  de  9,000,  ce  qui  fait  que  dans  l'Asie  russe  la  sécurité  des 
personnes  est  environ  dix  fois  moindre  que  dans  l'occident  de  l'Eu- 
rope. Comme  école  de  moralisation,  le  bannissement  a  donc  mal 
réussi;  a-t-il  mieux  servi  la  sécurité  de  la  mère  patrie,  qui,  grâce 
à  ce  système  d'expulsion,  cherche  à  rejeter  sur  ses  dépendances 
asiatifjues  tous  ses  élémens  vicieux  ou  dangereux? 

La  mince  barrière  de  l'Oural  est  loin  de  retenir  dans  les  steppes 
ou  les  montagnes  de  Sibérie  les  milliers  de  criminels  et  d'aventu- 
riers que  la  mère  patrie  y  transporte  régulièrement.  N'étant  qu'une 
continuation  de  la  Russie  d'Europe,  dont  ne  la  sépare  aucun  obstacle 
naturel,  l'Asie  russe  est  pour  les  déportés  une  prison  bien  moins 
sûre  que  les  îles  ou  les  contrées  transocéaniques  qui  nous  servent 
de  colonies  pénitentiaires.  Quelque  effrayantes  qu'elles  semblent  de 
loin,  les  distances  qui  séparent  les  provinces  sibériennes  du  centre 
de  l'empire  n'arrêtent  point  les  condamnés  désireux  de  revoir  la 
terre  natale  ou  de  recommencer  une  aventureuse  existence.  Le 
Russe,  l'homme  du  peuple  du  moins,  est  un  grand  marcheur,  et, 
s'il  ne  saurait  lutter  de  vitesse  avec  les  Anglais  ou  les  Américains 
savamment  entraînés  pour  une  marche  rapide,  le  pèlerin  russe,  à 
l'allure  souvent  lente  et  indolente,  sait  à  petites  journées  franchir 
d'immenses  espaces.  Depuis  la  Jeune  Sibérienne  de  Xavier  de 
Maistre,  on  a  vu  bien  des  condamnés  en  rupture  de  ban  traver- 
ser à  pied  toute  l'étendue  de  l'empire  et  du  fond  de  la  Sibérie 
se  rendre  à  Moscou  ou  à  Saint-Pétersbourg  en  mendiant  ou  en  vo- 
lant. Toutes  les  entraves  mises  à  la  libre  circulation  par  le  régime 
compliqué  des  passeports  n'arrêtent  pas  ces  échajipés  de  Sibérie. 
Dans  leur  lutte  avec  la  police,  ils  ont  d'ordinaire  pour  auxiliaire  la 
commisération  du  peuple,  qui,  grâce  au  mélange  des  criminels  et  des 
prisonniers  politiques,  grâce  à  une  oppression  de  plusieurs  siècles, 
est  encore  enclin  à  voir  dans  les  prisonniers  de  l'état  des  frères  in- 
justement persécutés.  Il  y  a  dans  le  nord-est  de  la  Russie  des  villages 
où  les  paysans  ont,  dit-on,  conservé  l'habitude  de  laisser  le  soir  à 
la  porte  ou  à  la  fenêtre  de  leur  izba  un  morceau  de  pain  et  une 
cruche  d'eau  pour  les  fugitifs  qui  peuvent  passer  dans  la  nuit. 

La  police  arrête  annuellement  un  grand  nombre  de  ces  déser- 
teurs de  la  déportation.  Plus  de  10  pour  100  des  gens  expédiés 
chaque  été  de  Moscou  en  Sibérie  sont  des  évadés  qu'on  y  réintègre. 
Beaucoup  réussissent  néanmoins  à  dérouter  toutes  les  recherches 
et  mènent  une  vie  errante  dans  les  contrées  reculées  de  l'empire 
ou  louent  leurs  bras  au  rabais  dans  les  mines  de  l'Oural  et  de 
l'Altaï.  La  déportation  tant  employée  comme  un  sûr  remède  contre 


20 A  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

le  vagabondage,  recrute  ainsi,  pour  la  Russie  comme  pour  la  Sibérie, 
une  classe  nouvelle  de  dangereux  vagabonds. 

Avec  de  tels  résultats,  il  n'est  pas  étonnant  que  le  système  de  dé- 
portation, si  largement  pratiqué  jusqu'ici,  rencontre  aujourd'hui 
peu  de  faveur  parmi  les  juristes  et  les  criminalistes  préoccupés  de  la 
répression,  comme  parmi  les  politiques  ou  les  publicistes préoccu- 
pés delà  colonisation.  La  Sibérie,  qui,  pendant  des  siècles  a  reçu  le 
rebut  de  la  population  russe,  criminels,  vagabonds,  paysans  en 
fuite,  "mêlés  aux  condamnés  politiques  et  aux  sectaires  religieux,  la 
Sibérie,  qui  compte  une  population  libre  de  quatre  millions  de 
Russes,  se  lasse  d'être  regardée  comme  une  sentine  où  la  Russie 
européenne  rejette  toutes  les  matières  infectantes  ou  dangereuses. 
A  l'exemple  de  l'Australie  anglaise,  la  Sibérie  commence  à  repous- 
ser les  déportés  qui  pour  elle  sont  moins  une  ressource  qu'une 
cause  de  démoralisation  et  d'insécurité.  A  une  certaine  époque 
peut-être,  alors  qu'on  y  internait  surtout  d'inolTensifs  suspects  po- 
litiques ou  de  tranquilles  sectaires  religieux,  la  colonisation  a  pu 
tirer  quelque  parti  du  flot  régulier  de  cette  immigration  pénale. 
Aujourd'hui  il  n'en  est  plus  de  même;  les  colons  forcés  éloignent 
les  libres  colons.  Selon  l'expression  d'un  écrivain  russe,  en  faisant 
de  la  Sibérie  un  heu  de  punition,  on  en  a  fait  dans  l'imagination 
du  peuple  une  terre  d'horreur  et  d'effroi  où  personne  ne  se  rend 
volontiers  (1).  La  déportation,  qu'on  regardait  comme  le  plus  sûr 
procédé  de  colonisation,  a  pu  ainsi  être  rendue  responsable  de  la 
lenteur  de  la  colonisation  russe  en  Asie.  Cet  afflux  séculaire  de  ma- 
tières impures  et  putrides,  cette  sorte  d'accumulation  de  fumier 
humain  dont  on  espérait  la  fertilisation  et  l'enrichissement  de  la 
Sibérie,  ne  fait  plus  par  ses  félidés  émanations  qu'en  corrompre 
l'air  et  en  éloigner  les  habitans.  Aussi  a-t-on  parlé  de  substituer  à 
la  Sibérie  pour  cette  triste  mission  pénale  des  terres  moins  peuplées 
de  colons  russes,  et  sinon  plus  éloignées,  du  moins  m.ieux  séparées 
du  centre  de  l'empire  par  des  déserts  de  sable.  Le  Turkestan  et  les 
contrées  nouvellement  acquises  dans  l'Asie  centrale  ont  plus  d'une 
fois  été  désignés  comme  devant  à  cet  égard  devenir  une  seconde 
Sibérie  (2). 

(1)  M.  Vénioukof,  Rossia  i  Vostok,  p.  7i-75.  La  plupart  des  déportés  n'ont  pas  de 
famille  et  un  fort  petit  nombre  se  livrent  à  la  culture  du  sol.  D'après  l'article  du 
Gobs  cité  plus  haut,  9,579  déportés  dans  les  communes  rurales  du  gouvernement  de 
ïobolsk  n'exploitaient  en  tout  qu'une  étendue  de  775  desiatincs,  soit  une  desiatine  (un 
hectare  neuf  ares)  par  plus  de  quatre  déportés.  On  voit  l'insignifiance  de  ce  résultat 
au  point  de  vue  agricole. 

(2)  Pour  rendre  aux  déportés  toute  évasion  plus  dllpcile,  le  gouvernement  a  dans 
ces  derniers  temps  résolu  d'interner  certains  prisonniers  politiques  dans  la  grande  île 
déserte  de  Sakhaline  au  nord  du  Japon,  Ils  y  seront  employés  à  l'exploitation  de 


L  EMPIRE    DES    TSARS    ET   LES    RUSSES.  205 

La  déportation  telle  qu'elle  a  été  pratiquée  en  grand  depuis  un 
demi-siècle  n'a  réussi  ni  à  la  Sibérie  qui  en  devait  bénéficier,  ni  à 
la  Russie  qu'elle  devait  débarrasser,  ni  aux  condamnés  qu'elle  de- 
vait moraliser.  Cette  peine,  qui  semblait  mieux  que  toute  autre  ré- 
pondre au  double  but  de  correction  morale  et  de  défense  sociale 
que  se  propose  toute  législation  pénale,  n'a  donné  en  Russie  que  de 
tristes  et  décourageans  résultats.  A  quelque  point  de  vue  qu'on  se 
place,  intérêt  de  la  société,  intérêt  du  condamné,  intérêt  de  la  co- 
lonisation, le  régime  suivi  depuis  si  longtemps  s'est  montré  inef- 
ficace. La  chose  est  si  certaine  qu'en  dépit  de  la  routine,  en  dépit 
de  la  commodité  de  ce  système  de  débarras,  on  y  aurait  peut-être 
déjà  renoncé  sans  les  besoins  de  la  iif  section,  sans  la  difficulté 
de  savoir  que  faire  des  prisonniers  politiques. 

Si  la  déportation  doit  continuer,  c'est  sur  une  moindre  échelle  et 
dans  d'autres  conditions.  Une  révision  du  code  pénal  est  devenue 
manifestement  indispensable,  c'est  une  de  ces  réformes  accessoires, 
politiquement  inofTensives,  dont  le  gouvernement  russe  s'occupe  vo- 
lontiers dans  la  seconde  moitié  du  règne  actuel,  une  de  ces  menues 
réformes  qui  complètent  et  au  besoin  corrigent  et  restreignent  les 
grandes.  La  révision  des  lois  pénales  devait  être  la  contre-partie  de 
l'abrogation  des  châlimens  corporels,  qui  tenaient  trop  déplace  dans 
la  législation  pour  en  pouvoir  disparaître  sans  affaiblir  et  énerver 
la  loi. 


lY. 


L'étude  de  la  réforme  pénale  a  été  confiée  vers  1876  à  une  com- 
mission présidée  par  l'un  des  esprits  les  plus  éclairés  de  l'em- 
pire, M.  de  Grote.  Les  travaux  de  cette  commission,  aujourd'hui 
terminés,  doivent  servir  à  une  réforme  pénitentiaire  en  même  temps 
qu'à  une  révision  du  code  pénal.  Le  principal  problème  était  une 
plus  juste  gradation  des  châtimens.  La  législation  actuelle  pèche  à  la 
fois  par  deux  excès  opposés,  par  trop  d'indulgence  pour  de  grands 
crimes,  par  trop  de  sévérité  pour  de  petits  délits.  Les  punitions 
étaient  disproportionnées  à  la  faute,  la  Sibérie  comme  jadis  les 
verges  se  trouvant  au  bout  de  presque  toute  condamnation.  D'a- 
près la  nouvelle  échelle  des  peines,  telle  qu'elle  a  été  arrêtée  dans 
les  travaux  de  la  commission,  la  mort  doit  rester  à  l'état  de  châtiment 

mines  de  charbon  récemment  découvertes.  Le  voyage  doit  se  faire  d'Odessa  à  bord 
d'un  des  vaisseaux  achetés  par  souscription  lors  des  craintes  de  conflit  avec  l'Angle- 
terre; l'itinéraire  est  par  le  Bosphore  et  l'isthme  de  Suez,  en  sorte  que  les  déporlés 
n'arriveront  à  cette  sorte  d'Islande  asiatique  qu'à  travers  les  brûlantes  mers  du  Sud. 


206  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

exceptionnel  réservé  pour  les  attentats  contre  la  vie  du  souverain 
et  la  sûreté  de  l'état.  Les  travaux  forcés  devront  comme  par  le  passé 
constituer  le  plus  terrible  des  moyens  de  répression  ordinaires. 
Considérée  comme  remplaçant  la  peine  de  mort,  cette  peine  ne 
pourra  plus  èire  infligée  qu'aux  plus  odieux  criminels,  elle  devien- 
dra en  même  temps  moins  fréquente  et  plus  sévère  qu'aujourd'hui; 
au  lieu  d'être  subie  dans  les  mines  ou  les  étab'issemens  de  Sibérie, 
elle  le  serait  dans  des  maisons  de  force  dispersées  sur  divers  points 
du  territoire. 

La  déportation  simple  doit  être  abolie  comme  peine  ordinaire, 
elle  ne  subsisterait  plus  qu'en  des  cas  spéciaux,  à  titre  de  mesure 
administrative  contre  les  suspects  politiques  et  à  l'égard  des  sectes 
nuisibles.  On  pourra  toujours  être  envoyé  en  Sibérie  ou  ailleurs  par 
ordre  de  la  m"  section.  Pour  les  suspects  politiques  ou  les  sectaires 
religieux  qu'il  est  difficile  de  frapper  d'une  peine  régulière,  la  Russie 
continuerait  l'ancien  système  d'expulsion.  La  Sibérie  pourra  de  ce 
chef  continuera  recevoir  longtemps  un  contingent  régulier  de  colons 
forcés.  La  dé[)ortation,  cessant  d'être  une  peine  régulière  infligée 
aux  coupables  ordinaires  demeurerait,  aux  mains  de  l'administra- 
tion, un  moyen  de  police  et  de  gouvernement.  A  l'égard  des  sus- 
pects politiques,  le  pouvoir,  qui  en  avait  été  sobre  dans  les  der- 
nières années,  en  use  aujourd'hui  d'autant  plus  largement  que, 
dans  sa  lutte  avec  les  sociétés  secrètes,  son  impuissance  à  saisir  les 
vrais  coupables  le  contraint  souvent  d'arrêter  et  de  bannir  tout  ce 
qui  excite  ses  soupçons.  A  l'égard  des  sectes  religieuses,  il  en  est 
certaines,  comme  les  skoptsy  ou  mutilés,  comme  les  coureurs  ou 
errans,  qu'aucun  gouvernement  civilisé  ne  pourrait  tolérer.  Si  les 
tribunaux  ou  l'administration  n'usaient  de  la  déportation  que  contre 
ces  immondes  et  insensés  fanatiques,  la  tolérance  ou  l'humanité 
n'auraient  rien  à  leur  reprocher  (1).  L'on  ne  saurait  malheureuse- 
ment dire  qu'il  en  a  toujours  été  ainsi.  A  toutes  les  extrémités  delà 
Russie,  au  delà  de  l'Oural  comme  au  delà  du  Caucase,  le  voyageur 
rencontre  d'innocentes  colonies  d'hérétiques  russes,  dont  tout  le 
crime  est  de  rejeter  les  dogmes  ou  les  cérémonies  de  l'église  do- 
minante. Avec  cette  colonisation  forcée  de  tous  les  élémens  réfrac- 
taires,  politiques  ou  religieux,  le  gouvernement  risque  à  la  longue 

(i)  Dans  le  code  pénal  russe  figurent  encore  pour  les  délits  religieux  certaines  peines 
spéciales  et  d'un  autre  âge,  qui  devraient  au  moins  être  réservées  pour  le  clergé  ou 
les  tribunaux  de  l'église.  Telle  est,  par  exemple,  la  pénitence  ecclésiastique  qui  con- 
siste en  une  sorte  de  réclusion  dans  un  couvent  avec  assistance  aux  offices  et  roraon- 
trances  des  autorités  ecclésiastiques.  Cette  peine  peut  être  appliquée  dans  les  cas 
d'adultère,  de  tentai ive  de  suicide,  parfois  aussi  dans  le  cas  d'apostasie  de  Téglise  ortho- 
doxe. La  loi  va  mftmc  jusqu'à  condamner  à  la  pénitence  ecclésiastique  le  médecin  qui, 
par  ignorance  ou  impéritic,  a   tué  ses  malades. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  207 

d'inoculer  aux  provinces  lointaines,  à  la  Sibérie  en  particulier,  un 
dangereux  esprit  d'indépendance  ou  d'opposition. 

A  la  déportation  doit  être  substituée,  dans  la  plupart  des  cas,  l'in- 
carcération. Cette  peine  n'est  pas  nouvellement  inscrite  dans  la  loi, 
mais  en  fait  on  s'en  servait  peu.  Il  y  avait  à  cela  plusieurs  raisons 
dont  l'une  dispense  des  autres.  La  Russie,  représentée  si  souvent 
comme  un  vaste  bagne,  est  en  réalité  relativement  pauvre  en  prisons 
et  en  cachots.  Elle  n'avait  point  nos  vieilles  abbayes  ou  nos  anciens 
châteaux  pour  y  installer  ses  criminels.  Les  prisons  y  étaient  trop  peu 
nombreuses  ou  trop  petites,  elles  étaient  presque  toujours  encom- 
brées par  les  prévenus  en  sorte  qu'il  restait  peu  d'espace  pour  les 
condamnés.  Cela  s'explique  tant  par  les  habitudes  de  la  police  que 
par  des  considérations  d'économie.  A  l'incarcération  prolongée,  qui 
coûte  cher,  on  préférait  le  châtiment  corporel,  qui  ne  coûte  rien,  ou 
la  déportation  qui  semblait  débarrasser  des  coupables.  Jadis,  quand 
d'après  la  loi  un  malfaiteur  était  condamné  à  la  prison  et  qu'il  n'y 
avait  point  de  place  pour  lui  dans  les  maisons  de  détention,  on  lui 
appliquait  cinquante  coups  de  verge  et  on  le  renvoyait  en  liberté 
si  la  peine  était  légère;  on  l'expédiait  en  Sibérie  si  la  détention  de- 
vait être  longue.  Avec  la  suppression  des  châtimens  corporels  et 
les  restrictions  mises  à  la  déportation,  on  est  forcé  de  recourir  de 
plus  en  plus  à  l'emprisonnement.  Pour  cela,  il  faut  ériger  de  nou- 
velles maisons  d'arrêt  et  de  détention;  et  tant  qu'on  n'en  possédera 
pas  davantage,  la  Sibérie  restera  forcément  comme  par  le  passé  la 
ressource  de  la  justice  et  du  gouvernement  (1). 

Beaucoup  de  plaintes  on  été  élevées  contre  les  prisons  russes, 
on  les  dépeint  comme  d'horribles  et  infects  cachots  où  les  détenus 
sont  soumis  aux  traitemens  les  plus  rigoureux  et  aux  plus  cruelles 
privations.  De  pareils  tableaux  ne  sont  pas  toujours  d'une  exacte 
vérité.  Les  prisons  que  visite  le  voyageur  dans  les  grandes  villes, 
celles  du  moins  qui  ont  été  récemment  construites  à  l'imitation 
de  l'Europe,  ne  diffèrent  guère  de  nos  établissemens  du  même 
genre.  Dans  ces  mornes  palais  du  crime  on  retrouve  l'espèce  de 
luxe  architectural  et  parfois  même  le  confort  relatif  que  l'on  se 
plaît  aujourd'hui  à  procurer  aux  condamnés.  Il  n'en  est  point  tou- 
jours ainsi  dans  l'intérieur  des  provinces,  dans  les  vieilles  con- 
structions, où  faute  de  place  l'on  est  obligé  d'entasser  pêle-mêle 
prévenus  et  condamnés.  Les  conspirateurs  se  plaignent  beaucoup  du 
régime  des  prisons  et  des  traitemens  inhumains  dont  leurs  amis  y 
seraient  victimes.  A  en  croire,  les  proclamations  révolutionnaires, 
les  souffrances  des  détenus  politiques  seraient  un  des  motifs  de 

(1)  La  loi  qui  vient  cette  année  même  d'abroger  la  contraioto  par  corps  pour  dettes 
a  pu  récemment  donner  quelques  places  dans  les  prisons. 


208  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'exaspération  des  nihilistes  et  des  attentats  des  derniers  temps. 
Dans  un  empire  aussi  vaste,  de  telles  doléances  peuvent  avoir  plus 
d'une  fois  quelque  chose  de  fondé,  bien  que  les  griefs  allégués 
d'ordinaire  semblent  eux-mêmes  en  montrer  l'exagération  (1).  Le 
reproche  que,  dans  les  provinces  du  moins,  semblent  le  plus  méri- 
ter les  prisons,  c'est  comme  presque  partout  en  Russie,  le  manque 
de  propreté  et  le  manque  d'hygiène.  A  cet  égard,  il  en  est  plus 
d'une  qui,  en  temps  d'épidémie,  pourrait  être  regardée  comme 
un  foyer  d'infection.  A  cette  cause  de  souffrance  pour  les  détenus 
il  faut  ajouter  parfois  la  rudesse  et  l'arbitraire  des  geôliers  ou  des 
employés,  grâce  au  défaut  universel  en  Russie,  le  manque  de  con- 
trôle efficace.  Pour  les  maisons  d'arrêt  et  de  détention,  le  désordre 
et  les  abus  étaient  d'autant  plus  faciles  qu'il  y  avait  plus  de  confu- 
sion dans  cet  important  service.  Le  ministère  de  la  justice,  le  mi- 
nistère de  l'intérieur,  la  m®  section,  avaient  hier  encore  chacun 
leurs  prisons  particuhères  avec  une  administration  séparée.  Pour 
remédier  à  ce  manque  d'unité,  on  vient  de  concentrer  tout  le  ser- 
vice des  prisons  dans  les  mains  d'une  direction  spéciale,  placée  sous 
le  contrôle  de  personnages  nommés  par  le  souverain. 

L'épineuse  et  grave  question  du  système  pénitentiaire  a  depuis 
plusieurs  années  attiré  l'attention  du  gouvernement  et  du  public, 
et  l'on  peut  espérer  que  tous  les  travaux  théoriques  récens  ne  res- 
teront pas  sans  influence  sur  la  pratique.  A  cet  égard,  la  Russie 
n'est  point,  du  reste,  demeurée  stationnaire  :  depuis  1870  en  parti- 
culier, à  Saint-Pétersbourg,  à  Kharkof,  à  Kazan,  à  Kief ,  à  INijni- 
Novgorod  et  ailleurs ,  des  sociétés  privées  se  sont  chargées  du 
patronage  des  jeunes  détenus,  ou  ont  entrepris  pour  eux  l'établis- 
sement de  colonies  agricoles  (2).  En  1874,  un  professeur  de  l'uni- 
versité de  Pétersbourg  a  ouvert  un  cours  sur  la  discipline  péniten- 
tiaire ;  en  1875 ,  on  a  fondé  dans  la  capitale  une  prison  modèle 
pouvant  contenir  sept  cents  individus  et  renfermant  trois  cents  cel- 
lules, et  vers  le  même  temps  sont  nées  des  sociétés  de  patronage 
pour  les  détenus  comme  pour  les  libérés  (3). 

(1)  C'est  ainsi  qu'en  février  1879  les  placards  séditieux  affiches  à  Kharkof  au  len- 
demain de  l'assassiniit  du  gouverneur  de  la  province,  le  prince  Krapotkine,  donnaient 
comme  un  des  motifs  de  son  exécution  les  traitcmens  barbares  infliges  par  ses  ordres 
aux  détenus  politiques  de  la  ville.  Or,  d'après  ces  proclamations  mêmes,  ces  traitemens 
inhumains  de  Vostrog  de  Kharkof  consistaient  dans  l'interdiction  de  recevoir  des  vivres 

dudcliors  et  dans  la  mise  des  prisonniers  en  cellules. 

(2)  Un  professeur  de  l'université  de  Kief,  M.  A.  Kistiakovski,  a  en  1878  fait  con- 
naître l'organisation  et  les  résultats  des  principaux  établissemens  fondés  par  ces  so- 
ciétés aujour^l'hui  au  nombre  de  neuf  ou  dix.  Voyez  la  Krititcheskoé  ohozrénié,  nu- 
méro d'avril  1879. 

(3)  Dans  la  Finlande,  qui  à  cet  égard  est  stimulée  par  le  voisinage  de  la  Suède  où 


L  EMPIRE    DES    TSARS    ET   LES    RUSSES.  209 

A  l'aide  de  la  réforme  du  système  pénitentiaire  et  de  la  révision 
du  code  pénal,  on  se  flatte  de  diminuer  la  criminalité  ou  du  moins 
d'en  arrêter  la  progression.  Des  espérances  de  ce  genre  ont  été  trop 
souvent  déçues  pour  qu'on  ose  s'y  fier.  Ce  n'est  pas  qu'au  poiint  de 
vue  de  la  criminalité  la  situation  de  l'empire  présente  rien  de  par- 
ticulièrement décourageant.  Les  sinistres  prédictions  faites  lors  de 
l'affranchissement  des  serfs  ne  se  sont  pas  vérifiées.  On  disait  qu'en 
rompant  subitement  le  lien  traditionnel  des  propriétaires  et  des 
paysans,  on  allait  décliaîner  dans  la  nation  tous  les  vices  et  tous  les 
crimes.  Que  n'avait-on  pas  à  craindre  d'un  peuple  ignorant  et  gros- 
sier, subitement  débarrassé  de  chaînes  séculaires!  Les  faits  n'ont 
point  confirmé  ces  appréhensions.  Les  crimes  ont  pu  changer  de 
nature,  la  criminalité  ne  s'est  pas  beaucoup  accrue;  à  certains 
égards  même,  elle  a,  croyons-nous,  diminué.  La  comparaison  est 
diflicile,  car  les  statistiques  ne  lui  fournissent  pas  de  documens  suf- 
fisans.  En  dehors  des  délits  et  des  crimes  jugés  par  les  tribunaux, 
le  servage  avait  sa  criminalité  spéciale,  ses  crimes  souvent  ignorés 
et  impunis,  attentats  des  seigneurs  sur  la  vie  de  leurs  serfs  ou 
l'honneur  de  leurs  serves,  attentats  des  serfs  sur  la  vie  ou  les  biens 
de  leurs  maîtres,  assassinats  et  incendies,  désordres  domestiques, 
meurtres  des  époux  mal  assortis,  grâce  au  régime  du  mariage  forcé 
auquel  beaucoup  de  propriétaires  soumettaient  leurs  serfs,  donnant 
les  plus  belles  filles  aux  meilleurs  serviteurs. 

On  ne  saurait  donc  prendre  la  criminalité  comme  un  moyen  facile 
d'évaluer  les  résultats  de  l'émancipation  et  des  grandes  lois  qui  ont 
touché  presque  toutes  les  branches  de  la  vie  nationale.  Cette  me- 
sure, en  apparence  si  simple  et  si  commode,  ne  peut  donner  d'in- 
dication exacte  puisqu'on  réalité  elle  n'est  pas  la  même  pour  la  pé- 
riode antérieure  aux  réformes  et  pour  la  suivante.  En  dehors  des 
changemens  apportés  dans  l'état  social,  l'érection  des  nouveaux  tri- 
bunaux, l'institution  des  juges  d'instruction  et  des  juges  de  paix, 
toutes  les  améliorations  du  service  judiciaire  rendent  une  telle  com- 
paraison incertaine  ou  trompeuse. 

Et  quand  il  n'en  serait  pas  ainsi,  quand  il  serait  prouvé  que  de- 
puis l'affranchissement  du  peuple  certains  délits,  certains  crimes 
même  ont  notablement  augmenté,  y  aurait-il  là  de  quoi  con 
damner  l'émancipation  et  les  réformes?  Dans  tous  les  pays  remués 
par  des  commotions  profondes,  les  bas-fonds  de  la  société,  la  vase 
fangeuse  tend  naturellement  à  monter  à  la  surface.  Ces  époques 
de  transformation  sociale,  de  révolution  et  de  transition,  où  les 
idées  traditionnelles  et  les  vieilles  croyances  sont  ébranlées ,  où  les 

toutes  ces  questions  ont  été  fort  étudiées,  on  s'est,  comme  en  Russie,  occupé  en  même 
temps  d'une  réforme  du  système  pénitentiaire  et  d'une  révision  du  code  pénal. 
TOME  XXXV.  —  1879,  U 


210  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

situations  matérielles  et  les  rangs  hiérarchiques  sont  bouleversés 
ou  confondus,  toutes  ces  époques  de  changement  et  de  trouble  sont 
d'ordinaire,  il  faut  bien  le  reconnaître,  peu  favorables  à  la  moralité 
publique  ou  privée.  En  Italie  par  exemple,  le  pays  de  l'Europe  qui, 
avec  la  Russie,  a  le  plus  changé  dans  les  vingt  dernières  années, 
la  criminalité  a  pris  un  essor  redoutable  (1).  De  pareilles  révolu- 
tions amènent  presque  partout  de  semblables  effets. 

Si  en  Russie  quelque  chose  doit  étonner,  c'est  que  la  criminalité 
n'ait  pas  pris  de  plus  grandes  proportions.  Elle  n'a  pas  assez 
varié,  en  elfet,  pour  qu'on  en  puisse  tirer  des  conclusions  nettes. 
A  en  juger  ])ar  elle,  les  réformes  n'auraient  influé  sur  les  mœurs, 
ni  dans  un  sens,  ni  dans  l'autre.  Gela  s'explique  à  nos  yeux  parce 
que  le  fond  du  peuple  a  été  moins  profondément  atteint  qu'on  ne 
le  suppose  d'ordinaire  par  les  lois  qui,  avec  la  liberté,  lui  ont  donné 
l'égalité  civile.  Ce  qui  a  peut-être  été  le  plus  remué,  le  plus  ébranlé 
dans  la  société  russe,  c'est  moins  l'ancien  seifque  l'ancien  seigneur, 
ce  ne  sont  pas  les  assises  inférieures  et  le  fond  de  la  nation,  ce 
sont  plutôt  les  couches  supérieures  et  moyennes.  C'est  là  qu'il  y 
a  eu  le  plus  de  bouleversemens  et  de  dislocations,  le  plus  de  trouble 
moral  et  aialériel,  le  plus  de  perturbation  dans  les  idées,  les  habi- 
tudes, les  situations.  La  criminalité  même,  si  peu  sur  que  puisse 
être  un  pareil  indice,  nous  montre  des  traces  de  cette  sorte  de  dés- 
ordre ou  de  désarroi  social.  Des  procès  récens  et  des  scandales  de 
toute  sorte,  de  grossiers  ou  honteux  méfaits  qui  surprennent  dans 
un  certain  milieu,  nous  ont  trop  souvent  montré  quelles  secousses 
avait  subies  le  sens  moral  dans  certaines  sphères  de  la  société  russe. 
De  Icà  un  fait  singu'ièrement  triste  qui,  pour  n'être  point  peut-être 
spécial  à  la  lîussie,  n'en  est  pas  moins  un  symptôme  d'un  mal  réel. 
Le  nombre  des  gens  lettrés  [gramotnye)^  des  gens  sachant  lire  et 
écrire,  bien  plus  le  nombre  des  gens  ayant  reçu  une  instruction 
moyenne  ou  supérieure,  semble  relativement  plus  considérable 
parmi  les  criminels  que  dans  l'ensemble  de  la  population.  Les  sta- 
tistiques du  ministère  de  l'instruction  publique  fournissant  dt'S  don- 
nées moins  exai:tes  et  détaillées  que  celles  de  la  justice,  on  ne 
saurait  à  cet  égard  rien  dire  de  précis,  mais,  à  en  juger  par  la  sta- 
tistique, il  semble  en  Russie  qu'au  lieu  de  diminuer,  la  propension 
au  crime,  l'insiruction  l'augmente.  Ce  résultat  mérite  d'autant  plus 
d'attention,  qu'en  Russie  comme  partout,  l'inslruction  tend  à  di- 
minuer le  penchant  aux  crimes  accompagnés  de  violence  ('2). 

(1)  D'après  les  statistiques  italiennes,  le  nombre  des  criminels  condamnés  à  mort  ou 
aux  travaux  forces  à  perpétuité  avait  plus  que  doublé  do  1^59  à  1869,  et  le  nombre 
des  crimes  et  délits  du  toute  sorte  aurait  augmenté  de  40  pour  100  de  1809  à  1876. 

(2)  Un  autre  trait  digue  de  remarque  dans  les  statistiques  judiciaires  de  la  Russie, 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  211 

Embrasse-t-on  les  diverses  classes  du  peuple  et  l'ensemble  de 
la  nation,  on  trouve  que  la  moralité  n'a  rien  perdu  à  la  suppres- 
sion de  la  rude  discipline  du  servage.  Si  l'émancipation,  si  les  lois 
qui  l'ont  suivie  et  complétée  n'ont  pas  amené  dans  la  moralité  un 
sensible  progrès,  elles  n'ont  pas  non  plus  contribué  à  la  démorali- 
sation du  peuple.  Les  relevés  judiciaires  ne  sauraient  de  ce  côté 
être  tournés  contre  les  réformes.  La  criminalité  privée  est  restée  à 
peu  près  stationnaire  relativement  au  chiffre  de  la  population.  Ce 
qui  a  crû,  ce  qui  a  pris  un  rapide  développement,  surtout  dans  les 
dernières  années,  ce  sont  les  crimes  et  délits  politiques.  Cette  cri- 
minalité spéciale,  les  grandes  réformes  d'Alexandre  II  en  doivent- 
elles  être  rendues  responsables? 

Certes  entre  les  lois  libérales  du  règne  et  l'agitation  révolution- 
naire de  la  jeunesse  il  y  a  un  lien,  une  visible  connexité;  mais  de 
quelle  façon  les  réformes  ont-elles  fomenté  dans  certaines  classes 
de  la  nation  l'esprit  de  révolte  et  les  passions  révolutionnaires? 
Est-ce,  comme  on  le  dit  parfois,  que  le  gouvernement  impérial  a 
concédé  au  pays  trop  de  libertés  et  de  franchises  en  trop  peu  de 
temps?  Ne  serait-ce  pas  plutôt  que  la  plupart  des  réformes  sont 
demeurées  incomplètes  et  inachevées,  restreintes  ou  tronquées 
dans  la  pratique,  en  sorte  qu'au  lieu  de  satisfaire  les  esprits  et 
d'apaiser  les  besoins  qu'elles  avaient  éveillés,  elles  n'ont  fait  que 
les  exciter  et  les  irriter?  Ne  serait-ce  pas  que  l'œuvre  d'Alexandre  II 
a  été  trop  fragmentaire,  trop  dépourvue  d'ensemble,  en  sorte  qu'à 
ceriains  yeux  les  lacunes  et  les  défauts  en  sont  plus  sensibles  que 
les  beautés  et  les  avantages?  Ne  serait-ce  pas  efifin  que,  faite  d'un 
mélange  de  vieux  et  de  neuf,  composée  de  pièces  toutes  nouvelles 
et  de  débris  usés  d'un  passé  vieilli,  la  Russie  actuelle  reste  incohé- 
rente et  disparate,  et  qu'elle  manque  du  couronnement  réclamé  par 
l'amour-propre  national,  la  liberté  politique,  qui  seule  peut  donner 
aux  réformes  administratives  et  judiciaires  toute  leur  valeur  et 
leur  sincérité? 

Anatole  Leroy-Beaulieu. 


c'est  qu'à  l'inverse  de  ce  qui  se  voit  ailleurs,  il  y  a  proportionnelle  lent  parmi  les  cri- 
minels plus  de  gens  mariés  que  de  célibataires,  en  sorte  qu'en  Russie  le  mariage 
pourrait  être  regardé  comme  exerçant  une  fâcheuse  inlluence  snr  la  criminalité.  Cette 
regrettable  bizarrerie  doit  sans  doute  s'expliquer  par  la  trop  grande  précocité  des  ma- 
riages populaires  et  la  brutalité  des  paysans  qui,  pour  beaucoup  de  femmes,  fait  de 
l'union  conjugale  un  enfer  insupportable. 


UN 


ENNEMI  DES  PRÉJUGÉS 


L'Allemagne  a  plus  que  toute  autre  nation  de  l'Europe  le  goût  et  le 
génie  de  l'universelle  discussion.  Les  Français,  les  Italiens,  les  Anglais 
ont  presque  tous  quelque  question  grosse  ou  petite  à  régler  avec  leur 
gouvernement  ou  quelque  grief  particulier  contre  la  destinée;  mais  ils 
sont  disposés  à  reconnaître  qu'il  est  certaines  nécessités  dont  il  faut 
prendre  son  parti,  certaines  vérités  de  fait  que  les  gens  d'un  bon  carac- 
tère renoncent  à  contester.  Beaucoup  d'Allemands,  une  fois  qu'ils  se  sont 
mis  à  raisonner,  éprouvent  le  besoin  déraisonner  sur  tout;  leur  suprême 
plaisir  est  de  discuter  l'indiscutable.  Ils  ont  adopté  les  armes  et  la  de- 
vise du  surintendant  Fouquet;  c'était,  comme  on  le  sait,  un  écureuil 
avec  ces  mots:  «  Où  ne  monterai-je  pas?  Qao  non  ascendam?  »  De 
quoi  qu'il  s'agisse,  les  Allemands  dont  nous  parlons  remontent  jusqu'au 
déluge  ou  plus  haut  encore.  Il  ne  leur  suffit  pas  de  faire  la  critique  de 
leur  gouvernement,  ils  prennent  à  partie  le  soleil,  la  lune  et  les  étoiles. 
Ils  se  plaindraient  volontiers,  comme  certain  roi  de  Castille,  que  Dieu 
ne  les  ait  pas  consultés  avant  de  faire  le  monde,  parce  qu'ils  auraient 
eu  de  bons  conseils  à  lui  donner.  Malheureusement  on  ne  les  a  pas 
consultés,  et  la  création  est  une  affaire  manquée,  qui,  s'ils  ne  s'en 
mêlent  au  plus  vite,  finira  par  une  banqueroute.  Le  suprême  entrepre- 
neur est  insolvable,  il  est  hors  d'état  de  tenir  ses  engagemens;  l'heure 
des  protêts  a  sonné,  et  les  huissiers  entrent  déjà  en  campagne. 

On  assure  que  celui  qui  a  fait  le  monde  en  le  sachant  ou  sans  le 
savoir  s'affecte  très  peu  de  ces  chicanes  d'Allemand,  auxquelles  il  est 
depuis  longtemps  accoutumé.  Les  gouvernemens  s'en  émeuvent  un  peu 
plus  que  lui,  puisqu'ils  se  croient  obligés  de  recourir  à  des  lois  d'excep- 
tion. Dans  le  fond,  ils  voient  d'assez  bon  œil  ces  terribles  épilogueurs, 
pessiaiistes  ou  utopistes,  «  ces  abstracteurs  de  quintessences,  ces  gra- 
beleurs  de  correction.  »  Ils  leur  savent  gré  de  distraire  les  peuples  de 


UN   ENNEMI    DES    PREJUGES,  213 

la  politique  courante.  Quand  on  raisonne  avec  fureur  sur  les  principes 
sociaux  ou  antisociaux,  sur  la  propriété  collective,  sur  l'émancipation 
des  femmes,  sur  les  unions  libres,  on  a  moins  de  temps  pour  critiquer 
le  budget,  et  quand  on  attribue  les  maux  dont  nous  souffrons  soit  à 
quelque  bévue  du  grand  mécanicien  qui  nous  a  fabriqués,  soit  à  quel- 
que vice  originel  dans  l'agencement  des  cellules  ou  de  l'œuf  d'où 
nous  sommes  sortis,  on  devient  plus  indulgent  pour  M,  de  Bismarck, 
qui  «  laisse  gémir  les  persuadés,  déclamer  les  frondeurs  et  se  contente 
d'agir.  »  L'Allemagne  est  aujourd'hui  une  monarchie  militaire,  tempé- 
rée non  par  des  chansons,  car  on  n'y  chante  pas  tous  les  jours,  mais 
par  des  théorèmes,  et  dans  cette  monarchie  le  gouvernement  a  le  droit 
de  tout  faire  ou  peu  s'en  faut,  tandis  que  de  leur  côté  les  philosophes, 
en  dépit  des  lois  de  sûreté,  ont  le  droit  de  tout  dire  et  de  tout  écrire, 
ou  il  ne  s'en  faut  guère. 

Jamais  la  fureur  de  tout  remettre  en  discussion  n'avait  sévi  en  Alle- 
magne avec  autant  d'intensité  que  depuis  l'institution  du  nouvel  empire. 
Il  n'est  pas  à  cette  heure,  de  l'autre  côté  du  Rhin,  un  seul  principe  dont 
tout  le  ffionde  convienne.  Gœthe  prétendait  qu'au  grand  jour  de  la  ré- 
tribution finale  le  souverain  juge,  après  avoir  mis  les  boucs  à  sa  gauche 
et  prié  les  brebis  de  passer  à  sa  droite,  ajouterait  :  «  Quant  à  vous,  gens 
de  bon  sens,  placez-vous  devant  moi,  afin  que  j'aie  le  plaisir  de  vous 
regarder.  »  Les  gens  qui  ne  sont  ni  boucs  ni  brebis  et  qui  ont  du  bon  sens 
s'appellent  en  Allemagne  des  conservateurs  libéraux  ou  des  libéraux 
plus  ou  moins  progressistes;  mais  ils  ont  beaucoup  de  peine  à  se  faire 
entendre  au  milieu  du  tumulte  que  font  les  exagérés  de  toute  espèce. 
Le  malheur  du  bon  sens  est  qu'il  ne  fait  pas  de  bruit;  il  n'aime  pas  à 
crier,  et  lorsqu'il  se  trouve  en  compagnie  de  gens  qui  crient,  il  prend 
facilement  son  parti  de  se  taire. 

On  déraisonne  à  gauche, on  déraisonne  adroite.  Pour  être  un  conser- 
vateur authentique,  pour  en  mériter  à  Berlin  le  titre  et  les  honneurs, 
il  faut  déclarer  bien  haut  que  le  progrès  est  un  leurre  et  un  mensonge, 
que  le  régime  parlementaire  est  une  invention  impie  et  criminelle,  que 
les  soi-disant  libertés  nécessaires  sont  des  dangers  publics  ;  il  faut  croire 
aussi,  comme  le  comte  de  Boulainvilliers,  que  le  système  féodal  fut  le 
chef-d'œuvre  de  l'esprit  humain,  qu'on  se  portait  mieux  d'âme  et  de 
corps  dans  le  temps  où.  on  avait  plus  de  casques  que  de  chemises  et  oii 
les  rois  couchaient  avec  leur  couronne,  que  les  âges  de  foi  naïve  ont  vu 
fleurir  tous  les  genres  de  vertus  et  de  bonheur,  et  que  la  révolution 
française  a  gangrené  l'Europe  jusque  dans  la  moelle  des  os.  Ces  âpres 
censeurs  de  la  révolution  oublient  que  la  rage  de  décrier  son  temps  et 
de  chercher  l'âge  d'or  dans  le  passé  est  une  maladie  fort  ancienne,  que 
les  âges  de  foi  naïve  l'ont  déjà  connue.  Tel  prédicateur  du  xni"  siècle 
affirmait  que  cent  ans  auparavant   tous  les  hommes  sans  exception 


214  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

étaient  justes  et  croyans,  que  toutes  les  femmes  étaient  chastes,  et  il 
s'écriait  douloureusement  :  u  Que  penseraient  nos  pères  de  leurs  des- 
cendans  dégénérés?  »  Si  la  mémoire  des  hommes  était  moins  courte 
ou  si  les  morts  pouvaient  parler,  les  prédicateurs  auraient  moins  faci- 
lement gain  de  cause  ;  mais  les  tombeaux  sont  muets. 

Un  romancier  célèbre,  George  Eliot,  a  publié  récemment  un  livre  qui 
a  le  titre  d'un  roman  et  qui  n'en  est  pas  un.  Ses  lecteurs  habituels  lui 
en  ont  voulu;  ils  ont  été,  selon  le  mot  du  poète,  aussi  désappointés 
qu'une  perruche  à  laquelle  on  jette 

une  fève  arrangée 

Dans  du  papier  brouillard  en  guise  de  dragée. 

Il  ne  faut  pas  que  notre  déception  nous  rende  injuste.  Il  y  a  dans  ce 
livre  qui  n'est  pas  upi  roman  une  peinture  piquante  de  quelques-uns  de 
nos  travers,  et  nous  y  trouvons  en  particulier  des  observations  fort 
justes  touchant  ces  utopistes  rétrospectifs  qui  voient  le  passé  en  beau 
et  leur  époque  en  noir.  L'auteur  remarque  qu'il  est  fâcheux  de  ne  pou- 
voir reconnaître  les  obligations  qu'on  peut  avoir  à  ses  ancêtres  sans  se 
laisser  aller  à  déclamer  contre  le  temps  présent,  qui  avec  tous  ses 
défauts  a  du  moins  le  mérite  de  ménager  aux  panégyrist^'S  raffinés  du 
passé  certaines  douceurs  de  l'existence  auxquelles  ils  ne  sont  point 
insensibles.  «  Selon  toute  apparence,  ajoute-t-il,  les  inventeurs  remar- 
quables qui  se  sont  avisés  les  premiers  de  creuser  des  puits  ou  de 
baratter  le  lait  pour  en  faire  du  beurre,  et  qui  certainement  ont  été  utiles 
à  leur  temps  comme  au  nôtre,  ont  eu  le  chagrin  de  se  voir  comparés 
avec  mépris  aux  générations  antérieures,  dont  la  vertueuse  simplicité 
laissait  l'eau  et  le  lait  tranquilles.  Sslon  toute  apparence  aussi,  quelque 
nomade  qui  avait  du  goût  pour  la  rhétorique,  s'étendant  sur  le  gazon 
pour  y  savourer  une  beurrée  contemporaine,  a  célébré  les  louanges  de 
ses  aïeux,  lesquels  n'avaient  pas  encore  été  corrompus  par  le  lait  de 
la  vache.  Peut-être  même  ce  nomade,  dans  un  bel  accès  de  dévoiiment 
imaginaire,  s'est-il  pris  à  regretter,  après  avoir  avalé  le  beurre,  cela  va 
sans  dire,  de  n'être  pas  né  un  siècle  plus  tôt  et  de  n'avoir  pas  été  mangé 
pour  servira  la  subsistance  d'une  génération  plus  naïve  que  la  sienne... 
En  vérité,  je  ne  vois  aucune  bonne  raison  pour  mépriser  toute  la  popu- 
lation présente  du  globe,  à  moins  que  je  ne  méprise  aussi  les  généra- 
tions précédentes,  desquelles  nous  avons  hérité  nos  maladies  de  corps 
et  d'esprit,  et  par  conséquent  à  moins  que  je  ne  méprise  mon  propre 
mépris,  qui  est  également  un  héritage  d'idées  et  de  sentimeis  élaborés 
pour  mon  usage  dans  la  grande  chaudière  de  cette  vie  universellement 
méprisable  (1).  »  George  Eliot  a  mille  fois  raison,  et  pourtant  nous 

(1)  Impressions  of  Tkeophrastus  Sucli,  by  George  Eliot,  1879,  pages  29  et  32. 


UN   ENNEMI   DES    PREJUGES.  215 

avons  bien  peur  que  son  raisonnement  ne  corrige  personne.  Plus  d'un 
bourgeois  qu'on  pourrait  citer,  qui,  suit  inconséquence,  soit  affeclation, 
maudit  la  révolution  et  ses  suites  fatales,  serait  bien  attrapé  si  quelque 
puissant  génie,  le  prenant  au  mot,  rétablissait  dans  ce  monde  les  iné- 
galités qu'elle  a  supprimées  et  en  relirait  les  duuces  franchises,  les 
aimables  commodités  de  la  vie  qu'elle  y  a  introduites  au  profit  des 
petites  gens;  ce  bourgeois  ne  laissera  pas  cependant  de  battre  jusqu'à 
la  fin  sa  nourrice.  Rien  n'est  plus  charmant  que  de  manger  le  beurre 
et  d'en  mal  parler;  c'est  se  procurer  tout  à  la  fois  les  plaisirs  de  l'es- 
tomac et  ceux  de  l'ingratitude,  qui  au  dire  des  ingrats  sont  les  plus 
vifs  de  tous. 

Si  les  féodaux  de  Berlin  regrettent  l'âge  d'or,  s'ils  condamnent  les 
libertés  constitutionnelles  et  ce  qu'on  appelle  les  idées  de  89  comme 
une  invention  funeste,  les  démocrates  socialistes  de  Leipzig  el  d'ailleurs 
traitent  le  libéralisme  de  superstition  surannée,  et  ne  se  lassent  pas  de 
lui  reprocher  son  impuissance  à  résoudre  la  question  sociale.  Passe 
encore  si  les  opinions  libérales  n'avaient  affaire  qu'aux  féodaux  et  aux 
socialistes,  mais  elles  sont  combattues  aussi  par  des  hommes  qui,  sans 
être  ni  réactionnaires  ni  révolutionnaires,  se  flattent  d'avoir  inventé  cer 
laines  recettes  destinées  à  guérir  tous  les  maux  et  qui  exigent  que  les 
gouvernemens  se  st-rvent  de  leur  autorité  pour  en  imposer  Tusaye  à  tout 
l'univers.  C'est  une  opinion  dominante  aujourd'hui  dans  les  universités 
allemandes  que  tout  le  bien  qui  peut  se  faire  dans  le  monde  ne  peut 
être  que  l'ouvrage  de  l'état  et  doit  s'accomplir  par  voie  de  décrets. 
Nombre  de  professeurs  allemands  sont  intimement  convaincus  qu'il  est 
possible  de  décréter  l'abolition  de  la  misère,  de  décréter  la  bière  à  bon 
marché  et  le  perfectionnement  de  la  littérature  dramatique,  de  décréter 
la  vertu  et  le  bonlieur.  Les  libéraux  se  défient  beaucoup  des  décrets; 
ils  ne  croient  qu'aux  longs  efforts,  aux  réformes  lentes  et  pacifiques,  ils 
croient  surtout  à  la  liberté,  c'est  leur  métier,  et  ils  la  réclament  pour 
tout  le  monde,  pour  les  riches  comme  pour  les  pauvres,  pour  les  dévots 
comme  pour  les  incrédules.  —  «  Les  libéraux  sont  des  gens  bien  mal- 
heureux, nous  disait  dernièrement  un  libéral;  ils  sont  condamnés  dans 
ce  monde  comme  cléricaux,  et  ils  seront  damnés  dans  l'a^itre  comme 
philosophes.  »  C'est  leur  faute  à  vrai  dire;  ils  veulent  qu'on  ait  le 
droit  de  chanter  /a  Marseillaise  et  ils  veulent  aussi  qu'on  ait  le  droit 
plus  précieux  encore  de  ne  pas  la  chanter.  C'est  le  moyen  de  ne  con- 
tenter personne,  car  l'intolérance  est  le  fond  de  l'homme. 

Nous  avons  sous  les  y  ux,  avec  plusieurs  autres,  un  livre  allemand, 
intitulé  :  les  Préjugés  de  riium77iilé  (1).  Bien  qu'il  ait  été  imprimé  à 
"Vienne,  on  peut  le  considérer  comme  un  précieux   échantillon  de  ce 

(1)  Die  Voruriheile  der  àlenschheit^  Yon  Lazar  B.  Helleubacli.  Vienne,  1879. 


216  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

genre  de  philosophie  sociale  qui  depuis  quelques  années  a  la  vogue  en 
Allemagne.  L'auteur,  M.  Hellenbach,  a  entrepris  de  démontrer  que  ce 
monde  ne  vaut  pas  grand'chose,  que  la  société  fait  fausse  route,  parce 
qu'elle  prend  pour  règle  de  sa  conduite  des  opinions  erronées,  de  vains 
préjugés.  Il  démontre  aussi  qu'en  beaucoup  de  cas  la  liberté  est  le  plus 
trompeur  de  tous  les  préjugés.  Il  démontre  également  qu'il  suffirait  de 
deux  ou  trois  décrets  rendus  par  un  gouvernement  intelligent  pour  que 
tout  marchât  à  merveille.  Il  y  a  des  hommes  qui  sont  nés  pour  être 
poètes,  d'autres  pour  être  mécaniciens,  d'autres  enfin  pour  être  gouver- 
nement. «  Ah!  si  j'éiais  gouvernement  pendant  dix-huit  heures,  s'écrient- 
ils  chaque  soir  et  chaque  matin,  le  monde  serait  bien  étonné  en  se  ré- 
veillant, tant  il  aurait  de  peine  à  se  reconnaître.  » 

Nous  avons  d'autant  plus  de  plaisir  à  citer  ce  livre  que  l'auteur  n'est 
pas  seulement  un  homme  d'un  sérieux  mérite,  mais  qu'à  beaucoup  d'é- 
gards il  professe  des  opinions  fort  modérées.  Il  se  pose  en  ennemi 
résolu  de  la  révolution  sociale,  de  tous  ceux  qui  prétendent  régénérer  le 
monde  par  la  violence,  par  le  brigandage  ;  il  voudrait  qu'on  les  punît 
deux  fois,  et  pour  le  crime  qu'ils  commettent  envers  la  société  et  pour 
le  tort  qu'ils  font  à  leur  propre  cause.  Il  a  si  peu  de  goût  pour  les  doc- 
trines subversives  qu'il  célèbre  les  bienfaits  de  la  royauté,  qui  selon  lui 
ne  sont  pas  achetés  trop  cher  par  une  liste  civile  de  quelques  millions. 
Il  estime  que  la  nation  française  a  pu  avoir  des  raisons  plausibles  de 
détrôner  ses  rois,  mais  qu'elle  leur  devait  une  indemnité,  attendu  que 
le  comte  de  Chambord  a  autant  de  droits  à  son  titre  de  roi  que  le  pre- 
mier bourgeois  venu  peut  en  avoir  à  porter  le  nom  de  son  père  et  à 
posséder  soq  héritage.  En  philosophie  comme  en  poliiique,  M.  Hellen- 
bach est  juste-milieu.  Le  matérialisme  ne  lui  revient  point;  il  se  refuse 
à  admettre  «  qu'une  combinaison  de  matières  carbonées  puisse  en 
deux  ou  trois  ans  produire  une  machine  pensante,  sensible  et  con- 
sciente. »  Il  affirme  que  tout  ne  s'explique  pas  dans  ce  monde  par  des 
cellules  qui  s'accrochent  ou  se  décrochent,  et  que  la  métaphysique  aura 
toujours  sa  part  dans  les  affaires  d'ici-bas.  Avec  cela,  M.  Hellenbach  est 
un  homme  fort  instruit,  très  versé  dans  les  matières  qu'il  traite.  Il  a 
beaucoup  lu,  beaucoup  réfléchi,  et  il  sait  écrire.  La  critique  qu'il  fait 
de  certaines  doctrines  témoigne  de  la  solidité  et  de  la  justesse  de  son 
esprit;  mais  après  vingt  pages  qui  font  grand  honneur  à  sa  judiciaire, 
on  en  trouve  une  fort  étonnante,  comme  si  sa  raison  était  sujette  à  de 
subits  déraillemens.  Il  y  avait  jadis  dans  une  maison  de  santé  de  Paris 
un  pensionnaire  venu  du  département  du  Nord,  qui  passa  deux  années 
entières  sans  donner  la  moindre  marque  de  folie.  Le  médecin  de  l'éta- 
blissement le  déclara  guéri  et  décida  qu'il  fallait  le  rendre  à  sa  famille. 
A  l'instant  même  où,  l'ayant  reconduit  à  la  gare,  il  se  disposait  à  le 
mettre  en  wagon,  un  éclair  passa  dans  les  yeux  du  fou,  qui  s'écria  : 


UN   ENNEMI  DES    PREJUGES.  217 

«  Comme  ils  vont  être  heureux  à  Lille!  Ils  reverront  la  lune,  qu'ils 
n'ont  pas  vue  depuis  deux  ans,  puisque  c'est  moi  qui  l'ai  dans  ma 
manche.  »  M.  Hellenbach  n'est  point  fou  et  ne  le  sera  jamais;  mais  il 
est  doué  d'une  imagination  très  vive,  que  sa  raison  tient  en  bride,  et 
qui  tout  à  coup  s'échappe,  bondit  et  caracole.  Après  avoir  raisonné  une 
heure  durant  en  philosophe  émérite,  regardant  son  lecteur  avec  un  sou- 
rire mystérieux,  il  lui  révèle  qu'il  a  la  lune  dans"  sa  manche,  et  il  la 
lui  montre,  ce  qui  ne  nuit  point  à  l'intérêt  qu'offre  la  lecture  de  son 
livre,  011  l'agréable  se  mêle  à  l'utile. 

Son  grand  principe,  qui  peut  se  défendre,  est  qu'à  la  longue  toute 
institution,  après  avoir  été  utile  à  l'humanité,  lui  devient  nuisible  et  ne 
subsiste  plus  que  par  la  force  d'un  préjugé  funeste  ou  ridicule.  11  cite  à 
ce  propos  le  mot  célèbre  de  Méphistophélès  :  «  Tout  ce  qui  naît  mérite 
de  mouiir.  »  Méphistophélès  a  dit  aussi  :  «  Les  lois  et  les  droits  s'héri- 
tent comme  une  maladie;  la  raison  devient  absurdité,  le  bienfait  de- 
vient fléau;  ton  malheur  est  d'être  un  petit-neveu.  » 

Weh  dir  dass  du  ein  Enkel  bist! 

M.  Hellenbach  en  conclut  que  parmi  les  institutions  sociales  qui  nous 
paraissent  le  plus  sacrées  et  le  plus  nécessaires,  il  n'en  est  pas  une  qui 
ne  soit  destinée  à  périr.  Le  sauvage  se  tatoue  et  se  passe  une  arête 
de  poisson  dans  le  nez;  nous  avons  renoncé  à  nous  tatouer,  mais  nous 
avons  un  code  civil  qui  oblige  celui  qui  veut  avoir  des  enfans  légitimes 
à  se  marier.  Le  jour  viendra  oui  un  civilisé  qui  se  marie  paraîtra  aussi 
ridicule  qu'un  sauvage  qui  se  tatoue,  M.  Hellenbach  s'en  porte  garant. 
Il  confond  comme  à  plaisir  les  choses  qui  changent  et  les  choses  qui 
ne  changent  pas,  il  se  donne  l'air  d'ignorer  qu'il  y  a  dans  l'humanité 
civilisée,  au  milieu  des  vicissitudes  de  ses  destins,  des  lois  aussi  per- 
manentes que  celles  qui  président  au  cours  des  astres.  Un  enfant  intel- 
ligent, qui  avait  lu  un  résumé  de  l'histoire  universelle,  s'écriait  en  fer- 
mant le  livre  :  «  Du  commencement  à  la  fin,  c'est  toujours  la  même 
chose.  »  Dans  une  certaine  mesure  il  avait  raison.  On  n'a  pas  toujours 
porté  des  pantalons,  Périclès  et  César  s'en  passaient;  mais  dans  tous  les 
temps  l'homme  s'est  servi  de  ses  jambes  pour  marcher,  parce  qu'il 
avait  découvert  qu'elles  étaient  destinées  à  cela,  et  il  est  difficile  de 
croire  qu'un  jour  il  marchera  sur  la  tête.  Il  ne  l'est  pas  moins  d'ad- 
mettre, malgré  le  témoignage  d'un  socialiste  célèbre,  que,  quand  l'âge 
d'harmonie  régnera  sur  la  terre,  l'eau  des  rivières  se  transformera  en 
limonade.  Hélas  !  l'homme  ne  boira  jamais  d'autre  limonade  que  celle 
qu'il  aura  fabriquée  à  la  sueur  de  son  front. 

Ce  qui  nous  étonne  aussi,  c'est  que  le  même  philosophe  qui  nous 
enseigne  que  notre  civilisation  repose  sur  des  idées  fausses  puisse  se 
flatter  qu'il  suffit  d'écrire  un  livre  pour  faire  justice  d'erreurs  presque 


21S  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

aussi  vieilles  que  le  monde,  et  qui  sont  entrées  dans  notre  sang  et 
dans  notre  moelle.  C'est  pourtant  l'espérance  dont  il  se  berce.  La 
guerre,  par  exemple,  est  pour  lui  le  plus  odieux  des  préjugés.  Il  dit  à 
ce  sujet  des  choses  fort  judicieuses  et  d'autres  qui  le  sont  moins,  car 
sa  raison  voyage  toujours  accompagnée  d'une  troupe  de  cliimères.  On 
ne  peut  que  l'approuver  quand  il  réfute  un  auteur  allemand  qui  voit 
dans  la  guerre  un  précieux  moyen  de  sélection  naturelle,  ein  Haupt- 
mittel  der  natûrUchen  ZucJUioahl.  »  Il  lui  représente  fort  sagement 
qu'à  ce  compte  il  faudrait  encourager  les  guerres  d'extermination,  pr.is- 
qu'elles  auraient  l'avantage  de  faire  à  jamais  disparaître  les  races  infé- 
rieures. Il  lui  objecte  encore  qu'on  ne  démêle  pas  très  bien  quels  ser- 
vices ont  rendus  à  la  civilisation  les  invasions  triomphantes  des  Huns 
et  des  Mongols,  et  qu'au  surplus  la  victoire  ne  prouve  rien  le  plus  sou- 
vent, sinon  qu'il  y  avait  dans  l'une  des  deux  armées  une  paire  d'yeux 
qui  voyaient  plus  clair  que  ceux  du  général  ennemi. 

Mais  sur  quoi  se  fonde-t-il  pour  nous  pro  nettre  qu'avant  peu  l'huma- 
nité en  finira  avec  ces  jeux  sanglans  de  la  haine  et  du  hasard,  et  que 
tous  les  différends  seterminerontpar  un  arbitrage  pacifique?  C'est  pro- 
mettre qu'après  avoir  déraisonné  à  cœur-joie  pendant  huit,  dix  ou  cent 
mille  ans,  notre  pauvre  espèce,  persuadée  par  1  éloquence  d'un  écrivain, 
va  se  décider  tout  à  coup  à  devenir  parfaitement  raisoanab'e.  a  Voudriez- 
vous  me  dire,  demandait  en  son  temps  Rabelais,  cet  immortel  repré- 
sentant de  l'éternel  bon  sens,  comme  de  f.iit  on  peut  logicalement  inférer 
que  par  ci-devant  le  monde  eût  été  fat,  maintenant  serait  devenu  sage  ? 
Pourquoi  était-il  fat  ?  Pourquoi  serait-il  sage  ?  Pourquoi  en  ce  temps,  non 
plus  tard,  prit  fin  l'a'Uique  folie?  Pourquoi  en  ce  temps,  non  plus  tôt, 
commença  la  sagesse  présente?  »  M.  Hellenbach  nous  raconte  qu'un 
pacha  turc  lui  dit  un  jour  :  «  Le  fou  a  toujours  des  querelles  avec  le 
fou,  le  sage  rarement  avec  le  fou,  le  sage  n'en  a  jamais  avec  le  sage,  n 
Espérons  que  les  sages  s'appliqueront  à  croître  et  à  multiplier;  mais  il 
restera  toujours  assez  de  fous  pour  les  contraindre  à  dégainer.  Dans 
tous  les  siècles  il  y  aura  des  passions,  et  la  passion  aime  le  sang.  Le 
jour  où  il  n'y  aura  plus  d'ambitieux,  le  jour  où  personne  ne  convoitera 
plus  le  bien  d'autrui,  le  jour  où  les  conquérans  se  décideront  de  leur 
plein  gré  à  faire  restitution,  à  rendre  gorge,  ce  jour-là  l'épée  rentrera 
à  jamais  dans  le  fourreau  ;  mais  tant  que  cet  heureux  changement  ne 
sera  pas  accompli,  les  arbitres  désespéreront  de  concilier  les  procès. 
L'ardeur  de  leur  philanthropie  sera-t-elle  jamais  aussi  vive  que  l'ar- 
deur des  convoitises?Ouelqu'uns'étonnaitjadis  devant  Théophile  Gautier 
qu'il  suffît,  quelquefois  de  la  coalition  de  trois  boute-feux  pour  mettre 
en  péril  la  paix  publique  et  lancer  malgré  elle  l'Europe  dans  les  aven- 
tures, il  répondit  :  «  Avez-vous  jamais  vu  des  bandes  d'honnêtes  gens?» 

M.  Hellenbach  n'aime  pas  la  guerre,  on  ne  saurait  l'eu  blâmer.  Il 


UN   ENNEMI   DES   PRÉJUGÉS.  219 

aime  moins  encore  le  mariage,  qu'il  traite  de  pure  convention,  comme 
le  duel  et  la  mode,  et  d'institution  surannée  qui  se  survit.  Il  se  récrie 
avec  indignation  contre  l'odieuse  hypocrisie  de  nos  lois,  qui  prescrivent 
la  monogamie,  tandis  que  l'homme  jusqu'aujourd'hui  a  toujours  été  un 
animal  essentiellement  polygame,  pourvu  qu'il  ait  de  quoi,  la  polyga- 
mie étant  le  plus  coûteux  de  tous  les  luxes.  Tout  homme,  nous  dit-il, 
aspire  à  avoir  plusieurs  femmes;  mais,  par  un  instinct  de  propriétaire, 
il  prêche  la  monogamie  à  celle  qu'il  a  épousée,  non  aux  autres,  bien 
entendu,  pour  peu  qu'il  soit  encore  en  âge  d'avoir  des  succès.  Aussi 
l'Europe  est-elle,  selon  lui,  «  le  principal  foyer  de  la  polygamie,  de  la 
polyandrie  et  de  la  pantagamie.  »  Ne  pouvant  supprimer  la  pantagamie, 
faut-il  donc  que  l'état  la  sanctionne?  II  est  des  hypocrisies  salutaires. 
L'état  est  comme  ces  mères  de  famille  qui,  ne  sachant  comment  s'y 
prendre  pour  empêcher  leurs  fils  de  s'amuser,  trouvent  plus  sage  de 
fermer  les  yeux  et  affectent  de  tout  ignorer.  La  loi  dit  comme  Moïse  : 
Tu  ne  convoiteras  pas  la  femme  de  ton  prochain.  Elle  dit  aussi  :  Si  tu  la 
prends  et  que  ton  prochain  me  la  redemande,  je  la  lui  rendrai.  Elle  dit 
encore:  Ce  que  je  ne  sais  pas  n'existe  pas  pour  moi.  Franchement, 
nous  ne  comprenons  pas  de  quoi  s'indigne  M.  Hellenbach. 

S'il  n'aime  pas  le  mariage,  il  a  beaucoup  de  sympathie  pour  la 
femme.  A  la  vérité,  il  n'approuve  pas  le  moraliste  qui  s'est  permis 
d'avancer  que  chez  l'homme  l'amour  naît  du  désir,  que  chez  les  femmes 
le  désir  naît  de  l'amour.  M.  Hellenbach  répond  à  cela  qu'elles  savent 
mieux  cacher  leur  jeu;  mais  il  se  plaint  qu'elles  sont  sacrifiées  par  le 
législateur,  et  il  réclame  leur  émancipation.  Il  estime  que  ce  n'est  pas 
la  guerre,  que  c'est  l'amour  qui  est  un  admirable  moyen  inventé  par  la 
nature  pour  perfectionner  notre  misérable  espèce,  et  il  reproche  au  ma- 
riage de  n'avoir  rien  de  commun  avec  l'amour.  «  Parmi  les  hommes 
qui  se  marient,  nous  dit-il,  l'un  veut  se  procurer  une  ménagère,  un 
autre  une  commandite  pour  son  commerce,  le  troisième  une  mère  pour 
ses  enfans,  le  quatrième  une  femme  qui  paie  ses  dettes,  le  cinquième 
la  protection  d'un  beau-père,  un  autre  enfin  une  cuisinière.  Quant  à 
celui  qui  se  marie  par  amour,  la  seule  raison  qu'il  peut  avoir  pour  se 
résigner  à  franchir  ce  pas  périlleux  est  que  dans  la  société  actuelle  il 
ne  peut  posséder  l'objet  aimé  qu'en  Tépousant.  Mais  sa  déception  sera 
grande,  car  le  mariage  n'est  pas  une  institution  poétique,  le  mariage 
est  un  contrat,  et  partant  le  tombeau  de  l'amour.  »  M.  Hellenbach  pa- 
raît croire  que  le  seul  moyen  de  réconcilier  le  mariage  avec  la  poésie 
et  l'amour  serait  de  le  rendre  temporaire  et  renouvelable.  Mais  pour- 
quoi l'état  se  mêlerait-il  de  réconcilier  les  contrats  avec  l'amour?  Est-ce 
là  son  affaire?  Au  surplus  lamour  se  passe  à  merveille  de  contrats,  et 
les  engagemens  temporaires  répugnent  beaucoup  plus  à  sa  nature  que 
les  engagemens  éternels.  On  loue  un  appartement  pour  trois,  six  ou 


220  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

neuf  ans.  Se  représente-t-on  deux  amans  très  épris,  qui  s'engageraient  à 
s'adorer  jusqu'à  la  Saint-Michel  de  l'an  prochain?  Passé  ce  terme,  ils  ne 
répondent  plus  de  rien.  Qu'est-ce  que  l'amour  sans  l'illusion?  Un  grand 
poète  a  dit  il  y  a  longtemps  «  que  ce  que  l'homme  voit,  l'amour  le  lui 
rend  invisible,  et  que  l'invisible,  il  nous  le  fait  voir.  » 

Quel  che  l'uom  vede,  Amor  gli  fa  invisibile, 
E  l'invisibil  fa  veder  l'Amore. 


M.  Hellenbach  ne  propose  pas  dès  ce  jour  l'abolition  du  mariage;  il 
le  juge  provisoirement  nécessaire  dans  l'intérêt  des  enfans.  «  Si  l'em- 
bryon détaché  du  corps  de  sa  mère  était  capable  de  pourvoir  lui-même 
à  sa  subsistance  comme  l'embryon  d'un  poisson,  rien  ne  serait  plus  lé- 
gitime et  plus  innocent  que  de  s'abandonner  en  liberté  à  toutes  les  joies 
de  l'amour.  Tout  ce  qui  excite  le  désir  dans  l'homme,  une  belle  taille, 
un  beau  sein,  de  belles  dents,  une  opulente  chevelure,  promet  au 
monde  la  naissance  d'un  organisme  propre  au  combat  de  la  vie.  Mais  il 
faut  du  temps  pour  que  l'embryon  humain  se  suffise  à  lui-même,  et  il 
en  résulte  que  le  désir  doit  s'imposer  une  douloureuse  contrainte.  » 
Heureusement  l'état  se  chargera  un  jour  de  nourrir  tous  les  enfans,  et 
le  mariage  fera  place  à  l'amour  libre,  qui  transformera  cette  vallée  de 
larmes  en  lieu  de  délices.  Les  gouverneuiens  sont  pauvres,  ils  n'ont  que 
des  dettes,  causées  par  des  dépenses  improductives.  Le  point  est  de 
leur  assurer  une  fortune  qui  les  mette  en  état  non-seulement  d'élever 
les  enfans,  mais  de  soulager  toutes  les  misères.  Pden  n'est  plus  simple, 
sans  qu'il  soit  besoin  de  recourir  aux  moyens  brutaux  et  sommaires  de 
la  révolution  sociale.  Il  faut  que  les  gens  qui  n'ont  pas  d  enfans  soient 
mis  en  demeure  de  nourrir  les  enfans  des  autres  et  qu'ils  instituent 
l'humanité  pour  leur  héritière. 

Notre  philosophe  est  impitoyable  pour  les  collatéraux,  pour  ceux  qu'on 
appelle  en  allemand  les  héritiers  qui  rient,  die  lachcnden  Erben.  «  En 
1878,  s'écrie-t-il,  sont  morts  en  Californie  trois  millionnaires,  nommés 
O'Brien,  Hopkins  et  Reese,  qui  laissaient  chacun  huit  millions  de  dol- 
lars. Cette  année-là,  les  héritiers  qui  rient  se  sont  emparés  de  plus  de 
quarante  millions  de  dollars.  Auraient-ils  été  bien  malheureux  s'ils  n'en 
avaient  touché  que  la  moitié  et  si  le  reste  avait  servi  à  constituer  une 
rente  éternelle  affectée  à  des  institutions  humanitaires?  »  M.  Hellen- 
bach ne  refuse  pas  absolument  aux  célibataires  le  droit  de  tester;  il  ne 
réclame  que  la  moitié  ou  le  quart  de  leur  héritage,  dont  les  rentes 
seraient  administrées  par  un  ministre  de  la  bienfaisance,  qui  n'aurait 
rien  à  démêler  avec  la  politique  ni  avec  les  questions  de  cabinet;  ce 
n'est  pas  au  parlement  qu'il  rendrait  ses  comptes,  il  serait  soumis  au 
contrôle  d'une  commission  «  composée  des  hommes  les  plus  honorables 


UN    ENNEMI   DES   PRÉJUGÉS.  221 

et  le?  plus  indépendans,  sévèrement  triés  sur  le  volet.  »  Ce  ministre 
qui  aurnit  beaucoup  à  faire  et  qui  suffirait  à  tout,  ce  ministre  qui  serait 
un  philanthrope  fervent  et  un  très  habile  administrateur,  M.  Hellen- 
bach  le  connaît,  les  yeux  ardcns  de  son  imagination  l'ont  vu  ,  il  pour- 
rait nous  donner  son  signalement. 

Cependant  il  ne  se  fait  pas  d'illusions,  il  craint  que  les  gouverncmens 
ne  se  fassent  tirer  Toreille  pour  agréer  sa  proposition,  et  il  s'adresse 
en  attendant  au  bon  vouloir  des  célibataires,  il  leur  représente  que  le 
sort  de  la  société  est  dans  leurs  mains.  Il  les  adjure  d'instituer  un 
nouvel  ordre  de  Jonnnites,  de  chevaliers  de  Rhodes,  de  chevaliers  de 
Malte,  dont  chaque  membre  s'engagerait  à  laisser  une  portion  considé- 
rable de  sa  foriune  à  l'humanité  souffrante;  et  pour  les  encourager,  il 
leur  accorde  dès  à  présent  le  droit  de  porter  sur  leur  poitrine  une  croix 
bleue,  Fourier  ayant  décidé  que  le  bleu  est  la  couleur  de  l'amour,  de 
même  que  le  rouge  est  la  couleur  de  l'ambition.  Nous  ne  savons  si  son 
appel  sera  entendu.  Dieu  nous  garde  de  médire  des  célibataires  !  mais 
la  plupart  ont  refusé  de  se  marier  parce  qu'ils  tenaient  beaucoup  à 
rester  libres,  et  nous  en  connaissons  plus  d'un  que  l'avantage  de  porter 
une  croix  bleue  sur  la  poitrine  déterminerait  difficilement  à  aliéner 
sa  liberté  par  des  engagemens  d'outre-tombe.  Les  hommes  qui  aiment 
à  la  fois  le  célibat  et  les  vœux  se  font  prêtres  ou  moines.  D'autres, 
mieux  disposé?,  objecteront  que  les  particuliers  sont  plus  compétens 
que  les  gouvernemens  en  matière  de  philanthropie,  et  que  la  charité 
de  l'état  manque  d'onction.  D'autres  encore  se  défieront  peut-être  de 
ce  ministre  de  la  bienfaisance  qui  tôt  ou  tard  encaissera  leurs  legs;  ils 
demanderont  à  le  voir,  à  examiner  de  près  ses  yeux  et  surtout  ses  mains. 
M.  Hellenbach  ne  fera  pas  difficulté  de  leur  montrer  cet  oiseau  bleu; 
il  l'a  dans  sa  manche,  comme  la  lune. 

Le  monde  ira  mieux  quand  les  célibataires  feront  leur  devoir  ou  qu'on 
les  obligera  de  le  faire;  il  ira  tout  à  fait  bien  quand  la  terre  appartiendra 
à  ceux  qui  sont  le  plus  propres  à  en  tirer  un  bon  parti,  car  alors  elle 
pro  luira  tout  ce  qu'elle  peut  produire.  Quoiqu'il  estime  que  l'inviola- 
bilité de  la  propriété  est  un  vain  préjugé  aussi  bien  que  le  mariage, 
M.  Hellenbach  réprouve  le  communisme.  Il  ne  demande  point  comme 
M.  Marx  que  les  expropriateurs  soient  expropriés,  ni  comme  M.  Linel 
qu'il  n'y  ait  pas  d'autre  propriétaire  foncier  que  l'état  (1).  Il  désire  seu- 
lement que  la  terre  soit  mise  en  circulation,  afin  que  chacun  ait  son 
tour.  Il  y  avait  à  Athènes  une  loi  en  vertu  de  laquelle  un  citoyen  qui 
se  plaignait  d'être  plus  imposé  que  tel  autre  qu'il  jugeait  plus  riche 
que  lui,  avait  le  droit  de  lui  offrir  l'échange  de  leurs  fortunes.  Les  deux 
parties  présentaient  sous  la  foi  du  serment  leur  inventaire;  si  elles  ne 

H)  Der  moderne  Staat  und  die  Ziele  des  alten  Glaubens,  von  D"-  Linel,  1879. 


222  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

parvenaient  pas  à  s'entendre,  le  tribunal  décidait.  Cela  s'appelait  l'an- 
tidosis,  et  M.  Hellenbach  s'en  est  souvenu. 

Le  propriétaire  A,  soiî  indolence,  soit  maladresse,  cultive  mal  son 
champ.  B,  qui  n'en  a  point  et  qui  désire  en  avoir  un,  se  persuade  que, 
s'il  possédait  celui  de  A,  il  lui  ferait  produire  davantage,  et  il  s'engage  à 
payer  à  l'état  un  impôt  plus  fort.  11  demande  à  A  combien  il  estime  son 
champ,  et  il  double  l'estimation.  M.  Hellenbach  propose  que  dans  ce 
cas  A  soit  exproprié  au  profit  de  B.  La  terre  sera  ainsi  possédée  par  le 
plus  méritant,  et  le  fisc  comme  la  société  tout  entière  s'en  trouveront 
bien.  M.  Hellei  bach  est  plus  sincère  dans  sa  philanthropie  que  tel 
démocrate  socialiste;  mais  les  socialistes  ont  un  système,  la  charité  de 
M.  Hellenbach  est  sans  méthode.  Les  mesures  qu'il  propose  se  contra- 
rient. Sa  loi  sur  l'héritage  des  célibataires  était  destinée  à  venir  en  aide 
aux  petits  et  aux  souffrans;  sa  loi  d'expropriation  ne  sera  favorable 
qu'aux  forts  et  aux  habiles.  Quelques  tempéramens  qu'il  apporte  dans 
l'application,  il  y  a  dix  à  parier  contre  un  que  B  sera  un  spéculateur 
heureux,  que  A  sera  un  pauvre  diable  lésé  dans  ses  droits  les  plus 
chers,  à  qui  on  ôtera  difficilement  de  l'esprit  que  ce  monde  tel  que  Dieu 
ou  les  cellules  Font  lait  vaut  encore  mieux  que  celui  que  fabriquent  les 
utopistes.  11  maudira  les  docteurs  qui  mettent  la  propriété  en  circulation 
et  se  vengera  d'eux  en  se  faisant  socialiste.  La  terre  rapportera-t-elle 
davantage?  Nous  en  doutons.  On  ne  la  cultive  bien  que  lorsque  l'on 
est  sûr  de  la  posséder  toujours.  M.  Hellenbach,  qui  parle  de  l'amour 
en  connaisseur,  presque  en  gourmet,  ne  compte  pas  assez  avec  celui 
qu'on  a  pour  son  jardin.  Qui  n'adore  son  jardin?  On  y  enfouit  son  âme 
avec  ses  sueurs,  on  y  découvre  mille  beautés  qui  n'y  sont  pas;  Yinvisibil 
fa  vecler  l'Amore. 

Nous  ne  savons  si  les  mesures  que  recommande  ce  grand  ennemi 
des  préjugés  ont  quelque  chance  d'être  agréées  en  Autriche  ou  eu  Alle- 
magne; mais  nous  savons  que  le  gouvernement  qui  hasarderait  de  les 
proposer  en  France  aurait  de  courtes  destinées.  L'autre  jour,  au  ban- 
quet de  la  préfecture  de  l'Aisne,  M.  le  président  du  conseil  parlait  en 
excellens  termes  de  «  cette  population  sage  et  laborieuse  qui,  laissant 
gronder  au-dessus  d'elle  les  petites  tempêtes  de  la  vie  parlementaire, 
travaille,  produit,  épargne  en  paix,  sachant  qu'elle  peut  avoir  confiance 
dans  le  gouvernement  qu'elle  s'est  donné.  »  Cette  population  a  été 
enfantée  par  la  révolution  française,  qui  en  créant  la  petite  propriété 
a  fait  de  ce  pays  la  société  la  plus  conservatrice  d'elle-même  qu'il  y 
ait  en  Europe;  ce  n'est  pas  le  moindre  de  ses  bienfaits.  Jamais  cette 
population  sage  et  laborieuse  n'admettra  que  B  soit  autorisé  à  prendre 
le  champ  de  A,  et  les  utopies  ne  sont  p.'is  son  fait.  M.  Hellenbach  est 
tour  à  tour  trop  sceptique  et  trop  crédule.  Il  méprise  les  préjugés  des 
autres,  il  a  le  sien,  qui  est  de  croire  à  la  vertu  des  panacées  sociales. 


UN   ENNEMI   DES    PREJUGES.  223 

Ceux  qui  se  mêlent  de  refaire  le  monde  devraient  y  regarder  de  près  et 
se  dire  que  «  de  toutes  les  choses  les  plus  sûres,  la  plus  sûre  est  de 
douter.  » 

De  las  cosas  mas  seguras 
La  mas  segura  es  dudar. 

Si  M.  Hellenbach  a  du  goût  pour  l'utopie,  on  aurait  tort  d'en  con- 
clure qu'il  ail  l'humeur  opiimiste;  il  s'en  faut.  Il  prédit  à  notre  glo- 
bule terrnqué  le  plus  fâcheux  avenir.  Par  le  refroidissement  graduel 
du  soleil,  les  zones  habitables  se  réduiront  de  pus  eti  plus;  nous  au- 
rons le  sort  de  la  planète  Mars,  dont  les  glaces  polaires  sont  beaucoup 
plus  envahissantes  que  les  nôtres.  Nous  finirons  tnênie  par  devenir  un 
astéroïde,  une  lune  stérile,  désolée,  très  peu  logeable.  Si  l'avenir  ne 
nous  promet  rien  de  bon,  le  présent  n'est  pas  gai,  la  vie  est  un  mal. 
L'ennemi  des  préjugés  s'en  excuse  en  alléguant  qu'il  ne  faut  pas  s'en 
prendre  à  lui,  que  ce  n'est  pas  lui  qui  a  créé  l'univers  et  que  pour  sa 
part  il  n'y  est  entré  qu'à  son  corps  défendant.  Il  regrette  amèrement 
qu'on  ne  lui  ait  pas  f.iit  respirer  du  chloroforme  dans  son  berceau;  il 
ne  peut  se  réconcili  r  avec  son  existence  que  parce  qu'il  la  regarde 
comme  un  anneau  nécessaire  dans  la  grande  chaîne  des  causes  et  des 
effets.  Il  a  le  bonheur  de  croire  à  l'immortalité  de  l'âme;  mais  il  estime 
que  la  métaphysique  ainsi  que  l'histoire  naturelle  ne  nous  guérit  point 
de  nos  chagrins.  Comme  le  remarque  George  Eliot  dans  son  dernier 
livre,  celui  qui  cherche  dans  l'étude  de  l'univers  une  raison  de  se  con- 
soler de  ses  malheurs  particuliers  ressemble  à  un  homme  qui  lit  un 
livre  dans  la  seule  pensée  d'y  trouver  son  nom  quelque  part.  Hélas!  il 
n'est  pas  question  de  nous  dans  le  grand  livre  de  réteinelle  nature; 
nous  pouvons  le  lire  d'un  bout  à  l'autre  sans  y  découvrir  notre  nom  et 
notre  éloge,  soit  dans  le  texte,  soit  dans  la  marge. 

M.  Hellenbach  en  infère  que  le  suicide  a  du  bon,  et  il  n'y  a  rien  à 
lui  répondre;  mais  il  insinue  que  l'état  devrait  prêter  son  assistance 
aux  gens  qui  veulent  se  pendre.  «Tout  homme  qui  se  délivre  de  la  vie 
facilite  par  sa  mort  l'existence  des  survivans,  soit  qu'il  ait  quelque  for- 
tune à  leur  laisser,  soit  qu'il  les  débarrasse  d'une  concurrence  nuisible. 
En  tout  cas,  il  leur  fait  de  la  place  et  rend  disponible  la  part  d'alimens 
qui  lui  était  nécessaire.  Quand  le  nombre  des  suicides  serait  décuplé, 
il  n'équivaudrait  jamais  à  la  dixième  partie  des  décès  causés  par  la 
guerre,  la  faim  et  la  n)isère.  Dépouiller  la  mort  volontaire  de  ses  ter- 
reurs est  au  pouvoir  de  la  société;  si  elle  ne  le  fait  pas,  c'est  un  fruit 
du  préjugé.  »  M.  Hellenbach  insinue  également  que,  si  les  gouverne- 
mens  étaient  bien  ins|)irés,  ils  aideraient  les  malades  désespérés  à  sortir 
de  ce  monde  et  les  mères  de  famille  à  n'y  pas  faire  entrer  un  enfant 
conçu  sous  une  méchante  étoile.  «  Dans  l'état  présent  des  choses,  nous 


22Zl  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

ne  pouvons  mieux  faire  que  de  chercher  un  bon  moyen  préventif.  Si 
nous  ne  le  trouvons  pas  ou  aussi  longtemps  que  nous  ne  l'aurons  pas 
trouvé,  il  faut  dans  les  cas  urgens  recourir  au  moyen  répressif  de  l'a- 
néantissement du  germe  à  une  période  quelconque  de  son  développe- 
ment, en  choisissant  la  méthode  la  plus  douce  et  la  plus  humaine.  S'il 
est  vrai,  ce  qui  me  paraît  douteux,  que  la  cause  du  paupérisme  soit 
l'excès  de  population  du  globe,  c'est  un  préjugé  d'y  parer  par  cette 
lente  et  cruelle  consomption  qui  est  l'inévitable  résultat  de  la  misère 
plutôt  que  par  des  préservatifs  anodins.  »  C'est  ainsi  qu'à  force  de 
mêler  l'état  à  toute  chose,  on  finit  parle  charger  de  vilaines  besognes. 
Les  législateurs  d'autrefois  étaient  durs  et  même  brutaux;  si  on  laissait 
faire  certains  rêveurs  qui  se  flattent  de  tout  perfectionner,  on  en  vien- 
drait bientôt  à  regretter  le  passé.  Une  femme  d'esprit  affirmait  qu'en 
fait  de  gouvernement  elle  avait  toujours  préféré  les  sangliers  aux 
pourceaux. 

Comme  M.  Hellenbach,  les  libéraux  combattent  u  ces  opinions  erro- 
nées qui  surchargent  d'un  nouveau  poids  les  malheurs  innombrables 
de  la  vie  humaine  ;  »  mais  ils  doutent  que  le  plus  sûr  moyen  d'amélio- 
rer son  champ  soit  d'arracher  tout,  l'ivraie  et  les  épis  mûrissans.  Les 
utopistes  qui  pullulent  en  Allemagne  ont  souvent  moins  de  talent  et 
moins  d'esprit  que  M.  Hellenbach.  Cela  n'empêche  pas  que  chacun  d'eux 
n'ait  inventé  sa  recette,  qu'ils  ne  croient  tous  à  la  vertu  de  leur  élixir 
et  qu'ils  ne  prennent  un  plaisir  extrême  à  le  débiter.  La  plus  douce  des 
ivresses  est  l'ivresse  de  l'absurde,  c'est  aussi  la  plus  dangereuse.  Ces  rai- 
sonneurs subtils  se  plaignent  que  l'Allemagne  soit  une  monarchie  mili- 
taire; c'e?t  un  peu  leur  faute,  et  ils  feraient  bien  de  méditer  certains 
épisodes  de  l'histoire  de  France.  Il  y  avait  dans  l'assemblée  que  le  2  dé- 
cembre a  dissoute  des  utopistes  de  très  bonne  foi,  qui  ne  se  doutaient  pas 
de  l'irritation  croissante  que  causaient  à  beaucoup  de  gens  leurs  éter- 
nelles revendications  sociales.  Un  homme  clairvoyant  disait  d'eux  :  «  Le 
jour  oi^i  on  les  balaiera,  ils  n'y  comprendront  rien,  et  ils  demanderont 
des  explications  au  caporal.  »  Il  est  fâcheux  d'en  être  réduit  à  demander 
des  explications  au  caporal.  Le  caporal  n'aime  pas  à  s'expliquer,  il  ne 
connaît  que  sa  consigne  ;  mais  si  d'aventure  il  se  décidait  à  parler,  il 
répondrait  peut-être  que  dans  les  pays  où  l'on  remet  tout  en  question, 
dans  les  pays  où  l'on  ne  s'accorde  sur  aucun  principe  commun  et  qui 
sont  en  proie  à  l'anarchie  des  esprits  et  des  volontés,  un  homme  se 
charge  tôt  ou  tard  de  vouloir  pour  tout  le  monde.  Il  ajouterait  que  cet 
homme  qui  sait  vouloir  est  le  plus  souvent  un  sabre,  quelquefois  aussi 
un  grand  chancelier,  et  que  cela  revient  au  même. 

G.  Valbert. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  août  1819. 


Il  faut  bien  convenir  que,  si  les  sessions  parlementaires,  surtout  les 
sessions  qui  se  prolongent,  ont  leurs  abus  et  leurs  dangers  par  les 
excitations  qu'elles  entretiennent,  le  désœuvrement  des  vacunces  poli- 
tiques n'e>t  pas  non  plus  sans  inconvéniens.  Il  a  toute  sorte  d'effets 
bizarres  sur  certaines  imaginations,  ce  désœuvrenn^nt  à  la  fois  désiré 
et  importun.  Il  ne  tarde  pas  à  produire  ses  fruits  de  polémiques  vaines, 
de  fables  ridicules,  d'iuci  iens  aussi  puérils  qu'éphémères.  A  défaut  des 
affaires  sérieuses,  on  s'évertue,  ne  fût-ce  que  pour  réveiller  Tattentiou 
endormie,  à  exagérer  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  insignitiant  et  à  supposer 
souvent  ce  qui  n'existe  p  is,  ce  qui  n'a  jamais  existé. 

Il  y  a  sans  doute  les  conseils  généraux  qui  viennent  d'être  réunis 
pendant  quelques  jours,  dont  la  session  est  à  peine  close,  et,  à  dire 
vrai,  si  on  le  voulait,  ces  assemblées  locales  pourraient  offrir  une  digne 
et  uiile  manière  d'occuper  l'opinion.  Il  faudrait  les  prendre  pour  ce 
qu'elles  sont,  sans  exagérer  et  sans  diniiimer  leur  rôle,  sans  dépasser 
10  .tes  les  limites  et  sans  affecter  une  réserve  méticuleiise.  On  n'aurait 
certes  pas  besoin  de  continuer  dans  ces  modestes  conseils  des  luttes 
passionnées  de  tribune,  qui  seraient  d'ailleurs  dénuées  de  sanction  et 
que  la  loi  interdit.  Il  resterait  encore  assez  de  questions  à  examiner, 
assez  d'intérêts  publics  à  défendre,  assez  de  discussions  utiles  et  prati- 
ques à  engager  sur  l'économie  administrative,  sur  les  réformes  désira- 
bles, sur  l'enseignement,  sur  ce  régime  commercial  qui  attend  toujours 
d'être  réglé,  d'où  dépend  l'essor  du  travail  et  de  la  fortune  nationale. 
Pourquoi  des  hommes  de  tai.  et  d'instruction  ne  s'elforceraient-ils 
pas  de  relever  l'importance  de  ces  assemblées  en  les  entretenant  sans 
prétention,  sans  déclamations  vulgaires,  de  tout  ce  qui  émeut, intéresse 
ou  préoccupe  le  pays?  Ils  ne  violenteraient  pas  la  loi,  ils  la  féconde- 
raient par  un  usage  impartial  et  instructif  pour  tout  le  monde  ;  ils 
feraient  de  ces  assemblées  locales  un  ressort  plus  actif  de  la  vie  natio- 
lOME  XXXV.  —  1879.  Id 


226  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nale.  Il  y  a  bien  parfois  quelque  chose  de  semblable,  si  ce  n'est  dans 
l'intérieur  des  conseils,  du  moins  à  côié,  à  la  suite  des  sessions,  dans 
quelque  banquet  de  circonstance,  et  c'est  ainsi  que  récemuient  le  chef 
du  cabinet,  dans  son  déparie nent  deTAisne,  a  saisi  l'occasion  de  définir 
avec  mesure,  avec  une  raison  confiante,  la  politique  du  gouvernement. 
M.  Waddington  a  parlé  comme  parlent  les  Anglais  dans  ces  libres  réu- 
nions d'automne;  mais  c'est  une  exception.  Trop  souvent  les  conseils 
généraux  tombent  dans  l'insignifiance  ou  dans  les  manifestations  de 
Tordre  baroque,  —  et  puisque  les  conseils  ne  suflisent  pas  à  iniéresser 
l'opinion,  puisque  la  tribune  du  parlement  est  muette,  puisque  les  mi- 
nistres se  promènent  en  attendant  que  M.  le  président  de  la  république 
lui-même  aille  se  reposer  dans  sa  Franche-Comté,  il  faut  bien  s'occuper. 
Puisqu'on  n'a  pas  les  réalités  de  la  politique,  il  faut  bien  en  poursuivre 
les  ombres  et  jouer  avec  les  fictions!  11  faut  passer  le  temps,  — et  alors 
on  fait  voyager  M.  le  comte  de  Ciiambord  ou  l'on  fait  parler  le  prince 
Napoléon,  qui  a  perdu  la  parole  depuis  la  mort  du  prince  impérial.  On 
réveille  tant  bien  que  mal,  péniblement,  la  question  Blanqui  à  propos 
de  l'élection  qui  a  lieu  en  ce  moment  à  Bordeaux,  ou  bien  l'on  bataille 
trois  jours  durant  autour  de  quelque  médiocre  tapage  de  vagabonds 
demandant  aux  musiques  de  \guy  jouev  la  Êkirseillaîse.  On  fait  la  guerre 
aux  noms  des  rues  ou  au  cléricalisme,  et  M.  Paul  Bert,  se  mettant  de 
la  partie,  voubint  sans  doute,  lui  aussi,  émoustiller  le  public  des  va- 
cances, envoie  de  sa  villégiature  de  Bourgogne  quelque  toast  qu'il  croit 
peut-êlre  spirituel  et  qui  n'est  qu'une  assez  lourde  excentricité  de  pé- 
dant en  gaîté.  C'est  assez  pour  la  saison  ! 

Oui  vraiment,  on  peut  en  croire  les  nouvellistes,  un  jour  de  la  se- 
maine dtrnière,  M.  le  comte  de  Chambord  a  été  à  Paris,  tout  au  moins 
aux  environs  de  Paris.  Il  était  dans  un  châleau  mystérieux,  il  a  passé 
la  revue  de  son  armée,  il  lui  a  parlé,  puis  il  a  disparu  !  Il  e:-t  vrai  que 
le  même  jour  le  télégraphe  signalait  sa  présence  à  Vienne  et  le  mon- 
trait rendant  visite  à  l'empereur  François-Joseph,  tandis  que  d'autres 
le  représentaient  partant  pour  la  Suisse  ou  pour  l'Angleterre.  N'im- 
porte, xM.  le  comte  de  Chambord  était  à  Paris!  Il  s'occupe  de  rallier  ses 
amis,  de  leur  tracer  une  ligne  de  conduite  appropriée  aux  circon- 
stances, de  renouveler  les  instructions  qui  doivent  les  guider  dans  la 
prochaine  campagne. —  Qu'est-ce  à  dire?  s'écrient  alors  les  fidèles,  ceux 
qui  ont  le  mot  des  cours.  M.  le  comte  de  Chambord  n'a  pas  besoin  de 
renouveler  ses  instructions;  ses  amis  savent  qu'il  est  toujours  prêt  à 
sauver  la  France  :  sa  politique  est  assez  connue!  Et  c'est  vrai,  les  idées 
du  petil-fils  de  Charles  X  n'ont  rien  d'inconnu.  M  le  comte  de  Cham- 
bord n'a  pas  besoin  de  pro  unlguer  une  fuis  de  plus  sa  politique;  il  l'a 
expliquée  bien  souvent  déjà,  il  Texpliquaii  l'autre  jour  encore  dans 
une  lettre  où  il  Sr  montra  bien  \'\  qu'il  tst,  inspirant  le  respect  par  une 
incomparable  candeur  de  prince  illuminé,  se  créant  une  Fiance  idéale 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  227 

qui  n'a  jamais  existé,  laissant  seulement  percer  quelque  amertume  à 
l'égard  de  ceux  qui  lui  ont  reproché  de  s'être  dérobé  à  un  rèi^ne  pos- 
sible en  1873.  L'honnête  prince,  l'exilé  d'un  demi-siècle,  n'a  point 
entendu  abdiquer  ni  en  1873  ni  depuis,  soit;  personne  n'abdique  aujour- 
d'hui! Don  Carlos,  à  qui  on  fait  aussi  son  rôle  dans  cette  comédie  des 
bruits  de  1;»  saison,  n'entend  pas  abdiquer,  lui  non  plus.  11  a  la  satisfac- 
tion, et  il  ne  s'en  cache  pas,  d'être  reconnu  roi  légitime  de  l'Espagne 
par  son  oncle  M.  le  comte  de  Chambord,  et  M.  le  comte  de  Chambord, 
à  son  tour,  est  sans  doute  reconnu  roi  légitime  de  France  par  son  neveu 
don  Carlos.  Voilà  qui  est  entendu,  on  nous  le  dit;  c'est  l'histoire  cou- 
rante qu'on  nous  fait. 

Un  auire  jour,  ce  n'est  plus  de  M.  le  comte  de  Chambord  et  de  ses 
voyages  à  Paris  et  de  ses  droits  reconnus  par  don  Carlos,  et  de  ses  pro- 
jets qu'il  s'agit,  c'est  le  prince  Napoléon  qui  entre  en  scène  et  apparaît 
comme  un  sphinx  vivant.  Le  prince  Napoléon  est-il  définitivement, 
depuis  la  mort  du  fils  de  Napoléon  III,  le  chef  reconnu  de  la  dynastie, 
l'héritier  présomptif  de  l'empire?  aura-t-il  l'avantage  d'être  accepté 
par  M.  Paul  de  Cassagnac,  ou  bien  y  aura-t-il  scission  dans  le  parti  bo- 
napartiste? le  prince  Napo'éon  se  décidera-t-il  à  déclarer  la  guerre  à 
la  république,  à  faire  tout  haut  une  petite  pénitence  de  ses  vieux  péchés 
de  libre  penseur,  de  ses  instincts  révolutionnaires?  On  attend  son  mani- 
feste, on  l'attendra  sans  doute  longtemps,  —  le  prince  ne  dit  rien.  Qu'à 
cela  ne  tienne  :  on  le  fera  parler,  on  lui  attribuera  des  discours,  des 
programmes  de  César  en  expectative,  des  théories  sociales  ou  politi- 
ques; on  le  représentera  engageant  la  conversation  avec  un  inierlocu- 
teur  de  fantaisie.  C'est  peut-être  une  manière  de  l'obliger  à  un  aveu  ou 
à  un  démenti.  Pas  du  tout,  le  prince  Napoléon  ne  se  laissera  pas  tenter; 
il  reste  plus  que  jamais  muet,  laissant  se  débattre  ceux  qui  démen- 
tent et  ceux  qui  confirment  tout  ce  qu'on  lui  attribue.  C'est  une  scène 
de  plus  de  la  comédie  des  piétendans.  Tout  cela,  il  faut  l'avouer,  est 
assez  bizarre,  digne  d'une  heure  de  désœuvrement,  et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  curieux,  c'est  que  tout  cela  se  passe  au  sein  d'institutions  établies, 
en  présence  d'un  gouvernement  fondé,  devant  un  pays  qui,  n'ayant  point 
à  choisir  entre  tant  de  combinaisons  étonnantes  ne  demanderait  qu'à 
vivre  en  paix,  à  être  surtout  uioins  saturé  de  commérages  inutiles. 

Et  toutefois,  qu'on  le  croie  bien,  le  danger  pour  des  institutions  comme 
celles  qui  existent  aujourd'hui,  pour  un  régime  livré  aux  mobilités  de 
l'opinion,  fondé  sur  un  consn.ntement  incessant,  n'est  pas  dans  cette 
fronde  d'anciens  partis,  dans  ce  bruit  de  compétitions  pour  le  moment 
assez  peu  menaçantes;  le  danger,  il  est  bien  plutôt  à  l'extrémité 
oppo.^ée,  dans  l'eSt^it  de  certains  républicains,  dans  ces  peiiies  agita- 
tions et  ces  excentricités  d'un  autre  genre  qui  profitent  aussi  de  la 
saison,  qui  ne  sont  pas  moins  factices  que  les  autres  et  qui  sont  moins 
inoffeusives  parce   qu'elles  sont  le  signe  des  instincts,  des  tendances 


228  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'un  parti  doat  il  est  aussi  diflicile  de  décliner  que  d'accepter  l'appui. 
Le  danger  pour  la  république  est  dans  les  turbulences,  les  manifesta- 
tions, les  prétentions  de  ceux  qui,  sous  prétexte  de  la  défendre  ou  de 
la  servir  par  privilège,  la  représentent  comme  un  régime  inévitable- 
ment condamné  à  périr  par  les  violences,  parles  troubles,  par  les  pué- 
rilités tyranniques.  On  se  demande  parfois  à  quoi  tient  cette  vague 
inquiétude,  cette  indéfinissable  défiance  de  l'avenir  qu'il  est  facile  de 
remarquer.  La  raison  intime  c'est  qu'on  ne  distingue  pas  toujours  entre 
la  vraie  direction  de  la  république  régulière  et  ces  excentricités.  Le 
gouvernement,  lui,  n'ignore  pas  la  différence;  il  sait  le  danger  de  pro- 
mener pariotit  laÊJarseUlaisc  comme  un  chant  de  trouble,  d'alarmer  les 
intérêts  conservateurs,  et  la  politique  exposée  l'autre  jour  à  Laon  par 
M.  le  président  du  conseil  s'inspirait  évidemment  de  cette  pensée.  La  vraie 
mission  d'un  gouvernement  sérieux  est  de  dégager  incessamment  cette 
politique  de  libéralisme  modéré,  de  l'imposer  aux  résistances  et  aux 
impatiences  des  partis  contraires. 

11  y  a  deux  grands  fléaux  dans  l'administration,  dans  la  politique 
comme  dans  la  science  et  dans  les  lettres  elles-mêmes;  ces  deux  fléaux 
sont  l'esprit  de  routine  et  l'esprit  de  secte,  qui  se  ressemblent  peut-être 
plus  qu'on  ne  le  croit.  L'esprit  de  routine  appauvrit  tout  et  laisse  la  sié- 
rilité  après  lui.  L'esprit  de  secte  altère  tout,  dénature  tout  et  finit  par 
tout  gâier,  même  le  talent  qui  ne  sait  pas  se  défendre  de  ses  obsessions. 
Il  y  a  des  intelligences  certainement  bien  douées,  qui  ne  sont  ni  sans 
force  ni  sans  éclat  et  qui  perdent  ce  qu'elles  ont  de  meilleur  à  ce  jeu 
meurtrier  des  sophismesde  secte  ou  de  parti;  elles  se  créent  une  sorte 
d'originalité  inutilement  ou  dangereusement  excentrique,  et  rien  de 
plus.  M.  Louis  Blanc  n'est  point  sans  doute  une  intelligence  vulgaire; 
il  est  simplement  une  des  plus  brillantes  victimes  de  cet  esprit  qui  l'a 
enchaîné  toute  sa  vie  et  l'enchaîne  trop  souvent  encore  à  cet  apostolat 
des  faux  systèmes  dont  M.  Victor  Hugo  lui  faisait  libéralement  honneur 
l'autre  jour  dans  un  banquet.  Le  socialisme,  dont  il  s'est  fait  l'apôtre, 
dont  il  s'est  inspiré  dans  ses  histoires  comme  dans  ses  théories  écono- 
miques, n'a  guère  été  favorable  à  son  talent  naturellement  porté  à  la 
déclamation.  M.  Louis  Blanc  n'est  qu'un  économiste  stérilement  agita- 
teur, prenant  ses  chimères  réformatrices  pour  des  illuminations  pro- 
phétiques, un  historien  aussi  passionné  que  confus,  égaré  dans  ses  sys- 
tèmes rétrospeciifs,  dans  ses  réhabilitations  révolutionnaires.  C'est  un 
utOjjiste  emphatique,  en  proie  à  ses  visions,  —  et  par  un  phénomène 
caractéristique  il  ne  se  retrouve  avec  ses  qualités  d'écrivain  que  là  où  il 
oublie  un  peu  son  rôle  d'apôtre  soc^ialiste,  dans  ces  lettres  qu'il  écri- 
vait autrefois,  qu'il  remet  au  jour  maintenant  sous  le  titre  de  Dix  ans 
de  iliisluire  é!AngleUrre. 

Ces  lettres  (]ui  dateni  déji  de  près  de  vingt  ans  ne  sont  point  en  effet 
Sans  intérêt.  l']lles  ont  de  l'animation,  de  l'originalité  et  souvent  de  la 


REVUE.    —    CIFRONIOIJE»  229 

force;  elles  ont  été  écrites  par  un  esprit  sérieusement  observateur,  et  en 
vérité  M.  Louis  Blanc  aurait  été  injuste  d'oublier  ces  pages  dans  l'inven- 
taire de  ses  œuvres  :  il  leur  doit  au  contraire  une  reconnaissance  tonte 
particulière,  (i'est  par  ces  lettres,  adressées  deLondres  à  un  journal  de 
Paris  pendant  l'empire,  que  M.  Louis  Blanc  retrouvait  en  quelque  sorte 
une  notoriété  de  talent  passablement  obscurcie  alors,  il  faut  l'avouer,  par 
la  révolution  de  18Zi8;  c'est  par  ces  lettres  de  tous  les  jours  que  l'exilé 
regagnait  en  France  un  succès  qu'il  n'eût  sans  doute  pas  conquis  par 
ses  hisioires.  Et  à  quoi  tenait  surtout  ce  succès,  qui  relevait  un  nom  dé- 
popularisé jusque  dans  le  monde  socialiste? Précisément  à  la  qualité  de 
l'écrivain,  à  ce  fait(jne  le  démagogue  semblait  s'effacer,  qu'il  ne  restait 
plus  dans  ces  pages  courantes  et  faciles  que  l'observateur  instruit  et 
pénétrant.  M.  Louis  Blanc  ne  se  donnait  pas  le  ridicule  de  reconnaître 
l'bospitalité  britannique  en  écrivant,  comme  le  faisait  M.  Ledru-Rollin, 
des  déclamations  creuses  et  surannées  sur  la  Décadence  de  l'' Angleterre; 
il  étudiait  ce  grand  pays  avec  une  intelligence  sérieuse  et  sufTisamment 
impartiale.  Ce  n'est  pas  qu'il  eût  abdiqué  ses  idées;  il  les  laissait  assez 
souvent  percer,  et  au  besoin  il  aurait  trouvé  dans  ses  systèmes  de  quoi 
remédier  à  tous  les  maux,  à  toutes  les  anomalies  de  la  civilisation  bri- 
tannique dont  il  faisait  parfois  la  vigoureuse  analyse;  mais,  placé  au 
sein  de  cette  puissante  vie  anglaise,  il  se  sentait  ramené  invinciblement 
vers  la  réalité.  Il  n'avait  pas  trop  le  temps  de  divaguer,  il  était  obligé 
d'aller,  comme  il  le  dit  lui-même,  «  d'un  débat  de  la  chambre  des  com- 
munes à  une  fête  du  lord  maire,  de  l'exposé  d'un  imbroglio  diploma- 
tique à  une  description  des  courses  d'Epsom,..  d'un  tableau  de  mœurs 
à  un  portrait  politique...  »  Il  parlait  avec  sympathie  ou  avec  respect 
de  la  reine,  du  prince  Albert;  il  écrivait  ces  pages  libres  et  vives  sur 
«  Palmerston  gouverneur  des  cinq  ports,  »  sur  le  «  Chrislmas.  »  On 
avait  un  peu  perdu  de  vue  l'auteur  de  V Organisation  du  travail  ou 
du  moins  on  croyait  toujours  voir  en  lui  le  sectaire  du  Luxembourg, 
l'insurgé  du  15  mai  18^8,  et  on  retrouvait  un  écrivain  animé,  souvent 
ingénieux.  C'était  assez  pour  le  succès  de  cette  correspondance,  qui 
reparaît  aujourd'hui,  qui  ramène  à  des  années  déjà  lointaines. 

Depuis,  M.  Louis  Blanc  est  redevenu  ce  qu'il  était  dans  sa  jeunesse, 
avant  ses  années  d'exil  à  Londres,  un  politique  de  secte  et  de  parti.  Il 
fait  des  discours  pour  l'amnistie  universelle,  il  fête  dans  les  banquets 
de  la  démocratie  révolutionnaire  l'anniversaire  du  10  août  comme  un 
anniversaire  national.  Il  va  prochainement,  dit-on,  porter  l'évangile 
socialise  en  province,  dans  ces  contrées  du  Rhône,  qui  n'auraient  pas 
précisément  besoin  d'être  échauffées;  il  fera  de  nouveaux  discours,  de 
nouvelles  conférences  au  bruit  de  la  Marseillaise  chantée  par  les  Mar- 
seillais! Mieux  vaudrait  peut-être  pour  lui  écrire  encore  des  lettres 
comme  celles  qu'il  écrivait  autrefois  de  Londres  et  qui  avaient  un  mo- 
ment fait  oublier  un  passé  de  médiocre  agitateur. 


230  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

Cette  nation  anglaise,  que  M.  Louis  Blanc  décrivait  il  y  a  vingt  ans 
dans  ses  mœurs,  dans  son  énergique  essor,  elle  a  l'avantage  et  l'origi- 
nalité, si  Ton  veut,  de  peu  changer,  de  rester  toujours  maîtresse  de  ses 
destinées,  de  compter  des  réformes  et  point  de  révolutions.  Ceux  qui 
ont  à  raconter  notre  histoire  depuis  près  d'un  siècle  ont  la  chance 
ingrate  de  rencontrer  plus  de  révolutions  que  de  réformes.  Gomment 
la  monarchie  constiLutiounelle,  si  vivace  et  si  puissante  en  Angleterre, 
a-t-elle  si  peu  réussi  jusqu'à  présent  en  France?  par  quelle  fatalité 
surtout  a-t-elle  échoué  dans  les  conditions  oi!i  elle  s'était  établie  après 
1830?  C'est  une  question  qui  a  été  bien  souvent  agitée,  qui  le  sera  plus 
d'une  fois  encore,  et  que  M.  Louis  Blanc  ne  pense  point  apparemment 
avoir  résolue  dans  une  boutade,  en  disant  que  «  le  règne  de  Louis- 
Philippe  n'a  été  qu'un  effort  de  dix-huit,  ans  pour  arriver  au  gouverne- 
ment personnel,  » —effort  qui  a  délinilivement  échoué!  C'est  une  période 
qui  a  mal  (ini,  sans  doute,  comme  toutes  les  autres,  comme  la  restau- 
ration, comme  la  république  elle-même,  comme  l'empire.  Elle  n'en  a  pas 
moins  donné  dix-huit  années  de  paix,  d'ordre  libéral,  de  pi-ogrès  régu- 
lier à  la  France.  Elle  a  été  l'essai  le  plus  sérieux  et  le  plus  sincère  des 
institutions  libres  avec  la  garantie  de  l'hérédité  du  pouvoir  souverain, 
et  c'est  ce  qui  fait  l'intérêt  du  récit  substantiel  et  animé  qu'un  jeune 
écrivain,  M.  Victor  du  Bled,  vient  d'achever  sous  le  titre  d'Hisioirè  de 
la  Monarchie  de  juillet,  de  1830  à  iS-iS,  C'est  l'œuvre  complète  de  ces 
dix-huit  ans  que  le  jeune  historien  reproduit  avec  un  sentiment  simple 
et  juste.  Luttes  des  partis,  débats  parlementaires,  discussions  reli- 
gieuses, négociations  diplomatiques,  il  rassemble  et  coordonne  tous  ces 
élémens  de  rhistoire.  Il  fait  revivre  ce  règde  destiné  à  périr  dans  une 
échauffourée  d'hiver. 

Eh!  sans  doute,  elle  a  échoué,  cette  monarchie;  mais  cette  chute, 
que  M.  Victor  du  Bled  raconte  avec  tristesse,  dont  M.  Louis  Blanc  peut 
triompher  eu  homme  du  gouvernement  provisoire,  cette  chute  soulève- 
rait une  double  question.  A  la  veille  du  24  février  1848,  quel  est  le 
progrès  qui  ne  fût  régulièrement  possible?  où  était  la  nécessité  irrésis- 
tible d'uiie  révolution?  D'un  autre  côté,  quel  a  été  le  lendemain  de  la 
catastrophe?  quelles  ont  été  les  suites  de  ce  lendemain?  La  moralité 
des  événemens  est  là  tout  entière.  Macaulay  disait  avec  une  brutalité 
éloquente  après  1852  :  «  Les  Français  ne  doivent  s'en  prendre  qu'à 
eux-mêmes.  Un  peuple  qui  renverse  violemment  des  gouvernemens 
constitutionnels  et  qui  vit  tranquillement  sous  la  dictature  mérite 
d'être  gouverné  despotiquement.  A  la  place  des  Français,  nous  aurions 
réformé  le  gouvernement  de  la  maison  d'Orléans  ei  nous  n'aurions  pas 
supporté  le  jong  de  Napoléon  III  pendant  vingt-quatre  heures...  »  Le 
jugement  est  dur.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'au  moment  où  la  monar- 
chie constitutionnelle  disparaissait,  rien  n'était  en  péril,  ni  pour  l'exten- 
sion possible  des  libertés  intérieures,  ni  pour  la  dignité  extérieure.  La 


REVUE,    —    CHRONIQUE,  231 

monarchie  constitutionnelle,  pendant  son  existence,  sous  ?a  double 
forme,  s'était  donné  la  généreuse  mission  d'effacer  des  désastres  de 
1815  ce  qui  pouvait  être  effacé,  de  relever  la  France,  et,  à  l'heure  où 
elle  était  vaiiicne,  l'œiivre  était  assez  avancée  pour  que  l'iiifluetice  fran- 
çaise se  fît  sentir  parlout  dans  les  affaires  du  monde.  Par  une  fatalité 
singulière,  c'est  à  la  république  aujourd'hui  à  recommencer  cette  œuvre 
de  la  niotiarchie  constitutionnelle,  et  voilà  pourquoi  ces  trente-quatre 
années  qui  sont  derrière  hons,  qui  ne  sont  plus  que  de  l'histoire,  gar- 
dent un  si  attachant  intérêt  et  par  les  luttes  qui  passionnaient  le  pays, 
et  par  l'éclat  des  talens  qui  prenaient  part  à  ces  luties,  et  par  la  poli- 
tique qui  avait  réussi  à  l'efaire  une  France  libre  et  respectée. 

De  toutes  les  questions  qui  occupaient  alors  l'Europe,  que  M.  Victor 
du  Bled  résume  dans  son  Histoire  et  que  M.  Louis  Blanc  retrouve  lui- 
même  parfois  dans  ses  Lettres,  les  unes  ont  disparu  à  peu  près  complè- 
tement, les  autres  se  sont  lraiiàformée-<  et  ont  passé  déjà  par  bierï  des 
crises,  par  bien  des  métamorphoses:  L'Eirope  presque  entière  â  changé 
de  face.  Des  puissances  nnuvelles  se  sont  formées,  les  vieux  états  se 
sont  rajeunis.  Tout  s'est  modillé  dans  les  existenfces  nationales,  dàiis 
les  rapports  des  peuples,  et,  chose  à  rëtharquer,  ceux  qui  ont  le  iiioins 
souffert  dans  les  tempêtes  des  trente  dernières  années,  ce  sont  des 
pays  comme  l'Angleterre,  comhië  la  Belgique,  comme  là  Hollande,  qui 
par  tradition  ou  par  une  jeune  sagesse  avaient  et  ont  eu  garder  les 
avantages  de  la  monarchie  constitutionnelle. 

L'Angleterre,  quant  à  elle,  reste  pour  sûr  ce  qu'elle  était,  ce  qu'elle 
est  toujours  au  milieu  de  la  mobilité  des  évéhemens.  Elle  peut  avoir  des 
changemens  de  ministère;  elle  peut,  selon  les  circonstances,  prendre 
un  rôle  plus  ou  moins  actif,  plus  ou  moins  direct  dans  les  affaires  du 
monde.  Elle  he  cesse  de  garder  dans  ses  institutions  libres  le  ressort 
qui  maintient  sa  puissance  et  dont  les  homines  habiles  comme  lord  Ëea- 
consfield  savent  se  servir  quelquefois  pour  assurer  à  l'orgueil  national 
quelque  satisfaction  flatteuse.  L'Angleterre  a  beau  avoir  ses  obstruction- 
nistes irlandais,  ses  crises  indusiriell'  s  ou  ses  difficultés  lointaines,  elle 
poursuit  sans  trouble  sou  vaste  et  multiple  travail.  Elle  vient  de  voir  se 
clore  ces  jours  derniers  une  session  parlementaire  pendant  laquelle 
elle  a  eu  à  s'occuper  de  la  fin  de  la  guerre  qu'elle  avait  entreprise  dans 
l'Afghanistan,  de  la  guerre  contre  les  Zoulous,  des  affaires  de  l'Egypte, 
de  l'exécution  du  traité  de  Berlin,  de  la  pacification  de  l'Orient,  Ces 
questions  sont  revenues  plus  d'une  fois  pendant  la  session;  elles  ont  vi- 
siblement cessé  d'être  une  préoccupation  sérieuse,  et  le  discours  de  la 
reine  donnant  congé  au  parlement  est  lui-même  d'un  ton  placide  et 
modeste.  Il  ne  parle  que  de  paix,  de  relations  cordiales  avec  toutes  les 
puissances,  des  réformes  qu'on  obtiendra  dans  l'empire  ottoman,  de 
l'enquête  sur  les  intérêts  agricoles.  C'est  un  discours  calmant.  Le  mo- 
ment du  repos  est  venu  en  AngleteiTe  comme  partout,  il  ne  reste  qu'un 


232  Bir;vuii   hiis   deux  m^^ndes. 

point  douteux.  Lord  Beaconsfield  a-t-il  l'intention  de  profiter  de  ses  ré- 
cens  succès  pour  dissoudre  le  parlement,  pour  chercher  dans  des  élec- 
tions une  victoire  de  plus  ou  une  consécration  nouvelle  de  pa  politique? 
Laissera-t-il  au  contraire  le  présent  parlement  aller  jusqu'au  bout  de 
son  existence  légale?  Lord  Beaconsfield  n'a  point  jusqu'ici  dit  son  se- 
cret, et  il  ne  le  dira  vraisemblablement  que  lorsqu  il  aura  son  plan  de 
campagne  tout  prêt,  lorsqu'il  croira  l'heure  favorable  arrivée.  Avec  lui 
il  faut  s'attendre  à  de  l'imprévu,  il  aura  son  coup  de  théâtre  électoral, 
et,  tout  bien  compté,  malgré  les  signes  d'une  opposition  qui  ne  laisse 
pas  de  grandir,  lord  Beaconsfield  a  bien  des  chances  d'obtenir  de  l'An- 
gleterre la  sanction  de  la  politique  par  laquelle  il  a  illustré  son  mi- 
nistère. 

Quant  à  la  Belgique,  cet  autre  état  plus  jeune  et  pourtant  presque 
ancien  déjà  parmi  les  monarchies  constitutionnelles  de  l'Europe,  quant 
à  la  Belgique,  elle  a  certainement  aujourd'hui  ses  émotions  assez  vives. 
Elle  a,  elle  au-si,  comme  d'autres  pays  et  plus  que  d'autres  pays,  ses 
questions  religieuses  livrées  à  toute  l'ardeur  des  partis.  Elle  a  pour  le 
moment  ses  agitations,  qui  ne  datent  pas  d'hier  sans  doute,  mais  qui 
viennent  d'être  ravivées,  qui  sont  portées  à  un  certain  degré  d'incan- 
descence par  la  loi  récente  que  le  ministère  libéral  a  fait  adopter  pour 
modifier  les  conditions  de  l'instruction  religieuse  dans  les  écoles  pri- 
maires. Le  gouvernement  belge,  il  faut  le  dire,  n'a  pas  voulu  aller  jus- 
qu'à supprimer  l'enseignement  religieux  prescrit  par  une  ancienne  loi 
de  1842,  qui  est  restée  jusqu'ici  en  vigueur;  il  a  voulu  simplement  lui 
rendre  le  caractère  facultatif  en  laissant  touie  liberté  aux  parens  et  en 
retirant  au  clergé  le  droit  exclusif  d'inspection  et  de  contrôle  sur  les 
écoles.  Désormais  l'administration  communale  doit  fixer  ime  heure  et 
désigner  un  local  dans  les  établisseniens  scolaires  où  les  ecclésiastiques, 
délégués  par  les  curés  dfs  parois--es,  iront  donner  aux  enfaus  l'instruc- 
tion religieuse.  La  loi  proposée  par  le  minisière  a  été  votée  par  le  sénat 
comme  par  la  chambre  des  députés;  elle  a  été  sanctionnée  par  le  roi, 
elle  se  heurte  aujourd'hui  contre  l'hostilité  ardente  du  cli  rgé  qui,  en 
Belgique,  on  le  sait,  est  aussi  libre  que  puissant,  qui  refuse  de  recon- 
naître la  loi  et  menace  même  de  mettre  en  interdit  les  instituteurs,  les 
parens,  les  enfans  qui  se  soumettraient  à  la  mesure  législative.  C'est  là 
le  conflit  qui  s'agite  aujourd'hui,  c'est  là  la  question  violemment,  pas- 
sionnément engagée  entre  les  partis,  et  naturellement  les  esprits  ex- 
trêmes s'efforcent  de  pousser  la  lutte  à  outrance.  C'est  dans  ces  condi- 
tions que  le  roi  Léopold  est  allé  récemment  à  Tournay  pour  assister  à 
l'inauguration  d'une  gare  d'^  chemin  de  fer.  On  redoutait  un  peu  d'abord 
que,  sur  quelque  mot  d'ordre  d'agitateurs  imprudens,  une  partie  de  la 
population  ne  s'abstînt  des  manifestations  qui  accueillent  toujours  la 
royauté  en  Belgique.  Il  n'en  a  heureusement  rien  été,  l'esprit  national  a 
éié  plus  fort  que  tout  le  reste,  et  le  roi,  saisissant  l'occasion  de  la^célé- 


RI-VUE.    —    CMRONIQUt:.  233 

bration  prochaine  du  cinquantième  anniversaire  de  l'indépendance  de  la 
Belgique,  le  roi  n'a  pas  craint  d'aborder  résolument,  avec  l'autorité  d'ua 
«  souverain  constitutionnel,  ami  de  tous,  »  ces  délicates  questions.  Il  n'a 
pas  craint  de  faire  directement  appel  à  la  concorde,  au  patriotisme  pour 
atténuer  les  divisions  qui  partagent  le  pays.  «  Retrempons-nous,  a-t-il 
dit,  dans  cet  esprit  viril  et  sage  qui  a  fondé  la  nationalité  belge  par  le 
rapprochement  des  partis.  Faisons  tous,  je  vous  en  conjure,  des  efforts 
de  générosité,  de  modération  et  de  prévoyance .  C'est  l'intérêt ,  c'est 
l'avenir  de  notre  chère  et  noble  Belgique  qui  le  demandent  à  tous  par 
la  bouche  de  son  roi.  »  Rien  de  plus  noble  assurément  que  ce  langage 
fait  pour  retentir  bien  ailleurs  qu'en  Belgique,  pour  être  écouté  partout 
où  s'agitent  ces  questions  qui  intéressent  la  conscience  religieuse;  rien 
de  plus  patriotique,  de  plus  politique,  et  c'est  ainsi  que  la  royauté  con- 
stitutionnelle, sans  sortir  de  sa  sphère,  peut  avoir  une  influence  utile, 
contribuer  de  haut  à  adoucir  des  conflits  qui  ne  sont  jamais  sans  péril, 
même  quand  ils  ne  triompheraient  pas  de  la  force  des  institutions. 

Ici  du  moins  tout  peut  paraître  assez  simple.  La  lutte  est  entre  libé- 
raux et  catholiques,  le  pays  décide  entre  les  partis.  Les  crises  sont  bien 
autrement  obscures  et  difficiles  à  saisir  dans  des  pays  où  elles  se  com- 
pliquent de  rivalités  de  races,  de  puissantes  considérations  diplomati- 
ques, et  où  la  monarchie  constitutionnelle  représentée  par  une  des 
plus  vieilles  maisons  de  l'Europe  est  réduite  à  se  mi)uvoir  au  milieu  de 
toute  sorte  d'influences  contraires.  C'est  l'histoire  de  celte  crise  autri- 
chienne qui  vient  de  se  dénouer  par  la  formation  d'un  ministère  sous  la 
présidence  du  comte  Taaffe  et  qui  est  l'expression  confuse  d'un  assez 
sérieux  déplacement  d'influences  dans  les  régions  du  parlement  et  du 
pouvoir  à  Vienne.  Il  ne  s'agit  ici  pour  le  moment  que  de  cette  partie 
de  l'empire  qui  s'appelle  la  Cisleilhanie.  A  bien  dire,  ce  changement 
dans  la  direction  des  affaires  de  la  Cisleithanie  n'avait  rien  d'imprévu. 
Il  était  devenu  inévitable  après  les  récentes  élections  qui  ont  modifié 
les  conditions  parlementaires,  et  ces  élections  elles-mêmes  ne  se  sont 
pas  faites  apparemment  toutes  seules.  La  vérité  est  qu'il  y  a  eu  depuis 
quelque  ti  mps  tout  un  travail  pour  mettre  fin  à  une  situation  irrégu- 
lière, particulièrement  à  l'abstention  des  Tchèques,  qui  ont  refusé  jus- 
qu'ici de  reconnaître  les  lois  constitutionnelles  de  l'empire  et  qui 
ne  sont  évidemment  entrés  en  composition  que  moyennant  certaines 
garanties.  Ce  travail  a  préparé  les  élections  qui  ont  amené  la  défaite 
des  libéraux  ou  centralistes  allemands  et  qui  ont  grossi  dans  le  parle- 
ment de  Vienne  le  contingent  des  autres  nationalités.  Les  élections  à 
leur  tour  ont  conduit  à  la  nécessité  du  nouveau  cabinet  cisleithan  où, 
à  côté  du  comte  Taaffe  qui  paraît  avoir  été,  sous  l'inspiration  du  souve- 
rain, l'habile  instrument  de  ces  transactions,  entrent  divers  person- 
nages :  le  docteur  Stremayr  et  le  colonel  Horst,  membres  de  l'ancien 
cabinet,  M.  Ziemaikowski,  représentant  de  la  Galicie,  le  docteur  Prazalk, 


Sida  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

un  des  chefs  du  parti  tchèque,  le  comte  Falkenhayn,  qui  est  un  des 
plus  grands  propriétaires  de  la  haute  Autriche  et  un  des  amis  de  jeu- 
nesse de  l'empereur,  le  baron  Korb  de  Weidenheim,  un  des  grands 
seigneurs  allemands  de  la  Bohême.  Deux  portefeuilles  ?ont  réservés  et 
paraissent  destinés  à  des  libéraux  qui  voudraient  se  prêter  à  la  combi- 
naison. Le  nouveau  ministère  cisleitlian  n'est  point  formé  en  effet  pour 
suivre  une  politique  de  réaction  cléricale  et  fédéraliste;  ce  n'est  point 
la  pensée  du  comte  Taaffe,  qui  paraît  être  un  j30liiique  éclairé  et  habile^ 
ni  même  de  ses  nouveaux  collègues  de  pouvoir;  Le  nouveau  ministère 
de  Vienne  est  simplement  composé  dans  l'intention  d'appliquer  d'une 
manière  plus  large  les  lois  constitutionnelles,  de  rassembler  toutes  les 
nationalités  de  l'empire  sur  le  terrain  constitutionnel  en  leur  donnant 
une  représentation  plus  effective.  Il  ouvre  la  porte  aux  Slaves,  et  c'est 
précisément  en  cela  qu'il  est  une  défaite  pour  l'élément  germanique, 
c'est  pour  cela  aussi  qu'il  peut  ressembler  plus  ou  moins  à  une  menace 
pour  le  dualisme  fondé  sur  la  suprématie  des  Allemands  à  Vienne,  des 
Magyars  à  Peslh.  Ce  ministère  réussira-t-il  à  désarmer  les  Allemands,  à 
éviter  d'entrer  en  antagonisme  avec  le  cabinet  hongrois,  à  réaliser  un 
équilibre  constitutionnel  satisfaisant?  Voilà  bien  des  problèmes  qui 
commencent  à  Vienne! 

Rien  n'est  plus  compliqué  assurément,  et  ce  qui  complique  encore 
plus  cette  siiualion,  c'est  la  retraite  du  comte  Andrassy,qui,à  la  même 
heure,  se  décide  définitivement  à  quitter  le  poste  de  chancelier,  à  aban- 
donner la  direction  des  affaires  diplomatiques  de  l'empire.  Jusqu'à 
quel  point  cette  retraite  du  chancelier  autrichien  est-elle  liée  à  la 
formation  du  ministère  qui  vient  de  naître  à  Vienne?  quelle  est  la  raison 
véritable  de  la  résolution  que  prend  le  comte  Andrassy  et  qui  semble 
maintenant  irrévocable?  Les  difficultés  immédiates  de  l'exécution  du 
traité  de  Berlin  ne  sont  plus  assez  graves  pour  lui  créer  df  s  embarras. 
Les  récentes  négociations  conduites  par  le  comte  Taaffe  pour  la  formation 
d'un  ministère  ne  lui  ont  pas  été  inconnues,  et  il  paraît  les  avoir 
approuvées;  il  a  été  évidemment  consulté  en  tout.  Il  a  invoqué,  dit-on, 
sa  santé;  c'est  peut-êire  la  vérité  et  c'est  malheureusement  aussi  la 
raison  de  ceux  qui  ne  peuvent  pas  ou  ne  veulent  pas  en  donner  ùnë 
autre. 

Le  comte  Andrassy  n'est  point,  à  coup  sûr,  au  bout  de  sa  carrièi-e;  il 
reparaîtra  un  jour  ou  l'autre  sur  la  scène.  Ce  n'est  pas  moins  jusqu'ici 
une  singulière  fortune  que  celle  de  ce  brillant  Magyar  qui,  a[)rès  avoir 
été  un  révolté  contre  l'Autriche,  un  insurgé  des  hohveds,  Un  condamné  à 
mort,  est  devenu  un  des  plus  intimes  confidens  de  la  cour,  et  qui,  après 
avoir  été  élevé  au  plus  haut  poste  de  l'empire,  a  été  entraîné  par  degrés 
à  une  politique  fort  diflicile  à  définir.  Hongrois  d'origine  et  d'esprit,  il 
a  été  conduit  à  contrarier  les  sentimens  hongrois  en  aidant  plus  que 
tout  autre,  par  l'occupation  plus  ou  moins  délinitive  dé  la  Bosnie  et  de 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  235 

l'Herzégovine,  à  étendre  et  à  fortifier  les  élémens  slaves  dans  l'empire. 
Libéral  d'opinion  et  dinstinct,  il  n'a  pas  peu  contribué  à  rendre  au 
parti  militaire  de  Vienne  un  ascendant  qui  n'a  fait  que  s'accroître 
depuis  l'entrée  des  armées  impériales  en  Bosnie  et  qui  se  manifeste  par 
l'occupation  de  Novi-Bazar.  Le  comte  Andrassy  se  serait  récemment 
montré  satisfait,  assure-t-on,  d'avoir  réussi  à  replacer  l'Autriche  dans 
des  relations  de  cordialité  avec  l'Allemagne  et  avec  la  Russie,  d'avoir 
contribué  à  renouer  l'alliance  des  trois  empires.  Le  chancelier  hongrois 
est  un  homme  à  l'esprit  trop  fin  et  trop  sceptique  pour  se  payer  de 
mots,  pour  se  méprendre  sur  la  valeur  de  celte  alliance  qu'il  laisse  à  un 
successeur  le  soin  de  cultiver.  Quel  sera  ce  successeur?  Le  comte  Karolyi 
aurait  été  d'abord  désigné  et  il  aurait  refusé;  ce  serait  n)aintenant, 
dit-on,  le  baron  Haymerlé,  ambassadeur  de  l'empereur  François-Joseph 
à  Rome.  Dans  tous  les  cas,  le  comte  Andmssy  ne  quitterait  les  affaires 
que  dans  quelques  jours,  peut-être  datis  quelques  semaines,  et  avant 
tout  il  vient  d'aller  cà  Gastein,  où  il  a  eu  avec  M.  de  Bismarck  une  entre- 
vue qui  n'avait  vraisemblablement  d'autre  objet  que  la  politique  des 
deux  cours  de  Vienne  et  de  Berlin;  mais  quels  sont,  d'un  autre  côté,  à 
l'hetirë  qu'il  est,  les  rapports  de  M.  de  Bismarck  lui-même  avec  Saint- 
Pétëi-sbouig?  que  signifie  réellement  tout  ce  tapage  de  polémiques  acri- 
lîlciriieuses  engagées  depuis  quelque  temps  entre  les  journaux  allemands 
et  les  journaux  russes?  On  ne  peut  assurément  voir  dans  ces  polémiques 
le  signe  de  combinaisons  nouvelles  méditées  par  M.  de  Bismarck,  pas 
plus  qu'on  ne  peut  chercher  un  lien  entre  tous  ces  incidens  et  la 
retraite  du  comte  Andrassy.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  tout  ce  qui  se 
passe  aujourd'hui  en  Autriche,  comme  en  Allemagne,  comme  en  Russie, 
est  assez  mystérieux,  assez  incohérent,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux, 
c'est  que  ceux  qui  donnent  au  monde  cette  énigme  à  déchiffrer  ne 
savent  probablement  pas  plus  que  les  autres  le  secret  de  ce  qui  se  pas- 
sera demain. 

CH.    DE  MAZADE. 


ESSAIS  ET  NOTICES. 

Histoire  de  l'École  centrale  des  arts  et  manufactures  depuis  sa  fondation  jusqu'à  ce 
jour,  par  M.  Ch.  de  Comberousse,  professeur  de  mécanique  à  l'École  centrale.  Paris, 
1«79.  Gauthier-Villars, 

L'École  centrale  des  arts  et  manufa^^-tures  a  été  fondée  en  1829  par 
l'initiative  privée.  Devenue  en  1857  établissement  de  l'état,  elle  a  con- 
tinué à  marcher  dans  la  voie  où  elle  avait  rencontré  le  succès  ;  on  peut 
donc  dire  qu'elle  fonctionne  depuis  un  demi-siècle.  Pendant  ces  cin- 


236  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quante  ans  d'existeni^e,  elle  n'a  cessé  de  perfectionner  son  enseigne- 
ment et  les  conditions  de  son  régime  intérieur;  le  nombre  de  ses  élèves, 
qui  était  de  cent  quarante  dès  la  première  année,  est  aujourd'hui  de 
cinq  cent  cinquante,  et  on  l'a  vu  augmenter  ainsi  sans  que  l'École  eût 
à  offrir  à  ses  élèves  aucune  autre  promesse  d'avenir  que  celle  qui 
résulte  d'une  sérieuse  et  solide  instruction  :  preuve  certaine  qu'elle 
répondait  à  un  besoin  public.  Ses  fondateurs  avaient  en  vue  de  fournir 
à  la  France  les  ingénieurs  civils  qui  lui  manquaient;  laissant  à  l'École 
polytechnique  le  privilège  d'être  une  pépinière  de  savans,  l'École  cen- 
trale devait  tenter  de  devenir  à  son  tour,  selon  le  mot  de  M.  Perdonnet, 
une  Sorbonne  industrielle,  chargée  de  former  des  agens  et  des  direc- 
teurs de  la  product  on  française.  Ce  but  a  été  pleinement  atteint,  et 
l'exposition  universelle  de  1878  en  a  fourni  une  preuve  nouvelle  par 
les  distinctions  de  tout  genre  qui  sont  venues  récompenser  les  efforts 
des  ingénieurs  sortis  de  l'École  centrale.  La  situation  scientifique,  la 
situation  morale  de  l'École  est  donc  bonne;  elle  a  pris  depuis  long- 
temps dans  l'estime  publique  la  place  qui  lui  était  due,  et  le  succès 
toujours  croissant  de  son  enseignement  a  inspiré  à  l'étranger  la  création 
d'une  série  d'établisseinens  analogues  auxquels  l'École  centrale  de  Paris 
a  servi  de  modèle.  11  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  situation  maté- 
rielle de  l'École  réclame  aujourd'hui  toute  la  sollicitude  du  gouverne- 
ment; s'il  y  a  lieu  d  être  satisfait  du  passé,  il  faut  maintenant  se  préoc- 
cuper de  l'avenir.  Comme  le  disait,  il  y  a  cinq  ans,  le  directeur  actuel, 
M.  le  colonel  Solignac,  dans  une  lettre  adressée  au  ministre  de  l'agri- 
culture et  du  commerce,  «  l'École  centrale  conserve  encore  la  trace 
profonde  de  son  origine  dans  sa  condition  éphémère  d'installation  ma- 
térielle; l'hôtel  qu'elle  occupe  ne  lui  appartient  pas,  elle  y  est  toujours 
à  titre  de  locataire,  et  elle  ne  peut  pas  encore  se  livrer  à  des  travaux 
d'organisation  d'un  caractère  définitif.  »  Les  conséquences  de  cette 
situation  précaire  se  font  sentir  depuis  longtemps  :  les  services  souffrent, 
l'École  étouffe;  il  est  impossible  de  songer  à  augnnenter  le  nombre  des 
élèves,  à  l'exemple  des  grands  établissemens  qui  ont  pris  notre  École 
centrale  pour  type  et  qui,  pour  la  plupart,  disposent  de  ressources  très 
supérieures.  Il  s'agit  maintenant  de  ne  pas  nous  laisser  dépasser  par 
les  rivaux  auxquels  nous  avons  indiqué  et  ouvert  la  voie;  et  à  mesure 
que  l'École  approche  de  la  fin  de  son  bail,  il  devient  urgent  de  prendre 
un  parti  concernant  son  installation  définitive. 

D;ins  ces  circonstances,  on  a  pensé  que  le  moment  était  venu  d'ap- 
peler sur  l'École  centrale  l'attention  du  public  éclairé,  en  racontant  ses 
origines,  en  montrant  les  services  qu'elle  a  rendus,  et  ceux  plus  grands 
encore  qu'elle  peut  rendre,  s'il  lui  est  donné  d'achever  son  évolution. 
Peu  de  personnes  étaient,  comme  M.  Charles  de  Comberousse,  à  même 
d'accomplir  cette  tâche.  Ancien  élève  de  l'École,  aujourd'hui  membre 


ESSAIS    ET    NOTICES. 


•237 


de  son  conseil,  M.  de  Comberousse  lui  appartient  depuis  plus  de  trente 
ans;  il  a  connu  ses  fondateurs  et  les  plus  éminens  des  élèves  qu'elle  a 
formés,  il  a  contribué  lui-même,  par  son  enseignement,  pour  une  large 
part  à  ses  progrès.  Aussi  le  livre  qu'il  nous  a  donné  est-il  à  la  fois 
nourri  de  faits,  et  rempli  d'appréciations  très  fines  et  de  réflexions 
qui  frappent  par  leur  justesse;  il  n'a  rien  de  l'aridité  qu'au  premier 
abord  semblerait  comporter  le  sujet. 

L'histoire  de  la  fondation  de  l'École  centrale  des  arts  et  manufac- 
tures a  été  retracée  ici  même  par  M.  Charles  Lavallée,  au  moment  où 
elle  venait  d'ajouter  à  son  programme  l'enseignement  de  la  science 
agricole  (1);  c'est  ce  qui  nous  dispense  de  suivre  M.  de  Comberousse 
dans  les  détails  fort  intéressans  qu'il  donne  à  ce  sujet.  Bornons-nous 
à  rappeler  en  quelques  mots  les  faits  les  plus  importans.  La  création 
de  l'École  centrale  a  été  l'œuvre  d'un  petit  groupe  d'hommes  émi- 
nens dont  un  seul  est  encore  sur  la  brèche  :  M.  Dumas,  l'illustre 
chimiste,  qui  était  déjà  à  ce  moment  l'un  des  premiers  professeurs  de 
son  temps.  Il  avait  formé,  avec  Théodore  Olivier  et  Eugène  Péclet,  le 
projet  de  fonder  une  école  destinée  à  fournir  les  ingénieurs  civils  dont 
l'industrie  privée  avait  besoin;  on  ne  tarda  pas  à  rencontrer  dans 
M.  Lavallée  non-seulement  un  bailleur  de  fonds,  mais  un  organisateur 
aussi  intelligent  qu'énergique  et  dévoué.  M.  Lavallée  a  dirigé  l'École 
depuis  sa  fondation  jusqu'en  1862,  où  il  eut  pour  successeur  M.  Per- 
donnet.  En  1857,  quand  le  nombre  des  élèves  était  monté  à  475,  quand 
la  prospérité  de  l'établissement  ne  laissait  plus  rien  à  désirer  (le  béné- 
fice net  commençait  à  dépasser  cette  année-là  100,000  francs),  M.  La- 
vallée, refusant  les  offres  brillantes  d'une  association  d'anciens  élèves 
de  l'École,  proposa  de  la  céder  gratuitement  à  l'état.  C'était  à  ses  yeux 
et  aux  yeux  de  ses  collaborateurs  le  seul  moyen  d'assurer  l'avenir  de 
l'École  centrale  et  de  la  maintenir  au  nivsau  d'un  véritable  établisse- 
ment national. 

La  proposition  de  M.  Lavallée,  qui  était,  on  peut  le  dire,  un  acte 
d'abnégation  et  de  dévoùment  à  l'intérêt  général,  fut  acceptée,  et  l'É- 
cole centrale  rentra  dans  les  attributions  du  ministère  de  l'agriculture, 
du  commerce  et  des  travaux  publics.  Le  gouvernement,  en  prenant 
possession  de  l'école,  en  respecta  l'organisation  intérieure  et  le  mode 
d'enseignement;  mais  on  profita  de  l'occasion  pour  réaliser  quelques 
améliorations  désirées  depuis  longtemps,  parmi  lesquelles  la  plus  im- 
portante peut-être  fut  l'établissement  d'un  concours  d'admission.  Jus- 
qu'alors, les  examens  d'entrée  avaient  été  de  simples  examens  d'ad- 
missibilité, sans  classement  ni  concours  réel;  depuis  1859,  les  candidats 
passent  devant  un  jury  de  concours  nommé  par  le  ministre.  Une  autre 
amélioration  due  au  changement  de  régime  de  l'école  fut  le  dédou- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mai  1872. 


238  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

blement  des  cours  en  deuxième  et  en  troisième  année,  dédoublement 
commandé  par  les  nécessités  de  la  discipline  et  par  l'intérêt  des  études, 
car  les  cours  réunis  en  deuxième  et  en  troisième  année  comptaient 
alors  plus  de  trois  cents  auditeurs;  cette  importante  disposition  ne  put 
cependant  être  a'Ioptée  qu'à  partir  de  186/(. 

^Depuis  sa  fondation  jusqu'au  concours  de  sortie  de  la  présente  année, 
l'École  centrale  a  donné  à  l'industrie  4,054  ingénieurs,  dont  552  étran- 
gers. Ces  chiffres  correspondent  aux  élèves  qui.  l'ont  quittée  avec  le 
diplôme  d'ingénieur  ou  le  certificat  de  capacité;  le  nombre  total  des 
élèves  admis  atteint  aujourd'hui  7,266.  Citer  ces  chiffres,  c'est  dire 
l'influence  que  l'École  centrale  a  dû  exercer  sur  la  production  française 
et  sur  nos  rapports  internationaux.  Rappelons  d'abord  la  part  considé- 
rable que,  depuis  1835,  ses  élèves  ont  prise  à  la  création  et  à  l'exploita- 
tion des  chemins  de  fer  français.  Le  conseil  de  l'École  avait  prévu  et 
préparé  pour  eux  ce  champ  d'activité  en  instituant,  dès  1834,  un  cours 
spécial  pour  la  construction  des  voies  ferrées,  le  premier  cours  de  ce 
genre  qui  ait  été  fait  en  Europe.  En  1863,  on  comptait,  parmi  les  an- 
ciens élèves  de  l'École  centrale,  28  directeurs  et  ingénieurs  en  chef  des 
chemins  de  fer,  79  ingénieurs  principaux  et  56  ingénieurs  ordinaires. 
N'oublions  pas  ensuite  les  services  rendus  par  cette  pépinière  du  génie 
civil  au  moment  où  la  conclusion  des  traités  de  commerce  avec  l'Angle- 
terre et  l'accession  de  la  France  au  libre-échange  fit  naître  la  crainte 
que  le  pays  ne  fût  pas  prêt  à  soutenir  la  concurrence  étrangère.  Il  est 
de  tradition  à  l'École  qu'elle  a  été  surtout  fondée  pour  préparer,  par 
une  forte  éducation  spéciale,  les  industriels  français  à  passer  sans  se- 
cousse du  régime  de  la  protection  illimitée  à  celui  d'une  protection  sa- 
gement restreinte,  «  Si  l'École  centrale  n'existait  pas,  disait  à  ce  mo- 
ment M.  Michel  Chevalier,  il  aurait  fallu  la  créer  comme  complément 
nécessaire  des  traités  de  commerce.  »  Grâce  au  concours  des  ingénieurs 
de  l'École  centrale,  la  transfurmatiim  de  notre  outillage  industriel  et  son 
appropriation  à  la  situation  nouvelle  qui  était  la  conséquence  des  traités 
purent  s'accomplir  avec  une  rapidité  inespérée  et  dans  les  meilleures 
conditions.  «  Eu  1863,  dit  M.  de  Comberousse,  124  maîtres  de  forges, 
68  grands  manufacturiers,  54  constructeurs  de  machines,  43  filateurs, 
38  fabricans  de  produits  chimiques,  37  agriculteurs,  35  entrepreneurs 
de  travaux  publics,  31  directeurs  et  propriétaires  d'usines  à  gaz,  28  fa- 
bricans de  sucre,  23  directeurs  de  cristalleries  ou  de  verreries,  17  fa- 
bricans de  papier,  appliquaient  aux  luttes  de  l'industrie  la  sûreté  de 
coup  d'œil,  l'énergie  raisonnée  et  les  connaissances  scientifiques  qu'ils 
devaient  à  l'École  centrale,  lis  formaient  comme  l'élite  de  l'armée  du 
travail  et  coiitribucreut  largcinont  à  épargner  au  pays  une  crise  redou- 
table... » 

Il  s'agit  aujourd'hui  d'assurer  définitivement  l'avenir  de  cet  établis- 


ESSAIS   ET   NOTICES.  239 

sèment  digne  de  toutes  les  sympathies.  Comme  nous  l'avons  déjà  dit, 
l'École  n'est  pas  chez  elle;  elle  est  simple  locataire  des  bâtimens  qu'elle 
occupe  (l'hôtel  de  Juigné,  au  Marais),  et  son  bail  expire  dans  cinq  ans; 
on  le  voit,  il  est  temps  d'aviser.  La  réputation  acquise  par  l'École  cen- 
trale dans  le  monde  entier,  les  services  incontestables  rendus  par  ses 
élèves  à  toutes  les  branches  de  notre  industrie,  permettent  d'alfirmer 
que  tout  sacrifice  fait  pour  lui  donner  la  situation  matérielle  à  laquelle 
elle  a  droit  sera  un  bon  placement  pour  l'état  comme  pour  la  ville  de 
Paris.  Il  faut  que  l'installation  définitive  de  l'École  réponde  à  la  valeur 
de  son  personnel,  à  la  notoriété  des'ingénieurs  qu'elle  forme,  et  qu'elle 
puisse  supporter  la  comparaison  avec  les  établissemens  analogues  qui 
se  sont  élevés  à  l'étranger  et  qui  lui  font  une  sérieuse  concurrence. 
C'est  d'abord  le  célèbre  Polyiechnicum  de  Zurich,  fondé  en  1856,  qui 
compte  aujourd'hui  près  de  mille  élèves;  l'heureux  aménagement  du 
vaste  édifice  dont  le  canton  a  doté  l'école,  et  dont  la  dépense  s'est 
élevée  à  6  millions,  fait  l'admiration  des  visiteurs.  La  subvention  que 
le  gouvernement  fédéral  accorde  à  l'école  de  Zurich,  d'abord  fixée  à 
150,000  francs  par  an,  n'a  cessé  de  s'accroître  et  atteint  aujourd'hui 
367,000  francs.  Citons  ensuite  l'École  des  arts  et  manufactures  et  des 
mines  de  Liège,  fondée  en  1837,  l'École  polytechnique  de  Dresde,  qui 
date  de  1828,  l'Institut  royal  des  arts  et  métiers  de  Berlin,  que  dirige 
M.  Reuleaux,  les  Écoles  polytechniques  de  'Vienne,  de  Munich,  de 
Stuttgart,  de  Carlsruhe,  de  Hanovre,  d'Aix-la-Chapelle,  etc.,  qui  toutes 
ressemblent  plus  ou  moins,  par  leur  organisation  et  leurs  programmes 
d'études,  à  l'É-^ole  centrale  de  Paris,  et  qui  disposent  en  général  de 
ressources  considérables.  La  Russie  a  l'École  impériale  technique  de 
Moscou,  qui  jouit  d'un  capital  inaliénable  de  10  millions  et  dont  la  re- 
cette totale  s'élevait  en  1877  à  739,000  francs,  tandis  que  les  dépendes 
pour  le  même  exercice  ont  été  de  71/i,000  fr.  Les  États-Unis,  qui  en 
1862  n'avaient  pas  une  seule  école  teclmique,  en  ont  maintenant  plus 
de  trente,  dont  la  dotation  dépasse  50  millions.  En  France  même,  l'École 
centrale  lyonnaise  fonctionne  depuis  plusieurs  années,  et  l'exemple  de 
Lyon  sera  bientôt  suivi  par  d'autres  villes.  En  présence  de  ce  grand 
mouvement,  il  s'agit  pour  nous  de  ne  pas  rester  en  arrière  après  avoir 
été  si  longtemps  au  premier  rang. 

La  question  de  rinsLallation  définitive  de  l'École  centrale  a  été  agitée 
en  1874  devant  le  conseil  de  perfectionnement;  elle  a  fait  l'objet  d'un 
rapport  qui  a  été  lu  par  M.  Burat  et  qui  a  servi  de  point  de  départ  à 
tous  les  plans  élaborés  depuis.  Deux  projets  sont  en  présence  :  le  pre- 
mier conserve  le  local  actuel,  en  accroît  l'étendue  par  l'expropria- 
tion des  immeubles  environnons,  et  procède  par  retonstructiuns  par- 
tielles effectuées  surpUce;  l'autre  consiste  à  déplacer  l'École  centrale  et 
à  la  reconstruire  d'un  seul  jet  sur  le  point  le  plus  favorable,  avec  toutes 


2/iO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  améliorations  suggérées  par  une  longue  expérience;  l'emplacement 
que  l'on  choisirait  de  préférence  serait  le  terrain  occupé  actuellement 
par  le  marché  Saint-Martin,  dont  la  suppression  paraît  décidée. 

En  adoptant  le  premier  projet,  on  éviterait  sans  doute  les  tâtonne- 
mens  qui  résulteraient  d'un  changement  complet  ;  mais,  d'un  autre 
côté,  la  voie  de  l'expropriation  ne  manquerait  pas  d'être  fort  coûteuse; 
de  plus,  en  se  contentant  de  reconstructions  partielles,  on  ne  pourrait 
améliorer  que  des  détails.  Pour  toutes  ces  raisons,  c'est  le  second  projet 
qui  a  réuni  les  suffrages  du  conseil.  Une  dernière  raison  d'ailleurs 
milite  en  faveur  du  projet  qui  consiste  à  construire  l'École  centrale  sur 
les  terrains  du  marché  Saint-Martin  :  c'est  la  possibilité  de  rappro- 
cher ainsi  cet  établissement  du  Conservatoire  des  arts  et  métiers,  où 
sont  réunis  ces  collections,  ces  moilèles,  ce  matériel,  à  l'aide  desquels 
les  autres  écoles  du  même  genre  cherchent  à  perfectionner  l'enseigne- 
ment des  sciences  appliquées.  II  importe  que  ces  deux  institutions,  qui 
se  touchent  par  tant  de  points,  soient  à  proximité  l'une  de  l'autre  et 
puissent  se  prêter  un  appui  constant. 

La  commission  nommée  par  le  ministre,  à  la  suite  de  cette  délibéra- 
tion du  conseil  de  perfectionnement,  se  prononça  à  l'unanimité  pour  la 
translation  de  l'École  sur  l'emplacement  du  marché  Saint-Martin.  Le 
conseil  municipal  ne  tarda  pas  à  être  saisi  de  la  question,  mais  l'en- 
quête prit  beaucoup  de  temps,  et  c'est  seulement  au  mois  de  noV'Mnbre 
1878  que  fut  décidée  la  cession  à  l'état  du  sol  du  marché  Saint-Martin, 
au  prix  de  2,520,000  francs,  prix  sur  lequel  la  ville  fait  remise  à  l'état 
d'une  somme  de  1,020,000  francs.  Les  terrains  devront  être  livrés  le 
l"''  janvier  1881,  afin  que  le  nouvel  érlifice  puisse  être  terminé  pour  la 
rentrée  de  novembre  188^.  Les  1,500,000  francs  à  payer  à  la  ville 
pourraient  au  besoin  être  fournis  par  les  économies  que  l'École  a  réali- 
sées depuis  qu'elle  est  à  l'état,  de  sorte  qu'il  ne  resterait  plus  qu'à 
trouver  les  3,500,000  francs  nécessaires  pour  l'édification  de  la  nou- 
velle École;  il  faudrait  alors,  pour  reconstituer  la  réserve,  élever  un 
peu  le  taux  du  prix  d'études,  qui  serait  porté  à  1,000  francs;  mais 
peut  être  préférera-t-on  laisser  ce  prix  fixé  à  800  francs,  et  dans  ce  cas 
on  ne  toucherait  pas  à  la  réserve  de  l'École.  QuwUe  que  soit  la  résolu- 
tion à  laquelle  on  s'arrête,  tout  fait  espérer  que,  grâce  au  bon  vouloir 
dont  tout  le  monde  a  fait  preuve  en  cette  occasion,  l'École  centrale 
gardera  son  rang  parmi  les  grandes  institutions  qui  font  de  Paris  le 
centre  intellectuel  de  l'Europe.  R.  Pi. 


Le  directeur-gérant,  C.  Buloz, 


LE    ROI    APÉPI 


DERNIERE      PARTIE     (1) 


IV. 

Le  lendemain,  dans  l'après-midi,  le  comte  de  Pennevillese  rendit 
à  l'hôtel  Gibbon  dans  l'espérance  d'y  voir  son  oncle;  il  ne  l'y  trouva 
pas.  Il  lui  laissa  sa  carte  avec  un  mot  pour  lui  témoigner  son 
regret  d'avoir  fait  une  course  inutile  et  lui  annoncer  que  M'"''  Véretz 
et  sa  fille  invitaient  le  marquis  de  Miraval  à  venir  déjeuner  avec 
elles  le  jour  suivant.  Le  marquis  lui  fit  porter  sa  réponse  dans  la 
soirée;  il  s'y  plaignait  d'être  indisposé,  priait  son  neveu  de  l'excuser 
auprès  de  ces  dames,  dont  l'attention  le  touchait  infiniment.  Inquiet 
de  la  santé  de  son  oncle,  Horace  sortit  dans  la  matinée,  contraire- 
ment à  toutes  ses  habitudes,  pour  aller  prendre  de  ses  nouvelles. 
Cette  fois  encore  le  nid  était  vide,  et  le  comte  eut  tout  ensemble 
le  chagrin  d'avoir  perdu  ses  pas  et  le  plaisir  d'en  conclure  que  le 
malade  se  portait  bien. 

Pressé  par  M'"^  Gorneuil,  il  lui  écrivit  pour  lui  transmettre  une 
nouvelle  invitation  à  déjeuner.  Le  marquis  lui  fit  répondre  par  un 
exprès  qu'il  venait  de  se  décider  à  repartir  à  l'instant  pour  Paris, 
qu'il  était  fort  chagriné  de  n'avoir  pas  même  le  temps  de  lui  faire 
ses  adieux. 

Cette  résolution  subite  et  ce  départ  inattendu  émurent  beaucoup 
la  pension  Vallaud.  On  en  parla  durant  une  heure  d'horloge,  et  les 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l""  septembre. 

TOME  XXXV,  —  lo  SEPTEMBRE  1879.  16 


242  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

jours  suivans  on  en  reparla.  M.  de  Penneville  fut  le  premier  à  se 
remettre  de  sa  surprise.  —  Arrive  que  pourra,  se  dit-il  ;  je  serai 
comme  un  roc.  —  Et  il  eut  bientôt  fait  de  penser  à  autre  chose.  La 
mère  et  la  fille  furent  moins  philosophes.  M""*"  Véretz  éprouvait  un 
étonnement  pénible,  une  vive  contrariété  de  s'être  trompée  à  ce 
point,  car  elle  se  piquait  de  ne  jamais  se  tromper.  M"'"  Corneuil  lui 
disait  d'un  ton  de  triomphe  : 

—  Je  vous  félicite  de  votre  perspicacité.  M.  de  Miraval  nous 
était,  disiez-vous,  tout  acquis.  Il  se  trouve  que  sa  bienveillance  ne 
va  pas  même  jusqu'à  la  politesse  la  plus  élémentaire.  Il  était  venu 
en  éclaireur,  il  est  retourné  bien  vite  faire  son  rapport  à  M'"^  de 
Penneville.  Nous  aurons  avant  peu  de  ses  nouvelles,  qui  ne  seront 
pas  agréables.  Je  suis  sûre  que  vous  n'avez  pas  su  vous  tenir  avec 
lui,  que  vous  lui  avez  dit  des  choses  compromettantes. 

—  Ai-je  l'habitude  d'en  dire,  ma  chère?  répondait  M'"^  Véretz. 
J'avoue  qu'une  telle  conduite  me  surprend.  Elle  est  contraire  à 
toutes  mes  notions  du  droit  des  gens.  Avant  de  faire  la  guerre,  un 
galant  homme  la  déclare.  Le  monstre  a  bien  caché  son  jeu. 

—  Vous  avez  toujours  été  d'une  confiance  aveugle. 

—  Et  pourtant  les  mauvaises  langues  prétendent  que  je  suis  une 
mère  habile.  Ne  m'accable  pas,  ma  mignonne.  Ce  qui  m'afflige, 
c'est  qu'un  héritage  de  deux  cent  mille  livres  de  rente  ne  se  trouve 
pas  dans  le  pas  d'un  cheval. 

—  Vous  n'avez  que  cet  héritage  en  tête.  Il  est  bien  question  de 
cela!  Il  s'agit  d'un  noir  complot,  dont  nous  verrons  bientôt  les 
effets.  Ce  vilain  vieillard  nous  jouera  quelque  tour  de  sa  façon. 

—  Attendons,  attendons,  répondait  M™''  Véretz.  Il  faut  du  gros 
canon  pour  prendre  les  forteresses.  Tu  as  beau  dire,  nous  pouvons 
dormir  tranquilles  sur  nos  deux  oreilles. 

Trois  jours  plus  tard,  M™'  Véretz,  qui,  en  cachette  de  sa  fille, 
était  sortie  de  très  bonne  heure  pour  aller  faire  elle-même  son 
marché,  s'introduisit  à  pas  de  loup  dans  l'appartement  du  comte 
de  Penneville,  entr'ouvrit  la  porte  de  son  cabinet  de  travail,  et,  la 
main  sur  le  loquet,  elle  lui  cria  : 

—  Voulez-vous  savoir  une  chose,  bel  oiseau  bleu?  On  vous  en  a 
donné  à  garder,  et  M.  de  Miraval  n'a  pas  quitté  Lausanne.  Je  viens 
de  le  rencontrer  qui  traversait  la  place  Saint-François. 

—  Impossible!  répondit-il  en  laissant  tomber  sa  plume. 

—  Impossible  peut-être,  mais  encore  plus  vrai  qu'impossible, 
dit-elle  en  se  sauvant. 

Horace  se  rendit  incontinent  à  l'hôtel  Gibbon  et  ne  fut  pas  plus 
heureux  que  les  autres  fois.  Il  y  retourna  dans  la  soirée,  et  sa 
persévérance  fut  enfin  récompensée.   Il   eut  la  joie  d'apercevoir 


LE    ROI   APÉPI.  243 

M.  de  Miraval,  qui  faisait  sa  digestion  en  fumant  un  cigare  sur  la 
terrasse  de  l'hôtel. 

—  Eh  bien,  mon  oncle,  lui  dit-il,  ce  départ?.. 

—  L'esprit  est  prompt,  la  chair  est  faible,  s'écria  le  marquis. 
Lausanne  est  une  ville  si  charmante  que  je  n'ai  pas  eu  le  courage 
de  m'en  arracher. 

—  Daignerez-vous  au  moins  m'instruire?.. 

—  Montons  dans  ma  chambre,  interrompit-il;  nous  y  serons 
mieux  pour  causer. 

Dès  qu'ils  y  furent  entrés,  le  marquis  se  laissa  tomber  sur  un 
sofa  en  murmurant  :  —  Ouf!  que  je  suis  las!  —  Puis  il  offrit  du 
geste  un  fauteuil  à  son  neveu,  qui  lui  dit  : 

—  Une  fois  pour  toutes,  expliquons-nous.  Ami  ou  ennemi? 

—  Recourons  au  distinguo.  Ami  du  cher  garçon  que  voici,  mais 
ennemi  résolu,  ennemi  juré,  ennemi  mortel  de  son  mariage. 

—  Ainsi  M'"®  Gorneuil  n'a  pas  eu  le  bonheur  de  vous  plaire? 
repartit  Horace  sur  un  ton  d'amère  ironie. 

—  C'est  tout  le  contraire,  dit  le  marquis  en  s'échaufTant  tout  à 
coup.  Tu  ne  m'avais  pas  dit  assez  de  bien  de  cette  femme.  11  n'y  a 
qu'un  mot  qui  serve  :  elle  est  adorable. 

—  Eh  bien!  mon  oncle,  cela  étant... 

—  Adorable,  te  dis-je  ;  mais  elle  n'est  pas  du  tout  ton  fait.  Et 
d'abord,  tu  crois  l'aimer,  tu  ne  l'aimes  pas. 

—  Seriez-vous  assez  bon  pour  m'en  fournir  la  preuve? 

—  Non,  tu  ne  l'aimes  pas.  Tu  la  vois  à  travers  vos  communs  sou- 
venirs de  voyage,  à  travers  le  plaisir  que  tu  as  eu  à  lui  expliquer  le 
tombeau  de  Ti;  tu  la  vois  à  travers  l'Egypte,  à  travers  les  Pha- 
raons. Du  haut  des  pyramides  quarante  siècles  ont  contemplé  vos 
fiançailles,  et  c'est  pourquoi  ton  amour  t'est  cher.  Pur  mirage  du 
désert  que  cet  amour  !  Supprime  l'Egypte,  supprime  Ti,  et  souffle 
sur  le  reste,  il  ne  reste  rien. 

—  Si  c'est  là  votre  seule  objection... 

—  J'en  ai  une  autre.  Vous  n'êtes  pas  du  même  âge. 

—  Elle  a  dix -sept  mois,  deux  semaines  et  trois  jours  de  plus 
que  moi.  Est-ce  la  peine  d'en  parler? 

—  Je  veux  croire  que  ton  compte  est  juste;  je  connais  ta  rigou- 
reuse exactitude  en  toute  espèce  de  calculs.  Mais  cette  femme  a  l'es- 
prit mûr,  et  tu  n'es  et  ne  seras  toute  ta  vie  qu'un  enfant.  C'est  bien  de 
toi  qu'on  pourra  dire  comme  de  l'évêque  d'Avranches  :  «  Quand  donc 
monseigneur  aura-t-il  fini  ses  études?  »  Si  tu  étais  dans  les  affaires, 
dans  la  diplomatie,  dans  la  politique,  je  te  dirais  :  «  Épouse  ce  phé- 
nix, tu  es  sûr  de  ton  avenir.  »  Mais  ce  perpétuel  étudiant  épouser 
une  M"»^  Gorneuil,  là,  c'est  absurde.  Tu  te  flattes  de  lui  communi- 


244  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

quer  tes  goûts  et  tes  fureurs  qui  ne  lui  inspirent  qu'une  indulgente 
pitié.  Quand  tu  lui  parles  de  Manéthon,  tu  rassommes;  mais 
comme  elle  a  tous  les  talens,  elle  a  celui  de  dormir  sans  qu'on  s'en 
aperçoive. 

—  Est-ce  tout,  mon  cher  oncle? 

—  Mon  doux  ami,  je  te  fais  grâce  du  reste. 

—  Et  vous  n'attendez  pas  que  je  prenne  la  peine  de  vous  répondre  ? 

—  Je  t'en  dispense;  ma  conviction  est  faite. 

—  Avez-vous  écrit  à  ma  mère  ? 

—  Pas  encore,  je  ne  sais  que  lui  écrire.  Mon  embarras  est  ex- 
trême. 

—  S'il  vous  en  souvient,  vous  m'avez  donné  votre  parole  d'oncle 
et  de  gentilhomme  que  vous  ne  feriez  rien  à  mon  insu. 

—  Parole  d'oncle  et  de  gentilhomme,  tu  verras  mes  lettres.  Reviens 
dans  deux  jours,  à  la  même  heure,  car  je  ne  rentre  qu'au  moment  du 
dîner.  Je  te  montrerai  mon  brouillon. 

—  Voilà  qui  est  entendu,  répondit  Horace;  c'est  la  guerre,  mais 
une  guerre  loyale. 

Et  il  prit  congé  de  son  oncle  sans  lui  donner  la  main,  tant 
il  avait  sur  le  cœur  les  impertinens  propos  que  M.  de  Miraval  lui 
avait  tenus  ;  mais  en  chemin  il  ne  tarda  pas  à  les  trouver  plus  plai- 
sans  qu'impertinens.  Il  finit  par  se  les  répéter  en  riant,  et  ce  fut 
aussi  en  riant  qu'il  les  rapporta  à  M'"^  Gorneuil  et  qu'il  lui  fit  un 
récit  fidèle,  minutieusement  exact  de  sa  visite  à  l'hôtel  Gibbon.  Il 
fut  récompensé  de  sa  sincérité  par  un  sourire  enchanteur,  par  des 
témoignages  de  tendresse  pleins  de  saveur  et  de  délices.  Gomme 
dans  la  charmille,  il  vit  un  front  radieux  se  pencher  vers  lui  pour 
venir  chercher  ses  lèvres.  On  a  tort  de  dire  qu'il  n'est  rien  de  tel 
que  le  premier  baiser,  le  second  plongea  Horace  dans  une  si  douce 
ivresse  qu'il  lui  fut  impossible  de  travailler  sans  distraction  le  reste 
du  jour.  Il  était  occupé  à  se  souvenir. 

Il  n'était  pas  au  bout  de  ses  étonnemens.  En  arrivant  le  surlen- 
demain au  rendez-vous  que  lui  avait  donné  son  oncle,  il  apprit  que 
la  veille  M.  de  Miraval  était  parti,  et  cette  fois  tout  de  bon.  Pour 
où,  c'est  ce  qu'on  ne  put  lui  dire.  Il  avait  soldé  sa  note,  quitté 
l'hôtel  sans  autre  explication.  Le  marquis  se  doutait-il  que  les  incon- 
séquences, que  le  décousu  de  sa  conduite  portaient  le  trouble  dans  le 
cœur  d'une  femme  adorable  et  attentaient  même  au  repos  de  ses 
nuits?  M'"«  Gorneuil  se  trouva  replongée  dans  ses  perplexités,  qui 
prirent  sur  son  humeur.  M'"^  Véretz  eut  beaucoup  de  peine  à  se 
défendre,  quoique  à  vrai  dire  elle  n'eût  rien  à  se  reprocher. 

—  Bah  !  leur  disait  Horace,  nous  nous  alïectons  trop  de  tout  cela. 
A  quoi  bon  nous  tourmenter,  nous  mettre  martel  en  tête?  Ne  soup- 


LE    ROI   APÉPI.  245 

çonnons  pas  de  noirs  mystères  où  il  n'y  en  a  point.  Je  n'avais  pas 
vu  mon  oncle  depuis  deux  ans.  Peut-être,  si  vert  qu'il  paraisse, 
l'âge  lui  fait-il  sentir  ses  atteintes;  peut-être  n'a-t-il  plus  toute  sa 
tête.  Autrefois  il  savait  à  merveille  ce  qu'il  se  voulait,  il  ne  le  sait 
plus.  J'en  suis  désolé,  car  je  l'aime  beaucoup,  et  si  son  esprit  s'est 
affaibli,  je  lui  pardonne  de  grand  cœur  toutes  les  énormités  qu'il  a 
pu  me  dire. 

Il  ne  sut  plus  que  penser  quand  au  bout  d'une  semaine,  un  matin 
qu'il  pleuvait  à  verse,  il  vit  entrer  dans  son  cabinet  de  travail  M.  de 
Miraval,  l'air  mélancolique  et  sombre,  le  front  nuageux,  l'œil  éteint. 

—  D'où  sortez-vous,  mon  oncle?  lui  cria-t-il. 

—  Et  d'où  sortirais-je,  si  ce  n'est  de  mon  hôtel?  répondit  le  mar- 
quis. 

—  Mais  vous  l'avez  quitté  depuis  huit  jours. 

—  Je  parle  de  l'hôtel  de  Beau -Rivage,  situé  au  bord  du  lac,  à 
Ouchy,  port  de  Lausanne,  où  je  me  suis  installé  depuis  que  j'ai 
pris  l'hôtel  Gibbon  en  déplaisance. 

—  Je  sais  très  bien,  dit  Horace,  que  l'hôtel  de  Beau-Rivage  est  à 
Ouchy,  et  je  n'ignore  pas  non  plus  qu' Ouchy  est  le  port  de  Lau- 
sanne. Ce  que  je  ne  sais  pas  par  exemple,  c'est  pourquoi  vous  avez 
changé  de  domicile  sans  daigner  m'en  avertir. 

—  Mille  excuses,  mon  garçon.  Je  suis  si  occupé  ! 

—  A  quoi  donc? 

—  C'est  mon  secret. 

—  J'en  suis  fâché,  mon  oncle,  mais  votre  secret  ne  vous  rend 
pas  heureux.  Qu'est  devenue  votre  brillante  gaîté?  Vous  me  sem- 
blez  sombre  aujourd'hui  comme  un  verrou  de  prison.  Ne  seriez- 
vous  pas  tourmenté  par  quelque  remords? 

—  Où  prends-tu  que  j'aie  des  remords?  C'est  cette  maudite  pluie 
qui  m'agace.  Regarde  le  lac,  il  est  trouble  et  hideux.  Pleut-il  toujours 
dans  ce  pays?  As-tu  un  baromètre? 

—  Eu  voici  un,  derrière  vous,  et  tout  à  votre  service.  Mais,  je 
vous  prie,  racontez-vous  vos  secrets  à  ma  mère?  Ce  brouillon  de 
lettre  que  vous  deviez  me  montrer,  l'avez-vous  dans  votre  poche? 

Le  marquis  ne  répondit  ni  oui  ni  non.  Il  allait  et  venait  dans  la 
chambre,  en  maugréant  contre  la  pluie  qui  rendait  tout  impossible, 
et  de  temps  en  temps  il  retournait  au  baromètre,  qu'il  tapotait  avec 
insistance  dans  l'espoir  de  le  décider  à  marquer  beau  fixe.  Puis,  au 
milieu  d'une  jérémiade,  il  prit  son  chapeau  et  sortit  aussi  brusque- 
ment qu'il  était  entré,  malgré  les  efforts  que  fit  son  neveu  pour  le 
retenir  à  déjeuner. 

Le  lendemain,  qui  était  un  dimanche,  il  ne  plut  pas,  grâce  à  Dieu  ; 
mais  en  revanche  il  venta  grand  frais.  Le  lac,  fouetté  par  la  bise. 


2S6  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ne  se  possédait  plus;  il  avait  des  attitudes  et  des  colères  d'océan. 
Le  marquis  revint  à  la  même  heure,  l'air  aussi  maussade,  aussi 
déconfit  que  la  veille,  pestant  contre  la  bise  aussi  énergiquement 
qu'il  avait  protesté  contre  la  pluie.  Il  ne  put  parler  d'autre  chose, 
et  il  tapota  de  nouveau  le  baromètre,  mais  cette  fois  pour  le  faire 
descendre. 

—  L'imbécile  a  trop  monté,  murmura-t-il. 

—  Il  n'aura  pas  compris  ce  que  vous  lui  demandiez,  fit  Horace. 

—  Maître  gouailleur,  je  ne  suis  pas  d'humeur  à  plaisanter,  repli- 
qua-t-il,  et  je  me  sauve. 

Horace  tenta  vainement  de  le  faire  rester,  il  gagna  la  porte  et 
l'escalier  ;  mais  son  neveu  le  suivit  et,  s'emparant  de  son  bras,  se 
déclara  résolu  à  le  reconduire  jusqu'à  son  hôtel.  Il  espérait  le  faire 
parler  en  chemin  d'autre  chose  que  de  la  bise.  Us  n'avaient  pas  fait 
cinquante  pas  lorsqu'ils  virent  arriver  une  voiture  qui  allait  bon 
train,  comme  pour  échapper  à  l'ouragan,  et  dans  laquelle  se  trou- 
vaient M'"'^  Véretz  et  sa  fille.  Ces  dames  revenaient  d'entendre  la 
messe  à  Lausanne,  où  on  peut  l'entendre  depuis  qu'il  y  a  une  église 
catholique  sur  la  Riponne. 

Au  moment  où  on  allait  se  croiser,  M'"*  Yéretz,  qui  n'avait  jamais 
les  yeux  au  talon,  donna  un  ordre  à  son  cocher,  et  la  voiture  s'ar- 
rêta net.  Horace  n'eut  garde  de  lâcher  le  bras  de  son  oncle,  qu'il 
obligea  à  faire  halte.  Apparemment  le  charme  opérait  de  nouveau, 
car  en  s' approchant  de  la  portière,  le  marquis  rencontra  le  regard 
de  M'"^  Corneuil  et  perdit  aussitôt  contenance.  11  s'inclina  gauche- 
ment, rougit,  marmotta  quelques  mots  qui  n'avaient  ni  sens  ni  l'air 
d'en  avoir  un.  Puis,  se  dégageant  de  l'étreinte  de  son  neveu,  il  fit  un 
second  salut,  tourna  le  dos  et  gagna  pays. 

—  11  devient  de  plus  en  plus  inexplicable ,  dit  M'"^  Véretz.  Je 
commence  à  croire  qu'il  a  mauvaise  conscience. 

—  C'est  un  conspirateur  qui  a  des  scrupules  intermittens ,  dit 
M°"  Corneuil. 

—  Il  m'a  confessé  hier  qu'il  avait  un  secret,  dit  Horace. 

—  Je  le  devinerai,  son  secret,  reprit  M'"«  Véretz. 

—  Et  moi,  pour  en  avoir  le  cœur  net,  j'écrirai  dès  ce  soir  à  ma 
mère,  répondit-il. 

Le  soir  même,  comme  il  arrive  quelquefois,  la  bise  tomba  brus- 
quement; il  en  résulta  que  le  lendemain  on  ne  revit  pas  le  mar- 
quis. M'"^  Véretz  alla  aux  informations;  peut-être  avait-elle  ses 
mouches,  elle  en  mit  une  en  campagne.  Quelques  heures  après,  elle 
eut  la  satisfaction  d'apprendre  à  sa  fille  et  à  M.  de  Penneville  que 
chaque  matin,  sauf  les  cas  de  pluie  ou  de  vent  furieux,  M.  de  Mi- 
raval  s'embarquait  sur  le  bateau  qui  traverse  le  lac  d'Ouchy  à  Évian, 


LE   ROI   Al'ÉPI.  247 

qu'il  passait  la  journée  en  Savoie  et  revenait  entre  chien  et  loup 
dîner  à  son  hôtel.  Qu'allait-il  faire  en  Savoie?  On  se  perdit  en  con- 
jectures. La  plus  vraisemblable,  à  laquelle  on  s'arrêta,  fut  que 
M'"'  de  Penneville  avait  quitté  Vichy  pour  Évian,  que  chaque  jour  son 
émissaire,  son  suppôt,  allait  l'y  rejoindre  et  conférer  avec  elle,  qu'a- 
vant peu  la  bombe  éclaterait.  M™"  Véretz  émit  sérieusement,  quoique 
sous  forme  de  plaisanterie,  le  désir  qu'on  filât  le  marquis  et  que 
M.  de  Penneville  se  transportât  le  lendemain  à  Évian  pour  s'assurer 
de  ce  qui  s'y  passait.  Sa  fille  et  Horace  goûtèrent  peu  son  idée  et 
déclinèrent  sa  proposition,  l'un  par  dignité,  l'autre  par  prudence. 
Toujours  craintive  depuis  cette  nuit  où  elle  avait  fait  de  si  mauvais 
rêves ,  M"«  Corneuil  se  disait  :  Loin  des  yeux,  loin  du  cœur.  Elle 
ne  se  souciait  pas  qu'une  journée  durant  son  bien-aimé  mît  le  lac 
entre  elle  et  lui  ;  elle  avait  peur  que,  dans  les  hasards  de  son  expé- 
dition, il  ne  tombât  dans  les  mains  des  Philistins  et  qu'on  ne  le  lui 
volât. 

On  fut  bientôt  hors  de  peine.  Horace  avait  écrit  à  sa  mère;  il  en 
reçut  la  réponse  suivante  : 

(c  Mon  cher  enfant,  M.  de  Miraval  s'était  chargé  de  te  faire  con- 
naître toute  ma  pensée  sur  le  mariage  que  tu  médites.  Que  parles-tu 
de  complots?  Ton  oncle  m'a  écrit;  pour  te  prouver  à  quel  point  je 
suis  de  bonne  foi  dans  cette  affaire  qui  me  donne  tant  de  soucis, 
je  prends  le  parti  de  t'envoyer  sa  lettre,  en  te  suppliant  de  ne  lui 
en  rien  dire,  car  sûrement  il  aurait  peine  à  me  pardonner  mon  in- 
discrétion. Tu  verras  par  cette  lettre  combien  il  est  peu  prévenu 
contre  la  femme  que  tu  aimes,  et  partant  combien  les  objections 
qu'il  fait  à  ton  projet  méritent  d'être  prises  par  toi  en  sérieuse  con- 
sidération. Ta  mère,  qui  ne  souhaite  que  ton  bonheur.  » 

La  lettre  du  marquis  était  ainsi  conçue  : 

«  Ma  chère  Mathilde,  j'ai  tardé  à  prendre  la  plume,  et  je  t'en 
fais  mes  excuses.  Le  cas  est  tout  autre  que  je  ne  pensais  et  demande 
beaucoup  de  réflexions.  Je  n'ai  que  peu  d'espoir  de  réussir  à  déta- 
cher Horace  de  celle  que  j'appelais  a  sa  couleuvre  du  Nil.  »  Je  t'avais 
promis  d'exercer  en  cette  rencontre  tous  mes  talens  diplomatiques. 
J'avais  tort  de  me  faire  blanc  de  mon  épée;  que  peut  la  diplomatie 
contre  une  pareille  femme?  Tu  n'ignores  pas  que  je  suis  arrivé  ici 
armé  de  préventions  jusqu'aux  dents;  tu  n'ignores  pas  non  plus 
que  je  me  connais  en  hommes  et  en  femmes,  que  je  ne  manque  pas 
d'une  certaine  vivacité  de  coup  d'œil.  J'ai  vu  et  j'ai  été  vaincu;  je 
n'ai  pu  m'empêcher  de  le  dire  à  M'"'  Corneuil  elle-même.  Je  ne  te 
parle  pas  de  sa  miraculeuse  beauté,  des  grâces  de  son  esprit,  de 
son  talent  littéraire,  qui  est  de  premier  ordre,  de  la  noblesse  de 
ses  sentimens.  Un  mot  suffira.  Tu  sais  quelle  était  mon  horreur  pour 
le  mariage;  j'ai  fait  campagne  et  j'ai  gardé  du  service  un  déplaisant 


248  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

souvenir.  Eh  !  bien,  pour  la  première  fois. . .  tu  crois  rêver,  ma  chère, 
et  pourtant  cela  n'est  que  trop  vrai.  Oui,  si  Horace  n'existait  pas,  si 
M""^  Gorneuii  avait  le  cœur  libre,  si  mes  soixante-cinq  ans  ne  lui  fai- 
saient pas  peur,  oui,  je  franchirais  le  pas  sans  hésiter,  et  je  croirais 
assurer  le  bonheur  des  quelques  années  que  j'ai  encore  à  vivre.  Tu 
te  moques  de  moi,  tu  as  mille  fois  raison.  Heureusement,  Horace 
existe  ;  au  surplus,  rassure-toi ,  je  n'aurais  aucune  chance  d'être 
agréé.  Laissons  là  ma  petite  utopie  et  parlons  de  ton  fils.  —  Cela 
étant,  diras-tu,  qu'il  épouse! —  Non,  ma  chère  Mathilde,  je  ne  crois 
pas  que  cette  union  fût  heureuse.  II  y  a  entre  ces  deux  êtres  un  désac- 
cord absolu  d'humeurs,  de  goûts,  de  caractères;  il  m'est  impossible 
d'admettre  qu'ils  soient  faits  l'un  pour  l'autre.  Je  m'en  suis  expliqué 
franchement  avec  Horace;  mais  parlez  donc  raison  à  un  amoureux. 
Autant  vaut  jouer  un  air  de  flûte  à  un  poisson.  Amoureux  et  pois- 
sons, j'en  ai  fait  la  fâcheuse  expérience,  sont  les  gens  du  monde 
les  plus  difficiles  à  persuader.  Je  répéterai  pourtant  mes  tentatives, 
je  reviendrai  à  la  charge  dans  un  moment  propice,  et  tu  auras  avant 
peu  de  mes  nouvelles.  Mais,  soit  dit  sans  reproche,  je  regrette  amè- 
rement d'être  venu  à  Lausanne;  tu  ne  te  doutes  pas  du  triste  ser- 
vice que  tu  m'as  rendu  en  m'y  envoyant,  des  journées  orageuses  et 
des  nuits  agitées  qu'y  passe  ton  vieil  oncle,  qui  t'embrasse.  » 

Cinq  minutes  après  avoir  lu  cette  lettre,  c'est-à-dire  à  dix  heures 
du  matin,  Horace,  transgressant  toutes  les  lois  du  pays,  accou- 
rait au  chalet,  où  M"«  Véretz  le  reçut.  Il  était  hors  de  lui,  et  la  pre- 
mière chose  qu'il  fit  fut  de  partir  d'un  grand  éclat  de  rire. 

—  Chut!  lui  dit-elle  vivement,  en  lui  pinçant  le  bras.  Oubliez- 
vous  qu'on  ne  rit  jamais  ici  le  matin? 

Horace  jeta  un  baiser  passionné  dans  la  direction  du  sanctuaire, 
et  il  dit  à  M'"*^  Véretz  : 

—  Chère  madame,  allons-nous-en  bien  vite  dans  le  fond  du  jar- 
din, car  il  faut  absolument  que  je  rie. 

Dès  qu'ils  furent  installés  dans  la  charmille  :  —  Oh!  décidément, 
reprit-Jl,  cette  aventure  est  par  trop  plaisante! 

—  Quelle  aventure?  de  quoi  s'agit-il? 

—  Ah  !  mon  oncle,  mon  pauvre  oncle  ! 
Et  il  se  mit  à  rire  de  plus  belle. 

—  De  grâce,  expliquez-vous,  lui  dit  M"^^  Véretz. 

—  Eh!  oui...  «  Honteux  comme  un  renard  qu'une  poule  aurait 
pris!...  »  Je  sais  mon  La  Fontaine  aussi  bien  que  lui. 

—  Qui  est  la  poule?  demanda-t-elle. 

—  Imaginez -vous  qu'il  est  éperdument,  follement  amoureux 
d'Hortense. 

M'"«  Véretz  bondit.  —  Vous  me  faites  un  conte  à  dormir  debout, 
s'écria-t-elle. 


LE    ROI   APÉPI.  2A9 

—  Écoutez  plutôt,  écoutez,  s'il  vous  plaît. 

Et  là-dessus  il  lut  à  haute  voix  les  deux  lettres,  en  s' interrom- 
pant par  intervalles  pour  donner  un  libre  cours  à  sa  gaîté. 

Le  premier  mouvement  de  M""'  Véretz  fut  de  rire  aussi,  le  second 
d'écouter  avec  une  religieuse  attention,  le  troisième  de  prendre 
des  mains  d'Horace  les  lettres  qu'il  venait  de  lire  et  d'en  vérifier 
les  passages  les  plus  intéressans.  Il  est  bon  de  n'en  croire  que  ses 
yeux. 

—  Oh!  mon  pauvre  oncle,  s'écriait-il,  voilà  donc  son  fameux 
secret!  Il  a  dû  refaire  dix  fois  son  épître  avant  de  l'envoyer  ;  il  crai- 
gnait que  ma  mère  ne  se  moquât  de  lui.  Et  regardez  un  peu  la 
peine  qu'il  se  donne  pour  plaisanter  et  comme  malgré  lui  le  sérieux 
de  sa  passion  se  trahit.  Ah!  oui,  il  a  «  des  journées  orageuses  et 
des  nuits  agitées.  »  Je  le  conçois.  Voyez,  je  vous  prie,  comme  tout 
s'explique,  lesincohérences  de  sa  conduite,  ses  rougeurs,  son  trouble, 
ses  accès  bizarres  de  sauvagerie,  les  impolitesses  qu'il  vous  a  faites, 
lui  si  poli,  si  esclave  des  bienséances!  Il  a  juré  de  ne  plus  remettre 
les  pieds  ici,  comme  le  papillon  se  jure  de  ne  plus  retourner  à  la 
flamme  de  la  bougie.  Chaque  matin  il  se  dit  :  «  Quittons  Lausanne, 
partons.  »  Et  il  n'a  pas  le  courage  de  partir.  Et  pourtant  il  ne  peut 
tenir  en  place,  il  promène  ses  amoureux  soucis  sur  le  lac.  Nous 
nous  demandions  ce  qu'il  allait  faire  en  Savoie.  Eh!  parbleu,  il  va 
à  Meillerie ,  pour  y  contempler  le  rocher  de  Saint-Preux,  pour  y 
raconter  ses  douleurs  à  cette  grande  ombre.  Puis  il  se  dit  de  nou- 
veau :  Partons  !  et  il  ne  part  pas,  et  chaque  jour  il  recommence  à 
décrire  sa  lointaine  et  monotone  orbite  autour  du  chalet  où  son 
cœur  est  resté. 

—  Eh  !  oui,  c'est  bien  cela,  dit  M'""  Véretz.  Il  faut  croire  que  les 
planètes  aiment  le  soleil  et  que  pourtant  il  leur  fait  peur.  C'est  pour 
cela  qu'elles  tournent  en  cercle  autour  de  lui. 

—  A  vrai  dire,  répondit-il  en  reprenant  son  sérieux,  ce  n'est  pas 
tout  à  fait  ainsi  que  les  astronomes  expliquent  la  chose. 

—  Dieu  les  bénisse  !  dit  M"'"  Véretz. 

Et  à  ces  mots,  elle  coula  doucement  dans  sa  poche  la  lettre  du 
marquis,  qu'Horace  ne  songeait  pas  à  lui  redemander. 

—  En  vérité,  reprit-il,  j'aime  et  je  respecte  mon  oncle,  et  je  me 
fais  une  conscience  de  me  moquer  de  lui.  Mais  là,  il  m'est  impos- 
sible de  le  plaindre.  Il  s'était  chargé  d'une  vilaine  mission,  et  notez 
qu'il  se  flatte  encore  de  gagner  la  partie,  il  caresse  je  ne  sais  quel 
vague  espoir...  Dieu  !  qu'il  me  tarde  de  conter  cette  histoire  à  Hor- 
tense!  Va-t-elle s'en  divertir! 

—  Si  vous  m'en  croyez,  mon  cher  comte,  vous  ne  lui  en  tou- 
cherez pas  un  mot,  un  seul  mot,  répliqua  gravement  M""'  Véretz. 


250  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Rions  entre  nous  comme  deux  écoliers,  mais  vous  savez  qu'Hor- 
tense  n'aime  pas  à  rire.  C'est  une  vraie  sensitive,  et  ce  qui  nous 
amuse  pourrait  bien  la  blesser  ou  la  chagriner. 

—  Dieu  me  garde  en* ce  cas  !..  Toutefois  votre  défense  m'afflige. 
Elle  est  si  bonne,  cette  histoire  !  Convenez  qu'on  en  pourrait  faire 
une  jolie  comédie.  Il  faudrait  l'intituler  le  Renard  ou  le  Diplomate 
pris  au  piège. 

—  Le  titre  serait  peut-être  un  peu  long,  dit-elle.  Bah  !  quand 
nous  composerons  notre  affiche,  nous  aviserons. 

Là-dessus  il  la  quitta;  mais  il  se  dit  en  rentrant  chez  lui  : 

—  C'est  égal,  je  ti'ouverai  tôt  ou  tard  un  moment  pour  en  parler 
à  Hortense. 


Il  était  près  de  dix  heures  du  soir.  La  mère  et  la  fille  étaient 
seules  dans  leur  salon.  M'"°Véretz  brodait  au  tambour,  M'"'  Corneuil 
rêvait,  enfoncée  dans  une  causeuse  ;  comme  elle  ne  méditait  pas, 
il  était  permis  de  parler. 

—  C'est  donc  demain  le  grand  jour,  lui  dit  sa  mère,  en  levant 
le  nez  de  dessus  de  son  ouvrage. 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

—  M.  de  Penneville  est  accouché  de  ce  soir,  à  terme  ou  avant 
terme,  je  ne  sais.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  demain  nous  ava- 
lerons l'enfant.  Il  m'a  certifié  que  son  manuscrit  se  composait  de 
soixante-treize  feuillets,  ni  plus  ni  moins;  tu  sais  qu'ils  sont  de 
conséquence,  ses  feuillets.  Deux  heures  d'horloge,  nous  ne  nous  en 
tirerons  pas  à  moins.  Ce  diable  d'homme  a  la  voix  si  claire,  si  reten- 
tissante qu'on  entend  sans  écouter;  bon  gré,  mal  gré,  les  oreilles 
s'imprègnent.  Tu  es  une  heureuse  femme,  ma  chère;  M.  de  Miraval 
l'a  dit,  tu  as  le  talent  de  doraiirsans  en  avoir  l'air. 

—  Voilà  une  plaisanterie  d'un  goût  douteux,  riposta  M'""  Corneuil 
avec  hauteur. 

—  Je  ne  t'en  fais  pas  un  crime,  on  se  défend  comme  on  peut 
contre  Apépi;  chacun  s'arrange  à  sa  manière  pour  ne  pas  recevoir  la 
pluie...  Mon  Dieu  !  ce  cher  garçon  peut  avoir  des  travers,  cela  n'em- 
pêche pas  qu'il  n'ait  un  cœur  excellent  et  le  reste;  cela  ne  l'em- 
pêche pas  non  plus  d'être  adoré. 

—  Eh!  oui,  je  l'adore,  répliqua  M'"''  Corneuil  d'une  voix  aigre, 
ou  du  moins  M,  de  Penneville  m'est  infiniment  cher,  et  je  vous 
prie  de  n'en  pas  douter. 

M'""  Yéretz  se  remit  à  broder,  et  après  quelques  instans  de 
silence  :  —  Bon  Dieu  !  quel  dommage  î 


LE   ROI   AFÉPI.  251 

—  Qu'est-ce  encore? 

—  Quel  dommage  que  l'oncle  ne  soit  pas  le  neyeu  ou  que  le 
neveu  ne  soit  pas  l'oncle  ! 

—  De  quel  oncle  parlez-vous? 

—  Du  marquis  de  Miraval. 

—  De  ce  conspirateur?  de  cet  affreux  vieillard? 

—  Tu  ne  l'as  pas  bien  regardé,  il  n'est  pas  affreux  du  tout.  Le 
regard  est  charmant,  la  voix  est  jeune,  la  main  potelée  et  coquette, 
une  vi-aie  main  de  diplomate  ou  de  prélat.  Il  te  déplaît  donc  beau- 
conp? 

—  Infiniment. 

—  Tu  es  injuste,  très  injuste,  il  a  plusieurs  genres  de  mérite. 
D'abord  il  est  marquis,  l'autre  n'est  que  corrjte,  et  les  comtes  courent 
les  rues.  Ensuite  il  n'a  pas  soixante  mille  livres  de  rente,  il  en  a 
plus  du  triple. 

—  Deux  cent  mille,  dit  M"'^  Gorneuil.  A  quoi  vous  arrêtez-vous 
là? 

—  Autre  avantage  :  s'il  lui  plaisait  de  convoler,  il  n'aurait  pas 
besoin  de  faire  agréer  son  mariage  à  sa  mère.  Nous  aurons  beau 
faire,  M™^  de  Penneville  ne  nous  agréera  jamais.  Tu  verras  qu'elle 
se  brouillera  avec  son  fils,  et  ce  sera  une  mauvaise  note  pour  toi. 
Le  monde  en  pareil  cas  prend  toujours  le  parti  des  mères.  Et  puis 
M.  de  Miraval  n'est  pas  un  antiquaire,  c'est  un  homme  du  monde 
et,  qui  plus  est,  un  grand  ambitieux.  11  a  formé  le  projet  de  ren- 
trer dans  la  vie  politique;  avant  peu  de  mois,  il  sera  député  ou 
sénateur,  à  son  choix. 

—  Qui  vous  l'a  dit? 

—  Lui-même,  et  il  ajoutait  que  son  seul  chagrin  est  de  n'être 
pas  marié,  parce  qu'il  aura  besoin  d'avoir  un  salon,  et  sans  femme, 
point  de  salon.  L'autre  n'a  de  goût  que  pour  les  caveaux,  et  il  ne 
soupire  qu'après  son  cher  Memphis,  où  il  t'emmènera. 

—  Vous  savez  bien,  répondit-elle  vivement,  qu'Horace  fera  ce 
qui  me  plaira. 

—  Ne  t'y  fie  pas.  M.  de  Miraval  le  définit  un  doux  entêté.  Bon 
Dieu!  qu'irons-nous  faire  en  Egypte,  nous  qui  considérons  la  vie 
comme  une  mission,  comme  un  apostolat?..  Le  moyen  d'exercer  sa 
mission  au  fond  d'un  hypogée! 

—  Sur  quelle  herbe  avez- vous  marché  ce  soir?  dit  M""*  Gorneuil, 
en  secouant  sa  belle  tête  de  muse  ennuyée  et  en  plissant  ses  lèvres 
de  Junon,  d'une  Junon  qui  n'a  pas  encore  rencontré  son  Jupiter, 

M'"^  Véretz  tirait  l'aiguille  et  fredonnait  tout  bas  une  ariette.  Ce 
fut  M™^  Gorneuil  qui  renoua  l'entretien. 

—  Non,  je  ne  sais  ce  qui  vous  prend.  On  dirait  que  vous  vous 


252  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

appliquez  à  me  dégoûter  de  mon  bonheur.  Ce  mariage,  qui  l'a  voulu, 
ou  du  moins  qui  l'a  conseillé? 

—  L'amour  tient  lieu  de  tout,  ma  fille.  Ne  regrette  donc  rien, 
puisque  tu  l'aimes. 

—  Mon  Dieu!  vous  savez  bien  que  je  n'ai  pas  rencontré  l'homme 
de  mes  rêves.  Mais  j'aime  Horace  ;  je  veux  dire  qu'il  m'a  plu,  qu'il 
me  plaît...  Enfin  vous  ne  m'expliquez  pas  pourquoi  ce  soir... 

—  Bon,  pensa  M'°'  Véretz,  nous  n'en  sommes  plus  à  l'adoration. 
Et  elle  reprit  :  —  Ma  toute  belle,  M.  de  Penneville  est  un  superbe 
parti,  je  n'en  disconviens  pas,  et  je  te  l'ai  recommandé  parce  que 
je  n'en  avais  pas  un  plus  beau  encore  à  te  proposer. 

—  Tandis  que  ce  soir?.. 

—  Eh!  ce  soir,  j'en  sais  un  autre. 

M'"'  Véretz  se  leva  de  son  fauteuil,  et,  après  avoir  fouillé  dans  sa 
poche,  elle  s'approcha  de  sa  fille  et  lui  dit  : 

—  Lis  ces  deux  lettres;  je  ne  te  les  donne  pas,  je  te  les  prête, 
car  M.  de  Penneville  s'est  aperçu  que  je  les  avais  gardées,  et  je  les 
lui  renverrai  demain  matin. 

M'"®  Corneuil  passa  dédaigneusement  les  yeux  sur  la  première 
de  ces  deux  lettres  ;  mais  quand  elle  eut  commencé  à  lire  la  seconde, 
elle  changea  d'attitude,  el'e  secoua  sa  langueur,  son  teint  mat  se  co- 
lora, et  il  se  passa  au  fond  de  ses  yeux  je  ne  sais  quoi  que  ses  lon- 
gues paupières  ne  prirent  pas  la  peine  de  cacher. 

Cependant,  quand  elle  fut  au  bout  de  sa  lecture,  elle  se  leva, 
prit  une  enveloppe  dans  un  tiroir,  y  enferma  les  deux  lettres,  pria 
sa  mère  d'y  mettre  l'adresse,  sonna  Jacquot  et  lui  dit  : 

—  Qu'à  l'instant  on  porte  ce  pli  à  M.  le  comte  de  Penneville! 
Après  quoi  elle  se  rassit  dans  sa  causeuse. 

—  Ces  pattes  de  mouche  te  brûlaient  les  doigts?  lui  dit  en 
souriant  M'"«  Véretz. 

—  Vous  auriez  pu  vous  dispenser  de  me  faire  Ure  ces  billevesées, 
répondit-elle. 

—  Des  billevesées,  ma  chère?  Que  dirait  le  marquis  s'il  t'enten- 
dait? 11  est  terriblement  allumé,  ce  pauvre  homme.  C'est  sa  faute; 
pourquoi  s'est-il  approché  de  deux  beaux  yeux,  qui  sont  accou- 
tumés à  faire  des  miracles? 

—  Ah!  plus  un  mot!  lui  repartit  sa  fille.  Vous  savez  que  je  ne 
puis  souffrir  certain  genre  de  badinages. 

M'"'=  Véretz  retourna  à  son  tambour.  M'"'=  Corneuil  se  leva,  se  pro- 
mena quelques  instans  dans  la  chambre  d'un  pas  inquiet  et  fiévreux. 
Puis  elle  s'assit  au  piano  et  soupira  d'une  voix  émue,  passionnée, 
cette  chanson  de  Mignon  qu'Horace  aimait  tant.  Elle  s'arrêta  au 
milieu  du  dernier  couplet,  et  se  retournant  vers  sa  mère  : 


LE   ROI   APEPl.  253 

—  Non,  je  ne  vous  comprends  pas.  Pouvez- vous  bien  me  pro- 
poser sérieusement  de  renoncer  à  un  homme  qui  a  toute  sorte  de 
bonnes  qualités,  à  un  homme  digne  de  mon  estime,  bien  fait  de  sa 
personne? 

—  L'autre  matin  qu'il  riait  tant,  il  avait  l'air  d'un  superbe 
mouton  qui  a  appris  le  copte,  interrompit  M'"«  Véretz. 

—  A  un  homme,  reprit-elle,  qui  a  ma  parole.  Vous  craignez  les 
mauvais  propos  ;  c'est  bien  alors  qu'on  trouverait  à  gloser. 

—  Il  n'est  que  de  prendre  ses  précautions.  Nous  ne  le  quitterons 
pas,  il  nous  quittera. 

—  Et  à  qui  le  sacrifierais-je?  A  un  septuagénaire. 

—  Ah  !  permets,  le  marquis  n'a  que  soixante-cinq  ans,  et  il  ne 
les  paraît  pas.  C'est  un  homme  d'un  beau  passé  et  d'un  aimable 
avenir.  Je  lui  prédis  les  plus  beaux  succès  de  tribune,  ce  genre  de 
succès  qui  fait  qu'on  pense  à  vous  pour  un  portefeuille.  La  France 
est  si  pauvre  en  hommes  !  Et  puis,  ma  chère  adorée,  dis-toi  bien 
qu'il  n'y  a  que  les  vieillards  qui  sachent  aimer.  Ils  vous  savent  tant 
de  gré  de  ce  qu'on  leur  fait  la  grâce  de  les  supporter!  J'ajoute  que 
M.  de  Miraval  a  le  goût  fin,  il  apprécie  notre  littérature.  C'est 
écrit,  il  la  trouve  «  du  premier  ordre.  » 

Là-dessus,  M'"''  Véretz  quitta  de  nouveau  sa  broderie,  courut  à 
sa  fille,  et  la  serrant  dans  ses  bras  : 

—  Tu  te  fâches?  dit-elle.  Eh  bien,  n'en  parlons  plus.  La  partie 
n'est  pas  égale  entre  M.  de  Penneville  et  son  oncle.  L'un  te  plaît... 

—  Vous  n'avez  jamais  le  mot  juste...  Il  ne  me  déplaît  pas. 

—  Et  l'autre  te  déplaît. 

—  Mon  Dieu!  il  me  déplaisait. 

—  Bien  !  les  voilà  de  niveau  et  de  plain-pied,  logés  à  la  même 
enseigne.  Les  paris  sont  ouverts. 

—  Vous  avez  raison,  je  finirai  par  me  fâcher  sérieusement,  ré- 
pliqua M'^'  Gorneuil,  qui  alluma  une  bougie  pour  se  retirer  dans 
sa  chambre. 

Comme  elle  allait  sortir,  elle  s'approcha  d'une  fenêtre,  contempla 
un  instant  la  voûte  étoilée,  comme  pour  y  chercher  une  inspira- 
tion. Puis  elle  dit  à  sa  mère  d'un  ton  résolu  et  solennel  : 

—  Soyez  certaine  que  je  ne  consulterai  que  mon  cœur.  Si  vous 
vous  méprenez  sur  mes  sentimens,  je  me  réserve  le  droit  de  vous 
désavouer. 

M""*  Véretz  l'embrassa  de  nouveau,  en  lui  disant  :  —  Tu  es  un 
vrai  roi  de  Prusse,  toi  ;  tu  parles  de  ton  cœur,  de  ta  conscience, 
tu  laisses  faire  en  te  réservant  de  désavouer.  Allons,  je  serai  ton 
Bismarck. 

Et  à  ces  mots,  elle  reconduisit  son  ange  adoré  jusqu'à  la  porte 
du  lieu  très  saint. 


^255  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Le  lendemain,  il  tomba  dans  les  premières  heures  de  la  matinée 
une  petite  pluie  fine,  qui  mouillait  ;  cependant  le  marquis  ne  rendit 
pas  visite  à  son  neveu,  ce  qui  affligea  fort  M""^  Yéretz;  peut-être 
s'était-elle  promis  de  l'arrêter,  de  s'emparer  de  lui  au  passage.  Dans 
l'apiès-raidi,  le  temps  s'éleva,  et  elle  proposa  à  sa  fille  de  sortir 
avec  elle  en  calèche.  Horace  ne  les  accompagna  pas  ;  il  tenait  à 
revoir  une  fois  encore  son  manuscrit,  pour  que  le  soir  il  n'y  eût 
pas  d'accroc  dans  sa  lecture;  il  estimait  que  la  mariée  ne  serait 
jamais  assez  belle. 

Comme  ces  dames  revenaient  de  leur  promenade  en  longeant  la 
belle  esplanade  de  Montbenon,  qui  commande  une  vue  admirable 
sur  le  lac  et  les  Alpes,  M'"^  Yéretz,  dont  les  yeux  de  furet  voyaient 
tout,  aperçut  par  la  portière  le  marquis  niélarxoliquement  assis 
sur  un  banc  solitaire.  Elle  descendit  lestement  de  voiture  et 
pria  sa  fille  de  retourner  au  logis  toute  seule.  Quelques  minutes 
après,  sans  faire  semblant  de  rien,  elle  passait  à  dix  pas  devant  le 
marquis  et  poussait  un  petit  cri  de  joyeuse  surprise.  M.  de  Miraval 
s'aperçut  qu'entre  les  Alpes  et  lui  il  y  avait  un  chignon  du  plus 
beau  rouge;  il  aimait  mieux  les  cheveux  blonds,  mais  il  prit  galam- 
ment son  parti. 

—  Bénie  soit  sa  majesté  le  hasard!  s'écria  M""^  Yéretz.  Yous  êtes 
mon  prisonnier,  monsieur  le  marquis;  rendez-vous  à  discrétion. 

Il  lui  offrit  son  bras,  en  lui  disant  :  —  Mon  geôlier  me  plaît  beau- 
coup, chère  madame. 

—  Je  vous  dispense  d'être  galant,  répondit-elle.  Je  vous  demande 
seulement  de  me  parler  à  cœur  ouvert,  si  toutefois  c'est  une  chose 
à  demander  à  un  diplomate.  Yoyons,  voulez-vous  être  sincère  ? 

—  Je  le  serai  autant  qu'Amen-heb,  surnommé  le  véridique,  lui 
dit-il,  intendant  des  troupeaux  d'Ammon  et  grammate  principal. 

—  Convenez  d'abord  que  j'ai  le  droit  de  vous  questionner.  Yotre 
conduite  à  notre  égard  n'a-t-elle  pas  été  singulière?  Depuis  le  jour 
où  M.  de  Penneville  vous  a  présenté  à  nous,  vous  avez  pris  à  tâche 
de  nous  éviter,  de  nous  fuir. 

—  Oh!  croyez,  madame... 

—  En  vérité,  qu'avons-nous  bien  pu  vous  faire?  Yous  avez  sûre- 
ment découvert  que  je  suis  une  sotte. 

—  Chère  madame,  dès  la  première  minute  où  j'ai  eu  l'honneur 
de  vous  voir,  je  vous  ai  tenu  pour  une  femme  de  beaucoup  d'es- 
prit, et  je  ne  m'en  dédis  pas. 

—  En  ce  cas,  est-ce  ma  fille  qui  a  eu  le  malheur  de  vous  dé- 
plaire? 

—  Yotre  fille  !  s'écria  le  marquis.  Serais-je  assez  maudit  de 
Dieu  et  des  hommes!..  Mais  elle  est  adorable,  votre  fille. 

—  C'est  le  mot  de  la  lettre,  pensa  M'"^  Yéretz  ;  il  a  raison  de  s'y 


LE   ROI   APEPI.  255 

tenir.  Puis  elle  reprit  :  —  Monsieur  le  marquis,  quel  est  donc  ce 
mystère? 

—  Eh  !  madame,  lui  dit-il  en  la  regardant  de  travers,  vous  êtes 
une  femme  très  fine,  et  vous  vivez  avec  des  gens  qui  déchiffrent 
des  hiéroglyphes.  Je  crains  bien  que  vous  ne  m'ayez  deviné. 

—  Vous  vous  faites  une  idée  exagérée  de  ma  clairvoyance;  je 
n'ai  rien  deviné  du  tout.  Voyons,  serait-il  vrai,  comme  le  prétend 
M.  de  Penneville,  que  vous  ayez  un  secret? 

—  Est-ce  que  par  hasard  mon  neveu  l'aurait  pénétré,  ce  secret? 
Vous  m'épouvantez  ;  il  est  le  dernier  homme  du  monde  à  qui  j'ose- 
rais faire  mes  confessions! 

—  Je  le  crois  sans  peine,  pensa-t-elle.  Allons,  nous  tenons  le 
lièvre  par  les  oreilles. 

Elle  pressa  doucement  le  bras  du  marquis,  et  lui  dit  :  —  Déci- 
dément je  ne  vous  comprends  pas,  et  j'ai  la  passion  de  comprendre. 
Vous  ne  voulez  pas  me  le  révéler,  ce  terrible  secret? 

—  Jamais,  madame,  jamais.  Je  n'ai  pas  encore  perdu  le  respect 
de  mes  cheveux  blancs,  ils  me  font  peur;  voulez- vous  que  je  les 
couvre  d'un  ineffaçable  ridicule? 

—  Vous  êtes  seul  à  vous  apercevoir  qu'ils  sont  blancs,  dit-elle 
en  lui  jetant  une  œillade  des  plus  encourageantes. 

—  Et  puis,  reprit-il,  vous  me  trahiriez  auprès  d'PIorace.  C'est  la 
première  fois  qu'un  oncle  a  treml)lé  devant  son  neveu. 

—  11  y  faut  renoncer,  se  dit  M'"'  Véretz  avec  quelque  dépit;  ses 
cheveux  blancs  et  son  neveu  le  gênent.  Il  ne  parlera  pas  avant  que 
l'autre  ait  quitté  la  place. 

Après  une  pause  :  —  Monsieur  le  marquis,  si  vous  aviez  été  moins 
avare  de  vos  visites,  vous  nous  auriez  fait  à  la  fois  honneur  et  plai- 
sir, car  il  me  tardait  de  vous  voir  pour  vous  entretenir  d'une 
inquiétude  qui  me  travaille.  J'ai  mon  secret,  moi  aussi,  et  je  dési- 
rais vous  le  confier.  Oui,  depuis  quelques  jours  j'ai  l'esprit  fort 
troublé.  M.  de  Penneville,  qui  a  la  fâcheuse  habitude  de  tout 
dire... 

—  Très  fâcheuse  en  effet,  madame,  je  la  lui  ai  souvent  reprochée. 

—  Sans  le  corriger,  poursuivit-elle,  puisqu'il  nous  a  rapporté  une 
conversation  qu'il  avait  eue  avec  vous,  sans  nous  taire  aucun 
des  scrupules  qui  vous  sont  venus  au  sujet  de  son  mariage. 

—  Je  le  reconnais  bien  là,  le  malheureux,  fit  le  marquis. 

—  Cela  m'a  donné  beaucoup  à  penser,  et  je  suis  obHgée  de  rendre 
hommage  à  votre  haute  raison.  Je  dois  passer  condamnation,  je 
m'étais  cruellement  abusée.  Il  n'y  a  pas  entre  ces  jeunes  gens  cette 
harmonie  des  caractères  et  des  goûts  qui  est  la  première  condition 
du  bonheur. 


256  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Que  j'ai  de  plaisir  à  vous  entendre!  s'écria-t-il.  L'harmonie 
des  goûts,  c'est  là  le  point;  encore  n'est-ce  pas  assez.  Dans  les  vues 
de  la  Providence  et  dans  les  miennes  le  mariage  doit  être  une 
société  d'admiration  mutuelle.  Or  il  est  venu  à  ma  connaissance... 
Oui,  chère  madame,  je  connais  une  femme  du  plus  rare  mérite. 
Elle  a  publié  d'admirables  sonnets,  que  lui  envierait  Pétrarque,  s'il 
était  encore  de  ce  monde,  et  un  traité  sur  les  devoirs  et  les  vertus 
de  la  femme  que  Fénelon  consentirait  à  signer,  si  Bossuet  ne  lui 
en  disputait  l'honneur...  M'écoutez-vous?..  Elle  a  fait  don  de  ces 
précieux  volumes  à  un  homme  qui  prétend  l'aimer;  l'infortuné  n'a 
pu  les  lire  jusqu'au  bout.  Que  dis-je  ?  je  les  ai  vus  ces  deux  volumes  ; 
l'un  n'est  coupé  qu'à  moitié,  l'autre  est  encore  vierge,  absolument 
vierge...  Le  plus  beau  de  l'affaire  est  que  le  pauvre  garçon  s'ima- 
gine qu'il  les  a  lus,  et  il  est  prêt  à  jurer  qu'il  les  admire...  Mais 
n'allez  pas  conter  mon  historiette  à  M'"'  Corneuil. 

—  Quand  M""'  Corneuil,  ce  qui  ne  peut  manquer  d'arriver  un  jour 
ou  l'autre,  répondit-elle  en  souriant,  publiera  un  livre  sur  les 
devoirs  des  mères,  soyez  sûre  qu'elle  comptera  l'indiscrétion  au 
nombre  de  leurs  vertus.  Hélas  !  oui,  les  mères  sont  tenues  quel- 
quefois d'être  indiscrètes,  et  l'historiette  que  vous  m'avez  contée 
est  bien  propre  à  éclairer  ma  fille  sur  ses  sentimens  et  sur  ceux 
qu'on  affecte  d'avoir  pour  elle.  Au  surplus,  je  dois  vous  confesser 
qu'elle-même... 

—  Parlez,  madame,  parlez.  Vous  devez,  dites-vous,  me  confes- 
ser qu'elle-même... 

—  Oh  !  ma  fille  est  une  âme  profonde  qui  renferme  ses  senti- 
mens. Mais  depuis  quelque  temps,  je  la  vois  pensive,  soucieuse, 
presque  triste,  et  je  me  demande  si  elle  n'a  pas  fait,  elle  aussi,  ses 
réflexions. 

Le  marquis  lâcha  le  bras  de  M'"'  Yéretz  pour  s'essuyer  le  front 
avec  son  mouchoir.  11  y  a  dans  ce  monde  des  sueurs  de  joie. 

—  Ah!  tu  jubiles,  mon  bonhomme,  lui  disait  intérieurement 
lyjmc  Yéretz,  et  tu  ne  penses  plus  à  tes  cheveux  blancs...  Voyons  si 
tu  vas  parler. 

Le  marquis  ne  parla  pas.  On  eût  dit  que  son  allégresse  lui  faisait 
oublier  où  il  était  et  avec  qui.  11  finit  pourtant  par  s'en  souvenir. 
11  s'empara  de  la  main  de  M'"'  Yéretz  et  la  porta  presque  amou- 
reusement à  ses  lèvres,  si  bien  qu'elle  crut  à  une  méprise.  Puis, 
après  quelques  instans  de  méditation  : 

—  Madame,  lui  dit-il,  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  au  monde, 
c'est  de  perdre  son  chien. 

Elle  se  mit  à  rire  et  lui  répondit  :  —  Je  vous  avais  prévenu  que 
je  vous  demanderais  un  conseil. 


LE    ROI   APÉPI.  257 

—  Chère  madame,  répliqua-t-il,  dans  tous  les  hommes  qui  se  mê- 
lent d'écrire,  il  y  a  une  passion  plus  forte  et  qui  a  la  vie  plus  dure 
que  l'amour,  c'est  l'amour-propre,  et,  pour  tuer  l'amoureux,  il  suffit 
quelquefois  d'égratigner  l'auteur  avec  la  pointe  d'une  épingle. 

—  Nous  sommes  faits  pour  causer  ensemble,  lui  dit-elle  ;  nous 
nous  comprenons  à  demi-mot.  Mais,  je  vous  prie,  monsieur  le 
marquis,  si  l'épingle  produit  cet  effet  miraculeux,  me  direz-vous 
votre  secret? 

—  Non,  madame,  mais  je  vous  l'écrirai. 

—  Voilà  qui  est  bien  entendu,  répondit-elle  en  lui  tendant  ses 
deux  mains,  qu'il  serra  dans  les  siennes  avec  une  reconnaissance 
convulsive. 

Après  quoi  elle  reprit  le  chemin  de  la  pension  Yallaud,  en  se 
disant  :  —  Cet  homme  est  le  gendre  idéal,  celui  de  mes  rêves. 

VI. 

Depuis  vingt  minutes  bien  comptées,  il  lisait.  On  l'écoutait  ou 
l'on  paraissait  l'écouter.  Le  joli  salon  du  chalet  était  situé  au  rez- 
de-chaussée,  et  la  soirée  étant  tiède,  on  avait  laissé  la  fenêtre 
ouverte.  S'il  y  avait  eu  des  passans,  le  bruit  de  leurs  pas  aurait  pu 
le  déranger;  mais  grâce  à  Dieu,  il  ne  passait  personne.  Jacquot  et 
sa  trompette  s'étaient  retirés  dans  leur  mansarde,  où  ils  dormaient 
paisiblement  dans  les  bras  l'un  de  l'autre.  Les  oiseaux  du  parc 
étaient  convenus  de  se  taire  pour  pouvoir  mieux  l'entendre,  sans 
perdre  un  mot;  il  est  vrai  qu'on  était  dans  la  saison  où  ils  ne 
chantent  pas.  Du  sein  des  demeures  éthérées,  les  étoiles,  ces  habi- 
tantes de  l'éternel  silence,  lui  jetaient  un  regard  ami.  Il  lisait  avec 
dignité,  avec  feu,  avec  conviction,  mais  avec  modestie.  De  temps 
à  autre  il  s'arrêtait  pour  dire  :  —  Trouvez-vous  que  j'aille  trop 
vite?  Dans  mon  enfance  on  me  reprochait  de  bredouiller.  Avez- 
vous  de  la  peine  à  me  suivre?  Voulez-vous  que  je  recommence? 
Vous  allez  me  demander  mes  preuves;  attendez,  je  les  fournis  plus 
loin.  Si  vous  avez  quelque  observation  à  me  faire,  ne  vous  gênez 
pas,  je  vous  en  serai  fort  obligé.  —  Mais  on  n'avait  garde  de  lui 
adresser  aucune  observation,  et  personne  ne  le  conjura  de  recom- 
mencer. 

Nous  avons  dit  qu'il  avait  la  précieuse  faculté  de  combiner  ses 
sensations,  ce  qui  lui  permettait  de  se  procurer  plusieurs  plaisirs  à 
la  fois,  et  tous  ces  plaisirs  divers  n'en  faisaient  qu'un.  Par  la  croi- 
sée entre-bâillée  pénétrait  dans  le  salon  une  exquise  senteur  de 
troëne  fleuri.  11  respirait  avec  volupté  ce  parfum,  et,  bien  qu'il  fût 
très  appliqué  à  sa  lecture,  il  contemplait  par  instans  les  étoiles,  et 


258  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

il  pensait  à  deux  beaux  yeux  bruns,  mêlés  de  fauve,  plus  doux  à 
regarder  que  tous  les  astres  du  ciel.  Ces  yeux  si  doux,  il  ne  les 
voyait  pas;  M'""  Corneuil  s'était  assise  à  l'écart  sur  un  divan  moel- 
leux, et  l'importune  clarté  de  la  lampe  n'arrivait  pas  jusqu'à  elle, 
A  demi  couchée  et  muette,  elle  était  tout  oreilles,  l'ombre  est  favo- 
rable au  recueillement.  Je  ne  voudrais  point  jurer  cependant  qu'elle 
n'eût  pas  quelques  distractions  ;  peut-être  pensait-elle  par  inter- 
valles à  deux  volumes  qui  n'avaient  pas  été  coupés.  M°"  Véretz 
était  assise  à  son  tambour,  en  face  du  lecteur,  à  qui,  tout  en  bro- 
dant, elle  adressait  de  petits  signes  de  tête  approbatifs.  Son  sourire 
et  le  pétillement  de  ses  yeux  verts  exprimaient  assez  le  vif  intérêt 
qu'elle  portait  aux  Hycsos,  à  moins  que  ce  sourire  ne  voulût  dire 
simplement  :  —  Dieu  soit  loué,  mon  cher  monsieur,  l'habitude  rend 
tout  supportable. 

11  lisait,  tournant  les  feuillets  à  regret,  car  il  se  sentait  si  heu- 
reux qu'il  souhaitait  que  son  bonheur  et  sa  lecture  ne  prissent  jamais 
fin.  Avant  qu'il  commençât,  une  main  délicate,  qu'il  aurait  voulu 
toujours  garder  dans  la  sienne,  avait  placé  devant  lui  un  grand  verre 
d'eau  sucrée.  Il  y  trempa  ses  lèvres,  toussa  pour  s'éclaircir  la  voix, 
puis  reprit  en  ces  termes  : 

«  Nous  avons  démontré  que  l'histoire  de  Joseph,  fils  de  Jacob,  telle 
qu'elle  est  contenue  dans  les  chapitres  xxxix  et  suivans  de  la  Genèse, 
présente  un  caractère  manifeste  d'authenticité.  Les  noms  propres,  si 
importans  en  de  pareilles  maLières,  en  font  foi.  Comme  chacun  sait, 
l'officier  de  Pharaon,  chef  de  ses  gardes  ou  de  ses  eunuques,  qui  avait 
acheté  Joseph  aux  Ismaélites,  et  avec  la  femme  duquel  il  eut  cette 
déplorable  aventure  d'où  il  ne  réussit  à  se  tirer  qu'en  lui  laissant  son 
manteau,  s'appelait  Potiphar,  et  Potiphar  n'est  pas  autre  chose  que 
Pet-Phra,  qui  signifie  consacré  à  Ra  ou  au  dieu  solaire.  Joseph  reçut 
du  Pharaon  le  titre  de  Zphanatpaneach,  qu'il  faut  traduire  par  Zpent- 
Pouch;  or  Zpent-Pouch  veut  dire  créateur  de  la  vie,  ce  qui  prouve 
assez  la  gratitude  que  les  Égyptiens  gardaient  à  Joseph  pour  avoir 
pourvu  à  leur  subsistance  pendant  la  famine.  On  lui  donna  en  ma- 
riage la  fille  d'un  prêtre  de  On  ou  Annu...  » 

Ici  il  se  tourna  vers  M'"^  Véretz  pour  lui  dire  : 

—  Est-il  besoin  de  vous  expliquer  que  On  ou  Annu  est  la  ville  du 
soleil,  ou  Iléliopolis? 

—  Me  feriez-vous  ce  cruel  affront?  lui  répondit-elle. 

—  ((  On  lui  donna  donc  en  mariage,  reprit-il,  la  fille  d'un  prêtre 
de  On  ou  Annu,  laquelle  s'appelait  Asnath,  mot  qui  s'explique  par 
As-Neith  et  qui  témoigne  qu'elle  était  consacrée  à  la  mère  du  soleil. 
Après  cela,  il  ne  nous  reste  plus  qu'une  chose  à  démontrer,  à  savoir 
que  le  Pharaon  sous  le  règne  duquel  Joseph  arriva  en  Egypte  était 
bien  le  roi  des  Hycsos,  Apépi.  » 


<LE   ROI   APÉPI.  259 

—  Nous  y  voilà  donc  enfin,  s'écria  joyeusement  M'"^  Yéretz.  J'ai 
toujours  aimé  cet  Apépi  sans  le  connaître. 

—  Oh!  je  ne  prétends  pas  le  surfaire,  répondit-il,  et  je  n'oserais 
pas  affirmer  qu'il  fût  précisément  aimable;  mais  c'était  un  homme 
de  mérite,  et  vous  verrez  qu'il  est  digne  en  quelque  mesure  de  la 
considération  que  vous  voulez  bien  lui  témoigner.  Je  ne  vous  dirai 
pas  non  plus  qu'il  fût  beau,  mais  sa  figure  avait  dn  caractère.  Vous 
me  demanderez  comment  je  le  sais.  Il  y  a,  madame,  au  musée  du 
Louvre,  dans  l'armoire  A  de  la  salle  historique,  une  figurine  un  peu 
fruste  en  basalte  vert  où  l'on  avait  cru  reconnaître  le  meilleur  style 
saïte.  Malheureusement  les  cartouches  ont  disparu.  Madame,  j'ai 
les  plus  sérieuses  raisons  de  penser  que  cette  précieuse  statuette 
n'est  pas  du  tout  saïte,  que  c'est  le  portrait  d'un  roi  pasteur,  et  que 
ce  roi  pasteur  était  Apépi.  Ainsi  vous  voyez...  » 

Il  porta  de  nouveau  le  verre  à  ses  lèvres,  avala  une  seconde  gor- 
gée avec  méthode,  comme  il  faisait  tout;  puis  poursuivant  sa  lec- 
ture : 

«  A  cet  effet,  nous  sommes  obligés  de  reprendre  les  choses  de 
plus  haut.  Ce  fut  vers  l'année  1830  avant  l'ère  chrétienne  que  les 
souverains  de  la  dynastie  thébaine  commencèrent  à  se  soulever 
contre  les  ïïycsos.  Après  une  longue  et  pénible  lutte,  où  ils  con- 
nurent toutes  les  vicissitudes  de  la  fortune,  ils  refoulèrent  les  Pas- 
teurs dans  la  Basse-Kgypte.  Plus  d'un  siècle  après,  le  roi  Raske- 
nen  était  assis  sur  le  trône  de  Thèbes,  et  il  est  fait  mention  de  lui 
dans  un  papyrus  du  Musée  britannique,  dont  l'importance  ne  peut 
échapper  à  personne.  —  Il  arriva,  est-il  écrit  dans  ce  papyrus,  que 
la  terre  d'Egypte  devint  la  propriété  des  méchans,  et  il  n'y  avait  pas 
alors  un  roi  doué  de  la  vie,  du  salut  et  de  la  force.  Mais  voici,  le  roi 
Raskenen  apparut,  doué  de  la  force,  du  salut  et  de  la  vie,  et  il  régnait 
sur  le  pays  du  midi.  Les  méchans  étaient  dans  la  forteresse  du  soleil, 
et  tout  le  pays  était  soumis  à  des  corvées  et  à  des  tributs.  Le  roi  des 
méchans  s'appelait  Apépi,  et  il  choisit  pour  son  seigneur,  c'est  tou- 
jours le  papyrus  qui  parle,  le  dieu  Sutech,  c'est-à-dire  le  dieu  Set, 
qui  n'est  autre  que  le  dieu  Typhon,  génie  du  mal.  » 

—  Ilest certain,  interrompit  M'"'=Véretz, que  Sutech, Set, Typhon... 
Quand  on  y  regarde  de  près,  cela  se  ressemble  fort. 

— Oh  !  de  grâce,  chère  madame,  lui  dit-il,  nous  touchons  au  point 
capital. 

Et  il  reprit  :  —  «  Il  lui  bâtit  un  temple  en  solide  maçonnerie,  et  il 
ne  servit  aucun  des  autres  dieux  qui  étaient  en  Égj^pte.  Voilà  ce  que 
nous  apprend  le  papyrus ,  et  cet  important  document  prouve  que 
1°  les  rois  pasteurs  avaient  établi  leur  résidence  dans  le  Delta; 
2°  qu'ils  tenaient  sous  leur  domination  toute  la  Basse -Egypte; 
3°  qu' Apépi...  » 


260  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

En  ce  moment,  il  s'avisa  qu'il  n'avait  pas  entendu  depuis  long- 
temps cette  voix  adorée  qui  chantait  si  bien  la  chanson  de  Mignon, 
et  s'étant  tourné  du  côté  du  divan,  il  dit  : 

—  On  l'appelle  aussi  Apophis,  mais  Apépi  est  le  vrai  nom.  Lequel 
des  deux  préférez-vous,  Hortense? 

Hortense  ne  répondit  pas;  peut-être  l'émotion  du  récit  lui  avait- 
elle  coupé  la  parole. 

—  Apophis  ou  Apépi,  lui  cria  M™'  Véretz.  Choisis  hardiment,  M.  de 
Penneville  s'en  remet  à  ta  discrétion. 

Hélas  !  elle  ne  répondit  pas  davantage. 

Horace  tressaillit,  il  sentit  courir  dans  'tout  son  corps  un  long 
frisson,  qui  était  un  avertissement  de  sa  destinée.  11  se  leva,  se 
saisit  de  la  lampe,  marcha  précipitamment  vers  le  divan.  Ce  n'é- 
tait que  trop  vrai,  et  il  n'en  pouvait  douter,  M'"^  Gorneuil  dormait. 

Peu  s'en  fallut  qu'il  ne  laissât  échapper  de  sa  main  cette  lampe 
qui  éclairait  son  désastre.  Il  la  posa  sur  un  guéridon.  —  Dieu,  quel 
sommeil  !  s'écria  M'"®  Yéretz.  JNe  seriez-vous  pas  un  peu  magnéti- 
seur? —  Elle  faisait  un  mouvement  pour  réveiller  sa  fille;  il  l'en 
empêcha  en  lui  disant  avec  un  ricanement  amer  : 

—  Oh  !  je  vous  prie,  respectez  son  repos. 

On  aurait  tort  d'imaginer  qu'il  ne  souffrait  que  dans  son  amour- 
propre  d'auteur  et  de  lecteur.  Un  jour  s'était  fait  en  lui;  il  venait 
de  comprendre  subitement  que  depuis  plusieurs  mois  il  s'était 
trompé  ou  laissé  tromper.  Immobile  et  tout  d'une  pièce ,  il  con- 
templait d'un  œil  dur,  fixe,  perçant,  le  visage  de  la  belle  endormie, 
dont  la  pose  était  coquette,  car  elle  savait  dormir.  Rien  n'était  plus 
charmant  que  le  désordre  de  ses  beaux  cheveux,  dont  une  boucle 
pendait  le  long  de  sa  joue.  Ses  lèvres  ébauchaient  un  demi-sourire; 
il  est  probable  qu'elle  faisait  un  rêve  heureux;  elle  s'était  réfugiée 
dans  un  monde  où  il  n"y  a  point  d'Apépi. 

Horace  la  regardait  toujours,  et  je  ne  sais  quelles  écailles  tom- 
baient une  à  une  de  ses  yeux.  Si  charmante  qu'elle  fût,  de  minute 
en  minute  il  voyait  s'évanouir  ses  grâces,  et  il  fut  sur  le  point  de 
la  trouver  laide.  En  vérité,  il  ne  la  reconnaissait  plus.  Le  miracle 
qui  s'était  fait  à  Saqqarah,  au  sortir  du  tombeau  de  Ti,  venait  de  se 
défaire;  il  n'y  avait  plus  rien  entre  cette  femme  qui  dormait  et 
l'Egypte.  En  quittant  le  Caire,  elle  avait  emporté  dans  ses  cheveux 
blonds,  dans  son  sourire,  dans  son  regard,  un  peu  de  ce  soleil  qui 
fait  mûrir  les  dattes,  qui  réjouit  le  cœur  des  lotus,  qui  amuse  par 
des  mirages  le  sable  jaune  du  désert  et  pour  lequel  l'histoire  des 
Pharaons  n'a  point  de  secrets.  L'auréole  dont  elle  avait  couronné 
son  front  venait  de  s'éteindre  en  un  instant,  et  il  s'aperçut,  lui 
aussi,  que  ses  paupières  étaient  trop  longues,  que  sa  lèvre  était 
trop  mince,  que  ses  bras,  mollement  arrondis,  se  terminaient  par 


LE   ROI   APÉPI.  261 

des  mains  prenantes,  qu'il  y  avait  une  griffe  là-dessous  et  de  petits 
plis  autour  de  sa  bouche  comme  à  ses  tempes,  et  que  ces  rides  nais- 
santes, dont  il  ne  s'était  jamais  avisé,  trahissaient  le  travail  sourd 
des  petites  passions,  ces  inquiétudes  de  la  vanité  qui  vieillissent 
les  femmes  avant  le  temps.  D'où  lui  venait  sa  subite  clairvoyance? 
Il  était  en  colère,  et  on  a  beau  dire,  les  grandes  colères  sont  lumi- 
neuses. 

—  11  faut  lui  pardonner,  dit  M'"®  Véretz.  Je  l'ai  guettée  du  coin 
de  l'œil,  elle  a  lutté  courageusement;  par  malheur,  ses  nerfs  ne 
sont  pas  aussi  solides  que  les  miens.  Vous  l'aviez  déjà  mise  à  de 
rudes  épreuves  ;  elle  s'en  était  tirée  avec  honneur  ;  mais  quoi  !  peut-on 
résister  à  la  longue  au  plus  terrible  des  ennuis,  à  l'ennui  pharao- 
nique? Prenez-y  garde,  mon  cher  comte.  Elle  a  pour  vous  tant 
d'estime,  tant  d'amitié!  Il  suffit  quelquefois  d'un  travers  pour  lasser 
le  cœur  d'une  femme. 

Et  lui  montrant  du  doigt  tour  à  tour  les  yeux  fermés  de  sa  fille 
et  les  soixante-treize  feuillets  : 

—  Mon  cher  comte,  il  faut  choisir  entre  ceci  et  cela. 

Il  r écoutait  en  l'observant  d'un  air  hagard,  et  ses  cheveux  rouges 
lui  firent  horreur. 

—  En  vérité,  madame,  lui  dit-il,  il  me  semble  que  je  commence 
à  vous  connaître. 

A  ces  mots,  il  retourna  vers  la  table,  rassembla  les  feuillets,  les 
enferma  dans  son  portefeuille,  mit  le  portefeuille  sous  son  bras,  fit 
un  profond  salut  et  détala. 

Comme  il  contournait  le  chalet  pour  gagner  la  grande  allée  du 
parc  : 

—  Tu  peux  te  réveiller,  ma  chère,  dit  en  riant  M'"*  Véretz.  Nous 
voilà  délivrées  à  jamais  du  roi  Apépi,  qui  vivait  quarante  siècles 
avant  Jésus-Christ. 

Une  tète  apparut  au-dessus  du  rebord  de  la  fenêtre,  et  une  voix 
cria  du  dehors  : 

—  Mettons-en  seize,  madame,  car  il  faut  toujours  être  exact. 

Le  comte  de  Penneville  rentra  chez  lui,  la  mort  dans  l'âme.  Ce 
qu'il  regrettait  amèrement,  c'était  moins  une  femme  qu'un  songe. 
Pendant  de  longs  mois  une  chimère  avait  été  la  délicieuse  compagne 
de  sa  vie;  elle  ne  le  quittait  pas,  elle  s'intéressait  à  tout  ce  qu'il 
faisait,  elle  mangeait  et  buvait  avec  lui,  elle  travaillait  avec  lui,  elle 
rêvait  avec  lui;  elle  lui  parlait,  et  il  lui  répondait,  et  ils  se  compre- 
naient à  demi-mot  ;  elle  avait  une  voix  qui  lui  fondait  le  cœur,  elle 
avait  des  cheveux  blonds  qui  un  jour  avaient  frôlé  sa  joue,  elle  avait 
aussi  des  lèvres,  que  deux  fois  les  siennes  avaient  touchées.  En  y  pen- 
sant, il  lui  prit  une  colère  qui  fit  diversion  à  sa  douleur;  le  pauvre 


262  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  naïf  garçon  aurait  beaucoup  donné  pour  ravoir  ses  deux  bai- 
sers. 

Cependant  il  conservait  encore  un  vague  espoir.  —  Non,  cela  ne 
se  peut,  cela  ne  se  passe  pas  de  la  sorte,  pensait-il.  Il  est  impossible 
qu'elle  m'ait  laissé  partir  ainsi  pour  toujours.  Elle  me  rappellera,  elle 
est  occupée  àm'écrire.  Avant  minuit,  Jacquot  viendra,  m'apportanit 
une  lettre  qui  expliquera  tout.  —  Jacquot  ne  vint  pas,  et  bientôit 
une  horloge  voisine  sonna  minuit.  Cette  voix  lamentable  ressemblait 
à  un  glas  funèbre,  cette  horloge  pleurait  quelqu'un  qui  venait  de 
mourir  et  Horace  reconnut  que  sa  chère  compagne,  que  sa  chimère 
n'était  plus  de  ce  monde.  Désormais  il  était  seul,  tout  seul,  et  sa 
solitude  l'épouvanta.  Il  laissa  pendre  son  front  sur  sa  poitrine,  de 
grosses  larmes  descendirent  le  long  de  ses  joues. 

En  relevant  la  tête,  il  s'avisa  qu'il  n'était  pas  seul,  qu'il  y  avait 
sur  sa  table  une  petite  statuette  d'un  pied  de  haut,  qui  leregardaitj 
qu'elle  s'appelait  Sekhet,  la  secourable,  et  qu'elle  allongeait  vers  lui 
son  joli  museau  de  chat,  dont  le  froncement  était  empreint  d'une 
miséricordieuse  bienveillance.  Il  courut  à  elle,  la  prit  dans  ses 
mains.  —  Ah!  te  voilà,  lui  dit-il,  comment  t'avais-je  oubliée?  Je 
ne  suis  pas  seul,  puisque  tu  me  restes.  Quelqu'un  disait  ici  même 
que  les  roses  se  fanent,  que  les  dieux  demeurent.  Je  t'aime,  tu 
m'aimes,  et  nous  nous  aimerons  toujours.  —  En  parlant  ainsi,  il 
caressait  sa  taille  fine,  ses  hanches  arrondies,  et  il  finit  par  la  bai- 
ser dévotement  sur  le  front.  Il  lui  parut  que  cette  bonne  petite 
Sekhet  plaignait  ses  peines,  qu'elle  était  tout  émue,  tout  attendrie, 
qu'elle  avait  un  bon  petit  cœur  comme  une  sœur  grise  ou  simple- 
ment comme  une  honnête  créature  humaine  ;  il  lui  parut  aussi  qu'il 
y  avait  des  larmes  dans  ses  yeux,  quoiqu'elle  fût  déesse,  et  qu'elle 
lui  rendait  son  baiser,  quoiqu'elle  fût  en  faïence  bleue.  Il  lui  parut 
enfin  qu'elle  lui  disait:  —  Tu  m'es  revenu,  je  ne  te  prêterai  plus 
à  personne.  —  Eh!  bon  Dieu,  elle  l'avait  si  peu  prêté  ! 

Il  se  sentit  réconforté  ;  il  avait  purifié  son  cœur  et  ses  lèvres.  Il 
se  planta  devant  la  glace,  contempla  son  image.  Il  acquit  la  certitude 
que  le  comte  Horace  avait  les  yeux  un  peu  rouges  et  que  nonobstant 
le  comte  Horace  était  un  homme.  Il  alla  chercher  deux  grandes 
malles  vides,  qu'il  avait  remisées  dans  un  réduit;  il  les  apporta 
dans  sa  chambre  l'une  après  l'autre  ;  deux  minutes  plus  tard,  il  était 
occupé  à  les  remplir. 

Le  lendemain  dans  l'après-midi,  le  marquis  de  Miraval,  qui  par 
une  exception  singulière  n'avait  pas  traversé  le  lac,  quoiqu'il  fît 
ce  jour-là  un  vrai  temps  de  demoiselle,  reçut  à  la  fois  deux  lettres, 
l'une  qui  fut  apportée  par  le  facteur,  l'autre  que  lui  remit  Jacquot, 
tout  habillé  de  neuf. 


LE   ROI    APEPI.  263 

La  première,  écrite  d'une  main  ferme  et  tranquille,  était  conçue 
en  ces  termes  : 

«  Mon  cher  oncle,  la  place  est  libre,  vous  pouvez  la  prendre.  Si 
vous  avez  des  commissions  pour  Yichy,  veuillez,  je  vous  prie,  me 
les  adresser  à  Genève;  j'y  coucherai  ce  soir  et  j'en  repartirai  demain 
par  le  train  express  de  trois  heures  ou,  pour  mieux  dire,  de  trois 
heures  et  vingt-cinq  minutes.  Agréez  l'expression  de  tous  les  vœux 
que  je  fais  pour  votre  bonheur  et  l'assurance  de  mon  inaltérable 
affection.  » 
La  seconde,  hâtivement  gribouillée,  contenait  ceci  : 
«  Monsieur  le  marquis,  vous  aviez  tristement  dit  vrai;  il  n'aimait 
pas  ou  il  aimait  bien  peu,  puisqu'il  n'a  pu  pardonner  à  la  femme 
qu'il  prétendait  aimer  de  s'être  assoupie  pendant  la  lecture  d'un 
mémoire  sur  le  roi  Apépi.  Je  vous  laisse  à  deviner  ce  qu'en  a  pensé 
ma  fille;  elle  a  toisé  le  personnage,  et  une  femme  n'aime  plus 
l'homme  qu'elle  toise.  J'apprends  qu'il  se  met  en  route  à  l'instant; 
vous  n'avez  donc  plus  à  craindre  mes  indiscrétions.  Piien  ne  vous 
empêche  désormais  de  m'écrire  votre  secret,  ou  plutôt  faites  mieux, 
venez  nous  le  dire  ce  soir  en  dînant  avec  nous.  » 
J acquêt  rapporta  à  M'"«  Véretz  la  réponse  que  voici  : 
«  Chère  madame,  il  faut  donc  vous  le  révéler,  ce  terrible  secret! 
J'ai  une  passion  déplorable,  que  je  cache  avec  grand  soin,  par  res- 
pect pour  mes  cheveux  blancs  ;  ceux  de  mes  amis  qui  la  connaissent 
m'en  ont  cruellement  plaisanté.  Je  vous  l'avoue  en  rougissant, 
j'adore  la  pêche  à  la  ligne.  Quand  M'"''  de  Penneville  m'envoya  à 
Lausanne  pour  y  traiter  une  aff'aire  de  famille,  je  me  consolai  de 
ce  dérangement,  en  me  disant  :  Lausanne  est  près  d'un  lac,  je 
pécherai.  Mon  premier  soin  en  arrivant  fut  de  me  procurer  des 
lignes  et  tout  l'attirail  nécessaire.  Je  n'osais  pas  pêcher  dans  votre 
voisinage,  craignant  d'être  surpris  et  que  mon  neveu  ne  se  moquât 
de  moi.  Je  m'informai;  on  m'assara  qu'il  se  trouvait  en  Savoie, 
près  d'Évian,  un  joli  petit  parage  très  poissonneux.  Il  y  a  une 
auberge  sur  la  côte;  j'y  louai  une  chambre,  où  j'installai  mes  engins, 
et  chaque  matin  je  traversais  le  lac  pour  aller  satisfaire  ma  passion. 
Puisque  je  vous  ai  promis  d'être  véridique  comme  Amen-heb,  gram- 
mate  principal,  voyez  un  peu  à  quoi  m'entraîne  cette  fureur.  Je 
quittai  Lausanne  pour  Ouchy  dans  l'unique  dessein  de  me  rappro- 
cher du  poisson;  j'oubliai  si  bien  l'affaire  qui  m'avait  amené  que 
j'aUai  voir  deux  fois  seulement  mon  neveu,  un  jour  qu'il  ventait  et 
un  jour  qu'il  pleuvait,  parce  que  ces  jours-là  on  ne  pêche  pas;  enfin 
je  refusai  deux  invitations  à  déjeuner  des  plus  attrayantes,  parce 
qu'en  m'y  rendant  je  me  serais  privé  pendant  deux  journées  entières 
du  plaisir  de  pêcher.  Ce  qui  est  lamentable,  c'est  que  malgré  mes 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soins,  mon  attention,  ma  persévérance,  je  ne  prenais  rien,  hormis 
quelques  misérables  goujons.  Je  me  disais  :  C'en  est  trop,  partons. 
Et  je  ne  partais  pas.  En  débarquant  à  Lausanne,  je  croyais  encore 
au  poisson,  je  n'y  crois  plus,  et  c'est  ainsi  que  nos  illusions  s'en 
vont  avec  nos  années,  nous  en  semons  notre  route.  Toutefois,  je 
ne  sais  par  quel  miracle,  j'ai  réussi  avant-hier  à  prendre  une  an- 
guille de  fort  jolie  taille,  qui  est  venue  obligeamment  mordre  à 
mon  hameçon,  et  là-dessus  je  pars.  L'honneur  de  mes  cheveux 
blancs  est  sauf. 

<(  Veuillez,  chère  madame,  présenter  à  votre  adorable  fille  et  agréer 
pour  vous-même  les  complimens  empressés  et  respectueux  du  mar- 
quis de  Miraval.  » 

Nous  renonçons  à  décrire  l'expression  que  revêtit  la  figure  de 
]\jme  Yéretz  en  prenant  connaissance  de  cette  réponse,  l'embarras 
vraiment  cruel  qu'elle  éprouva  à  la  communiquer  à  sa  fille,  et  la 
scène  véritablement  épouvantable  que  lui  fît  cet  ange  adoré. 
M'""  Gorneuil  est  moins  à  plaindre  que  sa  mère,  puisque  dans  son 
désastre  elle  a  du  moins  la  ressource  de  soulager  son  cœur  par  les 
reproches  les  plus  véhémens,  par  les  récriminations  les  plus  viru- 
lentes, par  des  exclamations  comme  celle-ci  :  «  N'est-ce  pas  toi  qui 
es  la  cause  de  tout?  »  On  raconte  qu'il  y  a  eu  dans  ce  siècle  une  reine 
très  intelligente,  très  éclairée,  pleine  de  bons  sentimens,  qui  exerçait 
une  grande  et  légitime  influence  dans  les  affaires  de  l'état.  Le  roi 
son  époux  aimait  à  prendre  ses  conseils  et  s'en  trouvait  bien.  Malheu- 
reusement il  lui  arriva  un  jour  de  se  tromper,  et  le  sort  de  toute 
une  vie  se  décide  souvent  en  une  minute.  De  ce  moment  elle  ne 
fut  plus  consultée,  les  gens  qu'elle  recommandait  n'étaient  plus 
agréés;  son  auguste  époux  disait:  «  Tout  ce  monde  m'est  suspect, 
ce  sont  les  amis  de  ma  femme.  »  Pour  s'être  trompée  une  fois, 
M™'  Véretz  a  perdu  toute  son  influence,  tout  son  crédit.  Sa  fille  lui 
rappellera  éternellement  qu'un  jour  elle  lui  a  fait  lâcher  la  proie 
pour  courir  après  une  ombre  en  cheveux  blancs. 

Quand  le  comte  Horace  de  Penneville  se  présenta  à  la  gare  de 
Genève,  impatient  de  s'embarquer  dans  le  train  qui  part  non  à  trois 
heures,  mais  à  trois  heures  et  vingt-cinq  minutes  de  l'après-midi, 
son  étonncment  fut  grand  d'apercevoir  à  l'un  des  coins  du  wagon 
où  le  hasard  le  fit  monter  le  marquis  de  Miraval,  son  grand-oncle, 
qui,  tout  en  l'aidant  à  caser  convenablement  sous  les  banquettes  et 
dans  le  filet  ses  innombrables  petits  paquets,  lui  dit  : 

—  J'ai  réfléchi,  mon  fils;  il  faut  se  défier  des  femmes  qui  tour  à 
tour  aiment  Apépi  et  ne  l'aiment  plus. 

Victor  Ciierbuliez. 


LES 

ASSEMBLÉES  DU  CLERGÉ 

EN   FRANCE 
SOUS     L'ANCIENNE    MONARCHIE 


IIl^ 


LES  ASSEMBLEES  DU  CLERGÉ  AU  TEMPS  DE  LA  FRONDE. 


La  mort  de  Richelieu,  que  suivit  à  un  assez  court  intervalle  celle 
du  roi  auquel  il  avait  imposé  ses  volontés,  délivra  le  clergé  et  la 
noblesse  d'un  ministre  qui  leur  était  plus  qu'incommode,  et  les  deux 
premiers  ordres  de  l'état  se  flattèrent  de  ressaisir  sous  le  nouveau 
régime  une  prépondérance  que  le  cardinal  ne  leur  avait  pas  permis 
d'exercer.  L'avènement  de  Mazarin  au  timon  des  affaires  faisait  es- 
pérer au  clergé  l'entier  rétablissement  de  ses  immunités.  Tout  an- 
nonçait chez  cette  nouvelle  Éminence  des  façons  d'agir  absolument 
différentes  de  celles  du  redoutable  cardinal.  Mazarin  affectait  les 
dehors  de  la  mansuétude  et  de  l'humilité.  Il  était  de  l'accès  le  plus 
facile  et  semblait  l'homme  de  la  conciliation.  Il  ne  devait  qu'à  son 
caractère  ecclésiastique  la  haute  dignité  à  laquelle  il  était  par- 
venu; l'on  se  persuadait  qu'il  en  serait  toujours  reconnaissant  à  l'é- 
glise, qu'il  ne  pouvait  que  travailler  à  en  accroître  la  puissance 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  février  et  du  l^""  avril. 


266  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  l'autorité.  La  reine ,  Anne  d'Autriche ,  était  dévote  comme  une 
Espagnole  et  paraissait  femme  à  s'en  remettre  en  tout  à  la  direc- 
tion du  clergé;  elle  ne  savait  pas  d'ailleurs  refuser  à  ceux  qui 
avaient  pris  sur  elle  un  certain  empire.  Il  n'y  avait  qu'à  lui  de- 
mander pour  obtenir;  chacun  du  moins  le  répétait,  et  La  Feuillade 
disait  en  plaisantant  que  c'était  à  ces  quatre  petits  mots  :  la  reine 
est  si  bonne,  que  se  réduisait  désormais  la  langue  française.  Le 
clergé  devait  donc  penser  qu'elle  lui  rendrait  la  domination  dans 
toutes  les  matières  oii  il  la  réclamait  au  nom  de  sa  divine  mission, 
et  qu'il  n'aurait  plus  adonner  V  exemple  de  la  servitude  sous  le  titre 
d'obéissance  que  le  cardinal  de  Retz,  dans  ses  Mémoires,  lui  re- 
proche d'avoir  trop  souvent  prêchée.  Le  clergé  ne  se  doutait  pas  que 
Mazarin,  à  l'attitude  si  modeste,  entendait  continuer  la  politique  au- 
toritaire de  son  prédécesseur,  tout  en  recourant  à  d'autres  moyens, 
en  usant  de  la  ruse  là  où  Richelieu  employait  l'intimidation,  en  du- 
pant ses  ennemis  là  où  celui-ci  eût  frappé  les  siens.  Le  clergé  avait 
trop  peu  pratiqué  l'adroit  Sicilien  pour  s'être  aperçu  que  ce  mi- 
nistre n'avait  pas  plus  de  piété  que  de  dévoûment  sincère  à  l'église, 
et  que  la  confiance  sans  bornes  que  lui  témoignait  Anne  d'Autriche 
était  entretenue  par  un  tout  autre  sentiment  que  le  respect  de  la 
pourpre  dont  il  était  revêtu. 

I. 

Ainsi,  au  début  de  la  régence  de  la  mère  de  Louis  XIV,  l'ordre 
ecclésiastique  était  plein  de  l'espoir  de  reconquérir  son  indépen- 
dance, et  quand  se  réunit  à  Paris,  en  1645,  son  assemblée  géné- 
rale, presque  tous  les  députés  partageaient  une  semblable  illusion. 
Ce  qui  se  passa  aux  séances  de  cette  compagnie  l'eut  bien  vite  dis- 
sipée. Les  élus  des  provinces  ecclésiastiques  étaient  anivés  dans  la 
capitale  avec  la  ferme  intention  de  faire  rendre  à  l'églisa  de  France 
la  jouissance  des  droits  dont  Richelieu  l'avait  dépossédée.  Un  es- 
prit de  réaction  contre  les  actes  du  grand  ministre  se  manifes- 
tait chez  une  bonne  partie  de  la  nation,  surtout  chez  la  noblesse, 
que  l'évoque  de  Luçon  avait  si  peu  ménagée.  L'épiscopat  presque 
tout  entier  était  dans  de  tels  sentimens,  car  l'affront  fait  à  l'assem- 
blée de  Mantes  avait  singulièrement  accru  l'aversion  du  haut  clergé 
pour  Richelieu.  La  nouvelle  assemblée  s'empressa  de  faire  une  ma- 
nifestation contre  la  mesure  arbitraire  prise  quelques  années  aupa- 
ravant et  de  témoigner  de  la  sorte  sa  résolution  de  revenir  sur  ce 
que  le  despotisme  du  feu  cardinal  avait  imposé  au  clergé  français. 
Charles  de  Montchal  avait  été  choisi  une  seconde  fois  pour  repré- 
senter sa  province.  La  compagnie  le  réélut  à  la  présidence,  lui  res- 
tituant ainsi  la  dignité  dont  il  s'était  vu  si  brutalement  dépouillé.  Elle 


LES    ASSEMBLÉES    DU   CLERGÉ   EN   FRANCE.  267 

riécerna  le  même  honneur  à  l'autre  archevêque  expulsé,  Octave  de 
Béllegarde,  qui  était  venu  reprendre  son  siège  à  l'assemblée,  mais 
qui  ne  devait  plus  vivre  que  quelques  mois,  et  le  quitta  pour  cause 
de  maladie. 

L'archevêque  de  Toulouse  se  montra  très  touché  de  l'acte  de 
réparation  dont  il  était  l'objet.  Pour  mettre  le  sceau  à  sa  réhabili- 
tation, la  compagnie  le  pria  de  donner  devant  elle  une  relation  de 
ce  qui  s'était  passé  à  l'assemblée  de  Mantes.  Il  le  fit  en  termes 
dignes,  mais  énergiques,  ne  craignant  pas  de  comparer  ce  qui  avait 
eu  lieu  alors  au  brigandage  d'Éphèse.  Il  stigmatisa  la  conduite  des 
prélats  qui  avaient,  selon  lui,  abusé  le  roi.  Il  ne  manqua  pas  de 
rappeler  qu'aux  derniers  jours  de  sa  vie,  Louis  XIII  avait  témoigné 
du  repentir  de  ce  qu'on  l'avait  entraîné  à  faire,  et  écrit  aux  évêques 
pour  lesquels  il  s'était  montré  si  dur,  afin  de  les  assurer  de  son  es- 
time et  de  ses  regrets.  La  relation  fut  écoutée  avec  faveur;  on  en 
décida  l'insertion  au  procès-verbal.  Quand  la  compagnie  aborda  la 
délibération  sur  ce  qu'elle  avait  à  faire  touchant  les  décisions  qu'on 
avait  arrachées  du  clergé  à  Mantes,  Montchal  s'apprêta  à  sortir  de 
la  salle.  Gomme  sa  personne  était  intéressée  en  cette  afiaire,  il  ne 
voulait  pas  être  juge  et  partie;  mais  ses  collègues,  tout  d'une  voix, 
lui  dirent  de  demeurer  afin  qu'ils  pussent  profiter  de  ses  lumières 
dans  une  discussion  dont  son  rapport  devait  faire  la  base.  La  com- 
pagnie fut  unanime  pour  approuver  la  conduite  qu'avaient  naguère 
tenue  les  prélats  et  la  résistance  qu'ils  avaient  opposée  aux  injonc- 
tions arbitraires  d'un  ministre  peu  scrupuleux.  On  décida  donc  que 
l'archevêque  de  Toulouse  serait  officiellement  remercié  du  zèle  et  de 
la  fermeté  avec  lesquels  il  avait  soutenu  l'honneur  et  la  dignité  du 
clergé,  et,  pour  effacer  la  flétrissure  infligée  aux  prélats  qui  avaient 
eu  le  courage  de  tenir  tête  à  Richelieu,  on  décida  que  ceux  d'entre 
eux  qui  n'avaient  point  été  réélus  députés,  et  qui  se  trouvaient  alors 
à  Paris,  seraient  priés  de  prendre  place  à  l'assemblée  et  d'y  donner 
leui's  bonsa\ds,et  qu'on  inviterait  par  lettres  ceux  qui  étaient  hors  de 
la  capitale  à  venir  jouir  du  même  privilège.  On  alla  plus  loin;  l'un 
des  prélats  expulsés,  l'évêque  de  Bazas,  était  mort  depuis  sa  dis- 
grâce; l'assemblée  voulut  qu'il  fût  considéré  comme  étant  décédé 
dans  l'exercice  et  la  possession  du  titre  de  député,  et  l'un  des 
membres  de  la  compagnie,  l'éloquent  Godeau,  évêque  de  Vence, 
fut  chargé  de  prononcer  son  oraison  funèbre.  Enfin,  pour  donner 
plus  d'éclat  et  de  publicité  à  cette  solennelle  réparation,  l'assem- 
blée arrêta  que  la  lettre  qui  avait  été  écrite  par  le  feu  roi  à  l'arche- 
vêque de  Toulouse,  le  25  avril  16/i3,  et  qui  portait  témoignage  de 
sa  bonne  conduite,  ce  sont  les  expressions  mêmes  dont  on  se  ser- 
vit, serait  insérée  dans  le  procès-verbal  de  la  présente  a=^semblée 
et  également  imprimée.  On  voulut  qu'une  copie  en  fût  faite  pour 


268  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

être  annexée  au  procès-verbal  de  l'assemblée  de  Mantes,  de  façon 
que  l'acte  d'infirmation  ne  fût  point  séparé  de  l'acte  qu'on  venait 
de  condamner.  Tout  ce  qui  avait  été  fait  dans  la  réunion  de  Mantes, 
à  partir  du  15  mai,  fut  déclaré  nul,  hormis  le  vote  des  sommes 
accordées  au  roi  en  vertu  d'un  contrat  sur  lequel  la  compagnie 
n'entendait  pas  revenir. 

Cette  première  démonstration  dirigée  contre  une  décision  du  feu 
roi  froissa  Anne  d'Autriche,  qui  y  vit  un  blâme  solennel  infligé  à 
son  époux,  et,  quoiqu'il  s'agît  en  réalité  d'une  mesure  émanée  de 
Richelieu,  dont  elle  avait  eu  fort  à  souffrir,  elle  se  tint  pour  offen- 
sée. C'est  ce  que  rapporte  le  cardinal  de  Retz,  l'un  des  instigateurs 
des  résolutions  que  prit  l'assemblée  dès  le  début  de  sa  session.  «  Il 
arriva  par  hasard,  écrit-il  dans  ses  Mémoires,  que  lorsque  l'on  y 
délibéra,  le  tour,  qui  tomba  ce  jour-là  sur  la  province  de  Paris, 
m'obligea  à  parler  le  premier.  J'ouvris  donc  l'adsis  selon  que  nous 
l'avions  tous  concerté,  et  il  fut  suivi  de  toutes  les  voix.  A  mon  re- 
tour chez  moi,  je  trouvai  l'argentier  de  la  reine  qui  me  portait 
l'ordre  de  l'aller  trouver  à  l'heure  mesme;  elle  estoit  sur  son  lit, 
dans  sa  petite  chambre  grise,  et  elle  me  dit  avec  un  ton  de  voix  fort 
aigre,  qui  lui  estoit  naturel,  qu'elle  n'eust  jamais  creu  que  j'eus 
esté  capable  de  lui  manquer  au  point  que  je  venais  de  le  faire  dans 
une  occasion  qui  blessoit  la  mémoire  du  feu  roi  son  seigneur.  »  Retz 
donna  ses  raisons,  et  Anne  d'Autriche  lui  dit  d'aller  les  exposer  à  Ma- 
zarin,  qui  ne  les  goûta  pas  plus  qu'elle.  «  Il  me  parla,  poursuit  le 
coadjuteur,  de  l'air  du  monde  le  plus  haut;  il  ne  voulut  point  escou- 
ter  mes  justifications,  et  il  me  déclara  qu'il  me  commandoit  de  la 
part  du  roi  que  je  me  rétractasse  le  lendemain  en  pleine  assemblée.  » 
Retz  ne  voulut  rien  promettre,  et  il  chercha  vainement  à  ramener 
le  ministre  à  d'autres  sentimens  ;  voyant  qu'il  n'y  réussissait  pas, 
il  prit  le  parti  d'aller  trouver  l'archevêque  d'Arles,  esprit  sage 
et  modéré,  et  il  le  pria  de  se  joindre  à  lui  pour  faire  entendre  raison 
à  Mazarin.  La  démarche  n'eut  pas  plus  de  succès,  et  les  deux  pré- 
lats sortirent  de  chez  le  ministre  convaincus  qu'il  était  l'homme  du 
monde  le  moins  entendu  dans  les  affaires  du  clergé. 

Le  mauvais  accueil  qu'avait  fait  le  gouvernement  à  la  démons- 
tration contre  les  actes  de  Richelieu  ne  détourna  pas  les  députés 
de  leur  intention  de  revenir  sur  tout  ce  que  le  clergé  avait  voté  sous 
la  pression  de  ce  ministre,  et  ils  nommèrent  une  commission  pour  ré- 
viser les  dernières  décisions  adoptées  à  Mantes,  rechercher  ce  qui 
avait  été  fait  de  contraire  à  la  dignité  et  aux  intérêts  du  clergé  et  y 
remédier  au  plus  vite,  afin  que  de  pareilles  atteintes  ne  pussent 
plus  se  renouveler.  Cette  commission  devait  faire  un  rapport  four- 
nissant la  matière  d'une  circulaire  à  adresser  à  toutes  les  provinces 
et  indiquant  les  mesures  à  adopter.  L'humeur  que  la  reine  avait  té- 


LES    ASSEMBLÉES    DU    CLERGÉ    EN   FRANCE.  269 

moignée  au  coadjuteur  ne  l'empêcha  pas  d'entrer  dans  la  commis- 
sion, où  il  eut  pour  collègues  l'archevêque  d'Auch  et  les  évoques 
d'Uzès,  de  Coutances  et  de  Maillezais.  Il  s'y  rencontrait  aussi  quelques 
députés  du  second  ordre,  notamment  les  abbés  de  Caminade  et 
de  Charrier,  qui  devaient  un  peu  plus  tard  se  signaler  par  leur 
attachement  au  remuant  prélat  qu'on  était  assuré  de  trouver  dans 
toutes  les  intrigues  dirigées  contre  Mazarin.  L'assemblée  du  clergé 
s'était  imposé  la  tâche  de  rendre  à  l'épiscopat  toute  son  auto- 
rité ;  elle  se  hâta  de  dresser  ses  batteries  contre  l'édit  de  Nantes.  11 
avait  le  tort  impardonnable  aux  yeux  des  évêques  de  soustraire  à 
leur  juridiction  spirituelle  ceux  qui  faisaient  profession  de  calvi- 
nisme. La  compagnie  n'attendit  même  pas  qu'elle  eût  achevé  de 
rédiger  ses  cahiers  pour  présenter  à  la  régente  des  remontrances 
touchant  les  entreprises  des  huguenots.  La  ruine  des  religionnaires 
comme  parti  politique  ne  suffisait  point  au  clergé  ;  il  voulait  qu'on 
leur  enlevât  toute  faculté  d'exercer  leur  culte;  il  insistait  au  moins 
pour  que  le  gouvernement  veillât  sévèrement  à  ce  qu'ils  ne  sortis- 
sent pas  des  limites  étroites  dans  lesquelles  ce  culte  était  toléré.  La 
propagande  que  faisaient  les  calvinistes  alarmait  les  évêques  qui  les 
accusaient  d'instituer  des  prêches  là  où  on  les  avait  interdits,  de  re- 
construire les  temples,  dont  l'autorité  épiscopale  avait  fait  opérer  la 
destruction,  plus  solidement  qu'ils  n'étaient  bâtis  auparavant.  Toutes 
ces  récriminations  furent  développées  dans  la  harangue  que  Claude 
de  Rebé,  archevêque  de  Narbonne,  adressa  à  Anne  d'Autriche  au 
nom  de  l'assemblée.  Il  y  insista  pour  que,  selon  ses  expressions, 
l'église,  quand  la  France  étendait  ses  frontières,  pût  aussi  étendre 
les  siennes.  Il  signala  les  dangers  que  créait  pour  la  religion  catho- 
lique la  tolérance  envers  l'hérésie,  et  fit  un  pressant  appel  à  la  piété 
de  la  reine,  qu'il  ne  craignait  pas  d'appeler  la  plus  grande  et  la 
jjIus  vertueuse  princesse  de  la  terre.  A  l'entendre,  la  couronne 
n'avait  qu'à  s'en  remettre  au  zèle  de  l'église,  et  il  eut  soin  de  ne  rien 
dire  qui  rappelât  la  résistance  qu'avait  opposée  Richelieu  aux  pré- 
tentions de  domination  du  clergé.  Il  ne  voulait  voir  dans  le  feu  roi 
que  le  protecteur  des  droits,  immunités  et  franchises  de  V église,  V en- 
nemi juré  de  ceux  qui  la  voulaient  oppri^ner.  Louis  XIII  n'était  pour 
lui  que  Y  ange  exterminateur  de  celte  liberté  impie  et  injurieuse 
qu'on  prétendait  maintenant  ressusciter.  Des  devoirs  que  la  nécessité 
d'assurer  la  paix  du  royaume  imposait  au  gouvernement,  l'arche- 
vêque ne  s'en  occupait  pas.  Il  estimait  l'édit  de  Nantes  une  tran- 
saction honteuse,  et  l'heure  était  venue,  selon  lui,  d'user  des  me- 
sures propres  à  étouffer  l'hérésie.  Entre  ces  mesures,  il  mentionnait 
l'abolition  des  chambres  mi-parties.  On  ne  saurait  s'étonner  de  ce 
langage.  La  régence  d'Anne  d'Autriche  avait  réveillé  les  espérances 
du  parti  de  la  réaction  catholique,  et  le  clergé  voulait  à  tout  prix 


270  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pousser  la  reine  plus  avant  dans  la  voie  où  l'on  pensait  que  sa  dévo- 
tion devait  l'engager.  Claude  de  Rebé  se  plaisait  à  représenter  l'église 
gallicane  comme  étant  déjà  assurée  par  le  seul  avènement  de  la 
reine  mère  au  pouvoir  de  retrouver  toute  son  autorité.  «  C'est, 
disait-il  à  Anne  d'Autriche,  de  votre  majesté  que  nous  avons  tous 
les  sujets  du  monde  d'attendre  cet  accomplissement  et  ce  comble 
de  bonheur  et  de  félicité,  et  déjà  nous  prévoyons  que  l'église,  cette 
épouse  du  fils  de  Dieu,  ne  doit  jamais  appréhender  de  devenir 
souffrante  sous  votre  royale  conduite.  »  Le  prélat  termina  sa  ha- 
rangue en  rappelant  ce  qu'avait  fait  le  feu  roi  pour  l'église  et  don- 
nant à  entendre  qu'on  espérait  maintenant  davantage.  «  Nous  espé- 
rons, voire  même  nous  tirons  de  là,  s'écriait-il,  un  secret  pronostic 
des  beaux  jours  pleins  de  joie,  de  paix  et  de  jouissance,  dont  nous 
jouirons,  Dieu  aidant,  pendant  le  règne  du  fils,  sous  la  douce  ré- 
gence de  la  mère.  »  Ces  paroles  ne  prophétisaient  que  trop  la  révo- 
cation de  l'édit  de  Nantes.  Mais  l'heure  n'était  pas  encore  venue 
pour  le  clergé  de  remporter  cette  funeste  victoire,  et  Anne  d'Au- 
triche, toute  dévote  qu'elle  fût,  se  montra  plus  sage  que  ne  devait 
l'être  son  fils.  Elle  se  borna  à  répondre  par  des  assurances  peu 
compromettantes  sur  ses  bonnes  dispositions  à  l'égard  du  corps  ec- 
clésiastique. Elle  ne  prit  aucun  engagement  positif  et  renvoya, 
selon  l'usage,  le  contenu  des  remontrances  à  l'examen  du  chance- 
lier. C'était  en  effet  à  celui-ci  qu'il  appartenait  de  peser  la  valeur 
des  plaintes,  et  ce  magistrat  était  un  politique  trop  avisé  pour 
laisser  le  gouvernement  se  mettre  encore  sur  les  bras  les  protes- 
tans,  quand  il  avait  déjà  à  pourvoir  à  tant  de  difficultés,  surtout  du 
côté  de  ses  finances.  En  dépit  de  la  promesse  formelle  de  Louis  XIII 
de  ne  rien  demander  au  clergé  en  sus  du  subside  des  quatre  mil- 
lions, quand  même  la  guerre  durerait  plus  de  trois  années,  la 
régente  avait  résolu  de  lui  faire  un  nouvel  appel  de  fonds;  mais 
comme  un  tel  appel  risquait  fort  d'être  mal  accueiUi,  l'on  jugea 
nécessaire  d'user  d'abord  de  beaucoup  de  ménagemens.  Les  com- 
missaires royaux  se  bornèrent  à  représenter  à  l'assemblée  les 
grandes  dépenses  auxquelles  la  guerre  obligeait  l'état  et  le  devoir 
qui  incombait  à  l'ordre  ecclésiastique  de  venir  à  son  aide.  Le  ton 
de  ces  représentations  était  assez  timide,  et  ils  les  accompagnèrent 
de  force  démonstrations  de  respect  pour  l'auguste  compagnie  :  pré- 
cautions d'autant  plus  opportunes  qu'outre  le  renouvellement  du 
contrat  avec  l'Hôtel  de  Ville  il  s'agissait  d'obtenir  le  vote  d'une 
subvention  extraordinaire  d'un  chiffre  élevé.  Tout  occupée  de  révi- 
ser ce  qui  avait  été  fait  à  Mantes,  l'assemblée  ne  se  pressa  pas  de 
répondre  à  cette  mise  en  demeure;  elle  entendait,  avant  de  rien 
donner,  que  le  gouvernement  revînt  sur  plusieurs  des  mesures  aux- 
quelles l'assemblée  tenue  dans  cette  ville  avait  été  contrainte  d'ad- 


LES    ASSEMBLÉES   DU   CLERGÉ   EN   FRANCE.  271 

hérer  et  sur  d'autres  imposées  depuis  sans  l'assentiment  du  clergé, 
à  savoir  :  la  taxe  du  huitième  denier  des  biens  aliénés,  la  réduc- 
tion des  gages  des  ofliciers  du  clergé  et  l'impôt  des  800,000  écus 
destinés  à  garantir  à  perpétuité  aux  acquéreurs  la  possession  des 
biens  ecclésiastiques  aliénés.  En  édictant  ces  mesures,  la  couronne 
avait,  suivant  la  compagnie,  outre  passé  ses  droits  et  blessé  l'équité. 
Une  députation  de  l'assemblée  alla  le  représenter  aux  commissaires 
royaux.  Elle  s'attacha  à  réfuter  les  raisons  sur  lesquelles  se  fondait 
le  gouvernement  pour  maintenir  ses  édits  et  qui  ne  tendaient  rien 
moins  qu'à  déposséder  le  clergé  du  privilège  de  ne  payer  de  dé- 
cimes que  ceux  que  ses  mandataires  avaient  consentis.  L'un  des  prin- 
cipaux griefs  qu'allégua  la  députation  à  l'encontre  de  la  demande  de 
la  couronne  était  l'application  au  corps  ecclésiastique  de  l'impôt 
levé  en  vertu  du  droit  de  joyeux  avènement  alors  que  cet  ordre 
succombait  sous  le  poids  des  contributions  qu'on  ne  cessait  de  lui 
réclamer.  Elle  soutenait  que  l'église  avait  supporté  sa  part  de  l'ac- 
croissement des  impôts  mis  sur  la  nation,  cet  accroissement  ayant 
eu  pour  effet  de  faire  diminuer  ses  propres  revenus.  Bref,  le  clergé 
déclarait  par  l'organe  de  ses  députés  être  hors  d'état  de  rien  don- 
ner en  sus  de  ses  décimes,  lesquels  enlevaient  déjà  aux  gros  béné- 
ficiers  le  tiers  et  parfois  la  moitié  de  leurs  revenus.  Cette  fin  de 
non-recevoir  décida  le  conseil  du  roi  à  parler  plus  catégoriquement, 
et  ses  commissaires  eurent  ordre  de  signifier  à  l'assemblée  le  mon- 
tant du  subside  qu'il  attendait  d'elle.  Ce  chiffre  dépassait  de  beau- 
coup ce  qui  avait  été  demandé  à  Mantes,  car  il  s'élevait  à  dix  mil- 
lions de  livres,  et,  comme  pour  faire  comprendre  à  la  compagnie 
que  le  gouvernement  ne  renonçait  pas  aux  moyens  dont  le  règne 
précédent  avait  fait  usage,  la  reine  avait  choisi  pour  l'un  de  ses 
commissaires  ce  même  d'Émery  qui  s'était  fait,  à  l'instigation  de 
Mazarin,  le  brutal  exécuteur  des  volontés  de  Richelieu.  D'Émery, 
alors  contrôleur  général  des  finances,  déclarait  sans  réticence  que 
la  couronne  avait  le  droit  d'exiger  du  clergé  les  sommes  qui  Un 
étaient  nécessaires.  «  Encore  que  le  roi,  dit-il  dans  sa  harangue, 
sache  que  la  considération  des  besoins  de  l'état  ne  puisse  manquer  de 
frapper  l'esprit  de  la  compagnie,  je  crois  devoir  ajouter  que,  quoique 
le  roi  pour  le  respect  du  clergé  n'ait  été  privé  jusqu'ici  des  grands 
secours  qu'il  prétend  avoir  droit  de  prendre  légitimement  sur  les 
biens  de  l'église  ou  sur  les  ofliciers  du  clergé,  etc..  le  roi  a  droit 
de  confirmation  sur  tous  les  biens  privilégiés  de  l'église  qui  lui  ont 
été  donnés  par  les  rois  ses  prédécesseurs  depuis  leurs  anciennes 
fondations  et  dotations.  »  L'assemblée  ne  pouvait  entendre  de  sang- 
froid  l'exposé  d'une  doctrine  si  contraire  à  ses  sentimens.  Elle  ré- 
pliqua en  termes  très  fermes  par  la  bouche  de  l'archevêque  de  Lyon, 
le  cardinal  du  Plessis  de  Richelieu.  Elle  décida  qu'elle  nommerait 


272  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

simplement  une  commission  pour  rechercher  les  moyens  de  fournir 
au  roi  un  nouveau  subside  ;  mais  elle  n'en  fixa  pas  le  chiffre,  et  la 
commission  ne  se  pressa  pas.  Près  de  sept  mois  s'écoulèrent  sans  que 
l'assemblée  votât  aucune  subvention  ou  se  mît  en  mesure  de  re- 
nouveler le  contrat  de  l'Hôtel  de  Ville.  Les  commissaires  revinrent  à 
la  charge  pour  la  quatrième  fois,  pressant  la  compagnie  de  conclure. 
L'archevêque  se  borna  à  leur  répondre  que  la  commission  n'avait 
rien  pu  découvrir,  en  fait  de  ressources,  qu'un  nouvel  impôt  à  mettre 
sur  le  clergé,  déjà  aux  abois,  et  qui  en  consommerait  la  ruine.  Les 
lenteurs  continuèrent;  l'assemblée  alléguait  toujours  quelque  nou- 
veau grief  et  signalait  quelque  nouvelle  entreprise  de  l'autorité 
laïque  sur  les  immunités  ecclésiastiques.  Elle  protesta  notamment 
contre  un  édit  qui  portait  atteinte  aux  droits  des  juridictions  sei- 
gneuriales dont  le  clergé  de  Paris  était  en  possession,  à  savoir  :  la 
juridiction  du  chapitre  de  Notre-Dame,  celle  de  l'abbaye  de  Saint- 
Victor  et  celle  de  l'abbaye  de  Sainte-Geneviève  ;  enfin  elle  déclara 
formellement  qu'elle  ne  voterait  aucune  allocation  pécuniaire  à 
l'état  que  l'édit  ne  fût  rapporté.  Mazarin  recula  devant  un  conflit 
qui  pouvait  ne  pas  tourner  à  l'avantage  de  son  gouvernement,  qui 
aurait  au  moins  pour  effet  d'indisposer  au  dernier  degré  un  corps 
qu'il  travaillait  à  gagner  par  la  persuasion.  Malgré  la  perte  que 
devait  causer  au  trésor  royal  la  révocation  d'un  édit  dont  l'intérêt 
fiscal  avait  été  l'unique  motif,  il  se  résigna  à  subir  les  conditions 
que  dictait  l'assemblée.  Il  montra  à  l'égard  du  corps  ecclésiastique 
une  égale  condescendance  dans  une  affaire  qui  touchait  encore  de 
plus  près  aux  immunités  de  l'église  de  France,  car  il  s'agissait 
des  droits  de  l'épiscopat. 

René  de  Rieux,  évêque  de  Léon,  avait  été  destitué  de  son  siège, 
en  vertu  d'une  sentence  rendue  par  une  commission  spéciale  dont 
Richelieu  avait  obtenu  du  pape  Urbain  VIII  la  nomination.  Compro- 
mis, ainsi  que  deux  autres  prélats,  l'évêque  d'Alby,  Alphonse  d'El- 
benne,  et  l'évêque  de  Nîmes,  Claude  Thoiras,  dans  les  intrigues  et 
les  conspirations  de  Marie  de  Médicis,  René  de  Rieux,  afin  de  se 
soustraire  à  un  procès  pour  crime  de  lèse-majesté,  avait  suivi  la 
reine  mère  en  Flandre  ;  il  y  était  demeuré.  La  commission  spéciale 
avait  été  composée  de  prélats  à  la  dévotion  de  Richelieu,  de  Ro- 
bert de  Barreaux,  archevêque  d'Arles,  de  Boutillier,  coadjuteur  de 
Tours,  auparavant  évêque  de  Boulogne,  de  Charles  de  Noailles, 
évoque  de  Saint-Flour,  et  de  Séguier,  évêque  d'Auxerre,  plus  tard 
de  Meaux,  et  frère  du  chancelier.  On  avait  compté  qu'effrayés  de  la 
procédure  entamée  contre  eux,  les  trois  évêques  se  hâteraient  de 
donner  leur  démission  afin  d'arrêter  les  poursuites.  Mais  Claude 
Thoiras  seul  avait  agi  ainsi;  d'Elbenne  s'enfuit  en  Italie,  et  René 
de  Rieux,  de  sa  retraite  dans  les  Pays-Bas,  n'avait  cessé  de  pro- 


LES    ASSEMBLÉES    DU   CLERGÉ    EN   FRANCE.  273 

tester  contre  sa  destitution  et  la  nomination  du  successeur  qu'on 
lui  avait  donné.  Cette  affaire  fut  fort  agitée  à  l'assemblée  du 
clergé  de  1635.  Les  membres  les  plus  attachés  aux  principes  gal- 
licans contestaient  au  pape  le  droit  de  nommer  de  son  autorité 
une  commission  investie  de  la  faculté  de  déposer  par  jugement 
des  évêques.  Il  fallut  la  pression  qu'exercèrent  sur  la  compa- 
gnie deux  des  commissaires  que  Richelieu  était  parvenu  à  faire 
nommer  députés,  l'évêque  de  Saint- Flour  et  le  coadjuteur  de 
Tours,  pour  que  l'assemblée  ne  se  déclarât  pas  formellement  contre 
la  sentence  de  déposition  qui  avait  été  rendue.  Ne  rencontrant  plus 
d'appui  dans  la  représentation  ecclésiastique,  René  de  Rieux  en 
avait  appelé  de  la  commission  au  pape,  et  il  était  encore  en  instance 
pour  que  son  appel  fût  reçu  quand  se  réunit  l'assemblée  de  16/i5. 
Avec  ses  sentimens  hostiles  aux  actes  du  feu  ministre,  la  compagnie 
ne  pouvait  manquer  de  prendre  en  mains  la  cause  de  l'évêque  de 
Léon  dépossédé.  L'affaire  fut  donc  examinée  dès  le  début  de  la  ses- 
sion. Quelques-uns  de  ceux  qui  avaient  fait  partie  de  la  commission 
judiciaire  siégeaient  parmi  les  députés  ;  ils  furent  vivement  inter- 
pellés ;  la  compagnie  leur  adressa  de  durs  reproches,  les  accusant 
de  lâcheté  pour  avoir  consenti  à  faire  partie  d'un  tribunal  qu'on 
taxait  d'illégal.  L'assemblée  protesta  contre  les  brefs  que  Richelieu 
avait  obtenus  pour  ce  procès  en  1632  et  1633,  et  elle  envoya  une 
députation  à  la  reine  mère  et  au  premier  ministre  pour  demander 
que  des  instructions  fussent  données  à  l'ambassadeur  de  France  à 
Rome  afin  de  solliciter  du  saint-père  la  révision  du  jugement.  Ma- 
zarin  fit  mine  d'approuver  la  démarche  et  il  parut  d'abord  y  donner 
satisfaction.  Des  négociations  furent  entamées  avec  le  souverain 
pontife  tant  de  la  part  de  rassemblée  que  de  celle  de  la  couronne; 
elles  marchèrent  assez  rapidement.  Toutefois,  comme  la  session  s'a- 
vançait et  que  l'affaire  menaçait  de  n'être  point  réglée  avant  la  clô- 
ture, la  compagnie  remit  à  l'archevêque  de  Corinthe,  coadjuteur  de 
Paris,  la  charge  de  mener  à  bonne  fin  la  négociation.  On  était  en 
présence  d'assez  grosses  difficultés  qui  venaient  tant  des  prétentions 
du  saint-siège  que  de  la  résistance  du  successeui*  donné  à  René  de 
Rieux,  Robert  Gupif.  Celui-ci  s'élevait  contre  l'intention  qu'on  ma- 
nifestait de  rétablir  son  prédécesseur;  il  en  appelait  comme  d'abus 
au  parlement  de  Bretagne.  Retz  nous  a  fait  connaître  dans  ses  Mé- 
jnoires  la  part  qu'il  prit  à  cette  affaire.  Il  nous  montre  que  Mazarin 
n'était  pas,  à  beaucoup  près,  dans  des  dispositions  aussi  favorables 
à  l'égard  de  la  réintégration  de  l'évêque  de  Léon  que  l'avaient  donné 
à  supposer  les  paroles  articulées  par  lui  dans  l'assemblée  où  il  s'é- 
tait rendu  de  sa  personne.  Malgré  ses  assurances  à  l'archevêque  de 
Corinthe  et  à  plusieurs  députés  des  provinces,  il  cherchait  à  enterrer 

TOME  XXiV.   —  1879,  18 


274  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'affaire,  car  il  comprenait  que  le  gouvernement  royal,  tout  ennemie 
fu'eût  été  Anne  d'Autriche  de  Richelieu,  demeurait  solidaire  de  ce 
qu'avait  fait  le  grand  cardinal,  et  que  l'on  porterait  quelque  atteinte 
au  prestige  de  la  couronne  si  l'on  condamnait  les  actes  auxquels 
elle  avait  donné  sa  sanction.  Lors  donc  qu'il  fallut  passer  des  pa- 
roles à  la  pratique,  il  changea  tout  à  coup  d'attitude  et  il  fit  presser 
par  la  reine  le  coadjuteur  pour  que  l'on  prît  un  biais  qui,  écrit 
celui-ci,  m'aurait  infaillible77îent  déshonoré.  Le  jeune  et  ambitieux 
prélat  n'entra  donc  pas  dans  les  vues  de  Mazarin  ;  il  essaya  de  le 
dissuader;  il  n'y  parvint  pas.  La  patience  finit  par  lui  manquer;  il 
rappela  au  ministre  sa  promesse  et,  n'en  ayant  rien  tiré,  il  se  décida 
à  écrire  à  toutes  les  provinces.  Comme  il  venait  de  composer  sa 
circulaire  et  l'allait  fermer,  le  duc  d'Orléans  entra  chez  lui,  lut  la 
lettre  et  la  lui  arracha  des  mains,  en  disant  quil  voulait  finir  cette 
araire.  Le  prince,  en  effet,  se  rendit  immédiatement  chez  Mazarin, 
et,  plus  heureux  que  le  coadjuteur,  il  obtint  l'expédition  des  lettres 
à  Rome  que  celui-ci  avait  vainement  réclamées.  Le  pape  accorda  le 
bref  nécessaire  pour  qu'on  pût  procéder  h  la  révision  du  procès  de 
l'évêque  de  Léon,  et  ce  bref  arriva  avant  que  l'assemblée  se  fût  sé- 
parée. Elle  nomma  pour  l'examiner  des  commissaires,  au  nombre 
desquels  étaient  l'évêque  de  Chartres  et  le  coadjuteur.  Après  en 
avoir  pris  connaissance,  ils  représentèrent  à  la  compagnie  que  la 
lettre  pontificale  contenait  des  clauses  de  nature  à  porter  préjudice 
aux  usages,  droits  et  libertés  de  V église  g (dlicane.  Les  députés  s'en 
émurent,  et  ils  rédigèrent  une  protestation  qui  déclarait  que  le  bref 
ne  saurait  infirmer  ces  usages,  droits  et  libertés.  Cette  réserve  n'em- 
pêcha pas  les  effets  du  bref.  La  commission  désignée  par  le  pape 
se  réunit  et  elle  rendit  un  jugement  qui  réintégrait  de  Rieux  dans 
son  siège  épiscopal.  Cupif  fut  transféré  à  l'évêché  de  Dol.  Mais 
celui-ci  refusa  longtemps  d'obéir  à  la  décision  de  la  commission 
papale.  Une  lutte  des  plus  vives  s'engagea  entre  les  deux  compé- 
titeurs, qui  fulminèrent  l'un  contre  l'autre  et  contre  leurs  adver- 
saires respectifs  des  anathèmes.  Le  conseil  d'état,  mécontent  de 
l'appel  fait  au  saint-siège,  soutenait  Cupif,  homme  violent  et  emporté 
qui  se  répandait  en  injures  contre  la  commission  et  se  laissa  même 
aller  à  des  voies  de  fait  sur  des  prêtres  opposés  à  ses  prétentions. 
Le  conflit  se  prolongea  jusqu'à  la  fin  de  l'année  1650,  et  Cupif  ne 
consentit  à  désavouer  sa  conduite  qu'après  avoir  été  mandé  devant 
l'assemblée  du  clergé  qui  se  tint  cette  année-là. 

L'affaire  de  l'évêque  de  Léon  ayant  été  remise  à  la  diligence  du 
coadjuteur,  l'assemblée  s'occupa  de  la  demande  du  subside.  Comme 
satisfaction  lui  avait  été  donnée  par  le  gouvernement  sur  des 
plaintes  qu'elle  lui  avait  adressées  et  qui  concernaient  certaines  im- 


LES    ASSEMBLÉES    DU   CLERGE    EN   FRANCE.  275 

munités  ecclésiastiques,  elle  se  relâcha  de  sa  raideur,  et  vola  sans 
hésiter  une  subvention  de  3,600,000  livres.  Elle  mit  toutefois  pour 
condition  à  cette  libéralité,  d'abord  qu'une  déclaration  royale  an- 
noncerait qu'aucun  nouvel  appel  extraordinaire  de  fonds  ne  se- 
rait fait  dorénavant  au  clergé,  ensuite  qu'on  abrogerait  diverses 
mesures  fiscales  récemment  introduites,  notamment  l'édit  du  hui- 
tième denier,  qui  n'avait  reçu  qu'une  exécution  partielle.  La  cou- 
ronne trouva  l'assemblée  trop  exigeante  et  n'accepta  pas  ces  condi- 
tions. Il  y  eut  de  longs  pourparlers  entre  les  mandataires  des  deux 
parties.  La  reine  et  ses  ministres  voulaient  tirer  de  l'assemblée 
beaucoup  plus  que  celle-ci  n'offrait;  ils  tenaient  ferme,  et  les  dé- 
putés s'apercevaient  bien  qu'il  leur  faudrait  hausser  leurs  offres; 
mais  ils  ne  le  firent  que  lentement  et  par  degrés.  Quand,  dans  une 
conférence,  l'assemblée  voyait  le  gouvernement  rabattre  un  peu  de 
ses  prétentions,  elle  avait  soin  de  rester  toujours,  dans  ses  propres 
concessions,  au-dessous  de  ce  qui  était  réclamé.  Après  force  dis- 
cussions, elle  finit  par  consentir  à  une  subvention  de  h  millions 
de  livres,  au  lieu  des  3,600,000  offerts  d'abord  par  elle;  mais  elle 
rejeta  absolument  la  condition  que  voulait  mettre  le  gouvernement  à 
son  acquiescement  à  cette  nouvelle  proposition  et  qui  était  le  main- 
tien des  mesures  fiscales  dont  elle  avait  réclamé  l'abrogation.  Pour 
trouver  cette  grosse  somme  de  k  millions,  l'assemblée  éprouvait  un 
grand  embarras.  Aussi,  pendant  que  les  conférences  se  poursuivaient, 
avait-elle  discuté  les  différens  moyens  auxquels  on  pouvait  songer 
pour  fournir  le  subside  et  qui  ne  fussent  pas  des  expédions  rui- 
neux. Si  d'une  part  elle  voulait  éviter  l'aliénation  d'une  portion 
des  biens  de  l'église,  de  l'autre  elle  craignait  d'accroître  la  con- 
tribution directe  des  bénéficiers.  Tandis  qu'elle  se  débattait  dans 
cette  pénible  recherche,  et  était  au  moment  de  se  voir  condamnée 
à  de  durs  sacrifices,  les  officiers  des  décimes  lui  vinrent  heureuse- 
ment en  aide.  Ils  offrirent  de  faire  un  fonds  de  i,/iOO,000  livres,  si 
l'on  augmentait  le  total  de  leurs  gages  de  100,000  livres;  ils  don- 
naient par  là  le  moyen  de  recourir  à  un  procédé  alors  fort  usité 
pour  se  procurer  de  l'argent  comptant  :  ils  permettaient  de  tirer  d'eux 
une  somme  dont  ils  avaient  l'intention  de  se  rembourser  à  la  longue 
par  l'augmentation  des  émolumens  qui  leur  revenaient  sur  les  dé- 
cimes par  eux  levés.  Mais  l'offre  ne  parait  pas  à  tous  les  embarras, 
et  l'assemblée  avait  encore  à  aplanir  d'autres  obstacles  pour  régler 
ce  qui  concernait  le  subside  promis.  A  la  charge  de  qui  devaient 
être  les  frais  de  perception,  frais  que  l'usage  où  l'on  était  à  cette 
époque  de  s'adresser  à  des  traitans  rendait  considérables?  Le  con- 
trôleur général  voulait  qu'ils  fussent  supportés  par  le  clergé,  car 
ce  corps,  s'il  les  eût  laissés  au  compte  de  l'état,  aurait  ainsi  dimi- 


276  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nué  en  fait  d'un  chiffre  très  notable  le  subside  qu'il  avait  voté. 
Pour  prendre  ces  frais  à  sa  charge,  le  gouvernement  réclamait  une 
allocation  spéciale  destinée  tant  à  y  faire  face  qu'à  le  couvrir  de  la 
perte  qui  résulterait  pour  lui  de  l'abandon  des  mesures  fiscales  que 
le  clergé  réclamait  avec  le  plus  d'instance.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine 
que  l'assemblée  sortit  de  cette  nouvelle  difficulté  et  que  l'accord 
s'établit  entre  elle  et  le  gouvernement.  Une  déclaration  royale 
retira  l'impôt  du  huitième  denier,  la  réduction  des  gages  des  officiers 
et  les  autres  mesures  vexatoires  dont  s'étaient  plaints  les  députés. 
La  couronne  se  contenta  d'une  allocation  modérée,  en  sus  des 
!i  millions,  et  prit  à  sa  charge  les  frais  de  perception.  TJn  contrat  fut 
signé  par  lequel  le  clergé  s'engageait  à  verser  en  cinq  termes  la 
subvention  accordée.  Ayant  ainsi  achevé  sa  tâche,  la  compagnie 
envoya,  selon  l'usage,  une  députation  pour  faire  la  harangue  d'a- 
dieu à  la  régente,  qui  était  alors  à  Fontainebleau.  Les  concessions 
(le  l'assemblée  avaient  enfin  dissipé  la  défiance  manifestée  dans  le 
principe  par  Anne  d'Autriche  et  son  ministre  envers  les  manda- 
taires du  clergé.  Somme  toute,  c'était  au  gouvernement  que  restait 
l'avantage.  Sans  doute,  il  n'avait  pas  les  10  millions  auxquels  il 
prétendait  d'abord,  et  qu'il  ne  se  flattait  pas,  selon  toute  appa- 
rence, d'obtenir,  mais  il  encaissait  h  millions  nets,  et,  dans  l'état  des 
affaires,  une  telle  rentrée  était  pour  le  trésor  royal  une  véritable 
bénédiction. 

II. 

On  pouvait  croire,  après  cet  heureux  résultat,  que  l'harmonie 
entre  le  clergé  et  la  couronne  était  assurée  pour  longtemps.  L'ha- 
bileté que  déploya  Mazarin  dans  l'affaire  du  jansénisme,  après 
l'émotion  provoquée  par  l'apparition  du  livre  d'Antoine  Arnauld  sur 
la  frcquentc  communion,  dut  confirmer  les  amis  de  la  paix  dans  ces 
espérances.  Malheureusement  l'ordre  ecclésiastique  ne  pouvait  tout 
à  fait  échapper  aux  excitations  révolutionnaires  de  la  fronde.  Déjà 
en  16Zi9  le  clergé  s'était  mêlé  aux  agitations  politiques;  il  avait 
pris  part  à  la  lutte  soutenue  contre  le  gouvernement  impopulaire  de 
la  régente.  Ses  principaux  représentans  s'étaient  réunis  à  la  noblesse 
pour  forcer  la  main  à  Anne  d'Autriche,  et,  d'accord  avec  le  duc  d'Or- 
léans, les  deux  ordres  avaient  traité  ensemble  des  affaires  de  l'état 
et  s'étaient  séparés  en  arrachant  de  la  couronne  la  permission  de 
s'assembler  toutes  les  fois  qu'on  manquerait  aux  promesses  données. 
Le  clergé  était  résolu  d'arrêter  ainsi  les  atteintes  portées  aux  pri- 
vilèges et  immunités  des  ecclésiastiques  comme  à  ceux  des  gen- 
tilshommes. Quand,  en  mai  1650,  l'assemblée  du  clergé  ouvrit  sa 
session,  la  situation  était  plus  grave  encore  que  l'année  précédente. 


LES    ASSEMBLÉES   DU   CLERGÉ   EN   FRANCE.  277 

La  reine  avait  fait  arrêter  les  princes  de  Gondé  et  de  Conti  et  leur 
beau-frère  le  duc  de  Longueville.  Trois  partis  divisaient  la  France  : 
celui  des  anciens  frondeurs,  celui  de  la  nouvelle  fronde,  celui  de 
Mazarin.  Le  parlement  cherchait  à  prendre  entre  eux  le  rôle  de  mé- 
diateur et  à  asseoir  ainsi  sa  prépondérance  dans  le  gouvernement 
de  l'état.  Chez  le  haut  clergé,  les  sentimens  étaient  en  général  peu 
favorables  au  cardinal.  L'esprit  de  l'assemblée  de  1650  en  fut  le 
miroir  fidèle;  il  se  décela  par  l'attitude  qu'elle  prit  dès  les  premières 
séances.  Elle  venait  de  recevoir  d'énergiques  réclamations  des  évo- 
ques de  Guyenne  contre  les  violences  dont  le  duc  d'Épernon  s'était 
rendu  coupable  à  leur  égard,  violences  qui  avaient  été  telles  que 
plusieurs  de  ces  prélats  s'étaient  vus  contraints  de  quitter  leur  dio- 
cèse. La  compagnie  indignée  décida  qu'elle  se  rendrait  en  corps 
près  de  la  régente  pour  lui  demander  justice.  Anne  d'Autriche,  tout 
en  blâmant  fort  la  conduite  de  l'irascible  gouverneur  de  Guyenne, 
craignait  de  se  l'aliéner.  Elle  avait  besoin  de  sa  coopération  pour 
résister  à  la  levée  de  boucliers  que  la  noblesse  préparait  contre  elle 
dans  le  midi  de  la  France  et  ne  se  souciait  pas  d'intervenir.  De  son 
côté,  Mazarin,  qui  songeait  à  faire  épouser  l'une  de  ses  nièces  au  duc 
de  Caudale,  fils  du  duc  d'Épernon,  était  encore  moins  disposé  que 
la  reine  à  accueillir  des  réclamations  auxquelles  on  cherchait  à 
donner  du  retentissement.  La  régente  essaya  donc  d'abord  d'écon- 
duire  l'assemblée  en  lui  proposant  de  traiter  l'affaire  avec  quelques- 
uns  de  ses  délégués  ;  mais  les  députés  insistèrent,  et  Anne  d'Autriche 
dut  leur  accorder  audience  et  leur  promettre  que  des  arrêts  du 
conseil  mettraient  un  terme  aux  prétentions  de  d'îipernon.  Plusieurs 
mois  se  passèrent,  et  les  arrêts  ne  parurent  pas.  Lamoltesse  qu'ap- 
portait le  gouvernement  en  cette  rencontre  pour  défendre  les  immu- 
nités du  clergé  acheva  d'indisposer  la  compagnie.  Tout  en  procé- 
dant à  l'examen  des  comptes,  elle  rédigea  des  remontrances  au  roi. 
Il  y  était  surtout  question  des  protestans,  dont  les  tentatives  pour 
étendre  la  faible  part  de  liberté  qui  leur  avait  été  laissée  inquié- 
taient les  évêques.  L'édit  de  Nantes  n'avait  cessé  d'être  chez  ceux-ci 
l'objet  d'objurgations  à  la  couronne;  la  prise  de  la  Rochelle  les 
avait  enhardis  à  en  réclamer  l'abrogation. 

Des  dispositions  aussi  peu  bienveillantes  dans  l'assemblée  du 
clergé  ne  détournèrent  pas  Mazarin  de  solliciter  un  large  subside. 
Le  gouvernement  était  obéré,  et  les  biens  ecclésiastiques  étaient  la 
seule  matière  imposable  dont  on  n'eût  point  abusé;  mais  comment 
agir  en  présence  des  engagemens  antérieurement  pris  de  ne  plus 
rien  demander  au  clergé  à  titre  extraordinaire?  Au  lieu  d'envoyer  à 
la  compagnie,  comme  cela  se  pratiquait  habituellement,  des  commis- 
saires pour  spécifier  la  somme  que  le  roi  attendait  de  sa  généro- 
sité, Mazarin  préféra  ouvrir  une  conférence  entre  trois  commissaires 


278  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

désignés  par  lacouronne,  les  conseillers  d'Aligre,  d'Irval  et  Gar- 
gant,  et  des  délégués  désignés  par  l'assemblée.  Le  moyen  n'aboutit 
pas;  les  mandataires  du  clergé  restèrent  sourds  à  toutes  les  de- 
mandes. Ils  se  retranchèrent  invariablement  derrière  les  engage- 
mens  qui  avaient  été  pris.  A  leur  instigation,  l'assemblée  déclara, 
après  une  délibération  solennelle,  que,  vu  l'état  de  détresse  où 
les  événemens  avaient  mis  le  clergé,  elle  n'accorderait  rien.  Maza- 
rin  ne  se  découragea  pas  ;  on  sait  quelle  était  sa  patiente  et  habile 
obstination.  Il  se  flattait  d'arracher,  de  guerre  lasse,  à  la  compa- 
gnie le  subside  jugé  indispensable,  mais  de  violences,  il  n'en  vou- 
lait point  user,  sachant  qu'elles  eussent  tourné  contre  lui.  En  vue  de 
garder  les  députés  sous  sa  main,  la  cour  ayant  dû  à  la  fin  de 
juin  se  rendre  dans  le  Midi  à  cause  de  la  prise  d'armes  des  fron- 
deurs, dont  Bordeaux  devenait  le  centre,  il  fit  demander  par  la  reine 
à  l'assemblée  de  se  transporter  à  Saintes.  La  régente  allégua  que  le 
roi  tenait  à  avoir  près  de  lui  l'auguste  compagnie,  afin  de  traiter 
plus  facilement  et  à  l'avantage  de  l'église  les  aifaires  qu'elle  lui  sou- 
mettrait. Les  députés  n'avaient   nulle  envie  d'aller   si  loin  ;    ils 
ne  pouvaient  cependant  refuser  ostensiblement  d'obtempérer  aux 
ordres  de  la  régente;  ils  décidèrent  donc  qu'ils  se  rendraient  à 
Saintes.  Mais  afin  de  couvrir  les  dépenses  que  nécessitait  cette 
translation,  ils  arrêtèrent  qu'il  serait  levé  sur  le  clergé  une  somme 
de  200,000  livres.  La  répartition  de  cet  impôt  demanda  du  temps; 
elle  s'opéra  d'autant  plus  lentement  que  plusieurs  provinces  ecclé- 
siastiques du  Midi  protestèrent  contre  la  façon  dont  était  fait  le 
département  ;  elles  soutenaient  ne  pas  devoir  être  imposées  sur  le 
même  pied  que  les  autres,  à  raison  du  petit  nombre  de  bénéfices 
compris  dans  leur  ressort.  En  attendant  que  les  fonds  eussent  été 
recouvrés,  l'assemblée  continua  l'examen  de  la  gestion  de  son  re- 
ceveur général,  La  Morinière,  qui  se  retirait  laissant  des  comptes 
fort  embrouillés,  et  le  règlement  de  diverses  affaires  contentieuses. 
Les  semaines  s'écoulèrent  et  les  députés  ne  partaient  pas,  quoique 
le  gouvernement  les  pressât,  mais  ils  opposaient  toujours  la  né- 
cessité d'achever  le  département.  Ils  atermoyèrent  si  bien  qu'ils 
étaient  encore  dans  la  capitale  quand  arriva  la  paix  de  Bordeaux 
(septembre  1650).  Si  la  compagnie  ne  se  souciait  pas  de  suivre  la 
reine,  elle  n'en  tenait  pas  moins  à  lui  présenter  ses  doléances,  et, 
faute  de  se  rendre  à  Saintes,  elle  envoya  en  Saintonge  une  députa- 
tion  de  six  membres  pour  lui  adresser  la  harangue  où  elles  étaient 
formulées.  L'un  des  articles  de  ces  remontrances  avait  un  caractère 
tout  politique,  car  il  associait  l'assemblée  à  l'opposition  qu'on  fai- 
sait alors  au  gouvernement  d'Anne  d'Autriche.  Il  concernait  la  sor- 
tie de  prison  du  prince  de  Gonti.  A  raison  du  caractère  ecclésiastique 
que  lui  donnait  sa  dignité  d'abbé  de  Gluny,  l'assemblée,  vivement 


LES    ASSEMBLÉES    DU    CLERGÉ   EN   FRANCE.  279 

sollicitée  par  la  princesse  douairière  de  Condé,mère  de  Gonti,  avait 
jugé  qu'elle  devait  intervenir  pour  sa  mise  en  liberté.  Anne  d'Au- 
triche fut  avertie  par  les  membres  de  son  conseil  restés  à  Paris  de  la 
démarche  que  le  clergé  comptait  faire,  et  quand  les  délégués  ayant 
à  leur  tête  l'un  des  prcsidens  de  l'assemblée,  George  d'Aubusson, 
archevêque  d'Embrun,  furent  arrivés  en  Saintonge,  il  leur  fut  ré- 
pondu que  la  régente  ne  pourrait  leur  donner  audience  s'ils  ve- 
naient lui  demander  la  mise  en  liberté  du  prince,  une  telle  dé- 
marche outre-passant  les  droits  de  la  compagnie,  attendu  que  le  roi 
avait  pleine  autorité  sur  les  membres  de  sa  famille.  Mazarin  enten- 
dait que  le  discours  contenant  les  remontrances  fût  communiqué 
préalablement  à  la  reine,  afin  d'être  bien  sûr  qu'il  ne  renfermait 
rien  de  relatif  à  la  détention  de  Gonti.  Les  délégués  se  refusèrent  à 
ce  qu'on  exigeait  d'eux;  ils  objectaient  que  la  chose  était  contraire 
à  tous  les  précédens.  Ils  soutenaient  d'ailleurs  qu'en  sollicitant  la 
mise  en  liberté  du  prince,  ils  usaient  du  privilège  qu'avait  toujours 
eu  l'église  de  faire  appel  à  la  clémence  royale,  surtout  quand  il  s'a- 
gissait d'un  membre  du  clergé.  Enfin  ils  ajoutaient  qu'en  l'absence 
de  pouvoirs  à  eux  donnés  pour  modifier  les  termes  des  doléances, 
ils  ne  consentiraient  pas  à  supprimer  du  discours  le  paragraphe  con- 
cernant Gonti.  On  ne  parvint  pas  à  s'entendre,  et  la  députation  s'en 
revint  à  Paris,  s' étant  bornée  à  entretenir  Mazarin  des  divers  sujets 
de  plaintes  que  le  clergé  avait  à  adresser  à  la  couroHne.  Elle  rendit 
compte  de  sa  mission  à  l'assemblée,  et  celle-ci  consigna  au  procès- 
verbal  la  relation  que  lui  firent  ses  mandataires.  On  était  à  la  fin 
d'octobre  et  la  compagnie  n'ayant  rien  obtenu,  elle  ne  voulait  ac- 
corder aucun  subside  extraordinaire.  Malgré  les  nouvelles  instances 
que  firent  les  commissaires  du  roi,  elle  se  disposait  à  clore  la  ses- 
sion. Gela  inquiétait  le  gouvernement,  qui  jugea  qu'avant  de  la 
laisser  se  séparer  il  devait  tenter  un  dernier  et  vigoureux  effort, 
et  le  27  novembre,  comme  l'assemblée  était  en  séance,  elle  reçut 
la  visite  des  trois  commissaires  précédemment  nommés.  D'Aligre 
apportait  une  lettre  du  roi,  qui  demandait  itérativement  au  clergé 
son  concours  pécuniaire.  Pour  l'amener  à  de  plus  favorables  dispo- 
sitions, sa  majesté  accordait  satisfaction  à  plusieurs  des  demandes 
dont  les  délégués  avaient  parlé  en  Saintonge  à  Mazarin.  Les  termes 
de  la  lettre  étaient  plus  persuasifs  qu'impérieux,  et  le  langage  de  d'A- 
ligre  ne  démentit  pas  cette  modération  affectée;  il  protesta  contre 
toute  pensée  de  violenter  la  compagnie  et  lui  représenta  simple- 
ment le  devoir  d'honneur  qu'elle  avait  de  venir  au  secours  du  roi 
dans  une  si  grande  nécessité.  Il  confessait  que  l'assemblée  avait 
le  droit  de  traiter  avec  la  couronne  sur  le  pied  de  l'égalité.  «  Nos 
contrats,  disait  le  commissaire  royal,  sont  synallagmatiques;  nous 
ne  traitons  point  sous  des  conditions  léonines  ;  il  est  juste  qu'après 


280  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tant  de  grâces  et  si  importantes  que  le  roi  a  accordées  au  clergé, 
vous  contribuiez  de  votre  côté  et  fassiez  effort  pour  lui  donner  con- 
tentement. »  L'assemblée  ne  se  laissa  pourtant  pas  prendre  à  ces 
exhortations;  elle  décida  qu'elle  expédierait  préalablement  les  af- 
faires qu'il  lui  restait  à  régler  et  verrait  au  moment  de  se  séparer 
en  quoi  elle  pourrait  répondre  aux  demandes  qui  lui  étaient  faites. 
Ce  moyen  dilatoire  n'était  pas  du  goût  du  gouvernement,  impa- 
tient d'avoir  de  l'argent,  et  quelques  jours  après,  le  2  décembre, 
on  apportait  une  seconde  lettre  du  roi,  d'un  ton  assez  aigre.  Il  s'y 
plaignait  à  la  compagnie  des  diverses  fuites  dont  elle  avait  usé 
dans  ses  réponses.  La  lettre  mettait  l'assemblée  en  demeure  de  dire 
incontinent  ce  qu'elle  entendait  faire.  Louis  XIV,  ou  plutôt  la  régente 
qui  le  faisait  parler,  déclarait  au  nom  du  bien  commun  de  l'état,  qu'il 
fallait  que  dès  le  lendemain  les  députés  en  délibérassent.  D'Aligre, 
porteur  de  la  lettre,  représenta  avec  amertume  qu'il  y  avait  quatre 
mois  qu'on  ajournait  la  réponse,  et  pour  contraindre  l'assemblée  à 
en  finir,  il  lui  signifia  qu'il  ne  quitterait  pas  le  couvent  des  Grands- 
Augustins  où  se  tenaient  les  séances,  tant  qu'on  ne  lui  aurait  pas 
remis  la  décision.  Le  président,  l'archevêque  de  Reims,  Léonor 
d'Estampes,  qui,  à  l'encontre  de  son  collègue  l'archevêque  d'Em- 
brun, ménageait  fort  le  pouvoir,  excusa  la  compagnie  de  ses  délais, 
en  alléguant  les  obligations  particulières  où  elle  s'était  trouvée. 
D'Aligre  sortit  de  la  salle,  et  l'assemblée,  ainsi  mise  en  demeure, 
inscrivit  à  son  ordre  du  jour  du  5  décembre  la  délibération  sur  la 
demande  du  roi.  La  discussif)n  générale  à  laquelle  cette  demande 
donna  lieu  se  passa  en  échange  de  paroles  assez  vives  ;  elle  se 
prolongea,  et  ce  ne  fut  que  le  7  qu'on  procéda  au  vote.  Un  peu 
moins  des  deux  tiers  des  voix  se  prononcèrent  pour  un  don  gratuit, 
mais  les  opposans  objectèrent  que  le  règlement  qui  avait  été  adopté 
à  l'assemblée  de  16/i6  exigeait,  quand  il  s'agissait  de  subsides  ex- 
traordinaires, la  majorité  des  deux  tiers.  Le  subside  devait  donc 
être  refusé.  L'assemblée  le  reconnut,  et  elle  décida  que  le  roi  sejviit 
très  humblement  supplié  de  ne  trouver  pas  tnauvais  si  l'assemblée 
ne  lui  accordait  aucun  don  ou  secours.  On  juge  du  désappointement 
du  gouvernement  !  Il  semblait  qu'il  n'y  eût  plus  rien  à  faire,  et  que 
la  d(^faite  de  la  couronne  fût  consommée.  En  effet,  l'assemblée  se 
regardait  comme  délivrée  des  importunités  de  Mazarin,  et  elle  de- 
manda pour  le  mois  de  janvier  audience  à  la  reine,  afin  de  lui  pré- 
senter les  remontrances  que  ses  délégués  n'avaient  pu  lui  adresser 
à  Saintes.  Mais  Anne  d'Autriche,  durant  ce  conflit,  avait  changé 
d'altitude  envers  les  adversaires  de  son  ministre;  elle  songeait  déjà 
à  la  mise  en  liberté  des  princes,  vivement  sollicitée  qu'elle  était  par 
la  noblesse  et  une  partie  du  parlement,  quoique  Mazarin,  qui  vou- 
lait en  avoir  le  mérite,  y  fît  encore  de  l'opposition.  Elle  ne  jugea  pas 


LES  ASSEMBLÉES    DU    CLERGE    EN   FRANCE.  281 

en  conséquence  qu'il  y  eût  du  danger  à  laisser  l'assemblée  l'implo- 
rer en  faveur  de  Gonti,  et  elle  accorda  l'audience  pour  le  18  janvier 
1651.  Ce  fut  George  d'Aubusson  qui  porta  la  parole;  il  renouvela  à 
peu  près  et  dans  les  mêmes  termes  les  doléances  qu'avait  fait  en- 
tendre la  précédente  assemblée,  et  commença  son  discours  par  une 
virulente  sortie  contre  les  progrès  de  l'hérésie,  réprouvant  la  doc- 
trine d'après  laquelle  on  ne  devait  user  envers  les  protestans  que  des 
voies  de  la  douceur  et  de  la  persuasion,  reprochant  à  mots  cou- 
verts au  gouvernement  sa  condescendance  à  leur  égard.  Il  attaqua, 
comme  l'avait  fait  l'archevêque  de  Naibonne,  l'exiistence  des  cham- 
bres mi-parties,  et  la  pernjission  laissée  dans  certaines  villes  aux 
calvinistes  d'exercer  des  charges  de  finances  et  de  judicature,  dont, 
selon  lui,  ils  auiaient  dû  être  partout  déclarés  incapables.  Il  fit 
appel,  pour  l'extirpation  de  l'hérésie,  au  zèle  et  à  la  piété  de  la  reine, 
qu'il  appelait  une  image  vivante  de  la  Divinité.  Ce  sujet  épuisé,  il 
passa  à  la  question  de  la  mise  en  liberté  de  Gonti;  mais  alors  son  ton 
s'adoucit,  et  il  donna  à  sa  demande  la  forme  d'une  supplique.  Sen- 
tant tout  ce  qu'il  y  avait  de  hardi  dans  sa  démarche,  il  la  motiva  par 
le  caractère  ecclésiasiique  dont  le  prince  était  revêtu.  G'était  moins 
le  membre  de  la  famille  royale  que  l'abbé  de  Gluny  dont  il  sollicitait 
la  liberté;  la  détention  sans  jugement  d'un  membre  de  l'église  étant 
une  atteinte  portée  aux  immunités  de  celle-ci  qu'il  s'attachait  à  dé- 
fendre dans  un  autre  paragraphe  du  discours  où  étaient  attaqués 
deux  arrêts,  l'un  du  grand  conseil,  rendu  contre  l'évèque  de  Mire- 
poix,  l'autre  du  parlement  de  Rouen ,  contre  l'archevêque  de  cette 
ville  touchant  la  question  du  concile  provincial,  u  Sans  vouloir  pé- 
nétrer, disait  George  d'Aubusson  à  la  reine,  les  mystères  de  vos 
conseils,  nous  serions  déserteurs  de  notre  ordre  si  nous  n'intercé- 
dions auprès  de  votre  majesté  pour  procurer  à  ce  prince  affligé  le 
soulagement  de  ses  souffrances.  »  La  réponse  d'Anne  d'Autriche  fut 
encourageante,  et  bientôt  la  nouvelle  d'une  prochaine  délivrance 
des  princes  donna  satisfaction  à  la  démarche  que  l'assemblée  avait 
hasardée.  Mazarin  jugea  le  moment  favorable  pour  faire  revenir  la 
compagnie  sur  son  refus  de  subside.  Les  commissaires  du  roi  virent 
l'archevêque  de  Reims,  plus  disposé  à  être  agréable  à  la  cour  que 
son  collègue  d'Embrun,  et  qui,  puur  ce  motif,  évitait,  depuis  le 
commencement  de  la  session,  de  prendre  la  parole  dans  les  occa- 
sions compromettantes.  Ils  dirent  au  prélat  que  la  reine,  qui  avait 
tant  fait  pour  l'église,  ne  pouvait  se  persuader  que  l'assemblée  eût 
donné  son  dernier  mot,  qu'il  était  impossible  que  le  clergé  ne  prît 
pas  en  considération  les  énormes  dépenses  dans  lesquelles  on  allait 
être  entraîné  pour  les  frais  du  sacre  du  roi,  et  qu'il  ne  convenait 
pas  à  cet  ordre  de  rendre  impossible  la  consécration  divine  que  de- 
vait recevoir  le  roi  en  entrant  dans  sa  majorité.  Le  motif  était  ha- 


282  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bilement  imaginé  pour  mettre  l'assemblée  dans  l'obligation  de  délier 
les  cordons  de  sa  bourse,  car  c'était  là  un  intérêt  tout  religieux.  Elle 
ne  pouvait  persister  dans  son  refus,  elle  se  résigna  donc  à  accorder 
un  subside,  et  le  25  janvier  elle  votait,  pour  le  sacre  du  roi,  une 
somme  de  600,000  livres,  payable  en  deux  termes,  octobre  1651  et 
février  1652,  et  dont  elle  se  réservait  le  département. 

Le  gouvernement  royal,  ayant  obtenu  son  argent,  eût  souhaité 
que  l'assemblée,  dont  la  session  s'était  tant  prolongée,  en  restât  là. 
L'agitation  contre  Mazarin  allait  croissant,  et  il  devait  craindre  que 
la  compagnie  ne  s'associât  à  la  noblesse  pour  peser  sur  les  résolu- 
tions de  la  reine.  Mais  la  clause  qui  accompagnait  le  don  gratuit 
laissait  l'assemblée  à  pourvoir  au  département,  ce  qui  pouvait  en- 
core exiger  plusieurs  semaines.  Les  princes  n'étaient  pas  délivrés, 
et  durant  les  premiers  jours  de  février  (1),  les  intrigues  conti- 
nuèrent. Le  coadjuteur,  qui  y  jouait  un  des  principaux  rôles, 
exerçait  sur  l'assemblée  un  puissant  ascendant,  et  George  d'Aubus- 
son,  ennemi  de  Mazarin,  la  poussait  dans  le  même  sens.  La  no- 
blesse, c'est-à-dire  les  cinq  cents  gentilshommes  réunis  par  le  duc 
de  Nemours  et  qui  s'assemblaient  aux  Cordeliers,  avait  envoyé  à 
la  compagnie  une  députation  pour  l'engager  à  s'unir  à  elle  afin 
d'agir  de  concert  pour  obtenir  la  liberté  des  captifs  (2).  Les  dépu- 
tés du  clergé  avaient  jusque-là  parlé  seulement  de  la  mise  en  liberté 
de  Conti,  parce  qu'on  le  regardait  comme  appartenant  au  corps  ec- 
clésiastique; mais  il  était  maintenant  question  de  Gondé  et  de  Lon- 
gueville.  L'assemblée  se  laissa  entraîner  par  ces  gentilshommes 
entreprenans  à  prendre  parti  dans  une  démarche  qui  n'était  plus 
en  réalité  de  son  ressort;  elle  accepta  la  proposition  que  lui  faisait 
la  noblesse.  L'archevêque  d'Embrun  se  chargea  encore  de  porter 
la  parole  devant  la  reine.  Gette  intervention  du  clergé  fut  assez 
mal  accueillie,  et  d'Aubusson  ne  reçut  du  garde  des  sceaux  qu'une 
réponse  peu  encourageante.  «  La  reine,  disait  le  ministre,  désavoue 
comme  illégitime  l'assemblée  de  la  noblesse  à  laquelle  s'est  jointe 
celle  du  clergé.  »  Ges  sèches  paroles  ne  découragèrent  pourtant 
pas  l'ordre  ecclésiastique.  Il  comptait  sur  l'appui  du  duc  d'Orléans, 
auquel  la  députation  qui  avait  été  trouver   le  garde  des  sceaux 

(1)  Les  princes  ne  sortirent  du  Havre,  où  ils  avaient  ctc  transférés,  que  le  13  février. 

(2)  Il  y  eut  entre  les  ordres  du  clergé  et  de  la  noblesse  des  coulérences  par  l'in- 
termédiaire de  commissaires  qui  avaient  été  désignés  de  part  et  d'autre,  et  où  l'on 
discuta  les  affaires  communes  aux  deux  assemblées.  La  solennité  avec  laquelle  le  mar- 
quis d'Entragucs,  qui  présidait  la  réunion  des  Cordeliers,  reçut  la  députation  que 
l'assemblée  du  clergé  envoya  le  10  mars  à  cette  compagnie  et  qui  avait  à  sa  tôte 
l'évêquc  de  Comminges  et  à  laquelle  s'étaient  adjoints  les  deux  agents  généraux, 
mor.tre  que  la  réunion  des  gentilshommes  se  con.sidcrait  comme  représentant  le  se- 
cond ordre  en  vertu  du  mémo  droit  que  la  réunion  des  Grands-Augustins  représentait 
le  premier. 


LES    ASSEMBLÉES    DU   CLERGÉ   EN    FRANCE.  283 

s'empressa  d'aller  rendre  ses  hommages.  Elle  le  complimenta  sur 
l'attitude  qu'il  avait  prise.  Poussée  chaque  jour  davantage  par  la 
noblesse,  par  la  princesse  de  Condé,  qui  lui  écrivait  en  termes 
aussi  pressans  que  l'avait  fait  six  mois  auparavant  la  princesse 
douairière,  morte  dans  l'intervalle ,  l'assemblée  s'engagea  dans  une 
opposition  de  plus  en  plus  résolue  contre  Mazarin;  elle  soutint  les 
seigneurs  qui  récriminaient,  le  parlement  qui  proclamait  l'innocence 
des  princes  détenus.  Cet  accord  des  trois  corps  principaux  de  l'état 
eut  son  effet.  Les  envoyés  du  roi  et  du  duc  d'Orléans  partirent  pour 
le  Havre,  où  ils  apportèrent  l'ordre  de  la  mise  en  liberté  des  princes, 
devancés  bientôt  par  le  messager  du  cardinal  qui  accourait  avec  une 
lettre  de  la  reine  pour  les  faire  sortir  de  prison  sans  conditions.  L'as- 
semblée du  clergé,  toute  fière  d'avoir  contribué  à  ce  résultat,  députa 
plusieurs  de  ses  membres  pour  complimenter  Condé.  Cette  politesse 
flatta  fort  le  héros  de  Rocroi;  il  s'empressa  d'écrire  à  la  compagnie 
pour  protester  de  sa  reconnaissance.  Mazarin,  qui  ne  voulait  pas 
laisser  gagner  à  ses  ennemis  un  corps  aussi  puissant  que  le  clergé, 
prit  la  précaution,  avant  de  quitter  la  France,  d'adresser  à  l'assem-" 
blée  une  lettre  où  il  l'assurait  de  ses  bons  sentimens  et  du  désir 
qu'il  aurait  toujours  de  la  servir.  Les  députés  répondirent  par  une 
lettre  de  civilité  que  l'archevêque  de  Reims,  qui  tenait  en  secret 
pour  le  cardinal,  rendit  la  plus  courtoise  qu'il  put.  Mais  l'esprit 
d'opposition  à  la  politique  du  ministre  ne  s'adoucit  pas  pour  cela; 
la  compagnie  resta  d'autant  plus  unie  à  la  noblesse  qu'elle  cher- 
chait en  elle  un  auxiliaire  contre  le  parlement,  dont  les  résolu- 
tions inquiétaient  le  clergé.  Pour  rendre  impossible  le  retour  de 
Mazarin,  le  parlement  avait,  le  7  février,  libellé  un  arrêt  qui  visait 
le  ministre  fugitif  et  tendait  à  l'exclusion  des  conseils  du  roi  de 
tous  les  étrangers ,  même  naturalisés ,  de  toute  personne  ayant 
prêté  serment  à  un  autre  souverain  que  le  roi  de  France.  La  con- 
séquence d'un  tel  arrêt  était  de  fermer  l'entrée  des  conseils  de 
la  couronne  aux  dignitaires  ecclésiastiques  qui  depuis  des  siècles 
y  avaient  constamment  figuré.  La  reine  n'accepta  cet  arrêt  qu'en 
déclarant  qu'une  exception  serait  faite  pour  tous  les  ecclésiasti- 
ques quant  au  serment  prêté  au  pape,  l'obéissance  impliquée  par 
ce  serment  n'étant  promise  qu'à  l'autorité  spirituelle  du  saint-père. 
Le  parlement  se  refusa  à  admettre  la  restriction  qu'avait  intro- 
duite la  déclaration  royale  et  il  insista  sur  l'exclusion  des  cardinaux 
pour  que  Mazarin  pût  tomber  sous  le  coup  de  l'arrêt.  Informée  de 
ce  qui  se  passait,  l'assemblée  du  clergé  jugea  nécessaire  d'opposer 
aux  prétentions  de  la  cour  de  justice  une  intervention  énergique 
auprès  du  trône,  et  dans  sa  séance  du  20  février  elle  décida  qu'elle 
enverrait  une  députation  au  duc  d'Orléans  et  au  prince  de  Condé 
pour  solliciter  leurs  bons  offices  en  cette  affaire,  leur  représenter  ce 


284  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

que  l'arrêt  avait  d'inique,  et  une  autre  députation  à  la  reine  et  au 
roi  pour  lui  adresser  les  remontrances  du  clergé.  Les  députés  eu- 
rent audience  d'Anne  d'Autriche  quatre  jours  après;  celle-ci,  que 
le  parlement  pressait  vivement  de  faire  droit  à  sa  réclamation  au 
sujet  de  l'exclusion  des  cardinaux,  se  trouvait  dans  une  grande 
perplexité.  Il  lui  fallait  ménager  la  première  cour  de  justice  du 
royaume;  pour  ce  motif,  elle  ne  voulait  pas  avouer  qu'elle  n'a- 
vait nulle  intention  de  sanctionner  une  sentence  dirigée  contre 
l'homme  auquel  elle  gardait  toute  sa  confiance  et  son  affection. 
Elle  craignait  de  s'en  ouvrir  trop  franchement  avec  le  clergé  et 
de  lui  donner  une  réponse  catégorique.  Aussi ,  après  avoir  écouté 
le  discours  prononcé  par  l'archevêque  d'Embrun  au  nom  de  la  dé- 
putation dont  il  était  le  chef,  se  borna-t-elle  à  balbutier  quelques 
paroles  qu'elle  prononça  si  bas  que  presque  personne  ne  les  en- 
tendit. La  harangue  adressée  nominativement  au  roi  était  pressante 
et  énergique  pour  le  fond,  bien  qu'adulatrice  dans  la  forme  :  «  La 
même  voix,  disait  l'archevêque,  qui  a  exprimé  à  Votre  Majesté  la 
douleur  que  le  clergé  de  France  avait  conçue  de  la  détention  de 
MM.  les  princes  de  votre  sang  est  celle  qui  produit  aujourd'hui  fai- 
blement les  justes  actions  de  grâce  que  cet  ordre  sacré  doit  à  Votre 
Majesté  pour  le  bienfait  éclatant  de  leur  hberté.  Nous  ne  pourrions 
éviter  un  reproche  honteux  à  la  plupart  des  hommes  qui  perdent  faci- 
lement le  souvenir  des  faveurs  passées  et  qui  s'acquittent  avec  négli- 
gence des  vœux  qu'ils  ont  faits  à  Dieu  au  milieu  des  périls,  si  nous 
n'employions  tous  les  efforts  possibles  pour  marquer  à  la  postérité 
la  joie  de  nos  cœurs.  »  Ce  début  exprimait  la  confiance  que  le  clergé 
mettait  dans  la  protection  qu'il  réclamait  du  roi  en  l'occurrence, 
(c  Nous  avons  appris,  poursuivait  d'Aubusson,  que  Votre  Majesté, 
s'étant  résolue  d'envoyer  une  déclaration  au  parlement  pour  exclure 
de  ses  conseils  ses  sujets  qui  ont  serment  à  autres  princes  qu'à  elle, 
avait  eu  soin  d'y  faire  insérer  distinctement  une  exception  particu- 
lière des  archevêques,  évêques  et  autres  ecclésiastiques  de  son 
royaume,  qui  prêtent  un  serment  spirituel  à  notre  saint-père  le 
pape,  et  nous  avons  su  de  même  temps  avec  un  étonnement  ex- 
trême que  cette  modification  avait  reçu  difficulté  dans  les  chambres 
assemblées  de  messieurs  du  parlement,  qui  font  des  instances  pres- 
santes pour  obtenir  de  Votre  Majesté  une  déclaration  conçue  en  des 
termes  ambigus  à  l'égard  des  évêques  et  avec  une  exclusion  ex- 
presse contre  les  cardinaux  français,  sujets  de  Votre  Majesté.  Nous 
avons  eu  peine  à  comprendre  d'abord  cette  loi  du  temps  qui  semble 
renverser  les  lois  fondamentales  de  l'état,  cette  réformation  de  votre 
conseil  dans  une  conjoncture  où  nous  sommes  travaillés  d'une  mul- 
titude presque  infinie  de  personnes  qui  se  mêlent  du  gouvernement 
sans  aucun  caractère.  »  Puis,  après  avoir  rappelé  le  nombre  consi- 


LES   ASSEMBLÉES   DU  CLERGÉ   EN   FRANCE.  285 

dérable  de  cardinaux  et  de  hauts  dignitaires  ecclésiastiques  qui 
avaient  rempli  la  charge  de  chancelier  et  été  au  grand  profit  de  l'état 
associés  au  maniement  des  alTaiies,  il  s'attacha  à  montrer  la  diffé- 
rence qui  sépare  le  serment  prêté  par  les  ecclésiastiques  au  saint- 
père  de  celui  que  les  sujets  doivent  au  roi,  et  il  termina  en  de- 
mandant qu'aucune  décision  ne  fût  prise  sur  la  matière  par  le  roi 
avant  d'avoir  consulté  le  clergé. 

La  reine,  suivant  ce  que  rapporta  l'archevêque  d'Embrun  à  ses  col- 
lègues, avait  reparti  que  la  compagnie  pouvait  se  tenir  assurée  qu'elle 
maintiendrait  tous  les  droits  et  les  privilèges  du  clergé.  La  démarche 
faite  par  l'assemblée  en  provoqua  une  nouvelle  de  la  part  du  par- 
lement, et  depuis  la  fin  de  février  jusqu'à  la  fin  du  mois  suivant, 
Anne  d'Autriche  se  vit  tirée  des  deux  côtés,  le  parlement  insistant  pour 
obtenir  la  déclaration  touchant  l'exclusion  des  cardinaux,  l'assem- 
blée protestant  contre  une  telle  mesure.  La  mauvaise  intelligence 
commençait  à  se  mettre  entre  les  députés  et  les  parlementaires. 
Dans  l'une  des  réunions  du  parlement,  le  discours  de  rarchevêc[ue 
d'Embrun  avait  été  attaqué  avec  aigreur  et  la  personne  du  prélat 
assez  maltraitée.  La  chose  fut  rapportée  à  l'assemblée,  qui  prit 
fait  et  cause  pour  son  président,  estimant  qu'une  injure  faite  à  sa 
personne  atteignait  la  compagnie  tout  entière;  mais  les  plus  modé- 
rés engagèrent  la  compagnie  à  mépriser  ces  attaques.  On  se  borna 
à  solliciter  une  nouvelle  audience  de  la  reine  afin  d'en  obtenir 
des  assurances  plus  formelles.  Anne  d'Autriche  était  toujours  dans 
le  même  embarras,  et  sa  réponse  à  cette  seconde  députation  ne  fut 
guère  plus  explicite  que  celle  qu'elle  avait  faite  à  la  première.  Les  têtes 
s'échauflaient  dans  les  deux  camps,  et  les  députés  du  clergé,  compre- 
nant que  la  contestation  prenait  une  portée  plus  haute,  qu'il  s'agissait 
pour  eux  de  soutenir  les  privilèges  de  l'église  contre  la  magistrature 
qui  voulait  exclure  les  prélats  du  gouvernement  temporel,  y  appor- 
tèrent autant  d'ardeur  que  d'obstination.  L'assemblée  ne  pressait 
pas  moins  le  duc  d'Orléans  d'agir  que  la  reine;  elle  attendait,  di- 
sait-elle, tout  de  la  piété  et  de  la  justice  de  cette  princesse,  a  L'exclu- 
sion des  cardinaux  était  à  ses  yeux  un  outrage  fâcheux  au  clergé  de 
France  et  une  flétrissure  honteuse  au  saint-siège,  des  intérêts  duquel 
les  députés  ne  voulaient,  ne  devaient  jamais  se  séparer.  »  En  louant 
l'archevêque  d'Kmbrun  d'avoir  été  le  fidèle  interprète  des  sentimens 
de  la  compagnie,  on  déclarait  qu'on  était  tout  prêt  à  souffrir  pour 
une  si  juste  cause  et  à  mettre  tous  ses  ressentimens  au  pied  de  la 
croix.  Les  députés  perçaient  facilement  les  vrais  sentimens  d'Anne 
d'Autriche  et  cherchaient  à  arracher  d'elle  des  assurances  plus  posi- 
tives qu'elle  n'osait  les  donner.  Les  magistrats  n'agissaient  pas  avec 
moins  de  vigueur  pour  combattre  les  efforts  du  clergé.  Le  13  mars  le 
parlement  obtenait  une  audience  de  la  reine  dans  laquehe  il  la  près- 


286  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sait  plus  que  jamais  de  souscrire  à  l'exclusion  des  cardinaux.  Orner 
Talon  prononça,  au  nom  de  la  députation,  un  long  discours  qu'il  nous 
a  conservé  dans  ses  Mémoires.  Anne  d'Autriche  se  montra  encore 
plus  réservée  dans  sa  réponse  qu'elle  ne  l'avait  été  avec  le  clergé; 
elle  se  borna  à  dire  qu'elle  en  délibérerait  en  son  conseil.  Malgré 
cela,  l'assemblée  du  clergé  s'inquiéta  de  cette  solennelle  démarche. 
Poussée  par  le  coadjuteur,  intéressé  plus  qu'un  autre  à  ce  qu'on 
ne  fermât  pas  l'entrée  du  conseil  du  roi  à  ceux  qui  portaient  un 
chapeau  qu'il  se  flattait  d'obtenir,  elle  décida  dès  le  lendemain, 
lu  mars,  qu'elle  ferait  opposition  au  sceau  contre  la  déclaration. 
L'opposition  fut  signifiée  quelques  jours  après;  elle  était  signée 
du  président  de  l'assemblée ,  George  d'Aubusson ,  et  de  son  se- 
crétaire l'abbé  Tubeuf.  «  Cette  opposition ,  écrit  Omer  Talon,  of- 
fensa le  parlement,  parce  qu'elle  taxait  la  compagnie  d'avoir  fait 
chose  contraire  au  service  du  roi  et  au  bien  de  l'état,  »  Mais 
comme  la  cour  n'avait  pu  avoir  de  réponse  de  la  régente ,  elle 
remit  à  en  délibérer  jusqu'à  ce  que  cette  réponse  fût  obtenue.  Anne 
d'Autriche  cherchait  à  gagner  du  temps  ;  elle  répondit  aux  demandes 
nouvelles  que  lui  adressait  le  parlement  qu'elle  n'en  avait  pas 
encore  pu  délibérer  avec  son  conseil.  Elle  donnait  d'autre  part 
des  espérances  au  clergé,  approuvant  devant  ses  députés  l'opposi- 
tion faite  au  sceau,  parce  que,  disait-elle,  il  était  naturel  qu'il 
défendit  ses  intérêts.  Les  choses  tirèrent  ainsi  en  longueur  jusqu'au 
mois  d'avril,  et  quand  Anne  d'Autriche  n'eut  plus  à  redouter  l'op- 
position de  la  noblesse  dont  l'assemblée  venait  de  se  dissoudre 
et  jugea  le  parlement  moins  puissant,  elle  se  tira  des  sollici- 
tations de  celui-ci  par  une  promesse  ambiguë.  Elle  assura  la  cour 
de  justice  qu'elle  donnerait  la  déclaration  avec  l'exclusion  deman- 
dée, mais  elle  ajouta  qu'il  la  fallait  tenir  secrète  pour  ne  pas  se 
brouiller  avec  Rome  et  ne  pas  entraver  la  liberté  du  roi  une  fois 
qu'il  aurait  atteint  sa  majorité.  Le  parlement  dut  se  contenter  de 
ce  mauvais  billet. 

Ainsi  l'accord  entre  le  parlement  et  le  clergé  n'avait  pas  duré 
longtemps,  et  celui-ci  n'avait  fait  que  se  rapprocher  davantage  de  la 
noblesse,  dont  l'aréopage  parisien  contrariait  les  visées.  Le  parlement 
en  effet,  à  la  première  nouvelle  de  l'assemblée  des  gentilshommes 
aux  Gordeliers,  avait  traité  cette  réunion  comme  une  sorte  de  con- 
ciliabule et  n'en  avait  nullement  favorisé  les  projets.  La  noblesse 
chercha  alors  un  appui  dans  le  clergé.  Elle  envoya  une  seconde 
députation  à  l'assemblée  ecclésiastique,  députation  qui  avait  à  sa 
tète,  comme  l'autre,  le  comte  de  Fiesque.  Elle  faisait  appel  à  l'é- 
troite union  des  deux  premiers  ordres  de  l'élat,  dont  elle  signalait  la 
communauté  d'intérêts,  et  engageait  les  députés  du  clergé  à  récla- 
mer de  concert  avec  les  gentilshommes  la  convocation  des  états-gé- 


LES    ASSEMBLÉES    DU    CLERGÉ    EN   FRANCE.  287 

néraux.  C'était,  disait-elle,  le  seul  remède  aux  maux  dont  souffrait 
le  pays.  L'assemblée  du  clergé  n'hésita  pas  à  s'engager  plus  avant 
dans  la  voie  où  elle  s'était  laissé  attirer.  Ses  délégués,  d'accord 
avec  ceux  de  la  noblesse,  se  prononcèrent  en  faveur  d'une  réunion 
prochaine  des  trois  ordres  de  la  nation.  L'assemblée  qui  siégeait 
aux  Gordeliers,  soutenue  par  le  duc  d'Orléans  et  le  prince  de 
Gondé,  la  demandait  pour  le  mois  d'août  ou  les  premiers  jours  de 
septembre.  Anne  d'Autriche,  effrayée  de  ces  manifestations,  céda  ou 
plutôt  fit  mine  de  consentir.  Elle  promit  pour  le  1°''  octobre  la  tenue 
des  états-généraux  à  Tours;  elle  ordonna  même  qu'on  rédigeât  les 
lettres  de  convocation.  Les  gentilshommes  se  séparèrent,  et  quel- 
ques jours  après,  au  commencement  d'avril,  l'assemblée  du  clergé 
prononça  la  clôture  d'une  session  qui  s'était  prolongée  près  d'une 
année.  Mais  les  états-généraux  ne  furent  pas  réunis.  Le  parlement 
redoutait  qu'ils  ne  lui  enlevassent  le  pouvoir  qu'il  s'était  arrogé, 
Anne  d'Autriche  n'en  voulait  pas.  Mazarin,  après  un  exil  qui  sem- 
blait le  triomphe  de  ses  ennemis,  revint  aussi  puissant  que  par  le 
passé,  et,  sans  rien  rabattre  de  ses  prétentions,  sans  changer  no- 
tablement de  sentimens  pour  le  cardinal,  l'épiscopat  comprit  la 
nécessité  d'apporter  plus  de  modération  dans  ses  actes,  de  ne 
point  compromettre  les  intérêts  de  l'église  en  les  associant  de  trop 
près  aux  menées  des  partis  dont  les  récens  événemens  avaient 
montré  la  fragilité.  Le  clergé  ne  se  mêla  donc  guère  aux  agita- 
tions qui  suivirent  la  rentrée  en  France  de  Mazarin,  malgré  les 
efforts  du  cardinal  de  Retz,  en  quête  d'auxiliaires  pour  ses  con- 
voitises. En  septembre  1652,  alors  qu'une  réaction  se  produi- 
sait à  Paris  en  faveur  du  roi  et  que  l'opinion  se  prononçait  pour 
son  retour  dans  cette  ville,  l'ambitieux  prélat,  voulant  se  faire  hon- 
neur de  la  paix  que  tous  les  gens  sensés  demandaient  à  grands  cris, 
entraîna  le  clergé  dans  une  manifestation  en  ce  sens,  et  conduisit  à 
Pontoise  une  députation  d'ecclésiastiques;  mais  il  ne  trouva  qu'un 
faible  concours  dans  l'épiscopat,  et  il  ne  réussit  à  mettre  en  mou- 
vement que  le  clergé  de  son  diocèse.  Il  arriva  à  la  résidence  royale 
dans  un  superbe  carrosse,  accompagné  d'un  brillant  cortège  et 
traînant  à  sa  suite  les  curés  de  Paris,  les  députés  du  chapitre  de 
Notre-Dame  et  des  congrégations  religieuses.  On  ne  prit  pas  cette 
démonstration  au  sérieux,  et  Pietz  fut  éconduit  poliment. 

L'inquiet  coadjuteur  ne  devait  pas  tarder  à  obtenir  un  concours 
plus  réel  dans  de  graves  affaires  où  ses  intrigues  ne  purent  néan- 
moins le  sauver  de  sa  perte.  Il  s'était  vu  peu  à  peu  abandonné  du 
duc  d'Orléans,  réconcilié  avec  Anne  d'Autriche,  et  de  ceux  de  ses  amis 
qui  voulaient  rentrer  dans  les  bonnes  grâces  delà  reine.  Il  avait  vai- 
nement cherché,  par  un  regain  de  popularité,  à  forcer  la  cour  de 
compter  encore  avec  lui.  11  avait  commencé  à  prêcher  Pavent  dô 


288  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

1652  dans  les  principales  églises  de  Paris,  et  leurs  majestés  étaient 
venues  l'entendre  le  jour  de  la  Toussaint  à  Saint-Germain-l'Auxer- 
rois  pour  mieux  dissimuler  le  coup  qu'on  méditait  contre  lui.  La 
haute  opinion  qu'il  avait  de  son  importance  persuada  le  coadjuteur 
que  la  couronne  voulait  s'accommoder  avec  lui,  et,  trompé  par  les 
informations  inexactes  de  M'"^  de  Lesdiguières,  il  s'était  rendu  le 
19  décembre  au  Louvre.  Au  lieu  de  rencontrer  des  bras  qui  se  ten- 
daient vers  lui,  il  trouva  dans  l'antichambre  de  la  reine  M.  de  Vil- 
lequier,  capitaine  des  gardes,  qui  l'arrêta  et  le  fit  conduke  sous 
bonne  escorte  au  château  de  Vincennes. 

III. 

L'arrestation  du  coadjuteur  produisit  naturellement  une  vive 
émotion.  «  Les  instances  du  chapitre  et  des  curés  de  Paris,  écrit 
celui-ci,  firent  pour  moi  tout  ce  qui  estoit  en  leur  pouvoir,  quoique 
mon  oncle  qui  estoit  le  plus  foible  des  hommes,  et,  de  plus,  jaloux 
jusqu'au  ridicule,  ne  les  appuyast  que  très  molle  nent.  »  La  cour 
ne  céda  pas  devant  ces  réclamations,  mais  elle  fut  obligée  de  faire 
connaître  par  la  bouche  du  chanceher  que  l'arrestation  du  prélat 
n'avait  eu  lieu  que  pour  son  propre  bien  et  afin  de  l'empêcher 
d'exécuter  les  desseins  qu'on  lui  prêtait.  Bientôt  l'émotion  se  calma. 
La  mort  de  l'archevêque  Jean-François  de  Gondi  vint  aggraver  la 
difficulté.  Le  siège  archiépiscopal  passait  de  droit  au  prisonnier.  Le 
gouvernement  se  trouva  dans  un  grand  embarras.  Il  redoutait  au 
plus  haut  degré  l'avènement  d'un  tel  pasteur  dans  un  diocèse  où 
celui-ci  n'avait  cessé  de  lui  créer  des  ennemis.  Un  archevêque  d'un 
caractère  si  turbulent,  quoique  placé  sous  les  verrous,  était  un 
danger  de  tous  les  instans.  Aussi  le  conseil  du  roi  s'efforça-t-il 
d'obtenir  du  pape  soit  la  suspension  de  l'autorité  épiscopale  du 
coadjuteur  que  son  droit  appelait  à  la  succession  du  cardinal  défunt, 
soit  sa  translation  à  un  autre  archevêché,  soit  une  mise  en  demeure 
de  démission,  et  en  attendant  il  chercha  à  tenir  caché  au  prisonnier 
le  décès  de  sou  oncle.  Mais  Retz,  qui  s'était  ménagé  des  intelligences 
au  dehors,  fut  averti  de  la  vacance,  et  il  arrangea  tout  adroitement 
pour  prendre  possession  de  son  siège  par  des  procureurs.  Il 
nomma  des  grands  vicaires  qui  se  mirent  en  mesure  d'administrer 
le  diocèse  en  son  absence.  La  cour  ne  pouvait  s'opposer  à  ce  que 
le  cardinal  usât  d'un  droit  qu'on  n'eût  contesté  qu'au  mépris 
des  canons  ;  mais  elle  voulut  arracher  au  nouvel  archevêque 
sa  démission.  Elle  lui  promit,  s'il  consentait  à  se  démettre,  de 
lui  donner  en  compensation  de  nombreuses  et  riches  abbayes. 
Retz  refusa  obstinément,  et  comme  Mazarin  craignait  son  ascen- 
dant sur  le  clergé  parisien  demeuré  en  relations  suivies  avec  le 


LES    ASSEMBLÉES    DU    CLERGÉ    EN   FRANCE.  289 

prisonnier,  grâce  aux  affidés,  aux  amis  dévoués  qui  le  servaient,  il 
le  fit  transférer  au  château  de  Nantes.  Les  vicaires-généraux  nom- 
més par  l'incommode  prélat  n'en  persistèrent  pas  moins  à  adminis- 
trer en  son  nom  le  diocèse.  La  cour  avait,  il  est  vrai,  répandu  le 
bruit  qu'il  avait  consenti  à  donner  sa  démission  ;  mais  le  clergé 
mandait  à  Rome  que  cette  démission  avait  éié  obtenue  par  la  violence, 
et  le  pape  se  refusait  à  l'accepter.  L'administration  provisoire  des 
grands-vicaires  de  Retz  porta  le  trouble  parmi  les  fidèles.  Le  clergé 
était  généralement  mécontent  de  la  résistance  qu'opposait  à  la  prise 
de  possession  Mazarin,  qui  restait  sous  le  coup  de  sa  vieille  im- 
popularité. Le  gouvernement  essaya  de  l'intimidation.  Plusieurs  des 
ecclésiastiques  qui  s'étaient  le  plus  ouvertement  prononcés  contre 
la  détention  de  leur  archevêque  et  en  faveur  de  ses  droits  furent 
l'objet  de  poursuites.  L'évasion  du  cardinal  du  château  de  Nantes, 
arrivée  le  8  août  lt56,  évasion  dont  il  nous  a  laissé  la  curieuse 
relation  dans  ses  Mémoires^  ne  fit  qu'augmenter  les  difficultés  de 
la  situation  et  enveniner  le  dissentiment  entre  le  clergé  de  Paris  et 
le  gouvernement  royil.  Retz  informa  par  une  lettre  le  chapitre  de 
Notre-Dame  et  les  cuiés  de  la  capitale  de  sa  retraite  au  château  de 
Brissac,  près  Beauprém.  Grande  fut  la  joie  parmi  ses  amis,  qui 
firent  chanter  un  Te  j)eum  à  Notre-Dame.  Les  ministres  conseil- 
lèrent au  roi,  qui  se  tiouvait  alors  à  Péronne,  de  prendre  contre 
le  cardinal,  dont  la  fuie  menaçait  de  rallumer  la  guerre  civile, 
des  mesures  énergiques  et  ordre  fut  promulgué  à  tous  les  su- 
jets du  royaume  d'arrêter  et  de  livrer  !e  fugitif,  qu'on  se  propo- 
sait de  conduire  au  châeau  de  Brest.  Cette  mesure  indigna  le 
clergé,  auquel  le  pape  veiait  de  faire  savoir  qu'il  désapprouvait  la 
façon  dont  on  s'y  était  prit  pour  arracher  au  prisonnier  sa  démis- 
sion. Le  gouvernement  redoubla  de  surveillance  et  de  rigueur  à 
l'égard  des  partisans  avoué;  de  Retz  et  prétendit  trancher  la  diffi- 
culté par  un  acte  d'autorité. Un  arrêt  du  conseil  d'en-haut  déclara 
le  siège  de  Paris  vacant,  et  î  fut  enjoint  par  huissiers  aux  doyens, 
chanoines  et  chapitre  de  cett»  ville  de  s'assembler  pour  commettre 
des  grands-vicaires  à  l'admin^tration  du  diocèse  pendant  cette  va- 
cance. Au  lieu  de  calmer  l'agtation,  ce  coup  d'état  la  porta  à  son 
comble.  La  majorité  du  clergé  ;)arisien  dénia  au  roi  le  droit  de  dé- 
poser l'archevêque  auquel  un  piocès  en  règle  n'avait  point  été  fait  ; 
elle  persista  à  tenir  pour  dûmert  investis  de  l'administration  dio- 
césaine les  grands-vicaires  que  Rîtz  avait  nommés.  La  résistance  se 
manifesta  de  tous  côtés,  et  le  ftgitif,  qui  s'était  rendu  à  Rome, 
l'excitait  par  ses  émissaires.  Il  avàt  écrit  en  France  pour  protester 
contre  le  traitement  à  lui  infligé,  l  soutenait  qu'on  lui  avait  extor- 
qué sa  démission.  Il  représentait,le  gouvernement  du  roi  comme 

XOMB  XXXY.  —  1879.  1  19 


290  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

voulant  imposer  le  joug  à  tous  les  ecclésiastiques  et  réduire  les 
évêques  à  n'être  plus  que  de  jjetits  vicaires  du  conseil  d'état  desti- 
tuables  à  la  moindre  volonté  du  favori. 

Une  assemblée  du  clergé  s'étant  peu  après,  comme  il  va  être  dit, 
réunie  à  Paris,  Retz  écrivit  à  cette  compagnie  en  lui  rappelant  ce 
qu'avait  fait  l'assemblée  de  16/i5  à  l'égard  de  l'évêque  de  Léon;  il 
la  sollicita  de  soutenir  ses  droits  aussi  énergiquement  que  cette 
précédente  assemblée  avait  défendu  ceux  du  prélat  injustement 
frappé.  Le  gouvernement  tint  ferme.  Les  rigueurs  dont  il  usa  en- 
vers quelques-uns  des  plus  ardens  à  servir  les  intérêts  de  Retz 
effrayèrent  les  timides,  qui  ne  manquaient  pas.  Le  clergé  ne  se 
souciait  point  d'aii leurs  de  souffrir  le  martyre  pour  un  prélat  peu 
digne  de  son  estime.  La  majorité  finit  par  accapter  la  nomination 
de  grands-vicaires  à  la  place  de  ceux  que  l'arciievêque  fugitif  avait 
commis. 

Cette  résolution  eut  pour  effet  d'amener  un  schisme  dans  l'église 
de  Paris,  car  bon  nombre  de  curés  et  de  fic'èles  ne  voulaient  pas 
entendre  parler  de  ces  nouveaux  grands- vica'res.  L'assemblée  avait 
été  convoquée  dans  le  principe  pour  le  25  irai  1655.  Malgré  la  vic- 
toire qu'il  venait  de  remporter  dans  la  queston  des  grands-vicaires, 
le  gouvernement,  après  avoir  décidé  la  rémion  de  cette  assemblée, 
n'avait  pas  été  sans  appréhension  sur  k  résultat  que  pouvaient 
avoir  les  élections,  et,  à  l'instar  de  Richilieu,  il  ne  s'était  pas  fait 
faute  d'exercer  une  pression  sur  les  chcix.  Les  secrétaires  d'état 
avaient  écrit  aux  archevêques  et  évêqueà  pour  leur  notifier  ceux 
que  le  roi  voulait  qu'on  députât.  A.  Nmtes,  le  maréchal  de  La 
Meilleraie,  alors  lieutenant-général  au  couvernement  de  Bretagne, 
était  entré  dans  le  lieu  où  se  tenait  l'asemblée  diocésaine  et  avait 
commandé  au  président  de  la  réunion,  le  Normand,  officiai  et  grand- 
vicaire  de  l'évêque,  Gabriel  de  Beauvai,  de  faire  élire  pour  députés 
à  l'assemblée  provinciale  de  Tours  ceix  dont  il  apportait  les  noms. 
Des  faits  analogues  s'étaient  produits  Jn  d'autres  provinces.  Ils  don- 
nèrent beau  jeu  pour  protester  au  cirdinal  de  Retz,  qui,  en  dépit 
de  la  police,  demeurait  en  rapports  (onstans  avec  son  clergé  et  con- 
tre-cairait  les  efforts  qu'opposait  à  fes  intrigues  la  diplomatie  fran- 
çaise à  Rome.  La  mort  du  pape  hnocent  X,  arrivée  le  7  janvier 
1655,  avait  relevé  les  espérances  de  Retz,  qui  comptait  sur  l'in- 
fluence qu'il  pourrait  exercer  dais  le  conclave. 

Le  gouvernement  ne  fut  pas  d':bord  beaucoup  plus  heureux  dans 
son  action  sur  le  clergé  parisiei  qu'il  ne  l'était  dans  ses  instances 
près  des  cardinaux  italiens,  car  1  avait  à  lutter  contre  la  résistance 
obstinée  de  certains  curés,  ndamment  ceux  de  la  Madeleine  et 
de  Saint -Séverin,    que  Retz  avait  nommés  ses  grands-vicaires. 


LES    ASSEMBLÉES    DU   CLERGÉ    EN   FRANCE.  291 

Alexandre  VII,  successeur  d'Innocent  X  et  sur  lequel  Retz,  qui  avait 
fort  contribué  à  son  élection,  comptait  beaucoup,  crut  devoir  ap- 
porter plus  de  circonspection  à  soutenir  la  personne  de  celui-ci, 
mais  il  n'en  maintint  pas  moins  le  principe  de  l'indépendance 
épiscopale,  que  le  gouvernement  français  avait  quelque  peu  violé. 
Le  clergé  pari.-ien,  moins  soutenu  par  Rome,  commença  à  fléchir. 
La  cour  en  profila  pour  mander  le  curé  de  Saint-Séverin,  sous  pré- 
texte de  conférer  avec  lui  sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire  dans  l'occur- 
rence, en  réalité  pour  le  retenir  et  l'empêcher  d'agir;  restait  Ghas- 
sebras,  curé  de  la  Madeleine,  qui  déployait  un  zèle  incroyable  pour 
les  intérêts  de  son  archevêque;  il  attisait  par  ses  menées  l'oppo- 
sition du  clergé.  En  présence  de  ces  agitations,  le  gouvernement 
jugea  prudent  de  proroger  l'ouverture  de  l'assemblée,  du  25  mai 
au  25  août,  et,  comme  les  difficultés  ne  s'aplanissaient  point,  il  la 
remit  ensuite  au  25  octobre  et  fit  envoyer  par  les  agens  généraux 
de  nouvelles  lettres  dans  les  diocèses  pour  justifier  cette  seconde 
prorogation.  La  mesure  produisit  un  fâcheux  effet.  En  ajournant  ainsi 
la  réunion  de  l'assemblée,  le  gouvernement  voulait  se  donner  le 
temps  de  s'assurer  les  bonnes  dispositions  du  nouveau  pape,  repré- 
senté par  l'ambassadeur  de  France  à  Rome  comme  moins  favorable 
au  cardinal  de  Retz  que  son  prédécesseur.  Un  autre  embarras  était 
d'ailleurs  né  de  l'obligation  de  réunir  l'assemblée  provinciale  de 
Paris  en  l'absence  du  prélat  qui  avait  qualité  pour  l'autoriser  et 
la  présider;  l'élection  des  députés  de  cette  métropole  n'avait  pu 
avoir  lieu  en  même  temps  que  celle  des  mandataires  des  autres 
provinces  ecclésiastiques.  Et  si  l'on  passait  outre  pour  y  procéder, 
on  prévoyait  des  protestations,  des  désaveux;  il  n'y  avait  que  l'au- 
torité pontificale  qui  pût  en  paralyser  l'etfet.  Le  roi  n'était  point 
de  retour  dans  sa  capitale;  il  fallait  au  moins  attendre  sa  pré- 
sence, si  l'on  préférait  recourir  encore  à  l'intimidation.  L'assemblée 
générale  dut  pourtant  s'ouvrir  à  la  fin,  dans  les  derniers  jours 
d'octobre,  sans  que  les  élections  de  la  province  de  Paris  eussent  eu 
lieu,  car  on  n'était  point  parvenu  à  s'entendre  sur  le  mode  suivant 
lequel  on  devait  procéder  à  ces  élections  en  l'absence  de  l'arche- 
vêque métropolitain. 

Les  séances  de  la  compagnie  se  tinrent,  comme  c'était  l'usage, 
au  couvent  des  Grands-Augustins.Tout  annonçait  au  début  de  cette 
session  que  les  débats  en  seraient  orageux,  et  en  effet,  les  délibé- 
rations furent  à  peine  ouvertes  que  l'évêque  de  Chartres  souleva  la 
question  des  élections  de  la  province  de  Paris  dans  un  rapport  qui 
fut  lu  devant  l'assemblée.  La  majorité  du  clergé  parisien  se  refusait 
à  reconnaître  l'autorité  du  chapitre  de  Notre-Dame,  qui  avait  pris 
l'administration  du  diocèse  comme  si  le  sièireeùt  été  vacant.  Informé 


292  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  l'acte  du  chapitre,  Retz  avait  écrit  de  Rome,  le  22  mai,  à  son 
clergé,  une  longue  lettre  qu'il  a  insérée  dans  ses  Mémoires.  II  y 
représentait  l'illégalité  de  l'administration  capitulaire  et  protestait 
contre  ce  qu'elle  pourrait  faire.  Les  chanoines  reconnurent  pour 
la  plupart  la  justesse  de  la  réclamation  de  leur  archevêque  et  se 
démirent  de  leurs  nouvelles  fonctions.  «  La  cour,  écrit  le  remuant 
carduial,  ne  trouva  pour  elle  dans  le  chapitre  que  trois  ou  quatre 
sujets  qui  n  étaient  pas  V ornement  de  leur  compagnie.  »  Le  clergé 
parisien  repoussa  le  biais  qu'avait  imaginé  Mazarin  pour  sortir  de 
l'embarras  où  le  gouvernement  se  voyait  jeté  par  la  protestation 
de  l'archevêque  et  la  retraite  des  chanoines.  Le  moyen  consistait 
à  rendre  provisoirement  le  titre  de  métropolitain  de  la  province 
ecclésiastique  privée  de  son  chef  à  l'archevêque  de  Sens,  dont  rele- 
vait comme  suffragant  le  siège  de  Paris  avant  qu'il  eiit  été  érigé 
en  archevêché.  Le  ministre  fut  fort  désappointé  du  peu  de  succès 
qu'eut  sa  proposition,  et  il  recourut  à  un  autre  palliatif.  C'était  de 
transporter  à  Paris  le  métropolitain  de  Sens  en  réduisant  à  un 
simple  évêché  cet  antique  siège  archiépiscopal  et  faisant  ainsi  du 
prélat  qui  en  était  pourvu  l'archevêque  de  la  capitale.  Un  tel  expé- 
dient fit  jeter  les  hauts  cris  aux  prélats  de  la  province  dont  les 
élections  à  l'assemblée  demeuraient  suspendues,  et  Mazarin  s'ef- 
força vainement  de  le  leur  faire  accepter.  Le  gouvernement  royal 
dut  alors  solliciter  un  bref  du  pape  qui  levait  la  difficulté,  en  com- 
mettant l'un  des  évêques  suffragans  de  l'archevêque  de  Paris  pour 
le  remplacer  dans  ses  fonctions  archiépiscopales.  Le  prélat  délégué 
eût  pu  dès  lors  présider  l'assemblée  diocésaine  et  procéder  aux 
élections.  L'ambassadeur  de  France  à  Rome  agit  dans  ce  sens  près 
du  saint-père,  et  il  réussit,  à  la  fin,  dans  sa  démarche.  Le  bref 
annoncé  longtemps  à  l'avance  à  l'assemblée  du  clergé  arriva.  Il 
désignait  l'évêque  de  Meaux,  frère  du  chancelier  Séguier,  pour 
remplacer  le  cardinal  de  Retz  ;  mais  les  obstacles  ne  cessèrent  pas 
pour  cela;  ils  se  produisirent  au  sein  même  de  l'assemblée,  quoi- 
que le  ministre  y  eût  plus  d'un  député  à  sa  dévotion,  car  les 
opposans  à  Mazarin  dominaient  dans  la  compagnie;  ils  avaient 
à  leur  tète  Claude  de  Rebé,  archevêque  de  Narbonne,  tandis  que 
les  députés  ministériels  suivaient  les  inspirations  de  l'archevêque 
de  Sens,  Louis-Henri  de  Gondrin.  Par  ce  prélat  et  quelques-uns 
des  membres  de  la  même  faction,  Mazarin  fut  tenu  au  courant  de 
tout  ce  qui  se  passait  dans  l'assemblée  et  le  secret  des  délibéra- 
tions n'exista  pas  pour  lui.  Quoi  qu'il  fît,  la  majorité  tenait  bon 
pour  l'archevêque  exilé;  elle  avait,  dès  les  premières  séances,  clai- 
rement manifesté  son  intention  d'en  soutenir  les  droits,  qui  inté- 
ressaient ceux  de  l'épiscopat  tout  entier.  L'un  de  ses  membres  les 


LES    ASSEMBLÉES    DU    CLERGÉ    EN   FRANCE.  293 

plus  considérables,  l'archevêque  de  Bordeaux,  désigné  pour  célébrer 
la  messe  solennelle  du  Saint-Esprit  qui  inaugurait  la  session,  s'était 
refusé  à  accepter  cet  honneur  avant  d'avoir  la  permission  écrite  du 
curé  de  Saint-Séverin,  c'est-à-dire  de  l'un  des  grands-vicaires  dési- 
gnés par  le  cardinal  de  Retz,  l'usage  voulant  qu'un  prélat  ne  pût 
officier  solennellement  en  un  diocèse  qui  n'était  pas  le  sien  sans 
l'autorisation  de  l'ordinaire.  Ce  refus,  qu'approuvaient  un  grand 
nombre  de  députés,  était  une  réponse  à  l'arrêt  du  conseil  d'en-haut 
qui  avait  destitué  Retz  ;  il  donna  lieu  à  de  longs  débats  et  à  bien 
des  pourparlers  avec  Mazarin,  qui  avait  compté  sur  le  bref  pour 
mettre  fin  à  toute  opposition.  Sans  doute  le  pape  avait  accordé,  sur 
les  instances  du  gouvernement  français,  le  bref  dont  il  est  ici  parlé; 
mais  il  l'avait  fait  d'assez  mauvaise  grâce,  ne  voulant  pas  en  cette 
affaire  condamner  absolument  la  conduite  de  son  prédécesseur, 
et  il  avait  donné  pour  instructions  à  Bagni,  son  nonce  à  Paris,  de 
ne  se  servir  du  bref  qu'avec  une  extrême  circonspection.  D'ailleurs 
on  l'avait  averti  de  la  protestation  que  l'assemblée  du  clergé  fran- 
çais se  proposait  de  rédiger  contre  son  bref.  Le  nonce,  ne  voulant 
pas  donner  à  Mazarin  une  arme  dont  celui-ci  eût  pu  se  servir  exclu- 
sivement à  son  profit,  prit  soin  après  avoir  reçu  le  bref  de  ne  point 
le  lui  communiquer.  La  concession  du  saint-siège  demeura  ainsi 
sans  effet  et  Mazarin  en  fut  réduit  dans  son  différend  avec  l'assem- 
blée à  passer  par  une  transaction.  Elle  portait  qu'il  serait  écrit 
au  pape  pour  le  prier  d'enjoindre  au  cardinal  de  Retz  de  nommer, 
dans  le  diocèse  de  Paris,  de  nouveaux  vicaires-généraux  qui  fussent 
acceptables  au  roi. 

Pendant  toutes  ces  lenteurs,  le  contrat  des  rentes  de  l'Hôtel  de 
Ville  ne  se  renouvelait  pas,  et  l'assemblée  déclarait  n'y  pouvoir 
procéder  tant  que  les  élections  n'auraient  pas  eu  lieu  dans  la  pro- 
vince de  Paris.  Retz,  alors  à  Rome,  usait  de  tous  ses  efforts  pour 
maintenir  ses  anciens  choix;  il  représentait  au  pape  l'injure  que 
les  procédés  du  gouvernement  français  faisaient  à  un  prince  de  l'é- 
glise; mais  il  avait  à  lutter  avec  forte  partie,  avec  H.  de  Lionne,  alors 
ambassadeur  de  France  près  du  saint-siège.  La  cour  de  France  s'était 
d'ailleurs  ménagé  des  intelligences  dans  le  sacré-collège.  Retz  était 
sans  argent,  réduit  aux  expédiens,  empruntant  de  tous  côtés  pour 
soutenir  sa  dignité  de  cardinal,  et  la  guerre  incessante  que  lui  fai- 
sait le  g  mvernement  français  diminuait  chaque  jour  son  crédit.  Il 
voyait  tous  ses  biens  saisis  en  France  et  ne  savait  plus  en  vérité  où 
donner  de  la  tête,  comme  le  constate  ce  qui  est  consigné  dans  ses 
Mémoires.  Force  lui  fut  donc  de  se  rendre  aux  instances  du  pape. 
Il  désigna  pour  grand-vicaire  André  du  Saussay,  officiai  du  diocèse 
de  Paris,  qui  venait  d'être  nommé  évêque  de  Toul  et  que  le  chapitre 


29k  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

métropolitain  avait  recommandé.  Mais  il  évita,  dans  la  lettre  où  il 
notifiait  ce  choix  à  son  clergé,  de  révoquer  les  pouvoirs  qu'il  avait 
donnés  pendant  sa  captivité  au  curé  de  Saint-Séverin,  Hodem, 
à  celui  de  la  Madeleine,  Chassebras,  et  à  deux  autres  ecclésiasti- 
ques, les  abbés  L'Avocat  et  Chevallier,  qui  avaient  déjà  exercé  pen- 
dant près  de  six  mois  les  fonctions  à  eux  ainsi  conférées.  La  con- 
cession de  Retz  était  donc  plus  apparente  que  réelle;  il  ne  se 
désistait  d'aucune  de  ses  prétentions.  Peu  après  avoir  envoyé  à 
Paris  la  nomination  de  Du  Saussay,  dont  le  pape  lui  avait  promis 
de  faire  différer  le  sacre  pour  que  ce  prélat  pût  exercer  l'intérim 
dans  le  diocèse,  l'ambitieux  cardinal  adressa  une  lettre  à  l'assem- 
blée du  clergé  ;  il  la  remerciait  d'avoir  défendu  ses  droits  et  en  ré- 
clamait l'intervention  pour  faire  cesser  les  persécutions  que  le 
gouvernement  royal  dirigeait  contre  les  chanoines  qui  s'étaient  pro- 
noncés en  sa  faveur. 

L'arrivée  de  la  lettre  ayant  été  connue  de  Mazarin,  il  fit  interdire 
à  l'assemblée  d'en  donner  lecture  officielle,  et  les  termes  n'en  furent 
connus  que  par  des  copies  manuscrites  que  les  grands- vicaires 
nommés  par  Retz  s'étaient  procurées  et  qui  circulèrent  clandestine- 
ment. Une  correspondance  de  contrebande  s'établit  entre  les  dé- 
putés et  l'archevêque  exilé.  Irrité  de  toutes  ces  menées,  le  gouver- 
nement royal  demeura  inflexible  à  l'égard  de  Retz  et  de  ceux  qui  se 
faisaient  ses  plus  actifs  émissaires.  La  nomination  de  Du  Saussay 
avait  levé  la  plus  grosse  des  difficultés  et  permis  de  procéder  aux 
élections  de  la  province  de  Paris;  le  nouveau  grand-vicaire  avait 
pu  prendre  la  présidence  du  collège  où  elle  devait  se  faire.  Domi- 
nique Séguier,  évêque  de  Meaux,  fut  précisément  l'un  des  élus;  on 
lui  donna  pour  collègues  Jacques  de  l'Escot,  évêque  de  Chartres, 
un  chanoine  et  un  ancien  professeur  de  théologie  en  Sorbonne. 
L'antagonisme  n'en  subsista  pas  moins  au  sein  de  l'assemblée  entre 
le  parti  de  Mazarin  et  ceux  qui  soutenaient  l'indépendance  absolue 
de  l'épiscopat,  et  le  débat  menaçait  de  se  prolonger  indéfiniment. 
Le  ministre  d'Anne  d'Autriche  eut  voulu  que  la  compagnie  mît  de 
côté  cette  discussion  si  pleine  d'orages  et  s'en  tînt  au  provisoire, 
afin  de  ne  s'occuper  que  de  la  question  des  décimes  et  de  quelques 
affaires  intérieures  de  petite  importance.  Telle  n'était  pas  la  manière 
de  voir  des  députés  qui  subissaient  l'influence  des  amis  du  cardinal 
de  Retz  et  continuaient  à  correspondre  avec  Rome.  Un  nouveau  bref 
d'Alexandre  Yll  envoyé  à  l'assemblée  et  dans  lequel  il  l'exhortait  à 
travailler  à  la  paix  de  l'église  vint  autoriser  cette  compagnie  à  pour- 
suivre la  délibération  sur  une  matière  pour  l'examen  de  laquelle 
Mazarin  aurait  bien  voulu  qu'on  ne  prit  que  les  ordres  du  roi.  Ce 
ministre  avait  môme  cherché  à  en  agir  avec  ce  bref  comme  il  en 


LES    ASSEMBLÉES    DU    CLEllGÉ    EN   FRANCE.  295 

avait  agi  avec  les  lettres  de  Retz  et  à  en  empocher  la  lecture  au 
sein  de  l'assemblée;  mais  les  adhérens  de  l'archevêque  exilé  prirent 
les  devans  et  s'arrangèrent  pour  le  faire  lire  en  séance  sans  attendre 
qu'on  délibérât  pour  savoir  si  cette  lecture  aurait  lieu.  En  cela  ils 
usaient  du  droit  qu'on  avait  toujours  reconnu  aux  assemblées  du 
clergé  de  recevoir  directement  les  brefs  du  pape.  Toutefois,  pour 
ne  pas  trop  mécontenter  la  cour,  la  compagnie  décida,  à  l'instiga- 
tion de  l'archevêque  de  Narbonne,  qu'une  députation  serait  envoyée 
au  roi  afm  de  s'excuser  d'avoir  agi  en  l'occurrence  avec  précipita- 
tion et  lui  demander  ses  ordres  touchant  la  lettre  pontificale.  Le 
monarque  prit  assez  mal  l'explication  qui  lui  fut  donnée  par  les 
députés;  il  chargea  le  chancelier  de  faire  connaître  à  l'assemblée 
ses  volontés.  La  réponse  fut  formulée  dans  une  longue  harangue 
dont  on  attribua  la  composition  à  Servien,  qui  était  alors  l'âme  de 
la  résistance  faite  à  la  curie  romaine,  et  où  l'on  accusait  le  pape 
de  prendre  parti  pour  l'Espagne  contre  la  France.  Ce  discours  ten- 
dait à  engager  l'assemblée  dans  une  lutte  contre  le  saint- siège. 
Mazarin  profita  habilement  de  ce  que  les  termes  du  bref  semblaient 
porter  quelque  atteinte  à  l'indépendance  de  l'église  gallicane. 
Grâce  à  ses  amis ,  il  manœuvra  si  bien  qu'une  réponse  au  saint- 
siège,  conforme  à  ses  vues  et  d'accord  avec  les  idées  qu'avait  expri- 
mées le  chancelier,  fut  rédigée  par  l'assemblée.  Le  pape,  qui  était 
informé  des  dispositions  peu  favorables  à  son  égard  que  manifestait 
le  gouvernement  de  Louis  XIV,  se  montrait  de  moins  en  moins 
enclin  à  le  soutenir  dans  toute  cette  affaire.  Retz  s'en  aperçut 
et  s'empressa  de  retirer  la  concession  que  le  souverain  pontife 
lui  avait  arrachée.  Le  29  juin  1656  parvenait  à  l'assemblée  une 
lettre  du  prélat  fugitif  qui  révoquait  la  nomination  par  lui  faite  de 
Du  Saussay  comme  grand-vicaire,  en  se  fondant  sur  ce  que  celui-ci 
aurait  méconnu  les  instructions  du  saint-siège  aussi  bien  que  celles 
de  son  archevêque.  Retz  fit  plus;  il  adressa  un  mandement  à  tous 
ses  diocésains  pour  leur  donner  avis  de  la  révocation.  Les  grands- 
vicaires  qu'il  avait  précédemment  nommés  devaient  par  ses  ordres 
pourvoir  exclusivement  à  la  conduite  du  diocèse.  Du  Saussay  de- 
vant prendre  bientôt  l'évèciié  de  Toul,  Retz  s'empressait  de  le  des- 
tituer de  ses  fonctions  d'ofhcial  et  il  nommait  à  sa  place  Guy  Joly. 
Le  gouvernement  répondit  à  ces  actes  par  l'arrestation  de  l'un  des 
grands-vicaires  dans  lequel  Retz  avait  mis  sa  confiance.  L'abbé 
Chevallier  fut  envoyé  à  la  Rastille;  craignant  le  même  sort,  son  col- 
lègue l'abbé  L'Avocat  se  cacha,  et  du  fond  de  sa  retraite  il  fit  par- 
venir à  l'assemblée  une  lettre  où  il  l'informait  des  mesures  prises 
contre  Chevallier  et  implorait  pour  lui-même  l'assisiaiice  de  l'au- 
guste compagnie.  Les  députés,  tout  en  soutenant  les  réclamations 
de  Retz,  n'entendaient  pas  cependant  pousser  les  choses  jusqu'à  se 


296  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

compromettre  vis-à-vis  du  gouvernement  royal.  Ils  eurent  soin  de 
ne  rien  décider  toucliant  les  demandes  de  l'abbé  L'Avocat,  et  afin 
de  ménager  la  susceptibilité  de  la  couronne,  ils  évitèrent  de  re- 
connaître officiellement  à  Chevallier  le  titre  de  grand- vicaire,  quoi- 
qu'on contestât  si  peu  à  Retz  le  droit  de  nomination  que  Du  Saussay 
ne  s'était  même  pas  élevé  contre  la  légalité  de  sa  propre  destitu- 
tion. L'assemblée  se  borna  à  envoyer  une  dépatationau  roi  afin  d'ar- 
ranger l'affaire  et  de  plaider  en  faveur  du  prisonnier.  Chevallier, 
disait-elle,  ne  pouvait  être  puni  pour  avoir  exécuté  les  ordres  de  son 
supérieur  ecclésiastique,  qui  demeurait  jusqu'à  nouvel  ordre  le 
cardinal  de  Retz,  celui-ci  n'ayant  subi  ni  excommunication  ni  dépo- 
sition. Si  ce  prêtre,  ajoutait  l'assemblée,  était  coupable  de  quelque 
crime  envers  l'état,  on  devait  lui  faire  son  procès,  non  le  retenir 
sans  jugement  à  la  Bastille.  Les  pourparlers  entre  la  couronne  et 
l'assemblée  se  continuèrent  à  ce  sujet  pendant  plusieurs  jours.  Les 
députés  tenaient  bon  sur  le  droit  du  cardinal  de  Retz,  qui  ne  pouvait 
être  contesté  sans  porter  atteinte  à  l'indépendance  épiscopale; 
mais  le  gouvernement  royal  prétendait  distinguer  entre  le  droit  et 
l'exercice  du  droit. 

Mazarin  voulait  que  l'assemblée  pressât  le  pape  d'obliger  l'arche- 
vêque fugitif  à  nommer  un  nouveau  grand-vicaire  qui  fut  agréable 
à  la  cour,  et  si  le  prélat  s'y  refusait  absolument,  il  était  d'avis  qu'on 
passât  outre  et  qu'on  désignât  un  grand-vicaire  sans  son  assen- 
timent. La  compagnie  refusait  de  se  prêter  à  ce  système  de  pres- 
sion, et  n'obtenant  rien  pour  Chevallier,  auquel  le  gouvernement 
reprochait  ses  incessantes  menées  en  faveur  de  Retz,  elle  se  con- 
tenta de  proposer  qu'on  laissât  l'administration  du  diocèse  au  curé 
de  Saint-Sé vérin,  qui  avait  aussi  reçu  de  l'archevêque  de  Paris  la 
commission  de  grand-vicaire.  Mazarin,  après  plusieurs  refus  d'ob- 
tempérer à  ce  moyen  terme,  dut  l'accepter  à  la  fin,  car  il  importait 
de  ne  pas  se  brouiller  tout  à  fait  avec  une  assemblée  à  laquelle  il 
demandait  de  l'argent  pour  la  guerre  qui  se  continuait  au  nord  de 
la  France.  Condé,  appuyé  par  les  Espagnols,  opposait  à  Turenne,  qui 
commandait  les  troupes  royales,  une  résistance  inquiétante.  Les  in- 
trigues du  cardinal  de  Retz  à  Rome  pouvaient  fournir  un  nouvel  ali- 
ment à  la  guerre  civile,  et  le  salut  du  royaume  exigeait  qu'on 
apaisât  au  plus  tôt  l'agitation  qu'elles  entretenaient  dans  Paris. 
L'assemblée,  de  son  côté,  tout  en  cherchant  à  se  soustraire  aux  exi- 
gences de  la  couronne,  voulait  éviter  une  rupture  qui  eût  été  aussi 
préjudiciable  à  l'église  qu'à  l'état.  En  maintenant  que  le  curé  de 
Saint-Séverin  devait  continuer  ses  fonctions,  elle  décida  qu'elle 
enverrait  une  lettre  au  cardinal  de  Retz  pour  l'engager  à  nommer 
des  grands-vicaires  qui  fussent  agréables  au  roi.  La  cour  comptait 
qu'en  atermoyant  elle  .obtiendrait  ce  qu'elle  désirait.  Tandis  qu'elle 


LES    ASSEMBLEES    DU   CLERGÉ    EN   FRANCE.  297 

pressait  le  pape,  elle  faisait  activement  surveiller  le  cardinal  de  Retz. 
Ce  prélat  aux  abois  s'était  vu  dans  la  nécessité  de  quitter  Rome, 
mais  des  divers  asiles  où  il  se  réfugia  successivement,  il  ne  cessait 
de  faire  parvenir  par  des  mains  sûres  à  l'assemblée  des  lettres  où  il 
réclamait  son  droit.  Le  pape,  de  son  côté,  ne  voulait  point  autoriser 
une  sorte  de  mise  en  régie  par  le  gouvernement  français  d'un  dio- 
cèse dont  le  pasteur  n'avait  point  été  condamné  et  en  laisser  con- 
fier l'administration  à  des  grands-vicaires  que  le  roi  aurait  désignés. 
Le  conflit  dura  ainsi  jusqu'en  novembre.  La  position  de  Retz  deve- 
nait tellement  intolérable  que  Mazarin  devait  croire  qu'il  serait  fina- 
lement forcé  de  se  rendre.  En  effet,  le  gouvernement  royal  conti- 
nuait, par  application  du  principe  de  la  régale,  la  saisie  du  temporel 
de  l'archevêque  de  Paris  et  du  revenu  des  abbayes  dont  il  était  titu- 
laire; celui-ci  n'ayant  pas  prêté  serment  de  fidélité  à  la  couronne,  sa 
prise  de  possession  du  siège  de  Paris  par  procureur  demeurait  aux 
yeux  du  roi  sans  effet.  On  alléguait  des  précédens  qui  voulaient 
qu'un  évêque  ne  pût  toucher  ses  revenus  tant  qu'il  n'avait  pas 
prêté  serment.  Mazarin  espérait  que  l'assemblée  finirait  par  s'impa- 
tienter de  l'obstination  de  Retz,  auquel  le  parlement  s'apprêtait  à 
faire  le  procès,  ce  qui  allait  remettre  au  jugement  de  cette  cour  le 
litige  touchant  le  temporel  du  prélat.  L'assemblée  soutenait  au  con- 
traire que  la  saisie  du  temporel  ne  pouvait  avoir  lieu  avant  que  le 
cardinal  de  Retz  eût  été  convaincu  du  crime  de  lèse-majesté.  Durant 
tout  ce  débat  la  couronne  trouva  un  puissant  auxiliaire  dans  l'ar- 
chevêque de  Toulouse,  le  célèbre  Pierre  de  Marca  (1),  qui  mit  à 
son  service  dans  un  long  mémoire  la  science  profonde  qu'il  avait 
acquise  de  la  jurisprudence  durant  sa  vie  de  magistrat. 

Les  plus  ardens  des  députés  firent  rédiger  contre  la  saisie  des 
remontrances  qui  devaient  être  présentées  au  roi  ;  mais  les  obsta- 
cles que  la  compagnie  rencontra  du  côté  de  Mazarin  et  du  conseil 
refroidirent  peu  à  peu  son  zèle  à  défendre  des  immunités  épisco- 
pales  que  semblait  prendre  k  tâche  de  compromettre  celui  qui  en 
réclamait  le  maintien;  la  majorité  décida  finalement  que  les  remon- 
trances ne  seraient  pas  portées  au  roi.  Pour  donner  à  l'assemblée 
un  semblant  de  satisfaction,  Mazarin  fit  rendre  par  le  conseil  un 
arrêt  qui  statuait  que  le  mémoire  adressé  au  roi  par  les  agens  gé- 
néraux pour  se  plaindre  que  les  inforinations  contre  le  cardinal  de 
Retz  fussent  faites  au  préjudice  des  immunités  et  exemptions  ac- 
quises aux  cardinaux  et  aux  évêques,  serait  déposé  entre  les  mains 
du  chancelier.  Ce  mémoire  devait  être  communiqué  aux  avocats  et 
procureur  général  en  cour  de  parlement  et  il  en  devait  être  fait  ce 
que  sa  majesté  ordonnerait.  Mécontente  d'en  avoir  été  réduite  à  en 

(1)  Marca,  élu  député  do  sa  province,  n'arriva  qu'assez  tard  à  rassemblée,  retenu 
qu'il  était  par  la  présidence  des  états  du  Languedoc. 


298  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

passer  à  peu  près  par  où  le  voulait  la  couronne,  l'assemblée  re- 
poussa le  subside  de  1,500,000  livres,  qui  lui  était  demandé;  elle 
ne  vota  qu'un  million,  et  encore  sous  la  condition  que  le  recouvre- 
ment en  serait  fait  par  le  receveur  général  du  clergé  et  non  autre- 
ment. Le  roi  trouva  ce  chiffre  bien  maigre  et  s'en  expliqua  devant 
les  agens  en  termes  assez  vifs,  disant  qu'il  ne  voulait  pas  recevoir 
du  clergé  durant  son  règne  moins  que  n'avaient  reçu  ses  prédéces- 
seurs. Il  écrivit  à  l'assemblée  pour  réclamer  un  ou  deux  millions 
de  plus.  Le  zèle  que  déploya  l'archevêque  de  Narbonne  pour  sou- 
tenir cette  nouvelle  demande  indisposa  fort  ses  collègues,  mais  cela 
n'alla  pas  jusqu'à  la  faire  repousser.  On  redoutait  l'irritation  du  roi. 
Deux  millions  furent  votés  et  en  surplus  1,500  livres  de  gratification 
à  M.  Duplessis-Guénégaud,  secrétaire  d'état,  pour  reconnaître  ses 
bons  offices.  La  compagnie  fit  une  libéralité  mieux  placée  en  attri- 
buant 36,000  livres  à  la  veuve  de  Charles  P%  qui  était  dans  la  gêne. 

Le  peu  de  résistance  que  les  députés  avaient  fait  pour  accor- 
der ce  subside  supplémentaire  enhardit  Louis  XIV  à  exiger  encore 
davantage;  il  leur  fit  demander  une  nouvelle  somme  de  deux  mil- 
lions, sous  prétexte  que  le  clergé  était  en  mesure  de  donner  une 
part  contributive  plus  forte.  Il  y  avait  dans  de  telles  requêtes  de 
quoi  indisposer  sérieusement  l'assemblée,  bien  que  dans  cette  nou- 
velle demande  le  gouvernement  eût  mis  plus  de  formes  que  dans 
les  précédentes,  qu'il  eût  déclaré  que  c'était  là  une  pure  libéralité 
qu'il  sollicitait,  non  une  injonction  qu'il  adressait.  La  compagnie 
délibéra  derechef  et  elle  se  résigna  à  donner  trois  millions  au  lieu 
des  deux  qui  avaient  été  précédemment  accordés.  Il  fallait  en  finir. 
On  était  arrivé  au  mois  de  mars  1657.  Il  y  avait  près  de  deux  ans  que 
les  députés  siégeaient.  Jamais  session  ne  s'était  tant  prolongée.  Elle 
ne  fut  toutefois  close  que  le  5  mai. 

Malgré  les  défaillances  qui  se  produisirent  à  la  fin  de  sa  longue 
existence,  cette  assemblée  doit  être  signalée  comme  une  de  celles 
où  fut  défendue  avec  le  plus  de  vigueur  et  de  ténacité  l'autonomie 
temporelle  de  l'église  gallicane.  Elle  compta  dans  ses  rangs  plu- 
sieurs membres  éminens  du  clergé.  Sans  parler  de  Claude  de  Rebé, 
archevêque  de  Narbonne,  et  de  Pierre  de  Marca  que  j'ai  déjà  men- 
tionnés, je  rappellerai  les  noms  de  Daniel  de  Cosnac,  évêque  de 
Valence  et  de  Die,  plus  tard  archevêque  d'Aix,  de  l'abbé  de  Rancé, 
alors  archidiacre  de  Tours  et  commendataire  de  l'abbaye  de  la 
Trappe,  de  l'habile  théologien  François  Hallier,  professeur  en 
Sorbonne  et  dans  la  suite  évoque  de  Cavaillon,  de  Henri  de  Bé- 
thune,  archevêque  de  Bordeaux,  de  La  Roche-Elavin ,  conseiller 
clerc  au  parlement  de  Toulouse,  d'Antoine  Godeau,  évêque  de 
Vencc,  l'un  des  premiers  membres  de  l'Académie  française,  de  Si- 
miane  de  Cordes,  alors  chanoine  comte  de  Lyon,  depuis  évêque  de 


LES    ASSEMBLEES    DU    CLERGE    EN    FRANCE.  299 

Langres,  de  Michel  Poncet,  savant  théologien  de  la  maison  de  Sor- 
bonne,  de  l'ancien  précepteur  du  comte  de  Moret,  Jean  de  Lin- 
gendes,  évêque  de  Mâcon,  célèbre  par  sr>s  oraisons  funèbres. 

Tout  indépendante  que  fût  la  majorité  de  ses  membres,  l'assem- 
blée ne  put  jamais  jouir  de  sa  pleine  liberté.  Elle  était  suspecte  au 
gouvernement,  et  elle  s'efforça  vainement  de  garder  le  secret  sur 
ses  délibérations.  Mazarin  n'avait  cessé  de  surveiller  de  près  les 
agissemens  des  députés;  il  se  faisait  rendre  compte,  jour  par  jour, 
de  ses  débats  par  un  député  qu'il  avait  à  sa  dévotion,  l'abbé  Ondedei, 
qui  fut  plus  tard  évêque  de  Fréjus.  Ce  prélat,  au  mépris  du  ser- 
ment qu'il  avait  prêté,  l'informait  de  l'opinion  soutenue  par  chacun 
des  membres.  En  des  secrétaires  de  la  compagnie,  l'abbé  de  Car- 
bon, qui  fut  ensuite  appelé  à  l'évêché  de  Saint-Papoul,  puis  à 
l'archevêché  de  Courges  et  à  celui  de  Sens,  ne  se  montra  pas  plus 
discret  et  n'imita  point  l'exemple  de  l'abbé  de  Villars,  auquel  les 
faveurs  qu'il  devait  au  ministre  ne  firent  jamais  violer  l'engagement 
qui  lui  était  imposé.  On  accusait  le  premier  d'altérer  les  procès-ver- 
baux, et  les  mauvais  plaisans  donnèrent  le  nom  de  carbonadea  aux 
délits  d'inexactitude  dont  son  plumitif  se  rendait  souvent  coupable. 
Mazarin  se  défiait  tant  de  ces  prélats  qui  avaient  si  fort  contrarié 
ses  vues,  que  la  session  une  fois  achevée,  il  n'eut  de  cesse  qu'ils 
ne  fussent  tous  partis  de  Paris.  Plusieurs  persistèrent  cependant  à 
y  demeurer  quelques  semaines,  à  son  grand  déplaisir.  François  de 
La  Fayette,  évêque  de  Limoges,  l'un  de  ceux  qui  s'attardèrent, 
reçut  un  jour  la  visite  de  son  collègue  Amaury,  évêque  de  Cou- 
tances,  qui  feignait  de  le  vouloir  visiter  avant  son  départ.  «  Je  sais 
que  vous  venez  ici,  dit  le  premier,  pour  vous  informer  si  je  suis 
parti  ou  quand  je  partirai,  afin  d'en  donner  avis  au  cardinal;  vous 
lui  direz  que  je  lui  demande  une  grâce,  qui  est  celle  de  ne  jamais 
songer  à  moi;  assurez-le  de  ma  part  que  je  ne  songerai  jamais 
à  lui.  »  Ces  paroles  montrent  assez  le  peu  de  cas  que  faisait  de 
l'éminence  ministérielle  une  partie  de  l'épiscopat  français.  L'arche- 
vêque de  Sens,  Louis-Henri  de  Gondrin,  qui  n'avait  pas  été  un  des 
moins  hostiles  à  Mazarin  dont  il  soutint  d'abord  les  projets,  attendit 
la  mort  de  celui-ci  pour  remettre  les  pieds  à  Paris,  et,  malgré  ses 
entrées  et  ses  alliances  à  la  cour,  il  fallut  l'assemblée  de  1660,  tenue 
à  Pontoise,  et  dont  il  eut  la  présidence,  pour  l'arracher  à  une 
retraite  à  laquelle  il  se  condamnait  plus  encore  par  dégoût  que  par 
dévotion. 

Y. 

Les  destinées  de  l'assemblée  de  1655  ressemblèrent  fort  à  celles 


300  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  la  fronde.  L'opposition  qu'elle  avait  faite  au  pouvoir  cessa  de- 
vant les  manifestations  impérieuses  de  la  volonté  royale.  Le  jeune 
monarque  entendait  que  rien  ne  vînt  contrarier  la  réalisation  des 
grands  projets  qu'il  avait  conçus;  il  ne  connaissait  d'autre  moyen 
d'assurer  l'ordre  dans  l'état  que  d'y  faire  régner  son  bon  plaisir.  Il 
voulait  que  le  clergé  fût  respecté,  et  il  donnait  sur  ce  point  l'exemple, 
mais  il  n'admettait  pas  que  ce  corps  eût  le  droit  de  lui  refuser,  dans 
le  gouvernement  des  choses  temporelles,  l'obéissance  qu'il  exigeait 
de  tous  ses  sujets,  de  contrevenir  à  une  autorité  qui,  clans  sa  con- 
viction, procédait  de  Dieu  au  même  titre  que  celle  du  sacerdoce. 

La  lettre  de  Louis  XIV  à  l'assemblée,  au  sujet  du  mémoire  des 
agens  généraux  sur  l'affaire  du  cardinal  de  Retz,  avait  suffisam- 
ment montré  qu'il  ne  souffrirait  pas  que  son  autorité  fut  tenue  en 
échec  par  les  franchises  et  privilèges  de  l'épiscopat.  Tout  ce  que 
cette  assemblée  de  1(355-1657  put  obtenir,  ce  fut  la  promesse 
d'une  déclaration  portant  que  le  roi  ne  voulait  pas  que  l'on  pût 
faire  le  procès  aux  évoques  autrement  que  les  saints  décrets  et  l'u- 
sage du  royaume  l'avaient  établi.  Cette  interminable  question  de 
l'administration  du  diocèse  de  Paris  finit  ainsi  par  s'arranger.  Le 
clergé  sacrifia  un  prélat  qui  n'avait  fait  que  le  compromettre  et  pour 
lequel  il  ne  témoignait  plus  grande  sympathie.  Abandonné  par  ses 
ouailles  qu'il  avait  plus  agitées  que  conduites,  Retz  fut  contraint, 
pour  faire  cesser  son  exil  et  échapper  au  dénûment  auquel  l'eût 
condamné  le  séquestre  mis  sur  ses  biens,  de  se  démettre  de  son 
archevêché.  Le  roi  consentit  à  arrêter  les  poursuites  contre  les  ec- 
clésiastiques qui  s'étaient  mêlés  aux  menées  du  cardinal.  Il  n'y  eut 
d'exception  que  pour  l'abbé  Ghassebras,  l'infatig.ible  émissaire  de 
l'ambitieux  prélat,  dont  la  résistance  avait  fait  tant  de  bruit.  Tout 
rentra  dans  l'ordre,  mais  cet  ordre  sentait  un  peu  la  servitude.  Les 
assemblées  allaient  descendre  pour  un  temps  au  rôle  plus  modeste 
de  compagnie  chargée  de  diriger  et  de  contrôler  l'administiation  du 
temporel  de  l'église.  Le  calme  qui  reprenait  possession  des  esprits 
après  la  longue  agitation  révolutionnaire  de  la  fronde  revint  dans 
ces  diètes  de  l'église  de  France  auxquelles  le  monarque  assura  le 
respect  et  l'importance  extérieure,  mais  autour  desquelles  il  eut  soin 
de  faire  un  silence  qui  en  diminua  le  prestige  ;  il  entendait  qu'elles 
ne  sortissent  pas  de  leurs  attributions  et  que  le  public  ne  se  mêlât 
pas  de  leurs  affaires  pour  peser  sur  les  décisions  ou  pour  passionner 
les  débats. 

Alfred  Maury. 


LE 


MUSEE    THORVALDSEN 


L'EGLISE  NOTRE-DAME  DE  COPENHAGUE 


II'. 

L'ŒUVRE  MODERNE  ET  RELIGIEUSE  DE  THORVALDSEN 


III. 

Si  Thorvaldsen  avait  cherché  les  succès  lucratifs,  il  n'aurait  tenu 
qu'à  lui  de  rajeunir  tout  l'Olympe,  en  répétant,  au  gré  des  ama- 
teurs, chacune  de  ses  plus  heureuses  créations.  Il  aurait  servi  du 
même  coup  ses  intérêts  et  ses  prédilections  helléniques.  Mais  ce  bon 
sens  profond  qui  accompagne  toujours  le  vrai  génie  lui  montra,  au 
moment  même  de  ses  plus  beaux  triomphes,  qu'il  ne  devait  pas  s'at- 
tarder dans  cette  voie.  Quelque  mérite  qu'il  y  ait  à  reproduire  la 
beauté  grecque,  ce  n'est  pas  assez,  et  la  société  moderne  demande 
autre  chose  au  génie  de  la  statuaire.  De  l'antique  il  doit  surtout 
tirer  des  exemples  et  des  leçons  pour  traduire  l'histoire  et  les 
croyances  de  nos  âges.  Mieux  que  pas  un  de  ses  contemporains 
peut-être,  Thorvaldsen  comprenait  cette  grande  tâche,  et  s'il  ne  l'a 
pas  essayée  plus  tôt,  c'est  qu'il  n'en  avait  ni  l'occasion,  ni  les 
moyens.  Le  sculpteur,  beaucoup  plus  que  le  peintre,  est  soumis  à 
son  public  pour  le  choix  de  ses  sujets  et  pour  la  manière  de  les 
interpréter.  Le  bronze  et  le  marbre  coûtent  cher,  et  un  artiste  ne 
peut  guère  les  employer  sans  être  à  peu  près  sûr  d'avance  du 
succès  de  son  œuvre.  Si  l'on  attend  de  lui  de  grandes  créations 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  septembre. 


302  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

t)atriotiques  ou  religieuses,  il  faut  d'abord,  en  lui  demandant  son 
inspiration,  lui  fournir  la  matière  même  de  son  travail  ou  lui  en 
assurer  le  prix,  sans  compter  la  légitime  récompense  de  ses 
peines.  Or,  pendant  la  période  qui  nous  a  jusqu'ici  occupés,  de  1803 
à  1818,  qui  donc  aurait  fait  d'importantes  commandes  à  un  sta- 
tuaire? Quel  état,  dans  l'Europe  bouleversée  d'un  bout  à  l'autre  par 
lapins  effroyable  tempête,  pouvait  consacrer  le  moindre  argent  aux 
monumens  publics? 

Mais  quand  le  monde  eut  retrouvé  la  paix,  quand  les  états,  les 
villes,  les  particuliers  eux-mêmes  commencèrent  à  se  relever  de 
tant  de  souffrances  et  de  ruines,  on  pensa  dans  tous  les  pays  à  con- 
sacrer par  des  monumens  les  souvenirs  de  gloire  ou  de  douleur  que 
laissait  l'effroyable  tourmente.  C'est  alors  qu'en  Angleterre  Flaxman 
et  ses  élèves  travaillèrent  pour  les  héros  de  leur  patrie,  tandis  que, 
sur  le  continent,  Canova  étant  déjà  vieux,  l'on  vint  de  toutes  parts 
solliciter  Thorvaldsen,  dont  aucun  statuaire  nç  pouvait  balancer  la 
renommée.  De  ce  moment,  la  carrière  du  Danois  fut  pour  ainsi  dire 
détournée  vers  un  autre  but  et  élargie.  Au  lieu  d'obéir  à  son  inspi- 
ration solitaire  et  personnelle,  il  lui  fallut  écouter,  pour  les  répéter 
dans  ses  œuvres,  les  sentimens  publics  et  universels  ;  et  c'est  là  le 
véritable  rôle  des  artistes.  Dans  cette  voie  nouvelle  que  l'estime  de 
toute  l'Europe  ouvrit  à  son  génie,  il  trouva  l'occasion  d'appliquer 
aux  sujets  les  plus  divers  et  les  plus  grands  ses  théories  et  son 
expérience. 

Du  temps  qu'il  vivait  parmi  les  dieux  d'Homère,  Thorvaldsen  avait 
déjà  saisi  toutes  les  occasions  de  redescendre  dans  le  monde  réel  et 
de  représenter  ses  contemporains.  En  1815  et  en  1818,  deux  grands 
seigneurs  russes,  le  comte  d'Osterman  et  le  prince  Bariatinsky,  lui 
demandèrent  le  portrait  en  pied  de  leurs  femmes,  et  en  acceptant 
cette  tâche  d'un  genre  nouveau,  l'artiste  fut  encore  guidé  par  son 
étoile.  C'était  une  transition  toute  naturelle  des  sujets  antiques  aux 
figures  modernes,  puisqu'il  modela  les  deux  statues  en  costume 
romain  et  avec  raison  :  la  mode  du  temps  se  trouvait  sur  ce  point 
conforme  aux  lois  du  style.  De  ces  deux  marbres,  à  vrai  dire, 
le  premier,  celui  de  la  comtesse  d'Osterman,  n'est  guère  qu'une 
étude  incertaine  et  sans  caractère.  Mais  l'autre,  la  statue  de  la 
princesse  Bariatinsky,  soit  que  l'artiste  fût  déjà  plus  expérimenté, 
soit  plutôt  que  le  sujet  l'inspirât  davantage,  devint  enlre  ses  mains 
une  des  merveilles  de  l'art  moderne,  une  œuvre  sans  exemple  et 
qui  n'aura  peut-être  jamais  un  pendant.  Car  il  faut  assurément, 
l)0ur  qu'un  simple  portrait  de  femme  s'élève  à  cette  hauteur  idéale, 
la  rencontre  fortuite  d'un  grand  artiste  et  d'un  modèle  bien  extraor- 
dinaire. 

C'était  en  effet  la  plus  séduisante  personne  du  monde  que  cette 


LE    MUSÉE   THORVALDSEN.  303 

princesse,  très  Ijelle,  une  grande  tournure,  et  sur  son  charmant 
visage  une  expression  unique  de  douceur,  d'intelligence  et  de 
fierté  (1).  Voilà  ce  que  l'on  retrouve  sur  ce  beau  marbre,  avec  une 
puissance  de  vie,  une  franchise  et  une  vigueur  de  touche  qui  ne 
laisssent  pas  douter  de  la  ressemblance  et  montrent  toute  l'admi- 
ration de  l'artiste  pour  son  charmant  modèle.  Il  a  représenté  la 
princesse  debout,  vêtue  de  cette  longue  tunique  romaine,  à  man- 
ches très  courtes  et  serrées  au-dessous  des  seins,  qu'on  appelait 
stola,  et,  par-dessus  la  tunique,  d'un  manteau  ou  d'unn  draperie  à 
peine  retenue  sur  l'épaule  gauche  et  qui  laisse  le  buste  découvert. 
L'extrémité  de  ce  manteau  est  négligemment  ramenée  par  la  main 
gauche  sur  laquelle  s'accoude  le  bras  droit  pour  appuyer  un  doigt 
au  menton  dans  l'attitude  de  la  réflexion.  Le  corps  est  porté  sur  la 
jambe  droite,  le  pied  gauche  placé  un  peu  en  avant.  Il  y  a  là  une  imi- 
tation ou  une  réminiscence  d'un  très  bel  antique  du  Braccio  Nuovo, 
au  Vatican,  reconnu  pour  être  l'image  de  la  Pudicité,  de  cette  Puclicité 
patricienne^  symbole  de  la  matrone,  qui  avait  son  temple  à  Rome, 
non  loin  de  Vesta.  L'attitude  est  la  même,  le  mouvement  seul  dif- 
fère, puisque  la  statue  romaine  écarte  son  voile  de  la  main  droite; 
les  draperies  d'ailleurs  ne  se  ressemblent  nullement,  et  ces  diffé- 
rences suffiraient  à  absoudre  l'artiste  moderne.  Pourquoi  d'ailleurs 
lui  reprocher  cette  parenté?  S'il  a  égalé  son  modèle  par  la  noblesse 
et  l'ampleur  du  style,  il  l'a  surpassé  par  la  richesse  des  lignes  et 
surtout  par  l'inspiration  et  le  caractère  élevé  de  sa  figure.  On  peut 
même  lui  savoir  gré  d'une  intention  qui  permet  de  mesurer,  de 
l'un  à  l'autre  marbre,  toute  la  distance  qui  sépare,  dans  leur  type 
le  plus  délicat,  deux  civilisations,  celle  de  Rome  païenne  et  la  nôtre. 
C'est  d'un  côté  la  femme  du  gynécée  belle  et  pudique,  mais  un  peu 
hautaine,  un  peu  froide,  ne  laissant  voir  ni  la  pensée  au  fond  de 
ses  grands  yeux,  ni  sous  ses  longs  voiles  les  battemens  du  cœur; 
de  l'autre  la  patricienne  d'aujourd'hui,  d'une  beauté  toute  diverse, 
moins  classique  peut-être,  mais  plus  attrayante  et  plus  vive  :  c'est, 
pour  employer  le  vrai  mot,  la  grande  dame,  fière  sans  orgueil,  sim- 
ple et  franche  dans  sa  dignité  et  riche  de  tous  les  dons  de  l'âme  (2). 
Et  pourtant  cette  figure,  d'un  accent  si  moderne,  est  tout  an- 
Ci)  Elle  était  née  comtesse  Willielmine  Marie  de  Keller,  Allemande  par  conséquent 
et  non  Anglaise,  comme  le  disent  tous  les  catalogues.  Sou  mari  avait  épou?é  en  pre- 
mières noces  la  âlle  de  lord  Sherborn,  d'où  l'erreur  des  biographes  de  Thorvaldsen. 

(2)  La  princesse  était  en  effet  aussi  remarquable  par  son  caractère  et  ses  vertus  que 
par  sa  beauté.  Une  preuve  de  sa  modestie,  c'est  qu'on  admire  au  musée  de  Copenha- 
gue l'original  même  de  sa  statue  qu'elle  avait  oublié  dans  l'atelier  de  Thorvaldsenj 
après  la  mort  prématurée  de  son  mari  ;  elle  no  songeait  qu'à  élever  dans  la  retraite 
sa  nombreuse  famille,  puis  fondait  elle-même  à  Saint-Pétersbourg  plusieurs  établis- 
semens  de  bienfaisance  qui  y  ont  prospéré.  Sa  mémoire  est  restée  eu  grande  yéué- 
ration  dans  le  peuple  et  dans  la  société  russes. 


304  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tique  par  les  dehors,  sans  aucune  gêne,  sans  la  moindre  préten- 
tion. Le  statuaire  a  fondu  ensemble  ces  deux  élémens  avec  une 
justesse  et  un  art  tels,  qu'ils  semblent  inséparables  et  faits  l'un  pour 
l'autre.  Plus  d'une  fois,  retrouvant  tout  à  coup  le  plâtre  de  la  statue 
dans  quelque  musée  du  Nord,  cette  tête  gracieuse  et  pensive,  qui 
m' apparaissait  cotrmie  l'image  de  la  Méditation,  ces  pures  et  fermes 
silhouettes  me  donnaient  un  instant  l'illusion  d'un  chef-d'œuvre 
de  l'antiquité.  Jamais  Thorvaldsen  ne  s'est  plus  approché  de  ses 
maîtres  et  n'a  offert  aux  sculpteurs  un  plus  fécond  sujet  d'études 
sur  ces  deux  points  si  difficiles,  l'art  de  faire  vivre  un  personnage 
immobile  et  celui  de  dessiner,  sous  l'harmonie  et  la  souplesse  des 
vêtemens,  tous  les  contours  et  toutes  les  richesses  d'un  beau  corps, 
sans  rien  ôter  à  une  femme  de  sa  pudique  fierté.  Voilà  ce  qu'il 
pouvait  faire  et  ce  qu'il  fit  chaque  fois  que,  en  lui  proposant  un 
sujet  heureux,  on  le  laissa  libre  de  le  traiter  à  sa  guise. 

Ce  fut  encore  le  cas  du  Lion  de  Liicerney  modelé  peu  après,  et  le 
chef-d'œuvre  le  plus  connu  du  maître  danois.  Un  ancien  officier 
de  la  garde  suisse  de  Louis  XVI,  échappé  au  massacre  du  10  août, 
ouvre  dans  son  pays  une  souscription  pour  élever  un  monument  à 
la  mémoire  de  ses  héroïques  compagnons.  Son  idée  trouve  en  Suisse 
un  immense  écho,  et  l'ambassadeur  de  la  Confédération  à  Rome 
demande  à  Thorvald.-en,  au  nom  des  souscripteurs,  d'exécuter  le 
monument  désiré.  On  n'impose  à  l'artiste  aucun  plan,  aucun  pro- 
gramme :  aussi  trouve-t-il  dans  sa  pensée  une  admirable  concep- 
tion, que  pas  un  des  donateurs  assurément  n'aurait  imaginée.  Il  lui 
arrive  la  même  fortune  qui  vient  d'échoir  à  M.  Dubois  et  à  M.  Chapu, 
chargés,  par  des  comités  de  souscripteurs,  d'exécuter  les  monumens 
de  Lamoricière  et  de  Berryer.  Avec  de  tels  comités,  lors  même  qu'ils 
ne  seraient  pas  pris  dans  l'élite  d'une  nation,  un  artiste  est  toujours 
sûr  d'avoir  le  dernier  mot  et  de  suivre  sa  fantaisie;  et  c'est  ainsi  que 
nos  grands  statuaires  viennent  de  nous  donner  deux  chefs-d'œuvre. 
De  même  Thorvaldsen,  après  avoir  projeté  et  annoncé  un  lion  en 
bronze,  de  dimensions  ordinaires,  s'en  va  à  Lucerne  :  il  voit,  dans 
le  jardin  de  M.  Pfyffer,  promoteur  de  la  souscription,  un  grand 
rocher  à  pic  et  l'idée  lui  vient  de  tailler  dedans  sa  composition. 

Llle  est  trop  connue  pour  qu'il  soit  besoin  de  la  décrire,  et 
peu  de  voyageurs  ont  vu  sans  émotion  l'étrange  monument  dans 
son  cadre  sauvage,  cette  immense  niche  creusée  dans  le  roc,  pour 
contenir  le  poétique  symbole  entre  de  sombres  bouquets  de  mélèzes, 
au-dessus  d'une  eau  dormante  où  se  reflète  la  figure  colossale  du 
lion  expirant.  Songeaient-ils  pourtant  au  Lion  de  Lucerne^  ces 
hommes  d'esprit,  critiques  d'art  officiels  et  même  inspecteurs  des 
beaux-arts,  qui  relèguent  si  cavalièrement  Thorvaldsen  dans  les 
glaces  du  pôle?  La  vérité  est  que,  depuis  Michel-Ange,  jamais  le 


LE   MUSÉE   THORVALDSEN.  305 

ciseau  n'avait  parlé  avec  tant  d'éloquence.  Ce  n'était  pas  cependant 
pour  le  sculpteur  affaire  de  parti  ou  de  croyance  politique.  H  n'était 
ni  Français  ni  Suisse,  ni  royaliste,  mais  simplement  un  de  ceux  à 
qui  appartient  le  mot  de  Térence  :  humani  nihil  a  me  alienum.  Sai- 
sissant, avec  le  coup  d'œil  des  vrais  artistes,  la  grandeur  chevale- 
resque de  cette  garde  suisse  et  l'horreur  de  sa  fin  lamentable,  il 
s'est  contenté  de  traduire  son  sujet  avec  autant  de  pathétique  que 
de  majesté. 

Que  l'on  reproche  au  lion  l'insuffisance  de  quelques  détails  phy- 
siques, cela  est  peut-être  juste,  et,  dans  tous  les  cas,  peu  impor- 
tant. Thorvaldsen  n'avait  point  de  lion  vivant  sous  les  yeux,  et  il  a 
dû  se  contenter  de  dessins  ou  de  modèles  antiques.  Mais  je  com- 
prends moins  une  autre  accusation  de  M.  Delaborde,  qui  me  per- 
mettra de  ne  pas  partager  sur  ce  point  son  sentiment.  À  l'en  croire, 
ce  lion  blessé  à  mort  et  qui  serre  de  sa  griffe  l'écu  royal  de  France, 
comme  ferait  ses  petits  un  vrai  lion,  n'a  pas  le  droit  de  montrer  sur 
sa  noble  face  sa  douleur  et  sa  sympathie  pour  la  cause  qu'il  défend. 
C'est  un  lion  qui  a  trop  d'intelligence  et  de  sentiment,  qui  n'est 
plus  une  bête.  A  ce  propos,  le  savant  critique  rappelle  que  Léonard 
de  Vinci,  dans  un  célèbre  Combat  de  Cavaliers,  fait  mordre  ses  che- 
vaux les  uns  par  les  autres,  mais  sans  qu'ils  paraissent  comprendre 
leur  propre  fureur.  On  peut  répondre  à  M.  Delaborde  que  le  lion 
seul  est  entouré,  dans  l'idée  de  tous  les  peuples,  d'un  prestige  sin- 
gulier et  incontesté  qui  lui  donne  un  rang  supérieur  et  un  caractère 
unique  dans  la  grande  famille  des  bêtes.  A  tort  ou  à  raison,  il  est  le 
symbole  universel,  absolu,  de  la  valeur  héroïque.  Thorvaldsen  a 
très  bien  fait  de  donner  à  son  œuvre  sa  véritable  expression  par 
la  douleur  de  ce  lion  idéal  et  tout  symbolique,  qui  frémit  de  mourir 
en  vain  sur  les  fleurs  de  lis  confiées  à  sa  garde. 

Le  Danois  eut  la  singulière  fortune  de  consacrer  tour  à  tour  son 
ciseau  aux  pbas  grands  souvenirs  de  cette  terrible  époque.  Après 
les  victimes  de  92,  ce  furent  les  héros  des  guerres  impériales  et  le 
pape  Pie  VIL  Seulement,  pour  ces  derniers  personnages,  il  y  eut  un 
revers  de  médaille  et  les  entraves  lui  vinrent  avec  les  commandes. 
Il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue  ce  point  capital  pour  juger  équitable- 
ment  les  œuvres  de  Thorvaldsen  à  cette  époque.  Voici,  par  exemple, 
deux  princes  polonais  dont  il  doit  faire  les  statues,  Wladimir  Potoçki, 
et  un  autre  beaucoup  plus  connu,  Poniatowski,  tous  les  deux  tués  à 
Leipzig.  La  mère  du  premier,  la  princesse  Potorka,  exige  de  l'artiste 
que  son  fils  soit  représenté  à  la  grecque,  elle  voudrait  même  quelque 
chose  qui  ressemblât  à  r Apollon  du  Belvédère...  Notez  que  le  jeune 
héros  n'était  point  beau.  Que  faire?  Thorvaldsen  n'osait  pas  refuser 
à  l'une  des  premières  maisons  de  Pologne  l'image  de  son  glorieux 

TOME  XXXV.  —  1879,  20 


S06  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

enfant.  II  prend  un  moyen  terme  et  figure  un  guerrier  grec,  mais 
sans  le  moindre  souvenir  de  l'Apollon,  qui  n'avait  rien  à  faire  là.  Le 
prince,  ou  plutôt  le  jeune  guerrier  est  fièrement  campé,  à  demi  vêtu 
d'une  tunique  et  d'une  chlamyde  qui  laissent  son  épaule  droite  et 
sa  poitrine  nues;  une  main  s'appuie  sur  la  poignée  du  glaive,  l'autre 
sur  la  hanche  en  retenant  les  plis  de  la  chlamyde.  La  tête  se  détourne 
à  gauche  avec  une  expression  de  fierté  tranquille  et  mélancolique. 
Le  casque  et  la  cuirasse  sont  déposés  à  terré,  et  sur  le  socle  du 
monument  un  charmant  bas-relief  représente  le  Génie  de  la  mort. 
L'œuvre  d'ailleurs  est  superbe,  composée  et  modelée  comme  les 
meilleures  du  maître,  et  ce  n'est  pas  sa  faute  s'il  lui  a  fallu  placer 
la  tête  d'un  prince  polonais,  un  profil  de  Slave,  sur  une  magnifique 
statue  de  Diomède  ou  d'Hector. 

Il  comprenait  si  bien  les  lois  et  les  conditions  de  la  statuaire 
moderne  que,  laissé  libre  d'abord  par  le  comité  polonais  qui  lui 
demandait  une  statue  équestre  de  Poniatowski,  il  se  hâta  dans  son 
premier  projet  de  rompre  en  visière  à  la  mode  et  de  rejeter  bien  loin 
la  défroque  du  paganisme.  Tout  le  monde  connaît  la  fin  héroïque  de 
Joseph  Poniatowski.  Après  la  bataille  de  Leipzig,  où  il  avait  été  fait 
maréchal  de  France,  ne  pouvant  plus,  malgré  une  défense  désespé- 
rée, couvrir  la  retraite,  Poniatowski  s'élança  à  cheval  dans  les  (lots  de 
l'Elster  plutôt  que  de  se  rendre.  C'est  ce  trait  de  valeur  folle  et  vrai- 
ment polonaise  que  Thorvaldsen  voulait  saisir  sur  le  fait  même  pour 
le  fixer  et  l'immortaliser  da-ns  un  bronze  hardi.  Son  Poniatowski,  en 
uniforme  de  général  polonais,  et  le  sabre  au  poing,  pressait  avec 
colère  les  flancs  de  son  cheval  cabré.  Aux  pieds  de  l'animal,  du  socle 
même  de  la  statue,  s'échappait,  pour  tomber  dans  un  bassin,  une 
large  nappe  d'eau  qui  devait  figurer  l'Elster.  Ainsi  composée,  la  fon- 
taine aurait  orné  une  place  de  Varsovie.  Le  dessin  de  ce  projet 
brillant  et  poétique  est  conservé  dans  les  cartons  du  musée,  et 
l'on  imagine  sans  peine  ce  que  fût  devenue  une  telle  composition 
sous  la  main  du  statuaire.  Mais  cette  fois  encore  sa  pensée  indé- 
pendante vint  se  heurter  aux  préjugés  de  son  temps,  et  son  pro- 
jet, d'abord  accepté,  fut  ensuite  condamné  et  rejeté  à  Varsovie. 
Les  Polonais  ne  trouvèrent  pas  leur  costume  national  assez  noble 
et  assez  idéal  pour  la  statuaire  ;  la  famille  de  Joseph  Poniatowski 
s'opposa  à  la  représentation  de  l'acte  même  où  il  avait  trouvé  la 
mort.  Thorvaldsen  dut  changer  son  héros  en  un  général  romain,  la 
tête  nue,  le  paludamenLum  agrafé  sur  l'épaule,  et,  pour  toute  allu- 
sion, une  aigle  polonaise  ciselée  sur  sa  cuirasse.  Le  cheval  est  sim- 
plement au  trot,  et  le  prince  fait  de  la  main  droite  un  geste  de 
Gommandement.  Ce  geste  et  l'attitude  du  personnage  rappellent 
beaucoup  la  statue  de  Marc-Aurèle  au  Gapitole.  Le  cheval  d'ailleurs 
est  excellent,  l'ensemble  d'un  beau  caractère  antique.  Mais  qu'il  y  a 


LE   MUSÉE   THORVALDSEN.  307 

loin  de  cette  œuvre  de  convention  à  la  première  idée  de  l'artiste  ! 
Aussi  Thorvîvldsen,  mécontent  de  ne  pouvoir  travailler  à  son  gré, 
mit-il  plus  de  huit  ans  à  exécuter  la  statue,  sans  se  soucier  des  récla- 
mations des  Polonais.  Le  bronze  ne  fut  coulé  qu'au  moment  de  la 
guerre  de  Pologne,  si  bien  que  le  général  russe  Paskévitch,  en  pre- 
nant Varsovie,  se  Je  fit  adjuger,  le  transporta  chez  lui  à  la  campagne 
et  en  fit  un  saint  Georges  1  Au  fait,  pourquoi  ce  guerrier  antique  ne 
figurerait-il  pas  aussi  bien  saint  Georges  que  Poniatowski? 

Ainsi  emprisonné  pour  l'exécution  d'une  œuvre  qui  serait  deve- 
nue, on  peut  le  croire,  la  plus  belle  statue  équestre  du  monde, 
Thorvaldsen  subit  la  même  sorte  d'esclavage  quand  il  eut  à  faire  le 
tombeau  de  Pie  VII.  Avant  de  juger  ce  monument,  le  plus  connu, 
par  sa  situation  dans  Saint-Pierre  de  Rome,  et,  malheui'eusement 
aussi,  le  plus  discuté  de  tous  les  grands  ouvrages  de  Thorvaldsen, 
il  faut  se  rappeler  d'abord  son  histoire.  On  a  bientôt  fait  d'accuser 
chez  un  artiste  V indigence  de  la  pensée  et  le  vide  ou  la  lourdeur  de 
son  travail.  Peut-être  serait-il  plus  équitable  de  s'informer  d'abord 
de  ce  qu'on  lui  a  commandé  et  imposé,  et  ensuite  d'examiner  s'il 
n'y  a  pas  dans  cette  vaste  composition  assez  de  mérites  et  de  beautés 
pour  en  atténuer  les  défauts. 

Le  cardinal  Consalvi,  par  un  sentiment  de  reconnaissance,  vou- 
lut élever  à  ses  frais  le  tombeau  de  Pie  Vil,  qui  était  pauvre.  Car 
les  plus  grands  papes,  si  leur  famille  ne  peut  y  pourvoir,  risquent 
de  n'avoir  pas  après  leur  mort  le  moindre  monument.  Consalvi, 
dans  son  testament,  avait  désigné  pour  cet  ouvrage  Canova  d'a- 
bord, et  à  son  défaut  le  célèbre  chevalier  Thorvaldsen.  Canova 
mourut,  et  Pie  VII  ayant  aussi  précédé  dans  la  mort  son  illustre 
secrétaire  d'état,  celui-ci  fît  appeler  Thorvaldsen  et  lui  confia  le 
monument  projeté.  L'honneur  était  si  grand,  si  inouï,  pour  ce  Da- 
nois luthérien  de  sculpter  le  tombeau  d'un  pape  dans  la  basilique 
de  Saint-Pierre,  qu'il  accepta  tout  d'abord  avec  la  plus  vive  recon- 
naissance, sans  regarder  ni  aux  clauses  étroites  de  la  commission, 
ni  aux  déboires  qu'il  devait  attendre  de  l'envie.  Refuser  cette 
tâche  eût  été  un  manque  de  cœur  et  une  ingratitude  envers  les 
princes  de  sa  patrie  adoptive.  Thorvaldsen  aima  mieux  risquer  sa 
réputation  en  acceptant  un  sujet  fort  éloigné  non  seulement  de  ses 
croyances,  qui  n'étaient  pas  très  ferventes,  mais  de  ses  connais- 
sances et  de  ses  habitudes  d'esprit. 

Le  cardinal  exigeait  donc  dans  sa  fondation,  entre  autres  condi- 
tions expresses,  que  la  statue  du  pontife,  qui  devait,  suivant  la 
tradition,  surmonter  l'urne  sépulcrale,  serait  accostée  de  deux 
figures  allégoriques  représentant  la  Force  et  la  Sagesse,  deux  émi- 
nentes  vertus  du  pape  Chiaramonti.  Or  les  images  allégoriques, 
surtout  celles  qui  figurent  des  conceptions  purement  religieuses, 


308  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

présentent  à  l'artiste  un  double  écueil,  la  froideur  et  le  vague,  par 
la  difficulté  où  il  est  souvent  de  définir  exactement  le  sens  de  ses 
personnages. 

Thorvaldsen  cependant  n'était  pas  homme  à  se  contenter  de  ces 
images  banales  indéterminées  qu'on  peut  appeler  à  volonté  la 
Justice,  la  Vérité  ou  la  Prudence,  comme  il  y  en  a  tant  à  Saint- 
Pierre  sur  les  monumens  de  l'école  du  Bernin.  Esprit  juste  et  lucide 
avant  tout,  il  avait  pour  habitude  de  serrer  de  près  son  sujet.  Désespé- 
rant sans  doute  de  pouvoir  définir  assez  bien  par  leur  physionomie  et 
leurs  attitudes  les  allégories  commandées,  il  les  affubla  sans  façon 
des  attributs  les  plus  païens,  plaçant  le  hibou  de  Minerve  à  côté  de 
la  Sagesse,  jetant  la  peau  de  lion  sur  les  épaules  de  cette  Force 
divine  qui  regarde  le  ciel  avec  amour  en  croisant  les  mains  sur  sa 
poitrine.  Elle  foule  aux  pieds,  il  est  vrai,  la  massue,  symbole  de 
la  FoîTe  matérielle,  mais  pourquoi  ne  foulerait-elle  pas  aussi  la 
peau  de  lion?  Le  symbole,  de  cette  façon,  serait  complet  et  ingé- 
nieux, et  nous  n'aurions  pas  cette  bizarre  image  d'une  vertu  car- 
dinale sous  le  manteau  d'Hercule.  Le  hibou  n'est  pas  moins  fâcheux 
à  côté  de  cette  vierge  pensive  qui  médite,  un  doigt  sur  ses  lèvres, 
dans  le  livre  des  saintes  Écritures.  Et  pourtant,  nous  répondrait  le 
sculpteur,  saus  ce  hibou,  la  jeune  fille  pourrait  tout  aussi  bien  s'ap- 
peler la  Méditation.  Les  exigences  du  donateur  l'amenèrent  donc 
presque  fatalement,  ou  à  rester  dans  le  vague  ou  à  nous  gâter  par  cet 
attirail  deux  gracieuses  figures.  Mais  le  croirait-on?  il  n'y  eut  per- 
sonne alors  pour  lui  montrer  sa  méprise.  L'esprit  public  était  si  habi- 
tué en  ce  temps-là  à  un  art  tout  païen,  et  la  tradition  s'était  si  bien 
gardée  à  Rome,  depuis  la  renaissance,  de  mêler  les  emblèmes  et  les 
souvenirs  mythologiques  aux  images  chrétiennes,  que  l'esquisse 
des  deux  Vertus  fut  adoptée  sans  discussion.  Le  hibou,  la  peau  de 
lion,  ne  déplurent  ni  au  spirituel  et  pieux  cardinal,  ni  aux  chanoines 
de  Saint-Pierre. 

Mais  quand  il  s'agit  de  la  statue  même  du  pontife,  les  règles  ca- 
noniques intervinrent,  et  l'artiste  subit  une  nouvelle  sorte  d'en- 
traves. On  lui  refusa  coup  sur  coup  deux  esquisses.  L'une  repré- 
sentait Pie  VII  dans  une  sorte  d'apothéose,  la  palme  à  la  main  et 
deux  anges  soutenant  sur  sa  tête  une  couronne  d'étoiles.  Condamné 
pour  cet  essai  téméraire  de  canonisation,  Thorvakl-en  se  rabattit 
sur  la  vie  douloureuse  du  pape  et  le  figura  plongé  dans  une  aus- 
tère méditation,  la  tiare  à  ses  pieds.  Il  cherchait  tous  les  côtés  dra- 
matiques de  son  sujet.  Mais  c'était  là  le  moindre  souci  de  ses  juges. 
On  lui  objecta  qu'il  n'y  avait  que  deux  représentations  permises 
des  papes  sur  leurs  tombeaux  :  ou  bien  agenouillés  et  en  prière, 
ou  bien  la  tiare  en  tête  et  donnant  la  bénédiction.  Ce  fut  à  ce  der- 
nier parti  qu'il  s'arrêta  comme  au  plus  difficile ,  ne  voulant  pas 


LE   MUSÉE   THORVALDSEN.  309 

d'ailleurs  refaire  le  Clément  XIII  de  Canova.  Ainsi,  sur  tous  les 
points  de  cette  vaste  composition,  où  il  pensait  trouver  tant  de  res- 
sources, l'imagination  du  sculpteur  se  heurta  à  quelque  obstacle  et 
replia  ses  ailes.  Il  n'eut  même  pas  la  liberté  de  créer  à  sa  fantaisie 
l'ensemble  du  monument  :  on  lui  en  imposa  l'emplacement,  la  forme 
et  les  dimensions. 

L'artiste  cependant  ne  voulut  pas  s'avouer  vaincu  et  mit  sa  gloire 
à  lutter,  au  moins  dans  la  figure  du  pape,  contre  les  formules 
infranchissables  où  on  l'enfermait.  La  statue  de  Pie  Vil  est  un  des 
chefs-d'œuvre  de  Thorvaldsen,  non-seulement  par  la  majesté  simple 
et  la  vérité  de  l'attitude,  par  l'élégance  et  la  souplesse  de  ces  lourds 
vêtemens  pontificaux,  mais  par  l'incomparable  beauté  de  la  tète, 
fouillée  et  étudiée  avec  un  art  surprenant.  On  ne  peut  pas  porter 
plus  loin  l'expression,  ni  mieux  traduire  le  caractère  et  l'âme  même 
d'un  personnage.  Sur  ce  visage  à  la  fois  sévère,  doux  et  triste  de 
Chiaramonti  on  lit  toute  l'histoire  de  son  martyre,  sa  patience  et 
son  inébranlable  fermeté  en  face  du  plus  violent  despote  qui  fut 
jamais.  Un  jour,  à  Rome,  il  y  a,  je  crois,  dix-sept  ans,  j'entrais  dans 
l'atelier  du  statuaire  Étex,  homme  de  grand  talent,  comme  on  sait, 
mais  un  p^u  trop  enclin  à  se  croire  l'héritier  direct  des  grands  maîtres 
delà  renaissance.  Il  exécutait  alors,  sous  l'empire  d'une  récente  con- 
version, un  buste  de  Pie  IX  et  cette  curieuse  statue  de  Saint  Benoit 
sio'  les  épines,  qui  est  au  musée  du  Luxembourg  et  qu'il  appelait 
Vantithèse  de  V Hermaphrodite.  Je  me  hasardai  à  lui  représenter 
que  son  buste  de  Pie  IX,  froid  et  guindé,  rendait  assez  mal  l'ex- 
pression charmante  et  si  individuelle,  mélange  singulier  de  douceur, 
de  finesse  et  de  majesté,  que  personne  n'oubliait  après  avoir  vu 
l'auguste  pontife  :  «  Ce  n'est  pas  Pie  IX  que  j'ai  voulu  faire,  me 
répondit  solennellement  l'artiste,  mais  la  papauté  !  »  Il  était  bien 
loin  de  compte;  mais  son  mot  me  parut  caractériser  tout  justement 
la  statue  de  Pie  VII  de  Thorvaldsen.  Ce  n'est  pas  simplement  un 
pape,  en  effet  :  on  dirait  l'incarnation  de  la  papauté,  non  pas  certes 
de  la  papauté  toute-puissante  qui  régnait  au  moyen  âge,  mais  de 
cette  papauté  persécutée  que  le  monde  a  connue  bien  des  fois 
depuis  les  premiers  siècles  du  christianisme  jusqu'à  celui-ci;  et 
n'était-il  pas  touchant  de  voir  cette  noble  image  du  pontife  romain 
sculptée  avec  amour  par  le  ciseau  d'un  protestant? 

Il  y  a  donc  dans  ce  Tombeau  de  Pie  Vil  de  quoi  fléchir  la  plus  sé- 
vère critique.  On  peut  trouver  que  l'architecture  en  est  trop  massive, 
bien  qu'elle  soit  en  harmonie  de  style  avec  les  figures.  On  peut 
trouver  les  personnages  allégoriques  trop  païens  ou  simplement  trop 
humains  pour  le  sujet;  et  non-seulement  les  Vertus,  mais  ces  deux 
anges,  d'ailleurs  très  élégans,  qui  accostent  le  trône  pontifical,  et 
dont  l'un  montre  un  sablier  à  l'autre  qui  ferme  le  livre  de  l'histoire 


310  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  Pie  VII.  Cette  petite  scène,  ces  accessoires  seraient  évidemment 
mieux  à  leur  place  sur  le  tombeau  d'un  personnage  de  l'ordre  civil. 
On  peut  surtout  reprocher  à  l'artiste  de  n'avoir  travaillé  de  son 
propre  ciseau  que  la  statue  même  de  Pie  VII  ;  les  autres  figures  ont 
été  abandonnées  à  ses  élèves,  et  l'on  s'en  aperçoit  aux  défaillances, 
à  la  pauvreté  de  leur  exécution.  Certes,  Thorvaldsen  a  mal  compris 
sa  gloire,  en  ne  mettant  pas  toute  sa  sollicitude  dans  la  perfection 
d'une  œuvre  destinée  à  tant  de  publicité.  Tel  qu'il  est  néanmoins, 
ce  monument  est  encore  l'une  des  meilleures  parmi  les  nombreuses 
sépultures  papales  que  renferme  la  basilique.  Qu'on  lui  préfère  le 
bijou  florentin  ciselé  pour  Innocent  VIII,  par  Antoine  Pollajuolo,  ou 
le'  tombeau  de  Paul  III,  de  Guillaume  délia  Porta,  mais  non  pas 
le  mausolée  de  Clément  XIII,  si  fort  admiré  des  touristes.  Les  Lions 
de  Canova,  son  gracieux  Génie  de  la  Mort  et  sa  Religion^  un  peu 
massive  et  emphatique,  forment  peut-être  un  groupe  saisissant, 
mais  ce  n'est  pas  certainement  par  l'inspiration  chrétienne.  Son 
Clément  XIII,  agenouillé  dans  la  prière,  est  très  pieux,  très  expres- 
sif ;  il  a  moins  de  caractère  pourtant  et  de  grandeur  que  le  pape 
bénissant  de  l'autre  mausolée.  Enfin,  pour  le  style  même  des  figures, 
pour  l'architecture  et  l'ordonnance  générale  du  monument,  c'est 
encore  le  Danois  qui  l'emporte. 

Thorvaldsen,  par  malheur,  lorsqu'il  reste  au-dessous  de  son  sujet, 
n'a'- pas  toujours  les  mêmes  excuses.  J'ai  parlé  à  dessein,  en  racon- 
tant sa  vie,  de  cette  déférence  exagérée  pour  de  puissans  protec- 
teurs, qui  l'a  conduit  à  gaspiller  une  bonne  part  de  son  temps  et  de 
ses  forces  clans  des  travaux  pour  ainsi  dire  officiels,  devenus  aujour- 
d'hui la  partie  périssable  de  son  héritage.  On  regrette  qu'il  n'ait  pas 
eu  le  caractère  indomptable  et  hautain  de  Michel-Ange;  ces  âmes- 
là,  par  malheur,  sont  rares  en  tout  temps,  et  notre  Scandinave, 
nature  patiente  et  laborieuse,  mais  timide,  ne  savait  pas  résister 
au  prestige  du  rang  social,  ni  même  à  sa  propre  popularité. 
Qu'il  acceptât,  par  point  d'honneur  et  par  reconnaissance,  les 
offres  et  même  les  conditions  du  cardinal  Consalvi,  rien  de  mieux. 
Mais  pourquoi  ne  pas  refuser  à  la  ville  de  Mayence  la  statue  de 
Gutenberg,  plutôt  que  de  laisser  faire  par  un  de  ses  élèves  une 
œuvre  médiocre  qui  porte  son  nom?  Pourquoi  se  laisser  vaincre 
par  l'amitié  du  roi  de  Bavière  et  céder  aux  instances  de  sa  sœur, 
la  duchesse  de  Leuchtenberg,  qui  lui  demandait  le  tombeau  de  son 
mari  et  lui  en  dictait  même  l'idée  et  le  dessin?  On  comprend  fort 
bien  que  cette  pâle  figure  d'Eugène  de  Beaubarnais,  non  plus  que 
le  vague  personnagede  Gutenberg,  ne  lui  inspirât  pas  grand' chose; 
mais  alors  il  fallait  répondre  aux  indiscrets  que  le  génie  ne  doit 
pas  être  au  service  de  toutes  les  vanités  et  de  toutes  les  fantaisies. 
Dans  ces  occasions-là,  Thorvaldsen  résistait  d'abord,  puis,  pour  se 


LE  MUSÉE   THORVALDSEN.  311 

délivrer  des  obsessions,  promettait  le  travail  et  ne  s'en  inquiétait 
plus;  on  revenait  à  la  charge,  on  le  harcelait,  et  il  finissait,  de  guerre 
lasse,  par  livrera  ses  élèves  un  modèle  de  terre  ou  simplement  une 
maquette,  qui  ne  lui  coûtait  guère  qu'un  travail  de  mémoire.  De  là 
ces  œuvres  banales,  faites  de  routine  et  de  pratique,  comme  on  dit 
à  l'atelier,  où  se  répètent  les  formules  et  les  motifs  qui  ont  réussi 
ailleurs.  Par  exemple,  ce  tombeau  d'Eugène  de  Beauharnais  (1),  qui 
nous  montre  un  guerrier  accoutré  à  la  romaine  (on  ne  l'eût  pas 
accepté  autrement),  la  main  sur  son  cœur,  et  présentant  une  cou- 
ronne de  lauriers  à  la  muse  de  l'Histoire,  entre  le  génie  de  la  Mort 
et  celui  de  l'Immortalité,  ce  n'est  pas  mauvais  assurément;  on  y 
reconnaît  le  dessin  vigoureux  du  maître;  c'est  seulement  froid  et 
sans  aucun  intérêt.  Aliqiiando  bonus  dormitat  Ilomerns.  On  a  dit 
la  même  chose  de  Thorvaldsen  ;  mais  on  peut  être  sûr  qu'il  ne 
s'endormait  qu'à  bon  escient. 

Ce  qui  prouve  d'une  façon  irrécusable  qu'il  ne  faut  pas  juger  ses 
travaux  sans  tenir  compte  de  leurs  origines,  c'est  l'indépendance, 
ce  sont  les  méthodes  neuves  et  hardies,  c'est  enfin  le  sentiment  juste 
et  vrai  qu'il  déployait  toujours  dans  les  occasions  où  il  demeurait 
le  maître  de  son  sujet.  11  ne  s'est  pas  fait  faute  de  vêtir  lord  Byron 
d'une  redingote  en  l'asseyant  sur  des  débris  de  colonnes  grecques, 
dans  l'attitude  d'un  poète  qui  écoute  la  muse.  Son  Schiller  au  con- 
traire est  debout,  drapé  dans  un  large  manteau,  la  tète  couronnée 
de  lauriers  et  inclinée  dans  une  méditation  profonde  :  il  tient  aussi 
une  plume  et  un  livre.  Cette  physionomie  et  cette  attitude  seraient 
dignes  du  Dante,  et  si  David  d'Angers  ne  les  trouve  pas  assez 
fières,  c'est  pousser  un  peu  loin  l'orgueil  démocratii|ue.  Regardez 
les  statues  de  Gonradin,  de  Christian  IV,  de  Maximilien  I"  de  Ba- 
vière (2),  et  vous  verrez  comment  Thorvaldsen  fait  du  grand  style 
en  se  soumettant  à  tous  les  détails  historiques  d'un  costume.  Ce 
Maximilien  à  cheval,  dans  son  armure  de  la  guerre  de  Trente  Ans,  est 
une  œuvre  grandiose  et  simple,  pleine  de  vie  et  de  majesté.  Elle 
traduit  aussi  fidèlement  le  personnage  du  grand  électeur  que  la 
belle  statue  de  Rauch,  à  Berlin,  par  son  style  plus  familier  et  plus 
vif,  représente  le  caractère  de  Frédéric  II.  Mais  l'application  la  plus 
remarquable  peut-être  des  théories  de  Thorvaldsen,  c'est  le  Copernic 
de  Varsovie,  exécuté  dans  ses  meilleures  années,  peu  après  la  prin- 
cesse Bariatinsky.  C'est  là  qu'il  faut  étudier  l'art  d'idéaliser  un  per- 
sonnage moderne,  de  le  traiter  comme  aurait  fait  un  Grec,  avec  cette 
grandeur  et  cette  vérité  universelles  qui  conviennent  aussi  bien  au 
XIX*  siècle  qu'au  temps  de  Périclès.  Copernic  est  assis,  vêtu  d'une 

(1)  Dans  Péglise  Saint-Michel,  à  Munich. 

(2)  Également  à  Munich,  place  Wittelsbach. 


312  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

longue  robe.  11  tient  de  la  main  gauche  une  sphère  armillaire  et  de 
la  droite  un  compas  ouvert  ;  mais  sa  belle  tête  aux  longs  cheveux 
se  relève  vers  le  ciel  et  son  regard  se  perd  dans  une  contemplation 
extatique.  C'est  à  la  fois  un  astronome  et  un  penseur,  ou  plutôt  c'est 
l'astronomie  elle-même  mesurant  l'espace.  Gomme  dans  le  Lion  de 
Lucerne  ou  dans  la  statue  de  Pie  VU,  Thorvaldsen  a  pénétré  le  fond 
même  de  son  sujet  et  en  a  rendu  toute  la  poésie. 

Ainsi,  après  avoir  écarté  dans  le  catalogue  moderne  du  musée 
quelques  marbres  médiocres  sur  lesquels  nous  jetterons  avec 
respect  le  voile  de  l'oubli,  en  déplorant  les  circonstances  qu'a  . 
subies  leur  auteur,  on  peut  s'arrêter  devant  un  groupe  d'excellens 
ouvrages,  dont  quatre  ou  cinq  hors  de  pair,  et  en  tirer  la  synthèse 
la  plus  instructive.  Aller  droit  à  l'essence  du  sujet,  c'est-à-dire  au 
caractère  principal  et  dominant  du  personnage,  pour  le  traduire  avec 
précision  et  le  résumer  dans  une  physionomie  et  une  attitude  ;  ne  pas 
chercher  la  vie  et  l'effet  ailleurs  que  dans  cette  simplicité  de  l'ac- 
tion et  cette  vérité  d'un  mouvement  saisi  à  son  point  le  plus  juste, 
à  une  égale  distance  de  la  sécheresse  et  de  l'emphase;  éviter  en 
général  les  expressions  et  les  gestes  violens,  parce  que  le  calme  et 
la  sérénité  en  statuaire  sont  préférables  à  l'agitation  ;  grouper  et 
balancer  toutes  les  niasses  de  manière  non  seulement  à  charmer 
les  yeux  par  l'accord  merveilleux  du  dessin,  mais  à  donner  le  sens 
même  de  la  composition  dans  l'aspect  de  ses  reliefs  et  de  ses  con- 
tours; enfin,  par  un  sentiment  analogue,  supprimer  le  plus  pos- 
sible tous  les  détails  et  accessoires  de  costume  ou  d'attributs  pour 
maintenir  la  tranquillité  des  lignes  et  fixer  toute  l'attention  sur  la 
figure  elle-même  :  voilà  à  peu  près  le  résumé  de  l'esthélique  de 
Thorvaldsen. 

Chez  lui,  un  simple  geste,  une  attitude,  un  air  de  tête,  ont  le 
pouvoir  souverain  de  donner  au  marbre  toute  la  vie  possible  et  de 
montrer  l'âme  tout  entière  d'un  personnage.  Au  reste,  ce  sont  là  les 
principes  éternels,  la  grammaire  pour  ainsi  dire  de  la  sculpture 
classique.  Mais  ces  règles  fondamentales,  analogues  dans  tous  les 
arts,  qu'il  est  difficile  et  rare  de  les  appliquer  avec  génie! 

IN'oubhons  pas  un  point  capital  sur  lequel  Thorvaldsen  donne 
aussi  de  grandes  leçons,  pour  l'avoir  profondément  étudié,  l'art  du 
costume  et  de  la  draperie.  Fidèle  en  tout  à  cet  amour  profond  de 
la  vérité  et  des  convenances  qui  était  sa  première  qualité,  aucune 
exactitude  dans  le  costume  ne  lui  faisait  peur,  pas  même  l'habit  du 
xix«  siècle.  Mais  il  préférait  la  draperie,  on  le  comprend,  chaque 
fois  qu'il  pouvait  l'employer,  et,  dans  cette  partie  si  importante  de 
la  statuaire,  il  n'a  peut-être  pas  d'égal  parmi  les  modernes.  Les 
vêiemens  de  toutes  ses  figures,  même  des  moins  inspirées,  sont 


LE   MUSÉE  THORVALDSEN.  313 

toujours  également  beaux.  Ils  sont  arrangés,  plissés,  combinés 
avec  un  soin  prodigieux ,  sans  aucune  affectation  cependant  et  en 
gardant  toujours  une  parfaite  exactitude.  Mais  le  plus  admirable, 
c'est  qu'ils  cachent  toujours  une  idée  et  une  intention  nécessaires 
sous  l'enchantement  qu'ils  donnent  aux  regards.  Personne,  on 
peut  le  dire,  depuis  les  anciens,  n'a  poussé  aussi  loin  que  Thor- 
valdsen  l'art  d'animer  le  vêtement,  de  l'approprier  aux  caractères 
et  de  le  mêler  à  l'interprétation  des  personnages.  C'était  là,  comme 
on  sait,  un  des  secrets  les  plus  mystérieux  et  les  plus  puissans  de 
la  statuaire  grecque.  Thorvaldsen  a  mis  longtemps  à  le  deviner;  ses 
premières  statues  de  femmes  en  sont  la  preuve.  Mais  un  beau  jour 
il  en  sut  presque  autant  que  les  Grecs  dans  l'art  de  draper.  S'il 
n'a  jamais  essayé  de  reproduire  ces  hardis  effets  de  linges  mouillés, 
ces  voiles  transparens  qu'on  voit  frissonner  sur  certains  mar- 
bres de  Paros,  ni  ces  vêtemens  soulevés  en  larges  ondulations, 
merveilles  du  ciseau  grec  que  l'on  a  retrouvées  à  Athènes,  et 
dont  les  exemplaires,  tous  plus  ou  moins  mutilés,  sont  extrême- 
ment rares  à  Rome,  du  moins  il  a  toujours  su  prendre  dans  les 
divers  styles  de  draperies  des  anciens,  ce  qui  convenait  à  ses 
créations,  et  il  l'a  fait  avec  un  discernement,  un  bonheur  et  un  art 
consommés.  Dans  la  statue  de  la  princesse  Bariatinsky  par  exemple, 
les  longs  plis  droits,  pressés,  profondément  fouillés  de  la  robe  et 
du  manteau,  variés  çà  et  là  de  quelques  cassures  légères  et  de 
quelques  sinuosités  raccourcies,  sont  propres  à  accompagner  le  ca- 
ractère de  méditation  et  de  rêverie  du  personnage,  avec  la  grâce 
nécessaire  à  une  femme.  Cette  même  idée  de  méditation,  de 
réflexion  philosophique,  est  traduite  aussi  dans  la  statue  de  Coper- 
nic, mais  avec  une  nuance  plus  grave,  par  les  plis  sobres  et  per- 
pendiculaires de  la  robe  tombant  tout  autour  de  l'astronome  assis, 
et  par  les  grandes  courbes  tranquilles  et  harmonieuses  que  dessine 
cette  robe  entre  les  deux  genoux.  On  peut  faire  des  observations 
analogues  sur  toutes  les  figures  vêtues  de  Thorvaldsen.  Les  grands 
sculpteurs  du  xvi^  siècle  n'ont  pas  pris  le  même  souci,  sans  doute 
parce  qu'ils  n'avaient  pas  sous  les  yeux  dans  la  vie  ordinaire,  comme 
les  anciens,  les  effets  naturels  du  vêtement  drapé.  Pour  Michel-Ange 
et  ses  contemporains,  la  draperie  n'est  qu'un  ornement  hvré  au 
caprice  de  l'artiste,  et  c'est  là  une  des  différences  profondes  de  leur 
style  et  de  celui  des  anciens.  Ils  ne  cherchent  dans  le  vêtement  ni 
le  naturel,  ni  surtout  une  intention  philosophique  (1);  ils  ne  songent 
pas  à  accompagner  et  à  compléter  par  les  ondulations  et  les  plis 

(1)  Je  ne  dirais  pas  cela  toutefois  des  premiers  sculpteurs  florentins,  Benedetto  da 
Majano,  Mino  da  Fiesole,  Luca  délia  Robbia,  et  encore  moins  de  certaines  œuvres 
charmantes  du  moyen  âge,  où  l'instinct  le  plus  juste  a  conduit  de  naïfs  et  pieux 
artistes  au  même  résultat  que  l'esthétique  raffinée  des  Grecs. 


314  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  Fétoffe  les  lignes  et  les  contours  d'une  figure.  Leurs  draperies, 
traitées  avec  une  puissante  fantaisie,  avec  des  cassures  bizarres  ou 
gracieuses,  mais  toujours  imprévues,  ne  sont  qu'un  moyen  de  con- 
trastes et  d'elïéts  pittoresques.  Aussi  vit-on  dégénérer  bientôt  cette 
hautaine  méthode  et  l'école  du  Bernin  arriver,  en  matière  de 
vêtemens,  à  la  plus  ridicule  extravagance.  Les  prédécesseurs  de 
Thorvaldsen  dans  la  réforme  classique  passèrent  à  un  autre  excès  : 
rien  n'est  maigre,  sec  et  froid  comme  les  draperies  de  Louis  David 
et  de  Canova.  Seul  à  cette  époque  Houdon  pressentit  la  valeur 
sculpturale  du  vêlement:  au  reste,  si  quelque  artiste  contemporain 
du  Danois  a  pu  exercer  sur  lui  une  action  directe,  c'est  celui-là, 

IV. 

Quittons  maintenant  le  musée  du  maître  pour  nous  rendre  à 
l'église  Notre-Dame,  qui  n'en  est  guère  éloignée.  On  peut  prendre 
au  musée  même,  où  se  trouvent  tous  leurs  plâtres,  une  première 
idée  des  sculptures  religieuses  accumulées  dans  cette  église.  Mais 
le  seul  moyen  de  les  goûter  et  d'en  bien  juger,  c'est  de  les  voir  à 
la  place  même  que  l'artiste  leur  a  destinée.  Nous  sommes  ici  en 
présence  d'un  ordre  de  compositions  tout  à  fait  à  part  dans  l'œuvre 
de  Thorvaldsen,  fort  peu  connu  en  raison  même  de  sa  situation,  et 
sur  lequel  la  critique,  du  moins  en  France,  n'a  encore  donné  que  de 
très  vagues  renseignemens. 

J'ai  raconté  comment,  lors  de  son  premier  retour  dans  sa  pa- 
trie en  1820,  Thorvaldsen  accepta  de  la  ville  de  Copenhague  la 
mission  de  décorer  la  cathédrale  que  l'on  venait  de  rebâtir.  Le 
plan  de  l'édifice  se  prêtait  mieux  que  tout  autre  à  une  décoration 
sculpturale,  surtout  dans  le  style  grec.  Notre-Dame  en  effet  est 
une  basilique  assez  semblable,  pour  le  dehors,  à  l'église  Saint- 
Vincent-de-Paul  à  Paris;  mais  l'intérieur  en  est  beaucoup  moins 
correct.  Les  bas-côtés  sont  trop  étroits,  et  les  trois  nefs  sont  divi- 
sées, non  par  une  colonnade  comme  cela  devrait  être,  mais  par  des 
arcades  qui  reposent  sur  des  pieds-droits  beaucoup  trop  larges.  On 
devine  que,  dans  la  pensée  de  l'architecte,  ces  pieds -droits  de- 
vaient être  flanqués  de  statues.  La  façade  est  nue,  surmontée  de 
deux  tours  carrées  au-dessus  de  l'attique  et  précédée  d'un  portique 
de  six  colonnes,  dans  le  plus  pur  style  dorique,  mais  trop  petit 
pour  les  proportions  du  monument.  On  peut  se  demander,  sans  en 
trouver  d'ailleurs  aucune  preuve,  si  Thorvaldsen  n'a  pas  inspiré 
lui-même  à  l'architecte  le  dessin  de  ce  portique,  afin  de  pouvoir  y 
placer  la  grande  composition  qu'il  rêvait.  Car  vers  1820  personne 
en  Europe,  si  ce  n'est  peut-être  le  prince  Louis  de  Bavière,  ne  son- 
geait à  faire  du  vrai  style  dorique,  dont  à  peine  ou  commençait  à 


LE   MUSÉE   THORVALDSEN.  315 

reconnaître  la  beauté,  et  il  semble  difficile  que  ce  portique,  si  dif- 
férent de  la  lourde  basilique  romaine,  fût  compris  dans  son  plan 
primitif. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  conjecture,  il  est  certain  que  la  compo- 
sition en  ronde  bosse  qui  orne  le  fronton  du  portique  n'a  pu  être 
imaginée  que  par  l'artiste  lui-même.  L'architecte  de  Notre-Dame  et 
les  édiles  de  Copenhague  lui  demandèrent  spécialement  pour  l'in- 
térieur de  l'église  les  statues  du  Christ  et  des  Douze  Apôtres^  lais- 
sant à  son  choix  le  sujet  et  l'ordonnance  des  bas-reliefs  qui  devaient 
orner  l'abside  et  le  portique.  Or  le  travail  déterminé  qu'on  lui  im- 
posait était  justement  celui  qui  l'agréait  le  moins.  Thorvaldsen  en 
usa  alors  avec  ses  compatriotes  comme  il  fit  plus  tard  avec  les  grands 
personnages  d'Allemagne  ou  de  Rome.  N'osant  rien  refuser  à  des 
concitoyens  qui  l'accablaient  d'honneurs  et  de  caresses,  il  accepta 
toute  leur  commande  et  se  réserva  de  n'en  exécuter  lui-même  que 
la  partie  qui  l'intéressait  le  plus.  Ajoutons  cependant  qu'il  employa 
tout  son  crédit,  mais  en  vain,  pour  qu'on  laissât  la  commande  des 
Apôtres  à  son  ami  Freund,  qui  en  avait  d'abord  été  chargé,  et  qu'il 
obtint  pour  lui  un  dédommagement  dans  un  autre  travail  entrepris 
par  la  ville. 

Les  Apôtres  devaient  être  rangés  symétriquement  sur  les  deux 
côtés  de  la  grande  nef  de  Notre-Dame,  devant  chaque  pied-droit, 
comme  ceux  de  la  basilique  de  Saint-Jean-de-Latran.  Or  ces  douze 
figures  de  personnages  à  peu  près  semblables  entre  eux  dans 
leur  caractère  essentiel,  qu'il  fallait  représenter  debout  et  sous  les 
mêmes  proportions,  pour  les  disposer  sur  deux  files  uniformes  et 
monotones,  n'avaient  guère  de  quoi  tenter  l'imagination  du  grand 
statuaire.  Tout  au  plus  un  artiste  croyant  et  pieux  du  xv^  siècle  se 
serait-il  dévoué  à  cette  tâche  ingrate  et  austère ,  mais  pouvait-on 
espérer  tant  d'abnégation  d'un  esprit  aussi  actif  que  celui  de  Thor- 
valdsen, d'une  fantaisie  aussi  mobile,  aussi  prompte  à  poursuivre 
dans  les  voies  les  plus  diverses  son  idéal  de  beauté?  Le  maître  se 
déchargea  sans  hé.siter  des  Apôtres  sur  ses  élèves,  bornant  son 
intervention  à  leur  fournir  le  dessin  et  la  maquette  de  chaque 
figure  et  à  diriger  leur  travail.  C'est  avec  les  Apôtres  de  Notre-Dame 
qu'il  a  pris  pour  la  première  fois  cette  liberté  et  qu'il  a  commencé 
d'imiter  les  façons  de  Raphaël  au  milieu  de  ses  élèves. 

Il  est  vrai  que  pour  modeler  ces  esquisses  d'Apôtres,  Thorvaldsen 
s'est  consciencieusement  inspiré  des  livres  saints,  des  histoires  .et 
légendes  ecclésiastiques  et  aussi  des  œuvres  de  la  renaissance.  On 
reconnaît  bien  vite  les  têtes  traditionnelles  de  saint  Pierre  et  de 
saint  Paul  (1),  et,  dans  quelques  autres,  des  réminiscences  de 

(1)  Le  saint  Paul  est  le  seul  apôtre  modelé  de  la  main  même  de  Thorvaldsen. 


316  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

maîtres  italiens.  Tous  ces  personnages  sont  largement  dessinés;  il 
y  a  dans  leurs  draparies  un  grand  style  et  une  recherche  évidente 
de  variété,  de  convenance  et  de  noblesse.  Là  se  reconnaît  tout  de 
suite  la  main  du  Danois;  mais  elle  ne  se  montre  pas  autrement. 
A  part  quelques  attitudes  qui  expriment  assez  bien  le  recueillement 
et  la  méditation,  tous  ces  disciples  du  Christ  ne  sont  guère  caracté- 
risés que  par  leurs  attributs  d'évangélistes  ou  les  instrumens  de 
leur  martyre,  une  croix,  une  hache,  un  couteau,  ou  bien  par  quel- 
que souvenir  de  leur  légende,  comme  le  manteau  de  pèlerin  sur 
les  épaules  de  saint  Jacques  le  Majeur.  Quelques  têtes  seulement, 
celle  de  saint  Jean,  par  exemple,  de  saint  Jude,  de  saint  Jacques 
le  Mineur,  de  saint  Barthélémy,  répondent  au  caractère,  à  la  gran- 
deur morale  des  personnages.  Les  autres,  il  en  faut  convenir,  sont 
parfaitement  vulgaires  et  ^dénuées  d'inspiration.  Ce  qui  n'est  pas 
moins  grave '  encore ,  c'est  que  la  main  incertaine  des  élèves  se 
trahit  dans  tous  ces  marbres,  à  des  degrés  divers,  par  la  lourdeur 
ou  la  faiblesse'du  modelé,  l'insuffisance  et  la  sécheresse  du  ciseau. 
Ces  jeunes  gens  n'ont  su  ni  transfigurer  les  rudes  pêcheurs  gali- 
léens,  ni  donner  la  souplesse  indispensable  même  à  leurs  épais 
manteaux.  C'étaient  pourtant  des  artistes  de  talent,  et  leur  maître 
avait  choisi  les  plus  capables  de  son  atelier;  plusieurs  d'entre  eux 
se  sont  fait  plus  tard  une  renommée.  Mais  alors  ils  étaient  encore 
inexpérimentés,  ou  trop  habitués  à  reproduire  les  marbres  païens 
de  leur  maître  pour  n'être'pas  un  peu  déroutés  sur  un  terrain  si 
différent.  Ils  n'ont  pas  eu  la  puissance  de  changer  en  une  figure 
colossale  et  bien  vivante  la  petite  ébauche  qui  leur  était  confiée, 
tâche  difficile  assurément,  beaucoup  plus  que  celle  de  Jules  Ro- 
main, de  Penni  et  depean'd'Udine  peignant  des  fresques  d'après 
les  cartons  de  Raphaël.  Voilà  ce  qu'il  faut  se  rappeler  pour  revenir 
un  peu  de  la  désagréable  surprise  que  donnent  ces  apôtres,  qu'on 
pourrait  appeler  des  Apôtres  avant  la  Pentecôte.  Personne  n'hési- 
tera d'ailleurs  à  les  trouver  cent  fois  plus  beaux,  plus  conformes  au 
sujet  et  plus  dignes  d'un  temple  chrétien  que  les  bizarres  colosses 
laissés  par  l'école  du  Bernin  à  Saint-Jean-de-Latran,  qui  semblent 
exécuter  sur  leurs  piédestaux  une  pantomime,  une  danse  sacrée 
comme  celle  du  chœur  antifjue  autour  de  l'autel  de  Eacchus. 

Que  les  compatriotes  de  Thorvaldsen  ne  lui  reprochent  pas  cepen- 
dant la  façon  un  peu  cavalière  dont  il  a  traité  leur  commande!  Il 
aurait  pu  la  refuser,  au  grand  détriment  de  leur  basilique,  et  qui 
oserait  dire  qu'il  aurait  du  perdre  des  années  à  modeler  lui-même 
ces  douze  figures  de  deux  mètres  et  demi  de  haut,  sacrifiant  à  cet 
ennuyeux  travail  tous  ses  chefs-d'œuvre  de  ce  temps-là?  Certes, 
le  sujet  lui-même,  l'idée  à  interpréter  ne  lui  répugnait  pas,  ni  ne 
l'eifrayait,  et  il  a  montré  de  quelle  façon  un  païen,  un  sceptique, 


LE   MUSÉE   THORVALDSEN.  317 

pouvait,  à  force  de  génie,  représenter  les  disciples  da  Christ.  Seu- 
lement il  a  choisi,  pour  ce  tour  de  force,  sa  langue  de  prédilection, 
le  bas-relief,  et  aucun  des  nombreux  chefs-d'œuvre  qu'il  a  produits 
dans  ce  genre  de  sculpture  ne  surpasse  VListitulion  de  la  Cène. 
Ce  chef-d'œuvre,  placé  dans  la  sacristie  de  Notre-Dame,  aurait, 
dit-on,  orné  le  chœur  même  de  la  cathédrale  sans  les  scrupules  du 
clergé,  qui  ne  le  trouva  pas  assez  orthodoxe.  Thorvaldsen,  soit 
qu'il  voulût  absolument  faire  du  nouveau  et  ne  pas  imiter  sur  le 
marbre  les  Cènes  des  grands  peintres  italiens,  toutes  à  peu  près 
semblables  dans  leur  composition  générale,  soit  plutôt  que  cette 
ordonnance  traditionnelle  et  nécessaire  ne  lui  parût  pas  donner  à 
son  bas-relief  assez  de  pureté  et  d'élégance,  a  imaginé  et  repré- 
senté sans  scrupule  une  Cène  tout  en  dehors  de  l'Évangile.  A 
gauche  le  Christ,  debout  près  d'une  table  et  les  yeux  levés  au  ciel, 
bénit  le  calice.  Devant  lui  tous  ses  apôtres  sont  agenouillés,  moins 
un  seul,  au  milieu,  qui  varie  le  groupe  et  relie  la  composition;  à 
droite  Judas  s'éloigne  en  serrant  sa  bourse,  avec  un  air  de  dépit  et 
de  haine.  Cette  façon  indépendante  de  traduire  le  texte  sacré  cho- 
qua les  pasteurs  de  Copenhague,  et  sans  doute  un  clergé  catholique 
ne  l'eût  pas  acceptée  davantage.  Comment  ne  pas  absoudre  ce- 
pendant une  licence  où  l'artiste  a  pu  trouver  cet  admirable  groupe, 
si  pittoresque  et  si  dramatique?  Comment  résister  à  cette  beauté 
suave,  à  ce  pathétique  chrétien?  Si  l'auteur  viole  la  lettre,  il  est 
bien  dans  l'esprit  de  son  sujet  en  l'interprétant  d'une  façon  tout 
idéale.  Les  luthériens  appellent  cela  l'Institution  de  la  Cène,  et 
les  catholiques  diraient  tout  aussi  bien  l'Institution  de  l'Eucha- 
ristie en  voyant  ces  disciples,  parfaitement  beaux  et  nobles,  pro- 
sternés devant  le  divin  calice  avec  une  telle  effusion  d'amour,  de 
reconnaissance  et  d'adoration.  Les  maîtres  les  plus  fervens  et  les 
plus  tendres  de  la  renaissance,  un  Benedetto  da  Majano,  un  délia 
Robbia,  pour  ne  citer  que  les  sculpteurs,  n'auraient  pas  répandu  sur 
ce  sujet  plus  de  foi  et  plus  de  charme. 

Si  j'ai  parlé  tout  d'abord  des  Apôtres,  c'est  pour  présenter  plus 
nettement  l'œuvre  religieuse  de  Thorvaldsen,  en  mettant  à  part  ce 
qui  véritablement  ne  lui  appartient  qu'à  moitié  dans  cette  immense 
décoration  de  Notre-Dame.  Car,  dès  qu'on  franchit  le  seuil  de  la 
basilique,  ce  n'est  pas  sur  ces  douze  statues  rangées  en  files  que  le 
regard  s'arrête,  mais  sur  le  grand  Christ  en  marbre,  de  trois  mètres 
et  demi  de  haut,  qui  se  dresse  au  fond  de  l'abside.  La  première 
impression  devant  ce  colosse  est  la  surprise,  mais  après  examen, 
ni  le  regard,  ni  l'esprit  ne  demeurent  entièrement  satisfaits.  Il  con- 
vient toutefois  de  parler  avec  respect  d'une  œuvre  puissante  et  ori- 
ginale, qui  appartient  tout  entière  à  Thorvaldsen  et  qu'il  a  longtemps 
étudiée.  Malgré  quelques  défauts  de  caractère  et  même  de  conve- 


318  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nance,  elle  n'est  pas  indigne  du  grand  artiste  et  garde  dans  ses  tra- 
vaux un  rang  considérable. 

On  peut  d'abord  se  demander  pourquoi  il  a  donné  de  telles 
dimensions  à  la  figure  de  l'Homme-Dieu.  Est-ce  une  réminiscence 
des  vieilles  mosaïques  où  l'on  voit,  dans  des  proportions  pareilles, 
l'image  du  Sauveur  sur  la  voûte  dorée  des  absides  byzantines?  Ou 
bien  le  souvenir  profane  des  gigantesques  statues  de  Jupiter  et  de 
Minerve  sculptées  pour  les  temples  d'Olympie  et  d'Athènes?  C'est 
l'un  et  l'autre  à  la  fois,  l'usage  byzantin  n'étant  lui-même  apparem- 
ment qu'une  continuation  naïve  de  celui  des  Grecs,  qui  croyaient, 
en  agrandissant  le  dieu  du  temple,  lui  donner  plus  de  majesté  et 
frapper  davantage  ses  fidèles.  Peut-être  cette  imitation  d'une  idée 
païenne,  cette  importance  matérielle  de  l'image  du  vrai  Dieu  était- 
elle  mieux  à  sa  place  dans  les  peintures  d'une  voûte  que  dans  une 
figure  de  ronde  bosse,  hors  de  proportion  avec  sa  perspective  na- 
turelle. Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  l'emploi  uniforme  du 
marbre  blanc  pour  une  aussi  grande  statue  lui  donne  un  aspect 
monotone  et  froid.  Les  colosses  des  anciens  étaient  la  plupart  en 
bronze  doré;  quelques-uns  en  or  et  en  ivoire,  et  ceux  que  l'on 
sculptait  en  marbre  étaient  toujours  animés  et  embellis  par  cette 
coloration  merveilleuse  dont  nous  avons  perdu  le  secret.  Thor- 
valdsen  était  loin  de  connaître  ces  détails  et  de  soupçonner  que 
son  Christ  s'éloignait  étrangement ,  par  ce  côté-là ,  des  traditions 
grecques. 

Ce  Christ  est  debout  sur  un  haut  piédestal,  la  tête  et  le  corps  un 
peu  penchés  en  avant  et  les  yeux  baissés.  II  ouvre  à  demi  les  bras  et 
étend  les  mains  en  disant  :  Venez  tous  à  moi,  venite  ad  me  omnes. 
Il  n'est  vêtu  que  d'un  ample  manteau,  léger  et  souple,  qui  laisse  le 
sein  et  le  bras  droits  découverts,  en  s'ouvrant  avec  des  plis  lar- 
gement dessinés.  Cette  draperie,  par  ses  grandes  lignes,  accom- 
pagne bien  le  corps  et  l'encadre  d'une  religieuse  majesté.  L'attitude 
du  Sauveur,  le  mouvement  de  ses  bras  montrent  une  vérité  parfaite, 
une  inspiration  franche  et  élevée.  La  tête,  d'un  ovale  très  pur,  avec 
labarbelégèreet  divisée,  les  longs  cheveux  ondoyans  sur  les  épaules, 
est  d'une  beauté  irréprochable,  si  ce  n'est  que  l'expression  n'en 
est  pas  assez  tendre,  eu  égard  surtout  au  geste  de  l'Homme-Dieu, 
et  que  la  ligne  des  sourcils  est  trop  horizontale,  ce  qui  nuit  à  la 
noblesse  et  à  la  sérénité  de  l'expression.  On  regrette  que  Thorvald- 
sen.  en  s'inspirant  visiblement  des  grands  peintres  du  xv*  et  du 
xvi"  siècle,  surtout  de  Léonard  de  Vinci,  n'ait  pas  su  mieux  repro- 
duire le  caractère  louchant  et  pathétique  qu'ils  ont  donné  plus 
d'une  fois  à  la  figure  du  Rédempteur.  On  regrette  aussi  que,  dans  sa 
recherche  scrupuleuse  du  type  le  plus  traditionnel  du  Christ,  il  n'ait 
pa.s  connu  certaines  vieilles  images  qui  lui  auraient  donné  les  plus 


LE   MUSÉE   THORVALDSEN.  319 

Utiles  renseignemens,  la  peinture  de  Gênes  par  exemple,  qui  vient 
d'Édesse  et  qu'une  tradition  très  respectable  fait  remonter  jusqu'au 
iii^  siècle,  et  surtout  l'admirable  mosaïque  de  sainte  Apollinaire  à 
Ravenne,  si  noble  et  si  vraie,  dans  son  caractère  oriental,  qu'on  la 
prendrait  pour  le  portrait  même  de  Jésus-Christ. 

Mais  l'erreur  capitale  de  Thorvaldsen,  c'est  d'avoir  donné  à  son 
Christ  le  corps  ou  les  membres  du  Jason  ou  du  Mercure  et  de 
l'avoir  planté  sur  ses  deux  pieds  comme  un  lutteur.  On  a  peine  à 
s'expliquer  chez  le  grand  artiste,  d'ordinaire  si  clairvoyant  et  si 
précis,  un  tel  oubli  de  la  convenance  et  du  caractère  de  son  per- 
sonnage. Peut-être  ne  convenait  -  il  pas  d'employer  le  bronze 
et  cela  est  si  vrai  que  la  statue  de  Notre-Dame,  reproduite  en 
bronze,  et  dans  les  mêmes  proportions,  à  Potsdam  (  I  ),  gagne  à  cetie 
transformation  beaucoup  de  vie  et  de  souplesse.  Au  reste,  sur  le 
Christ  de  Thorvaldsen  le  sentiment  des  critiques  est  unanime. 
C'est  une  œuvre  qui  reste  au-dessous  de  son  sujet,  et  pour 
laquelle  on  est  sévère  malgré  soi,  en  raison  de  ce  sujet  même.  Ne 
pourrait-on  pas  se  demander  si  la  statuaire,  qui  n'a  pas  donné 
encore  un  seul  Christ  vraiment  beau,  n'est  pas  impuissante  à  réa- 
liser ce  type  idéal?  Le  plus  célèbre  avant  celui  de  Notre-Dame  est 
le  Christ  vainqueur  ou  triomphant  de  Michel-Ange  dans  l'église  de 
la  Minerve,  à  Rome.  Eh  bien,  entre  cet  athlète  courroucé  qu'a  sculpté 
le  terrible  Florentin  et  cet  autre  athlète  aimable  et  doux  de  l'honnête 
Danois,  peu  de  gens  hésiteront  à  préférer  le  dernier. 

J'ai  hâte  d'arriver  au  vrai  chef-d'œuvre  de  Thorvaldsen  dans  la 
cathédrale  de  Copenhague,  à  l'un  de  ses  plus  beaux  titres  de  gloire, 
je  veux  dire  le  groupe  qui  remplit  le  fronton  et  qu'on  appelle  le 
Sermon  ou  la  Prédication  de  saint  Jean-Baptiste.  Il  est  temps 
de  nous  arrêter  devant  une  œuvre  vraiment  magistrale,  unique 
dans  l'art  moderne  et  qui  montre  mieux  que  toute  autre  quelle 
source  féconde  est  encore  pour  les  sculpteurs  l'étude  de  l'antiquité. 
J'ai  raconté  avec  quel  soin,  quelles  études,  quelle  fidélité  notre  artiste 
avait  restauré  les  marbres  d'Égine.  Le  résultat  de  ce  long  travail 
fut  pour  lui  non  seulement  de  se  pénétrer  du  grand  style  des  Lgi- 
nètes,  mais  d'apprendre  à  connaître  cette  décoration  sculptuiale  des 
temples  anciens;  et  ayant  eu  l'occasion,  dans  ses  fréquens  séjours  à 
Naples  ou  aux  environs,  de  voir  les  temples  de  Paestum  il  put  de- 
viner l'effet  merveilleux  des  groupes  de  statues  dans  un  fronton 
grec.  Nul  doute  qu'il  n'ait  dès  lors  rêvé  d'exécuter  une  composition 
importante,  comme  celles  qui  ornaient  tous  les  grands  sanctuaires 
de  la  Grèce,  et  la  mission  qu'il  reçut  bientôt  après  de  décorer 
l'église  Notre-Dame  lui  offrit  une  excellente  occasion  de  réaliser  son 

(1)  Dans  le  vestibule  ou  atrium  de  l'église  de  la  Paix,  Friedenskirche. 


320  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

désir.  Ainsi  le  travail  obscur  et  difficile  qu'il  avait  accepté  pour  son 
royal  protecteur  le  prince  de  Bavière  devint  l'une  des  plus  heu- 
reuses fortunes  de  sa  vie. 

Il  est  peut-être  bon  de  rappeler  d'abord,  pour  éviter  toute  mé- 
prise, que  les  frontons  sculptés  en  haut-relief,  comme  il  y  en  a 
plusieurs  à  Paris,  ne  peuvent  donner  même  une  faible  idée  du 
fronton  grec,  avec  ses  figures  en  ronde  bosse,  tel  que  Thorvaldsen 
l'a  reproduit.  D'abord  ces  frontons  de  nos  monumens  parisiens 
ne  sont  point  grecs  :  ils  sont  tous  dans  le  goût  romain.  On  sait  que  les 
Romains  élevèrent  le  fronton  grec  et  le  rendirent  plus  aigu,  c'est- 
à-dire  beaucoup  moins  agréable  à  l'œil.  Peut-être  le  trouvèrent-ils 
ainsi  plus  imposant,  et  d'ailleurs  ils  n'adoptèrent  pas  l'usage  d'en 
orner  le  tympan  avec  des  statues.  Il  est  impossible  d'établir  un 
groupe  de  figures  vraisemblable  et  harmonieux  dans  cette  pyramide 
du  fronton  romain  :  la  décroissance  de  hauteur  sur  chaque  côté  y 
est  trop  rapide.  Le  sculpteur  est  alors  obligé  de  grandir  démesuré- 
ment la  figure  ou  le  groupe  du  centre,  de  ployer  ou  de  coucher 
sans  raison  tous  les  autres  personnages,  à  moins  de  les  montrer  à 
mi-corps,  comme  l'a  fait  David  d'Angers  au  Panthéon,  ce  qui  n'est 
pas  moins  invraisemblable  et  disgracieux.  Tout  l'art  de  Cortot,  dans 
son  remarquable  fronton  du  Palais-Bourbon,  est  venu  échouer 
contre  cette  difficulté  insurmontable  de  l'espace  qui  lui  était  imposé. 
Les  autres  frontons  de  même  genre  qu'on  voit  à  Paris,  la  Madeleine, 
Notre-Dame-de-Lorette  et  surtout  Saint-Vincent- de-Paul,  ne  pré- 
sentent que  les  plus  pauvres  compositions.  Les  figures  semblent  se 
courber  péniblement  sous  la  corniche  rampante,  et  souvent  même 
cette  corniche  étant  mal  à  propos  ornée  de  denticules,  les  têtes  ont 
l'air  de  se  heurter  à  ces  saillies  aiguës.  Au  reste,  quel  que  soit  l'art 
du  sculpteur,  le  haut-relief  ne  peut  donner  un  effet  suffisant  à  la 
hauteur  où  sont  placés  ces  tympans.  Les  figures  ne  se  détachent 
pas  assez,  les  divers  plans  se  confondent  dans  l'uniformité  de  la 
lumière;  les  lignes,  trop  nombreuses,  s'enchevêtrent,  les  détails 
se  nuisent  l'un  à  l'autre,  et  l'ensemble,  qui  n'est  distingué  d'ailleurs 
du  monument  ni  par  sa  matière  ni  par  sa  couleur,  paraît  inévita- 
blement froid,  monotone  et  sans  vie. 

Ce  n'étaient  pas  les  Grecs  qui  se  seraient  contentés  de  cette 
décoration  inanimée  et  terne  sur  le  point  le  plus  en  vue  de  leurs 
édifices.  Le  fronton  de  leurs  plus  anciens  temples  doriques,  il  est 
vrai,  est  encore  nu  et  sans  ornemens,  comme  celui  du  grand  temple 
de  Picstum,  qui  date  d'environ  six  siècles  avant  Jésus-Christ.  Mais 
vers  le  même  temps,  dans  la  mère  patrie,  un  artiste  de  génie, 
architecte  ou  sculpteur,  l'un  et  l'autre  sans  doute,  dont  le  nom 
reste  ignoré,  s'aperçoit  que  ce  fronton  du  temple,  si  l'on  en  recule 
le  tympan,  est  un  emplacement  tout  prêt  pour  recevoir  des  groupes 


LE  MDSEE   THORVALDSEN.  321 

de  statues,  auxquelles  la  colonne  trapue  et  le  lourd  entablement  de 
l'ordre  dorique  serviront  en  quelque  sorte  de  piédestal.  Faut-il  faire 
honneur  à  l'école  d'Égine  de  cette  merveilleuse  trouvaille,  parce 
que  c'est  d'Égine  que  nous  en  vient  le  plus  ancien  spécimen  connu? 
La  question  est  difficile  à  résoudre  et  restera  en  suspens  jusqu'à  de 
nouvelles  découvertes.  Cette  grande  école  d'Égine,  si  féconde  au 
vi«  siècle,  était  bien  capable  d'une  telle  inspiration.  Quoi  qu'il  en 
soit,  ce  mode  de  décoration  sculpturale,  à  peine  trouvé,  eut,  comme 
nous  dirions  aujourd'hui,  un  tel  succès,  il  parut  si  beau  et  si  juste 
que  l'usage  en  devint  aussitôt  général  dans  la  Grèce.  Tous  les 
temples  bâtis  dans  les  siècles  suivans,  aussi  longtemps  que  travail- 
lèrent les  architectes  grecs,  ceux  du  style  ionique  ou  corinthien, 
aussi  bien  que  ceux  de  l'ordre  dorique,  reçurent  dans  leurs  fron- 
tons des  groupes  en  ronde  bosse  et  les  plus  grands  sculpteurs  riva- 
lisaient pour  ces  créations.  Tout  le  monde  connaît,  au  moins  par 
les  moulages,  les  marbres  des  frontons  du  Parthénon,  et  les  fouilles 
récentes  d'Olympie  ont  mis  au  jour  des  fragmens  non  moins  beaux, 
quoique  trop  mutilés,  qui  ornaient  les  frontons  d'un  grand  temple. 
Pline  et  Pausanias  nous  ont  décrit  plusieurs  autres  ornementa- 
tions du  même  genre,  célèbres  dans  le  monde  ancien.  Grâce  aux 
recherches  des  archéologues,  aux  habiles  restaurations  de  nos  ar- 
chitectes, nous  connaissons  à  merveille  aujourd'hui  toute  l'écono- 
mie et  tout  le  détail  d'un  temple  grec  et  nous  pouvons  imaginer 
ce  qu'étaient  ces  groupes  de  marbre,  eux-mêmes  coloriés,  sur  la 
façade  des  édifices  polychromes.  Mais  on  en  peut  prendre  une  idée 
plus  vive,  on  en  peut  voir  l'effet  exact  au  musée  de  Berlin. 

Les  conservateurs  de  ce  musée,  qui  le  dirigent  avec  une  entente 
et  un  zèle  remarquables,  ont  eu  l'idée  très  ingénieuse  de  simuler 
une  façade  du  temple  de  Minerve  à  Égine,  la  façade  occidentale, 
celle  dont  les  statues  sont  toutes  conservées.  C'est  une  charpente 
en  bois,  représentant,  dans  leurs  dimensions  originales,  les  six 
colonnes,  l'entablement  et  le  fronton,  garni  des  moulages  du  célèbre 
groupe;  elle  est  appliquée  à  la  paroi  d'une  grande  salle,  avec  une 
saillie  suffisante,  et  revêtue  de  tous  les  détails  d'une  décoration 
polychrome.  On  s'est  à  peu  près  conformé  pour  les  dessins  de  cette 
décoration  aux  données  recueillies  autrefois  à  Égine  par  MM.  Blouët 
et  Cockerell,  sauf  pour  les  couleurs,  car  on  a  peint  en  rouge  le 
tympan  qui  était  bleu.  Peut-être  l'a-t-on  fait  pour  mieux  détacher  sur 
ce  fond  la  blancheur  monotone  des  plâtres,  et  d'ailleurs  l'exactitude 
archéologique  n'est  pas  ici  ce  qui  nous  préoccupe.  L'effet  de  cette 
restauration  est  surprenant  et  enchanteur  pour  qui  connaît  déjà 
les  marbres  d'Égine.  A  la  Glyptothèque  de  Munich  on  les  a  disposés 
avec  beaucoup  de  soin  et  de  goût  sur  une  longue  base,  dans  l'ordre 

lOMB  XXXV.  —  1879  21 


322  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

et  dans  la  symétrie  qu'ils  avaient  à  leur  place  originelle.  Cet  arran- 
gement est  déjà  excellent  pour  faire  apprécier  toute  la  beauté  du 
groupe,  mais  il  ne  suffit  pas  pour  satisfaire  la  raison  ni  les  yeux, 
parce  qu'on  ne  voit  pas  la  cause  de  cette  disposition  pyrami- 
dale et  de  cette  décroissance  graduelle  de  la  hauteur  des  person- 
nages :  cela  paraît  aussi  contraire  à  l'harmonie  qu'à  la  nature. 
Mais,  chose  étonnante,  dès  que  ce  même  groupe  est  à  sa  place, 
à  cette  place  en  apparence  si  peu  naturelle,  il  change  entière- 
ment d'aspect,  et  paraît  aussi  vivant  et  aussi  parfait  qu'on  pouvait 
le  croire  bizarre  et  froid.  On  sait  qu'il  représente  Ajax  et  les  Grecs 
défendant  contre  les  Troyens  le  corps  de  Patrocle,  tandis  que  Mi- 
nerve préside  à  la  bataille  entre  les  deux  partis.  Les  statues  sont 
là,  moulées  sur  les  originaux,  placées  comme  le  sculpteur  l'avait 
voulu,  et  l'on  ne  peut  rien  imaginer  de  plus  saisissant.  Ce  cadre  des 
trois  corniches,  pour  lequel  elle  était  créée,  rend  à  la  composition 
toute  sa  vie,  toute  sa  beauté,  et  l'on  comprend  alors  la  puissance 
du  style  éginétique.  Ce  ne  sont  plus  seulement  des  hommes  debout 
ou  agenouillés,  c'est  un  combat,  une  mêlée  :  on  voit  ces  guerriers 
se  mouvoir,  se  baisser  pour  tirer  leur  arc,  s'élancer  l'un  sur  l'autre. 
Il  n'y  a  pas  peut-être,  dans  les  œuvres  de  la  statuaire  de  tous  les 
temps,  un  groupe  plus  animé  et  plus  dramatique.  La  reconstruction 
si  judicieuse  et  si  éloquente  du  musée  de  Berlin  suffirait  elle 
seule  à  absoudre  les  restaurations  de  Thorvaldsen. 

Dans  cette  admirable  décoration  des  frontons ,  tout  concourt  à 
mettre  en  relief  les  statues  et  à  leur  donner  la  vie.  Bien  distinctes, 
quoique  rapprochées,  leurs  contours  s'enlèvent  avec  vigueur  sur  la 
teinte  vive  du  tympan,  au  lieu  de  se  noyer  les  uns  dans  les  autres 
comme  ceux  des  haut-reliefs.  La  forme  triangulaire  n'est  pas  assez 
accusée  ici  pour  empêcher  le  développement  logique  et  pour  nuire 
à  la  vraisemblance  de  la  composition;  elle  en  favorise  au  contraire 
l'harmonie  en  attirant  sans  cesse  les  regards  vers  son  point  central. 
Enfin  les  trois  corniches,  par  leur  vigoureuse  saillie  et  leurs  grandes 
lignes  tranquilles  encadrent  merveilleusement  l'infinie  variété  de 
lignes  que  présentent  tous  ces  corps  humains.  L'architecture  et  la 
sculpture  se  font  ainsi  valoir  l'une  l'autre  par  les  plus  heureux  con- 
trastes, et  l'harmonie  paraît  si  intime  entre  elles  qu'on  se  demande 
si  la  décoration  a  été  faite  pour  l'édifice  ou  si  au  contraire  c'est  l'édi- 
fice qui  a  été  préparé  pour  la  décoration.  On  est  tenté  de  s'arrêter 
à  cette  dernière  idée,  tant  ce  groupe  vivant  de  statues,  ainsi  sup- 
porté et  encadré  ressemble  à  un  excellent  tableau  disposé  sur  un 
chevalet  et  dans  son  Jour,  On  comprend  alors  pourquoi  les  plus  grands 
sculpteurs  de  la  Grèce  aimaient  à  peupler  de  leurs  chefs-d'œuvre 
les  frontons  des  temples.  C'était  pour  eux  l'occasion  de  faire  de  la 
sculpture  pathétique  et  de  déployer  toutes  les  ressources  de  leur 


LE   MUSÉE   THORVALDSEN.  323 

génie.  Car,  si  la  statuaire  grecque  des  meilleurs  temps  avait  pour 
principe  général  dans  ses  créations  le  calme  et  la  sérénité,  ce 
n'était  pas  ignorance  ou  dédain  d'un  art  plus  dramatique,  bien 
loin  de  là.  Seulement  elle  se  gardait  de  chercher  ce  dramatique 
à  tout  prix  et  contre  la  raison.  Il  n'est  pas  juste  en  effet,  sauf 
de  rares  exceptions,  de  donner  un  mouvement  vif  à  une  statue 
isolée,  parce  que  ce  mouvement  ne  s'explique  pas  aux  yeux  du  spec- 
tateur: un  homme  tout  seul  ne  se  livre  guère  à  des  gestes  violens. 
Mais  dès  qu'il  s'agit  d'un  groupe,  et  que  deux  ou  plusieurs  ligures 
exercent  l'une  sur  l'autre  une  action  réciproque,  la  sculpture  peut  et 
doit  représenter  tous  les  mouvemens  que  suggère  cette  action.  Les 
Grecs  n'y  manquèrent  pas,  et  dès  les  premiers  âges,  témoin  le  combat 
si  vivant  et  si  pittoresque  du  fronton  d'Égine.  Rien  n'était  plus  propre 
que  des  groupes  de  combattans  à  remplir  d'une  façon  naturelle 
cet  espace  triangulaire  du  fronton,  les  péripéties  de  la  lutte  amenant 
toutes  les  attitudes  et  tous  les  mouvemens  possibles.  Emprisonné 
dans  une  étroite  limite,  l'artiste  pouvait  alors  tirer  de  cette  difTiculté 
même  les  plus  puissans  effets  de  vérité,  de  passion  et  de  beauté 
sculpturale.  Aussi  voit-on  souvent  les  statuaires  choisir  pour  les 
frontons  des  sujets  de  batailles.  Le  combat  des  Centaures  et  des 
Lapithes  par  exemple  était  représ8nté  avec  éclat  sur  le  grand 
temple  d'Olympie  et  sur  plusieurs  autres  sanctuaires.  A  défaut  de 
combat,  on  prenait  une  scène  de  meurtre  :  Scopas  avait  rempli  un 
fronton  avec  son  groupe  fameux  de  Niobé  et  ses  enfans,  qui  tombent 
à  droite  et  à  gauche  de  leur  mère  sous  les  coups  d'Apollon  et  de 
Diane  (1).  Mais  je  doute  que  ce  chef-d'œuvre  lui-même,  mis  à  sa 
place,  surpassât  en  justesse  et  en  grandeur  la  rude  et  archaïque 
création  des  artistes  d'Égine. 

Rien  ne  prouve  mieux  le  coup  d'œil  puissant  de  Thorvaldsen,  son 
instinctive  et  profonde  intelligence  de  l'antiquité,  que  d'avoir  deviné, 
en  restaurant  ces  marbres,  leur  effet  d'ensemble,  et  d'avoir  songé, 
le  premier  entre  les  modernes,  à  imiter  cette  composition.  C'était  un 
projet  hardi,  car  enfln,  l'occasion  s'étant  rencontrée  de  l'exécuter, 
il  fallait  trouver  un  sujet.  On  ne  représente  pas  un  combat  sur  la 
façade  d'une  église  comme  sur  celle  d'un  temple  païen,  et  le  Nouveau- 
Testament  n'oiîre  guère  dans  ses  récits  que  des  scènes  pacifiques, 
hormis  la  Passion  du  Sauveur,  que  l'artiste  réservait,  avec  raison, 
pour  l'intérieur  du  sanctuaire.  D'ailleurs  on  ne  peut  pas  traiter  toute 
sorte  de  sujets  dans  le  cadre  d'un  fronton  :  l'emplacement  même 
impose  des  conditions  étroites  et  inexorables.  Il  faut  au  centre  un 
personnage  ou  un  groupe  principal,  vers  lequel  convergent  par  leur 

(1)  On  peut  se  rendre  compte  aux  Uffizi,  à  Florence,  par  les  diverses  attitudes  des 
Niobides  et  de  leur  mère,  de  la  disposition  de  toutes  ces  figures  à  leur  place  primi- 
tive. 


32ii  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

action  toutes  les  figures  de  droite  et  de  gauche,  et  la  hauteur  de 
celles-ci  doit  décliner  sans  cesse,  mais  naturellement,  jusqu'aux 
extrémités  du  tympan.  Il  faut  donc  des  personnages  debout,  d'autres 
courbés,  assis  ou  agenouillés,  d'autres  enfin  couchés,  mais  tout  cela 
sans  effort,  de  manière  à  former  un  ensemble  naturel  et  vraisem- 
blable. Pour  atteindre  ce  résultat,  heureusement,  une  scène  de  tu- 
multe n'est  pas  nécessaire,  témoin  les  deux  frontons  du  Parthénon 
lui-même  qui  représentaient  dans  leurs  groupes,  l'un  la  naissance 
de  Minerve,  l'autre  la  dispute  très  pacifique  de  la  déesse  avec  le 
dieu  des  mers.  Mais  Thorvaldsen,  à  coup  sûr,  ne  connaissait, 
en  1820,  aucune  description  du  Parthénon,  si  ce  n'est  peut-être  les 
vieux  et  très  imparfaits  dessins  de  Stuart.  Il  a  donc  eu  le  mérite 
de  créer  son  Sermon  de  saint  Jean  sans  autre  modèle,  sans  autre 
précédent  que  le  Combat  du  temple  d'Égine  :  et  l'on  devine  aisé- 
ment pourquoi,  entre  tous  les  épisodes  de  l'Évangile,  il  a  préféré 
la  Prédication  de  saint  Jean-Baptiste  dans  le  désert.  C'est  qu'il 
trouvait  là  une  grande  variété  de  personnages,  de  types,  de  motifs 
pour  sa  sculpture,  et  je  ne  comprends  pas  pourquoi  l'on  a  dit  que 
ce  sujet  était  plus  philosophique  que  chrétien.  11  est  souveraine- 
ment l'un  et  l'autre  à  la  fois.  Placer  sur  le  seuil  d'une  église 
l'image  de  celui  qui  fut  le  dernier  des  prophètes  et  le  premier 
des  apôtres, de  celui  qui  criait  dans  le  désert:  Préparez  la  voie  du 
Seigneur  et  appelait  tous  les  hommes  au  baptême  de  la  pénitence, 
le  placer  au  miUeu  de  ses  auditeurs,  les  uns  attentifs  et  touchés, 
les  autres  indilférens  ou  sceptiques,  n'est-ce  pas  représenter  la  pré- 
dication même  de  l'Évangile,  telle  que  le  monde  l'entend  depuis 
dix-huit  siècles?  Et  ce  sujet  n'est-il  pas  bien  à  sa  place  sur  la  porte 
même  du  temple,  où  l'austère  prêcheur  semble  encore  inviter  la 
foule?  S'il  y  a  là  de  la  philosophie,  c'est  de  la  meilleure  :  elle  est 
d'un  catholique  aussi  bien  que  d'un  protestant  et  plût  à  Dieu  que 
nous  pussions  admirer  ce  chef-d'œuvre  de  l'artiste  penseur  à  Paris 
même,  sur  le  fronton  de  la  Madeleine  ! 

La  composition  se  développe  sur  une  longueur  de  plus  de  douze 
mètres.  Le  saint  Jean  qui  en  occupe  le  milieu,  sous  l'angle  même 
du  fronton,  connue  la  Minerve  dans  le  Combat  des  Troyens  et  des 
Grecs,  mesure  deux  mètres  et  demi  de  hauteur  avec  sa  base,  ce 
qui  donne  des  proportions  doubles  de  celles  des  marbres  éginètes. 
Le  groupe  entier  se  compose  de  seize  figures  exécutées  en  terre 
cuite,  sans  doute  pour  qu'il  lût  plus  facile  de  les  élever  à  cette 
hauteur,  ou  plutôt  pour  éviter  l'action  fâcheuse  d'un  climat  très 
humide  sur  le  marbre;  au  reste,  ces  terres  cuites  surpassent  en 
blancheur  et  en  éclat  celles  que  nous  ont  laissées  les  artistes  de  la 
renaissance.  Ces  statues  n'ont  d'autre  base  qu'une  plinthe  qui  figure 
le  sol  sur  lequel  marchent  les  personnages,  sauf  le  saint  Jean  qui  se 


LE  MUSEE   THGRVALDSEN.  325 

tient  debout  sur  une  sorte  de  rocher,  parce  que  le  cadre  même  de 
la  composition  exige  que  la  figure  du  centre  soit  plus  grande  que 
les  autres.  Les  anciens  se  liraient  aisément  de  cette  difficulté  en 
donnant  à  un  dieu,  suivant  la  tradition  de  l'art  primitif,  une  taille 
plus  élevée  que  celle  des  hommes  ;  ainsi,  sur  le  fronton  d'Égine, 
Minerve  domine  de  toute  la  tête  les  combattans.  Thorvaldsen  avait 
une  manière  très  simple  de  grandir  son  saint  Jean,  en  le  plaçant  sur 
un  objet  quelconque,  comme  un  homme  qui  parle  en  plein  vent  à 
une  foule.  Du  haut  de  son  petit  rocher,  le  Précurseur  domine  tout 
naturellement  son  auditoire,  et  au  milieu  de  ces  personnages  tournés 
vers  lui  et  attentifs,  il  est  vraiment  le  centre,  le  pivot,  l'âme  de  toute 
la  scène,  qui  se  déroule,  à  droite  et  à  gauche,  jusqu'aux  extrémités 
du  fronton. 

C'est  dans  l'invention  et  l'ordonnance  de  cette  scène  que  Thor- 
valdsen a  déployé  la  fécondité  et  la  justesse  de  sa  pensée,  en 
même  temps  que  sa  science  de  composition  et  la  sûreté  de  son 
goût.  Il  a  amené  aux  pieds  du  Précurseur  non  seulement  tous  les 
âges,  mais  les  principaux  types  du  peuple  hébreu  de  ce  temps-là. 
A  la  droite  et  tout  près  de  saint  Jean,  qui  prêche,  la  main  droite 
levée,  il  a  placé  d'abord  un  jeune  homme  plongé  dans  la  médita- 
tion. Le  pied  posé  sur  le  rocher  qui  porte  saint  Jean,  accoudé  sur 
son  genou  et  laissant  à  demi  tomber  son  manteau,  le  jeune  audi- 
teur paraît  dominé  et  comme  fasciné  par  la  prédication.  Derrière 
lui  se  tiennent  debout  un  vieillard,  un  homme  du  peuple  et  son  fils 
appuyé  sur  lui,  tous  deux  très  attentifs  et  pleins  d'un  naïf  respect 
pour  la  parole  sainte.  Vient  ensuite  une  femme  agenouillée;  son 
enfant,  debout  derrière  elle,  appuie  ses  deux  petites  mains  sur 
son  épaule.  Derrière  cet  enfant,  un  docteur  est  assis  sur  une 
pierre,  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine;  il  écoute  avec  attention, 
mais  froidement  et  sans  rien  exprimer  de  ce  qu'il  pense.  Enfin, 
dans  l'angle  du  fronton,  un  jeune  homme,  demi-couché  et  accoudé 
sur  la  pierre,  écoute  nonchalamment  et  par  simple  curiosité.  De 
l'autre  côté  de  la  scène,  les  contrastes  sont  encore  plus  vifs.  A  la 
gauche  du  saint,  un  jeune  garçon,  d'une  physionomie  ouverte  et 
respirant  l'enthousiasme,  laisse  tomber  son  manteau  et  semble  at- 
tendre impatiemment  le  baptême.  Mais  derrière  lui,  un  homme,  de- 
bout et  appuyé  sur  un  bâton,  regarde  le  prophète  avec  dédain.  C'est 
un  pharisien  ou  un  prêtre  juif;  on  le  reconnaît  à  cette  expression 
d'orgueil  comme  à  son  riche  manteau  et  à  sa  coiffure.  Près  de  lui 
un  chasseur  en  tunique  courte ,  coiffé  d'un  large  chapeau  et  por- 
tant son  gibier;  il  passait  par  là,  s'est  arrêté  en  voyant  la  foule  et 
regarde  naïvement.  Une  fillette  taquine  son  chien;  mais  un  autre 
enfant,  mettant  un  doigt  sur  sa  bouche,  fait  signe  à  sa  sœur  de  ne 
pas  troubler  la  prédication.  A  côté  de  ce  joli  groupe,  une  femme 


326  REYUE    DES    DEUX  MONDES. 

admirablement  belle  est  assise  sur  une  pierre,  tenant  entre  ses  ge- 
noux son  enfant  nu,  beau  et  charmant  comme  ceux  de  Raphaël.  Le 
dernier  personnage  est  un  pâtre  à  demi  couché  qui  détourne  la  tête 
vers  le  Précurseur  et  n'écoute  qu'à  moitié;  il  semble  habitué  à  une 
scène  qui  se  passe  tous  les  jours  près  de  lui.  Yoilà  tout  le  tableau. 
L'artiste,  qui  l'a  étudié  et  préparé  avec  le  plus  grand  soin,  a  laissé 
des  variantes  de  plusieurs  figures  et  en  avait  même  modelé  deux 
autres,  un  Juif  assis  et  un  soldat  romain  appuyé  contre  un  rocher, 
qu'il  a  sacrifiées  faute  d'espace.  Les  plâtres  de  ces  deux  figures  sont 
au  musée;  le  soldat  est  particulièrement  regrettable  pour  la  beauté 
de  l'attitude  et  la  grandeur  du  style.  Mais  on  ne  comprend  guère 
qu'il  se  trouvât  parmi  les  auditeurs  de  saint  Jean  au  bord  du  Jourdain. 
Avant  d'examiner  le  mérite  particulier  de  ces  personnages, 
regardons  un  peu  l'ensemble.  J'ai  déjà  parlé  de  la  convenance 
du  sujet;  il  me  semble  aussi  bien  à  sa  place  que  tout  autre  que 
l'artiste  aurait  pu  choisir  dans  l'Ancien  ou  le  Nouveau-Testament, 
et  tous  ne  se  seraient  pas  également  bien  prêtés  à  un  cadre 
aussi  conventionnel.  Ce  qui  a  peut-être  déterminé  le  choix  de  Thor- 
valdsen,  c'est  qu'il  ne  trouvait  rien  de  plus  neuf  à  traiter  dans  les 
récits  évangéliques.  Amené,  bon  gré,  mal  gré,  en  abordant  la  sculp- 
ture religieuse ,  à  se  rapprocher  dans  son  style  des  artistes  de  la 
renaissance,  du  moins  ne  voulait-il  copier  personne,  ni  traduire  en 
marbre  les  travaux  d'autrui.  On  sait  avec  quelle  abondance  et  quelle 
inépuisable  variété  les  peintres  italiens,  flamands  et  espagnols  ont 
traité  toutes  les  scènes,  tous  les  épisodes  de  l'Évangile.  La  prédi- 
cation de  saint  Jean-Baptiste  dans  le  désert  n'a  guère  tenté  que  des 
peintres  d'une  époque  avancée ,  vénitiens  ou  bolonais,  qui  trou- 
vaient là  un  prétexte  à  paysages.  Je  doute  même  que  Thorvaldsen 
ait  pu  connaître  ces  toiles  plus  ou  moins  estimables,  qui  sont 
depuis  longtemps  hors  de  l'Italie  et  n'ont  d'ailleurs  aucune  parenté 
avec  ses  conceptions  toutes  philosophiques.  Chez  les  maîtres  tos- 
cans, romains  ou  lombards,  rien  ne  lui  dispute  la  propriété  de  son 
idée  et  eiicoie  moins  celle  de  son  interprétation.  JNous  retrouvons 
ici  l'application  de  la  même  méthode  :  un  sujet  pris  par  son  côté 
le  plus  simple,  mais  le  mieux  raisonné  et  le  plus  juste.  Aucune 
recherche  de  l'elîet,  rien  qui  surprenne  au  premier  coup  d'œil  : 
seulement  plus  on  regarde,  plus  on  est  satisfait  et  l'on  se  dit  tout 
naturellement  en  regardant  cette  scène  :  cela  devait  se  passer  ainsi. 
Les  gens  qui  veulent  à  tout  prix  de  l'extraordinaire  s'écrieront  que 
ce  sont  là  des  idées  ou  des  formules  connues  et  qu'il  n'y  a  pas  de 
quoi  crier  miracle.  Mais  si  cela  est  vrai,  si  cela  est  beau,  que 
voulez-vous  de  plus?  Thorvaldsen  ne  se  proposait  pas  d'étourdir 
ses  spectateurs,  content  de  les  faire  penser  en  charmant  leurs  re- 
gards. C'est  assez,  et  je  le  tiens  quitte  du  reste. 


LE  MUSÉE   THORVALDSEN.  327 

Il  y  a  pourtant  dans  cette  vaste  composition  quelque  chose  de 
très  surprenant:  c'est  la  manière  dont  l'artiste  accommode  la  vérité 
de  son  thème  aux  effrayantes  exigences  du  cadre.  Rien  n'est  sacri- 
fié ni  de  l'un  ni  de  l'autre,  et  ils  semblent  au  contraire  se  faire 
valoir  mutuellement.  Par  exemple  il  est  de  règle  que  l'ensemble  du 
groupe,  dans  un  fronton,  présente  un  aspect  triangulaire,  mais 
avec  des  ondulations ,  et  en  évitant  de  suivre  servilement  les  deux 
lignes  droites  des  corniches  rampantes.  En  d'autres  termes,  si  l'on 
trace  une  ligne  passant  par  le  sommet  de  toutes  les  figures,  elle 
doit  offrir  une  série  de  courbes  proportionnée  au  nombre  de  ces 
figures  et  à  la  longueur  du  fronton.  Autrement  composé,  le  groupe 
serait  aussi  faux  et  invraisemblable  que  désagréable  à  l'œil,  comme 
il  est  aisé  de  s'en  convaincre  sur  plusieurs  de  nos  frontons  de  Paris. 
Les  Grecs  se  seraient  bien  gardés  d'une  si  choquante  maladresse. 
De  chaque  côté  de  la  figure  centrale  d'abord,  jusqu'à  la  moitié  de  sa 
hauteur,  ils  faisaient  un  vide  pour  mieux  la  mettre  en  relief  et  bri- 
ser, à  son  point  le  plus  évident,  la  silhouette  pyramidale  du  groupe. 
Les  figures  les  plus  voisines  du  centre  étaient  donc  plus  petites  ou 
courbées;  mais  celles  qui  les  suivaient  immédiatement,  se  relevant 
vers  la  corniche,  rétablissaient  la  forme  nécessaii-e  du  triangle  et 
ainsi  de  suite  jusqu'aux  extrémités.  Voilà  ce  que  Thorvaldsen  a  re- 
produit avec  un  art  digne  des  anciens,  en  appuyant  l'une  sur  l'autre 
la  vérité  morale  et  la  vraisemblance  extérieure.  Aux  côtés  de  saint 
Jean,  il  a  placé  deux  figures  beaucoup  moins  hautes,  deux  jeunes 
garçons,  car  les  jeunes  gens,  toujours  plus  ardens  et  plus  enthou- 
siastes, devaient  approcher  de  plus  près  l'éloquent  prophète.  Après 
eux,  la  silhouette  se  relève  :  ce  sont  des  hommes  faits  qui  se  tiennent 
debout,  par  respect  ou  par  bravade.  Cependant  la  corniche  s'abaisse, 
l'espace  diminue,  il  faut  des  figures  assises,  agenouillées  ou  enfin 
couchées.  L'artiste  a  mis  là  des  enfans  d'abord,  puis  des  femmes 
qui  n'osent  s'approcher  comme  les  hommes,  et  qui,  plus  faibles 
après  un  long  voyage,  s'assoient  sur  une  pierre  ou  sur  leurs  talons, 
à  la  manière  des  Orientaux  et  des  paysannes  italiennes  dans  les 
églises,  enfin  des  auditeurs  plus  indifférens  qui  se  couchent  pares- 
seusement pour  écouter. 

Tout  cela  est  naturel  et  humain  au  suprême  degré  :  l'ordon- 
nance du  groupe  présente  dans  sa  conception  une  vérité  absolue 
et  dans  sa  silhouette  générale  les  plus  harmonieuses  combinai- 
sons. Est-il  besoin  de  faire  sentir  cette  force  d'invention  qui  réunit 
ainsi  quinze  figures  diverses  dans  une  seule  action,  ou  plutôt  qui 
rattache  sans  monotonie  l'action  de  tous  ces  personnages  à  un 
seul  d'entre  eux,  à  celui  qui  est  au  centre  et  domine  toute  la  scène? 
Si  les  groupes  de  frontons  grecs  dont  les  débris  existent  sont  en 
général  plus  dramatiques  que  celui  de  Thorvaldsen ,  aucun  n'est 


328  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

plus  savamment  composé  ni  ne  remplit  mieux  les  conditions  du 
genre. 

Que  l'on  examine  maintenant  chacun  de  ces  personnages  et  l'on 
retrouvera  la  même  recherche  et  le  même  sentiment  de  toutes  les 
convenances  du  sujet.  Les  fragmens  du  Parthénon  nous  montrent 
la  perfection  de  travail  que  les  Grecs  donnaient  même  aux  statues 
destinées  à  des  frontons  ;  Thorvaldsen  n'a  pas  manqué  de  suivre 
cet  exemple.  Le  dessin  et  le  modelé  de  toutes  les  figures  du  Ser- 
mon sont  aussi  étudiés,  aussi  soignés  que  dans  ses  meilleurs  ou- 
vrages. Ces  belles  statues  ne  perdent  rien  à  être  regardées  de  près, 
dans  les  moulages  qui  sont  au  musée;  mais  on  les  apprécie  beau- 
coup mieux  en  les  voyant  de  loin,  dans  le  tympan  qu'elles 
remplissent.  C'est  pour  cet  emplacement  que  leur  effet  est  calculé. 
Le  saint  Jean  par  exemple  ne  saurait  être  détaché  de  son  groupe 
pour  devenir  une  figure  isolée,  bien  qu'il  soit  peut-être  la  meilleure 
statue  religieuse  qu'ait  exécutée  Thorvaldsen.  Qu'on  ne  lui  reproche 
pas  de  rappeler  un  type  connu  :  il  était  imposible  de  donner  à  ce 
personnage  un  caractère  très  nouveau.  Pas  un  saint  n'a  été  repro- 
duit plus  souvent  que  le  Précurseur  par  les  maîtres  de  la  re- 
naissance ,  et  Thorvaldsen  a  sagement  fait ,  à  tous  les  points  de 
vue,  d'adopter  les  détails  d'une  figuration  traditionnelle.  Le  geste 
de  la  main  droite  ouverte  et  montrant  le  ciel,  dans  la  main  gauche 
le  long  roseau  terminé  par  une  croix ,  la  courte  tunique  demi- 
ouverte,  en  poil  de  chameau,  la  coquille  suspendue  au  côté  pour 
puiser  l'eau  du  baptême,  tout  cela  nous  est  familier.  Mais  ce  qui 
appartient  à  notre  artiste,  ce  que  personne  avant  lui  n'a  rendu 
avec  autant  de  bonheur,  avec  la  même  vérité  idéale,  c'est  la  tête 
du  Précurseur.  Le  saint  Jean  de  Donatello,  seule  statue  de  maître 
exécutée  jusque-là  sur  ce  personnage,  n'est  qu'un  jeune  et  char- 
mant Florentin  du  xV  siècle,  un  compagnon  travesti  de  Julien  de 
Médicis.  Raphaël  a  mis  dans  un  désert,  sous  le  nom  de  saint  Jean, 
un  garçon  d'une  douzaine  d'années,  et  dans  son  Paradis,  un  éphèbe 
transfiguré  et  radieux.  Les  autres  peintres  ont  tous  plus  ou  moins 
exagéré  la  tradition  qui  représente  le  solitaire  du  Jourdain  maigre, 
hérissé,  farouche.  Ce  ne  pouvait  être  l'idéal  de  notre  Athénien, 
qui  n'a  pas  manqué  de  faire  son  saint  Jean  très  beau,  mais  d'une 
beauté  sévère,  avec  de  grands  traits,  une  chevelure  longue, 
épaisse  et  seulement  à  demi  inculte.  Cette  noble  tête,  pensive  et 
austère,  convient  à  merveille  au  jeune  prophète  et  elle  siérait  au 
Christ  lui-même;  mais  saint  Jean  n'est-il  pas  le  plus  grand  de  tous 
ceux  qui  sont  nés  des  femmes?  Thorvaldsen  n'a  eu  garde  d'en 
faire  l'homme  maigre  et  sec  qui  vit  seulement  de  miel  sauvage 
et  de  sauterelles.  C'eût  été  plus  exact  peut-être,  mais  peu  artis- 
tique et  surtout  hors  de  propos  dans  la  place  dominante  que  la 


LE   MUSÉE    THORVALDSEN.  329 

statue  occupe  au  milieu  du  fronton.  Il  faut  à  cette  place  une  figure 
ample  et  solide,  offrant  aux  regards  une  masse  puissante  et  des 
contours  bien  arrêtés.  Dans  le  groupe  d'Egine,  Minerve,  en  élevant 
sa  lance  et  son  bouclier,  écarte  les  plis  d'un  large  péplum.  La  Niobé 
de  Scopas,  pour  cacher  sa  dernière  fille  dans  son  sein,  étend  un 
voile  au-dessus  d'elle,  et  ce  marbre  fameux,  vu  de  près,  paraît 
trop  massif.  C'est  ainsi  que  Tliorvaldsen  a  jeté  sur  les  épaules  de 
saint  Jean  un  large  manteau  déployé  des  deux  côtés  et  que  l'em- 
placement de  la  statue  peut  seul  justifier.  Il  avait  vu  d'ailleurs, 
enveloppé  d'un  grand  manteau,  dans  la  galerie  Pitti,  un  très  beau 
saint  Jean  de  Fra  Bartolommeo,  qui  semble  l'avoir  inspiré. 

L'accent  si  juste  de  cette  figure,  pour  le  dire  en  passant,  son  ca- 
ractère simple  et  élevé,  prouvent  de  quelle  manière  Thorvaldsen 
aurait  su  traiter  les  Apôtres,  s'il  en  avait  pris  la  peine.  Et  cepen- 
dant il  y  a  de  plus  beaux  morceaux  dans  le  fronton  de  Notre-Dame  : 
il  y  en  a  surtout  qui  nous  intéressent  et  nous  charment  davantage. 
Rien  n'est  médiocre  dans  cette  grande  création,  et  il  faut  la  regar- 
der longtemps  pour  en  retrouver  toutes  les  intentions,  toutes  les 
finesses  et  les  élégances.  Manifestement  Thorvaldsen  y  a  mis 
tous  ses  soins  :  comme  les  grands  artistes  qu'il  imitait,  il  a  voulu 
faire  de  son  fronton  un  tableau,  et,  le  sujet  ne  donnant  pas  ma- 
tière à  des  mouvemens  dramatiques,  il  s'est  contenté  de  faire  de 
la  sculpture  pittoresque  et  de  parler  la  même  langue  que  dans  ses 
bas-reliefs.  A  ce  point  de  vue,  le  Sermon  de  saint  Jean  tient  une 
place  à  part  dans  son  œuvre,  et  il  faudrait  le  montrer  à  ceux  qui 
ne  connaissent  le  maître  danois  que  par  le  Tombeau  de  Pie  VII 
ou  telle  autre  composition  plus  ou  moins  officielle.  Ils  verraient  de 
quel  souffle  cet  homme  mesuré  et  prudent  s'animait,  avec  quelle 
souplesse  se  déployait  son  imagination,  quand  une  large  carrière 
s'ouvrait  devant  lui.  Chacun  de  ces  personnages  issus  de  sa  fan- 
taisie est  un  type  absolu,  chacun  exprime  un  caractère  et  une  ac- 
tion individuelle,  soit  par  la  physionomie  et  le  geste,  soit  par  le 
vêtement.  Les  têtes,  tantôt  nobles,  tantôt  triviales,  sont  toutes 
d'une  vérité  naïve,  quelques-unes  très  belles,  comme  cette  femme 
modelée  d'après  une  jeune  Albanaise,  admirée  de  tous  les  artistes 
du  temps,  Yittoria  Cardoni.  Les  costumes  ne  sont  pas  seule- 
ment ces  draperies  générales,  tuniques,  robes,  manteaux,  que 
Thorvaldsen  employait  d'ailleurs  avec  tant  de  goût  et  de  richesse. 
Il  a  recherché  dans  l'iconographie,  encore  trop  peu  avancée,  des 
renseignemens  pour  arriver  à  la  couleur  locale.  C'était  alors  chose 
nouvelle,  par  exemple,  dans  la  sculpture  de  ronde  bosse,  que  de 
faire  des  turbans  et  d'autres  coiffures  orientales  ou  proprement 
juives.  Dans  ces  costumes,  comme  dans  les  mouvemens  de  ces 
auditeurs  de  saint  Jean,  on  voit  une  foule  de  détails  pittoresques 


330  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'accidens  familiers  saisis  sur  le  fait,  qui  concourent  singulière- 
ment à  la  vérité  et  à  la  vie  de  l'ensemble.  Je  ne  dis  rien  de  l'é- 
quilibre et  de  l'harmonie  savante  de  toutes  les  masses  du  groupe  : 
jamais  cet  art  suprême  du  maître  ne  s'est  montré  avec  plus 
d'éclat.  Pour  retrouver  au  même  degré  ce  prestige  de  la  compo- 
sition, il  faut  remonter  aux  grandes  fresques  de  Raphaël  et  d'An- 
dréa del  Sarto;  je  cite  des  peintres  parce  que  la  statuaire  mo- 
derne n'oiïre  aucun  terme  de  comparaison.  Que  serait-ce  donc  si  ce 
groupe  admirable  était  rehaussé  par  la  couleur,  comme  ceux  des 
Grecs,  et  encadré  dans  la  brillante  et  joyeuse  décoration  des  tem- 
ples anciens,  au  lieu  de  détacher  crûment  sa  blancheur  monotone 
sur  la  pierre  grise  et  terne  du  fronton  de  Notre-Dame? 

Pour  achever  de  faire  connaître  l'ornementation  de  cette  cathé- 
drale par  le  grand  sculpteur,  il  me  resterait  à  décrire  les  deux  vastes 
bas-reliefs  qui  s'étendent,  l'un  au-dessus  de  la  porte  de  l'église, 
sous  le  portique ,  Y  Entrée  triomphante  de  Jésus  à  Jérusalem , 
l'autre  tout  autour  de  l'abside,  Jésus  allant  au  Calvaire,  et  ceci 
m'amènerait  à  parler  des  bas-reliefs  de  Thorvaldsen  en  général. 
Heureusement  pour  moi,  ce  côté  de  son  talent  est  de  beaucoup  le 
plus  connu  et  le  mieux  apprécié.  Tous  les  bons  juges  reconnais- 
sent que  depuis  la  renaissance,  pas  un  sculpteur  n'a  égalé  le 
maître  danois  dans  le  bas-relief.  Il  lui  dut  ses  premiers  succès 
et  sa  première  popularité  dans  Rome,  où  les  artistes  l'appelaient 
il  patriarca  del  basso  rilievo,  surnom  bizarre  pour  un  homme 
de  trente-cinq  ans.  On  voulait  dire  par  là  sans  doute  qu'il  était 
le  rénovateur  du  bas-relief,  le  premier  qui,  dans  les  temps  mo- 
dernes, eût  fait  revivre  cette  branche  de  la  sculpture  telle  qu'elle 
était  aimée  des  Grecs.  Sa  manière  de  traiter  le  relief  fut  préci- 
sément l'antipode  de  ce  qui  se  faisait  depuis  quatre  siècles,  de 
tout  ce  qu'avaient  enseigné  les  maîtres  toscans.  Ceux-ci  en  effet, 
n'ayant  guère  de  modèles  antiques  sous  les  yeux  que  les  hauts- 
reliefs  si  fréquens  de  l'époque  gréco-romaine,  trouvant  peut-être 
dans  cette  méthode  un  moyen  plus  puissant  d'expression,  une 
sorte  de  compromis  entre  la  sculpture  et  la  peinture,  adoptèrent 
dès  l'origine  et  pratiquèrent  à  peu  près  uniquement  le  haut-relief  et 
le  demi-relief.  Seuls  ou  presque  seuls,  Mino  de  Fiesole  en  Italie  et 
Jean  Goujon  en  France  exécutèrent  de  véritables  bas-reliefs,  d'un 
style  bien  différent  de  celui  de  Phidias,  mais  suivant  ses  principes, 
et  avec  une  grâce  et  un  charme  dignes  de  l'art  antique.  Pour  tous  les 
autres,  depuis  Nicolas  de  Pise  jusqu'à  Sansovino,  ce  fut  une  règle, 
un  principe  de  donner  à  la  sculpture  en  relief  le  plus  de  saillie 
possible.  Quels  effets  prodigieux  de  pittoresque  et  d'expression  ont 
tirés  de  là  tour  à  tour  Orcagna,  Ghiberti,  Benedetto  da  Majano,  Do- 
natello  et  tant  d'autres,  tout  le  monde  le  sait.  On  peut  se  demander 


LE   MUSÉE   TIIORVALDSEN.  331 

seulement  si  ces  sculptures  puissantes,  qui  veulent  à  tout  prix  riva- 
liser avec  la  peinture,  qui  non  seulement  détachent  des  groupes 
entiers  de  personnages,  mais  prolongent  derrière  eux  tous  les  plans 
et  toute  la  perspective  d'un  tal)leau,  sont  partout  également  à  leur 
place.  Passe  encore  pour  les  panneaux  d'une  porte,  d'une  chaire  ou 
d'un  autel;  mais  quand  il  s'agit  d'une  décoration  vraiment  archi- 
tecturale, d'une  Irise  par  exemple,  la  raison  n'admet  pas  que  l'on 
creuse  dans  une  muraille  la  protondeur  d'un  paysage  et  le  seul  arti- 
fice possible  en  ce  cas  est  celui  des  Grecs  qui  modelaient  en  légère 
saillie  un  seul  plan  de  figures  sur  un  fond  uni  et  solide.  Au  reste  ce 
genre  de  relief,  plus  élégant  sans  contredit,  est  aussi  plus  puissant 
et  donne  plus  d'illusion  dans  sa  simplicité  que  ces  hauts-reliefs 
pleins  de  confusion  qui  prétendent  remplacer  à  volonté  la  ronde 
bosse  ou  la  peinture.  Dès  qu'il  eut  pénétré  l'art  des  anciens,  Thor- 
valdsen  comprit  cette  supériorité  et  rompit  avec  les  traditions  ita- 
liennes qu'on  lui  avait  enseignées  à  Copenhague.  On  comprend  fort 
bien  l'étonnement  et  l'admiration  des  Romains  devant  ses  premiers 
bas-reliefs  à  l'antique  et  surtout  devant  le  Triomjyhe  d'Alexandre. 

Tout  a  été  dit  sur  cette  fameuse  frise  du  Quirinal,  œuvre  unique 
depuis  l'antiquité  et  qui  suffirait  à  immortaliser  son  auteur.  En  quel- 
ques mois  Thorvaldsen  modela  ce  bas-relief,  long  de  trente-cinq 
mètres,  haut  de  plus  d'un  mètre,  qui  nous  montre,  d'après  le  récit 
de  Quinte-Gurce,  l'entrée  d'Alexandre  à  Babylone  A  gauche  les 
vaincus,  généraux  et  guerriers  persans,  femmes  et  enfans  jetant  des 
fleurs  ou  brûlant  des  parfums,  hérauts  sonnant  de  la  trompette, 
astrologues  chaldéens,  lions  et  tigres  enchaînés.  En  regard  de  cette 
procession  le  vainqueur,  sur  son  char  guidé  par  la  Victoire,  et  der- 
rière lui  son  armée,  cavaliers  caracolant,  fantassins,  éléphans,  pri- 
sonniers, tout  cela  d'une  fidélité  historique  et  d'une  vie  surpre- 
nantes. Les  meilleurs  critiques,  surtout  M.  Delaborde,  ont  vanté  l'art 
du  sculpteur  à  enlever  ses  figures  par  de  fermes  contours,  à  en  mo- 
deler tous  les  plans  d'une  main  hardie  et  siire,  avec  des  rudesses  et 
des  mensonges  calculés,  pour  que  tout  en  fût  vrai  et  harmonieux  à  la 
hauteur  où  la  frise  devait  être  placée.  Thorvaldsen  reste  loin  encore, 
assurément,  des  Panathénées-,  ses  chevaux,  pas  plus  que  ses  person- 
nages, ne  reproduisent  le  grand  style  de  Phidias;  sa  cavalerie  macé- 
donienne n'a  pas  l'impétuosité,  la  fougue  inimitable  des  cavaliers 
athéniens;  mais,  dans  tous  les  autres  groupes,  que  de  beautés  et 
quelle  richesse  de  gracieux  motifs  !  Le  plus  bel  éloge  à  faire  de 
cette  œuvre,  c'est  qu'on  peut  la  regarder  même  après  le  Parthénon. 

Les  deux  frises  de  Notre-Dame  qui  mesurent,  celle  du  portique 
treize  mètres,  l'autre  vingt,  sur  deux  mètres  de  haut,  excitent  moins 
l'admiration  que  celle  du  Quirinal,  ou  plutôt  le  souvenir  de  celle-ci 
leur  fait  tort.  Car  elles  sont  très  belles  et  ce  qui  surprend  ici,  ce 


332  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

n'est  pas  que  la  pensée  ait  faibli  par  momens  chez  un  artiste  de 
soixante-dix  ans,  c'est  qu'il  ait  pu  à  cet  âge  modeler  de  telles  com- 
positions. Il  est  vrai  que  l'invention  était  moins  difficile  sur  des 
sujets  beaucoup  moins  neufs.  Les  mêmes  caractères  de  vérité,  de 
noblesse,  d'intérêt  dramatique  et  d'exactitude  descriptive  que  nous 
avons  vus  ailleurs,  nous  les  retrouvons  dans  ces  bas-reliefs  et  cer- 
tains groupes  y  sont  admirables,  par  exemple  celui  des  saintes 
femmes  qui  suivent  le  Christ  au  Calvaire.  Suivant  sa  coutume,  l'ar- 
tiste s'est  pénétré  des  textes  qu'il  veut  traduire,  au  point  de  les 
remettre  sous  nos  yeux.  Seulement  le  style  est  ici  moins  animé  et 
moins  brillant,  l'invention  moins  riche  et  la  perfection  moins  sou- 
tenue que  dans  le  Triomphe  cV Alexandre,  et  ceux  qui  ont  vu  la 
frise  du  Quirinal  n'ont  rien  à  apprendre  sur  son  auteur  dans  celles 
de  Notre-Dame. 

Revenons  donc  au  musée  si  nous  voulons  admirer  le  maître  dans 
ses  bas- reliefs  de  petite  dimension,  qui  nous  montrent  son  génie 
sous  son  aspect  le  plus  neuf,  le  plus  individuel  et  le  plus  séduisant. 
Il  y  a  là  cent  chefs-d'œuvre  du  genre,  dont  les  originaux  sont  dis- 
séminés en  Europe,  si  aimables  et  si  gracieux  qu'ils  font  presque 
oublier  les  belles  statues  leurs  voisines.  Sur  eux  du  moins  il  n'y  a 
pas  de  contestation  possible  et  les  juges  les  plus  prévenus,  les  goûts 
les  plus  divers  se  sont  tous  inclinés  devant  ces  merveilles  que  l'on 
croirait  exhumées  du  sol  hellène.  C'est  bien  la  Grèce  qui  revit  ici, 
d'abord  dans  les  procédés  techniques  de  ces  reliefs,  dans  cette  sim- 
plicité d'ordonnance,  dans  ce  modelé  insaisissable,  mais  d'une  si 
étonnante  précision.  Le  relief  des  personnages  est  toujours  très 
mesuré,  rarement  ils  sont  superposés,  et  lorsqu'il  y  a  un  simu- 
lacre de  second  plan,  la  saillie  des  figures  y  est  aussi  légère, 
aussi  aérienne  que  sur  les  plus  classiques  bas -reliefs  de  la 
Grèce.  Thorvaldsen  n'avait  pourtant  que  bien  peu  de  modèles  de 
cette  délicate  sculpture  dans  les  collections  de  Rome  :  quelques 
processions  de  bacchanales  sur  des  vases  ou  des  autels,  et  trois  ou 
quatre  petites  compositions  mythologiques,  dont  la  plus  belle,  les 
Adieux  d'Orphôe  el  d'hurydire,  à  la  villa  Albani,  l'a  visiblement 
inspiré.  Mais  plus  encore  que  la  méthode  de  ces  bas-reliefs,  c'est 
leur  style,  leur  esprit  et  leur  accent,  ce  sont  les  attitudes  et  les  cos- 
tumes, les  accessoires  de  toute  sorte  et  enfin,  chose  plus  surpre- 
nante, ce  sont  les  types  des  personnages  qui  nous  donnent  de  la 
Grèce  une  magique  illusion.  Soit  qu'il  retrace  les  scènes  les  plus 
dramatiques  de  l'Iliade,  X Enlèvement  de  Briséis,  Ileelor  chez  Paris, 
Priam  aux  pieds  d'Achille,  \qs  Adieux  d'Hector  el  d'Andrornaque, 
soit  que,  retrouvant  lui-même  ce  sourire  mouillé  de  larmes  qu'Ho- 
mère a  mis  sur  les  lèvres  de  la  Troyenne,  il  dessine  sur  le  marbre, 
avec  une  étrange  émotion,  un  mélange  d'atticisme  et  de  mélancolie, 


LE   MUSEE   THORVALDSEN.  333 

les  plus  jolis  poèmes  d'Anacréon,  les  amours  de  Psyché  et  d'Éros,  ou 
bien  encore  des  fantaisies  allégoriques  écloses  de  son  imagination, 
Thorvaldsen  nous  transporte,  comme  avec  la  baguette  d'une  fée,  au 
sein  du  monde  antique.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  la  grâce  originale 
et  naïve,  l'insaisissable  idéal  des  bas-reliefs  athéniens.  La  créa- 
tion est  ici  moins  spontanée,  l'art  plus  étudié  :  mais  cette  recherche 
atteint  son  but  par  la  puissance  de  la  vie  et  le  naturel  absolu  des 
physionomies.  Gela  rappelle  moins  l'inspiration  homérique,  rude  et 
primesautière,  que  celle  des  poètes  d'Alexandrie,  j'entends  des 
meilleurs  :  c'est  la  perfection  raffinée  de  Théocrite  ou  la  grâce 
légère  de  Méléagre,  comparaison  d'autant  plus  juste  que  ces  mar- 
bres sont  vraiment  de  petits  tableaux,  des  idylles,  dans  le  sens 
grec  du  mot.  Qui  donc  s'est  jamais  approprié  à  ce  degré  non  seule- 
ment les  formes,  mais  les  idées  et  les  sentimens  qui  animaient  la 
plastique  comme  la  poésie  des  anciens?  Flaxman  égala  certainement 
son  rival  danois  pour  la  science  archéologique,  et  ses  dessins  fameux 
sur  r Iliade  et  l'Odyssée  montrent  une  puissante  intuition  du  monde 
où  se  meuvent  les  fables  héroïques,  mais  à  ces  images  savamment 
exactes  manque  le  premier  trait  de  ressemblance,  la  beauté  des 
types,  et  ce  parfum  d'hellénisme  qui  émane  des  bas-reliefs  de 
Thorvaldsen.  Le  seul  moderne  en  qui  ait  ainsi  vécu  l'âme  d'un 
Grec,  c'est  André  Ghénier;  seulement  il  était  né  sur  le  Bosphore, 
et  quel  miracle  de  lui  trouver  un  frère  aux  bords  du  Sund! 

Mais  ce  n'est  rien  encore  que  le  style,  la  grâce,  l'harmonie  exquise 
de  ces  tableaux  de  marbre.  Ge  qui  plaît  surtout  en  eux,  ce  qui 
charme  les  spectateurs  les  moins  exercés,  c'est  le  sentiment.  On 
devine  qu'ils  sont  nés  moins  du  cerveau  que  du  cœur  de  l'artiste, 
comme  ces  dessins  de  Prudhon,  d'une  élégance  si  mélancolique, 
avec  lesquels  ils  ont  parfois  une  remarquable  parenté.  Qui  ne  connaît 
ce  fameux  médaillon  de  la  Nuit,  où  la  jeune  déesse  s'envole  dans 
l'espace  tenant  entre  ses  bras  ses  deux  enfans,  le  Sommeil  et  la 
Mort  (1)?  Il  y  a  au  Musée  vingt  joyaux  semblables,  tout  imprégnés 
de  poésie  et  devant  lesquels  on  peut  à  son  aise  rêver  ou  s'attendrir. 
On  sent  vite  que  ce  sont  là  des  œuvres  spontanées  que  l'artiste  lais- 
sait tomber  de  ses  mains ,  au  hasard  de  l'inspiration ,  comme  un 
soulagement  à  ses  chagrins  ou  un  délassement  à  ses  grands  tra- 
vaux. Que  de  fois  il  lui  est  arrivé  de  quitter  sans  façon  le  bloc  de 
terre  d'une  grave  statue,  pour  modeler  un  de  ses  chers  bas-reliefs  î 

(1)  Quiconque  a  écrit  sérieusement  sur  Thorvaldsen  a  parlé  de  ce  chef-d'œuvre  avec 
le  même  enthousiasme.  Ce  n'est  pas  amoindrir  le  mérite  du  sculpteur  que  de  dire 
qu'il  avait  puisé  cette  poétique  idée  dans  un  dessin  de  Carstens,  copié  de  sa  main. 
Seulement  Carstens  avait  dessiné  la  Nuit  simplement  assise  et  les  deux  enfans  accroupis 
entre  ses  genoux.  On  voit  avec  quelle  imagination  Thorvaldsen  a  transformé  le  motif  ; 
c'est  l'éternelle  histoire  des  emprunts  du  génie,  qui  change  en  or  tout  ce  qu'il  touche. 


334  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

Lorsque  le  pape  Léon  XII  vint  visiter  dans  son  atelier  les  travaux 
pour  le  tombeau  de  son  prédécesseur,  Thorvaldsen  venait  juste- 
ment de  faire  une  de  ses  excursions  favorites  dans  les  régions  les 
plus  païennes,  et  le  pontife,  homme  d'espiit,  admira  très  volontiers 
les  Ages  de  l' Amour,  fantaisie  tout  alexandrine,  que  l'on  croirait 
contemporaine  de  Gallimaque. 

La  plupart  de  ces  bas-reliefs,  j'entends  ceux  dont  la  pensée  est 
sérieuse,  étaient  destinés  ou  ont  été  employés  à  orner  le  socle  d'une 
statue  ou  d'un  buste.  Fidèle  à  une  tradition  des  anciens  qui  re- 
monte à  Phidias  lui-même,  Thorvaldsen  regardait  le  bas-relief 
comme  une  légende  indispensable  de  tout  monument  commémo- 
ratif  ;  il  l'aurait  exécuté  à  ses  frais  plutôt  que  de  l'omettre,  comme 
il  fit  pour  le  tombeau  du  cardinal  Consalvi.  Aussi  a-t-il  eu  maintes 
fois  l'occasion  d'appliquer  aux  sujets  les  plus  modernes  la  pureté 
de  ses  méthodes,  et  il  a  laissé  sur  ce  point-là  les  plus  féconds 
enseignemens.  Telle  statue  modelée  par  ses  élèves  se  rachète  à  nos 
yeux  par  les  chefs-d'œuvre  de  son  piédestal  que  le  maître  s'était 
réservés.  Quant  aux  bas-reliefs  inspirés  par  l'Évangile  et  exécutés 
presque  tous  pour  des  autels  ou  des  fonts  baptismaux,  j'ai  cité  déjà 
les  plus  beaux  d'entre  eux,  et  j'ai  dit  à  ce  propos  comment  l'ar- 
tiste, dans  toutes  ses  œuvres  religieuses,  avait  été  amené,  par 
le  courant  même  de  la  pensée  chrétienne,  à  prendre  dans  son 
dessin  et  dans  sa  touche  je  ne  sais  quoi  de  plus  grave  et  de  plus 
pénétrant,  et,  sans  modifier  sensiblement  son  style,  à  y  mêler  aux 
traditions  grecques  les  souvenirs  de  la  renaissance  italienne. 

Est- il  besoin,  pour  terminer  cette  longue  revue,  de  dire  un  mot 
des  bustes  rassemblés  dans  une  salle  du  musée?  Ils  sont  peu  nom- 
breux, eu  égard  à  l'extrême  fécondité  et  à  la  facilité  de  l'aitiste,  et 
c'est  une  nouvelle  preuve  qu'il  ne  cherchait  guère  un  emploi  lu- 
cratif de  son  talent;  la  plupart  d'ailleurs  reproduisent,  comme  on 
peut  s'y  attendre,  de  grands  personnages  allemands,  anglais  ou 
russes,  des  princes  et  des  artistes  danois.  Ils  sont  visiblement  conçus 
et  exécutés  comme  les  meilleurs  bustes  qui  nous  restent  des  anciens  : 
recherche  exacte  et  familière  de  la  ressemblance  et  du  caractère  de 
l'individu,  mais  seulement  par  les  grandes  lignes  et  les  traits  do- 
minans  du  visage,-  les  saillies  sont  très  accentuées  et  les  plans 
largement  traités,  avec  un  dédain  absolu  des  détails  inutiles,  des 
mièvreries  et  des  trompe-l'œil,  ressources  habituelles,  en  pareil 
cas,  des  ciseaux  vulgaires,  pour  séduire  la  foule  (1). 

Peut-être  le  lecteur  qui  aura  eu  la  patience  de  m' accompagner 

(1)  On  no  peut  pas  rangor  parmi  les  meilleurs  bustes  de  Thor/aldson  celui  de  Na- 
poléon qui  était  aux  Tuileries  dans  la  salle  dite  des  États  et  qu'on  a  heureusement 
sauvé  de  l'incendie.  C'est  une  œuvre  solennelle  et  indécise,  un  travail,  pour  employer 
le  jargoa  de  l'atelier,  fait  de  chic,  l'artiste  n'ayant  jamtda  vu  son  modèle. 


LE   MUSÉE   THORVALDSEN.  335 

jusqu'au  bout  à  travers  cet  immense  musée  partagera-t-il  le  senti- 
ment qu'on  y  éprouve  inévitablement  après  l'admiration,  le  regret 
de  voir  tant  de  trésors,  de  précieux  exemples  en  grande  partie  ou- 
bliés et  perdus.  On  se  demande  où  est  l'école  de  Thorvaldsen. 
N'eût-il  pas  mieux  valu  cent  fois  pour  l'art  moderne  que  le  maître 
ne  cédât  point  à  son  amour  du  sol  natal  et  trouvât  un  moyen  de 
laisser  toute  son  œuvre  réunie  à  Rome  comme  elle  l'est  à  Copen- 
hague? N'en  déplaise  aux  Danois,  il  a  compromis  ainsi  les  fruits  de 
son  enseignement.  Qu'en  restait-il  après  lui  à  Rome,  une  fois  son 
atelier  fermé,  ses  élèves  séparés,  ses  collections  emportées?  Le 
Danemark  n'avait  pas  de  successeurs  à  lui  donner  dans  son  propre 
pays;  les  originaux  de  ses  chefs-d'œuvre,  dispersés  en  Europe,  en- 
fouis la  plupart  dans  les  palais  particuliers  et  loin  du  mouvement 
artistique,  y  demeurent  à  peu  près  inutiles,  et  combien  d'artistes 
étrangers  viennent  étudier  à  Copenhague?  Ainsi  cette  grande  re- 
nommée semble  n'avoir  brillé  que  d'un  éclat  stérile,  et  au  bout  de 
sa  lumineuse  carrière  être  venue  s'éteindre  aux  bords  lointains  et 
sombres  d'où  elle  était  partie.  Voilà  de  quelles  tristes  réflexions  on 
a  l'esprit  saisi  au  milieu  de  ce  musée,  qui  prend  alors  véritablement 
l'aspect  d'un  tombeau.  Mais,  à  tout  prendre,  pouvait-il  en  être  au- 
trement? Un  grand  artiste  de  France  ou  d'Allemagne,  entouré  des 
nombreux  pensionnaires  ou  des  jeunes  amateurs  que  ces  deux  pays 
envoient  sans  cesse  en  Italie,  eût  aisément  fondé  à  Rome  une  école 
durable.  Mais  que  pouvait  faire  Thorvaldsen,  qui  n'eut  guère  qu'un 
seul  Danois  dans  son  atelier?  C'était  beaucoup  déjà,  et  merveilleux 
pour  ce  temps-là,  que  d'y  attirer  des  jeunes  gens  de  toute  nation, 
subjugués  par  sa  renommée  et  dont  j'ai  raconté  l'étonnante  abnéga- 
tion. Mais  le  seul  lien  de  cette  réunion  cosmopolite,  c'était  le  maître 
lui-même  :  elle  ne  put  survivre  à  son  départ;  et  s'il  y  eut,  parmi 
ces  jeunes  hommes,  des  artistes  d'un  vrai  talent,  Tenerani,  Louis 
Bienaimé,  Emile  Wolf,  qui  ont  imité  d'assez  près  leur  maître,  et 
laissé  des  œuvres  de  grand  mérite,  aucun  d'eux  cependant  ne  fut 
assez  fort  pour  se  créer  une  forme  personnelle  et  donner  une  vie 
nouvelle  aux  traditions  de  son  école.  Par  là  encore  l'atelier  de  Thor- 
valdsen ressemble  à  celui  de  Raphaël,  dont  les  élèves,  après  s'être 
passionnément  dévoués  à  leur  maître  et  singulièrement  pénétrés  de 
son  style,  n'ont  presque  rien  produit,  si  bien  que  l'école  du  peintre 
divin  s'évanouit  en  quelques  années. 

Tant  qu'il  vécut  à  Rome  cependant,  l'influence  de  Thorvaldsen 
ne  fut  pas  renfermée  dans  son  atelier  :  elle  rayonnait  plus  ou  moins 
sur  les  sculpteurs  de  tous  pays  qui,  de  1810  à  1840,  ont  travaillé 
en  Italie.  J'ai  déjà  parlé  de  l'école  allemande  contemporaine,  qui 
doit  aux  exemples  de  Thorvaldsen  tout  ce  qu'elle  a  de  pureté,  d'élé- 


336  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

gance  et  de  noblesse  :  car  l'inspiration  ne  se  donne  pas.  A  ce  compte- 
là  Rauch  serait  le  plus  grand  et  le  plus  célèbre  des  élèves  du  maître 
danois.  Sur  les  statuaires  français  son  enseignement  est  plus  difficile 
à  constater  :  on  n'en  cite  aucun  qui  ait  été  son  ami  comme  Horace 
Vernet.  On  sait  que  David  d'Angers  ne  l'aimait  pas  et  rien  n'est 
moins  surprenant.  Rude  l'a-t-il  connu  à  Rome?  Peut-être,  mais 
aucun  biographe  n'en  a  parlé.  Deux  de  nos  grands  sculpteurs  seu- 
lement, Cortot  et  Simart,  montrent  dans  leurs  œuvres,  dans  leurs 
bas-reliefs  surtout,  une  trace  évidente  des  exemples  de  Thorvald- 
sen.  Mais  d'autres  sans  doute  en  ont  profité  qui  ne  l'ont  pas  avoué. 
Si  le  Danois  ne  s'était  pas  tenu  si  fort  à  l'écart  de  la  France,  s'il 
avait  pris  soin  d'envoyer  quelque  ouvrage  à  Paris,  s'il  n'avait  pas 
été  adopté  avec  tant  de  passion  par  les  Allemands,  nul  doute  que 
les  artistes  français  n'eussent  rais  plus  d'empressement  à  saluer  son 
génie  et  à  lui  demander  des  leçons.  Combien,  de  notre  temps,  étaient 
dignes  de  les  reproduire  !   Croit-on  par  exemple  que  Duret  n'eût 
pas  gagné,  à  ce  contact,  plus  de  sobriété  et  de  prudence,  et  Pradier, 
cet  esprit  si  gracieux  et  si  naturellement  grec,  un  souci  plus  vif  de 
la  noblesse  et  de  l'idéal  antiques?  11  n'y  avait  pas,  dans  toute  l'Eu- 
rope, un  terrain  plus  propre  que  l'école  française  à  recevoir  les  le- 
çons de  Thorvaldsen.  Car  le  génie  français,  faut-il  le  répéter  sans 
cesse?  c'est  la  mesure,  le  bon  sens,  l'horreur  du  trivial  et  du  clin- 
quant. iN'avons-nous  pas  toute  une  lignée  de  grands  statuaires, 
depuis  Jean  Goujon  et  Germain  Pilon  jusqu'à  Houdon  et  Rude,  Jus- 
qu'à nos  illustres  contemporains,  véritables  représentans  de  notre 
esprit  national  dans  l'art,  qui  ont  su  réunir  au  plus  haut  degré  l'ex- 
pression et  l'élégance,  sans  rien  sacrifier  de  la  vraie  beauté,  sans 
rechercher  les  contorsions,  les  figures  grimaçantes,  les  mouvemens 
ou  les  poses  de  mélodrame?  Le  jour  où  l'administration  des  beaux- 
arts  se  décidera  à  tirer  de  ses  greniers  les  plâtres  choisis  avec  tant 
de  goût  par  M.  Charles  Blanc  à  Copenhague,  le  Mercure,  la  VénuSy 
le  Triomphe  d' Alexandre  et  dix  autres  chefs-d'œuvre,  nos  artistes 
reconnaîtront  dans  Thorvaldsen  un  génie  de  la  même  famille  que 
ceux-là  et  le  public  verra  une  fois  de  plus  qu'il  peut  y  avoir  un 
genre  classique  très  sévère,  très  pur,  et  pourtant  plein  d'attraits 
pour  les  esprits  les  moins  raffinés.  Il  verra  que  cette  prétendue 
froideur  du  grand  sculpteur  danois,  dont  on  lui  a  quelquefois  parlé, 
n'est  qu'un  mensonge  inventé  par  l'ignorance,  par  le  préjugé  ou  par 
cette  perversité  du  goût  qui  demande  sans  cesse  des  effets  extraor- 
dinaires et  impossibles,  perversité  trop  commune  aujourd'hui,  mais 
à  laquelle.  Dieu  merci,  l'art  contemporain  donne  chaque  année 
d'éclatans  démentis. 

S.  Jacquemont. 


LA  REFORME 


L'IMPOT  FONCIER 


Malgré  les  charges  coïisidérables  imposées  au  trésor  public  par  la 
guerre  de  1870,  la  majorité  de  l'assemblée  nationale  s'est  refusée 
à  augmenter  la  contribution  foncière.  Lorsque  le  gouvernement 
voulut  ajouter  au  principal  de  l'impôt  immobilier  des  centimes 
additionnels  généraux  que  le  déficit  de  notre  budget  rendait  néces- 
saires, les  défenseurs  des  intérêts  agricoles  se  fondèrent  sur  les  iné- 
galités des  contingens  départementaux  pour  faire  rejeter  cette  sur- 
taxe. Ils  firent  d'une  nouvelle  péréquation  la  condition  préalable  de 
tout  rehaussement  de  la  contribution  actuelle,  et  ils  réclamèrent 
une  amélioration  immédiate  de  la  constitution  des  contingens. 

Le  15  juillet  1873,  l'honorable  M.  Feray  et  trente-quatre  de  ses 
collègues  déposèrent  sur  le  bureau  de  la  chambre  une  proposition 
par  laquelle  ils  demandaient  qu'une  commission  parlementaire  fût 
nommée  pour  examiner  s'il  y  avait  lieu  de  réviser  les  évaluations 
cadastrales.  Ils  affirmaient,  dans  l'exposé  des  motifs,  que  la  répar- 
tition de  l'impôt  foncier  entre  les  départemens  présentait  de  cho- 
quantes inégalités.  L'assemblée  accueillit  leur  proposition,  et  l'ar- 
ticle 2  de  la  loi  du  5  août  187/i  imposa  au  gouvernement  l'obligation 
de  présenter,  dans  la  loi  de  finances  de  1876,  un  projet  de  nouvelle 
répartition  du  principal  des  contingens  départementaux. 

lêiprojet  de  loi  ne  fut  pas  déposé  dans  le  délai  prescrit.  Cepen- 
dant la  question  avait  été  mise  immédiatement  à  l'étude.  Le  direc- 
teur général  des  contributions  directes  s'était  rendu  en  Hollande 
et  en  Belgique,  pour  étudier  sur  place  les  procédés  employés  dans 

TOME  XXXY  —  1879,  22 


338  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

les  opérations  de  péréquation  accomplies  ou  en  voie  d'exécution 
dans  ces  deux  pays  ;  mais  les  renseignemens  qu'il  recueillit  ne  firent 
que  confirmer  l'opinion  antérieure  de  l'administration,  à  savoir  :  que 
les  documens  réunis  au  ministère  des  finances,  notamment  les  éva- 
luations de  1851,  1862  et  1874,  étaient  insuffisans  pour  servir  de 
base  à  une  nouvelle  répartition,  et  qu'il  fallait  faire  procéder  sur 
le  terrain  à  un  travail  plus  complet,  si  l'on  devait  toucher  à  l'assiette 
de  l'impôt  foncier. 

Sur  l'insistance  des  promoteurs  de  la  réforme,  l'assemblée  main- 
tint sa  première  décision.  La  loi  de  finances  du  3  août  1875  enjoi- 
gnit de  nouveau  au  gouvernement  de  comprendre  dans  la  loi  du 
budget  de  l'exercice  1877  la  proposition  qui  avait  été  demandée 
pour  l'année  précédente. 

Le  ministre  des  finances  dut  se  conformer  à  cette  injonction 
réitérée  et  saisir  le  pouvoir  législatif  d'un  projet  de  réforme.  Il  dé- 
posa devant  la  chambre  des  députés,  le  23  mars  1876,  deux  pro- 
jets de  lois  ayant  pour  objet  une  nouvelle  répartition  entre  les  dé- 
partemens  du  principal  de  la  contribution  sur  les  propriétés  non 
bâties,  le  renouvellement  des  opérations  cadastrales  et  la  péréqua- 
tion du  contingent  des  propriétés  bâties. 

Ces  deux  projets  de  loi,  dont  la  chambre  des  députés  est  encore 
saisie,  ont  été  modifiés  récemment  par  une  nouvelle  proposition  en 
date  du  19  mai  1879. 

I. 

Avant  d'entrer  dans  l'examen  de  ces  divers  projets  de  loi  et  du 
difficile  problème  qu'ils  sont  destinés  à  résoudre,  nous  nous  deman- 
derons si  la  répartition  de  l'impôt  foncier  entre  les  départemens  pré- 
sente, comme  on  l'a  affirmé,  de  graves  inégalités  qu'il  soit  urgent 
de  faire  disparaître. 

On  ne  peut  pas  contester  que  les  inégalités  dont  on  parle  aient 
existé,  qu'elles  aient  été  même  intolérables  pendant  quelque  temps. 
Nous  en  trouvons  la  preuve  à  chaque  page  de  l'histoire  des  pre- 
mières années  de  l'impôt  foncier  en  France.  Les  réclamations  des 
contribuables  étaient  alors  absolument  fondées. 

Ces  inégalités  provenaient  de  la  manière  dont  les  contingens 
avaient  été  formés  par  la  loi  du  l"""  décembre  1790.  L'assemblée 
constituante  avait  décidé  que  les  anciens  impôts  directs  supprimés, 
la  taille,  les  capitations,  les  vingtièmes,  seraient  remplace  par 
l'impôt  foncier,  qui  devait  être  en  principe  proportionnel  au  revenu 
net  de  la  terre  et  des  maisons.  Mais  on  ne  connaissait,  à  ce  mo- 
ment, ni  l'étendue  du  territoire  des  nouveaux  départemens,  ni  les 
espaces  occupés  par  les  différentes  cultures,  ni  la  qualité  des  terres, 


LA.   RÉFORME   DE  l'iMPOT   FONCIER.  339 

» 

ni  le  nombre  des  propriétés  bâties,  ni  le  revenu  respectif  de  chaque 
nature  de  propriétés.  On  était  donc  dans  l'impossibilité  d'asseoir 
l'impôt  sur  une  base  proportionnelle.  On  eut  recours  cà  un  moyen 
empirique  :  on  rechercha  ce  que  chaque  province  payait  d'impôts 
directs;  à  ces  impôts  réellement  payés  on  ajouta  ceux  que  les  ordres 
privilégiés  auraient  dû  acquitter;  on  dressa  un  état  de  tous  les 
impôts  par  généralité,  et  l'on  mit  à  la  charge  de  chaque  départe- 
ment une  somme  égale  aux  taxes  qui  étaient  supportées  par  les  com- 
munes composant  la  nouvelle  circonscription  départementale. 

On  sait  que  les  anciens  impôts  étaient  très  inégalement  partagés 
entre  les  provinces.  Dans  les  pays  d'états,  les  impositions  étaient 
établies  avec  le  consentement  préalable  des  assemblées  provinciales, 
tandis  que  dans  les  pays  d'élection  elles  dépendaient  entièrement 
de  la  volonté  royale.  Les  premiers  avaient  été,  par  suite,  plus 
ménagés  que  les  seconds.  Ajoutons  que  quelques  provinces  réunies 
à  la  France  s'étaient  fait  alTranchir,  en  vertu  de  leurs  capitula- 
tions, de  tout  ou  partie  de  certains  impôts.  Les  départemens  sub- 
stitués aux  provinces,  supportant  sous  une  autre  forme  les  charges 
anciennes,  héritèrent  nécessairement  des  inégalités  antérieures.  Le 
partage  entre  les  districts  et  les  communes  fut,  pour  des  motifs 
analogues,  non  moins  défectueux.  La  répartition  individuelle  ne 
pouvait  pas  être  meilleure,  car  il  n'y  avait  à  ce  moment  ni  cadastre, 
ni  administration  spéciale;  l'impôt  était  divisé  par  les  autorités  mu- 
nicipales d'après  des  renseignemens  vagues  et  suivant  des  apprécia- 
tions personnelles. 

La  somme  totale  de  l'impôt  foncier  mise  à  la  charge  des  dépar- 
temens en  1791  s'élevait  en  principal  à  240  millions,  plus  60  mil- 
lions en  sols  additionnels.  Le  montant  du  revenu  foncier  net,  à 
cette  époque,  étant  estimé  à  1  miUiard  ûOO  millions  de  francs,  la 
propriété  immobilière  supportait  une  taxe  de  16.66  pour  100  de 
son  revenu  net  en  principal,  et  de  20.83  pour  100  avec  les  sols  ad- 
ditionnels, c'est-à-dire  plus  d'un  cinquième  de  son  revenu  net  (1). 

Les  contribuables  acceptèrent  les  grosses  inégalités  d'un  impôt 
aussi  lourd,  tant  qu'ils  eurent  la  faculté  de  payer  leiire  taxes  en 
assignats;  mais  lorsque  la  loi  du  3  frimaire  an  vu  vint  imposer 
l'obligation  d'acquitter  les  charges  publiques  en  numéraire,  les 
plaintes  devinrent  tellement  vives  qu'on  fut  obligé  de  leur  donner 
satisfaction. 

On  s'efforça  de  diminuer  les  inégalités  au  moyen  de  dégrèvemens 
successifs.  En  1797,  on  fit  un  premier  dégi'èvemenl  de  22  milHons 
au  profit  de  tous  les  départemens,  réparti  dans  des  proportions 
différentes  suivant  le  taux  de  l'impôt  de  chacun  ;  en  1798,  un  dégrè- 

(1)  Note  annexée  au  projet  de  loi  du  23  mars  187C. 


340  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vementdun  vingtième;,  en  1799,  un  autre  de  18  millions  destiné, 
lui  aussi,  à  exonérer  principalement  les  départemens  les  plus 
chargés.  De  1802  à  1821,  divers  dégrèvemens  sont  intervenus  et 
se  sont  élevés  en  totalité  à  35,456,065  francs.  En  moins  d'un 
quart  de  siècle,  on  a  donc  diminué  l'impôt  foncier  d'une  somme 
totale  de  85,318,6/i9  fr. 

A  la  suite  de  ces  mesures  financières,  la  situation  des  contri- 
buables était  déjà  considérablement  améliorée.  En  effet,  non-seu- 
lement l'impôt  foncier  était  descendu  de  240  millions  en  principal 
à  154,678,000  francs,  mais  encore  le  revenu  net  de  la  propriété 
immobilière  avait  progressé  et  s'élevait  en  1821  à  1,580,597,000 
francs.  La  contribution  foncière,  au  lieu  de  représenter  dans  son 
ensemble  16.66  du  revenu  net,  était  descendue  à  9.79  pour  100. 
En  outre,  les  dégrèvemens  consentis  par  le  législateur  avaient,  on 
vient  de  le  voir,  profité  surtout  aux  départemens  les  plus  lour- 
dement taxés,  et  par  suite  les  contingens  départementaux  ne  pré- 
sentaient plus  les  grandes  inégalités  qu'ils  offraient  à  l'origine. 

Grâce  au  développement  de  la  richesse  publique,  la  situation 
alla  toujours  en  s'améliorant,  et  la  contribution  foncière  devint 
de  moins  en  moins  lourde.  Le  revenu  net  des  propriétés  immobi- 
lières augmentait  rapidement  :  il  était  en  1851  de  2,540,043,000 
francs.  En  conséquence,  la  proportion  de  l'impôt  foncier  au  revenu 
net  n'était  plus,  à  cette  époque,  que  de  6.06  pour  100. 

Une  grande  mesure,  qui  coûta  plus  de  quarante  ans  d'efforts  et 
de  travail,  vint  aussi  réaliser  un  vœu  qui  était  dans  la  pensée  des 
constituans  de  1790,  et  accomplir  un  progrès  considérable.  Le  ca- 
dastre, commencé  en  1807,  était  terminé  en  1850  dans  tous  les 
départemens,  à  l'exception  de  la  Corse.  La  répartition  individuelle, 
faite  désormais  sur  des  contenances  exactes  et  d'après  le  revenu 
cadastral  de  chaque  parcelle,  fit  disparaître,  du  moins  pendant  les 
années  rapprochées  de  la  confection  des  opérations  cadastrales, 
presque  toutes  les  inégalités  particulières.  Enfin  la  loi  du  7  août 
1850,  qui  supprima  les  17  centimes  additionnels  généraux,  réduisit 
encore  les  charges  foncières  de  27  millions. 

On  conçoit  qu'à  la  suite  de  tous  ces  faits  les  plaintes  des  contri- 
buables durent  se  calmer  ;  en  effet  elles  cessèrent  presque  com- 
plètement. Les  contingens  s'étaient  rapprochés  sensiblement  de 
l'égalité,  et  les  inégalités  qui  subsistaient  encore  étaient  d'autant 
moins  senties  que  l'impôt  était  devenu  moins  lourd. 

Les  revenus  de  la  terre  et  des  maisons  prirent  d'ailleurs,  à  partir 
de  1850,  un  essor  immense.  Une  nouvelle  évaluation  effectuée  en  1862 
constata  que  le  revenu  immobilier  net  s'élevait  à  3,096,102,000  fr.; 
et  comme  l'impôt,  en  principal,  n'avait  pas  varié,  il  ne  représentait 
donc  plus  que  5.15  pour  100  du  revenu  foncier.  Aussi  peut-on  dire  que 


LA   RÉFORME   DE    l'iMPOT   FONCIER.  Zlll 

déjà  dans  les  dernières  années  de  l'empire  la  question  de  la  péré- 
quation n'existait  plus;  elle  n'intéressait  plus  personne,  pas  même 
les  contribuables  des  départemens  surchargés.  Le  silence  des  pro- 
cès-verbaux de  l'enquête  agricole  le  prouve  d'une  manière  irrécu- 
sable. Cette  enquête  avait  été  ordonnée  en  186G  pour  offrir  aux 
propriétaires  ruraux  le  moyen  de  faire  valoir  tous  leurs  griefs, 
d'exprimer  tous  leurs  vœux.  Ils  y  ont  produit  en  effet  toutes  sortes 
de  réclamations,  même  les  moins  importantes;  ils  n'ont  pas  dit  un 
mot  des  inégalités  de  la  répartition  de  la  contribution  foncière. 

Un  de  nos  principaux  économistes,  M.  Wolovvski,  crut  pourtant 
qu'il  devait  à  la  scipuce  d'entretenir  la  commission  supérieure  de 
cette  question  d'école  qui  n'avait  plus  guère  qu'un  intérêt  histo- 
rique. La  commission,  se  fondant  précisément  sur  ce  que  les  pro- 
cès-verbaux de  l'enquête  ne  contenaient  aucun  vœu  sur  la  reconsti- 
tution des  contingens  départementaux,  décida  qu'il  n'y  avait  pas 
lieu  de  prendre  la  proposition  en  considération  (1). 

Le  revenu  net  de  la  propriété  immobilière  s'est  encore  augmenté 
depuis  l'enquête  agricole  :  l'évaluation  de  1874  le  porte  à 
3,959,165,000  francs.  Le  rapport  de  l'impôt,  en  principal,  au  re- 
venu foncier,  était  ainsi  descendu  successivement  de  16.66  à  Zi.24 
pour  100. 

11  est  vrai  que  la  propriété  immobilière  ne  supporte  pas  seule- 
ment l'impôt  établi  au  profit  de  l'état  :  elle  est  assujettie,  en  outre, 
à  des  centimes  additionnels,  destinés  à  faire  face  aux  dépenses  des 
départemens  et  des  communes.  Ces  centimes,  pour  l'exercice 
de  1877,  représenlaient  97  pour  100  du  principal  de  l'impôt  fon- 
cier; par  conséquent  les  immeubles  ne  sont  pas  imposés  en  réalité 
à  li.'^h  pour  100  de  leur  revenu,  mais  bien  à  raison  de  8.35.  Néan- 
moins, on  doit  reconnaître  que  le  taux  de  l'impôt  immobilier,  même 
avec  l'augmentation  des  centimes  additionnels,  est  encore  bien  infé- 
rieur à  ce  qu'il  était  en  1791,  car,  à  cette  époque,  nous  avons  vu  que 
le  principal  et  les  sols  additionnels  s'élevaient  à  20.83  pour  100  du 
revenu  net. 

Ajoutons  que  les  centimes  additionnels  affectés  aux  dépenses  dé- 
partementales et  communales  ne  doivent  pas  être  considérés  comme 
un  véritable  impôt.  Le  pro'luit  de  ces  centimes  ne  sert  pas  en  effet 
à  défrayer  des  dépenses  d'intérêt  général;  il  est  employé  plutôt 
à  des  dépenses  d'intérêt  local  et  privé.  Quand  des  départemens  ou 
des  communes  font  construire  des  ponts,  des  chemins  de  fer  d'in- 
térêt local,  des  chemins  vicinaux,  des  fontaines,  ils  font  leurs  pro- 
pres affaires;  ils  augmentent  directement  la  fortune  et  les  revenus 
des  particuliers.  Par  conséquent,  si  l'on  prend  sur  le  revenu  fon- 

(1)  Séance  du  4  décembre  18C8. 


342  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

cier  les  ressources  nécessaires  pour  l'exécution  de  ces  travaux,  on 
fait  quelque  chose  qui  ressemble  beaucoup  à  ce  que  les  contri- 
buables feraient  eux-mêmes,  en  payant  avec  le  produit  de  leurs 
terres  les  améliorations  de  leurs  exploitations  agricoles.  Rigoureu- 
sement, il  ne  faudrait  donc  pas  comprendre  les  centimes  addition- 
nels communaux  et  départementaux  dans  le  chiffre  de  l'impôt  fon- 
cier, c'est-à-dire  dans  les  contributions  affectées  aux  besoins 
généraux  du  pays. 

En  définitive,  pendant  que  le  revenu  de  la  terre  avait  augmenté, 
les  contingens  départementaux  s'étaient  rapprochés  du  taux  moyen, 
à  la  suite  des  dégrèvemens  répartis  entre  les  départemens,  en  rai- 
son du  poids  de  leurs  impositions.  Les  inégalités  étaient  arrivées  à 
ne  plus  guère  dépasser  les  écarts  que  l'impei-fection  naturelle  des 
choses  humaines  rend  inévitables. 

Dans  les  départemens  les  plus  surchargés,—  le  Morbihan,  la  Lo- 
zère et  le  Tarn-et-Garonne,  — le  taux  de  la  taxe  en  principal  excède 
à  peine  6  pour  100  du  revenu  net  ;  il  est  de  6.06  dans  le  Morbi- 
han, de  6.09  dans  la  Lozère,  et  dans  le  Tarn-et-Garonne,  où  il 
est  le  plus  élevé,  il  ne  s'élève  pas  au-dessus  de  6.51.  Dans  six  dé- 
partemens, il  est  de  5.50  à  6  pour  100;  dans  neuf  départemens,  de 
5  à  5.50;  dans  trente-cinq  départemens,  de  h.2!i  à  5  pour  100. 
Dans  trente-quatre,  il  est  au-dessous  de  4.2/1.  Les  plus  ménagés 
parmi  ces  derniers  paient  en  moyenne  3.50.  Ainsi,  les  plus  lourde- 
ment grevés  ne  paient  guère  plus  de  6  pour  100  du  revenu  net  en 
principal;  les  plus  favorisés,  guère  moins  de  h  pour  100;  pour  un 
grand  nombre,  l'impôt  varie  entre  Zi. 50  à  5.50  pour  100. 

Les  inégalités  choquantes  alléguées  par  les  auteurs  de  la  propo- 
sition sont  donc  contredites  par  les  documens  statistiques  comme 
par  les  mesures  financières  que  nous  avons  fait  connaître,  et  sur- 
tout par  les  résultats  de  la  grande  enquête  de  1866. 

Dans  les  communes  où  le  cadastre  est  terminé  depuis  longtemps, 
on  trouve,  il  est  vrai,  des  inégaUtés  individuelles  plus  considé- 
rables provenant  de  ce  que  le  revenu  de  certaines  parcelles  a 
augmenté  depuis  la  confection  des  opérations  cadastrales,  tandis 
que  le  revenu  de  certaines  autres  a  baissé,  alors  que  les  cotes  sont 
restées  faibles  pour  les  premières  et  fortes  pour  les  secondes  ; 
mais,  on  ne  saurait  trop  le  remarquer,  la  proposition  faite  par 
M.  Feray  en  1873  et  les  projets  de  loi  déposés  par  le  gouverne- 
ment ne  s'occupent  pas  de  ces  inégalités-là,  qui  continueraient  à 
exister,  même  avec  des  contingens  établis  sur  la  base  d'une  rigou- 
reuse proportionnalité. 

Les  motifs  qui,  depuis  quelques  années,  avaient  détourné  l'at- 
tention publique  de  la  question  de  la  péréquation  se  conçoivent  donc 
facilement,  et  aucun  motif  nouveau  n'avait  rendu  à  celte  question 


LA  REFORME  DE  L  IMPOT  FONCIER.  343 

l'intérêt  qu'elle  avait  perdu.  Les  plaintes  qui  s'élevèrent  en  1873, 
à  l'occasion  de  la  surtaxe  proposée  sur  la  propriété  immobilière, 
n'étaient  en  réalité  que  l'éclio  lointain  et  attardé  de  vieilles  récla- 
mations dont  l'objet  n'existait  plus  ou  avait  été  du  moins  considé- 
rablement atténué.  L'assemblée  nationale  n'en  persista  pas  moins 
à  exiger  qu'une  proposition  de  réforme  lui  fût  soumise. 

H. 

Les  projets  de  lois  présentés  par  le  ministre  des  finances  divi- 
sent l'impôt  foncier  en  deux  contingens  généraux  distincts  :  celui 
des  propriétés  non  bâties  et  celui  des  propriétés  bâties.  Un  mode 
spécial  de  péréquation  est  adopté  pour  chacun  d'eux. 

La  séparation  des  contingens  est  une  mesure  rationnelle  qui 
donnera  à  l'administration  des  contributions  directes  le  moyen 
d'évaluer  le  revenu  de  chaque  nature  de  propriétés  par  des  pro- 
cédés différons  et  mieux  appropriés  aux  difficultés  de  chacune  des 
opérations;  elle  facilitera  également  les  rectifications  ultérieures 
(les  évaluations  cadastrales,  lorsque  des  changemens  dans  les  pro- 
duits de  la  matière  imposable  auront  rendu  une  nouvelle  estimation 
nécessaire.  A  ce  double  point  de  vue,  la  division  des  contingens 
est  une  amélioration  réelle  qui  devra  être  accueillie  avec  faveur 
par  les  deux  chambres.  Elle  est  appliquée  depuis  longtemps  en 
Belgique,  en  Hollande  et  dans  d'autres  états.  Elle  l'a  été  en  France, 
pendant  plusieurs  années,  conformément  aux  prescriptions  de  l'ar- 
ticle 3/i  de  la  loi  du  15  septembre  1807;  ce  n'est  qu'en  1821, 
lorsque  la  répartition  de  l'impôt  foncier  fut  considérée  comme  dé- 
finitivement fixée,  que  les  propriétés  rurales  et  les  propriétés  bâties 
furent  confondues  dans  la  même  matrice  cadastrale.  C'est  donc  un 
retour  heureux  à  la  législation  antérieure. 

D'après  les  projets  ministériels,  la  péréquation  du  contingent  des 
propriétés  non  bâties  devra  être  effectuée  au  moyen  d'une  nouvelle 
évaluation  générale  de  leur  revenu  net.  Voici,  d'après  l'exposé  des 
motifs,  comaieut  cette  opération  préalable  doit  être  pratiquée: 

«  Des  contrôleurs  des  contributions  directes,  choisis  parmi  les 
plus  expérimentés  de  chaque  département  seraient  chargés  de  se 
transporter  successivement  dans  toutes  les  communes  des  circon- 
scriptions qui  leur  seraient  respectivement  assignées.  Là,  ils  recueil- 
leraient auprès  des  autorités  locales,  des  répartiteurs,  des  notaires, 
des  principaux  agriculteurs,  des  renseignemens  aussi  précis  que 
possible  sur  le  produit  des  diverses  cultures,  sur  les  défrichemens, 
sur  les  modifications  survenues  dans  la  consistance  et  le  mode 
d'exploitation  du  sol  depuis  le  cadastre,  et  sur  les  changemens  à 
faire  subir  aux  données  fournies  par  le  cadastre,  pour  les  mettre 


^!\h  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  harmonie  avec  l'état  territorial.  Ces  renseignemens,  complétés 
et  vérifiés  à  l'ai'^e  d'informations  puisées  dans  les  communes  cir- 
convoisines,  et  auprès  des  diverses  administrations  publiques,  ser- 
viraient de  base  à  une  évaluation  directe  des  diverses  natures  de 
cultures  d'après  leur  contenance  dans  la  commune.  Celte  évalua- 
tion serait  ensuite  contrôlée  à  l'aide  des  baux  et  des  déclarations 
de  locations  verl^ales  intervenues  dans  la  période  décennale  expirant 
au  commencement  de  l'année  précédente,  et  même  des  actes  de 
vente,  si  les  baux  et  les  déclarations  verbales  faisaient  défaut  ou 
étaient  en  nombre  insuffisant  pour  assurer  le  contrôle  des  évalua- 
tions directes. 

«  Ces  évaluations  présenteraient,  par  chaque  commune  et  par 
chaque  nature  de  culture,  le  revenu  réel  moyen  par  hectare,  et  le 
total  de  ce  revenu  pour  l'ensemble  de  la  contenance  occupée  par 
la  nature  de  culture. 

((  Les  travaux  d'évaluation  seraient  ensuite  communiqués  dans 
chaque  département  au  conseil  général.  Les  observations  des  con- 
seils'généraux  ainsi  que  les  tableaux  présentant  le  résumé  des  opé- 
rations pour  l'enseml'le  de  la  France,  seraient  déférés  à  l'examen 
d'une  commission  centrale  siégeant  à  Paris,  dont  les  membres  se- 
raient nommés  par  décret.  Enfin  le  résultat  de  l'examen  des  évalua- 
tions par  cette  commission,  ainsi  que  les  explications  du  ministre 
des^finances,  seraient  soumises  aux  chambres  avec  un  projet  de 
répartition  de  la  contribution  foncière.  » 

Le  revenu  net  des  propriétés  rurales  étant  ainsi  établi  par  le  mode 
d'évaluation  que  nous  venons  d'exposer,  la  rectification  des  contin- 
gens  devait  s'effectuer,  dans  le  système  primitif  du  projet  de  1876, 
au  moyen  d'une  double  opération  :  l'exonération  des  départemens 
surchargés,  et  le  rehaussement  des  taxes  à  la  charge  de  ceux  qui 
avaient  été  ménagés. 

Le  ministre  des  finances  ne  s'était  point  fait  illusion  sur  les  im- 
perfections de  ce  premier  système.  Forcé  d'obéir  aux  injonctions 
formelles  de  la  loi,  il  avait  accepté  vraisemblablement  le  seul 
moyen  qui  lui  avait  paru  possible  dans  les  conditions  d'économie  et 
de  temps  indi(]uées  dans  les  discussions  parlementaires.  Il  s'est 
empressé  de  modifier  son  premier  projet,  aussitôt  que  la  situation 
du  budget  lui  a  permis  d'adopter  une  autre  combinaison.  Le 
deuxième  système,  présenté  en  1879,  est  conçu  dans  un  esprit 
différent  :  le  gouvernement  propose  maintenant  d'établir  l'égalité 
uniquement  par  le  dégrèvement  des  départemens  dont  la  contribu- 
tion foncière  est  au-dessus  du  taux  moyen. 

La  répartition  des  contingens,  dans  le  second  système  comme 
dans  le  premier,  aura  toujours  pour  base  l'évaluation  sommaire 
dont  nous  venons  de  parler.  Ce  mode  d'estimation  présente-t-il  de 


LA   RÉFORME   DE    l'iMPOT    FONCIER.  345 

suffisantes  garanties  d'exactitude  pour  justifier  une  opération  aussi 
importante?  iNous  mj  le  pensons  pas. 

On  ne  peut  pas  admettre  que  les  renseignemens  recueillis  par  les 
contrôleurs  auprès  des  autorités  locales,  des  notaires  et  des  princi- 
paux agriculteurs,  seront  toujours  désintéressés  et  sincères.  Les 
contenances  des  nouvelles  cultures,  dunt  les  produits  sont  évalués, 
ne  peuvent  pas  être  établies,  sans  arpentage,  avec  une  suffisante 
exactitude.  D'un  autre  côté,  les  baux  qui  fournissent  les  moyens  de 
contrôle  les  plus  certains  sont  loin  de  procurer  des  informations 
complètes,  et  surtout  de  les  donner  dans  des  conditions  égales 
pour  toutes  les  contrées  et  pour  toutes  les  cultures.  Le  ministre  des 
finances  reconnaît  lui-même,  dans  l'exposé  des  motifs,  que,  si  les 
baux  sont  très  nombreux  dans  quelques  départemens,  ils  sont  très 
rares  dans  d'autres;  qu'ils  font  même  absolument  défaut  dans  des 
régions  entières;  qu'ils  sont  loin  d'embrasser  dans  des  proportions 
égales  toutes  les  natures  de  culture. 

Ajoutons  que  les  opérations  seront  faites  dans  chaque  départe- 
ment par  des  agens  différens  qui  ne  jugeront  pas  de  la  même  ma- 
nière, qui  n'apporteront  pas,  dans  l'accomplissement  de  cette  délicate 
et  difficile  mission,  les  mêmes  préoccupations  ni  le  même  esprit  : 
les  uns  seront  portés  à  modérer  les  évaluations;  d'autres,  à  les 
maintenir  dans  toute  leur  rigueur.  Il  est  donc  certain  que  les  revenus 
de  toutes  les  régions  ne  seront  pas  soumis  à  une  mesure  uniforme. 

Le  gouvernement  a  sagement  abandonné  le  projet  de  surélever 
la  part  des  départemens  qui,  d'après  les  résultats  de  l'estimation, 
seraient  considérés  comme  étant  au-dessous  de  la  moyenne.  Nous 
croyons,  avec  le  ministre  des  finances,  que  les  départemens  dont 
les  contingens  seraient  rehaussés,  n'accepteraient  pas  une  augmen- 
tation d'impôt  fondée  sur  une  opération  qui  peut  être  si  justement 
contestée. 

Ce  système  aurait  produit  d'ailleurs  des  résultats  inadmissibles. 
En  effet,  la  loi  proposée  n'imposant  pas  en  même  temps  la  recti- 
fication des  pioces  cadastrales,  il  en  résulte  que  les  inégalités  qui 
existent  aLtueîlement  dans  les  sous -répartitions  communales  au- 
raient été  maintenues;  qu'elles  seraient  même  ag,:ravées  dans  tous 
les  départemens  dont  les  contingens  subiraient  une  augmentation. 
On  peut  citer,  à  titre  d'exemple ,  les  résultats  que  donnerait  la 
répartition  du  contingent  nouveau  dans  le  département  de  Seine- 
et-Oise.  Les  bois  des  environs  de  Paris  ont  été  cotisés  à  un  taux 
très  élevé  dans  les  opérations  cadastrales,  à  raison  de  leur  revenu 
à  l'époque  où  le  cadastre  a  été  exécuté  dans  cette  région.  Depuis 
l'établissement  des  chemins  de  fer  et  le  perfectionnement  des  voies 
navigables,  l'usage  de  la  houille  et  la  concurrence  des  localités  plus 


346  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

éloignées  ayant  amené  une  baisse  dans  le  prix  des  coupes,  le  re- 
venu des  bois  a  di;ninué.  Ces  propriétés  paient  aujourd'hui  un  impôt 
qui  représente,  en  principal,  12  pour  100  de  leur  produit  net.  Néan- 
moins, le  département  de  Seine-et-Oise,  dans  son  ensemble,  n'étant 
assujetti  qu'à  une  contribution  foncière  de  A. 13  pour  100,  son  con- 
tingent général  serait  élevé  au  taux  moyen  de  li.2li.  De  telle  sorte 
que  la  nouvelle  péréquation  qui  serait  opérée,  en  exécution  du  pro- 
jet de  loi  de  1876,  loin  de  réparer  l'injustice  dont  les  propriétaires 
de  bois  se  plaignent  si  justement,  aurait  pour  résultat,  au  contraire, 
d'augmenter  encore  la  taxe  foncière  d'une  nature  de  propriété  déjà 
trop  surchargée! 

Ce  système  produit  encore  un  autre  résultat  non  moins  injuste, 
en  ce  que  les  parcelles  incultes  au  moment  du  cadastre,  dont  les 
revenus,  après  leur  mise  en  culture,  augmentent  le  contingent 
départemental,  sont,  en  fait,  affranchies  presque  complètement  du 
rehaussement  de  l'impôt.  Ce  résultat  provient  de  ce  que  les  deux 
réparthions  ne  sont  pas  faites  sur  les  mêmes  élémens.  En  effet,  pour 
la  fixation  du  contingent,  on  prend  en  considération  le  revenu 
actuel,  tandis  que,  dans  la  sous-réparlition  communale,  on  continue 
à  opérer  sur  le  revenu  primitif.  Or,  ces  parcelles  étant  imposées 
comme  terres  improductives,  il  s'ensuit  qu'elles  ne  supportent 
qu'une  part  dérisoire  de  la  charge  nouvelle  qu'elles  imposent  au  dé- 
partement. 

Le  nouveau  système  proposé  dans  le  projet  de  loi  de  1879  est 
certainement  plus  acceptable.  On  sera  disposé  vraisemblablement  à 
se  montrer  plus  indulgent  pour  les  erreurs  inévitables  des  estima- 
tions faites  dans  les  conditions  que  nous  avons  décrites,  si  on  se 
borne  à  des  dégrèvemens  partiels  qui  n'aggravent  la  position  d'aucun 
autre  département,  car  on  est  naturellement  moins  exigeant  pour 
la  justification  d'une  exonération  qu'on  ne  le  serait  si  la  mesure 
devait  entraîner  une  augmentation  d'impôt. 

Cependant  nous  sommes  porté  à  penser  que  ce  nouveau  projet 
n'est  pas  non  plus  satisfaisant.  S'il  n'a  pas  tous  les  inconvéniens 
du  premier,  il  a,  d'un  autre  côté,  une  infériorité  évidente  à  l'égard 
de  celui-ci,  qui  avait  du  moins  le  mérite  de  viser  à  l'égalité  des 
contingens,  tandis  que,  dans  le  système  de  1879,  on  se  borne  à 
dégrever  les  départemens  dont  l'impôt  est  supérieur  à  la  moyenne; 
on  laisse  donc  toujours  subsister  les  inégalités  entre  les  départe- 
mens exonérés  et  ceux  dont  le  contingent  est  au-dessous  du  taux 
moyen;  on  se  contente  de  les  diminuer.  Il  a  en  outre  le  grave 
inconvénient  de  maintenir,  comme  le  premier  projet,  les  vices  des 
sous-répartitions  communales. 

Lorsqu'il  s'agit  d'imposer  au  trésor  public  un  sacrifice  qui,  d'après 


LA   RÉFORME   DE  l'iMPOT   FONCIER.  Zh7 

l'exposé  des  motifs  de  la  proposition  de  1879,  paraît  être  de  15  à 
20  millions  par  an,  nous  sommes  convaincu  que  les  pouvoirs  exige- 
ront une  preuve  certaine  que  les  départemens  qui  sont  appelés  à 
en  profiter  sont  réellement  surtaxés.  Cette  justification  leurparaîlra 
d'autant  plus  nécessaire,  dans  les  circonstances  actuelles,  que  l'im- 
pôt qu'on  propose  de  diminuer  n'est  ni  exorbitant,  ni  entaché 
d'inégalités  excessives,  et  que  le  dégrèvement  ne  produirait  aucun 
résultat  économique  appréciable. 

Les  dégrèvemens  proposés  nous  paraissent  également  inaccep- 
tables au  point  de  vue  financier  et  économique. 

D'une  part,  l'exonération  sera  insensible  pour  les  contribuables 
des  départemens  en  faveur  desquels  elle  sera  accordée  ;  elle  n'aura 
aucune  action  sur  les  affaires.  Ce  sera  donc  pour  le  trésor  un  sacri- 
fice sans  compensation. 

D'autre  part,  une  nouvelle  évaluation  du  revenu  des  propriétés 
rurales,  bien  qu'elle  ne  doive  avoir  pour  résultat,  en  réalité,  qu'un 
dégrèvement  partiel,  donnera  lieu  néanmoins  inévitablement  à  une 
grande  agitation  parmi  les  populations  des  campagnes,  qui  voient 
toujours  avec  défiance  des  opérations  de  cette  nature.  Elles  suppo- 
seront d'autant  plus  facilement  que  ce  travail  est  fait  en  vue  d'une 
augmentation  ultérieure  d'impôt,  qu'on  a  formellement  déclaré  à 
la  tribune  de  l'assemblée  nationale,  qu'une  répartition  plus  propor- 
tionnelle du  principal  des  contingens  rendra  toujours  acceptable  et 
facile  la  création  de  centimes  additionnels  généraux  quand  les  exi- 
gences bu^lgétaires  la  réclameront.  Cette  opération,  qui  ne  satisfera 
réellement  personne,  inquiétera  tout  le  monde. 

Ajoutons  que  la  réduction  du  principal  de  la  contribution  foncière 
apportera  le  trouble  dans  les  budgets  départementaux  et  commu- 
naux. Il  est  évident,  en  effet,  que  les  centimes  additionnels,  qui  sont 
suffisans  avec  les  contingens  actuels,  devront  être  augmentés  dans 
les  départemens  où  la  mesure  proposée  aura  diminué  le  principal 
de  l'impôt. 

Enfin,  en  admettant  que  notre  situation  budgétaire  permette 
qu'on  fasse  un  sacrifice  au  profit  de  la  propriété  foncière,  il  y  a 
mieux  à  faire  que  de  dégrever  les  contingens  de  quelques  départe- 
mens. Il  faut  plutôt  faciliter  la  transmission  des  propriétés  immo- 
bilières au  profit  de  ceux  qui  peuvent  en  tirer  le  meilleur  parti. 
Actuellement  la  propriété  foncière  est  immobilisée  par  l'énormité 
des  droits  de  mutation.  Les  frais  de  vente,  y  compris  les  honoraires 
des  officiers  ministériels  et  les  droits  de  quittance,  s'élèvent  à 
10  pour  100  de  la  valeur  de  la  chose  vendue,  c'est-à-dire  qu'on  ne 
peut  aliéner  aujourd'hui  en  France  qu'à  la  condition  de  perdre  le 
dixième  du  capital.  C'est  là  certainement  la  cause  principale  de  la 


348  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Stagnation  des  transactions  immobilières.  On  a  fait  avec  raison  de 
grands  sacrifices  pour  activer  les  affaires  commerciales  et  indus- 
trielles dans  l'intérêt  de  la  prospérité  générale.  La  circulation  plus 
facile  et  plus  rapide  des  propriétés  foncières,  qui  représentent  la 
plus  grande  partie  de  la  richesse  sociale,  produirait  un  résultat  éco- 
nomique non  moins  considérable.  Les  droits  de  mutation  qui  étaient 
déjà  avant  1870  de  6.05,  y  compris  le  décime  établi  par  la  loi  du 
6  prairial  an  vu,  ont  été  depuis  nos  désastres  augmentés  de  1  dé- 
cime 1/2,  c'est-à-dire  de  82  cent.  :l/2  pour  100;  ils  sont  actuel- 
lement de  6.87  cent.  1/2  pour  100.  Si  on  y  ajoute  les  droits  de 
timbre  et  les  autres  frais  accessoires,  ils  accroissent  d'un  dixième 
le  prix  d'achat.  Les  aliénations  immobilières  sont  nécessairement 
entravées  par  cette  fiscalité  excessive. 

Avant  de  songer  à  diminuer  les  anciens  impôts,  notamment  le 
principal  de  la  contribution  foncière,  nous  avons  le  devoir  de  dé- 
grever certaines  taxes  créées  après  nos  malheurs,  sous  la  pression 
des  charges  publiques.  Un  engagement  législatif  nous  en  impose 
d'ailleurs  l'obligation.  La  loi  du  31  décembre  1873,  qui  a  étabh  des 
taxes  additionnelles  aux  impôts  indirects,  notamment  les  décimes 
ajoutés  aux  droits  d'enregistrement,  dit  que  ces  taxes  sont  créées 
à  titre  extraordinaire  et  temporaire,  et  l'exposé  des  motifs  de  cette 
loi  ajoute  que  ces  mots  à  titre  temporaire  et  extraordinaire  ont 
été  placés  dans  la  loi,  comme  indiquant  pour  les  pouvoirs  publics 
Vengagement^  dès  que  la  situation  financière  le  permettra,  de  dé- 
grever ces  impôts. 

Un  économiste  éminent  qui  s'est  fait  rapidement  une  grande 
situation  dans  la  science  financière,  M.  Paul  Leroy-Beaulieu,  vou- 
drait que  le  droit  de  mutation  sur  les  transmissions  d'immeubles 
fût  diminué  jusqu'à  1  pour  100,  et  que  l'on  compensât  jusqu'à  due 
concurrence  la  perte  du  trésor  par  le  produit  de  10  centimes 
additionnels  généraux  au  principal  de  la  contribution  foncière. 
Nous  ne  croyons  pas  qu'on  puisse  aller  jusque-là,  ni  surtout  qu'on 
doive  acheter  la  réduction  des  droits  de  vente  par  la  création  de 
centimes  additionnels  généraux;  mais  nous  pensons  que  le  légis- 
lateur doit  affecter  les  sacrifices  qu'il  croit  pouvoir  faire  en  faveur 
de  la  propriété  foncière  à  une  diminution  des  droits  de  mutation, 
plutôt  qu'à  une  réduction  partielle  du  principal  de  l'impôt  foncier. 
Si,  en  même  temps  qu'on  dégrèverait  les  droits  d'enregistrement, 
on  modifiait  les  tarifs  des  officiers  ministériels  en  matière  de  vente, 
on  donnerait  certainement  par  cette  double  réduction  un  grand 
essor  aux  transactions  immobilières.  L'augmentation  du  nombre  et 
de  la  valeur  des  mutations  ne  serait  pas  seulement  une  cause  de 
prospérité  générale  ;  elle  donnerait,  de  plus,  au  trésor  public  le 


LA  RÉFORME  DE  l' IMPOT  FONCIER.  349 

moyen  de  couvrir  une  partie  du  déficit  produit  par  la  diminution 
des  droits,  et,  aux  officiers  ministériels,  l'équivalent  de  ce  que  la 
modification  des  tarifs  pourrait  leur  faire  perdre. 

La  péréquation  par  voie  de  dégrèvemens  paraît  toutefois,  à  pre- 
mière vue,  avoir  un  avantage  sérieux,  en  ce  qu'elle  permettrait  de 
soulager  les  contribuables  dont  les  revenus  ont  subi,  depuis  quel- 
ques années,  de  grandes  dépréciations,  notamment  les  propriétaires 
de  vignes,  ruinés  par  les  ravages  du  phylloxéra;  mais,  quand  on 
examine  la  question  de  plus  près,  on  voit  bien  vite  les  imperfec- 
tions du  moyen  proposé,  car  il  ne  fait  que  détourner  de  leur  des- 
tination spéciale  les  secours  réservés  exclusivement  à  ceux  que 
l'on  entend  secourir. 

La  réduction  du  contingent  d'un  département  favorise  en  effet 
tous  les  contribuables  indistinctement.  Cependant  tous  ne  sont  pas 
frappés  également  :  les  propriétaires  de  bois,  de  prés,  de  terres 
labourables,  ne  souffrent  pas  directement  des  ravages  du  phyl- 
loxéra. Pourquoi  accorder  un  dégrèvement  général  qui  profiterait, 
dans  les  mêmes  proportions,  à  tous  les  contribuables?  La  maladie 
de  la  vigne,  d'ailleurs,  comme  les  autres  maladies  des  plantes,  ne 
sera  que  temporaire,  il  faut  l'espérer  du  moins;  pourquoi  faire  une 
réduction  d'impôt  permanente  et  indéfinie?  C'est,  à  notre  avis,  par 
des  moyens  particuliers,  directs,  limités  dans  leur  durée  comme  les 
maladies  elles-mêmes,  qu'on  doit  chercher  à  secourir  les  proprié- 
taires des  terres  ravagées. 

in. 

Le  projet  de  loi  du  19  mai  1879  ne  concerne  pas  les  propriétés  bcà- 
ties.  Le  contingent  spécial  de  cette  catégorie  d'imm'^ubles  reste  tou- 
jours soumis  au  système  de  péréquation  particulier  qui  fait  l'objet 
des  dispositions  du  projet  primitif  du  23  mars  1876. 

Voici  comment  le  gouvernement  entendrait  établir  l'égalité  de 
l'impôt  sur  les  maisons  et  les  usines  : 

Il  propose  d'imposer  les  constructions  nouvelles  à  une  taxe 
de  5  pour  100  de  leur  produit  net  (1).  Si  dans  la  commune  la  pro- 
portion de  la  contribution  au  revenu  est  inférieure  k  5  pour  100, 
ce  qui  a  lieu  généralement,  paraît-il,  le  contingent  foncier  des  pro- 
priétés bâties  serait  augmenté  de  la  totalité  de  l'impôt  ;  une  partie 
de  cet  impôt,  représentant  la  cotisation  d'après  le  régime  actuel, 
serait  supportée  par  le  propriétaire  de  la  nouvelle  maison;  le  sur- 
plus serait  réparti  sur  toutes  les  propriétés  bâties  de  la  commune, 

(1)  Le  revenu  not  imposable  représente  la  valeur  locative,  déduction  faite  du  quart, 
suivant  les  règles  établies  par  la  loi  de  frimaire  an  vu. 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

t 

y  compris  la  construction  nouvelle.  Si  le  contingent  communal 
était  au  contraire  supérieur  à  5  pour  100  du  revenu  des  maisons 
de  la  circonscription  municipale,  il  serait  diminué  de  la  différence 
entre  le  taux  de  5  pour  100  et  la  proportion  de  l'impôt  dans  la 
commune;  toutes  les  cotes,  même  celle  du  bâtiment  nouveau,  se- 
raient réduites  proportionnellement. 

Les  cotes  de  chaque  commune  se  rapprocheraient  ainsi  succes- 
sivement du  taux  de  5  pour  100,  qu'elles  fmiraieut  par  atteindre 
lorsque  toutes  les  maisons  de  la  circonscription  auraient  été  recon- 
struites. On  arriverait  de  cette  façon,  lentement  et  insensiblement, 
à  la  péréquation  des  contingens  départementaux  et  à  l'égalité  indi- 
viduelle. 

La  contribution  sur  les  maisons  étant  généralement  inférieure 
à  5  pour  100,  l'administration  estime  que  le  relèvement  des  con- 
tingens communaux  jusqu'à  ce  taux,  au  fur  et  à  mesure  de  la  con- 
struction des  bâtimens  nouveaux,  procurerait  au  trésor  public  une 
ressource  annuelle  supplémentaire  de  /iOO,000  francs. 

Convenons  que,  si  ce  système  a  l'avantage  de  ne  pas  troubler 
brusquement  les  intérêts,  il  a  en  même  temps  l'inconvénient  de 
faire  attendre  longtemps  le  bienfait  de  la  réforme  qu'il  promet,  car 
la  péréquation  ne  serait  réaUsée  complètement  que  lorsque  toutes 
les  maisons  existantes  à  l'époque  de  la  promulgation  de  la  loi  au- 
raient disparu  et  auraient  été  remplacées  par  des  constructions 
nouvelles  ! 

Ce  procédé  a  en  outre  l'inconvénient  de  mettre  à  la  charge  des 
autres  contribuables  de  la  commune  une  partie  de  l'impôt  des  bâti- 
mens récemment  construits.  D'après  la  loi  du  17  août  1835,  qui  est 
actuellement  en  vigueur,  la  contribution  à  laquelle  toute  nouvelle 
construction  est  assujettie  est  supportée  exclusivement  par  le  pro- 
priétaire, tandis  que  dans  le  système  du  projet  de  loi  le  proprié- 
taire de  cette  construction  ne  supporte  exclusivement  que  la  taxe 
à  laquelle  il  aurait  été  tenu  en  vertu  de  la  loi  de  1835;  le  surplus, 
jusqu'au  cliilIVe  de  5  pour  100  du  revenu  du  bâtiment,  est  réparti 
sur  toutes  les  autres  maisons  de  la  commune.  —  Il  en  résulterait 
que  les  cotes  des  autres  contribuables  augmenteraient  par  cela  seul 
qu'il  aurait  plu  à  un  de  leurs  voisins  de  bâtir  dans  la  circonscrip- 
tion. Dans  une  petite  connuune  où  l'on  aurait  élevé  un  édifice 
important,  un  château  ou  une  grande  usine,  les  cotes  individuelles 
des  autres  propriétaires  pourraient  être  sensiblement  rehaussées. 

Le  projet  de  loi  a  emprunté  ce  système  de  péréquation  à  la  loi 
du  h  août  ISlih,  qui  en  a  déjà  fait  l'application  pour  la  répartition 
de  l'impôt  mobilier.  M.  Lacave-Laphigne,  qui  en  est  l'inventeur, 
n'ji\ait  accepté  ce  mode  de  répartition  que  comme  contraint  et 


LA  REFORME  DE  L  IMPOT  FONCIER.  351 

forcé,  ainsi  qu'il  le  déclare  dans  l'exposé  des  motifs  de  cette  loi, 
parce  que  le  recensement  direct  et  immédiat  de  toutes  les  valeurs 
locatives,  ordonné  en  18/jl  par  son  prédécesseur,  M.  Humann,  pour 
rectifier  l'assiette  de  la  contribution  mobilière,  n'avait  pas  pu  être 
exécuté.  Les  opérations  du  recensement  durent,  en  effet,  être  sus- 
pendues devant  les  résistances  violentes  qu'on  rencontra  dans  plu- 
sieurs départemens,  notamment  dans  le  Puy-de-Dôme  et  dans  la 
Haute-Garonne,  où  l'intervention  de  l'autorité  militaire  fut  néces- 
saire pour  le  rétablissement  de  l'ordre.  M.  Lacave-Laplagne  ima- 
gina alors,  faute  de  mieux,  le  moyen  que  nous  venons  de  décrire. 

Il  est  vraisemblable  que,  si  l'on  ne  revient  pas  purement  et  sim- 
plement au  système  de  M.  Humann,  les  contribuables  aimeront 
mieux  le  maintien  de  la  loi  du  17  août  1835,  qui  a  eu  pour 
résultat  d'augmenter  les  revenus  de  l'état  de  1836  à  1877  d'une 
somme  de  1 5,600,000  francs,  tout  en  mettant  à  la  charge  exclusive 
des  propriétaires  des  nouvelles  maisons  la  totalité  de  l'impôt  auquel 
elles  sont  assujetties. 

Le  gouvernement  demande  en  outre  l'abrogation  de  l'article  9  de 
la  loi  du  21  mars  187A.  Ce  texte  a  décidé  que  les  terres  cotisées 
comme  incultes  et  improductives,  et  qui  ont  été  mises  en  culture 
ou  sont  devenues  productives  depuis  la  confection  du  cadastre, 
seront,  après  le  délai  de  faveur  fixé  par  les  lois  du  3  brumaire 
an  vu  et  du  18  juin  1859,  évaluées  et  cotisées  comme  les  autres 
propriétés  de  même  nature  et  d'égal  revenu  de  la  commune  où 
elles  sont  situées,  et  accroîtront  le  montant  de  la  contribution  fon- 
cière en  augmentant  le  contingent  de  la  commune,  de  l'arrondisse- 
ment, du  département  et  de  l'état.  A  l'inverse,  les  parcelles  qui 
seront  devenues  improductives  depuis  la  même  époque  donneront 
lieu,  au  profit  du  cofitribuable,  à  un  dégrèvement  imputable  sur 
le  montant  total  du  contingent   départemental. 

C'est  l'application  aux  terres  incultes  mises  ultérieurement  en  cul- 
tuj-p,^  —  qu'on  peut  considérer  jusqu'à  un  certain  point  comme  une 
nouvelle  matière  imposable, —  du  principe  de  la  loi  du  17  août  1835, 
faite  pour  les  maisons  et  usines  nouvellement  construites. 

La  loi  du  21  mars  1874  avait  été  considérée  par  tout  le  monde 
comme  absolument  juste.  On  sait  en  effet  les  grands  et  heureux  déve- 
loppemens  qu'a  pris  l'agriculture  dans  certaines  régions  de  la  France. 
Nul  n'ignore  que  des  terres  nombreuses  qui  étaient  en  friche  à 
l'époque  de  la  confection  du  cadastre  ont  été  peu  à  peu  cultivées, 
et  que  telles  qui,  d'après  les  pièces  cadastrales,  seraient  des  landes 
sans  valeur  comptent  aujourd'hui  parmi  les  plus  riches  et  les  plus 
productives.  11  semblait  donc  équitable  de  ne  pas  les  laisser  jouir 
plus  longtemps  d'une  véritable  exemption  d'impôt.  Le  projet  du 


352  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

23  mars  1876  propose  cependant  l'abrogation  de  la  loi  de  187/i  par 
les  motifs  suivans  : 

La  péréquation  générale  ordonnée  par  le  projet  de  loi  rendrait 
inutile  le  travail  de  péréquation  partielle  prescrit  en  187/i. 

Après  avoir  tenu  compte  de  tous  les  changeniens  survenus  dans 
les  natures  de  cultures ,  on  ne  pourrait  pas  sans  double  emploi 
faire  varier  encore  les  contingens,  en  raison  des  augmentations  pro- 
venant de  la  mise  en  culture  des  terres  improductives  à  l'époque  de 
la  confection  du  cadastre. 

Dans  les  communes  où  on  procéderait  à  une  réfection  du  ca- 
dastre, ajoute-t-on,  les  dépenses  du  travail  partiel  auraient  été  faites 
en  pure  perte. 

Ces  trois  raisons  ne  justifient  pas,  à  notre  avis,  l'abrogation  de 
la  loi  du  21  mars. 

Les  nouvelles  dispositions  qui  sont  proposées  ne  produiront  pas 
les  résultats  cherchés  en  187Zi.  Elles  tendent  uniquement  à  l'égali- 
sation de  la  contribution  immobilière  entre  les  départemens.  Elles 
augmenteront  bien  le  contingent  des  départemens  où  l'on  a  mis  en 
culture  des  terres  jadis  en  friche,  dans  la  limite  du  revenu  actuel 
de  ces  terres  ;  mais  elles  diminueront  d'autant  celui  des  autres  dé- 
partemens; en  conséquence,  la  recette  totale  du  trésor  n'en  sera  pas 
améliorée.  De  plus,  le  rehaussement  du  contingent,  au  lieu  d'être 
mis  à  la  charge  exclusive  des  propriétaires  des  terres  mises  en  cul- 
ture, sera  réparti  proportionnellement  sur  toutes  les  cotes  an- 
ciennes; il  sera  ainsi,  contre  toute  justice,  supporté  en  presque 
totalité  par  les  autres  contribuables. 

D'un  autre  côté,  l'évaluation  du  produit  des  parcelles  antérieure- 
ment improductives,  pour  arriver  à  leur  imposition  conformément 
à  la  loi  de  187/i,  n'aura  pas  pour  résultat  de  rehausser  une  seconde 
fois  le  contingent  du  département;  car,  si  l'on  a  déjà  compris  leur 
revenu  dans  la  fixation  de  ce  contingent,  on  n'en  tiendra  compte 
dans  la  seconde  opération  que  pour  augmenter  les  cotes  particu- 
lières. Enfin,  dans  les  rares  communes  où  le  cadastre  serait  renou- 
velé, les  dépenses  d'arpentage  et  d "évaluation  du  revenu  des  par- 
celles en  question  n'auront  pas  été  faites  en  pure  perte,  comme  on 
le  croit;  car  on  ne  manquera  pas  dutiliser  ces  opérations  pour  le 
travail  général  qui  sera  ultérieurement  effectué. 

IV. 

La  modification  de  certains  contingens  départementaux,  fondée 
sur  les  opérations  défectueuses  que  nous  avons  décrites,  —  la  péré- 
quation de  l'impôt  sur  les  propriétés  bâties,  appliquée  seulement  aux 


LA   RÉFORME   DE   l'iMPOT   FONCIER.  353 

maisons  et  usines  nouvellement  construites,  —  ne  constituent  pas, 
à  notre  avis,  une  réforme  sérieuse.  L'abrogation  pure  et  simple  de 
la  loi  du  3  août  1875,  qui  dégagerait  le  ministre  des  finances  de 
robli;,^ation  de  présenter  un  projet  général  de  péréquation  de  l'im- 
pôt foncier,  serait  mille  fois  préférable  à  ces  demi-mesures. 

Sans  toucher  à  la  répartition  des  contingens,  et  sans  procéder  à 
une  nouvelle  fixation  du  revenu  foncier  sur  tout  le  territoire  de  la 
France,  ne  pourrait-on  pas  au  surplus  corriger  les  principales  iné- 
galités individuelles,  les  seules  qui  en  réalité  donnent  lieu  aux 
réclamations  des  contribuables? 

Il  nous  semble  qu'avec  quelques  mesures  spéciales,  facilement 
applicables  et  peu  coûteuses,  on  atteindrait  ce  but. 

On  pourrait  d'abord  faire  exécuter  la  loi  du  21  mars  187ù.  Cette 
loi  a  été  votée  par  l'assemblée  nationale,  après  un  examen  appro- 
fondi de  la  question  et  une  discussion  contradictoire  entre  les  par- 
tisans et  les  détracteurs  de  la  mesure.  —  Pourquoi  ne  pas  l'ap- 
pliquer?—  L'exécution  de  cette  disposition  ferait  disparaît!  e  les  plus 
grandes  inégalités  de  la  répartition  parcellaire,  que  le  système  du 
projet  de  loi  laisse  au  contraire  entièrement  subsister. 

On  pourrait  peut-être,  en  outre,  introduire  dans  notre  législation 
fiscale  une  disposition  qui  permettrait  aux  contribuables  surtaxés 
de  demander,  dans  un  délai  déterminé,  la  révision  du  classement  de 
leurs  propriétés.  D'après  la  législation  actuelle,  les  propriétaires 
ne  peuvent  réclamer  que  pour  des  causes  postérieures  et  étran- 
gères au  classement,  telles  que  cession  de  terrain  à  la  voie  pu- 
blique, disparition  de  fonds  par  l'effet  de  la  corrosion  ou  d'envahis- 
sement par  les  eaux,  enfin  perte  de  revenu  dans  quelques  propriétés 
dont  la  valeur  justement  évaluée  dans  le  principe  aurait  été  détério- 
rée par  suite  d'événemens  imprévus  et  indépendans  de  la  volonté  du 
propriétaire  (l).  L'ordonnance  du  3  octobre  1821  leur  avait  donné 
le  droit  de  réclamer  contre  le  classement  de  leurs  fonds  pendant 
un  délai  de  six  m(»is,  à  partir  de  la  mise  en  recouvrement  du  pre- 
mier rôle  cadastral.  Depuis  l'expiration  de  ce  délai,  le  classement 
est  inattaquable.  —  H  y  a  trente  ans,  en  moyenne,  que  le  cadastre 
est  terminé.  Pourquoi  ne  permettrait-on  pas  aujourd'hui  aux 
contribuables  de  demander  individuellement  la  révision  du  clas- 
sement de  leurs  propriétés,  si  ce  classement,  pour  une  cause  quel- 
conque, est  actuellement  inexact?  Puisqu'on  a  autorisé  en  1821  la 
rectification  des  erreurs  commises  par  les  agens  du  cadastre,  il 
semble  qu'on  peut  permettre  aujourd'hui  la  révision  des  inexac- 
titudes qui  sont  le  fait  du  temps  et  des  événemens.  Nous  ne  voyons 

(1)  Article  71  du  rè^Iemont  du  10  octobre  1821. 
TOME  xxxiv.  —  1879.  23 


354  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

aucun  motif  de  principe  ou  de  pratique  qui  puisse  s'opposer  à 
cette  révision  individuelle  et  actuelle.  —  Un  nouveau  délai  de 
six  mois  pour  produire  leurs  réclamations  serait  donné  aux  pro- 
priétaires qui  prétendent  que  leurs  parcelles  sont  actuellement 
inexactement  classées.  —  Le  montant  des  réductions  serait  réim- 
posé sur  toutes  les  autres  propriétés  de  la  commune.  —  Les  de- 
mandes en  rectification  ne  seraient  recevables  que  dans  les  cas 
où  les  taxes  seraient  supérieures  de  30,  ^0,  ou  50  pour  100  au  taux 
moyen  de  l'impôt  foncier  de  la  commune.  —  Des  précautions  se- 
raient prises  contre  l'abus  des  réclamations  téméraires. 

Ces  révisions  partielles,  par  mesures  individuelles,  ne  produi- 
raient pas  sans  doute  une  égalisation  aussi  générale  que  la  réfection 
complète  du  cadastre  ;  les  fonds  de  terre  par  trop  ménagés,  qui  ne 
tomberaient  pas  sous  l'application  de  la  loi  du  29  mars  187Zi,  ne 
seraient  rehaussés  que  par  l'effet  de  la  réimposition.  Cependant  les 
mesures  individuelles  dont  il  s'agit  seraient  encore  préférables  à 
l'opération  proposée  par  le  gouvernement,  qui  ne  concerne  que  la 
péréquation  des  contingens  départementaux. 

Quant  aux  propriétés  bâties,  il  n'y  a  rien  à  faire  pour  établir 
entre  elles  l'égalité  dans  la  sous-répartition  du  contingent  commu- 
nal, car  la  loi  du  15  septembre  1809  et  l'ordonnance  du  30  octo- 
bre 1821  autorisent  les  propriétaires  de  ces  immeubles,  en  cas  de 
surtaxe,  à  demander,  chaque  année,  dans  les  trois  mois  de  l'émis- 
sion des  rôles,  une  réduction  d'impôt. 

Cette  solution,  à  notre  avis,  donnerait  une  satisfaction  suffisante 
aux  plaintes  légitimes. 

Si  les  chambres  ne  consentent  pas  à  abroger  la  loi  du  3  août  1875  ; 
si  elles  persistent  dans  leur  résolution  de  faire  procéder  à  une  péré- 
quation générale,  nous  croyons  qu'il  faut  en  ce  cas  donner  au 
ministre  des  finances  une  entière  latitude.  Il  faut  lui  permettre  de 
faire  une  réforme  complète,  efficace  et  définitive. 

Si  l'on  veut  effectuer  une  répartition  réellement  proportionnelle 
de  l'impôt  foncier,  il  faut  nécessairement,  pour  les  propriétés  ru- 
rales, faire  procéder  à  l'évaluation  exacte  et  directe  du  revenu  net 
de  chaque  parcelle,  c'est-à-dire  renouveler  les  opérations  cadas- 
trales. 

îl  faut  aussi  simplifier  le  travail  par  la  suppression  des  contin- 
gens départementaux,  qui  créent  des  antagonismes  d'intérêts  incon- 
ciliables et  des  luttes  sans  fin  de  département  à  département  :  la 
difficulté  de  régler  les  rapports  des  départemens  entre  eux  a  tou- 
jours été  un  écueil  contre  lequel  toutes  les  tentatives  de  péréqua- 
tion ont  échoué. 

Le  revenu  réel  de  chaque  parcelle  étant  déterminé,  on  applique- 


LA   RÉFORME    DE   l'iMPOT   FONCIER.  355 

rait  directement  à  ce  revenu  légalement  établi  le  coefficient  fixé 
par  la  loi  de  finances,  par  exemple  li,  5  ou  6  pour  100. 

La  réforme  ne  devrait  pas  avoir  pour  objet  seulement  l'égalisa- 
tion proportionnelle  des  cotes  actuelles  ;  il  faudrait  encore,  pour 
être  complète  et  définitive,  qu'elle  donnât  le  moyen  de  les  main- 
tenir indéfiniment  dans  les  mêmes  conditions  d'égalité,  en  facili- 
tant le  renouvellement  successif  des  évaluations  du  revenu  foncier, 
après  l'expiration  de  certaines  périodes  dont  la  durée  serait  déter- 
minée. A  ce  point  de  vue,  la  conservation  obligatoire  des  opéra- 
tions cadastrales  serait  une  chose  essentielle. 

Le  renouvellement  périodique  des  estimations  du  revenu  foncier 
aurait  pour  effet  d'assurer  constamment  la  proportionnalité  de  la 
contribution  immobilière.  Cet  impôt  suivrait  ainsi,  à  certains  inter- 
valles, les  changemens  qui  s'opèrent  dans  l'industrie  agricole,  et 
dans  les  conditions  économiques  de  chaque  région  ;  il  croîtrait 
avec  le  revenu  national,  sans  augmentation  des  taxes.  Il  n'aurait 
pas,  il  est  vrai,  la  même  flexibilité  que  la  contribution  des  patentes, 
qui  suit  les  mouvemens  annuels  de  l'industrie  et  du  commerce,  car 
on  ne  peut  pas  refaire  chaque  année  les  travaux  du  cadastre,  mais 
il  acquerrait  cependant  une  certaine  élasticité  qui  lui  a  manqué 
jusqu'à  présent. 

Quant  aux  propriétés  bâties,  on  ne  peut  établir,  en  ce  qui  les 
concerne,  une  juste  répartition  que  par  un  recensement  de  toutes 
les  valeurs  locatives.  L'esprit  public  s'est  amélioré  depuis  trente- 
cinq  ans,  le  patriotisme  des  contribuables  s'est  élevé  et  éclairé;  il 
est  vraisemblable  que  l'opposition  brutale  et  aveugle  de  ISiil  ne 
se  renouvellerait  plus. 

Le  recensement  des  valeurs  locatives  est  une  opération  d'une 
grande  importance  dans  notre  système  financier,  car  c'est  le  seul 
moyen  de  donner  une  base  certaine  à  l'assiette  de  l'impôt  foncier. 
Pour  ne  pas  compromettre  le  succès  de  cette  entreprise,  il  serait 
sage  de  ne  pas  la  compliquer  d'une  préoccupation  de  relèvement 
de  taxe.  On  devrait,  au  contraire,  pour  en  assurer  la  réussite,  dé- 
clarer expressément  que  l'opération  n'a  pas  pour  objet  une  aug- 
mentation d'impôt,  et  prendre  même  l'engagement  de  ne  pas 
l'ehausser  les  contributions  foncière  et  mobilière  avant  l'expiration 
d'un  délai  de  dix  ans.  11  conviendrait  de  décider  également  que  la 
fixation  du  revenu  des  propriétés  bâties  ne  serait  renouvelée,  comme 
pour  les  propriétés  non  bâties,  que  par  périodes  dont  on  détermi- 
nerait la  durée. 

L'ensemble  de  toutes  ces  mesures  assurerait  la  péréquation  de 
l'impôt  foncier  en  France  d'une  manière  effective  et  durable. 

Mais  la  réforme  qui  vient  d'être  esquissée,  et  qui  est  la  seule  effi- 


356  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

cace,  la  seule  qui  doive  être  acceptée,  à  notre  avis,  si  l'on  tient  à 
faire  un  travail  de  répartition  générale,  cette  réforme  est-elle  pos- 
sible et  ne  soulève-t-elle  pas  des  objections  graves?  C'est  ce  que 
nous  allons  examiner  sommairement. 

La  moblliié  de  l'impôt  foncier,  que  nous  accepterions  comme  un 
progrès  dans  les  conditions  que  nous  avons  indiquées,  est  vivement 
critiquée  par  un  grand  nombre  de  personnes,  qui  considèrent,  au 
contraire,  la  fixité  comme  la  qualité  essentielle  de  la  contribution 
foncière.  Dans  ce  nombre  nous  citerons  des  financiers  éminens  :  le 
baron  Louis,  le  comte  Mollien,  le  comte  Roy,  MM.  de  Chabrol  et 
Humann.  Ils  disent  que  la  fixité  des  contingens,  en  ce  qui  concerne 
la  propriété  rurale,  est  commandée  par  la  matière  imposable  elle- 
même,  qui  est  permanente  de  sa  nature,  et  que  les  évaluations  du 
revenu  ayant  été  faites  en  raison  des  qualités  intrinsèques  de  la 
terre,  duivent  rester  invariables.  Ils  invoquent  l'intérêt  de  l'agri- 
culture, qui  ne  pourrait  pas  prospérer  si  les  améliorations  devaient 
entraîner  le  rehaussement  de  l'impôt. 

Malgré  notre  déférence  pour  ces  grands  maîtres,  nous  ne  pou- 
vons pas  accepter  les  deux  motifs  donnés  à  l'appui  de  leur  opinion. 

La  propriété  foncière  n'est  pas  une  matière  imposable  inva- 
riable. Lorsqu'une  terre  inculte  et  improductive  est  convertie  en  un 
vignoble  fertile,  elle  constitue,  dans  son  dernier  état,  au  point  de 
vue  de  l'impôt  qui,  légalement,  est  proportionnel  au  revenu,  une 
chose  essentiellement  différente  de  la  terre  primitive.  De  même, 
une  forêt  inexploitée  et  inexploitable  à  cause  de  ses  accès  difficiles, 
qui  est  ultérieurement  traversée  par  une  voie  ferrée  et  desservie 
directement  par  une  gare,  est  évidemment  une  chose  imposable  toute 
différente.  On  ne  peut  donc  pas  dire  que  la  terre,  à  ce  point  de  vue 
particulier,  soit  permanente  et  immuable. 

On  ajoute  qu'il  faut  encourager  l'agriculture,  que  les  proprié- 
taires, rassurés  contre  la  crainte  de  voir  le  fisc  venir  prendre  sa  part 
dans  la  plus-value  obtenue  par  leur  industrie,  se  livrent  à  des  tra- 
vaux d'amélioration  qu'ils  ne  feraient  probablement  pas,  si  le  revenu 
qu'ils  obtiennent  par  ces  travaux  devait  être  imposé;  que  d'ailleurs 
l'état  profite  indirectement  de  la  plus-value  donnée  aux  terres,  en 
prenant  des  droits  de  mutation  plus  élevés  en  cas  d'aliénation. 

Ce  second  motif  ne  peut  pas  nous  convaincre  davantage.  Les 
industriels  qui  veulent  perfectionner  ou  augmenter  leurs  moyens 
de  production  ne  sont  point  arrêtés  dans  l'exécution  de  leurs  projets 
par  les  droits  d(3  patentes  qui  s'accroissent  à  raison  du  développe- 
ment de  l'industrie;  l'impôt  qui  sera  établi  sur  les  maisons  nou- 
velles n'empêche  pas  davantage  de  construire.  On  ne  peut  pas,  en 
vérité,  supposer  que  le  propriétaire  d'une  terre  inculte  qui  peut,  en 


LA  RÉFORME  DE  L  IMPOT  FONCIER.  557 

la  plantant  en  vigne,  lui  faire  produire  soixante  hectolitres  de  vin 
par  hectare,  recule  devant  la  dépense  de  plantations,  parce  qu'il 
aura  à  payer  plus  tard  /i  ou  5  francs  d'impôt  par  hectare  ! 

Des  économistes,  partisans  encore  plus  absolus  de  la  thèse  de  la 
fixité  de  l'impôt  foncier,  prétendent  même  que  le  propriétaire  actuel 
n'a  pas  qualité  pour  demander  un  dégrèvement.  Ils  disent  que  de- 
puis près  d'un  siècle  l'impôt  est  entré  en  considération  dans  toutes 
les  transactions  immobilières,  qu'il  s'est  incorporé  à  la  terre  elle- 
même,  qu'il  a  été  un  des  élémens  qui  ont  servi  à  la  détermination 
du  prix,  que  par  conséquent  c'est  le  possesseur  de  l'immeuble  à 
l'époque  où  l'impôt  a  été  établi  qui  a  supporté  la  perte  résultant  de 
l'inégalité  dans  la  taxation.  Ils  en  concluent  que  le  propriétaire 
actuel  qui  a  acheté  la  chose  diminuée  de  cette  partie  du  revenu  n'est 
pas  autorisé  à  se  plaindre  de  la  répartition.  On  invoque  également 
l'exemple  de  l'Angleterre,  où,  depuis  près  de  deux  siècles,  les  éva- 
luations du  revenu  foncier  sont  restées  immuables. 

Ces  raisons  ne  sont  pas  plus  probantes.  Il  faut  d'abord  écarter 
l'autorité  du  précédent  pris  dans  l'histoire  financière  de  l'Angle- 
terre, car  le  propriétaire  foncier  en  Angleterre,  vis-à-vis  de  l'état, 
est  plutôt  le  débiteur  d'une  rente  rachetable  qu'un  véritable  con- 
tribuable. En  France  la  contribution  foncière  a  un  autre  caractère  : 
c'est  une  taxe  proportionnelle  au  revenu. 

La  législation  française  n'a  jamais  garanti  au  propriétaire  la  fixité 
du  revenu  cadastral  pour  un  temps  indéfini,  mais  seulement  pen- 
dant l'existence  légale  de  la  matrice  cadastrale.  La  facidté  de  renou- 
veler, après  une  certaine  durée,  les  évaluations  du  revenu  découle 
du  principe  même  de  la  proportionnalité  de  l'impôt.  Elle  a  été  d'ail- 
leurs formellement  proclamée  dans  le  projet  de  loi  de  18/i6,  par 
lequel  M.  Lacave-Laplagne  proposait  de  renouveler,  après  chaque 
période  de  trente  ans,  les  plans  parcellaires  et  les  évaluations  cadas- 
trales. Le  législateur  l'a  reconnu  lui-même  par  la  loi  du  7  août  1850 
ainsi  que  par  les  résolutions  du  5  août  1874  et  du  3  août  1875. 

Une  critique  d'une  autre  nature  est  encore  adressée  au  système 
qui  supprime  la  répartition  successive  de  l'impôt  foncier  entre  les 
départemens,  les  arrondissemens,  les  communes  et  les  contribua- 
bles. On  lui  reproche  de  transformer  la  contribution  immobilière 
en  un  impôt  de  quotité. 

L'administration  des  contributions  directes,  spécialement,  admet 
l'impôt  de  quotité  sur  les  revenus  du  commerce  et  de  l'industrie  ; 
nous  pouvons  même  ajouter  qu'elle  l'admet  également  sur  les  pro- 
priétés bâties,  du  moins  d'une  manière  implicite,  puisqu'elle  pro- 
pose d'imposer  toutes  les  constructions  nouvelles  d'une  taxe  de 
5  pour  100  de  leur  revenu  net,  pour  arriver  finalement  à  soumettre 


353  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

toutes  les  maisons  à  cette  même  taxe;  mais  elle  le  repousse  sur  les 
revenus  de  la  terre. 

Le  mode  de  quotité  a  ses  avantages  et  ses  inconvéniens.  C'est  un 
procédé  de  perception  certainement  plus  perfectionné,  plus  en  rap- 
port avec  les  progrès  réalisés  dans  l'administration  du  recouvre- 
ment des  impôts,  que  le  système  de  la  répartition.  La  répartition 
est  une  sorte  d'abonnement  avec  les  localités,  qui  sont  tenues 
de  donner  au  trésor  public  une  somme  fixée  à  l'avance,  dont 
le  partage  entre  les  contribuables  est  fait  par  les  autorités  loca- 
les, avec  le  concours  de  l'administration  des  contributions  di- 
rectes. L'état  sacrifie  une  partie  de  l'impôt  à  la  certitude  d'avoir, 
sans  aucune  chance  aléatoire,  la  totalité  de  la  contribution  déter- 
minée par  le  pouvoir  législatif,  et  à  l'avantage  d'être  désintéressé 
dans  les  opérations  qui  ont  pour  objet  la  fixation  du  montant  de 
chacune  des  cotes  :  c'est  une  sorte  de  fermage  sous  une  forme  par- 
ticulière, une  tradition  des  administrations  de  l'ancien  régime. 

L'impôt  de  quotité  au  contraire  est  perçu  à  raison  du  revenu  de 
chaque  contribuable;  il  monte  ou  descend  comme  la  richesse  pu- 
blique. Si  le  trésor  subit  les  conséquences  des  chances  défavorables, 
il  profite  d'un  autre  côté  des  accroissemens  des  revenus  qui  jusqu'à 
présent  ont  toujours  suivi  une  marche  ascendante. 

Un  des  grands  avantages  du  mode  de  quotité,  c'est  que  l'aug- 
mentation des  recettes  se  fait  toute  seule,  automatiquement  en 
quelque  sorte,  par  le  fait  du  développement  de  la  richesse,  tandis 
qu'avec  le  système  de  la  répartition,  pour  que  l'impôt  puisse  suivre 
le  mouvement  ordinairement  progressif  de  la  matière  imposable,  il 
est  nécessaire  de  procéder  par  voie  d'augmentation  des  contingens. 
Si,  dans  ce  système,  les  contribuables  ne  paient  que  ce  qu'ils  doi- 
vent, en  revanche  ils  paient  tout  ce  qu'ils  doivent. 

L'administration  de  l'état  est  obligée,  il  est  vrai,  de  répartir  elle- 
même  l'impôt,  de  se  donner  la  paine  de  le  percevoir  à  ses  risques 
et  périls,  sur  les  basos  établies  par  la  loi;  mais  on  ne  peut  pas  en 
faire  une  objection,  car  c'est  le  devoir  du  gouvernement  dans  les 
pays  civilisés  de  s'imposer  cette  peine. 

Le  mode  de  quotité  appliqué  à  l'impôt  foncier  ne  constituerait 
pas  d'ailleurs  une  nouveauté  dans  notre  législation  fiscale  :  cette 
innovation  ne  changerait  pas  les  principes  des  lois  organiques  de  la 
contribution  immobilière  en  France;  ce  ne  serait,  au  contraire, 
qu'un  retour  pur  et  simple  au  système  primitif  des  lois  rlu  1"'  dé- 
cembre 1790,  du  3  frimaire  an  vu  et  du  15  septembre  1807.  Le  duc 
de  Gaëte,  ministre  des  finances  de  1799  à  181/i,  qui  avait  été  aupa- 
ravant chef  de  bureau  de  la  direction  générale  des  contributions 
sous  Necker,  commissaire  de  la  trésorerie  sous  l'assemblée  natio- 


LA   REFORME   DE   L  IMPOT   FONCIER.  359 

nale,  qui  avait  concouru  à  la  préparation  des  lois  de  finances  de 
cette  époque,  déclare  positivement  que  le  législateur  de  1790  avait 
entendu  faire  de  la  contribution  foncière  un  impôt  de  quotité. 

Dans  un  savant  rapport  sur  les  projets  de  loi  du  23  mars  1876, 
présenté  à  l'assemblée  générale  du  conseil  d'état,  M.  le  président 
Du  Martroy  a  analysé  en  termes  clairs  et  concis  l'opinion  de  M.  le 
duc  de  Gaëte  sur  ce  point  (1). 

«  M.  le  duc  de  Gaëte,  dit-il,  en  cherchant  à  constituer  la  contri- 
bution foncière  sous  la  forme  d'un  impôt  de  quotité,  entendait  se 
conformer  à  l'esprit  et  revenir  à  l'exécution  de  la  loi  du  1"'  dé- 
cembre 1790,  sainement  interprétée.  L'assemblée  constituante  en  éta- 
blissant la  contribution  foncière  avait  voulu  copier  l'impôt  des  ving- 
tièmes, le  moins  impopulaire  des  impôts  de  l'ancien  régime,  et  qui 
était  un  impôt  de  quotité.  Cette  contribution  dont  le  montant,  dé- 
terminé à  l'avance,  devait  être  réparti  entre  les  départemens,  avait 
bien  certains  caractères  de  l'impôt  de  répartition  ;  mais  il  en  était 
ainsi  parce  que,  les  revenus  territoriaux  de  la  France  n'étant  pas 
encore  connus  d'une  manière  certaine,  et  d'autre  part,  l'impôt  fon- 
cier étant  la  principale  branche  des  revenus  publics,  il  fallait  bien 
assurer  d'avance  la  somme  nécessaire  pour  les  besoins  du  budget. 
Mais  ce  n'est  que  d'apparence  et  provisoirement  que  ce  caractère 
avait  été  donné  à  l'impôt  foncier;  l'assemblée  entendait  si  bien 
établir  un  impôt  de  quotité  qu'elle  a  reconnu  à  tout  contribuable 
taxé  au  delà  du  sixième  de  son  revenu,  le  droit  d'obtenir  une 
réduction,  et  d'autre  part,  pour  remédier  aux  inconvéniens  de  cette 
répartition  provisoire,  elle  a  prescrit  la  confection  d'un  cadastre 
général  parcellaire  en  vue  d'estimer  individuellement  en  quelque 
sorte  le  revenu  de  chaque  parcelle  de  propriété.  Supposons,  disait 
M.  le  duc  dô  Gaëte,  que  le  revenu  cadastral  de  la  France  soit  éva- 
lué à  J50  raillions,  et  que  la  législature  veuille  fixer  h  15  millions 
le  contingent  de  l'impôt  foncier,  la  loi  de  finances  n'aura  qu'à  dis- 
poser que  chaque  contribuable  paiera  10  pour  100  de  son  revenu 
imposable,  et  alors,  plus  de  répartition  à  faire  par  la  loi  entre  les 
départemens,  et  par  les  conseils  généraux  et  d'arrondissemens  entre 
les  arrondissemens  et  les  communes.  La  contribution  foncière  de- 
vient un  impôt  de  quotité,  en  ce  que  chaque  contribuable  paie 
i'^olément  une  partie  aliquote  de  son  revenu,  la  même  pour  tous.  » 

La  loi  du  15  septembre  1807,  rendue  sous  le  ministère  du  duc  de 
Gaëte,  avait  commencé  à  mettre  ce  système  à  exécution  ;  elle  en 
était  l'exacte  application.  Mais,  après  la  chute  de  l'empire,  le  mode 
de  quotité  fut  abandonné,  plutôt  peut-être  par  esprit  de  réaction 

(1)  Ilapi;ort  de  i!.  Du  Mavtroy,  p.  26  et  suiy. 


360  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

contre  le  régime  précédent,  qu'à  raison  des  avantages  réels  du  nou- 
veau procédé  par  lequel  on  le  reaiplaça.  Les  lois  du  15  mai  1818, 
du  17  juillet  1817  et  du  31  juillet  1821  organisèrent  la  perception 
de  l'impôt  foncier  sur  d'autres  bases. 

Malgré  ce  changement  de  système,  il  reste  bien  établi  que  les 
législateurs  de  1790,  de  l'an  vu  et  de  1807,  avaient  entendu  faire  de 
l'impôt  foncier  un  impôt  de  quotité,  et  qu'en  revenant  à  cette  forme 
de  perception  on  ne  ferait  que  se  conformer  à  l'esprit  des  lois  fon- 
damentales de  la  matière. 

Ajoutons  que  la  Belgique  a  transformé  en  1867  son  impôt  foncier 
en  un  impôt  de  quotité;  le  revenu  est  fixe  pendant  toute  la  durée 
des  pièces  cadastrales.  Elle  a  condamné,  comme  le  législateur  fran- 
çais, le  principe  de  la  fixité  de  la  contribution  foncière. 

Cependant  des  objections  sérieuses  sont  faites  contre  cette  trans- 
formation. Si  l'on  se  proposait  de  faire  de  la  contribution  foncière  un 
véritable  impôt  de  quotité  dans  la  rigoureuse  acception  du  mot,  il  se 
présenterait  effectivement  une  première  difficulté  qui  pourrait  être 
considérée  comme  invincible.  Si  on  devait  procéder  annuellement 
à  une  nouvelle  évaluation  du  revenu  de  chaque  parcelle,  d'après  les 
changemens  survenus  dans  la  nature  des  cultures,  ou  d'après  des 
classifications  nouvelles;  si,  en  d'autres  termes,  il  s'agissait  de  faire 
chaque  année  pour  la  contribution  immobilière  ce  qui  est  pratiqué 
pour  la  perception  de  l'impôt  des  patentes,  il  faudrait  en  ce  cas 
s'attendre  à  une  grave  objection,  tirée  de  l'impossibilité  d'établir 
les  revenus  parcellaires,  et  par  suite  les  cotes  innombrables  à  im- 
poser aux  propriétaires  fonciers. 

Nous  recoiinaissons  que  ce  qui  est  possible  avec  1,600,000  paten- 
tables, serait  matériellement  irréalisable  pour  1/10,000,000  de  par- 
celles. Mais  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  entendrait  exécuter  la  mesure. 
Le  revenu  serait  immuable  aussi  longtemps  que  les  opérations  cadas- 
trales resteraient  obligatoires.  Les  rôles  seraient  dressés  sur  les 
revenus  constatés  pour  chaqu  -,  parcelle,  et  on  appliquerait  directe- 
ment à  ce  revenu,  comme  le  disait  le  duc  de  Gaëte,  le  taux  de  la 
taxe  fixé  par  la  loi  de  finances,  sans  aucune  autre  complication. 

La  taxe  serait  appliquée  de  la  môme  manière  sur  le  revenu  des 
propriétés  bâties,  déterminé  par  le  recensement  des  valeurs  loca- 
tives. 

0n  prétend  aussi  que  le  mode  de  quotité  crée  un  antagonisme 
entre  l'administration  et  les  contribuables;  on  cite  à  l'appui  de  cette 
objection  le  mot  de  Turgot,  qui  a  dit  que  «  quand  il  s'agit  de  l'impôt 
de  quotité,  le  roi  est  seul  contre  tous.  »  —  C'est  vrai,  en  ce  sens 
que,  dans  le  système  de  répartition,  le  contingent  étant  fixé  à  l'a- 
vance, l'état  est  désintéressé  dans  la  division  qui  en  est  faite  ensuite 


LA   REFORME    DE    L  IMPOT   FONCIER.  361 

entre  les  contribuables;  tandis  que  dans  la  forme  de  quotité,  la 
lutte,  au  lieu  de  s'établir  entre  le  contribuable  et  la  commune,  s'en- 
gage entre  le  contribuable  et  l'agent  des  contributions  chargé  de 
la  fixation  de  la  cote.  On  pourrait  craindre  que  l'intervention  des 
agens  du  fisc  n'excitât  plus  de  défiance  que  l'action  des  autorités 
locales  et  n'eût  pour  effet  d'entraver  le  recouvrement  de  l'impôt. 
Mais  l'expérience  prouve  que  cette  objection  est  plus  grave  en 
théorie  qu'en  pratique.  La  cotisation  de  l'impôt  des  patentes,  qui 
est  une  opération  non  moins  délicate,  ne  provoque  aucune  protes- 
tation de  la  part  des  contribuables  contre  les  employés  de  l'admi- 
nistration. Pourquoi  la  perception  de  l'impôt  foncier  présenterait- 
elle  plus  de  difficultés? 

On  ne  siurait  prétendre  que,  dans  le  mode  de  quotité,  le  trésor 
doive  rencontrer  les  intérêts  des  contribuables  coalisés  contre  lui. 
Tous  les  contribuables  ont  au  contraire  intérêt  à  ce  que  chacun 
paie  sa  part  proportionnellement  à  son  revenu,  car  le  dégrèvement 
que  l'un  obtient  ne  profite  pas  aux  autres,  et  ce  qui  est  enlevé  frau- 
duleusement au  fisc  doit  être  supporté  par  tous  les  contribuables. 
En  faisant  payer  à  chacun  ce  qu'il  doit  légalement,  l'état  agit  donc 
en  réalité  dans  l'intérêt  de  tous. 

On  a  prétendu  encore  que  si  on  établissait  l'impôt  de  quotité, 
les  conseils  de  préfecture  et  le  conseil  d'état,  composés  de  fonction- 
naires amovibles,  ne  pourraient  plus  juger  les  litiges  relatifs  aux 
contributions  directes,  parce  que  l'état,  devenant  l'adversaire  des 
contribuables  pour  la  fixation  de  l'impôt,  ne  pourrait  pas  être  dans 
ces  affaires  juge  et  partie.  Ces  contestations  devraient  être  portées 
devant  les   juges  ordinaires,  dont  il  faudrait  doubler  le  nombre. 

L'expérience  a  fait  également  justice  de  cette  nouvelle  objection. 
La  juridiction  administrative  juge  effectivement  les  contestations 
que  fait  naître  la  perception  de  l'impôt  des  patentes  ;  son  indépen- 
dance et  son  impartialité  n'ont  jamais  été  contestées. 

Mais  il  y  a  contre  le  projet  d'une  réforme  générale  de  la  réparti- 
tion de  l'impôt  foncier  des  objections  plus  graves.  N'y  aurait-il  pas 
en  effet  de  grands  inconvéniens  à  faire  procéder  à  des  opérations 
cadastrales  qui  dureraient  certainement  plus  de  dix  ans,  peut-être 
vingt  ans,  et  dont  le  résultat,  pouvant  entraîner  une  augmentation 
de  l'impôt,  inquiéterait  les  intérêts  des  propriétaires  de  140  mil- 
lions de  parcelles?  Ces  opérations  entretiendraient  dans  le  pays, 
pendant  toute  leur  durée,  une  agitation  permanente  qui  aurait  des 
conséquences  fâcheuses  pour  la  tranquillité  du  pays  et  même  pour 
la  sécurité  du  gouvernement. 

La  crainte  de  provoquer  des  mécontentemens  parmi  les  proprié- 
taires des  18,500,000  maisons  ou  usines  a  empêché  l'administra- 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  des  contributions  directes  de  proposer  le  recensement  général 
des  valeurs  localives,  pourtant  bien  nécessaire  pour  rectifier  la  ré- 
partition de  l'injpôt  sur  les  propriétés  bâties.  Cette  crainte  est  bien 
plus  redoutable  lorsqu'il  s'agit  d'une  mesure  qui  semblerait  me- 
nacer les  intérêts  des  propriétaires  de  tout  le  sol  français.  Et  que 
penser  de  l'énormité  de  la  dépense  qu'entraînerait  la  réalisation  de 
la  réforme? 

L'administration  des  contributions  directes  estime  que,  même  en 
utilisant  autant  que  possible  les  documens  existans,  la  dépense  de 
la  réfection  du  cadastre  s'élèverait  à  une  somme  qui  ne  serait 
pas  inférieure  à  150  millions.  Le  cadastre,  commencé  en  1807  et 
terminé  en  1850,  a  coûté  environ  160  millions;  mais  les  prix  des 
travaux  exécutés  à  des  époques  qui  remontent  en  moyenne  à  trente 
ans  seraient  aujourd'hui  évidemment  plus  élevés.  Si,  en  effet,  on 
prenait  pour  base  de  cette  évaluation  le  coût  des  opérations  cadas- 
trales cfid  se  poursuivent  actuellement  dans  les  départemens  du 
Nord,  de  la  Savoie,  de  la  Haute-Savoie,  des  Alpes-Maritimes  et  de 
la  Corse,  on  arriverait  à  un  chiffre  bien  supérieur  :  dans  ces  cinq 
départemens,  la  dépense  est,  en  moyenne  par  hectare,  de  1  franc 
83  cent.;  de  93  cent,,  par  parcelle,  plus  une  indemnité  fixe  de 
hO  francs  par  commune,  accordée  à  l'inspecteur  et  au  contrôleur 
des  contributions  directes.  D'après  ces  prix,  la  dépense  de  réfec- 
tion du  cadastre  pour  toute  la  France  s'élèverait  à  223,1/10,000 
francs.  Le  recensement  des  valeurs  locatives  des  maisons  et  usines 
coûterait,  en  outre,  d'après  l'apprécialion  du  service  spécial,  une 
somme  de  12  millions  de  francs.  Les  frais  annuels  pour  la  conser- 
vation des  opérations  cadastrales  monteraient  à  10  millions  de 
francs.  L'ensemble  de  ces  diverses  opérations  entraînerait  donc  une 
dépense  totale  de  162  à  235  millions  en  capital,  et  une  charge 
annuelle  de  10  millions,  non  compris  les  frais  qu'occasionnerait,  à 
l'expiration  de  la  durée  légale  de  chaque  période ,  le  renouvelle- 
ment successif  des  évaluations  du  revenu  foncier. 

Serait-il  raisonnable,  pour  faire  cesser  les  inégalités  dont  nous 
avons  apprécié  l'importance,  surtout  lorsqu'on  peut  corriger  les  plus 
considérables  par  des  mesures  individuelles,  rapides  et  peu  dis- 
pendieuses, de  s'engager  clans  une  entreprise  aussi  coûteuse? 

Pour  tout  esprit  impartial,  la  réponse  n'est  pas  douteuse.  Nous 
approuvons  le  ministre  des  finances  d'avoir  considéré  que  le  but  et 
les  résultats  d'une  réforme  générale  de  l'impôt  foncier  ne  peuvent 
pas  justifier  un  pareil  sacrifice. 

Matiiieu-Bodet. 


UHISTOIRE  MONUMENTALE 

DE   ROME 

ET  LA  PREMIÈRE  RENAISSANCE 


II. 

DU  SOIN  DES  ÉDIFICES  A  ROME  PENDANT  LE  XV«  SIÈCLE. 


I.  Eug.  Muntz,  les  Arts  à  la  cour  des  papes  pendant  le  xv'=  et  le  xvi^  siècle,  première 
et  deuxième  parties,  fascicules  4'=  et  9*'  de  la  Bibliothèque  des  Écoles  françaises  d'A- 
thènes et  de  Rome,  1870.  —  II.  J.-B.  de  Rossi,  Fiante  iconografiche  e  prospetliclie 
di  Borna...  {Plans  figurés  de  la  ville  de  Borne,  antérieurs  au  xvi*  siècle),  Rome, 
Spithôver,  1  vol,  in-4o  de  texte  et  un  atlas  in-folio. 

I. 

La  décadence  monumentale  de  Rome  (1)  pendant  le  moyen  âge 
n'avait  pu  s'accomplir  qu'au  mépris  de  quelques-unes  des  plus 
anciennes  et  des  plus  profondes  traditions  romaines.  Nous  avons  dit 
de  quel  respect  religieux  le  droit  italien  primitif  entourait  la  pro- 
priété publique  ou  privée,  humaine  ou  divine.  Dès  l'origine,  le  mur 
et  le  fossé  de  la  ville  augurée,  le  terme  entre  deux  champs,  le  pont 
si  nécessaire  en  temps  de  paix  et  si  dangereux  en  temps  de  guerre, 
le  temple  enfin,  demeure  des  dieux,  étaient  presque  également 
sacrés.  C'est  un  penchant  naturel  aux  hommes,  c'est  une  pensée 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l*'  septembre. 


365  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

légitime  si  elle  reste  intelligente  et  élevée,  de  confondre  avec  leur 
foi  religieuse  la  préoccupation  de  leurs  plus  graves  intérêts  ;  et 
dans  les  sociétés  qu'ils  forment,  beaucoup  de  ces  intérêts,  matériels 
ou  moraux,  se  rattachent  aux  édifices  construits  par  leurs  mains.  Il 
n'en  a  pas  été  sous  le  christianisme  autrement  que  dans  l'antiquité  : 
Saint  Bénezet,  aux  premiers  temps  du  moyen  âge,  consacre  sa  vie  à 
l'établissement  et  à  l'entretien  de  ponts  aux  passages  les  plus 
périlleux  des  Alpes,  et  le  temple  chrétien  reçoit  de  la  consécration 
du  prêtre  un  divin  caractère.  A  Rome,  le  gouvernement  civil  a  con- 
tinué, pour  la  protection  des  édifices  publics,  l'œuvre  du  droit 
religieux.  Il  serait  facile  de  montrer,  par  une  série  de  textes  légis- 
latifs, que  les  empereurs  ont  apporté  un  grand  zèle  à  la  surveillance 
et  à  la  conservation  des  monumens.  Ces  traditions  ont  pu  s'affaiblir; 
mais  le  sentiment  de  l'antique  majesté  romaine,  qui  ne  s'est  jamais 
entièrement  éteint,  les  a  entretenues,  et  l'idée  d'une  Rome  destinée 
à  une  gloire  nouvelle  lésa  ranimées.  Le  temps  et  le  malheur  même 
n'ont  fait  qu'affirmer  toujours  davantage  cette  puissance  permanente 
et  qui  semblait  indestructible.  Les  peuples  barbares  y  rendaient 
hommage  à  leur  manière,  soit  quand  ils  s'irritaient  contre  Rome  et 
pensaient  follement  la  détruire,  soit  lorsque,  séduits  eux-mêmes, 
ils  enviaient  le  mérite  de  s'associer  à  sa  grandeur,  ou  de  la  gou- 
verner et  de  relever  ses  premières  ruines. 

Théodoric,  roi  des  Goths,  eut  cette  ambition.  Les  lettres  de  son 
ministre  Cassiodore  nous  instruisent  des  soins  intelligens  qu'il  prit 
et  des  sommes  iuiportantes  qu'il  destina  pour  l'entretien  et  la  pro- 
tection des  monumens  de  Rome.  Un  magistrat  spécial,  comme  jadis, 
fut  chargé  d'y  veiller  ;  l'architecte  urbain  dut  exiger  l'observation 
des  règles  techniques  dans  les  constructions  nouvelles;  on  reprit 
la  fabrication  officielle  des  briques,  si  abondante  sous  l'empire  et 
il  n'est  pas  rare  de  retrouver  aujourd'hui  les  mattoni  de  Théodoric 
portant  cette  inscription  :  Félix  Borna.  Cassiodore  exprime,  avec 
une  emphase  qui  est  de  son  temps,  une  ardeur  très  respectable  et 
très  sincère;  quand  il  rédige  pour  le  préfet  Symmaque  l'ordre  de 
quelques  réparations  au  théâtre  de  Pompée,  au  palais  des  Césars, 
au  cirque  Maxime,  au  Colisée,  il  prend  le  langage  de  l'administra- 
teur, mais  aussi  celui  de  l'archéologue  et  du  moraliste.  On  dirait 
qu'il  prend  même  celui  du  poète  lorsque,  dans  son  admiration 
peut-être  superstitieuse  et  dans  sa  sollicitude  pour  les  magnifiques 
statues  de  bronze,  impuissant  à  les  protéger  comme  il  le  voudrait, 
il  exprime  l'espoir  que,  si  quelque  téméraire  y  veut  porter  atteinte, 
elles  retentiront  sous  les  coups,  et  appelleront  d'elles-mêmes 
contre  les  profanateurs  un  rapide  châtiment. 

La  période  carlovingienne,  en  montrant  la  dignité  impériale  res- 


l'histoire   monumentale   de   ROME.  365 

taurée  avec  éclat  par  le  souverain  pontife,  consacra  la  double  ma- 
jesté de  Rome  moderne  ;  cette  période  compte  pour  beaucoup  dans 
l'histoire  monumentale,  soit  par  les  travaux  du  pape  Adrien  P'', 
qui  répara  les  murs  et  les  aqueducs,  soit  par  le  premier  exemple 
connu  du  plus  intelligent  hommage  qu'on  pût  rendre  aux  monu- 
mens  antiques  :  le  manuscrit  d'Einsiedeln,  qui  date  d'alors,  con- 
tient le  plus  ancien  recueil  d'inscriptions,  joint  à  une  description 
de  la  ville  où  se  montre  un  explorateur  instruit  en  même  temps 
qu'un  pieux  pèlerin. 

Les  rédacteurs  des  Mirabilia  n'ont  certes  pas  su  concilier  aussi 
bien  la  dignité  des  souvenirs  avec  la  manifestation  de  leur  foi  reli- 
gieuse. On  ne  peut  nier  cependant  qu'au  fond  de  leurs  légendes, 
même  les  plus  absurdes,  il  n'y  eût  un  vif  sentiment  d'admiration 
pour  un  glorieux  passé,  qu'il  leur  manquait  seulement  de  mieux 
connaître  et  de  mieux  comprendre.  Lorsqu'ils  imaginaient  que  les 
diverses  provinces  auxquelles  Rome  commandait  se  trouvaient  re- 
présentées au  Capitule  par  autant  de  statues  dont  chacune,  portant 
une  clochette  au  cou,  tournait  la  tête  si  quelque  révolte  se  pro- 
duisait au  loin,  et  avertissait  du  danger,  il  y  avait  dans  cette  con- 
ception, quelque  puérile  qu'elle  puisse  être,  l'idée  de  l'ancienne 
domination  s'étendant  à  beaucoup  de  peuples  éloignés  et  divers. 
Quand  ils  essayaient  de  marquer  dans  quel  temple  avait  eu  lieu  le 
meurtre  de  César,  quand  ils  montraient  Cybèle  apparaissant  à 
Agrippa  pour  lui  ordonner  de  construire  le  Panthéon,  quand  ils 
refaisaient  à  leur  manière  l'histoire  «  d'Octavian  empereur,  de  si 
grande  beaulté  et  prospérité,  vivant  en  paix  et  justice,  et  que  le 
monde  entier  vouloit  adorer,..  »  quand  ils  rapportaient  enfin  la 
célèbre  scène  de  la  clémence  de  Trajan,  — bien  qu'ils  s'appliquas- 
sent toujours  à  mettre  chacune  de  ces  légendes  païennes  en  relation 
forcée  avec  quelque  légende  chrétienne,  ce  n'en  étaient  pas  moins 
autant  d'hommages  sincères  envers  l'antiquité  classique. 

Pour  trouver  les  premières  traces  d'une  renaissance  romaine 
offrant  quelque  originalité  réelle,  ce  n'est  pas  encore  le  \V  siècle 
qu'il  faut  interroger  ;  en  effet,  lorsque  le  célèbre  moine  Didier,  en 
1066,  fait  construire  l'église  du  Mont-Cassin,  c'est  à  Constantinople 
qu'il  demande  des  fondeurs  en  bronze,  des  mosaïstes,  des  orfèvres; 
il  fait  venir  des  artistes  amalfitains,  élèves  des  écoles  byzantines,  et 
des  Lombards,  habitués,  comme  le  furent  toujours  ces  Italiens  du 
nord,  à  travailler  la  pierre.  S'il  vient  à  Rome,  c'est  seulement  pour 
y  faire  acquisition  de  colonnes,  de  marbres  sculptés,  de  chapi- 
teaux, qu'il  y  rencontre  tout  faits  et  à  bon  compte,  car  toute  la 
ville  n'est  qu'une  vaste  carrière  où  se  débitent  les  débris  des  an- 
ciens monumens.  Les  Romains  d'alors  ne  sont  pas  plus  architectes 


366  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

que  sculpteurs  :  ils  habitent  dans  les  ruines,  qu'ils  accommodent 
misérablement  à  leurs  besoins. 

Ce  n'est  qu'au  début  du  xii^  siècle  qu'on  voit  poindre  un  mou- 
vement nouveau,  soit  que  les  souvenirs  de  l'antiquité  classique 
aient  seulement  sommeillé  jusque-là,  soit  que  Rome  ait  été  ranimée 
par  les  influences  qui  s'exerçaient  non  loin  d'elle,  en  Toscane  ou 
bien  dans  le  sud  de  l'Italie,  d'où  l'école  du  Mont-Cassin  était  restée 
en  rapport  avec  l'empire  d'Orient  et  les  rois  de  Sicile.  Peut-être 
l'art  de  la  mosaïque  ne  s'était-il  jamais,  dans  Rome,  tout  à  fait 
interrompu  :  il  reparait  vers  1130  à  Sainte-Françoise  Romaine  et  à 
Sainte-Marie  du  Transtévère.  C'est  aussi  l'époque,  de  1110  à  1120, 
où  l'art  du  bronze,  après  avoir  émigré  longtemps  à  Constantinople, 
semble  être  de  retour.  Alors  même  se  montrent  d'élégantes  œuvres 
du  style  gothique,  ces  campaniles  à  cinq  ou  six  étages  de  colon- 
nettes  et  d'arceaux,  ces  cloîtres  aux  légères  colonnes  incrustées  de 
marbre,  et  dont  quelques-uns  ont  échappé  heureusement  aux  des- 
tmctions  du  xvi"  siècle.  Bien  plus,  toute  une  école  d'artistes  romains 
va  inaugurer  un  art  à  peu  près  inconnu  jusqu'alors  et  remplir  de  ses 
œuvres  le  centre  de  l'Italie.  Au  milieu  de  cette  immense  abondance 
de  marbres  précieux,  dont  les  fragmens  jonchaient  la  terre,  des 
familles  d'artisans,  en  possession  peut-être  de  certains  droits  d'ex- 
ploitation, s'étaient  facilement  exercées  à  la  sculpture  avec  mosaï- 
ques. La  famille  des  Cosmati  s'est  fait  en  ce  genre  une  brillante 
réputation,  qui  a  duré  jusqu'au  commencement  du  xiv®  siècle.  On 
peut  établir  leur  généalogie  authentique,  grâce  aux  signatures  gra- 
vées sur  leurs  ouvrages  à  Subiaco ,  Anagni ,  Cività  Castellana  et 
Rome  (1).  Dans  Rome  même,  on  doit  à  Laurent  les  deux  ambons  de 
l'église  d'Ain  Cœli,  à  Cosme  le  léger  édifice  de  la  chapelle  Sancta 
Sanctorum^  du  xiij''  siècle,  reste  unique  de  l'aricien  palais  des  papes  à 
Saint-Jean  de  Lateran  ;  à  Jean  son  fils,  contemporain  de  Boniface  YIII, 
le  tombeau  de  Guillaume  Durand,  évêque  de  Mendc,  dans  l'église  de 
la  Minerve,  et  peut-être  le  cloître  de  la  basilique  de  Saint-Paul  hors 
les  Murs.  Rome  a  conservé  de  ces  intelligens  artistes  beaucoup  d'au- 
tres œuvres  encore  :  les  belles  sépultures  des  Savelli  à  Y  Ara  Cœli, 
l'élégant  ciborhun  de  Sainte-Marie  in  Cosmedin ,  des  pavages  d'é- 
glises, des  candélabres,  des  tabernacles.  Tout  visiteur  se  rappelle 
quel  agréable  contraste  ces  restes  délicats  de  l'art  du  moyen  âge  pré- 
sentent entre  les  majestueuses  ruines  antiques  et  les  fastueux  édifices 
de  la  seconde  renaissance.  Toutefois,  à  la  vue  de  la  prodigieuse  quan- 
tité de  fragmens  précieux  employés  pour  ces  diiïérens  ouvrages,  on 
est  obsédé  de  la  pensée  du  pillage  impitoyable  et  permanent  qui 

(1)  Jacobus  Laurentii,  Jacobiis  ciini  Cosma  fdio  suo,  Johannes  filius  Cosmati,  etc. 


l'histoire   monumentale   de   ROME.  367 

s'est  fait  des  édifices  classiques  :  c'est  en  parcelles  qu'ont  été  ré- 
duits les  riches  matéiiaux  de  l'ancienne  Rome,  quand  on  ne  les  a 
pas  entièrement  détruits  dans  les  fours  à  chaux.  Et  ce  moyen  âge 
romain  sera  lui-même  impitoyablement  poursuivi  et  ravagé  par  les 
grands  artistes  du  xvi^  siècle,  puis  par  leui's  fastueux  disciples  des 
époques  suivantes. 

Pendant  que  les  Cosmati  donnaient  naissance  à  une  première 
école  moderne  d'artistes  romains,  que  devenait  le  soin  des  monu- 
mens  antiques?  On  ne  saurait  méconnaître  l'importance  du  décret 
émis  par  le  sénat,  le  27  mars  1162,  en  faveur  de  la  conservation  de 
la  colonne  Trajane.  Il  est  vrai  que,  par  ce  même  acte,  on  confir- 
mait aux  religieuses  de  Saint-Cyriaque  la  possession  de  cette  co- 
lonne, et  l'on  peut  bien  croire  que  le  sénat  avait  pour  principal  but 
de  sauvegarder  une  simple  propriété  de  couvent.  Gela  n'empêche 
pas  qu'il  n'y  eût  dans  le  décret  quelques  expressions  générales  de 
véritable  respect  :  l'honneui'  de  l'égUse  et  de  tout  le  peuple  romain 
était  intéressé,  disait-on,  à  ce  que  la  colonne  Trajane  demeurât 
intacte  jusqu'à  la  fin  du  monde:  est  ad  honorem  ipsius  Ecclesîœ  et 
iotiiis  popidi  romani  intégra  et  ineorrupta  perrnaneat  clum  mun- 
dus  durai;  et  l'on  menaçait  de  la  confiscation  ou  môme  du  dernier 
supplice  quiconque  y  porterait  atteinte.  La  colonne  de  Marc-Aurèle 
était  de  même  la  propriété  des  religieux  de  San  Silvestro  in  capite, 
et  l'on  menaçait  aussi  de  l'anathème  tout  violateur  de  leur  droit. 

Encore  à  la  fin  du  xiii®  siècle,  Dante  nous  est  témoin  que  les 
grands  esprits  eux-mêmes  ne  savaient  ni  comprendre  ni  remarquer 
les  grands  monumens  de  l'antiquité  classique.  Il  en  avait  pour- 
tant vu  beaucoup  dans  ses  voyages  au-delà  des  Alpes,  et  en  parti- 
culier dans  le  midi  de  la  France  ;  à  peine  mentionne-t-il  les  sépul- 
tures d'Arles  et  de  Pola.  Pas  un  mot  sur  le  célèbre  aïiiphithéâtre  de 
cette  ville  de  Vérone  où  il  avait  vécu  exilé.  Pour  ce  qui  est  de  Rome, 
il  a  bien  décrit  en  quelques  vers  de  quelle  stupeur  les  Barbares,  au 
premier  aspect  de  sa  grandeur  imposante,  avaient  du  être  saisis; 
mais  c'est  tout  au  plus  si  la  vue  de  ses  merveilles  lui  inspire  une  allu- 
sion à  ce  bas-relief  auquel  se  rattache  la  célèbre  légende  de  la  clé- 
mence de  Trajan.  Il  a  fait  quelques  mentions,  de  Isipigna  du  Vatican, 
du  pont  Saint-Pierre,  du  Monte  Malo  (aujourd'hui  le  Monte  Maria), 
du  Lateran,  du  Vatican;  mais  comment  comprendre  que  la  majesté 
des  grandes  ruines  ait  été  comme  inaperçue  pour  lui?  —  Quant  à  Pé- 
trarque, cartes  il  a  déployé  un  zèle  méritoire  à  la  recherche  des  ma- 
nuscrits de  l'antiquité,  envoyant  partout  des  émissaires,  en  Italie, 
en  Allemagne,  en  France,  en  Espagne,  en  Grèce,  retrouvant  les  In- 
stitutions oratoires  de  Quintilien,  une  partie  de  la  correspondance 
et  plusieurs  discours  de  Gicéron;  il  a  recueilli  avec  un  soin  très 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

louable  cette  collection  de  médailles  des  empereurs  qu'il  offrit  en 
présent  à  Charles  IV;  il  a  écrit  en  l'honneur  de  Rome  et  de  ses  sou- 
venirs plusieurs  de  ses  lettres,  et  notamment  celle  à  Jean  Golonna 
de  San  Vito,  bien  souvent  citée.  On  peut  dire  cependant,  —  M.  de 
Rossi  l'a  démontré  dans  un  ingénieux  mémoire,  —  que  sa  science 
de  l'histoire  romaine  est  apprise,  non  sur  les  monumens,  mais 
dans  les  livres,  et  que  sa  science  archéologique  et  topographique  est 
presque  entièrement  puisée  dans  les  Mirabilia.  C'est  là  que  Dante 
a  pris  son  souvenir  de  Trajan;  c'est  de  là  que  Pétrarque  em- 
prunte des  confusions  et  des  erreurs  traditionnelles  peu  dignes  de 
lui.  Il  croit,  avec  le  vulgaire,  que  la  colonne  dédiée  à  Trajan  est  le 
tombeau  de  cet  empereur,  et  la  pyramide  de  Ceslius  celui  de  Ré- 
mus,  quand  les  inscriptions  de  l'un  et  l'autre  monument  l'auraient 
si  facilement  instruit.  Il  appelle  les  thermes  de  Caracalla  Palalium 
Antonini,  le  monument  de  l'eau  Julia  Cimbrum  Marii;  le  Panthéon 
d'Agrippa  temple  de  Cybèle  :  on  reconnaît  les  désignations  arbi- 
traires que  les  Mirabilia  ont  mises  en  usage,  et  que  banniront 
les  premières  lumières  d'une  critique  nouvelle.  Dante  et  surtout 
Pétrarque  avaient  aidé  au  progrès  littéraire  et  critique,  mais  sans 
en  recueillir  pour  eux-mêmes  les  premiers  résultats  (1). 

Ce  fut  un  très  célèbre  contemporain  et  ami  de  Pétrarque,  ce  fut 
le  tribun  Rienzi,  qui,  exalté  au  souvenir  de  l'ancienne  république, 
et  méditant  dans  son  âme  inquiète  de  la  faire  revivre,  sut  distin- 
guer de  quel  secours  les  témoignages  des  monumens  appuieraient  ses 
évocations  populaires.  Sincèrement  épris  de  cette  étude  pour  elle- 
même,  il  s'appliquait  tout  le  jour,  dit  son  biographe,  à  interpréter 
le  marbre  et  la  pierre;  il  était  seul,  paraît-il,  à  savoir  comprendre 
les  inscriptions  :  non  era  allri  che  sapesse  légère  li  antichi  pataffi. 
On  sait  quel  usage  il  fit  de  sa  science  incomplète,  et  comment  il  se 
servit  pour  ses  desseins  d'une  des  plus  célèbres  inscriptions,  la  Loi 
royale,  retrouvée  par  lui  sur  une  plaque  de  bronze  que  Boniface  VIII 
avait  encastrée  dans  l'autel  de  Saint-Jean  de  Lateran.  M.  de  Rossi 
a  démontré  qu'il  fut  l'auteur  de  ce  recueil  épigraphique  qu'on 
avait  cru  devoir  attribuer  à  Nicolas  Signorili,  secrétaire  du  sénat  de 
Rome  au  commencement  du  xv®  siècle.  Par  un  si  intéressant  tra- 
vail, Rienzi  s'est  rendu  maître  d'une  nomenclature  toute  nouvelle, 
bien  plus  authentique  et  plus  voisine  de  la  réalité  que  celle  des 
Mirabilia-,  il  a  enseigne  à  ses  contemporains  que  les  débris  de  l'an- 
tiquité parlaient  d'eux-mêmes  et  qu'il  fallait  en  étudier  le  langage; 
il  s'est  placé  en  un  mot  à  la  tête  d'un  mouvement  de  saine  éru- 

(1)  Voir  le  tome  premier  (le  seul  qui  ait  paru)  de  la  Correspondance  familière  de 
Pétrarque,  publié  par  J.  Fracassetti  en  1850,  pages  301-316,  et  le  Bulletin  de  l'Institut 
archéologique  de  Home,  1871,  pages  1  et  suivantes. 


l'histoire   monumentale   de   ROME.  369 

dition  qui  allait  occuper  une  grande  place  dans  la  rénovation  intel- 
lectuelle, et  transformer  ou  plutôt  créer  l'étude  attentive  et  res- 
pectueuse des  anciens  monumens. 

Le  xiv^  siècle  a  été  dans  le  centre  de  l'Italie  un  temps  de  conti- 
nuelle anarchie  politique  et  civile.  C'est  pourtant  dès  le  début  de 
cette  période  que  se  montre  dans  Rome  un  sérieux  progrès  des  arts 
auxiliaires  de  l'architecture.  Giotto  y  est  venu  de  1298  à  1300.  Sa. 
célèbre  mosaïque  de  la  Navicella^  après  avoir  orné  l'atrium  de  l'an- 
cienne basilique  de  Saint-Pierre,  est  tellement  transformée  aujour- 
d'hui par  les  restaurations  successives  qu'on  n'y  peut  apprécier  de 
l'artiste  que  le  dessin  général;  mais  on  peut  admirer  dans  l'archive 
capitulaire  ses  belles  miniatures  du  manuscrit  de  la  Vie  de  saint 
George^  et  dans  la  sacristie,  à  côté  de  quelques  œuvres  de  Melozzo 
da  Forli,  sept  fragmens  de  peintures  qu'il  avait  préparées  pour  le 
maître  autel.  Le  même  cardinal  Jacopo  Stefaneschi,  vrai  Mécène 
romain,  qui  lui  avait  commandé  ces  différens  ouvrages,  lui  fit  exé- 
cuter aussi,  dans  l'église  de  Saint-George  au  Vélabre,  des  fresques 
qui  ont  entièrement  péri.  De  celles  qu'il  exécuta  à  Saint-Jean  de 
Lateran,  il  ne  reste  dans  cette  basilique  qu'un  seul  fragment  sur  un 
pilastre  :  le  portrait  du  pape  Boniface  VIII.  Il  n'en  est  pas  moins 
évident  que  Giotto  a  beaucoup  travaillé  dans  Rome  et  qu'il  y  a  exercé 
une  remarquable  influence,  attestée  par  toute  une  école.  De  cette 
école  on  retrouvait  il  y  a  quelques  mois  d'intéressantes  peintures 
dans  l'abside  de  Saint-Sixte  le  Vieux,  sur  la  voie  Appienne,  et  on 
en  retrouvera  d'autres  encore  à  mesure  qu'on  fera  disparaître  çà  et 
là  le  badigeon  moderne.  Jean,  l'un  des  Gosmati,  en  fut  membre  ; 
mais  le  plus  célèbre  disciple  de  Giotto  à  Rome  fat  Pietro  Cavaliini, 
le  seul  artiste  que  l'histoire  de  la  peinture  romaine  puisse  enregistrer 
pendant  le  xiV'  siècle,  alors  que  la  gloire  du  maître  florentin  est 
continuée  dans  le  reste  de  l'Italie  par  Taddeo  Gaddi,  Orcagna,  Simon 
Memmi  et  tant  d'autres.  Vasari  énumère  beaucoup  d'œuvres  de  Ca- 
valiini, à  Rome,  à  Assise,  à  Orvieto  ;  il  raconte  qu'il  avait  conquis 
l'admiration  générale,  que  ses  crucifix  et  ses  vierges  opéraient 
des  miracles;  malheureusement  il  ne  cite  à  ce  propos  aucun  témoi- 
gnage authentique,  et  nous  ne  savons  siirement  de  Cavaliini  que 
deux  choses  :  il  travaillait  à  Naples  en  décembre  1308,  au  service  du 
roi  Robert,  et  M.  de  Rossi  a  retrouvé  son  monogramme  sur  la  mo- 
saïqu^  inférieure  de  l'abside  de  Sainte-Marie  du  Transtévère. 

En  vain  le  retour  de  Grégoire  XI  en  1377,  grâce  aux  instances 
de  Pétrarque,  de  Catherine  de  Sienne  et  de  la  population  romaine, 
avait-il  mis  fin  à  la  «  captivité  de  Babylone  »  ;  l'anarchie  n'en  conti- 
nuait pas  moins  dans  Rome  et  dans  l'église.  Les  prétentions  armées 
des  antipapes,  les  agitations  populaires  créées  par  les  hérésies,  les 

TOMK  XXXV.  —  1879.  24 


370  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

oppositions  des  conciles  font  encore  des  dernières  années  du 
XIV''  et  des  premières  du  xv«  siècle  une  période  profondément 
troublée.  La  double  énergie  de  la  renaissance,  qui  ranima  alors 
le  respect  de  l'antiquité  et  en  même  temps  excita  un  art  vraiment 
moderne,  n'en  est  que  plus  remarquable.  —  C'est  le  commencement 
de  ce  xv^  siècle,  c'est  le  pontificat  de  Martin  V,  date  des  plus  grands 
effort?  de  la  cour  de  Rome  pour  mettre  un  terme  définitif  à  tant 
de  troubles,  que  M.  Mûntz  a  choisi  comme  point  de  départ  dans 
ses  études  sur  la  première  renaissance  proprement  dite.  Nous  avons 
dit  comment  son  livre  est  disposé,  avec  quelle  sage  méthode  les 
informations  inédites  viennent  s'y  ranger  à  chaque  page.  Recher- 
chons avec  lui  ce  que  les  papes  de  cette  période,  sous  l'impulsion 
d'un  esprit  nouveau,  ont  prodigué  d'efforts  et  d'ardeur  pour  la  res- 
tauration des  œuvres  subsistantes  de  l'antiquité,  pour  la  construc- 
tion de  nouveaux  édifices  d'après  les  principes  d'une  architecture 
indépendante  et  originale,  et  pour  tout  le  développement  des  arts 
multiples  que  le  soin  et  la  décoration  des  grands  monumens  entraî- 
nent à  leur  suite. 

II. 

Qu'il  y  ait  eu  vraiment  une  renaissance  romaine  dès  le  moyen 
âge,  cela  n'est  pas  douteux  pour  qui  observe  le  grand  nombre  d'ou- 
vrages originaux  d'architecture  et  de  sculpture  que  Rome  a  con- 
servés du  xii«  et  du  xiir  siècle,  quoique  mutilés  et  le  plus  souvent 
anonymes.  Si  aux  deux  siècles  suivans  la  plupart  de  ses  artistes 
lui  viennent  du  dehors,  de  l'Ombrie,  de  la  Toscane,  de  Naples,  c'est 
pour  qu'elle  les  fasse  siens  par  sa  puissante  inQuence.  Ils  contem- 
plent ses  arcs  de  triomphe,  ses  colonnes,  ses  sarcophages;  ils  se 
trouvent  par  elle  face  à  face  avec  l'antiquité,  et  sortent  de  ce  com- 
merce agrandis  et  transformés.  Raphaël  n'étudiera  pas  seulement 
les  peintures  des  thermes  de  Titus;  en  mesurant  une  à  une  les 
principales  ruines,  il  se  pénétrera  de  l'incomparable  grandeur  de 
Rome,  et  il  exécutera  ces  fresques  souveraines  du  Vatican,  où  la 
force  du  génie  esthétique  égale  la  hauteur  de  la  conception.  Michel- 
Ange  n'eût  pas  trouvé  ailleurs  l'inspiration  du  Moïse,  celle  du  pla- 
fond de  la  Sixtine  et  de  la  coupole  de  Saint-Pierre.  De  telles  œuvres 
ont  été  l'expression  la  plus  intense  et  la  plus  élevée  du  mouve- 
ment général  de  la  renaissance  italienne.  Toute  une  école  romaine 
venue  à  la  suite  sera  marquée  au  sceau  du  grand  goût,  de  l'am- 
pleur et  de  la  dignité. 

Le  pape  Martin  V  (1/117-1/131)  était  Romain  et  Colonna  :  double 
motif  pour  que,  après  les  discordes  à  peine  suspendues  où  sa  famille 


l'hISTOTRE  monumentale  de   ROME.  S7l 

€t  lui-même  avaient  été  si  cruellement  mêlés,  il  résolût  de  rame- 
ner un  peu  d'ordre,  quelque  repos  et  quelque  paisible  activité  dans 
Rome.  Il  rétablit  tout  d'abord,  par  une  bulle  restée  célèbre,  cette 
ancienne  magistrature  des  magistri  viarutn,  pontium,  œdificiO' 
rum^  etc.,  dont  il  serait  si  intéressant  de  pouvoir  reconstruire  le 
passé.  Il  décrivait  lui-même  avec  énergie,  pour  motiver  ce  réta- 
blissement, l'abandon  et  l'anarchie  de  Rome  :  les  statues  brisées 
jonchaient  la  terre,  destinées  à  faire  de  la  chaux,  ou  bien  servant  de 
bornes  dans  les  rues  et  de  marchepieds  pour  monter  achevai;  les  plus 
beaux  des  monumens  antiques  étaient  envahis  et  dégradés  par  une 
populace  qui  y  installait  sans  scrupule  ses  pauvres  et  sales  demeures, 
ses  boutiques,  ses  écuries,  ses  hangars,  ses  étables.  Les  grands 
n'étaient  pas  beaucoup  plus  retenus  ;  ils  y  construisaient  leurs  ma- 
gasins et  leurs  celliers  en  même  temps  que  leurs  forteresses.  Cepen- 
dant beaucoup  d'édifices  chrétiens  dans  Rome  étaient  déjà  en  posses- 
sion d'une  antiquité  relative  qui  avait  ses  droits;  le  pape  y  ordonna 
des  réparations  de  détail,  et  saisit  l'occasion  pour  prodiguer  de  sérieux 
encouragemens  aux  diverses  branches  des  beaux-arts.  Il  aimait  en 
particulier  la  basilique  de  Saint-Jean  de  Lateran,  où  siibsiste  un 
pavage  en  mosaïque  qui  date  de  lui;  ce  fut  justice  que  dans  cette 
même  basilique  fût  placé  son  tombeau  en  bronze,  œuvre  de  ce 
Simon  désigné  à  tort  par  Vasari  comme  frère  de  Donatello.  Il  appela 
pour  ces  travaux,  à  défaut  d'artistes  romains,  quelques-uns  de  ces 
habiles  maîtres  qui  faisaient  alors  la  gloire  de  Florence,  de  Sienne 
ou  de  rOnibrie.  Il  employa  ainsi  Gentile  da  Fabriano  et  Vittore 
Pisanello;  il  acheta  de  Rogier  van  der  Weyden  le  célèbre  petit 
tableau  d'autel  qui  se  trouve  aujourd'hui  au  musée  de  Rerlin. 
Masaccio  trouva  en  lui  un  zélé  bienfaiteur,  mais  seulement  sans  doute 
après  être  devenu  déjà  célèbre  par  ses  peintures  de  la  chapelle  des 
Brancacci  au  Carminé  de  Florence.  Les  documens  d'archives  pa- 
raissent en  effet  démontrer  que  ce  grand  artiste,  contrairement  au 
témoignage  de  Yasari,  n'a  quitté  Florence  que  dans  ses  dernières 
années,  et  qu'arrivé  à  Rome,  il  y  est  mort  en  ih'l^  ou  au  plus  tard 
en  1429.  Aussi  quelques-uns  des  meilleurs  juges,  M.  Henri  Dela- 
borde  par  exemple,  n'admettent-ils  pas  qu'il  ait  pu  composer  après 
de  si  belles  œuvres  les  peintures  de  l'église  Saint-Clément  à  Rome, 
représentant  des  scènes  de  la  vie  de  sainte  Catherine,  peintures  inté- 
ressantes à  coup  sûr  par  leur  cachet  florentin,  si  aimable  à  rencon- 
trer parmi  les  œuvres  romaines,  mais  inférieures,  pense-t-on,  à  ce 
que  le  maître  devait  donner  alors,  et  pour  lesquelles  il  semble  d'ail- 
leurs que  le  temps  aurait  dû  lui  manquer  (1). 

(1)  Des  œuvres  et  de  la  manière  de  Masaccio,  par  M.  Henri  Delaborde,  brochure 
in-8°   1876. 


372  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

C'est  toujours  un  sujet  d'admiration  pour  l'historien  de  voir  à  la 
fin  du  moyen  âge  les  arts  et  les  lettres  prospérer  dans  les  divers 
états  de  l'Italie,  alors  même  que  ces  états  se  trouvaient  en  proie 
aux  guerres  civiles  et  étrangères,  tant  devenaient  irrésistibles  et 
féconds  l'essor  intellectuel,  le  sentiment  esthétique,  l'ardeur  de 
civilisation  qui,  sous  l'empire  d'un  merveilleux  concours  d'in- 
fluences lointaines  et  profondes,  allaient  animer  cette  contrée  pri- 
vilégiée, lien  fut  ainsi  pour  Rome  pendant  le  xv«  siècle.  Eugène  IV, 
qui  eut  après  Martin  V  un  pontificat  de  seize  années  politique- 
ment très  agitées,  de  1^31  à  ll\l\7,  était  un  homme  d'esprit  et  de 
goût,  qui  entretenait  de  fréquens  rapports  avec  les  principaux 
humanistes,  le  Pogge,  Léonard  d'Arezzo,  Aurispa,  Flavio  Biondo, 
George  de  Trébizonde,  Cyriaque  d'Ancône.  A  son  instigation  et 
par  ses  conseils,  tout  au  moins  avec  ses  encouragemens  et  son 
approbation,  plusieurs  d'entre  eux  adoptèrent  Rome  elle-même, 
son  passé,  ses  ruines,  l'état  présent  de  ses  édifices,  pour  sujets 
de  leurs  études  spéciales.  Il  y  avait  du  reste  un  mouvement  déclaré 
en  ce  sens.  Nous  avons  nommé  Rienzi;  peu  d'années  après  lui, 
en  1375,  un  médecin  padouan,  Giovanni  Dondi,  visitait  Rome,  et 
ses  notes,  qui  subsistent  dans  un  manuscrit  de  la  bibliothèque  de 
Saint-Marc,  à  Venise  (1),  sont  d'un  voyageur  intelligent  et  sérieux. 
Il  n'est  pas  exempt  des  confusions  et  des  erreurs  familières  à  son 
époque;  m?As  il  réagit  par  un  soin  habituel  d'exactitude  et  de  cri- 
tique. Quand  il  décrit  un  monument,  il  en  donne  les  dimensions,  il 
en  compte  les  colonnes,  il  en  copie  de  son  mieux  les  inscriptions.  En 
1507,  Brunellesco  et  Donatello  prennent  de  même  les  mesures  des 
thermes,  des  cirques,  des  temples,  des  basiliques.  Le  Pogge,  écrivain 
pontifical  depuis  lZiO'2,  et  qui  le  resta  pendant  huit  pontificats,  com- 
pose, lui  aussi,  sous  Martin  V,  une  précieuse  description  de  Rome. 
—  Eugène  IV  protégera  de  même  Flavio  Biondo,  qu'on  peut  appeler 
l'un  des  créateurs  de  la  science  archéologique,  car  il  s'appliqua 
l'un  des  premiers  à  la  comparaison  des  monumens  et  des  textes. 
Son  livre,  intitulé  lioiJia  instaurata,  qu'il  dédia  en  \hh7  au  pontife, 
est  d'un  grand  intérêt,  parce  qu'il  offre  pour  la  première  fois  une 
étude  topographique  et  un  essai  de  restitution  critique.  A  peine 
retrouve-t-on  chez  lui,  à  propos  des  sanctuaires  chrétiens,  quelques 
traits  empruntés  aux  Mirabilia,  avec  lesquels  son  ouvrage  n'a  d'ail- 
leurs aucun  rapport.  Il  devait  publier  quelques  années  plus  tard 
une  utile  description  de  l'Italie,  Itnlia  illusir/ft//,  d'après  l'ancienne 
division  en  régions,  puis  un  dernier  ouvrage,  Borna  triumphans, 
où  il  esquissait  avec  une  variété  de  connaissances  remarquable 

(1)  XIV,  223,  et  non  233  comme  dit  le  Corpus  de  Berlin,  tome  VI. 


l'histoire   monumentale    de   ROME.  373 

pour  son  temps  ce  que  nous  appellerions  aujourd'hui  un  traité 
d'antiquités  romaines.  —  Cyriaque  d'Ancône  s'appliquait  aussi  au 
dessin  scientifique  des  édifices  de  Rome.  C'était  le  même  ardent  et 
dévoué  antiquaire  qui  voyageait  par  toute  l'Europe,  et  jusqu'en 
Asie  et  en  Afrique,  à  la  recherche  des  monumens,  des  inscriptions, 
des  pierres  gravées  et  des  sculptures  antiques.  —  Bernardo  Ruc- 
cellai,  l'illustre  Florentin,  beau-frère  de  Laurent  de  Médicis,  don- 
nait dans  son  principal  ouvrage.  De  iirhe  Royna,  l'exemple  d'une 
critique  et  d'une  précision  élégante  qui  peuvent  sembler  aujour- 
d'hui toutes  modernes.  —  Pomponius  Lœtus  enfin,  épris  de  Rome 
et  de  ses  antiquités,  célébrait  avec  les  savans  membres  de  son 
académie,  dans  sa  petite  maison  du  Janicule,  la  fête  des  Palilia, 
jour  anniversaire  de  la  fondation  de  la  ville  éternelle.  —  Il  était 
évident  que  Rome,  voilée  et  méconnue  pendant  tant  de  siècles, 
retrouvait  peu  à  peu  un  prestige  accru  et  transformé,  inspirant  le 
respect  par  ses  ruines,  et,  par  sa  parure  chrétienne  du  moyen  âge, 
exerçant  un  nouvel  attrait.  Le  bruit  se  répandit  un  jour,  pendant 
la  seconde  moitié  de  ce  xV  siècle,  qu'on  avait  retrouvé  sur  la  voie 
Appienne  un  sarcophage  antique  où  était  ensevelie  Tullie,  fille  de 
Cicéron;  le  corps,  demeuré  intact,  répandait,  assurait-on,  une 
odeur  embaumée,  il  brillait  d'une  douce  lueur,  il  respirait  en  dépit 
du  temps  dans  la  mort,  —  ou  dans  le  sommeil,  —  la  fraîcheur  de 
la  jeunesse.  La  foule  émerveillée  se  pressa  vers  ce  spectacle,  et 
l'esprit  public  ne  manqua  pas  d'y  voir  un  symbole  de  l'antiquité 
classique  ou  de  Rome  même,  comme  rafraîchie  dans  son  apparent 
repos  et  annonçant  son  prochain  réveil. 

Eugène  IV  seconda  ces  tendances  nouvelles;  il  encouragea 
les  recherches  des  humanistes  et  des  antiquaires,  et  en  même 
temps  il  appela  autour  de  lui  d'habiles  artistes.  M.  Miïntz  a  publié 
à  ce  sujet  de  très  curieux  documens  d'archives,  qui  montrent  An- 
gelico  da  Fiesole  préludant  dès  lors,  par  des  travaux  aujourd'hui 
disparus,  à  ceux  de  la  célèbre  chapelle  du  Vatican,  conservée  de 
nos  jours,  qu'il  devait  commencer  dès  l'avènement  de  Nicolas  V. 
Eugène  IV  eût  employé  Donatello,  l'illustre  Florentin,  si  les  troubles 
civils  et  religieux  n'étaient  venus  le  contraindre  une  fois  encore  à 
s'éloigner.  Il  accueillit  notre  grand  artiste  français  du  xv'  siècle, 
Jean  Fouquet,  qui  exécuta,  pour  la  sacristie  de  la  Minerve,  où  on 
ne  le  retrouve  plus,  le  portrait  de  ce  pontife  assisté  de  deux  de 
ses  familiers. 

On  doit  à  Eugène  IV,  pour  ce  qui  concerne  les  monumens  anti- 
ques, un  double  travail  très  méritoire.  Ce  fut  en  premier  lieu  une 
intelligente  restauration  du  Panthéon.  L'admirable  coupole,  ébranlée 
par  les  tremblemens  de  terre,  fut  consohdée;  ses  majestueuses 


374  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

colonnes  furent  délivrées  des  misérables  habitations  qui  s'y  ap- 
puyaient, et  ses  abords  furent  dégagés.  On  trouva  dans  le  sol,  à 
cette  occasion,  d'abord  la  grande  urne  de  porphyre  qui  resta  si 
longtemps  en  face  de  la  principale  entrée,  et  qui  sert  maintenant  au 
tombeau  de  Clément  XII  à  Saint-Jean  de  Lateran,  puis  un  des  deux 
lions  que  Sixte-Quint  fit  placer  à  sa  fontaine  de  V Arqua  Felice^  et 
enfin  des  débris  en  bronze,  un  morceau  d'une  tête  d' Agrippa,  une 
jambe  de  cheval  et  un  fragment  de  roue,  ce  qui  fit  soupçonner,  dit 
FJaminio  Yacca  dans  ses  intéressans  souvenirs  de  fouilles,  écrits  à 
la  fin  du  xvr  siècle,  qu'au  fronton  de  la  Rotonda  on  voyait  jadis 
Agrippa  triomphant  sur  un  char  de  bronze,  avec  des  lions  aux  deux 
angles.  —  Eugène  IV  chercha  en  outre  à  soustraire  le  Cotisée  aux 
injures  de  la  multitude,  en  l'enfermant  dans  une  même  enceinte 
avec  le  couvent  de  Sainte-Françoise  Romaine;  mais  après  sa  mort, 
les  Romains  jetèrent  bas  les  murs,  et  le  Golisée  redevint  un  lieu 
public  exposé  à  toutes  les  profanations. 

11  est  d'ailleurs  très  vraisemblable  que  ce  pape  s'est  occupé 
plus  volontiers  encore  des  églises  et  des  basiliques  que  des  monu- 
mens  anciens.  Son  principal  effort  fut  pour  Saint-Pierre.  Cette  basi- 
lique vénérable  entre  toutes  comptait  déjà  une  réelle  antiquité; 
elle  avait  déjà  son  histoire,  que  Maffeo  Vegio  et  plus  tard  l'archi- 
viste Grimaldi  devaient  écrire  (1).  Fondée  par  Constantin  sur  l'un 
des  côtés  du  cirque  de  Néron,  elle  avait  envahi  peu  à  peu  plu- 
sieurs sanctuaires  voisins,  et  était  devenue  l'objet  des  soins  de  plu- 
sieurs papes.  La  première  renaissance,  avec  des  artistes  tels  que 
Mino  da  Fiesole,  allait  y  compter  de  belles  œuvres.  Une  des  plus 
intéressantes,  sinon  des  plus  remarquables  au  point  de  vue  de  l'art, 
fut  la  poite  de  bronze  par  laquelle  Eugène  IV  voulut  remplacer 
l'ancienne  porte  ornée  d'argent  que  les  anciens  papes  avaient  con- 
sacrée, mais  que  le  temps  et  les  rapines  avaient  ruinée. 

C'est  après  avoir  vu  la  célèbre  porte  de  Ghiberti  à  Florence  que 
le  pape  commanda  cet  ouvrage  à  un  autre  artiste  llorentin,  Antonio 
Filarete;  mise  en  place  le  26  juin  \hh^,  elle  forme  encore  aujour- 
d'hui l'entrée  principale,  au  prix  de  quelques  additions  ordonnées 
par  Paul  V  Borghèse  en  1(119  pour  l'ajuster  aux  dimensions  de 
l'église  moderne.  Vasari  a  beaucoup  médit  à  ce  sujet;  mais  s'il  con- 
naît l'auteur  de  la  porte  de  bronze,  pour  avoir  souvent  consulté  ou 
copié  ses  livres  sur  l'architecture,  il  connaît  bien  mal  cette  œuvre- 
ci,  car  il  f;iit  d'éî.ranges  erreurs  en  la  décrivant;  son  nouvel  éditeur, 
le  savant  M.  Gaetano  Milanesi,  proteste  avec  raison  contre  son  juge- 
ment tout  au  moins  peu  réfléchi.  Comme  auvre  d'art,  la  porte  de 

(1)  Voir  au  pron.icr  fascicule  de  la  Bibliothèque  des  Écoles  françaises  d'Athènes  et 
de  Rome  une  notice  fort  utile  de  M.  Miintz  sur  les  écrits  de  Jacques  Grimaldi. 


l'histoire   monumentale    de    ROME.  375 

bronze  de  Saint-Pierre  reste  assurément  à  une  grande  distance  de 
son  modèle,  cela  n'est  pis  douteux;  mais  elle  n'en  offre  pas  moins 
un  sérieux  intérêt.  D'abord  elle  témoigne  d'une  façon  éclatante  que 
les  Italiens,  après  avoir  perdu  l'art  du  bronze,  l'avaient  entière- 
ment retrouvé.  L'anii(|uité  leur  avait  laissé  en  ce  genre  de  beaux 
modèles,  tels  que  la  majestueuse  porte  du  Panthéon,  avec  ses  deux 
grands  pilastres  et  ses  clous  richement  ornés,  la  porte  de  ^é^lise 
des  Saints-Cosme  et  Damien,  celle  de  Saint-Jean  de  Lateian,  jadis 
placée,  dit-on,  à  l'église  de  Saint-Adrien  du  forum,  et  que  quel- 
ques-uns croient  avoir  appartenu  à  la  basilique  Émilienne.  Pendant 
la  seconde  moitié  du  xi"  siècle,  les  églises  d'Amalll,  du  Mont- 
Cassin,  du  mont  Saint-Ange  au  Gargano,  obtiennent  de  la  libéra- 
lité d'une  riche  et  pieuse  famille  amalfitaine  des  portes  de  bronze, 
mais  qui  sont  fabriquées  à  Constantinople.  C'est  de  là  aussi  et  des 
mêmes  donateurs  qu'est  venue,  en  1070,  celle  de  Saint-Paul  hors 
les  Murs,  près  de  Kome,  dont  les  cadres  gravés,  munis  primiti- 
vement d'argent  et  d'or,  représentent  les  Apôtres,  les  Prophètes 
et  la  Vie  du  Christ.  Atteinte  par  le  célèbre  incendie  de  1823, 
elle  est  conservée  aujourd'hui  dans  les  magasins  de  la  basilique, 
à  la  façade  de  laquelle  l'habile  architecte  M.  Vespignani,  qui  l'a 
restituée,  compte  bien  la  replacer  (1).  La  porte  de  bronze  de  l'église 
de  Salerne,  de  lOSZi,  est  encore  de  fabrication  byzantine;  mais,  dès 
le  commencement  du  xir  siècle,  à  Canosa  dans  la  terre  de  Bari,  à 
Saint-Marc  de  Venise,  et  puis  à  Troia,  à  Trani,  à  Ravello,  à  Monréal, 
à  Bénévent,  à  Vérone  (2),  de  nouvelles  portes  de  bronze  sont  dues 
à  des  artistes  italiens,  P>oger  d'Amalfi,  Oderisiusde  Bénévent,  maître 
Barisanus  de  Trani.  Parfois  encore  imitateurs  serviles  et  maladroits 
des  artistes  de  Constantinople,  ils  redeviennent  bientôt  indépendans 
ou  même  originaux. 

La  porte  de  bronze  de  Saint-Pierre  offre  encore  un  autre  intérêt 
par  ses  représentations  savantes,  où  l'on  reconnaît  un  siècle  d'effort 
littéraire  et  d'érudition.  Il  y  a  là  plusieurs  énigmes  dont  la  solution 
pourrait  bien  avoir  une  certaine  importance  au  point  de  vue  de 
l'histoire  littéraire  du  xv*"  siècle,  mais  qui  resteront  sans  doute 
inexpliquées  jusqu'à  ce  que  les  archives  nous  rendent  quelque  ma- 
nuscrit de  l'auteur  traduisant  ses  propres  vues.  Pour  tout,  dire,  cet 
ouvrage  du  xv"  siècle  est  fort  peu  connu,  bien  qu'il  mérite  de  l'être. 
Qu'on  nous  permette  d'y  insister,  ne  serait-ce  que  pour  montrer 

(1)  Il  a  fallu  refaire  en  entier  un  de  ses  cadres,  qui  se  trouve,  on  ne  sait  com- 
ment, au  musée  de  Turin. 

(2)  On  peut  voir  des  reproductions  figurées  de  la  plupart  de  ces  œuvres  d'art  dans  le 
savant  ouvrage  de  Schultz,  Denkmaeler  der  Jiunst  des  Miitelalters  in  unter  Italien, 
in-quarto  et  in-folio,  1860. 


376  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

par  un  seul  exemple  combien  de  problèmes  se  présentent  à  chaque 
pas  dans  Rome  pour  l'observateur  attentif,  et  particulièrement  pour 
l'historien  de  la  renaissance. 

Il  y  a,  sur  la  porte  de  bronze  de  Saint-Pierre,  sans  compter  la 
riche  bordure  entourant  chacun  des  deux  vantaux,  quatre  grands 
cadres,  deux  petits,  et  quatre  bandes  dans  les  intervalles.  En  haut, 
le  Sauveur  d'un  côté  et  la  Vierge  de  l'autre,  assis  sur  des  trônes. 
Au-dessous,  saint  Paul  tenant  le  glaive  et  ayant  à  ses  pieds  le  vase 
mystique,  le  u  vase  d'élection,  »  d'où  sort  la  fleur  où  se  pose  la 
colombe;  en  regard,  saint  Pierre  debout,  qui  remet  les  clés  au  pape 
agenouillé.  —  Un  premier  trait  peu  remarqué,  et  que  Pistolesi 
par  exemple,  dans  son  grand  ouvrage  en  huit  volumes  in-folio  sur 
Saint-Pierre  et  le  Vatican,  passe  entièrement  sous  silence,  bien  qu'il 
ait  son  intérêt  spécial,  c'est  que  chacun  des  deux  derniers  sujets 
est  entouré  en  partie  par  une  bande  portant  des  caractères  orien- 
taux. Il  y  en  a  de  pareils  aux  nimbes  des  deux  apôtres.  Comment 
concevoir  ici  des  inscriptions  arabes,  et  comment  faut-il  les  in- 
terpréter? —  La  réponse  est,  facile  :  ces  caractères  n'offrent  aucun 
sens  par  eux-mêmes;  on  a  simplement  ici  un  exemple  de  ce  motif 
de  décoration  que  l'art  de  l'Occident  aimait  alors  à  emprunter  aux 
œuvres  orientales  ou  siciliennes  :  on  se  rappelle,  dans  les  pein- 
tures de  la  même  époque,  les  vêtemens  de  madones  aux  franges 
pareillement  ornées  de  caractères  arabes,  sans  nulle  signification 
littérale. 

La  partie  inférieure  a  d'abord  deux  grandes  scènes  avec  beau- 
coup de  personnages.  D'un  côté,  le  jugement  de  saint  Paul,  citoyen 
romain,  son  supj)lice  en  cette  qualité  par  le  glaive,  et  son  appari- 
tion à  Plaulilla  :  il  lui  rend  le  voile  que,  suivant  la  légende,  il  a  reçu 
d'elle  pour  se  couvrir  les  yeux  au  dernier  moment.  Sur  la  lisière 
d'un  bois,  un  lion  dévore  un  chevreuil,  symbole  assez  fréquent  du 
martyre.  En  face  du  supplice  de  saint  Paul  l'artiste  a  placé  le  sup- 
plice de  saint  Pierre.  Une  troupe  armée  emmène  l'apôtre,  les  mains 
liées,  en  présence  de  l'empereur,  au  bruit  des  trompettes,  et  on 
l'attache  sur  la  croix,  la  tête  en  bas.  Le  plus  intéressant  ici  est  la 
manière  dont  l'auteur  a  voulu  faire  entendre  quel  fut  le  lieu  de  la 
scène.  11  l'a  désigné  par  plusieurs  monumens.  Le  premier,  à  droite 
du  spectateur,  est  une  petite  pyramide,  très  ornée,  et  qui  porte  en- 
core des  traces  d'or  et  de  pâtes  de  couleur.  Un  peu  à  gauche,  on 
voit  un  grand  arbre,  puis  un  édifice  circulaire  sur  une  large  base 
carrée,  avec  des  colonnes  et  plusieurs  étages;  et  enfin  une  pyramide 
plus  haute  que  la  première,  et  à  laquelle  est  adossée  une  déesse 
de  Rome,  tenant  de  la  main  gauche  une  statuette  de  Pallas.  —  Nous 
reconnaissons  facilement  que  l'artiste  a  voulu  représenter  par  l'édi- 


l'histoire    monumentale    de   ROME,  377 

fice  circulaire  le  château  Saint-Ange,  non  pas  tel  qu'on  le  voyait 
en  l/i/i5,  car  il  lui  donne  une  forme  très  différente  de  celle  que 
reproduisent  d'autres  œuvres  contemporaines  :  évidemment  c'est 
l'ancien  tombeau  d'Adrien  qu'il  a  entendu  nous  montrer,  sans  nul 
respect  de  la  chronologie.  L'arbre,  c'est  le  célèbre  térébinthe  auprès 
duquel  la  tradition  prétend  que  le  supplice  a  eu  lieu  ;  les  souvenirs 
effacés  du  moyen  âge  l'ont  quelquefois  transformé  en  un  monument 
ainsi  désigné.  Quant  aux  deux  pyramides,  l'artiste  reproduit  sans 
nul  doute  deux  tombeaux  anciens,  qui  subsistaient,  quoique 
ruinés,  de  son  temps.  L'un  nous  est  assez  bien  connu  :  c'est  celui 
qu'on  appela  au  moyen  âge  tantôt  le  tombeau  de  Scipion  l'Africain, 
tantôt  le  tombeau  ou  bien  la  Meta  de  Romulus.  Dès  le  vir  siècle, 
un  pape  l'avait  dépouillé  de  ses  marbres  pour  en  orner  le  parvis 
de  la  basilique  ;  Alexandre  VI  le  fit  à  peu  près  entièrement  dispa- 
raître. Nul  doute  que  Filarete  n'ait  eu  l'intention  de  représenter 
ainsi  ce  qu'il  croyait  correspondre  aux  deux  metae  du  cirque  de 
Néron,  entre  lesquels  la  tradition  plaçait  l'épisode  du  martyre;  le 
térébinthe  était  de  même  imposé  par  la  légende;  quant  au  château 
Saint-Ange,  il  aura  été  ajouté  comme  étant  l'édifice  le  plus  connu 
pour  désigner  aux  hommes  du  xv^  siècle  la  partie  de  la  ville  où  il 
fallait  chercher  le  lieu  de  la  scène,  —  C'est  d'ailleurs  un  problème 
difficile  que  de  savoir  quel  a  été  l'endroit  du  supplice  de  saint 
Pierre;  une  des  solutions  les  moins  probables  paraît  être  celle  qui 
choisit  le  Janicule  et  particulièrement  ce  lieu,  voisin  de  l'église 
Saint-Pierre  in  Montorio,  où  s'élève  l'élégant  édicule  de  Bramante. 
Saint  Pierre  n'étant  pas  citoyen  romain,  ne  devait  pas  être  mis  à  mort 
dans  l'enceinte  de  Rome;  or  le  Janicule  faisait  depuis  longtemps 
partie  de  la  ville.  Bien  entendu,  c'est  cette  solution  invraisemblable 
qu'ont  adoptée  les  guides  à  Piome;  ils  montrent  le  lieu  précis  où, 
suivant  eux,  la  croix  était  fixée.  —  Ajoutons  que  la  mauvaise  inter- 
prétation des  mots  inter  duas  mêlas  devait  être  admise  depuis 
longtemps,  puisque,  cent  cinquante  années  avant  Filarete,  Giotto 
l'adoptait  déjà  :  sur  la  peinture,  provenant  de  la  confession  de  l'an- 
cienne basilique,  que  l'on  peut  voir  dans  la  sacristie  actuelle,  il  repré- 
sente pour  la  même  scène  précisément  les  mêmes  édifices. 

Aux  souvenirs  des  temps  apostoliques  succèdent,  dans  les  quatre 
bandes  entre  les  cadres  inférieurs,  des  épisodes  d'histoire  contem- 
poraine, ceux  qui  ont  illustré  le  pontificat  d'Eugène  IV.  L'empe- 
reur d'Orient,  Jean  Paléologue,  arrive  à  Ferrare,  où  le  concile  de 
Bàle  s'est  transporté;  l'union  des  deux  églises  est  proclamée  à  Flo- 
rence; l'empereur  Sigismond  est  couronné  à  Rome  des  mains  du 
pape;  les  Jacobites  éthiopiens,  par  leurs  ambassadeurs,  viennent 
faire  union  avec  l'église  romaine,  etc.  Nul  doute  qu'il  ne  puisse  y 


â78  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

avoir  un  grand  profit  pour  l'antiquaire  et  l'Jiistorien  à  observer 
attentivement  les  attitudes  et  les  costumes  de  tous  ces  divers  per- 
sonnages. 

Ce  n'est  pas  tout.  Aux  rinceaux  élégans  qui  forment  l'encadre- 
ment de  toute  l'œuvre  sont  mêlés  de  petits  sujets  qui  témoignent  de 
l'érudition  toute  classique  de  cette  époque.  La  mythologie,  les  fables 
d'Ésope,  les  Métamorphoses  d'Ovide,  l'histoire  romaine,  en  sont  les 
principales  sources.  Léda,  Ganymède,  lo,  les  travaux  d'Hercule, 
Romulus  et  Rémus  avec  la  louve,  l'enlèvement  des  Sabines,  Clélie, 
Adam  et  Eve,  îout  cela,  figuré  avec  un  talent  très  inférieur  assu- 
rément à  celui  de  Ghiberti,  atteste  du  moins  une  grande  abondance 
de  souvenirs  et  une  imagination  facile.  On  a  conjecturé  que  ces 
entourages,  olïrant  des  représentations  païennes  pour  la  plupart, 
devaient  être  quelque  débris  antique,  réuni  après  coup  à  l'œuvre  de 
Filarete.  Rien  de  moins  vraisemblable  :  l'unité  du  travail  paraît  évi- 
dente. Bien  plutôt  retrouverait- on,  si  l'on  savait  expliquer  toutes 
ces  petites  scènes,  certaines  curieuses  influences  de  la  littérature 
romanesque  ou  morale  de  ce  moyen  âge  romain,  que  l'on  commence 
seulement  de  nos  jours  à  bien  étudier. 

Un  dernier  trait  peu  connu,  tout  spontané  et  naïf,  fera  pardonner 
à  l'auteur  de  la  porte  de  bronze  son  érudition  un  peu  pédante.  En- 
trez dans  la  basilique,  et,  par  derrière  la  porte,  au  coin  le  plus 
obscur,  tout  en  bas  à  droite,  cherchez  une  petite  bande  de  bronze 
avec  un  sujet  en  bas-relief,  ce  que  Vasari  appelle  una  slorictta  di 
hronzo.  C'est  la  signature  de  l'artiste.  Deux  personnages,  aux  deux 
extrémités  de  cette  sorte  de  frise,  sont  montés  l'un  sur  un  cheval 
ou  un  mulet,  l'autre  sur  un  dromadaire  (l)  ;  rien  n'indique  s'il  faut 
y  voir  Antonio  et  son  collaborateur  Simon  Ghini.  Entre  eux  se  pla- 
cent, reliés  par  une  danse  joyeuse,  et  les  mains  dans  les  mains, 
sept  vigoureux  compagnons  :  Antonio  paraît  être  celui  qui  mène  le 
chœur  :  il  tient  un  compas;  on  lit  au-dessous  de  ce  personnage 
cette  inscriiition  :  Aritonius  el  discipuli  mei.  Une  devise  latine 
domine  toute  la  scène  :  Céleris  opère  prelium  fnsius  summusve 
mihi,  ce  qui  paraîtrait  signifier  :  «  L'argent  pour  les  autres,  l'hon- 
neur pour  moi!  »  Si  tel  est  le  sens,  voici  commefit  nous  interpré- 
tons la  scène  :  content  d'avoir  terminé,  Antono  chevauche  et  se 
promène  avec  les  siens  dans  la  campagne.  Son  langnge  est  fier  à 
l'égard  d  s  hommes,  mais  son  humdité  est  profonde  et  sincère 
devant  Dieu  :  il  a  pris  pour  lui  la  dernière  place,  à  l'iniérieur  du 

(1)  An-dcssTus  de  la  première  monture,  il  y  a  un  mot  mutilé  que  je  ne  puis  lire  : 
apo..,ci  ou  capo...ci.  Sous  Pautre  il  y  a  le  mot  Dromendarius.  Pourquoi  l'inscrire  ici? 
Cet  animal  ctait-il  encore  peu  connu  dans  Rouie,  ou  bien  y  a-t-il  quelque  allusioû 
cachée  ? 


LIIISIOIRE   MONUMENTALE   DE   ROME.  379 

temple,  dans  la  poussière  et  dans  l'ombre,  presque  sous  les  pieds 
du  premier  venu  (l). 

Quels  qu'aient  été  les  mérites  de  Martin  V  et  d'Eugène  IV  envers 
Rome  monumentale,  c'est  assurément  Nicolas  V  (1/|A7-1Z|55)  qui  a 
été,  parmi  les  papes,  le  premier  vrai  représentant  de  la  renais- 
sance, soit  par  la  considérable  série  de  ses  entreprises,  soit  par  la 
grandeur  de  ses  conceptions  et  la  hauteur  de  ses  vues»  M.  Mïmtz  a 
dépeint  en  d'excellentes  pages  l'ardeur  incomparable  de  ce  pontife. 
«  On  le  voit  occupé  sans  cesse,  dit-il,  à  prodiguer  ses  faveurs  à 
presque  toutes  les  branches  de  l'art.  Eu  même  temps  que  ses  con- 
structions s'élèvent  avec  une  rapidité  vertigineuse,  il  réunit  et 
dresse  une  véritable  armée  de  peintres,  de  verriers,  de  calligraphes, 
d'enlumineurs,  d'orfèvres,  de  brodeurs.  Il  installe  à  Rome  un  ate- 
lier de  tapisseries;  il  envoie  dans  les  différentes  parties  de  l'Europe 
des  agens  chargés  de  lui  rapporter  ce  qu'ils  trouveront  de  rare  ou 
de  précieux  en  tout  genre...  Un  mélange  de  rares  qualités  fait  de 
lui  la  personnification  la  plus  complète  de  la  renaissance  sur  le 
trône  pontifical.  Son  amour  pour  la  littérature  classique,  les  sacri- 
fices immenses  qu'il  s'imposa  pour  créer  au  Vatican  une  biblio- 
thèque sans  rivale;  dans  un  autre  ordre  d'idées,  la  reconstruc- 
tion de  la  basilique  de  Saint-Pierre  et  du  palais  du  Vatican,  ses 
projets  grandioses  pour  la  transformation  de  la  ville  éternelle,  de 
ses  rues  et  de  ses  places,  sont  autant  de  titres  qui  lui  assignent  le 
premier  rang  parmi  les  protecteurs  des  arts  et  de  l'humanisme.  Il  a 
été  donné  à  d'autres  de  laisser  des  traces  plus  durables  de  leur  acti- 
vité. Les  monumens  qui  proclament  la  gloire  de  Jules  II  et  de 
Léon  X  sont  plus  nombreux  que  ceux  sur  lesquels  on  lit  le  nom  de 
Nicolas  V;  mais,  outre  que  Jules  II  et  Léon  X  n'ont  fait  que  suivre 
la  voie  inaugurée  par  celui-ci,  leur  programme  ne  saurait  se  me- 
surer avec  le  sien  ;  on  n'y  trouve  pas  au  même  degré  la  grandeur 
en  quelque  sorte  épique  de  la  conception,  ni  cette  jeunesse,  cette 
fraîcheur  d'iujpression,  cet  enthousiasme  naïf  qui  prêtent  tant  de 
charme  à  la  pi^riode  si  justement  appelée  la  première  renaissance.  » 
Voilà  qui  est  très  juste  et  très  bien  dit  :  iNicolas  V  était  animé  en 

(1)  Pistolesi  lit  tout  autrement  l'inscription;  il  croit  qu'il  y  a  Céleris  opère  pre- 
tium  fastus  fumusque  rnUii,  et  il  voit  dans  ces  paroles  un  témoignage  du  dépit  de 
l'auteur,  dont  l'œuvre  n'aurait  pas  réussi.  Il  y  a  à  répondre  d'abord  que  l'avant-der- 
nicr  mot  ve  est  très  lisible,  et  que  le  mot  précédent,  effacé  en  partie,  paraît  bien 
avoir  eu  six  lettres.  De  plus,  cette  interprétation  ne  cadre  certaiiiement  pas  avec  ce 
qui  est  représenté  :  l'auteur  et  ses  élèves  sont  en  danse  et  en  fôte.  Antonio  est  si  peu 
mécontent  de  son  travail  qu'il  a  mis  son  portrait  et  par  deux  fois  son  nom  sur  la  façade 
môme,  en  pleine  lumière.  L'auteur  de  l'article  Averulino,  dans  le  Kiinstler-Lexicon 
de  Meyer,  lit  :  Ceteris  opère  pretiwn  fastus  fumusve,  mihi  HUaritas.  Jo  n'ai  pas  vu 
trace  de  ce  dernier  mot. 


380  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

effet  du  propre  esprit  de  ce  temps,  qui  invoquait  l'air  et  la  lumière; 
il  voulait  refondre,  pour  ainsi  parler,  la  ville  de  Rome;  il  voulait 
en  aligner  et  en  élargir  les  rues,  dégager  les  abords  des  places 
publiques,  relier  ces  places  entre  elles  au  moyen  de  portiques  sous 
lesquels  on  circulerait  à  l'abri  du  soleil  et  de  la  pluie,  couvrir  les 
ponts  de  galeries  ouvertes,  rebâtir  les  murs  extérieurs,  restaurer  les 
quarante  églises-stations,  faire  du  Borgo,  voisin  de  Saint-Pierre,  une 
cité  à  part,  reconstruire  enfin  le  palais  du  Vatican  et  la  basilique.  La 
réédification  de  la  ville  avait  commencé  aussitôt  après  le  retour  des 
papes;  mais  certains  des  quartiers  nouveaux  ne  devaient  prendre 
forme  que  sous  Nicolas  V.  Par  exemple  le  campo  di  Fiore,  ouvert 
près  du  palais  Farnèse  actuel  sur  les  ruines  du  Théâtre  de  Mar- 
cellus,  était  encore,  vers  la  fin  de  ce  pontificat,  un  lieu  abandonné 
au  bétail,  quand  le  cardinal  camerlingue,  qui  habitait  tout  auprès, 
à  San-Lorenzo  in  Damaso  (le  palais  de  la  Chancellerie),  fit  paver 
cette  plage  du  Tibre.  Les  habitations  s'y  multiplièrent  promptement; 
une  des  plus  anciennes  hôtelleries  de  Rome,  VAlbergo  del  Sole,  où 
descendaient  à  la  fin  du  xv^  siècle  les  plus  nobles  voyageurs,  y  sub- 
siste encore  de  nos  jours.  De  la  même  époque  datent  le  palais  Ca- 
pranica,  un  des  plus  curieux  spécimens  de  la  fin  de  l'architecture 
gothique  à  Rome,  l'église  Sant'Onofrio  du  Janicule,  sur  l'autre  rive 
du  Tibre,  et  bien  d'autres  édifices. 

Il  faut  lire  dans  la  Vie  des  deux  Rossellini  par  Vasari  quel  était 
l'immense  projet  de  Nicolas  V  sur  le  Borgo.  Pour  éviter  les  inva- 
sions et  les  surprises  qui  avaient  continué  de  frapper  ses  prédéces- 
seurs immédiats,  profitant  d'ailleurs  de  l'état  d'abandon  et  de  ruine 
où  les  désordres  civils  avaient  mis  cette  partie  de  la  cité,  il  avait 
résolu  de  construire  entre  le  pont  Saint-Ange  et  la  limite  extrême  du 
Vatican  une  résidence  fortifiée  où  le  pape  habiterait  avec  toute  sa 
cour  et  une  population  d'artisans,  d'employés,  de  scribes,  de  moines, 
de  prêtres,  qui  devrait  se  suffire  à  elle-même.  Il  y  aurait  eu  de 
vastes  cours,  des  jvardins,  des  portiques,  des  fontaines,  des  bibliothè- 
ques et  même  un  théâtre,  tout  l'appareil  nécessaire  pour  faire  bonne 
figure,  bien  recevoir  les  ambassadeurs  étrangers,  et  couronner  di- 
gnement chez  soi  les  empereurs  d'Allemagne;  c'eût  été  une  sorte 
de  paradis  à  la  manière  des  pays  orientaux,  et  dans  lequel,  sans 
redouter  le  contre-coup  des  discordes  extérieures,  le  pontife  aurait 
donné  au  monde  l'exemple  d'une  vie  sainte  et  pure,  d'une  puis- 
sance majestueuse  et  respectée.  —  Ne  reconnaît-on  pas  à  de  telles 
conceptions  l'ardeur  intempérante  du  xv  siècle?  C'est  de  tels  plans 
imaginaires  que  sont  remplis  certains  livres  de  ce  temps,  comme 
le  Songe  de  Poliphile,  le  Trailé  de  r Architecture  d'Antonio  Fi- 
larete,  encore  inédit,  etc.  Celte  effervescence  des  esprits,  leur  im- 


L  HISTOIRE   MONUMENTALE   DE    ROME.  381 

patience  et  leur  enivrement  se  montraient  dans  le  domaine  des 
lettres  comme  dans  celui  des  arts;  c'étaient  les  signes  précurseurs 
de  la  seconde  renaissance. 

Nicolas  V  eût  fait  des  merveilles  s'il  faut  en  juger  par  ce  qui  nous 
reste  de  ses  travaux  au  Vatican.  Non-seulement  ce  pape,  ancien  biblio- 
thécaire des  Médicis,  a  réellement  fondé  l'incomparable  bibliothèque 
Vaticane  ;  mais  c'est  lui  encore  qui  a  fait  décorer,  par  un  artiste  tel 
qu'Angelico  da  Fiesole,  cette  chambre  où  M.  Miintz  reconnaît  son 
oratoire  privé  ou  son  cabinet  d'étude,  son  studio.  Tout  le  monde  a 
admiré  cette  chapelle  de  Nicolas  V,  comme  on  l'appelle  aujour- 
d'hui, où  le  maître,  aidé  de  son  élève  Benozzo  Gozzoli,  a  représenté 
la  vie  de  saint  Etienne  et  celle  de  saint  Laurent,  précieux  débris 
heureusement  échappé  aux  destructions  de  la  seconde  renaissance. 
Nicolas  V  avait  encore  fait  venir  Piero  délia  Francesca,  dont  les 
fresques  ont  du  disparaître  pour  faire  place  aux  œuvres  de  Raphaël, 
qui  cependant  les  admirait,  Benedetto  Buonfiglio,  un  des  plus  im- 
portans  prédécesseurs  du  Pérugin,  l'habile  Andréa  del  Castagno, 
Bartolomeo  di  Tomaso,  un  des  chefs  de  l'école  ombrienne,  et  une 
foule  d'autres  artistes  distingués,  dont  les  travaux  devaient  orner 
surtout  le  Vatican  et  Saint-Pierre,  mais  aussi  Sainte-Marie-Majeure 
et  le  Lateran.  11  employa  l'illustre  Léon-Baptiste  Alberti  à  réparer 
l'aqueduc  de  YAcqua  Vergine  et  à  construire  la  fontaine  de  Trevi 
où  cette  eau  devait  aboutir.  Bernardo  Rossellino,  Aristote  de  Fio- 
ravante,  de  Bologne,  cet  habile  architecte  si  foit  admiré  pour  avoir 
su  transporter  une  tour  sans  l'abattre,  devinrent  ses  cliens  recher- 
chés et  firent  grand  honneur  à  son  pontificat. 

L'ardeur  de  construction  se  montre  si  dominante  alors  qu'on  pense 
immédiatement  aux  dommages  qui  en  pouvaient  résulter  pour  les 
monumens  antiques  et  pour  les  œuvres  délicates  du  moyen  âge. 
C'est  ce  qui  fait  aussi  qu'on  est  tenté,  ce  semble,  de  ne  pas  être  aussi 
sévère  que  l'a  été  M.  Muntz  pour  unpontife  tel  que  Pie  II.  II  le  blâme 
d'avoir  voulu  bâtir  de  préférence  à  Gorsignano,  sa  patrie,  la  même 
ville  qui  de  lui  s'est  appelée  Pienza,  et  dans  Sienne,  berceau  de  sa 
famille,  Rome  étant  à  ses  yeux  comme  un  asile  des  monumens  an- 
tiques, qu'il  fallait  seulement  respecter  et  conserver.  —  Cette  vue 
pouvait  se  soutenir  cependant  ;  si  elle  avait  été  longtemps  sui- 
vie, nous  aurions  sauvé  du  naufrage  beaucoup  de  précieux  mor- 
ceaux de  l'architecture  et  de  la  sculpture  antiques.  La  bulle  du 
28  avril  U62,  par  laquelle  il  recommandait  en  lettré,  en  huma- 
niste, la  bonne  conservation  et  le  respect  des  anciens  édifices,  mé- 
ritait d'être  mieux  comprise  et  mieux  obéie  qu'elle  ne  devait  l'être 
sous  les  grands  papes  ses  successeurs. 

Pie  II  n'édifia  guère  dans  Rome  que  des  ouvrages  destinés  à  dis- 


382  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

paraître  sous  les  coups  de  la  seconde  renaissance,  maïs  qui  se  rap- 
portaient tous  à  d'intéressans  souvenirs,  dont  la  trace  n'est  pas  en- 
tièrement perdue  de  nos  jours.  C'est  lui,  par  exemple,  qui  construisit 
dans  l'ancienne  basilique  de  Saint-Pierre  cette  chapelle  dédiée  à  saint 
André  que  les  papes  suivans  devaient  détruire,  mais  dont  il  reste 
quelques  fragrnens  de  sculptures  relégués  dans  les  cryptes  vati- 
canes.  Cette  fondation  rappelait  un  épisode  qui  n'avait  pas  dû  sortir 
si  tôt  des  mémoires.  Dans  la  journée  du  11  avril  l/j6"2,  le  dimanche 
des  Rameaux,  Rome  tout  entière  avait  accompagné  le  pape  allant 
en  grande  pompe  recevoir  près  du  Ponte  Molle  une  précieuse  re- 
lique apportée  de  Putras  par  le  despote  de  Morée,  parent  du  der- 
nier empereur  Paléologue.  La  tête  de  saint  André,  frère  de  saint 
Pierre,  compagnon  du  Christ,  apôtre  de  l'Orient,  était  pour  le  pon- 
tife comme  un  symbole  aidant  à  cette  prédication  de  la  croisade  qui 
le  préoccupait  sans  cesse.  Des  mains  du  cardinal  Ressarion  elle 
passa  dans  celles  de  Pie  II,  et  fut  déposée  dans-la  confession  de 
Saint-Pierre  au  milieu  des  chants  de  tout  un  peuple  en  fête  (1). 

Pie  II  avait  aussi  réparé  et  embelli  l'église  de  Sainte-Pétronille, 
voisine  de  l'ancienne  basilique  Vaticane,  et  à  laquelle  se  ratta- 
chaient, M.  de  Rossi  l'a  montré,  de  curieux  souvenirs,  particulière- 
ment intéressans  pour  la  France.  Le  sépulcre  de  la  sainte  des  temps 
apostoliques,  révérée  sous  le  titre  de  fille  spirituelle  de  saint  Pierre, 
reposait  dans  la  catacombe  de  Sainte-Domitille,  où  dormaient  éga- 
lement les  saints  Nérée  et  Achillée,  et  le  culte  de  la  sainte  se  trou- 
vait être  en  grand  honneur  dans  Rome  quand  les  rapports  des 
papes  avec  les  rois  carlovingiens  devinrent  très  actifs.  Le  pape 
Etienne  II,  s'étant  rendu  en  France  pour  réclamer  de  Pépin  le 
Rref  une  protection  contre  les  Lombards,  promit  en  échange  de 
transporter  le  sépulcre  de  la  sainte  plus  près  du  tombeau  de  saint 
Pierre.  Pétronille  devint  dès  lors  auxiludrice  des  princes  carlovin- 
giens; la  nouvelle  église  qui  la  reçut  fut  désignée  comme  un  monu- 
ment éternel  de  la  gloire  et  du  nom  de  Pépin,  comme  la  chapelle 
des  rois  de  France,  qui  portèrent  le  titre  de  très  chrétiens,  et  déjà 
peut-être  de  fils  aînés  de  l'église.  Quand  les  différons  sanctuaires 
furent  absorbés  par  la  basilique  reconstruite,  on  y  réserva  une  cha- 
pelle, dédiée  à  sainte  Pétronille,  dont  les  souverains  de  la  France 

(1)  La  précieuse  lète,  enfermée  dans  un  riclie  reliquaire,  œuvre  florentine,  échappa 
comme  par  miracle  au  fameux  siège  do  Rome  de  4527,  mais  non  pas  aux  désordres  de 
18i8.  Un  voleur, aprf^s  l'avoir  dérobée  et  avoir  vendu  le  reliquaire,  ensevelit  le  crânw,  qui 
l'embarrassait,  au  pied  d'un  des  murs  do  fortification  do  la  ville;  mais,  poursuivi  par 
863  remords,  il  alla  confesser  son  crime,  et  la  relique  fut  rétablie  dans  le  trésor  de 
Saint-Pierre,  comme  le  rapporte  u;ie  inscriptioa  qu'on  peut  lire  sur  cette  partie  des 
murs,  vcrg  le  Vatican. 


l'histoire  monumentale    de   ROME.  383 

furent  déclarés  protecteurs,  où  Louis  XI  fit  faire  encore  d'impor- 
tans  travaux,  et  sur  laquelle  notre  droit  reconnu  de  patronage  n'a 
point  cessé.  Quand  l'ambassadeur  de  France  à  Rome  près  le  saint- 
siège  fait  sa  première  entrée  dans  la  basilique,  après  avoir  révéré 
le  prince  des  apôtres,  il  va  s'agenouiller  dans  la  chapelle  de  Sainte- 
Pétronille  (1). 

Rien  ne  subsiste  probablement  de  la  tour  que  ce  même  pape  avait 
construite  auprès  de  la  porte  d'entrée  du  palais  du  Vatican.  Est-ce 
sur  le  mur  de  cette  tour  que  plus  tard  Raphaël  dut  peindre  une 
fresque  bien  singulière,  de  nature  à  ne  rien  ajouter  à  sa  renommée? 
Un  jeune  éléphant,  nommé  Ilannon^  et  qui  avait  été  donné  à  LéonX 
par  le  roi  de  Portugal,  faisait  les  délices  de  la  cour  pontiticale  et 
du  peuple  romain.  Un  mauvais  poète,  nommé  Raraballo  da  Gaëta, 
voulut  aller  réciter  ses  vers  au  Capitole  afin  de  mériter,  lui  aussi,  le 
laurier  qu'avait  eu  autrefois  Pétrarque.  On  le  fit  monter  sur  le  dos 
d'Hannon,  dans  la  cour  du  Vatican,  le  pape  et  les  cardinaux  assis- 
tant des  fenêtres  à  son  départ  et  lui  souhaitant  bon  succès;  mais, 
arrivé  au  pont  Saint-Ange,  Ilannon,  qui  n'aimait  pas  les  vaniteux, 
jeta  le  mauvais  poète  à  terre.  Le  pauvre  Hannon,  estimé  tie  tous, 
mourut  d'une  angine  le  8  juin  1512,  et  Léon  X  voulut,  dit  une 
inscription  latine  attribuée  à  Bembo,  que  Raphaël  d'Urbin  le  re- 
produisit de  grandeur  naturelle  sur  la  tour  voisine  de  l'entrée  du 
palais,  ad  liirrem  propc  portam  palatii.  On  peut  voir  sur  la  porte 
travaillée  en  tarsia  de  l'une  des  chambres  de  Raphaël  au  Vatican 
une  représentaiion  de  Baraballo  monté  sur  Hannon. 

C'est,  nous  l'avons  dit,  dans  l'intéressante  ville  de  Sienne,  où  il 
a  construit  le  palais  Piccolomini  et  la  Loggia,  et  où  Pinturicchio, 
dans  la  sacristie  de  la  cathédrale,  a  représenté  sa  vie,  c'est  à  Gorsi- 
gnano,  aujourd'hui  Pienza,  sa  ville  natale,  tout  entière  réédifiée  par 
lui,  qu'il  faut  étudier  et  juger  Pie  II.  M.  Miintz  a  fort  bien  rappelé 
combien  le  nom  de  ce  pontife  était  cher  à  l'humanisme.  Les  écrits 
d'^Eneas  Silvius  avaient  montré  un  esprit  varié,  ouvert,  intelligent, 
bienveillant,  fortifié  par  l'expérience  de  pays  et  de  civilisations 
diverses,  à  la  fois  accessible  aux  vues  nouvelles  et  pénétré  de 
quelques-uns  des  plus  profonds  sentimens  du  moyen  âge. 

Paul  II  (cardinal  Barbo)  n'eut  pas,  comme  Pie  II,  les  humanistes 
pour  lui;  cela  seul,  en  le  privant  de  certains  éloges  retentissans, 
lui  valut  en  outre  quelques  médisances.  Peu  s'en  faut  qu'on  ne 
l'ait  voulu  faire  passer  pour  un  ennemi  de  la  renaissance  italienne, 
reproche  bien  injuste  et  bien  faux.  11  est  vrai  qu'il  a  permis  d'en- 
lever, pour  les  faire  servir  à  ses  propres  monumens,  les  travertins 

(1)  Cette  chapelle,  située  au  fond  de  la  basilique,  à  droite,  est  fermée  depuis  le  der- 
nier concile. 


38â  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

et  les  marbres  du  Colisée  ;  mais  ses  prédécesseurs  n'avaient-ils  pas 
fait  de  même  à  Porto,  à  Ostie,  à  Tivoli,  et  aussi  à  Rome,  dans  plu- 
sieurs quartiers  couverts  de  ruirtes,  que  tout  le  xv^  siècle  exploita 
en  guise  de  carrières?  Paul  II,  il  est  vrai,  chassa  de  son  entourage 
}3eaucoup  de  petits  poètes;  il  fut  beaucoup  trop  rigoureux  contre 
cette  académie  de  Pomponius  Lœtus  qui  se  réunissait  quelquefois 
aux  catacombes  et  y  inscrivait,  par  un  jeu  d'esprit  voisin  du  scan- 
dale, le  nom  de  son  président  ou  pontifex  mnximus.  A  ce  peu  de 
griefs  qu'on  fait  valoir  contre  lui  répondent  suffisamment  sa  hauteur 
d'esprit  et  son  incontestable  libéralité.  11  avait  le  grand  goût  véni- 
tien; c'était  un  vrai  pape  de  la  renaissance,  qui  joignait  au  désir 
d'un  luxe  r^ajestueux  un  réel  respect  des  belles  choses.  Il  y  com- 
prenait les  monumens  de  l'art  antique  et  des  édifices  ruinés  de 
l'ancienne  Rome.  Avec  plus  de  sollicitude  encore  que  Pie  II  son 
prédécesseur,  il  fit  restaurer  l'arc  de  Titus,  celui  de  Septime  Sé- 
vère, les  colosses  de  Monte  Cavallo,  la  statue  équestre  de  Marc- 
Aurèle.  Il  était  si  peu  l'ennemi  des  souvenirs  de  l'antiquité  clas- 
sique qu'il  fit  célébrer  avec  grande  pompe  un  Triomphe  d'Auguste. 
On  y  voyait  s'avancer  des  géants,  l'Amour,  Diane  et  les  Nymphes, 
et  puis  les  rois  et  les  chefs  vaincus,  au  milieu  d'eux  Cléopâtre; 
après  cela  Mars,  les  Faunes,  Bacchus.  Et  les  chœurs  chantaient  les 
louanges  du  saint  pontife,  qu'ils  appelaient  père  de  la  patrie,  pro- 
tecteur de  la  paix,  auteur  de  la  prospérité  publique.  —  Ce  doivent 
être  là  des  circonstances  atténuantes  auprès  des  partisans  de  l'hu- 
manisme. 

Au  reste,  une  des  plus  grandes  œuvres  architecturales  du  xv^  siècle, 
et  qui  fait  toujours  grande  figure  dans  Rome,  conserve  le  souve- 
nir de  Paul  II  et  assure  à  ce  pontife,  malgré  tout,  une  belle  place 
dans  l'histoire  monumentale  du  xv^  siècle  :  c'est  le  palais  de  Saint- 
Marc  adjoint  à  la  basilique  du  mêffie  nom.  L'immense  édifice  que, 
plus  tard.  Pie  IV  donnera  à  la  république  de  Venise,  et  qui  devien- 
dra ainsi  jusqu'à  nos  jours  une  propriété  autrichienne,  rappelle  par 
ses  formes  massives  et  sa  physionomie  sévère,  par  ses  créneaux,  sa 
tour  et  son  peu  d'ouvertures,  les  châteaux  fortifiés  du  moyen  âge, 
mais  en  même  temps,  par  ses  belles  proportions,  par  l'élégance  de 
ses  fenêtres  et  de  ses  arcades  intérieures,  l'art  émancipé  de  la 
première  renaissance.  C'est  là  que  Paul  II  avait  accumulé  les  tré- 
sors incomparables  d'une  collection  qui  réunissait  aux  tapisseries, 
aux  broderies,  aux  riches  étoffes,  aux  bijoux,  —  perles,  camées, 
intailles,  anneaux  et  bagues,—  les  sculptures  antiques,  les  bronzes, 
les  peintures  byzantines,  les  monnaies  et  médailles,  les  mosaïques, 
les  émaux,  les  ivoires,  les  vitraux  peints,  les  manuscrits  ornés  de 
miniatures,  tout  ce  qu'avaient  pu  lui  obtenir  à  grands  frais  les  voya- 


l'histoire   monumentale   de   ROME.  385 

geurs  les  plus  intrépides  et  les  plus  habiles  en  Occident  et  en 
Orient.  La  passion  de  Paul  II,  —  c'en  était  une  véritable,  poussée 
à  ses  dernières  limites,  —  rencontrait  pour  se  satisfaire,  et  aussi 
pour  devenir  profitable  à  la  science,  le  temps  et  les  circonstances 
les  plus  propices.  Les  invasions  des  Turcs  et  la  prise  de  Gonstan- 
tinople  dispersaient  par  tout  l'Occident  les  manuscrits  et  les  objets 
d'art  antiques  ou  du  moyen  âge  que  les  églises  et  les  monastères 
avaient  longtemps  conservés,  et,  d'autre  part,  si  le  goût  commen- 
çait à  s'éveiller  et  la  curiosité  à  s'instruire,  peu  de  collectionneurs 
avaient  encore  essayé  d'accaparer  tant  de  riches  dépouilles.  Paul  II 
ne  manqua  pas  d'engager  à  ce  sujet  une  lutte  acharnée  contre  les 
Médicis;  il  ne  prévoyait  pas  qu'après  lui  la  plus  grande  partie  de 
ses  trésors  passerait  paisiblement  entre  les  mains  de  Laurent  le 
Magnifique. 

Pour  un  antiquaire  érudit  tel  que  M.  Mûntz,  c'était  une  bonne 
fortune  que  de  rencontrer  un  si  intéressant  épisode.  Il  a  dans  son 
livre  de  trèscurieux  chapitres  à  ce  sujet,  quand  par  exemple  il  dresse 
la  hste  des  collectionneurs  romains  qui  avaient  précédé  Paul  II. 
On  comprend  bien  d'ailleurs  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  de  petite  et  vaine 
curiosité  :  sans  les  amateurs  du  xv^  siècle,  combien  de  morceaux 
antiques  auraient  définitivement  péri  !  combien  seraient  demeurés, 
peut-être  pour  longtemps  encore,  entièrement  ignorés  !  M.  Miintz 
nous  introduit  le  premier  dans  cette  riche  collection  du  xv®  siècle, 
puisqu'il  publie  le  premier  un  catalogue  contemporain  inédit,  qui 
en  donne  tout  au  long  le  détail.  Personne  n'ignore  quel  parti  l'éru- 
rudition  de  notre  temps  sait  tirer  de  pareilles  informations  :  on 
compare  les  témoignages,  on  reconnaît  les  vraies  provenances,  on 
identifie  les  époques,  les  artistes,  les  œuvres,  et  nos  musées  ces- 
sent enfin  d'être  des  ramassis  incohérens,  arbitraires  et  confus, 
pour  devenir  ce  qu'ils  doivent  être,  des  galeries  où  la  science  vient 
en  aide  à  l'esthétique. 

11  serait  long  de  signaler  une  à  une  toutes  les  nouveautés  que 
contiennent  les  volumes  de  M.  Miïntz.  Il  a  distingué  avec  soin  d'une 
part  les  artistes  étrangers  appelés  à  Rome,  particulièrement  les  fran- 
çais, et  d'autre  part  les  artistes  italiens  ou  romains  employés  à  cette 
cour.  Ses  recherches  sont  particulièrement  attachantes  et  décisives 
sur  la  différence  qu'il  faut  faire  entre  Mino  daFiesole,  dont  quelques 
œuvres  charmantes  se  retrouvent  dans  les  cryptes  vaticanes  ou 
dans  les  éghses  de  Rome,  et  Mino  del  Regno,  l'auteur  insuffisant 
des  statues  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul  placées  autrefois  au  bas 
de  l'escalier  de  la  grande  basilique,  et  conservées  aujourd'hui  à  la 
porte  d'entrée  de  la  sacristie,  —  ou  bien  sur  Paolo  Romano,  sur 
Isaïe  de  Pise,  artistes  habiles  dont  les  travaux  inspirés  par  la  pre- 

TOME  xxxY.  —  1879,  25 


386  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

mière  renaissance  mériteraient  d'être  mieux  connus  (1).  M.  Mûntz 
fait  en  quelques  payes  un  examen  curieux  de  la  condition  des 
artistes  à  Rome  vers  le  milieu  du  xV  siècle;  mais  on  ne  distinguait 
pas  nettement,  à  cette  époque,  entre  les  ouvriers  et  les  artistes.  Les 
architectes  sont  appelés  indifféremment,  dans  les  pièces  que  l'au- 
teur a  transcrites,  mw^atori,  c'est-à-dire  maçons,  maestri  di  ligname 
ou  charpentiers,  scarpellùiî,  maestri  di  nmro,  etc.  Eux-mêmes  ne 
réclamaient  pas  des  distinctions  plus  précises,  et  l'on  sait  que,  dans 
la  Florence  du  xv^  siècle,  les  plus  habiles  d'entre  eux  conservaient 
leurs  boutiques  bien  connues,  et  ne  refusaient  aucun  travail,  quelque 
modeste  qu'il  fût.  —  Est-il  bien  sûr  qu'en  de  telles  circonstances 
une  juste  diversité  des  traitemens  correspondît  toujours  à  la  diver- 
sité des  talens  et  des  aptitudes? 

Le  livre  de  M.  Mûntz  n'est  pas  entièrement  achevé.  Il  lui  reste  à 
faire  connaître  des  pontificats  singulièrement  intéressans  pour  l'his- 
toire de  l'art,  Sixte  IV,  Innocent  VIII,  Alexandre  VI,  règnes  illustrés 
par  des  artistes  tels  que  Pollaiuolo  et  Pinturicchio.  ÏNous  en  avons 
assez  dit  pour  faire  apprécier  ce  qu'est  déjà  !ron  œuvre,  et  ce  qu'elle 
rendra  de  services  à  l'histoire  des  arts.  Il  n'est  pas  un  des  récens 
ouvrages  italiens  publiés  sur  ces  matières  qui  n'ait  eu  quelque  im- 
portante information  à  lui  emprunter  :  c'est  ce  qu'on  peut  vérifier 
déjà  dans  les  nouvelles  et  savantes  éditions  soit  de  Vasari  par  M.  Gae- 
tano  Milanesi,  soit  du  livre  du  P.  Marchese  sur  les  artistes  domini- 
cains; il  en  sera  de  même  pour  l'ouvrage  utile  de  M.  Perkins  sur 
les  sculpteurs  italiens.  Un  ciitique  allemand  a  dit  que  les  études  de 
M.  Mûntz  feraient  époque;  il  en  sera  ainsi,  parce  que  rarement  on 
a  vu  employer  à  un  plus  intéressant  sujet,  avec  plus  d'intelligence 
et  de  dévouement,  des  documens  plus  précis  et  plus  authentiques. 

Nous  en  avons  dit  également  assez  pour  faire  mesurer  quels  chan- 
gemens  s'étaient  opérés  à  Rome  dans  les  esprits,  et  comment  à  la 
tradition  de  l'ignorance,  du  mépris,  des  aveugles  légendes  concer- 
nant les  édifices  antiques  avait  succédé  celle  du  respect,  se  tra- 
duisant par  un  soin  jaloux  de  conservation  et  même  d'étude  éru- 
dite.  iNous  avons  trouvé  dans  une  première  série  des  représenta- 
tions de  Rome  au  moyen  âge  qu'a  publiées  récemment  M.  de  Rossi 
le  reflet  de  la  première  de  ces  deux  périodes;  mais  il  a  terminé 

(1)  Il  n'est  pas  facile  de  les  connaître  et  de  s'en  faire  une  idée.  Pour  Isaïe  de  Pise, 
par  exemple,  deux  de  ses  œuvres  principales,  le  Tombeau  d  Eugène  IV  et  celui  de  la 
mère  de  ce  pontife,  qui  se  trouvent  dans  le  cloître  de  San  Salvatore  in  Lauro,  à  Rome, 
sont  mûries  depuis  que  le  cloître  est  devenu  caserne.  11  y  a  une  gravure  du  tombeau 
d'Eugène  IV  dans  rouvrage  do  Litta,  et  M.  Reumont  l'a  décrit.  Isaïe  de  Pisc  a  joui 
d'une  grande  renommée,  puisqu'on  voit  un  poète  contemporain  le  comparer  à  l'auteur 
du  Parthénon. 


L  HISTOIRE   MONUMENTALE    DE   ROME.  387 

son  intéressante  collection  par  quelques  plans  du  xv^  siècle,  qui 
offrent  un  contraste  immédiat.  L'examen  rapide  de  ces  plans  nous 
donnera  la  confirmation  précise  de  ce  qu'a  montré  par  le  détail  le 
livre  de  M.   Muntz,  et  des  diverses  phases  que  nous  venons  de 


m. 

La  série  de  ces  plans  est,  avons-nous  dit,  comme  un  panorama 
de  l'histoire  monumentale  de  Rome,  comme  un  livre  où  l'on  peut 
étudier  sa  longue  période  de  décadence  et  d'abandon ,  puis  son 
relèvement  et  le  nouveau  prestige  de  ses  anciens  souvenirs.  Les 
plans  du  xiv^  siècle  témoignaient  encore  d'un  oubli  presque  entier 
des  traditions  classiques;  Rome  elle-même  était  figurée  sur  l'un 
d'eux  en  vêtemens  de  deuil,  avec  l'apparence  de  la  décrépitude,  et 
gémissant  sur  sa  misère  et  ses  ruines.  Mais,  dès  le  commencement 
du  XV*  siècle,  une  école  d'humanistes  et  d'érudits  a  repris  l'étude 
des  textes  pour  y  retrouver  les  titres  authentiques;  ils  ont  re- 
cueilli les  inscriptions,  appelé  à  leur  aide  le  calcul  et  le  dessin. 
Les  efforts  d'un  Brunellesco,  d'un  Donatello,  d'autres  encore,  pour 
fixer  par  des  mesures  certaines  un  inventaire  authentique,  furent 
couronnés  par  les  travaux  de  Jean-Baptiste  Alberti,  le  célèbre 
architecte  florentin,  ami  de  Laurent  de  Médicis.  Employé  par 
JNicolas  V  à  de  nombreux  travaux,  il  continua  son  action  dans  Rome 
par  ses  élèves.  Vasari  raconte  que,  pendant  l'année  même  de  l'in- 
vention de  l'imprimerie,  Jean-Baptiste  Alberti  inventait  un  mer- 
veilleux instrument  permettant  d'agrandir  ou  de  diminuer  les  des- 
sins de  perspective.  11  s'agit  simplement  peut-être  de  ce  qu'on 
appelle  les  carreaux;  mais,  en  tout  cas,  il  est  sûr  qu'Alberii  im- 
prima un  nouvel  essor  au  dessin  technique,  à  la  reproduction  à  la 
fois  géométrique  et  pittoresque  des  monumens,  et  que  son  procédé, 
avec  son  actif  exemple,  encouragea  des  études  auxquelles  la  cause 
des  édifices  antiques  était  fort  intéressée.  Aussi  est-ce  une  conjec- 
ture très  vraisemblable  de  M.  de  Rossi  que  d'incliner  à  reconnaître, 
dans  certains  plans  de  Rome  de  la  seconde  moitié  du  w"  siècle,  l'in- 
fluence non-seulement  des  artistes  et  des  érudits  qui  avaient  inau- 
guré une  étude  nouvelle,  mais  en  particulier  d' Alberti  et  de  son 
école. 

Ces  remarques  s'appliquent  aux  trois  derniers  plans  de  l'atlas  de 
M.  de  Rossi.  L'un  d'eux,  exécuté  à  la  plume  en  lZi74  d'après  un 
original  perdu,  se  trouve  dans  un  manuscrit  de  la  Laurentienne. 
Sans  tenir  compte  des  habitations  privées,  il  figure  les  monumens^, 
païens  ou  chrétiens,  et  ajoute  à  côté  des  noms  contemporains  et 


388  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vulgaires  ce  qu'il  croit  être  les  désignations  antiques.  Les  deux 
autres,  c'est-à-dire  un  plan  en  perspective  publié  en  l/i93  àNiirem- 
berg,  et  un  grand  et  beau  panorama  peint  sur  toile,  qui  est  conservé 
aujourd'hui  au  musée  de  Mantoue,  reproduisent  évidemment  un  mo- 
dèle commun  datant  de  la  seconde  moitié  du  xv*  siècle  ;  ils  y  ajoutent 
des  retouches  qui  descendent  jusqu'en  1538.  Ces  deux  dernières 
cartes  offrent  une  vue  pittoresque  de  la  ville  entière,  avec  les  mai- 
sons et  les  rues.  Il  en  résulte  que  certains  monumens,  au  milieu  du 
dédale  qu'offre  la  grande  cité,  sont  dissimulés  par  la  perspective; 
mais  en  revanche  on  voit  cette  forêt  de  tours  carrées  qu'avait  mul- 
tipliées le  moyen  âge  et  qui  rappellent  tant  de  guerres  civiles;  on 
suit  quelques  principales  rues,  comme  la  via  Papale,  que  parcou- 
raient les  pontifes  lors  de  leur  solennelle  prise  de  possession; 
chaque  monument  apparaît  dans  son  cadre  réel  ;  la  physionomie  de 
Rome  au  xv^  siècle  se  montre  ainsi  tout  entière.  On  n'aurait,  pour 
restituer  un  vivant  tableau  de  la  ville  au  temps  de  la  première  re- 
naissance, qu'à  comparer  en  détail  ces  divers  plans  avec  une  des 
descriptions  écrites  vers  la  même  époque,  par  exemple  avec  celle 
de  Poggio,  qui  date  de  1Z|31.  Nous  voudrions  seulement  noter  par 
quelques  traits  quelle  place  ces  représentations  occupent  dans  l'his- 
toire monumentale  de  Rome. 

Dès  le  premier  aspect  elles  se  distinguent,  disions-nous,  des  pré- 
cédentes, et  montrent  une  époque  de  renaissance  et  de  progrès.  Le 
plan  de  lZi7Zi  offre  un  très  grand  nombre  de  monumens  avec  des 
légendes  développées  :  on  sent  l'étude  et  la  recherche  scientifiques. 
Quant  au  plan  conservé  à  Mantoue,  un  seul  coup  d'œil  suffit  à  con- 
vaincre qu'il  a  été  tracé  sous  l'influence  d'un  profond  sentiment  de 
la  double  grandeur  romaine  :  l'auteur  l'a  orné  d'images  et  de  de- 
vises latines  qui  l'expriment  clairement.  Il  a  bien  introduit  parmi 
ces  devises  quelques  réQexions  sur  les  vicissitudes  des  choses  hu- 
maines :  «  Où  sont,  ô  Rome,  tes  consuls,  tes  sénateurs?.,  où  sont  les 
Fabius  et  les  Camille?  Il  est  donc  vrai  que  rien  de  terrestre  ne 
résiste  à  l'action  du  temps!.,  »  Et  l'on  voit  dessiné  le  Temps  avec 
sa  faux.  La  pensée  dominante  n'en  est  pas  moins  rendue  par 
des  signes  non  équivoques.  Deux  étendards,  figurés  au  bas  de  la 
carte,  flottent  au  vent.  Sur  l'un  se  lisent  les  lettres  traditionnelles  : 
S.  P.  Q.  R.;  l'autre  porte  l'image  d'un  aigle  aux  ailes  déployées. 
Deux  médaillons  représentent  en  outre  les  origines  mythiques  de 
Rome  païenne  :  d'une  part,  la  louve  et  les  deux  jumeaux,  et  le 
figuier  ruminai;  d'autre  part,  Énée  avec  Ascagne  fuyant  de  Troie  et 
portant  son  père  Anchise.  Sur  un  troisième  médaillon  Rome  chré- 
tienne est  adorée  par  les  peuples  de  l'Europe,  de  l'Asie  et  de  l'Afri- 
que; on  lit  à  l'exergue  :  Domina  gcntium,  princeps  provinciarum. 


L  HISTOIRE   MONUMENTALE   DE   ROME.  389 

L'auteur  a  voulu  exalter  Rome,  siège  de  la  puissance  pontificale  et 
source  du  pouvoir  impérial,  centre  à  un  double  titre  de  tout  le 
monde  chrétien.  C'était  là  toute  une  poésie  politique  très  conforme 
aux  idées  des  derniers  temps  du  moyen  âgw,  mais  qui  allait  s'éva- 
nouir pendant  le  xvi°  siècle. 

Ne  pourrait-on  pas  conjecturer  que  la  même  idée  a  présidé  à 
l'orientation  bizarre  de  ces  deux  derniers  plans?  Celui  qui  les  a 
dressés  suppose  l'observateur  placé  au  sommet  du  Quirinal  et  per- 
pendiculairement au  fleuve.  Le  Tibre  entre  pour  lui  en  ville  vers 
la  droite  et  coule  vers  la  gauche.  Ainsi  se  trouve  ménagée  à  l'ho- 
rizon, en  toute  liberté,  la  vue  du  Vatican  et  du  Janicule.  La  pensée 
d'aitirer  d'abord  les  regards  vers  la  basilique  de  Saint-Pierre  et  le 
palais  des  papes  n'aurait-elle  pas  dicté  cette  disposition,  comme  au 
moyen  âge  les  géographes  prenaient  volontiers  Jérusalem  pour 
centre  du  monde  ?  —  Le  château  Saint-Ange  paraît  tout  d'abord, 
sur  la  rive  droite.  La  forme  en  est  à  peu  près  semblable  à  celle  que 
donnent  soit  une  intéressante  toile  de  Carpaccio  à  l'Académie  des 
beaux-arts  de  Venise,  soit  la  grande  fresque  de  la  Bataille  de  Con- 
stantin, au  Vatican;  tel  est  probablement  l'aspect  qu'ofi'rait  ce  mo- 
nument à  la  fin  du  xv*^  siècle.  Il  a  trois  étages,  sans  aucune  trace 
extérieure  des  statues  qui  devaient  l'orner  jadis.  —  Les  plans  de 
M.  de  Rossi  et  le  tableau  de  Venise  donnent  la  statue  de  l'Ange 
rappelant  la  célèbre  vision  de  Grégoire  le  Grand;  nous  savons 
d'ailleurs  qu'il  y  avait  au  temps  d'Alexandre  VI  (on  ne  dit  pas  depuis 
combien  d'années)  une  pareille  statue;  une  explosion  la  détruisit  en 
1/197;  elle  fut  remplacée  sous  Paul  III  par  un  marbre,  puis,  sous 
Benoît  XIV,  par  le  bronze  actuel. 

La  représentation  de  la  basilique  de  Saint-Pierre,  telle  que  la 
donne  le  plan  conservé  à  Mantoue,  est  particulièrement  intéres- 
sante. On  y  voit  à  la  façade,  vers  la  droite  du  spectateur,  une  tri- 
bune élégante  soutenue  par  des  colonnes  :  c'est  la  célèbre  loge  dite 
de  la  bénédiction,  un  petit  chef-d'œuvre  de  sculpture  renaissance, 
dont  M.  Mûntz  a  donné  aussi,  d'après  un  dessin  inédit  de  Grimaldi, 
une  curieuse  reproduction.  A  gauche  de  l'église,  deux  absides  rap- 
pellent cette  antique  chapelle  des  sépultures  impériales,  annexe  de 
l'ancienne  basilique,  dans  laquelle  on  a  trouvé  de  précieux  objets. 
Tout  à  côté  se  trouve  la  célèbre  guglia^  ou  aiguille,  c'est-à-dire 
l'obélisque  dressé  par  Caligula  sur  la  spina  du  clique  de  Néron  ;  les 
débris  accumulés  par  les  siècles  autour  de  sa  base  l'avaient  conservé 
debout  :  c'est  celui  que  Sixte-Quint  fera  transporter  en  1586  au  mi- 
lieu de  la  place  Saint-Pierre.  Le  moyen  âge  croyait  que  la  boule 
dont  il  était  surmonté  contenait  les  cendres  de  César. 

Le  Tibre  est  traversé,  selon  nos  deux  plans,  par  quatre  lignes  de 
ponts  dans  l'enceinte  de  la  ville,  A  l'entrée  du  pont  Saint-Ange,  sur 


390  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  rive  gauche,  le  plan  de  Mantoiie  marque  les  deux  statues  des 
apôtres  Pierre  et  Paul,  qui  subsistent  encore  aujourd'hui  à  la  même 
place.  Cela  seul  est  une  date,  et  nous  indique  une  des  retouches 
que  cette  carte  a  subies.  En  effet,  ces  deux  statues  ont  été  posées 
en  153Zi;  il  y  avait  eu  là,  jusqu'en  1527,  deux  édicules,  restes  d'une 
ancienne  fortification.  La  présence  du  pont  Sixte  est  également  une 
date,  car  il  ne  fut  commencé  qu'en  lZt73  et  achevé  qu'en  Ihlb.  —  H 
est  à  remarquer  que,  sur  l'une  et  l'autre  carte,  le  fleuve  est,  dans  sa 
partie  inférieure,  couvert  d'embarcations  et  de  bateaux  à  voile.  On 
aperçoit  même  des  constructions  s'avancer  de  la  rive  gauche.  C'est 
qu'il  s'agit  du  lieu  qui  fut  toujours  le  principal  port  de  Rome,  et 
qu'on  appelle  aujourd'hui  Bipa  grande  ou  Marmorata.  Là  dé- 
barquaient les  nombreuses  denrées  que  réclamait  l'approvision- 
nement de  la  ville  dans  ses  temps  prospères,  et  les  marbres  pour 
ses  immenses  constructions.  Du  port  d'Ostie,  puis,  —  après  que  ce 
port  se  fut  ensablé  et  se  vit  relégué  loin  de  la  mer,  —  de  celui  de 
Claude,  et  enfin  de  celui  de  Trajan,  creusés  tous  deux  de  l'autre  côté 
du  delta  sur  la  rive  droite,  les  bateaux  chargés  étaient  remorqués 
jusqu'ici.  Le  poit  était  situé  précisément  au  lieu  où  le  baron  Vis- 
conti  a  retrouvé  les  quais  antiques  et  les  anneaux  creusés  dans  la 
pierre.  Tout  auprès,  sur  la  rive  gauche,  s'était  élevé  pendant  la 
première  moitié  de  l'empire  ce  mont  Testaccio,  soigneusement  mar- 
qué sur  nos  cartes,  et  composé,  ainsi  que  tout  le  sol  qui  l'entoure, 
de  fragmens  d'amphores  munis  de  marques  inscrites,  soit  qu'on 
ait  brisé  là  en  immenses  quantités  les  vases  contenant  les  liquides 
ou  les  grains  apportés  par  le  commerce,  —  ce  qui  ne  s'expliquerait 
guère,  —  soit  plutôt  que  de  grandes  fabriques  de  ces  sortes  de 
vases  aient  eu  leur  siège  pendant  des  siècles  dans  ce  qu'on  appelle 
aujourd'hui  les  Orli  Torlonia,  et  que  les  i^ebnts  aient  peu  à  peu, 
comme  il  arrive  à  l'issue  des  ardoisières  ou  des  houillères,  formé 
un  vaste  monticule.  Les  nombreuses  embarcations  qu'on  voit,  sur 
les  plans  du  xv*  siècle,  sillonner  le  Tibre,  veulent-elles  dire  que  la 
navigation  n'avait  pas  perdu  ou  bien  avait  repris  alors  quelque 
activité?  Il  est  très  probable  que  le  cours  du  fleuve  n'était  pas 
obstrué  comme  il  l'est  aujourd'hui.  En  tout  cas,  cette  image  fait 
un  singulier  contraste  avec  l'absence  complète  de  toute  navigation 
dans  l'intérieur  de  la  ville  actuelle.  De  nos  jours,  quelques  bateaux 
à  vapeur  faisant  le  service  entre  Rome  et  Fiuniicino,  quelques  re- 
morqueurs pour  les  bateaux  qui  apportent  la  pouzzolane,  arrivent 
seuls  à  Hipii.  gr.mde.  En  amont,  sauf  le  bac  silencieux  de  Ripetta, 
qu'un  pont  nouveau,  ennemi  du  pittoresque,  va  faire  bientôt  dispa- 
raître, pas  une  bar(|ue  ne  sillonne  ces  eaux  :  le  désert  s'est  fait  sur 
le  Tibre  counne  dans  la  campagne  romaine. 
Examiner  ces  cartes  de  Rome  au  xv«  siècle  dans  tout  le  détail 


l'histoire   monumentale   de   ROME.  391 

que  comporterait  une  étude  spéciale  serait  aborder  une  série  de 
problèmes  dont  un  grand  nombre  sont  encore  non  résolus.  On  aura 
une  idée  des  irrésolutions  où  sont  réduits  de  notre  temps  ceux  qui 
s'occupent  de  topographie  romaine  si  l'on  songe  que  l'élégant  petit 
temple  périptère  adiLiré  de  tout  voyageur  sur  la  place  de  Sainte- 
Marie  in  Cosmedin,  celui  qui  a  été  si  longtemps  connu  comme  un 
temple  de  Vesta,  peut  être  désigné  par  sept  noms  diiïérens,  dont 
chacun  s'autorise  d'assez  bonnes  raisons,  et  entre  lesquels  il  est  dif- 
ficile d'oser  choisir.  D'ailleurs  s'il  est  vrai,  comme  nous  l'avons  dit, 
que  les  plans  de  Rome  de  la  fin  du  xv^  siècle  dénotent  dans  leurs 
auteurs  un  degré  d'expérience  scientifique  qui  n'avait  pas  été  encore 
atteint,  il  ne  faut  pas  croire  pour  cela  qu'on  les  trouverait,  en  les 
comparant  à  ce  que  réclame  la  science  moderne,  exempts  de  fan- 
taisie dans  les  représentations  et  d'erreurs  graves  dans  les  com- 
mentaires, soit  par  un  reste  d'attache  aux  vieilles  légendes,  soit  par 
des  conjectures  nouvelles  imparfaitement  dirigées.  Le  plan  conservé 
à  Mantoue,  par  exemple,  a  le  dessin  d'un  monument  sur  lequel 
est  cette  légende  en  italien  :  «  Tour  dans  laquelle  résida  longtemps 
l'esprit  de  Néron.  »  On  sait  en  effet  que,  Néron  ayant  été  enseveli 
dans  le  tombeau  de  sa  famille,  les  Domitii,  près  du  lieu  où  rési- 
dait aussi  l'opulente  gens  Pincin^  les  corbeaux,  dit  la  légende,  ef- 
frayèrent pendant  longtemps  cette  région  maudite,jusqu'àcequele 
pape  Pascal  II,  en  1099,  pour  mettre  fin  à  cette  sinistre  obsession, 
démolit  la  sépulture,  et  construisit  à  sa  place  cette  église  de  Santa- 
Maria-del-Popolo,  si  riche  aujourd'hui  en  charmantes  œuvres  de  la 
première  renaissance.  —  Le  même  plan  montre,  au  forum,  les  trois 
colonnes  du  temple  de  Vespasien  bizariement  recouvertes  d'une 
sorte  de  toit,  et  la  notice  explique  que  ces  colonnes  ne  sont  autre 
chose  qu'un  fragment  du  pont  que  Galigula  avait  jeté  du  Palatin  au 
Capitole,  singulière  imagination  révélant  chez  les  antiquaires  d'alors 
le  même  embarras  que  nous  éprouvons  nous-mêmes  à  expliquer  de 
quelque  façon  l'étonnante  construction  de  cet  empereur. 

Il  ne  faudrait  donc  pas  attendre  de  ces  plans  de  Piome  des  infor- 
mations trop  complètes;  cependant,  à  côté  des  obscurités  et  des 
erreurs,  ils  donnent  des  traductions  fidèles  de  la  réalité  qui  ont 
beaucoup  de  prix.  Si  le  tombeau  d'Auguste  est  caché  par  la  perspec- 
tive sur  la  carte  du  musée  de  Mantoue,  on  le  voit  sur  celle  de  lZi7Zi,en 
ruine  et  délabré.  Il  en  est  réduit  aujourd'hui  à  servir  de  scène  à  des 
troupes  dramatiques  de  quatrième  ou  de  cinquième  ordre  :  on  y  peut 
entendre  parfois  quelque  comédie  de  Plante  en  italien,  ce  qui  ne 
manque  ni  de  couleur  locale  ni  de  tradition;  mais  le  plus  souvent 
ce  sont  les  plaisanteries  de  nos  boulevards,  émoussées  par  la  traduc- 
tion, qui  attristent,  en  dépit  de  quelques  protestations  honnêtes,  ce 


392  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

classique  mausolée.  —  Tout  le  beau  groupe  de  monumens  entre  le 
forum  de  Trajan  et  le  forum  romain  apparaît  en  ruines  magnifiques  : 
colonne  et  basilique  Trajane,  forum  de  Nerva,  tours  des  Milizie  et 
des  Coriti  datant  des  commencemens  du  xiii'  siècle,  temple  de  Faus- 
tine,  etc.  Le  Palatin  fait  brillante  figure  par  son  stade,  désigné  sous 
le  nom  da  Grand-Palais,  «  Palazo  magiore.  »  C'est  ce  même  stade, 
enterré  depuis  et  dévasté,  que  M.  Pietro  Rosa  a  fait  déblayer  récem- 
ment, et  où  l'on  retrouvait  l'année  dernière  une  intéressante  statue. 
—  Le  temple  de  la  Paix  a  ses  trois  célèbres  arcades,  mais  surmon- 
tées d'un  second  étage  semblable  au  premier;  il  serait  intéressant 
de  fixer  quel  est  ici  le  degré  d'exactitude.  La  désignation  même 
de  Templum  Paris  est-elle  bien  légitime?  Le  temple  de  la  Paix, 
dédié  par  Yespasien  en  77,  détruit  par  le  feu  sous  Commode,  à  la 
fin  du  if  siècle,  paraît  n'avoir  pas  été  reconstruit;  au  vi^  siècle,  Pro- 
cope  le  voit  en  ruine;  il  semble  que  Constantin  y  ait  substitué  sa 
basilique,  et  que  ce  soit  donc  le  magnifique  débris  de  ce  dernier 
édifice  qui  subsiste  depuis  le  tremblement  de  terre  de  13Z|9.  Il  est 
certain  toutefois  que  la  désignation  de  temple  de  la  Paix,  survivant 
au  iv^  siècle,  s'étendait  plus  tard  à  tout  un  quartier.  —  Le  même 
fléau  de  1349  avait  fait  au  Colisée  l'énorme  blessure,  ouvrant  un 
de  ses  côtés,  qu'on  distingue  sur  nos  plans.  L'héroïque  édifice  avait 
déjà  subi  bien  des  coups;  pour  lui  commençait  un  âge  d'abandon 
et  de  mépris  ;  le  xvi^  siècle  allait  en  piller  les  travertins  pour  élever 
le  palais  de  Saint-Marc,  le  palais  de  la  Chancellerie  et  le  palais 
Farnèse. 

En  même  temps  que  M.  de  Rossi  donnait  ce  recueil  de  plans 
figurés,  le  gouvernement  italien  publiait  une  grande  carte  de  Rome 
datant  du  milieu  du  xvi^  siècle,  et  qui  fait  suite  par  conséquent 
aux  documens  dont  nous  venons  de  parler.  L'auteur  de  cette  carte 
a  été  un  certain  LeonardoBufalini,  duquel  on  sait  bien  peu  de  chose. 
Originaire  du  Frioul,  il  paraît  avoir  été  employé  dans  l'imprimerie 
de  Paul  Manuce,  à  Rome,  mais  peut-être  simplement  comme  gra- 
veur. On  ne  connaissait  plus  qu'un  seul  exemplaire  de  cette  carte, 
et  incomplet,  à  la  bibliothèque  Barberini,  lorsqu'on  en  retrouva, 
pendant  ces  dernières  années,  un  autre  bien  entier,  dans  la  biblio- 
thèque d'un  des  couvens' supprimés.  La  reproduction  de  cette  pièce 
par  la  gravure  la  met  désormais  à  l'abri  de  toute  destruction.  La 
carte  de  Bufalini  n'offre  pas  une  vue  pittoresque,  mais  un  plan  géo- 
métrique. 11  indique  par  le  dessin  les  rues  et  places,  dont  il  nomme 
les  principales;  il  nomme  surtout  avec  soin  les  édifices,  dont 
il  donne  les  plans  restitués.  C'est  dire  combien  d'inappréciables 
renseignemens  sur  l'état  de  Rome  au  xvi''  siècle  on  rencontrera  en 
le  consultant,  et  combien  d'indications  utiles  sur  les  monumens  de 


HISTOIRE    MONUMENTALE    DE    ROME.  393 

l'antiquité  qui  ont  subsisté  jusqu'alors;  mais  il  faut  attendre  que 
le  diflicile  commentaire  d'un  tel  document  soit  préparé,  et  il  ne  peut 
l'être  que  par  M.  de  Rossi  ou  par  un  des  plus  habiles  entre  ceux 
qui  tiennent  à  honneur  de  se  dire  ses  élèves,  par  M.  Rodolphe  Lan- 
ciani,  ingénieur  et  archéologue,  déjà  bien  connu  pour  sa  partici- 
pation très  active  à  la  direction  des  fouilles  municipales.  M.  Lan- 
ciani  prépare  lui-même  une  carte  générale  destinée  à  compléter  et 
à  rectifier  celle  de  Ganina  :  il  y  montrera  quelles  ruines  subsistent 
sur  le  sol,  quelles  ont  été  les  principales  fouilles  modernes,  et  ce 
qu'on  peut  restituer  avec  certitude,  à  l'heure  qu'il  est,  de  la  ville 
antique. 

Rome  mérite  tant  de  soins  ;  l'archéologie  y  a  des  droits  et  des 
devoirs  plus  grands  qu'ailleurs,  et  une  dignité  particulière.  Les 
moindres  détails,  qui  n'auraient  autre  part  qu'une  valeur  locale, 
prennent  ici  une  importance  historique,  car  il  n'y  a  pas  de  ville  au 
monde  qui  ait  eu  un  plus  haut  caractère  et  une  personnalité  plus 
vivante.  Ses  monumens  ont  eu  vraiment  leur  part  dans  ses  des- 
tinées, qui  ne  l'intéressaient  pas  seule  :  ils  ont  transmis  le  sou- 
venir de  sa  gloire,  dont  ils  étaient  de  perpétuels  témoignages; 
ils  ont  souffert  au  moyen  âge  en  même  temps  qu'elle;  il  semble 
qu'ils  aient  partagé  non-seulement  ses  vicissitudes,  mais  ses  pas- 
sions. Ils  ont  été  guelfes  ou  gibelins;  ils  ont  lutté  pour  le  sacer- 
doce ou  pour  l'empire.  Symboles  de  grandeur  et  de  majesté,  ils 
ont  participé  eux-mêmes  de  ces  caractères,  grâce  auxquels  on  peut 
dire  qu'ils  ont  exercé  une  durable  influence  à  travers  les  âges.  Le 
seul  aspect  des  antiques  ruines  de  Rome,  réveillant  les  souvenirs, 
invitant  au  respect,  provoquant  la  recherche  érudite,  a  été  pour 
une  part  dans  le  mouvement  intellectuel  et  moral  dont  se  sont 
inspirés  les  temps  modernes;  il  a  ému  d'admiration  un  Raphaël  et 
contribué  au  court  mais  splendide  essor  de  la  seconde  renaissance 
à  Rome;  il  s'est  continue,  comme  par  un  magnifique  reflet,  dans  ces 
nobles  villas,  dans  ces  vastes  palais  des  princes  romains,  types  mer- 
veilleux d'une  ample  et  sévère  beauté.  Le  tableau  de  l'enfantement 
d'un  essor  si  original  et  si  intense  est  une  page  capitale  de  l'his- 
toire de  l'art.  Cette  page  était  pour  nous  incomplète  parce  que  la 
Rome  du  moyen  âge  et  celle  même  du  xv^  siècle  sont  imparfaite- 
ment connues  encore.  On  saura  gré  à  M.  de  Rossi  et  à  M.  Mûntz 
d'avoir,  par  les  deux  publications  que  nous  avons  essayé  de  faire 
connaître ,  contribué  à  nous  la  rendre. 

A.  Geffroy. 


LAURENCE 


Dans  le  bourg  de  Verneuil,  aux  environs  de  Dijon,  vivait  en  18.. 
une  jeune  fille,  orpheline  depuis  son  enfance.  Elle  habitait  chez  sa 
grand'mère,  dont  el'e  était  restée  l'unique  intérêt,  et  qui  seule  lui 
servait  d'appui.  Laurence  était  aimable  et  belle.  Son  cœur  tendre 
jouissait  paisiblement  de  la  vie,  et,  dans  l'accomplissement  de  de- 
voirs humbles  et  réguliers,  les  jours  s'écoulaient  monotones,  sans 
tristesse  ni  mélancolie,  pour  sa  nature  calme  et  douce.  M'"''  de  Sargé 
s'occupa  seule  de  l'éducation  de  sa  petite-fille.  Elle  avait  une  in- 
struction solide  et  des  talens  agréables.  Elle  se  plut  à  lui  donner 
tout  ce  qu'elle  possédait. 

Le  temps  vint  où  M™'  de  Sargé  dut  songer  à  assurer  une  exis- 
tence à  laquelle  son  âge  lui  faisait  crain  Ire  de  manquer  tout  à 
coup.  La  dilhculté  était  grande.  Elle  vivait  retirée  tout  à  l'extrémité 
du  bourg,  dans  un  vieux  presbytère  que  l'éloignement  de  l'église  avait 
fait  abandonner.  Elle  ne  voyait  que  peu  de  personnes  des  environs. 
L'une  d'elles  lui  parla  un  jour  de  M.  Bernier,  professeur  au  lycée 
de  Dijon.  C'était  un  honnête  homme,  savant  et  modeste;  mais  son 
âge  déjà  mûr  et  la  médiocrité  de  sa  situation  effrayèrent  d'abord 
M'"*  de  Sargé.  Elle  ne  parla  de  rien  à  sa  petite-fille.  L'amie  com- 
mune inviia  cependant  M.  Bernier  à  venir  passer  les  mois  de  va- 
cances à  Verneuil.  Il  vint  :  il  fut  frappé  des  agrémens  de  Lau- 
rence, et  le  plaisir  de  causer  avec  elle,  de  lui  donner  môme  quel- 
ques leçons,  ne  tarda  pas  à  lui  fournir  le  motif  naturel  de  fréquentes 
visites.  La  beauté,  la  jeunesse,  exercèrent  sur  lui  leur  charme  tout- 
puissant;  le  souvenir  de  Laurence  l'occupa  toute  une  année,  et  les 
objections  tombèrent  une  à  une.  Quand  il  revint  à  Verneuil  et  qu'il 
eut  revu  la  jeune  fille,  il  ne  se  trouva  plus  si  fou  d'oser  prétendre 
à  sa  main. 


LAURENCE.  395 

M™«  de  Sargé  sentait  de  jour  en  jour  croître  sa  faiblesse.  Laurence 
avait  vingt  ans,  les  maris  ne  s'étaient  pas  préseniés;  dans  cette 
maison  solitaire,  dans  ce  bourg  ignoré,  qui  donc  ouvrirait  les  yeux 
sur  la  grâce  et  la  distinction  de  sa  petite-fiIle?  M'"^  de  Sargé  résolut 
d'accueillir  la  demande  de  M.  Dernier.  Portée,  comme  le  sont  d'or- 
dinaire les  personnes  âgées,  à  appeler  jeunesse  tout  ce  que  sépare 
d'elles  l'intervalle  de  quelques  années,  M.  Bernier  ne  lui  parais- 
sait plus  aussi  vieux  depuis  qu'elle  l'avait  vu.  Aussi  combattit-elle 
avec  vivacité  les  hésitations  de  Laurence.  La  vue  de  la  peine  et  des 
inquiétudes  de  sa  grand'mère,  quelques  paroles  qui  ouvrirent  devant 
Laurence  les  tristes  perspectives  de  la  vie  telle  qu'elle  est,  touchèrent 
facilement  une  âme  tendre,  une  raison  simple  et  soumise.  Elle  se 
trouva  coupable  de  pleurer  sans  savoir  pourquoi  elle  pleurait,  et, 
lorsque,  quelques  mois  après,  une  maladie  rapide  lui  enleva  celle 
qu'elle  avait  uniquement  aimée,  elle  rencontra  la  seule  consolation 
que  la  Providence  lui  eût  gardée  en  s'unissant  à  l'ami  qui,  depuis 
deux  ans,  s'était  associé  à  ses  soins  et  à  ses  aflections.  Ses  jours  du 
moins  s'écouleraient  dans  les  mêmes  lieux,  et  le  passé  ne  dispa- 
raîtrait pas  tout  entier  pour  elle.  M.  Bernier  la  laissa  habiter  cette 
maison  qu'elle  n'avait  jamais  quittée.  La  naissance  d'un  fils  vint  la 
distraire  et  rem[)lir  des  soins  les  plus  doux  les  longues  journées  que 
M.  Bernier  passait  à  Dijon. 

Les  soucis  d'une  fortune  insuffisante  attristaient  seuls  leur  vie 
paisible.  Une  occasion  favorable  se  présenta.  La  place  de  professeur 
de  mathématiques  à  l'école  de  Saint-Cyr  étant  devenue  vacante, 
M.  Bernier  sollicita  l'appui  de  quelques  parens  éloignés  de  Lau- 
rence. Ils  voulurent  bien  se  souvenir  d'elle  un  moment,  à  la  condi- 
tion de  l'oublier  aussitôt.  M.  Birnier  fut  nommé,  et,  pleinement 
satisfait,  il  se  considéra  comme  parvenu  au  terme  de  sa  carrière. 

Il  partit  pour  Saint-Cyr,  où  il  comptait  précéder  sa  femme. 
11  avait  vendu  le  vieux  presbytère,  et  Laurence  était  restée  poui' 
les  derniers  arrangemens.  Jamais  peut-être  son  cœur  n'avait 
été  si  gros,  jamais  elle  n'avait  senti  le  malheur  de  plus  près.  La 
mort  de  ses  parens,  celle  de  sa  grand'mère,  se  réunissaient  dans 
sa  mémoire  pour  l'accabler.  Son  enfance,  sa  jeunesse,  repassaient 
devant  elle,  jour  par  jour,  et  la  mélancolie  du  souvenir  la  pénétrait 
d'une  tristesse  qu'elle  avait  ignorée  jusqu'alors.  Ce  jardin  où  elle 
courait  autrefois,  cette  chambre  où  elle  avait  passé  tant  de  jours 
occupés,  tant  de  longues  heures  tranquilles,  ce  fauteuil  où  sa 
grand'mère  s'était  trouvée  mal,  cette  fenêtre  qu'il  avait  fallu  ouvrir, 
ces  arbres  dont  la  vue  avait  distrait  Ja  mourante,  ce  lit  où  elle 
avait  cessé  de  vivre,  il  fallait  tout  quitter.  A  genoux  dans  cette 
chambre  où  elle  pouvait  encore  être  seule,  Laurence  s'abreuvait 
de  ses  larmes.  Son  mari,  son  fils,  étaient  momentanément  oubliés. 


396  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Elle  pleurait  ceux  qui  n'étaient  plus,  son  enfance  heureuse,  sa  jeu- 
nesse remplie  de  confuses  espérances,  sa  vie  enfin,  écoulée  sans 
retour.  Mais  la  veille  n'en  était-il  pas  de  même,  et  d'où  venaient 
tant  de  larmes?  que  s'était-il  donc  passé?  Ces  lieux?..  Elle  devait 
les  quitter;  elle  le  savait,  et  le  moment  prévu  était  arrivé.  Sa  vie? 
Mais,  jusque-là,  ne  l'avait-elle  pas  trouvée  calme,  douce,  heureuse 
enfin,  et  pourquoi,  brusquement,  lui  apparaissait-elle  sous  cet  as- 
pect nouveau  et  douloureux?  Ne  devait-elle  pas  plutôt  remercier 
le  ciel  des  biens  qu'elle  avait  reçus,  de  l'avenir  pai  ible  qu'elle 
pouvait  prévoir?  que  demandait  donc  ce  cœur  si  agité?  que  pou- 
vait-il souhaiter  dont  il  n'eût  déjà  joui,  dont  il  ne  dût  jouir  encore? 

Tandis  que  ces  rêves  troublaient  l'esprit  de  Laurence,  ses  larmes 
coulaient  abondamment.  Lorsqu'elle  se  releva,  ce  fut  pour  reprendre 
tristement  une  existence  qu'elle  avait  crue  heureuse  jusqu'à  ce  jour. 
Le  sentiment  profond  d'une  douleur  confuse  l'accompagna  pendant 
son  voyage.  Ce  sentiment  ne  se  dissipa  point  parmi  les  embarras 
et  les  soucis  d'une  installation  nouvelle.  Pour  la  première  fois,  la 
vie  qui  lui  était  échue  en  partage  lui  parut  vide  d'intérêt,  pénible 
à  supporter.  Elle  attribua  à  la  perte  du  presbytère,  à  l'éloignement 
de  ces  tombes  qu'elle  aimait,  la  mélancolie  qu'elle  découvrait  au 
fond  de  son  cœur.  M.  Bernier  n'y  chercha  point  d'autre  cause.  Oc- 
cupé de  ses  nouveaux  devoirs,  heureux  d'un  avancement  qui  assu- 
rait l'avenir  de  sa  famille,  il  jouissait  de  l'aisance  dont  il  entourait 
sa  jeune  femme  et  son  enfant,  et  son  temps  suffisait  à  peine  à  ses 
occupations. 

—  Qu'as-tu  fait  tout  le  jour  ?  dit  un  soir  d'été  Laurence  à  son 
fils,  dont  elle  essuyait  le  visage  couvert  de  sueur.  Tu  sais  que  je 
ne  veux  pas  que  tu  sortes  par  un  tel  soleil.  Te  voilà  tout  en  nage 
et  tout  en  désordre.  —  Ne  me  gronde  pas,  maman,  répondit  le  petit 
Louis,  en  s'attacbant  à  son  cou  et  en  s'opposant  par  la  vivacité  de 
ses  caresses  aux  soins  de  sa  mère.  Je  suis  allé  à  la  mare  pour  pê- 
cher... —  Grand  Dieu  et  sans  ma  permission!  avec  qui  étais-tu? 

—  J'avais  celle  de  papa  et  j'étais  avec  Etienne.  —  Qui  Éiienne?  le 
petit  Ilublin  qui  n'a  que  dix  ans?  —  Non,  non,  mon  ami  Etienne, 
qui  est  un  professeur  comme  papa,  qui  est  un  officier  même,  que  je 
connais  bien  et  que  j'aime  beaucoup.  Nous  avions  emmené  non  pas 
le  grand  Ilublin,  qui  est  beaucoup  trop  graml  pour  nous,  mais  le 
tout  petit,  qui  a  eu  bien  de  la  chance.  Il  a  péché  une  grenouille... 

—  Quel  est  cet  ami  Etienne  dont  me  parle  Louis?  pouvez- vous  lui 
confier  votre  fils  en  toute  sécurité?  demanda  Laurence  à  son  mari.  — 
Etienne  Danvel  est  mon  collègue,  répondit  M.  Bernier,  un  très  jeune 
collègue,  il  est  vrai,  et  aussi  bon  que  distifigué.  C'est  un  guide 
excellent.  Vous  pouvez  être  sans  inquiétude  et  lui  savoir  gré,  autant 
que  moi,  de  l'obligeance  qu'il  a  pour  Louis. 


LAURENCE.  397 

Le  nom  d'Etienne  revint  souvent,  et  Laurence  apprit  qu'il  habi- 
tait Saint-Gyr  depuis  deux  ans,  ne  voyait  personne,  étant  en  deuil 
de  sa  mère  qui  venait  de  mourir,  qu'il  était  toujours  triste,  toujours 
occupé,  et  que  son  seul  plaisir  était  de  se  promener  avec  Louis 
quand  M.  Bernier  voulait  bien  le  lui  confier.  Souvent  le  petit  Louis 
rapportait  à  Laurence  des  bouquets  qu'ils  avaient  cueillis  ensemble. 
Ces  bouquets  ornaient  la  table  du  salon,  jusqu'à  la  promenade 
suivante.  —  Je  voudrais  bien  connaître  ton  ami  Etienne,  dit 
Laurence  à  son  fils,  un  jour  qu'elle  le  tenait  sur  ses  genoux  et 
qu'il  venait  de  lui  faire  le  long  récit  d'une  course  toute  pleine  d'in- 
cidens  merveilleux.  —  Mais  tu  le  connais,  maman,  lui  répondit 
l'enfant;  lui,  il  te  connaît  bien.  —  Non,  je  ne  le  connais  pas.  Où 
veux-tu  que  je  l'aie  vu?  —  Mais  tu  es  tous  les  dimanches,  à  la  messe, 
tout  près  de  lui,  et  il  passe  tous  les  soirs  sous  ta  fenêtre.  Tiens,  le 
voilà,  —  dit  l'enfant  en  s'élançant  pour  faire  signe  à  son  ami  qui  pas- 
sait. Laurence  resta  assise,  retint  l'enfant  et  ne  se  montra  pas.  Elle 
avait  reconnu  un  pas  agile  et  régulier  qu'elle  entendait  chaque  jour, 
à  la  même  heure,  retentir  sur  le  pavé  qui  longeait  la  maison.  Elle 
avait  remarqué  ce  pas  cadencé,  toujours  le  même,  arrivant  du 
même  point,  s'éloignant  du  côté  opposé.  Il  lui  indiquait  l'heure,  et 
il  était  devenu  pour  elle  le  signal  de  l'interruption  de  son  travail 
près  de  la  fenêtre.  Jamais  elle  n'avait  regardé  quelle  était  la  per- 
sonne qui  passait.  En  découvrant  que  ce  pas  bien  connu  était  celui 
d'Etienne,  une  certaine  curiosité  s'empara  d'elle.  Quand  il  fut  passé, 
elle  avança  avec  précaution  la  tête  au-dessus  de  celle  de  l'enfant, 
et,  à  travers  l'espace  étroit  qui  séparait  la  jalousie  de  la  muraille, 
elle  aperçut  un  homme  jeune,  élancé,  qui  disparut  aussitôt.  A  peine 
si  elle  le  vit.  Elle  en  garda  cependant  un  souvenir  distinct.  Elle 
vit  qu'il  était  grand  et  qu'il  avait  des  cheveux  bruns  et  bouclés.  Son 
aspect  était  jeune,  triste;  son  air  distingué.  Elle  savait  qu'il  était 
sérieux,  laborieux,  qu'il  aimait  les  enfans.  Son  existence  apparut  à 
Laurence  toute  pleine  de  sentimens  tendres  et  honnêtes.  Quel  était-il? 
quelle  était  sa  mère?  comme  il  devait  se  trouver  seul  dans  ce 
monde  !  Tout  en  faisant  ces  réflexions,  Laurence  embrassait  avec 
plaisir  son  enfant,  et  écoutait  en  rêvant  son  gentil  babil. 

Elle  attendit  le  dimanche  avec  quelque  inquiétude.  Elle  avait 
voulu  parler  à  M.  Bernier  de  son  désir  de  voir  Etienne  pour  le  re- 
mercier. Il  lui  déplaisait  de  ne  point  connaître  quelqu'un  que  son  fils 
connaissait  tant.  Cependant,  si  simple,  si  naturel  que  fût  un  pareil 
souhait,  elle  ne  put  l'exprimer.  Une  rougeur  subite  l'envahit  comme 
elle  ouvrait  la  bouche.  Elle  ne  sut  à  queUe  cause  attribuer  son  em- 
barras, mais  elle  garda  le  silence.  Le  jour  et  l'heure  de  la  grand'- 
messe  arrivèrent.  L'enfant  avait  indiqué  à  sa  mère  la  place  habi- 
tuelle d'Etienne  à  l'église.  Laurence  n'osa  lever  les  yeux.  Sa  préoc- 


398  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cupation  était  gi-ande.  Elle  essayait  de  fixer  son  attention  sur  son 
livre  de  prières.  C'était  en  vain.  Son  agitation  dominait  ses  efforts. 
Elle  se  hasarda  enfin  lentement  à  regarder  autour  d'elle.  Quelques 
visages  connus  ou  inconnus  lui  apparurent.  Pas  un  ne  lui  rendit 
l'idée  qu'elle  s'était  faite  du  visage  d'Etienne.  Pas  un  n'était  en- 
cadré de  ces  cheveux  abondans  et  dorés  qu'elle  avait  remarqués. 
Cette  absence^  qui  auiait  dû  lui  causer  quelque  déplaisir,  au  con- 
traire la  soulagea  tout  à  coup.  Ce  fut  d'un  pas  plus  libre  et  plus 
léger  qu'en  sortant  de  l'église  pour  aller  voir  les  sœurs  de  charité 
elle  traversa  le  cimetière,  dont  la  vue  l'attristait  d'ordinaire  en  lui 
rappelant  des  heures  douloureuses.  Mais  ces  croix  bien  alignées, 
ce  gazon  bien  soigné,  ces  tombes  pieusement  entretenues,  lui  cau- 
sèrent ce  jour-là  une  impression  toute  différente.  Il  semblait  que 
les  spectacles  les  plus  mélancoliques  fussent  impuissans  à  l'at- 
trister, tant  était  vive,  forte  et  douce,  une  émotion  nouvelle  dont 
elle  ignorait  l'origine.  Le  temps  devint  pluvieux.  Louis  joua  beau- 
coup dans  la  chambre  et  ne  cessa  de  parler  du  regret  de  ne  point 
voir  Etienne.  La  semaine  s'écoula,  et  Laurence  n'avait  pu  encore 
trouver  une  occasion  de  témoigner  à  M.  Bernier  son  désir  de  con- 
naître M.  Danvel.  Cependant  elle  croyait  ne  plus  éprouver  de  gêne 
et  elle  comptait  toujours  en  parler  au  premier  instant.  En  entrant 
à  l'église,  le  dimanche  suivant,  elle  regarda  du  côté  où  il  devait 
être,  et  ses  yeux  s'abaissèrent  aussitôt.  C'était  lui,  elle  l'avait  re- 
connu, elle  l'eût  reconnu  en  tous  lieux.  11  était  tel  qu'elle  l'avait 
imaginé.  Mais  son  regard  lui  parut  plus  ardent  et  plus  tendre.  Le 
trouble  s'empara  d'elle.  La  regardait-il  encore?  Elle  n'osait  s'en 
assurer.  Elle  se  sentait  comme  enveloppée  d'un  air  brûlant  qui  l'op- 
pressait à  tel  point  qu'elle  croyait  souffrir.  Il  lui  parut  que  le  ser- 
vice divin  ne  s'achèverait  jamais,  ce  dimanche.  La  fraîcheur  du 
dehors  lui  rendit  seule  ses  esprits. 

A  partir  de  ce  jour,  ce  qui  jusqu'alors  avait  paru  si  simple  à 
Laurence  lui  devint  impossible.  Sa  langue  s'arrêtait  en  voulant  pro- 
noncer le  nom  d'Etienne.  Désirait-elle  seulement  le  voir?  elle  l'igno- 
rait elle-même  ou  plutôt  elle  en  eût  été  plus  effrayée  qu'heureuse. 
Elle  souhaitait  de  ne  rien  changer,  de  ne  rien  ajouter  à  ses  rêves  déjà 
trop  agités.  Ces  troubles  inconnus,  mêlés  à  sa  vie  tranquille,  lui 
causaient  une  déplaisance  singulière.  Elle  avait  toujours  le  cœur 
gros  et  ne  savait  plus  s'intéresser  à  ce  qui  l'avait  occupée  jusqu'alors. 
Tout  s'était  effacé,  tout  lui  était  indifférent;  elle  avait  oublié  son 
passé,  ses  goûts,  ses  affections.  Le  bruit  de  ce  pas  sur  le  pavé,  le 
soir  à  six  heures,  et  ce  regard  que  ses  yeux  avaient  à  peine  ren- 
contré, était  tout  ce  qu'elle  demandait  à  la  vie.  Écouter  avec  avidité 
les  récits  enihousiasles  du  petit  Louis,  tout  en  osant  de  moins  en 
moins  le  questionner,  restait  son  unique  plaisir.  Elle  devint  plus 


LAURENCE.  399 

sédentaire  encore.  —  Etienne  me  demandait  hier  si  tu  étais  malade, 
chère  maman,  lui  dit  son  fils  en  montant  sur  ses  genoux,  comme 
elle  était  assise  un  soir  devant  cette  fenêtre  où  se  passaient  ses 
journées.  Il  t'a  vue  étendue  sur  ton  canapé,  et  il  a  été  inquiet. 
—  Il  m'a  vue  sur  ce  canapé?  s'écria  Laurence  surprise,  com- 
ment aurait-il  pu  me  voir?  on  ne  m'aperçoit  point  d'en  bas,  et  il 
n'est  jamais  venu  ici.  —  Non,  chère  maman,  mais  il  te  voit 
malgré  cela  tous  les  matins,  et  il  est  tous  les  soirs  à  sa  croisée  à  te 
regarder  avec  moi,  quand  nous  sommes  ensemble.  S'il  ne  faisait  pas 
si  noir,  je  suis  sûr  que  je  le  verrais  là-bas,  dit  l'enfant  en  mon- 
trant un  coin  des  bâtimens.  —  Laurence  s'éloigna,  par  un  mouve- 
ment rapide,  de  cette  place  où  elle  avait  tant  vécu,  et  où  elle  se 
croyait  invisible.  Son  cœur  battit  avec  violence;  elle  ne  savait  que 
penser.  Aucune  idée  distincte  ne  sortait  du  choc  de  tant  d'émotions. 
Elle  s'avança  cependant  pour  suivre  la  direction  du  doigt  de  Louis. 
Le  toit  d'un  bâtiment  voisin,  s' abaissant  brusquement,  laissait  aper- 
cevoir un  grand  mur  percé  de  quelques  fenêtres.  Une  de  ces  fenê- 
tres était  celle  de  la  chambre  habitée  par  Etienne.  Il  la  voyait  de 
là!  Elle  se  sentit  près  de  défaillir  et  ne  put  parler.  Puis,  d'un  coup 
d'œil  rapide,  elle  parcourut  l'étroit  espace  où  s'écoulait  toute  son 
existence.  Cette  salle  n'était  plus  déserte;  Laurence  n'était  plus 
seule,  elle  n'avait  jamais  été  seule  dans  ces  longues  heures  d'aban- 
don. 11  lui  sembla  qu'un  sentiment  indicible  de  joie  remplissait  son 
cœur. 

Elle  vécut  ainsi  des  semaines  entières,  aspirant  dès  le  matin  à  la 
fin  du  jour.  Elle  observait  avec  impatience  l'allongement  des 
ombres,  et  lorsque  le  soir  était  enfin  venu,  elle  ouvrait  sa  fenêtre 
et  reprenait  celte  place  sous  le  regard  qu'elle  aimait.  Immobile 
elle  le  cherchait  alors  à  travers  les  ténèbres.  Au  fond  de  cette  obs- 
curité brillait  l'étoile  qui  éclairait  sa  vie.  Elle  ne  la  voyait  point, 
mais  ses  rayons  pénétraient  son  âme.  Peu  à  peu  elle  s'accoutuma 
à  ces  émotions  et  n'attendit  plus  la  nuit.  Elle  restait  près  de  son 
balcon,  occupée,  affairée,  comme  indifférente  au  dehors,  cachant 
sous  des  mouvemens  sans  but  l'émotion  profonde  d'un  cœur  tendu 
vers  un  seul  objet.  Sans  paraître  regarder  la  fenêtre  d'Etienne,  elle 
le  voyait  confusément  dans  sa  chambre,  s'éloigner  de  la  croisée, 
s'en  approcher  en  hésitant,  s'enhardir  comme  ello,  à  l'arrivée  des 
ombres.  Ces  ombres  leur  donnaient  le  signal  du  bonheur.  A  quoi 
pensait-il  ?  pourquoi  ne  cherchait-il  pas  à  la  rencontrer?  que  comp- 
tait-il faire?  Elle  s'adressa  ces  questions  lorsque  l'automne,  ayant 
succédé  à  l'été,  amena  les  soirées  froides.  Elle  dut  fermer  la  croisée 
pour  son  enfant,  et  M.  Bernier  l'exigea  pour  elle.  Quelques  jours 
plus  doux  lui  rendirent  par  hasard  la  liberté  perdue.  Avide  de 
retrouver  les  seules  heures  de  sa  vie  qu'elle  voulait  vivre,  elle 


llOO  REVUE    DES    DEUX   MONDES 

s'élança  un  soir  à  cette  fenêtre  et  l'ouvrit  avec  l'impétuosité  de  la 
joie.  Etienne  attendait  tristement  à  la  sienne,  et  malgré  la  distance 
Laurence  crut  voir  briller  son  visage  au  moment  où  elle  parut. 
Leurs  regards  se  joignirent  dans  cet  élan  rapide  :  ils  sentirent  tous 
deux  qu'ils  s'étaient  attendus  et  qu'ils  se  retrouvaient.  Laurence 
émue,  tremblante,  effrayée  de  ce  qu'elle  avait  involontairement  fait, 
baissa  la  tête,  et  appuyant  la  main  sur  son  cœur,  elle  voulut  en 
retenir  les  battemens.  Cachée  à  demi  par  ses  cheveux  que  son  mou- 
vement rapide  avait  dénoués,  elle  sentait  fortement  sur  elle  le  re- 
gard d'Etienne.  Elle  n'osait  remuer,  rendue  immobile  par  une  émo- 
tion douce,  et  cependant  mêlée  d'angoisse;  il  lui  semblait  qu'elle 
s'était  trahie.  Les  soirées  redevinrent  pluvieuses  et  les  fenêtres 
furent  désormais  fermées.  Les  regrets  succédèrent  aux  rêves  de 
la  joie. 

II. 

Les  promenades  de  Louis  n'avaient  plus  lieu,  et  les  vagues  espé- 
rances de  Laurence  allaient  s'éteindre,  lorsqu'un  incident  bien 
simple  amena  un  rapprochement  que  chacun  semblait  craindre, 
auquel  du  moins  aucun  des  deux  ne  paraissait  vouloir  aider.  Le 
petit  Louis  devint  malade  assez  gravement.  Laurence,  pendant  les 
premiers  jours,  fut  toute  à  ses  inquiétudes.  La  convalescence  arriva  ; 
avec  elle,  le  soulagement  de  la  peine,  le  contentement,  les  fantai- 
sies de  l'enfant  et  les  jours  nombreux  de  soins  constans.  Etienne 
était  venu  sans  cesse  savoir  des  nouvelles  de  Louis.  Etienne  fut 
la  première  personne  qu'il  voulut  voir.  M.  Bernier  l'amena.  Ils 
trouvèrent  Laurence  assise  auprès  du  lit  de  l'enfant.  Elle  s'atten- 
dait à  cette  visite,  dont  depuis  plusieurs  jours  l'appréhension  rem- 
plissait uniquement  sa  pensée.  Cependant  elle  resta  interdite,  et 
le  choc  qu'elle  ressentit  fut  si  violent  qu'elle  se  prit  à  trem- 
bler, sut  à  peine  l'accueillir  et  parla  comme  dans  un  rêve.  Etienne 
parti  et  la  chaml)re,  hélas!  déserte,  elle  croyait  le  voir  encore  et  ne 
pouvait  se  remettre.  Peu  à  peu  elle  se  rappela  les  moindres  inci- 
dens  de  cette  heure.  Elle  souffrait  à  la  pensée  que  son  embarras 
avait  pu  être  visible.  Que  de  fois  elle  s'était  répété  d'avance  ce 
qu'elle  dirait  à  Etienne,  ce  qu'elle  avait  hâte  de  lui  dire  !  Les  re- 
mercîmens  étaient  indispensables,  les  paroles  étaient  tout  indi- 
quées. Les  mots  coulaient  de  source  dans  sa  pensée,  et,  lui  pré- 
sent, à  peine  si  elle  avait  su  lui  parler.  Elle  croyait  le  connaître, 
être  déjà  faite  à  son  abord,  et  en  ce  moment  il  lui  paraissait  un 
inconnu.  11  avait  bien  cependant  cet  air  sérieux  et  jeune,  ce  re- 
gard plein  d'une  tristesse  passionnée,  cet  aspect  résigné  et  ferme 
à  la  fois  qu'elle  s'était  représenté  si  souvent.  Mais,  de  près,  on 


LAURENCE.  hOi 

sentait  davantage  l'éclat  de  cette  jeunesse  et  le  feu  de  cette  pas- 
sion. D'ailleurs  le  son  de  sa  voix  lui  était  inconnu,  et  cette  voix 
pénétrante  se  joignant  aux  charmes  de  son  visage  et  de  sa  per- 
sonne fit  sur  Laurence  une  vive  et  profonde  impression. 

—  M.  Danvel  est  distingué  et  d'une  aimable  compagnie,  dit 
M.  Bernier  à  Laurence  lorsque  Etienne  fut  parti.  Il  a  été  si  gauche 
aujourd'hui  que  vous  ne  pouvez  le  juger  comme  il  le  mérite.  Il  ne 
voit  personne,  et  sa  timidité  m'a  paru  extrême.  —  Laurence  ne 
sut  que  répondre.  Elle  fut  surprise  d'apprendre  qu'Etienne  avait 
été  timide  et  gauche,  et  elle  espéra  que  sa  propre  timidité  avait 
passé  inaperçue.  Etienne  lui  avait  paru  rempli  d'une  modeste  assu- 
rance, puisée  dans  une  distinction  rare;  elle  sentait  en  lui  le  maître 
de  sa  vie.  Une  puissance  inconnue  la  réclamait  et  venait  troubler 
son  repos.  La  jeunesse  et  la  beauté  sont-elles  donc  des  dons  ter- 
ribles autant  que  divins  et  qui  portent  la  destruction  dans  l'être 
qui  les  possède?  Faut-il  nécessairement  aimer?  Faut-il  nécessaire- 
ment inspirer  l'amour? 

Etienne  vint  souvent.  Laurence  s'accoutuma  au  bonheur  que  lui 
donnait  sa  présence.  La  joie  dominait  son  trouble.  Elle  savait  les 
jours  où  il  devait  venir,  et  toutes  les  heures  de  ce  jour  elle  ne  les 
vivait  que  dans  l'attente  d'une  seule.  Si  par  hasard  elle  s'était  trom- 
pée, si  l'attente  avait  été  vaine,  elle  reportait  ses  espérances  au 
lendemain,  et  le  temps  écoulé  n'avait  pas  été  vide,  puisqu'elle  avait 
cru  le  voir.  L'enfant  servait  de  lien  entre  eux.  Leur  but  n'était-il 
pas  à  tous  deux  de  le  distraire?  L'enfant  était  content  et  reprenait 
ses  belles  couleurs.  Laurence  croyait  renaître  avec  son  fils,  se 
reprendre  à  la  vie  avec  lui,  et  ces  jours  lui  paraissaient  les  plus 
doux  et  les  plus  beaux  qu'elle  eût  vécus. 

Combien  ces  jours  eussent-ils  duré?  On  ne  saurait  le  dire.  Ces 
cœurs  candides  se  livraient  au  charme  de  leurs  rêves  et  semblaient 
heureux.  L'amour,  en  se  révélant  bientôt  tout  entier,  leur  eiàt  mon- 
tré peut-être  tout  à  la  fois  sa  puissance  et  leur  faute.  La  faute  devait 
leur  être  épargnée.  La  puissance  de  l'amour  allait  bouleverser  leur 
sort  et  consumer  l'une  par  l'autre  leurs  vies  innocentes.  M.  Ber- 
nier était  toujours  là,  et,  peu  à  peu,  il  conçut  des  inquiétudes 
vagues  qui  agirent  sur  son  humeur.  Son  ton  parfois  brusque, 
l'embarras  qui  suivait  ses  accès  de  vivacité,  son  silence  singulier 
sur  Etienne,  qu'on  voyait  souvent  et  dont  on  ne  parlait  jamais, 
ses  agitations  continuelles  qu'il  ne  savait  pas  entièrement  répri- 
mer, éclairèrent  Laurence  à  demi.  Son  cœur  généreux  et  pur  ne 
put  supporter  cette  situation  fâcheuse.  Aussitôt  qu'elle  entrevit  la 
peine  de  son  mari,  elle  résolut  de  le  calmer.  Les  jours  qu'elle 
venait  de  passer  lui  donnaient  une  joie  sereine  qui  lui  prêtait  une 

TOME  xxîv.  —  1879.  26 


A02  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

force  inconnue.  Elle  était  si  heureuse  qu'elle  crut  facile  de  se  pri- 
ver pour  un  temps  de  la  cause  même  de  son  bonheur.  Le  lende- 
main d'une  de  ces  soirées  où  une  douce  joie  l'avait  pénétrée  tout 
entière,  elle  dit  à  Etienne  que,  l'enfant  étant  remis,  elle  et  son 
mari  allaient  reprendre  quelques  habitudes  moins  sédentaires, 
voyager  peut-être.  —  A  ces  mots,  le  trouble  d'Etienne  fut  si  grand 
que  Laurence  fut  effrayée  de  ce  qu'elle  avait  fait.  La  tristesse 
s'appesantit  peu  à  peu  sur  son  cœur,  l'envahit  et  en  chassa  le  sen- 
timent du  bonheur.  Devant  elle,  elle  ne  voyait  plus  que  le  vide, et 
elle  se  demanda  avec  une  surprise  mêlée  d'effroi  ce  qui  avait  pu 
la  porter  à  agir  ainsi. 

—  J'approuve  très  fort  les  paroles  que  vous  avez  adressées 
à  M.  Danvel,  lui  dit  M.  Bernier  le  lendemain.  J'allais  vous  de- 
mander d'imaginer  quelque  prétexte  pour  le  voir  moins  souvent. 
Votre  fils  est  bien,  et  il  ne  sied  pas  à  une  femme  aussi  jeune  que 
vous  de  recevoir  un  homme  de  son  âge.  Je  ne  puis  le  lui  dire  moi- 
même,  et  je  vous  prie  de  le  lui  indiquer  avec  la  convenance  dont 
vous  usez  toujours.  Il  va  venir  tout  à  l'heure.  S'il  le  faut,  ajouta- 
t-il  en  voyant  l'embarras  sur  le  visage  de  Laurence,  s'il  le  faut, 
nous  voyagerons  un  peu,  comme  vous  l'avez  dit. 

M.  Bernier  sortit  à  ces  mots,  et  Laurence  tomba,  plutôt  qu'elle 
ne  s'assit,  sur  ce  fauteuil  où  le  regard  d'Etienne  l'avait  contemplée 
pendant  des  soirées  entières.  Elle  se  réfugiait  dans  ce  monde  ima- 
ginaire dont  on  menaçait  de  l'arracher.  Pâle,  sans  pensées,  ne 
comprenant  rien,  même  aux  tourmens  de  son  cœur,  elle  restait 
immobile,  et  des  larmes  qu'elle  ne  sentait  pas  coulaient  lentement 
de  ses  yeux  fermés.  Un  choc  violent  les  lui  fit  ouvrir.  Louis  s'était 
élancé  sur  ses  genoux  et,  l'entourant  de  ses  bras,  il  couvrait  son 
visage  de  baisers.  Cette  consolation  imprévue,  ces  caresses  si 
tendres  de  son  enfant,  précipitèrent  ses  larmes.  Son  angoisse 
diminua.  Elle  pressa  passionnément  contre  elle  cet  être  qui 
l'aimait  et  demanda  au  ciel  de  la  force  contre  les  tourmens  in- 
connus. 

—  Ne  pleure  pas,  maman,  lui  dit  Louis  tout  en  essuyant 
ses  larmes  avec  mille  gentillesses  pour  la  faire  sourire  ;  nous  ne 
partirons  pas,  je  m'amuse  trop  ici,  et  papa  me  laissera  bien  tou- 
jours voir  Etienne. 

—  Ton  père  te  laissera  voir  ton  ami,  mon  cher  enfant,  et  notre 
voyage  te  plaira. 

—  Oh!  non,  maman,  car  s'il  faut  ensuite  ne  plus  voir  Etienne, 
j'aime  mieux  ne  pas  partir. 

—  Mais  il  n'est  pas  question  de  ne  point  voir  Etienne.  Que  dis-tu 
là? 


LA.IJRENCE.  ii03 

—  Je  dis  ce  que  je  sais,  car  j'ai  bien  entendu  papa  te  le  dire 
tout  à  l'heure.  J'étais  à  jouer  contre  la  porte,  et  je  sais  bien  ce  que 
je. dis.  Déjà,  hier,  tu  en  avals  parlé  à  Etienne,  et  tu  lui  avais  fait 
bien  de  la  peine,  il  s'était  tourné  de  mon  côté  et  il  croyait  que  je 
ne  voyais  pas  qu'il  pleurait.  Il  arrangeait  avec  moi  mes  soldats,  et 
je  m'en  apercevais  bien,  car  ils  étaient  mouillés  à  mesure  que  je 
les  prenais. 

—  Tais-toi,  mon  enfant,  reprenait  sa  mère,  tu  ne  sais  pas  ce  que 
tu  dis. 

—  Si,  si,  je  le  sais...  il  pleurait. 

—  Il  pleurait  peut-être  en  pensant  à  sa  mère  qu'il  a  perdue  et 
dont  il  porte  encore  le  deuil. 

—  Ah!  oui,  répondit  l'enfant  ému;  puis,  après  un  instant  de 
réflexion  :  —  C'est  égal,  il  nous  aime  tous  beaucoup,  et  il  pleurait 
à  cause  de  notre  départ. 

Laurence  resta  la  tête  appuyée  sur  le  dossier  de  son  fauteuil. 
L'état  de  son  cœur,  troublé  par  des  impressions  si  violentes  et  si 
diverses,  demeurait  un  mystère  pour  sa  pensée.  Etienne  était  auprès 
de  Louis  quand  Laurence  alla  le  rejoindre.  Elle  devina,  à  son  visage 
pâli,  que  Louis  avait  parlé.  Vainement  chercha- t-elle  quelques 
paroles;  les  yeux  qu'il  fixait  sur  elle  avec  une  persistance  inaccou- 
tumée étaient  remplis  d'une  attente  trop  douloureuse  et,  par  instans, 
d'une  tendresse  trop  navrante.  Ce  regard  troublait  et  désespérait 
Laurence  tour  à  tour.  Elle  ne  savait  comment  y  répondre.  Que  lui 
dire?  quels  mots  choisir  pour  ne  le  point  affliger?  comment  les 
prononcer  d'un  ton  naturel?  comment  même  aborder  ce  cruel  sujet? 
Cependant  les  yeux  d'Etienne  questionnaient  avec  une  ardeur  qui 
réclamait  une  prompte  réponse.  Laurence  le  comprenait,  et  pour- 
tant elle  restait  sans  paroles,  les  paupières  toujours  baissées.  Elle 
craignait  d'éclater  en  sanglots,  à  la  vue  de  ce  visage  où  la  douleur 
se  marquait  plus  fortement  à  mesure  que  le  silence  se  prolongeait, 
M.  Bernier  n'arrivait  point.  Louis,  occupé,  ne  les  aidait  pas.  Lau- 
rence fut  comme  enhardie  par  la  présence  de  cet  innocent  confi- 
dent :  —  Louis  causait  avec  vous,  dit-elle  à  Etienne,  au  moment  où 
j'entrais;  il  vous  parlait  de  nos  projets...  de  voyage,  ajouta-t-elle 
en  hésitant  et  de  plus  en  plus  émue  par  son  silence  obstiné. 

—  Oui,  madame,  Louis  m'a  tout  dit,  répondit  Etienne  d'une  voix 
où  l'on  sentait  l'effort  d'une  âme  courageuse.  Madame,  je  ne  puis 
que  vous  remercier  de  bontés  dont  j'ai  peut-être  abusé.  Leur  sou- 
venir est  là,  reprit-il  en  mettant  la  main  sur  son  cœur  avec  une 
gravité  singulière.  Je  suis  bien  malheureux...  mais  je  ne  puis,  je 
ne  dois  pas  vous  parler  de  moi.  Madame,  dit -il  encore  après  un 
pénible  silence,  voyant  Laurence  s'appuyer  sur  la  table,  le  visage 
entre  ses  mains,  et  n'espérant  pas  de  réponse,  souvenez-vous  tou- 


404  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

jours  que  personne  n'aura  aimé  votre  fils  autant  que  moi,  et  par- 
donnez ma  témérité...  Accordez-moi  une  grâce... 

—  Laquelle?  répondit  Laurence  sans  lever  la  tête. 

—  Regardez-moi  une  fois,  une  seule  fois,  dit-il  d'une  voix  pressée 
et  suppliante  où  l'on  sentait  la  hâte  du  désespoir  en  entendant  les 
pas  de  M.  Bernier. 

Laurence  écarta  ses  mains  et,  levant  à  peine  la  tête,  elle  lui  laissa 
voir  son  charmant  visage  inondé  de  larmes,  où  l'amour  rayonnait 
de  ses  feux  les  plus  tendres  et  les  plus  purs.  Ses  yeux  se  levant 
lentement  rencontrèrent,  pour  la  première  fois  d'aussi  près,  ce 
regard  qu'elle  avait  cherché  pendant  tant  d'heures  à  travers  les 
ténèbres,  et  son  âme  fut  pénétrée  d'une  douceur  et  d'une  douleur 
inconnues. 

Le  lendemain,  Laurence  se  sentit  à  la  fois  brisée  et  agitée.  Une 
activité  fébrile  suivie  de  défaillances  remplaçait  la  sensation  égale 
et  douce  de  la  santé.  Son  âme  partageait  l'agitation  folle  de  son 
corps.  C'était  un  dimanche.  Elle  crut  trouver  à  l'église  le  repos  qui 
lui  manquait.  Elle  espérait  aussi  revoir  Etienne  et  elle  le  souhaitait 
avec  une  ardeur  extrême.  Jamais  elle  n'avait  eu  tant  de  hâte  de  le 
rencontrer.  Elle  marchait  avec  une  rapidité  inaccoutumée ,  et 
pourtant  il  lui  semblait  qu'elle  n'arriverait  jamais.  Etienne  n'était 
pas  à  l'église.  Le  trouble  de  Laurence  croissait  à  chaque  instant; 
un  désir  véhément,  comme  une  soif  inextinguible  de  l'apercevoir 
encore,  se  mêlait  à  un  affreux  désespoir.  Elle  aurait  voulu  se  fuir 
elle-même,  se  séparer  de  son  âme  qu'une  douleur  inouie,  insensée, 
déchirait  sans  cesse.  Elle  chercha  à  bannir  ces  agitations  coupables, 
et,  traversant  le  cimetière,  elle  regarda  ces  croix  symétriquement 
placées.  Elle  pensa  à  ce  repos  auquel  aboutissent  tous  les  tourmens 
et  toutes  les  douleurs.  La  présence  mystérieuse  de  ces  êtres  anéan- 
tis, qui  avaient  enduré  les  dernières  angoisses  fit  taire  un  instant  sa 
peine.  Elle  n'osait  se  plaindre  devant  tous  ces  maux  épuisés.  —  Le 
soleil  du  matin  dardait  ses  rayons,  et  les  ombres  des  arbres  parais- 
saient jouer  sur  un  gazon  touffu,  auquel  le  vent  prêtait  les  ondu- 
lations des  vagues. 

Lorsque  Laurence  rentra,  un  mouvement  inaccoutumé  régnait 
dans  sa  maison.  Un  bruit  lointain  la  frappa  d'un  pressentiment 
obscur.  Elle  s'élança  chez  M.  Bernier.  Il  lisait  une  lettre;  son  visage 
était  bouleversé.  Ému  en  apercevant  Laurence,  il  vit  sur  ses  traits 
contractés  le  trouble  de  son  cœur  :  —  Mon  amie,  ayons  du  cou- 
rage, dit-il  en  la  faisant  asseoir,  comme  elle  chancelait.  Il  a  souffert, 
et  Dieu  aura  pitié  de  lui. 

—  Sa  lettre!  —  dit  Laurence  d'une  voix  étouffée,  et,  fixant  sur  ce 
papier  des  yeux  étincelans  de  douleur,  elle  le  saisit  et  s'évanouit. 

Voici  cette  lettre.  Elle  était  adressée  à  M.  Bernier  ; 


LAURENCE.  /jOô 

(c  Monsieur,  il  peut  paraître  étrange  qu'au  moment  de  quitter 
cette  vie,  les  soins  qui  la  remplissent  soient  précisément  ce  qui  m'oc- 
cupe le  plus.  Je  romps  pour  jamais  avec  ses  soucis  et  ses  douleurs, 
et  cependant,  la  rougeur  me  monte  au  front  lorsque  je  me  repré- 
sente à  la  fois  vos  bontés  et  l'ingratitude  dont  je  les  paie.  Étranger 
pour  vous ,  je  devrais  mourir  comme  j'ai  vécu ,  et  des  circon- 
stances plus  fortes  que  ma  volonté  ne  peuvent  vous  dérober  ma 
mort.  Elle  apportera  dans  votre  pensée,  et  autour  de  vous,  un 
trouble  passager  dont  la  conscience  me  pèse.  La  confusion  que  j'en 
éprouve  rend  plus  pénible  ces  derniers  instans.  Je  ne  serai  plus 
quand  vous  lirez  ces  mots  :  que  cette  pensée  du  moins  m'assure 
votre  indulgence  et  vous  fasse  pardonner  à  un  malheureux  qui  n'a 
ouvert  son  cœur  qu'à  vous. 

«  Ceux  qui  m'aimaient  ont  quitté  ce  monde;  ma  mort  passera 
inaperçue.  Nul  ne  me  regrettera,  et  cette  certitude  qui  m'aurait 
aidé  hier  encore  à  rompre  mon  existence  m'émeut  et  m'arrête  en  ce 
moment.  Cet  oubli  me  paraît  plus  redoutable  que  la  mort  même. 
Ah  !  que  ma  vie  s'eftace,  mais  qu'au  moins  ma  mémoire  puisse 
rester  chère  à  quelqu'un!  Qu'ai-je  voulu?  Rien.  Qu'ai-je  espéré?  Je 
l'ignore.  Ce  cœur  fatigué  va  se  détruire  lui-même.  Également  mal- 
heureux dans  le  vide  qui  était  son  partage  et  dans  l'espoir  qui  vint 
le  remplir,  il  préfère  son  anéantissement.  Laissez-moi  au  moins 
vous  dire  de  celui  qui  a  vécu  ce  qu'il  n'aurait  point  raconté  s'il  était 
resté  près  de  vous. 

«  J'ai  perdu  mon  père  peu  après  ma  naissance,  et  la  modique 
pension  que  la  loi  accordait  à  ma  mère  suffisait  à  peine  à  l'édu- 
cation qu'elle  voulut  me  donner.  Elle  dut  vendre  peu  à  peu  ce 
qu'elle  possédait  pour  satisfaire  aux  besoins  d'une  existence  ché- 
tive  à  laquelle  ne  se  mêlait  pour  moi  aucun  des  plaisirs  de  l'en- 
fance et  de  la  jeunesse;  chaque  jour  m'apprit  mieux  les  secrets 
multiples  de  la  pauvreté  et  son  amertume  croissante.  Je  venais 
cependant  de  passer  l'examen  décisif  qui  devait  m'ouvrir  une 
carrière  et  assurer  la  vieillesse  de  ma  mère,  lorsqu'une  maladie 
épuisa  ses  dernières  forces;  elle  succombait  aux  chagrins,  aux  fa- 
tigues. J'avais  à  la  fois  perdu  ma  mère  et  la  douceur  que  je  lui 
avais  préparée;  je  ne  gardais  que  le  souvenir  déchirant  de  ses 
privations.  Je  l'avais  vue  s'éteindre  dans  la  douleur.  Pouvais-je 
penser  à  être  heureux? 

u  Je  ne  voulais  rien,  je  ne  savais  plus  même  désirer,  et  je  tom- 
bais peu  à  peu  dans  l'anéantissement.  C'est  alors  que  vous  vîntes  à 
Saint-Gyr.  Que  vous  dirais-je,  monsieur?  à  ce  souvenir,  le  trouble 
s'empare  de  tout  mon  être  et  mon  cœur  bat  pour  la  dernière  fois 
avec  violence.  C'est  à  vous  que  je  dus  mon  seul  bonheur.  Ce^bon- 
heur,  comme  ma  vie,  est  un  rêve.  Je  vous  apercevais  quelquefois 


506  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

de  loin,  tous  les  trois  réunis.  Ah!  que  vous  me  sembliez  heureux  ! 
vous  marchiez  ensemble,  d'un  pas  égal  et  léger.  Un  enfant  char- 
mant courait  autour  de  vous,  embellissant  de  ses  grâces  et  de  ses 
joies  nouvelles  vos  jours  déjà  comblés.  Il  existait  donc  pour  quel- 
ques êtres  ce  bonheur  pur  et  incomparable  !  chaque  jour  vous 
assurait  des  devoirs  pleins  de  douceur,  une  raison  fortunée  de  vivre. 
Vous  retrouviez  avec  la  lumière  des  êtres  pour  vous  aimer,  les 
heures  de  votre  vie  n'étaient  pas  vaines,  et  le  sommeil  assoupissait 
au  même  moment  un  cœur  enchaîné  au  vôtre.  Ah  !  ce  bonheur  me 
tenait  lieu  du  mien.  Je  m'en  nourrissais  de  loin,  et  de  toute  l'ardeur 
de  mon  âme  je  m'abreuvais  à  une  source  qui,  hélas!  ne  m'appar- 
tenait point.  Je  vécus  de  votre  vie,  monsieur,  et  le  reflet  de  votre 
félicité  fut  l'unique  consolation  de  mon  malheureux  cœur.  Quel 
beau  jour  que  celui  où  cet  enfant  s'approcha  de  moi  !  Ce  fut  le  pre- 
mier d'une  vie  nouvelle.  Je  l'aimais  passionnément,  et  il  comprit 
ma  tendresse.  Il  voulait  me  voir,  se  promener  avec  moi,  et  il  me  re- 
merciait comme  si  ses  regards,  ses  caresses  n'étaient  pas  les  seuls 
biens  que  j'eusse  connus!  Son  brillant  visage,  sa  fraîcheur  rayon- 
nante me  charmaient;  sa  voix,  ses  cris  joyeux  remplissaient  l'air, 
son  mouvement  incessant  peuplait  le  monde,  si  vide  pour  moi  jus- 
qu'à ce  jour.  J'attendais  l'heure  de  sa  promenade  avec  plus  d'im- 
patience que  lui,  et  les  intérêts  de  ses  jeux  devenaient  mes  plus 
chers  intérêts.  —  Vous  m'avez  remercié,  monsieur,  et  j'ai  entendu 
d'autres  remercîmens.  La  bienveillance  que  vous  m'avez  accordée. 
a  effacé  bien  des  amertumes.  Je  vous  en  remercie  à  ce  dernier  joui', 
et  ma  conscience  me  dit  que  je  n'ai  pas  cessé  de  la  mériter.  Non, 
monsieur,  votre  justice  ne  peut  me  faire  un  seul  reproche;  vous 
pouvez  déplorer  mon  erreur,  mais  vous  devez  me  plaindre.  Je  m'en 
punis,  en  brisant  ce  cœur  égaré  par  un  entraînement  involontaire. 
Ce  cœur  mérite  votre  pitié,  car  ses  rêves  eux-mêmes  furent  inno- 
cens.  Il  est  temps  que  ces  rêves  prennent  fin.  Je  ne  puis,  je  ne  dois 
pas  vous  voir  plus  longtemps.  Je  n'ai  pas  voulu  attendre  une  sépa- 
ration prolongée,  et  donner  aux  indifiérens  l'occasion  de  chercher  à 
lire/lans  mon  cœur,  où,  moi-même,  je  n'ai  pas  lu.  Je  vous  voyais 
hier,  je  pouvais  vous  voir  demain,  et  je  meurs;  je  meurs,  parce 
que  j'ai  toujours  été  malheureux,  et  que  je  ne  puis  être  heureux, 
que  je  ne  puis  même  souhaiter  de  le  devenir  Je  meurs  parce  que 
je  suis  seul  dans  le  monde,  et  que,  devant  y  rester  seul,  je  préfère 
le  repos  de  la  mort  à  cet  isolement  qui  dévore  la  vie  sans  l'anéan- 
tir. Je  meurs  enfin ,  parce  que  je  n'ai  plus  la  force  de  vivre.  —  J'ai 
confiance  dans  la  miséricorde  de  Dieu.  —  Laissez-moi  croire  que 
vous  me  regretterez,  et  que  ma  mort  me  donnera  de  votre  cœur  à 
tous  deux  plus  que  ne  m'en  eût  accordé  la  vie.  C'est  peut-être 
dans  cet  espoir  que  je  meurs.  Adieu.  » 


LAURENCE.  407 

III. 

Laurence  fut  longtemps  malade. 

Un  mois,  deux  mois  s'étaient  écoulés,  et  avaient  suffi  pour  dis- 
siper tous  les  bruits  qui  s'étaient  répandus  à  la  suite  de  cet  évé- 
nement tragique.  Les  hommes  avaient  regretté  ce  jeune  officier  et 
attribuaient  sa  mort  à  un  fond  de  mélancolie  bizarre,  dont  sa  vie 
retirée  était  la  plus  forte  preuve.  Les  femmes  décidèrent  d'abord 
qu'il  s'était  tué  par  amour.  Mais  la  maladie  de  Laurence,  se  décla- 
rant aussitôt,  détruisit  leurs  soupçons  au  lieu  de  les  fortifier. 
Pourquoi  serait-il  mort,  si  elle  l'aimait?  On  ne  trouva  donc  pas 
pour  expliquer  cette  mort  de  raison  bien  évidente,  quoiqu'on  s'en 
préoccupât  beaucoup,  un  peu  par  désœuvrement,  un  peu  par  in- 
térêt et  aussi  par  l'effet  de  l'agrément  rare  de  ce  jeune  homme, 
que  personne  n'avait  connu,  que  tout  le  monde  avait  rencontré,  et 
auquel  chacun  avait  pensé  plus  qu'il  n'en  convenait.  Puis  Laurence 
se  rétablit,  et,  lui  mort,  elle  bien  portante,  du  moins  au  regard 
indifférent,  le  souvenir  qui  avait  réuni  et  confondu  un  instant  ce 
suicide  et  cette  maladie  s'effaça  à  son  tour.  Les  années  se  dérou- 
lèrent de  leur  pas  égal,  qui  paraît  cependant  tantôt  si  lent  et  tantôt 
si  rapide.  Le  petit  Louis  grandit  et  dit  bientôt  adieu  aux  jeux  de 
l'enfance;  il  commença  ses  études  et  vécut  moins  avec  sa  mère. 
M.  Bernier,  un  instant  si  troublé  par  des  appréhensions  inatten- 
dues, ne  s'avouait  pas  de  quel  allégement  était  pour  lui  la  mort  de 
ce  jeune  homme,  —  son  esprit  bon  et  honnête  n'eût  pas  accepté  une 
telle  pensée,  —  mais  il  était  délivré  en  fait  du  seul  danger  qu'il  eût 
jamais  redouté.  Les  réalités  ont  leur  force  certaine  et  pénétrante. 
Il  n'avait  plus  à  craindre  cette  présence  séductrice,  et,  le  danger 
disparu,  il  ne  crut  pas  autant  que  l'amour  fût  un  besoin  de  la  jeu- 
nesse. Puis,  qu'avait-il  à  se  reprocher?  N'était-ce  pas  de  son  devoir 
de  conjurer  le  danger  dès  qu'il  avait  pu  le  discerner,  pour  Etienne 
aussi  bien  que  pour  lui.  Et  aurait-il  pu  le  faire  avec  plus  de  dou- 
ceur? Sa  conscience  était  donc  tranquille,  et  Laurence  avait  trouvé 
en  lui  un  ami  prêt  à  sympathiser  avec  ses  peines.  Il  parlait  souvent 
avec  elle  d'Etienne  qui  avait  tant  aimé  leur  fils,  et  ils  le  regret- 
taient ensemble.  Bientôt  l'attention  que  M.  Bernier  dut  donner  à 
l'éducation  de  Louis  lui  enleva  le  peu  de  loisir  qui  lui  restait;  ses 
préoccupations  s'effacèrent,  et  son  esprit  ne  garda,  avec  le  temps, 
qu'une  certaine  inquiétude  de  la  faiblesse  croissante  de  Laurence. 

Pendant  ces  années,  quelle  fut  la  vie  de  Laurence?  quels  désirs 
épuisèrent  son  cœur?  quels  regrets  tourmentèrent  sa  pensée? 
quelles  souffrances  détruisirent  peu  à  peu  toutes  les  forces  de  son 
corps?  Les  premiers  mois  furent  les  moins  pénibles.  La  douleur 


408  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

s'apprend  lentement  comme  tous  les  sentimens  qui  doivent  dominer 
l'âme  entière.  Pas  plus  qu'on  ne  peut  exprimer  en  un  mot  tout  ce 
qu'on  sent,  on  ne  peut  sentir  en  un  instant  tout  ce  qui  doit  rem- 
plir l'âme.  Les  heures,  les  jours,  les  années  apportent  une  façon 
nouvelle  de  souffrir.  Une  peine  n'efface  pas  l'autre.  Elles  naissent 
tour  à  tour  et  s'accumulent  sans  se  détruire.  La  douleur  devient 
la  vie  elle-même.  Peu  à  peu  elle  établit  son  rigoureux  empire  dans 
ce  cœur  à  la  fois  candide  et  coupable,  où  l'innocence  et  la  faute 
devaient  rester  confondues.  Assurément,  si  Etienne  avait  vécu,  la 
vertu  y  eût  repris  ses  droits.  Son  âme  pure  se  fût  détournée  du  mal 
et  eût  enseveli  au  fond  d'elle-même  son  égarement  et  ses  luttes. 
Elle  n'avait  pas  hésité  dès  l'instant  où  elle  avait  eu  la  plus  légère 
perception  de  la  réalité.  Un  mot  de  son  mari  avait  suffi.  L'embarras, 
la  surprise,  un  trouble  extraordinaire,  loin  de  l'arrêter,  l'avaient 
portée  à  accomplir  son  devoir  avec  plus  de  hâte.  Elle  avait  pleuré 
ensuite,  Etienne  avait  vu  ses  larmes...  Mais  qu'avait-elle  désormais 
à  combattre?  Le  bonheur  n'était  plus  là.  Elle  n'avait  plus  à  redouter 
d'être  heureuse. 

Durant  ces  tristes  jours,  la  bonté  même  de  son  cœur  servait  ses 
illusions.  Elle  sentait  qu'elle  avait  été  une  des  causes  involontaires 
de  cette  mort  malheureuse  et  elle  eût  été  insensible  et  ingrate  de 
ne  point  pleurer  celui  qui  n'était  plus.  Elle  lui  devait  ses  larmes  et 
elle  se  faisait  un  pieux  devoir  de  les  répandre.  Elle  n'était  pas  non 
plus  sans  éprouver  quelques  remords.  Les  moindres  actions  pren- 
nent une  apparence  redoutable  quand  on  découvre  que  la  mort 
était  cachée  si  près  d'elles.  On  s'interroge,  on  s'inquiète,  on  se 
croit  responsable.  Ces  fins  imprévues  troublent  le  jugement,  et  la 
raison  humaine  ne  peut  que  déplorer  les  suites  insaisissables,  mys- 
térieuses et  terribles  d'événemens  dont  elle  ne  démêle  point  les 
causes.  jUienne  mort,  elle  devait  le  pleurer  et  elle  pouvait  le  pleu- 
rer sans  le  craindre.  Son  mari  autorisait  ses  regrets  en  les  parta- 
geant. Sa  raison  ne  l'aidait  point  à  discerner  le  regret  permis  de  la 
douleur  dangereuse  et  coupable.  Son  âme  se  laissa  aller  sur  la  pente 
qui  conduit  au  désespoir,  comme  elle  s'était  abandonnée  à  l'amour. 
Sa  pitié  fut  surprise,  comme  l'avait  été  sa  candeur,  ou  plutôt  l'amour 
avait  saisi  sa  proie.  — Mais  ces  premiers  momens  n'étaient  pas  encore 
remplis  de  la  douleur  que  lui  réservait  l'avenir.  Il  fallait  bien  des 
jours  de  peine  pour  appesantir  le  malheur  sur  ce  cœur  si  doux, 
où  l'amertume  perdaitson  fiel,  oùlarésignationsavait  étouffer  l'an- 
goisse. Des  larmes  fréquentes  soulageaient  Laurence,  et  la  faiblesse 
que' lui  laissait  sa  maladie,  émoussant  les  pointes  de  la  douleur, 
prêtait  à  la  peine  une  tranquillité  trompeuse.  Ses  regrets,  ses  souf- 
frances, les  soins  qu'elle  recevait,  se  mêlaient  vaguement  dans 
son  esprit.  Elle  se  sentait  malheureuse,  mais  elle  trouvait  encore 


LAURENCE.  Zi09 

de  tristes  douceurs  dans  le  souvenir  d'un  passé  que  chacun  se 
prêtait  à  rappeler.  Les  pleurs  de  Louis,  la  tristesse  de  M.  Bernier, 
cette  maladie  même  de  Laurence,  étaient  une  suite  naturelle  de  la 
mort  d'Etienne.  Cette  mort  ne  lui  paraissait  plus  si  solitaire,  et  le 
cœur  de  Laurence  était  soulagé  par  tant  de  sympathies. 

Une  sœur  de  charité  venait  voir  souvent  Laurence,  et,  avec  la  sim- 
plicité qu'ont  les  esprits  dégagés  des  choses  de  ce  monde,  elle  lui 
avait  parlé  souvent  d'Etienne  et  de  cette  mort  criminelle  qui  appe- 
lait leurs  prières.  A  peine  rétablie,  Laurence  voulut  aller  avec  la 
sœur  sur  le  tombeau  d'Etienne.  Ceux  mêmes  qui  ne  l'avaient  point 
connu  s'en  étaient  fait  un  pieux  devoir. ..L'abstention  de  Laurence 
eût  paru  une  affectation  d'autant  plus  remarquable,  que  la  coïnci- 
dence de  sa  maladie  avec  la  mort  d'Etienne  avait  un  instant  frappé 
quelques  personnes.  M.  Bernier  engagea  sa  femme  k  cet  acte  si 
simple.  Elle  réserva  ses  premières  forces  pour  l'accomplir.  Elle  alla, 
appuyée  sur  le  bras  de  la  sœur,  dans  ce  cimetière  qu'elle  traversait 
autrefois  avec  des  sentimens  si  différens.  Le  souvenir  du  trouble 
étrange,  de  l'agitation  cruelle  et  surprenante  qu'elle  avait  éprou- 
vés au  moment  même  où  Etienne  s'apprêtait  à  quitter  la  vie  se 
présenta  subitement  à  sa  pensée.  Le  soleil  dardait  ainsi  ses  rayons, 
et  le  gazon  était  couvert  alternativement  de  lumière  et  d'ombre; 
le  vent  remuait  ainsi  les  herbes  épaisses,  et  leur  mouvement  léger 
semblable  à  celui  des  vagues  s'ajoutait  aux  ondulations  régulières 
et  immobiles  que  les  tombes  imprimaient  à  la  terre.  A  cette  vue, 
tous  les  objets  tournèrent  autour  de  Laurence.  Le  vent  glaça  la 
sueur  sur  son  front,  le  chant  des  oiseaux  frappâmes  oreilles  comme 
dans  un  songe,  et  ses  yeux  apercevaient  à  peine  les  'croix  symétri- 
quement rangées.  Mais  lorsqu'elle  s'agenouilla  sur  cette  terre  que 
le  gazon  verdissait  déjà,  elle  sentit  qu'elle  ne  rêvait  point,  que  tout 
cela  était  une  réalité  terrible,  et  que  c'était  bien  un  cadavre  qui 
gisait  sous  cette  tombe.  —  Elle  se  releva  à  la  fois  plus  forte  et 
plus  désespérée.  Toute  chose  avait  repris  sa  couleur  et  son  mou- 
vement, mais  rien  ne  lui  importait  plus.  Le  soleil,  le  chant  des 
oiseaux,  le  ciel,  la  nature  appartenaient  à  d'autres.  Le  monde  était 
vide  pour  elle.  D'un  pas  hâtif  et  ferme,  elle  rentra  dans  sa  maison 
désormais  déserte. 

Le  sentiment  d'une  soUtude  entière,  sans  espoir,  sans  fin,  s'é- 
leva peu  à  peu  dans  l'âme  de  Laurence.  Les  vives  couleurs  de  ses 
joues  rassurèrent  au  lieu  d'inquiéter.  Personne  ne  devina  ses  souf- 
frances, et  cependant  l'amertume  s'emparait  d'elle  et  troublait  son 
jugement.  La  tranquillité  de  M.  Bernier,  les  succès  qu'il  devait  à 
son  travail,  ses  illusions  sur  la  santé  de  Laurence,  devinrent  pour 
elle  un  sujet  d'irritation.  Elle  ne  sut  point  tenir  compte  à  son 


iilO  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mari  du  regret  que  son  cœur  bon  et  affectueux  avait  volontaire- 
ment prolongé.  Poursuivie  du  seul  souvenir  d'Etienne,  elle  avait 
attribué  uniquement  à  sa  mort  la  tristesse  de  lAI.  Bernier.  Lau- 
rence ne  s'était  pas  enquise  des  dangers  que  sa  propre  vie  avait 
courus.  Elle  oubliait  parfois  qu'elle  avait  été  malade.  Elle  ne  s'a- 
percevait pas  toujours  qu'elle  souffrait.  Elle  ne  savait  qu'une  chose 
au  monde,  c'est  qu'Etienne  était  mort  et  elle  allait  au  cimetière  de- 
mander à  sa  tombe  quel  était  ce  rêve  étrange  et  douloureux  qui  pe- 
sait sur  sa  vie.  La  sympathie  qui  avait  paru  l'unir  à  son  mari  dans 
une  peine  commune  était  donc  une  en'eur?  Son  âme  s'était  reposée 
sur  ces  regrets  comme  le  malade  appuie  sa  tête  accablée  sur  le  pre- 
mier soutien  qu'elle  rencontre.  Maintenant  elle  ne  se  souvenait  plus 
de  ses  soins  compatissans  et  méconnaissait  des  regrets  qui  eussent 
autrefois  touché  son  cœur.  Peu  à  peu  elle  en  vint  à  accuser  son 
mari  de  dureté,  d'égoïsme.  Il  lui  paraissait  ne  pas  comprendre  tout 
ce  qu'une  âme  élevée  et  honnête  devait  conserver  de  ressentiment 
d'un  tel  malheur.  Ce  jugement,  justifié  chaque  jour  à  ses  yeux  par 
la  sécurité  même  que  reprenait  M.  Bernier,  jeta  comme  une  lumière 
sur  sa  vie  passée.  Jamais  le  temps  écoulé  ne  s'était  présenté  nette- 
ment à  son  esprit.  Mais  à  présent,  se  disait-elle,  l'âge  prêtait  à  son 
jugement  une  clairvoyance  que  la  jeunesse,  l'habitude,  l'inexpé- 
rience avaient  tenue  en  suspens.  Elle  se  ressouvint  du  jour  où  elle 
avait  été  suiprise  elle-même  des  larmes  qu'elle  versait,  à  la  veille 
de  quitter  cette  maison  où  elle  avait  vécu  avec  sa  grand'mère,  où 
elle  l'avait  perdue.  Ce  jour-là  ce  n'était  pas  seulement  le  passé 
qu'elle  pleurait;  elle  l'avait  bien  senti  dans  le  moment  même.  Et 
qu'avait-elle  regretté,  si  ce  n'est  toutes  les  joies  dont  sa  vie  était 
sevi'ée?  —  Alors  elle  se  représentait  dans  ses  moindres  détails 
cette  vie  décolorée.  Elle  se  vit  commençant  chaque  matin  un  jour 
semblable  au  précédent  :  quelques  soins  à  son  fils,  le  travail  d'une 
ménagère,  des  lectures  dont  son  esprit  ne  savait  ni  se  nourrir  ni 
se  distraire,  quelques  rares  promenades,  —  tous  ces  faits  chétifs  qui 
composent  la  vie,  —  revinrent  à  sa  pensée  dans  leur  insignifiance. 
Sa  mémoire  ébranlée  ne  leur  rendait  point  les  charmes  tranquilles 
qu'elle  avait  autrefois  ressentis.  Elle  n'avait  rien  demandé  de  plus 
que  cette  vie  alors  qu'elle  en  jouissait.  Pourquoi  s'en  plaignait- 
elle  maintenant?  Laurence  était  dans  ces  jours  funestes  de  cha- 
grin et  d'irritation  où  la  peine  repousse  même  le  remède.  Elle  éloi- 
gnait de  son  cœur  la  seule  affection  droite  qu'elle  eût  ressentie,  la 
seule  qui  dût  lui  servir  de  refuge  et  la  ramener  au  sentiment  de  la 
vérité.  Elle  oublia  que  sa  giand'mère  avait  béni  son  mariage,  que, 
sans  cette  union,  elle  fût  restée  seule  dans  ce  monde,  qu'elle  avait 
vécu  à  l'abri  d'un  nom  honorable,  et  que  l'estime  l'avait  toujours 


LAURENCE.  AU 

entourée.  Elle  voulut  ignorer  ce  qu'elle  devait  à  son  mari  poui' 
décharger  la  balance  et  le  trouver  coupable  de  tout  ce  qu'il  n'avait 
pu  lui  donner. 

L'affection  pour  M.  Bernier  n'était  pas  la  seule  que  l'amour  de- 
vait combattre  dans  le  cœur  de  Laurence.  L'amour  ne  dérobe-t-il 
pas  à  l'âme  ses  plus  tendres  sentimens?  N'est-il  pas  de  sa  nature 
même  d'anéantir  tout  ce  qui  n'est  pas  lui?  Il  agit  ainsi  pour  ceux 
qu'il  comble  de  ses  joies.  Pour  eux  le  monde  entier,  tous  les  liens 
et  tous  les  devoirs  disparaissent.  Le  bonheur  est  seul  leur  partage. 
A  Laurence  l'amour  imposait  la  douleur.  Mais,  non  moins  exclusif, 
il  étouffait  dans  son  ârne  les  sentimens  qui  l'avaient  remplie  jus- 
qu'alors. Il  enlevait  à  M.  Bernier  la  part  d'affection  qu'elle  lui  avait 
toujours  donnée.  Ce  sentiment  refoulé  parut  fortifier  tout  d'abord 
celui  qu'elle  éprouvait  pour  Louis.  L'ardeur  de  son  âme  semblait 
s'être  réfugiée  sur  cet  aimable  enfant.  C'est  lui  qu'elle  aimait  uni- 
quement, par-dessus  tout,  et  qu'elle  voulait  voir  à  toute  heure. 
Elle  était  avide  de  ses  regards,  avide  de  ses  caresses;  elle  épiait 
ses  moindres  gestes  comme  s'ils  lui  étaient  nouveaux.  Elle  consi- 
dérait pendant  des  heures  ses  yeux,  son  visage,  et  semblait  chercher 
en  lui  autre  chose  que  lui-même.  Elle  se  plaisait  à  le  voir  jouer 
des  jours  entiers,  à  l'entendre  causer.  Elle  ne  souriait  point;  elle 
lui  répondait  à  peine  et  rêvait  tristement.  Ses  mouvemens,  ses  jeux, 
ses  rires  eux-mêmes,  dont  Etienne  avait  été  le  compagnon,  lui 
créaient  comme  une  autre  existence,  pâle,  obscure,  affaiblie,  dont 
elle  cherchait  à  rassembler  les  traits.  Cette  ombre  revenait  dans  ce 
milieu  qui  l'avait  entourée  et  où  Laurence  l'avait  entrevue.  Parfois 
elle  en  appelait  aux  souvenirs  de  Louis  et  lui  demandait  le  récit  de 
ses  promenades.  Dans  les  premiers  temps,  il  ne  pouvait  entendre 
parler  d'Etienne  sans  pleurer.  Laurence  le  saisissait  alors  dans  ses 
bras,  et,  le  pressant  comme  dans  les  jours  heureux,  elle  trouvait 
encore  du  bonheur  à  joindre  leurs  deux  cœurs,  gros  d'un  même 
chagrin.  Ses  larmes  coulaient  avec  moins  d'efforts,  et  leur  abon^- 
dance  même  lui  causait  une  amère  satisfaction  :  elles  tombaient 
une  à  une,  sur  ces  boucles  blondes,  qui  avaient  reçu  d'autres 
larmes  peut-être.  L'enfant,  immobile,  restait  sur  les  genoux  de  sa 
mère.  Elle  se  souvenait  alors  combien  Etienne  l'aimait,  et  elle 
répétait  à  demi-voix  les  mots  de  cette  lettre  tant  relue,  où  il  pei- 
gnait son  bonheur  le  jour  où  ce  même  enfant  s'était  approché  de 
lui  avec  tendresse.  Ah  !  ce  n'était  pas  un  rêve  puisqu'il  était  là,  cet 
enfant  tant  aimé,  cet  enfant  si  heureux  ! 

Parfois  au  contraire  Laurence  restait  assise  à  la  fenêtre  comme 
jadis  et  sentait  de  sombres  lueurs  traverser  sa  pensée.  Un  regret 
passionné  faisait  palpiter  son  cœur;  une  appréhension  singuUère 
tenait  son  âme  en  suspens,  L'heure  s'écoulait,  le  jour  avait  ainsi 


/il 2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

passé,  la  peine  succédait  à  la  peine,  et  nul  effort  n'était  tenté  pour 
la  soulager.  A  certains  jours,  la  force  de  la  jeunesse  luttait  avec  le 
mal.  Laurence  oubliait.  Elle  naissait  avec  le  matin  belle  et  jeune, 
elle  allait  vivre!  mais  aussitôt  une  pensée  navrante  serrait  son 
cœur,  voilait  ses  yeux,  lui  dérobait  le  monde.  L'être  qu'elle  regret- 
tait n'était  plus,  et  cet  instant  d'allégement,  ce  mouvement  in- 
stinctif de  la  nature,  lui  paraissait  un  oubli  coupable.  Le  sentiment 
de  la  douleur  pénétra  bientôt  si  avant,  qu'elle  en  portait  le  poids 
jusque  dans  le  sommeil.  Elle  fut  en  proie  à  une  angoisse  si  pro- 
fonde, si  prolongée,  qu'elle  avait  besoin  de  rentrer  dans  la  lumière 
du  jour,  d'agir,  de  se  rattacher  à  la  réalité  par  l'occupation  la  plus 
minime,  pour  opposer  en  quelque  sorte,  au  désespoir  qui  l'enva- 
hissait, une  forme  précise  qui  lui  permît  de  le  combattre,  du  moins 
de  l'endurer  sans  en  être  accablée.  Elle  ne  pouvait  supporter  la  pré- 
sence; de  personne.  Tout  lui  faisait  mal  ;  tous  la  blessaient.  Elle 
passait  peu  à  peu  d'une  extrême  mélancolie  à  la  sensation  active 
de  la  douleur.  En  d'autres  temps,  ces  mouvemens  eussent  été  les 
troubles,  les  tourmens  heureux  de  l'amour.  C'étaient  ces  mêmes 
troubles,  ces  mêmes  tourmens.  Mais  le  bonheur  et  celui  qui  aurait 
pu  le  lui  donner  n'appartenaient  plus  à  ce  monde. 

Quand  elle  avait  causé  d'Etienne  avec  Louis,  il  semblait  à  Lau- 
rence que  le  passé  était  moins  lointain  et  qu'il  reprenait  quelque 
réalité.  Elle  questionnait  sans  cesse  l'enfant,  elle  entretenait  sa 
mémoire.  Mais  la  vie  marchait  pour  tous  hors  pour  elle, et  chaque 
jour  apportait  son  changement.  Les  regrets  s'effaçaient  peu  à  peu 
dans  le  cœur  de  Louis.  Il  avait  commencé  par  écouter  sa  mère 
avec  intérêt  et  lui  répondre  affectueusement.  11  le  fit  bientôt  avec 
distraction,  et  l'effort  finit  par  devenir  évident.  Il  n'était  plus  attendri 
au  souvenir  des  promenades  passées.  Il  avait  trouvé  de  nouveaux 
compagnons,  et  ce  mot  nous  ne  disait  plus  Etienne  et  lui.  Ces  chan- 
gemens>urprirent  et  troublèrent  Laurence.  Elle  crut  que  l'enfant 
essayait  de  détourner  sa  pensée,  afin  de  lui  épargner  des  larmes. 
Elle  fut  touchée,  puis,  peu  après  désabusée,  elle  s'attrista  de  ne  le 
plus  trouver  docile  à  ses  regrets.  Elle  le  regardait  attentivement 
comme  pour  l'interroger  sur  ce  changement  inattendu,  et  lui  l'em- 
brassait non  moins  tendre,  non  moins  tranquille,  ignorant  la  faute 
dont  on  l'accusait.  11  répondait  de  même  aux  mêmes  paroles,  mais  il 
n'allait  plus  au-devant.  D'autres  récréations  l'occupaient  ;  il  fit  à  sa 
mère  le  récit  de  ses  amusemens  nouveaux,  et,  se  laissant  aller  à  la 
confiance,  il  s'anima.  C'étaient  les  mêmes  mots,  les  mêmes  plaisirs, 
les  mêmes  projets.  Laurence  l'écoutait  effrayée  et  sans  comprendre  : 

Te  souviens-tu  comme  Etienne  t'aimait,  lui  dit-elle  enfin  avec 

effort,  comme  il  était  bon  pour  toi?  —  Oh!  oui,  je  m'en  souviens, 
répondit  l'enfant  avec  sincérité,  mais  si  tu  savais  comme  les  autres 


LAURENCE.  Al  3 

aussi  sont  bons!  Et  il  reprit  l'histoire  de  ses  promenades  avec  ses 
nouveaux  amis.  Laurence  l'envisageait  et  s'aperçut  de  changemens 
qui,  tout  à  coup,  la  frappèrent.  Louis  avait  grandi;  ses  cheveux 
étaient  coupés,  l'ajustement  du  collège  avait  changé  son  aspect. 
L'enfant  devenait  un  jeune  garçon.  Il  avait  été  jusqu'à  ce  jour  le 
compagnon  de  la  peine  de  Laurence.  Mais  était-ce  bien  là  le  com- 
pagnon d'Etienne?  qu'étaient  devenus  cette  câlinerie  enfantine, 
ces  longues  boucles,  ces  rires,  ces  jeux?  Ce  jeune  garçon  marchait 
à  grands  pas  vers  la  force.  La  vie  active  devenait  son  partage. 
Quelle  place  y  tiendrait  Etienne  désormais  ?  quels  vestiges  pouvait 
y  laisser  son  souvenir  ?  Cette  dernière  source  de  consolation  ta- 
rissait à  son  tour.  Ce  témoin  des  jours  évanouis,  cette  trace  vivante 
de  l'affection  d'un  cœur  éteint,  ce  v  sage  tant  regardé,  tout  dispa- 
raissait, car  tout  changeait  de  forme.  Était-ce  là  l'enfant  qu'Etienne 
avait  aimé?  était-ce  l'aspect  qui  l'avait  fiappé  ?  cette  voix  même 
avait-elle  le  son  qu'il  avait  entendu?  Hélas!  où  était  Etienne? 
Tout  le  chassait  chaque  jour,  comme  si  chaque  jour  ajoutait  à  sa 
mort.  Laurence  faisait  l'apprentissage  de  cette  destruction  dont  les 
preuves  nouvelles  naissent  avec  les  instans.  Celui  que  la  terre  recouvre 
n'a  pas  encore  disparu.  Les  cœurs  sont  pleins  de  regrets,  les  esprits 
pleins  de  souvenirs;  il  vit  encore,  d'une  vie  insaisissable,  secon- 
daire, mais  certaine.  Et  les  jours  passent,  et  les  cœurs  s'épuisent, 
et  les  esprits  oublient.  Celui  qui  n'était  plus  a  achevé  sa  fin,  et  les 
vivans  s'aperçoivent,  en  sondant  leur  cœur,  qu'il  a  oublié  ses  dou- 
leurs. 

Laurence  découvrait  cette  suite  terrible  de  la  mort.  Elle  ne  l'a- 
vait pas  prévue.  Etienne  n'était  plus,  mais  elle  le  croyait  encore 
regretté.  Partout  ses  souvenirs  restaient  présens;  les  visages,  les 
lieux  étaient  les  mêmes.  Allait-il  être  oublié,  et  toutes  choses  pou- 
vaient-elles changer  à  ce  point?  Un  peu  plus,  sans  ce  cœur  souf- 
frant où  il  vivait  encore,  on  eût  pu  croire  qu'il  n'avait  jamais  vécu. 
11  était  donc  banni  de  partout  ce  souvenir  qui  formait  à  lui  seul 
toute  l'existence  de  Laurence.  Les  mémoires  ne  le  retenaient  plus, 
les  lieux  avaient  perdu  sa  trace.  La  réalité  semblait  détruire  jus- 
qu'aux derniers  vestiges  de  son  passage  et  les  enlever  d'autour 
d'elle.  L'objet  de  ses  rêves  n'avait-il  donc  jamais  existé;  le  saurait- 
elle  elle-même  sans  les  tortures  de  son  propre  cœur? 

Dans  cette  voie  de  souffrance,  où  elle  était  désormais  éclairée  par 
ses  réflexions,  elle  apprit  à  connaître  Etienne  et  pénétra  mieux  dans 
cette  vie  qui  s'était  passée,  près  d'elle,  ignorée.  Elle  discerna  ses 
propres  sentimens  et,  aidée  par  eux,  elle  comprit  la  tristesse,  les 
espérances,  les  tourmens  de  ce  cœur  brisé.  Cette  solitude  amère 
qu'elle  sentait  aujourd'hui,  ne  l'avait-il  point  aussi  connue?  cette 


414  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

impossibilité  d'être  aimé  n'avait-elle  pas  oppressé  son  cœur?  qu'a- 
vaient été  ses  jours?  Dénués,  sans  joie,  comme  les  siens.  Il  aimait 
sa  mère,  il  travaillait  pour  elle,  il  l'avait  perdue  et,  avec  elle,  ses 
devoirs,  son  but,  sa  consolation,  le  passé,  l'avenir.  C'est  alors  qu'elle- 
même  était  arrivée  dans  ces  lieux  où  ce  cœur  ému  l'attendait.  Ces 
vagues  tristesses  qui  l'avaient  aussitôt  envahie  n'étaient-elles  point 
des  pressentimens?  Gomme  ces  premiers  temps  lui  avaient  semblé 
difficiles  à  passer!  quel  ennui  inconnu  s'était  glissé  dans  toutes  ses 
heures!  comme  tout  lui  manquait!  Aussi  quelle  émotion  nouvelle 
elle  avait  éprouvée  au  bruit  de  ses  pas  !  quel  trouble  quand  elle 
l'avait  vu  !  quels  charmes  infinis  quand  il  l'avait  regardée,  quand 
elle  lui  avait  parlé!  Il  l'aimait.  Elle  le  sentait.  Dès  ce  jour,  il  avait 
vécu  d'elle  comme  à  présent  elle  vivait  de  lui  ;  il  avait  voulu  mourir 
alors,  comme  maintenant,  elle  aussi,  voulait  mourir.  Elle  obéissait 
trop  tard  à  cette  voix  éteinte.  Et  ne  lui  obéissait-elle  pas  peut-être 
parce  qu'elle  ne  pouvait  plus  l'entendre?  Il  avait  voulu  mourir  parce 
qu'il  n'avait  pas  même  voulu  espérer  !  Combien  cette  âme  lui  pa- 
raissait enflammée  et  pure  !  comme  ce  cœur  brisé  montrait,  sous 
cette  apparente  faiblesse,  une  véritable  grandeur  !  Il  respectait 
trop  ce  qu'il  aimait  pour  oser,  pour  vouloir  désiier  le  bonheur.  Il 
avait  préféré  quitter  ce  monde.  Il  ne  cherchait  à  toucher  le  cœur 
aimé  que  le  jour  où  son  absence  rendrait  le  regret  permis.  Avait-il 
compté  sur  le  désespoir?  «Laissez-moi  croire  que  ma  mort  me 
donnera  de  votre  cœur  plus  que  ne  m'en  eût  accordé  la  vie.  »  Ces 
mots,  les  derniers  qu'il  eût  pensés,  qu'il  eût  écrits,  bornaient  toutes 
ses  espérances.  Mais  le  dévoûment,  pas  plus  que  l'amour,  n'est 
vain.  Laurence  répondait  à  son  appel.  Elle  en  comprenait  la  tendre 
énergie.  Elle  ne  voulait  plus  vivre.  L'eût- elle  voulu,  elle  ne  le  pou- 
vait plus.  La  douleur  avait  dénoué  tous  les  liens.  Cette  ombre  l'atti- 
rait; elle  l'aimait  uniquement.  Elle  voulait  la  suivre;  elle  voulait 
exaucer  ses  derniers  souhaits.  Son  cœur,  ravagé  par  l'allliction, 
soutenait  moins  son  corps  fatigué.  Des  larmes  plus  rares  séchaient 
une  à  une  sur  ses  joues  brûlantes.  Son  âme,  tendue  vers  un  seul 
objet,  ne  tenait  plus  à  la  terre.  Une  sorte  de  calme,  avant-coureur 
de  l'éternel  repos ,  succédait  à  l'activité  dévorante  du  désespoii-. 
Peu  à  peu  son  corps  s'alfaissa,  et  la  faiblesse  détendit  son  esprit. 
Elle  interrogea  sa  conscience  et  la  trouva  tranquille;  l'égarement 
ne  l'avait  pas  atteinte.  Sa  vie  avait  été  sans  tache.  Son  fils,  son 
mari,  étaient  dans  ce  monde  ses  plus  chères  alTecAions,  et  elle  pleura 
sur  eux  en  les  quittant.  —  N'avait-elle  pas  expié  ses  feux  coupables? 
La  miséricorde  divine  ne  dut-elle  point  pardonner  à  cette  âme,  que 
la  douleur  avait  purifiée? 


L'ESTHÉTIQUE  NATURALISTE 


Nous  voici  en  présence  d'une  école  littéraire  nouvelle.  On  nous  Tas- 
sure  du  moins.  L'enfant  s'appelle  le  naturalisme.  Il  fait  son  entrée 
dans  le  monde  à  la  façon  ordinaire  des  enfans,  en  criant  beaucoup.  Si 
une  forte  voix  est  signe  d'une  bonne  constitution ,  celui-ci  paraîtrait 
doué  d'une  constitution  robuste.  Pour  l'instant,  on  n'entend  guère  que 
lui.  J'imagine  que,  si  le  petit  Jupiter  de  la  fable  avait  fait  autant  de  ta- 
page, les  corybantes  ne  seraient  pas  venus  à  bout  de  couvrir  sa  voix 
et  de  cacher  son  existence  au  vieux  Saturne.  La  comparaison  est  d'ail- 
leurs assez  inexacte,  selon  la  coutume  des  comparaisons.  Le  Saturne 
actuel  n'a  nullement  envie  de  dévorer  son  fils  et  ne  paraît  avoir  nulle 
crainte  d'être  détrôné  par  lui.  Il  est  très  fier  au  contraire  de  sa  progé- 
niture et  très  désireux  de  lui  voir  faire  son  chemin.  Il  se  constitue  le 
chantre  de  ses  vertus  et  le  trompette  de  sa  renommée.  Sans  médire 
des  poumons  de  l'enfant,  on  peut  bien  ajouter  qu'il  occuperait  moins 
nos  oreilles  sans  le  concours  que  lui  prête  le  trombone  puissant  et  in- 
fatigable de  monsieur  son  père. 

M.  Zola  eût  pu,  tout  comme  un  autre,  se  borner  à  faire  des  romans,  les 
meilleurs  qu'il  eût  dépendu  de  lui.  11  était  né  avec  assez  de  talent  pour 
se  conquérir  ainsi  une  place  parmi  ses  contemporains  et  exercer  par 
son  exemple  une  réelle  influence.  Mais  cette  gloire  n'était  pas  pour  lui 
suffire.  Son  ambition  était  d'être  un  chef  d'école  et  sa  prétention  d'ap- 
porter au  monde  la  formule  complète,  —  et  jusqu'à  lui  vainement  cher- 
chée, —  de  la  vérité  littéraire  moderne.  A  côté  de  l'artiste,  il  avait 
senti  en  lui  dès  sa  jeunesse  un  critique  et  un  théoricien.  Depuis  le 
grand  succès  de  l'Assommoir,  Gusman  ne  connaît  plus  d'obstacle.  Du 
haut  de  ses  soixante-deux  éditions,  —  c'est  le  dernier  chiffre  officiel  en 
attendant  la  suite,  —  il  regarde  en  pitié  et  son  siècle  et  les  siècles  qui 


MQ  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'ont  précédé.  Il  est  venu,  il  a  vu,  il  a  vaincu  :  il  promène  un  regard 
hautain  sur  le  passé,  un  regard  triomphant  sur  l'avenir.  Les  temps  du 
naturalisme  sont  venus;  une  voix  a  été  entendue  annonçant  que  le 
règne  des  faux  dieux  était  passé  et  que  le  grand  Pan  est  mort. 

Pourtant  il  est  des  morts  qu'il  faut  qu'on  tue  encore,  et  M.  Zola  s'y 
emploie  consciencieusement.  Oncques  ne  vit-on  iconoclaste  plus  intré- 
pide. C'est  merveille  de  le  voir  s'escrimer  de  sa  lourde  masse  d'armes 
et  briser  les  idoles  que  le  peuple  avait  naguère  la  folie  d'adorer.  Saris 
doute  il  n'a  point  empêché  la  foule  de  courir  à  la  reprise  de  Ruy  Blas, 
mais  du  moins  il  a  dit  vertement  leur  fait  à  M.  Victor  Hugo  et  au  roman- 
tisme; si  l'on  ne  voit  pas  après  cela  que  les  pieds  du  colosse  sont  d'ar- 
gile, l'apôtre  a  accompli  son  devoir  et  sa  conscience  n'a  rien  à  lui  re- 
procher. En  même  temps  que  d'une  main  M.  Zola  détruit,  de  l'autre  il 
édifie.  S'il  est  l'ange  terrible  qui  chasse  de  l'Éden  ceux  dont  la  pré- 
sence le  souillait,  il  est  aussi  le  bon  saint  Pierre  qui  ouvre  la  porte  du 
paradis  à  ceux  qui  sont  dignes  d'y  pénétrer.  Hors  du  naturalisme  point 
de  salut,  ni  pour  les  écrivains  ni  même  pour  les  gouvernemens.  Mais 
avec  le  naturalisme  tout  change.  Recevez  le  baptême  et  vous  serez 
sauvés.  Ce  n'est  pas  sans  doute  qu'il  n'y  ait  des  degrés  parmi  les  élus. 
J'imagine  que  là  même  le  talent  personnel  gardera  quelques  droits.  Il  y 
aura  les  petits  saints  et  les  grands.  Tout  le  monde  ne  pourra  pas  pré- 
tendre à  une  place  d'honneur  :  on  distinguera  jusqu'en  cet  olympe  nou- 
veau les  grands  dieux  et  les  demi-dieux;  mais  en  tout  cas,  au  noble 
banquet,  ceux-là  seuls  seront  admis  à  s'abreuver  du  nectar  qui  auront 
communié  d'abord  ici-bas  dans  la  formule  sacro-sainte  de  l'art  nou- 
veau. 

Je  ne  voudrais  pas  plaisanter  plus  qu'il  ne  convient.  C'est  le  métier 
de  la  critique  de  prendre  au  sérieux  tout  ce  qui  autour  d'elle  est  pris 
sérieusement.  Or  tel  est  incontestablement  le  cas  du  naturalisme.  D'a- 
bord il  se  prend  lui-même  effroyablement  au  sérieux;  il  n'admet  pas 
le  moindre  mot  pour  rire,  et  c'est  pour  de  bon  qu'il  pontifie.  Ensuite 
il  a  trouvé  force  gens  qui  l'ont  pris  comme  il  se  donnait;  si  le  temps 
était  encore  au  martyre,  il  se  pourrait  qu'il  trouvât  des  martyrs.  Parlons 
donc  raison  et  raison  seule;  voyons  clair,  s'il  se  peut. 

Et  d'abord  qu'est-ce  que  le  naturalisme  et  qu'ordonne  cet  évangile 
récent?  A  vrai  dire,  c'est  ce  qu'il  n'est  pas  toujours  bien  aisé  de  dé- 
couvrir. Ce  n'est  pas  que  le  messie  nouveau  ait  épargné  ses  «  sermons 
sur  la  montagne.  »  Tout  au  contraire;  il  est  né  sermonnalre  et,  depuis 
quelque  temps  surtout,  il  ne  perd  aucune  occasion  de  prêcher.  Si  le 
clou  n'entre  pas,  ce  ne  sera  pas  du  moins  la  faute  du  marteau.  Études 
littéraires,  volumes  de  critique,  journal,  supplément  de  journal,  bro- 
chure, tout  sert  également  à  M.  Zola,  tour  à  tour  ou  à  la  fois.  II  se  redit 
sans  ^e  fatiguer  et  nous  croit  tous  infatigables.  Une  douzaine  de  fois 


l'esthétique  naturaliste.  Al? 

déjà  pour  le  moins  il  a  refait  sa  «  préface  de  Cromwell,  »  Quelque 
sujet  dont  il  parle,  il  n'a  jamais  qu'un  but,  qu'une  pensée.  Il  fait  flèche  de 
tout  bois;  il  ramène  tout  à  ses  fins,  la  politique,  la  philosophie,  l'art, 
la  littérature;  il  se  multiplie,  il  fait  à  lui  seul  l'illusion  d'une  foule.  Je 
ne  suis  pas  de  ceux  qui  lui  reprochent  cette  persévérance  et  pour  ainsi 
dire  cette  ubiquité.  Il  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde  d'avoir  ainsi  son 
Delenda  est  Carlhago  et  de  s'y  tenir  résolument.  Si  ce  n'est  pas  le  signe 
d'une  nature  très  souple,  c'est  au  moins  celui  d'une  nature  puissante, 
et  la  volonté  est  ici- bas  la  première  des  forces.  J'aime  à  voir  cet  apôtre, 
occupé  du  matin  au  soir  de  sa  mission,  appliqué  sans  relâche  à  secouer 
les  indifférens,  à  ranimer  les  tièdes,  à  convaincre  les  incrédules.  C'est 
là  le  symptôme  d'une  foi  vaillante  ou  tout  au  moins  d'une  énergie  peu 
commune. 

Ce  que  je  regrette,  c'est,  après  avoir  lu  consciencieusement  les  ma- 
nifestes de  M.  Zola,  innombrables  comme  les  étoiles  du  ciel,  de  n'avoir 
pu  bien  comprendre  encore  ce  que  c'est  que  le  naturalisme.  Est-ce  le 
prédicateur,  est-ce  moi  qu'il  faut  accuser?  La  modestie  m'ordonnerait 
sans  doute  de  m' accuser  si  j'étais  seul  embarrassé;  mais  je  vois  beau- 
coup d'honnêtes  gens  embarrassés  comme  moi  ;  et  M.  Zola  nous  ren- 
drait bien  grand  service  à  tous  en  voulant  bien  mettre  une  fois  les 
points  sur  les  /  pour  les  pauvres  d'esprit  qui  en  ont  besoin. 

Parfois  il  semble  que  le  naturalisme  soit  surtout  une  réaction  contre 
la  forme  de  l'art  romantiqus,  contre  l'alUance  systématique  du  tragique 
et  du  comique  dans  une  même  œuvre,  contre  les  trappes  et  les  trucs 
du  mélodrame  de  la  Porte-Saint-Martin,  contre  les  inventions  bizarres 
et  compliquées  multipliant  à  plaisir  les  invraisemblances  pour  en  faire 
sortir  ce  que  l'on  a  appelé  des  «situations.  »  Si  c'était  là  le  fond  du  na- 
turalisme, il  faudrait  avouer  qu'il  vient  bien  tard.  La  porte  qu'il  prétend 
enfoncer  est  ouverte  depuis  longtemps.  Il  y  a  déjà  tout  près  de  quarante 
ans  qu'Alfred  de  Musset,  dans  cette  Revue  même,  se  moquait, sans  que 
le  lecteur  protestât,  de  ces  gros  mélodrames  où  l'intrigue 

enroulée  en  feston 
Tourne  comme  un  rébus  autour  d'un  mirliton. 

La  formule  du  drame  romantique  est  aujourd'hui  presque  aussi 
vieille  que  sa  grande  ennemie  la  formule  de  la  tragédie  cla'^^sique.  Au 
moment  même  où  l'on  applaudit  une  reprise  d'Hernani  ou  de  Ruy  Blas 
au  lendemain  d'une  reprise  d'Andromaque,  de  Zaïre  ou  de  Phèdre,  nos 
jeunes  poètes  ne  songsnt  pas  plus  à  refaire  d'autres  Ruy  Blas  ou  d'autres 
Hernani  qu'ils  ne  songent  à  refaire  Zaïre,  ou  Phèdre,  ou  Andromaque, 
en  se  conformant  aux  rigoureuses  unités  de  temps  et  de  lieu.  Le  ridi- 
cule des  déclamations  retentissantes,  des  tirades  à  effet,  des  grands 
sentimens  étalés  à  faux,  nous  le  connaissons  depuis  longtemps,  il  n'est 

lOUE  XXXV.  —  1879.  27 


il  18  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

personne  qui  ne  s'en  moque  aujourd'hui;  et  si  l'on  veut  chercher  qui  a 
tué  le  mauvais  romantisme,  ce  n'est  pas  à  nos  novateurs  littéraires  qu'en 
revient  l'honneur  :  c'est  l'opérette  qui  a  fait  cette  besogne  salutaire.  Le 
«  sabre  de  mon  père  »  a  tué  «  la  croix  de  ma  mère.  »  J'aimerais  à  voir 
M.  Zola,  qui  se  plaît  à  parler  de  Balzac,  de  M.  Flaubert,  et  de  MM.  Ed- 
mond et  Jules  de  Concourt,  faire  une  place  dans  l'histoire  littéraire  de 
ce  siècle  à  ces  railleurs  impitoyables  qui  ont  écrit  Orphie  aux  enfers, 
la  Belle  Hélène  et  les  Brigands.  Leur  œuvre  assurément  n'a  pas  été 
louable  de  tout  point;  mais,  s'il  s'agit  de  dire  qui  a  porté  les  coups  re- 
doutables aux  recettes  sentimentales  et  artificielles  de  1830,  il  ne  faut 
point  oublier  les  vrais  démolisseurs  de  la  convention  romantique.  Ils 
en  ont  fait  justice  avec  l'arme  la  plus  mortelle  en  France,  la  moquerie. 

M.  Zola  se  plaint  que  le  romantisme  obstrue  le  siècle  :  il  se  trompe 
de  vingt  années.  Le  romantisme  aujourd'hui  n'obstrue  rien  et  ne  gêne 
personne.  Il  en  reste  simplement  les  hommes  qui  ont  eu  du  génie;  ce 
serait  dommage  qu'il  n'en  fut  pas  ainsi,  car  nous  y  perdrions  tous.  Je 
souhaite  aux  naturalistes  de  faire  de  même  et  de  tâcher  eux  aussi  d'a- 
voir, de  temps  en  temps,  du  génie.  Il  pourrait  alors  leur  arriver,  à  eux 
aussi,  de  durer,  même  quand  la  mode  du  naturalisme  aura  passé.  Le 
plus  sur  est  encore  de  faire  de  belles  choses,  suivant  une  formule  mé- 
diocre ou  bonne.  L'humanité  ne  croit  plus  à  Vénus  ni  à  Minerve;  mais 
elle  admire  toujours  la  Vénus  de  Milo  et  les  frises  du  Parthénon;  elle 
pourrait  cesser  de  croire  au  christianisme  sans  moins  admirer  pour  cela 
la  Dispute  du  Saint- Sacrement  de  Raphaël,  ou  la  Création  de  Vhomme  de 
Michel-Ange. 

Quand  on  cherche  un  enseignement  positif  dans  les  manifestes  de 
M.  Zola,  en  dehors  de  ses  critiques  contre  le  romantisme,  on  n'y  trouve 
guère  qu'une  recommandation  :  l'étude  de  la  nature  et  du  a  document 
humain.  »  C'est  l'alpha  et  l'oméga  des  sermons  du  maître.  Le  «  docu- 
ment humain  »  est  le  terme  auquel  il  revient  sans  cesse  pour  définir 
son  esthétique.  J'avoue  que  le  mot  est  de  lui;  je  ne  crois  pas  que  l'A- 
cadémie française  lui  en  ait  grande  jalousie.  J'avoue  encore  qu'en  ce 
temps  d'ctudcs  scieniifiques,  le  mot  a  un  petit  air  savant  fait  pour  ré- 
jouir les  gens  spéciaux  et  pour  imposer  à  la  foule  toujours  respectueuse. 
Mais  si  le  tienne  est  neuf,  la  doctrine  l'est  beaucoup  moins.  Je  crains 
que  M.  Zola  n'ait,  après  beaucoup  d'autres,  découvert  l'Amérique.  Il  s'est 
vanté  quelque  part  de  n'être  rien,  pas  même  bachelier.  Il  n'y  a  sûrement 
nulle  honte  de  n'être  pas  bachelier,  et  maint  bachelier  n'est  parfuis 
qu'un  sot.  Mais  ce  que  maint  bachelier  pourrait  lui  dire,  c'est  que  les 
artistes  aussi  bien  que  les  écrivains,  depuis  qu'il  y  a  au  monde  des  écri- 
vains et  des  artiï^tes,  ont  toujours  eu  la  prétention  de  faire  usage  du 
«  document  humain,  »  et  de  s'inspirer  de  la  réalité.  C'est  tout  justement 
à  cause  de  cela  que  l'art  et  la  littérature  sont  les  plus  précieux  entre 


l'esthétique  naturaliste.  Zil9 

les  dociimens  de  l'histoire.  M.  Zola  n'était  pas  encore  au  temps  où 
M""^  de  Staël  écrivait  :  «  La  littérature  est  l'expression  de  "la  société.  » 
Avant  M"'  de  Staël,  La  Bruyère  avait  commencé  son  livre  des  Carac- 
tères par  cette  phrase  charmante  en  sa  douce  malice  :  «  Je  rends  à  mon 
siècle  ce  qu'il  m'a  prêté.  »  Les  Grecs  et  les  Latins,  avant  La  Bruyère, 
avaient  plus  d'une  fois  dit  à  peu  près  la  mêuie  chose.  Homère,  Sophocle, 
Platon,  Térence  et  Virgile,  avant  Shakspeare,  Racine  et  Molière,  passent 
aux  yeux  de  beaucoup  pour  avoir  su  faire  un  emploi  assez  intelUgent 
du  «  document  humain.  »  Depuis  de  longs  siècles,  les  générations  pas- 
sent devant  leurs  ouvrages  et  se  figurent  y  retrouver  leurs  sentimens 
et  leurs  passions  !  11  n'est  pas  jusqu'aux  productions  les  plus  illustres 
de  l'école  romantique,  des  drames  de  M.  Hugo  aux  romans  de  George 
Sand,  où  l'humanité  moderne  ne  croie  retrouver  à  un  degré  plus  ou 
moins  éminent  les  mêmes  mérites,  et  c'est  de  cela  justement  qu'elle 
les  admire. 

Si  donc  M.  Zola  a  voulu  simplement  dire  que  l'artiste  devait  ouvrir 
les  yeux,  regarder  autour  de  lui  et  s'efforcer  de  peindre  l'humanité 
telle  qu'elle  est,  il  n'a  fait  que  répéter  le  conseil  que  formulent  tous  les 
critiques  depuis  qu'il  y  a  des  critiques,  et  qu'ont  pratiqué  instinctive- 
ment tous  les  artistes  depuis  qu'il  y  a  des  artistes  :  voilà  sa  grande  dé- 
couverte réduite  à  une  vérité  de  la  Palisse,  et  il  va  rendre  jaloux 
l'ombre  de  Joseph  Prudhomme.  Ce  n'était  pas  la  peine  de  forger  un 
mot  nouveau  dans  une  langue  déjà  trop  riche  de  mots  pour  redire  ce 
que  tout  le  monde  entendait  fort  bien.  S'il  a  voulu  ajouter  que  l'huma- 
nité qu'il  fallait  observer  et  peindre  était  l'humanité  contemporaine, 
vivante,  et  qu'il  importait  pour  cela  de  s'affranchir  aussi  complètement 
que  possible  de  toutes  les  conventions  des  écoles  et  de  tous  les  pastiches 
du  passé,  d'être  surtout  et  avant  tout  naïf  et  sincère  :  tout  en  approu- 
vant fort  ce  programme,  je  ne  vois  pas  bien  encore  où  serait  la  grande 
innovation.  Voilà  cinquante  ans  passés  qu'en  France  on  ne  recom- 
mande guère  autre  chose.  L'art  est  fort  libre  au  temps  où  nous  vivons; 
l'écrivain  fait  ce  qu'il  veut  sans  avoir  à  se  soucier  des  formules,  ni 
même  des  traditions  :  s'il  fut  un  âge  où  des  conventions  de  rhétorique 
l'opprimaient,  cet  âge  est  loin,  et  c'est  tout  justement  à  la  génération 
romantique  de  1830,  — M.  Zola  a  tort  de  l'oublier,  —  que  nous  sommes 
surtout  redevables  de  cette  pleine  liberté  dont  il  profite  avec  beaucoup 
d'autres.  M.  Zola  fait  son  89  littéraire  quand  il  n'y  a  plus  de  Bastille  à 
prendre. 

Loin  d'être  un  précepte  nouveau  que  de  recommander  l'étude  du 
«  document  humain,  »  ce  n'est  même  pas  un  précepte  bien  clair.  Tant 
que  Ton  reste  dans  cette  généralité  vague,  on  n'a  rien  dit.  Car  enfin  il 
est  partout,  le  document  humain,  ondoyant  et  divers  comme  l'humanité 
elle-même.  Tout  le  monde  s'est  servi  du  «  document  humain,  «et  cha- 


420  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cun  en  a  tiré  des  choses  différentes.  Joubert,  a  cette  âme  qui  avait 
rencontré  un  corps  et  qui  s'en  tirait  comme  elle  pouvait,  »  est  un  docu- 
ment humain  aussi  bien  que  M"*  Bovary,  ce  corps  qui  a  rencontré  une 
âme  et  qui  s'en  débarrasse  comme  elle  peut.  Il  y  a  toujours  eu,  il  y 
aura  toujours  des  Joubert  et  des  M'"'=  Bovary.  Il  s'est  trouvé  à  tous 
les  âges  de  l'humanité,  il  ne  cessera  pas  d'y  avoir  des  bons  et  des  mé- 
chans,  des  simples  et  des  raffinés,  des  êtres  nobles  et  des  êtres  pervers, 
des  gens  d'esprit  et  des  sots,  des  natures  froides  et  calculatrices  et  des 
tempéramens  passionnés.  Les  romantiques  eux  aussi  avaient  en  leur 
temps  la  prétention  de  représenter  l'humanité,  et  leurs  admirateurs 
pensaient  qu'ils  y  avaient  réussi.  Si  donc  le  naturalisme  apporte  réelle- 
ment, ainsi  qu'il  l'affirme,  quelque  chose  de  nouveau  et  d'original,  ce 
n'est  pas,  comme  il  le  dit,  ce  précepte  éternel  et  vieux  comme  l'art  lui- 
même  de  l'observation  de  la  réalité,  c'est  une  certaine  façon  de  faire 
cette  observation,  c'est  une  certaine  méthode  pour  la  diriger.  Il  regarde 
sous  un  angle  particulier  et  dans  une  certaine  perspective  et  les  carac- 
tères et  la  vie  humaine;  il  considère  de  parti  pris  une  série  de  faits 
en  éliminant  tous  les  autres  :  il  fait  son  choix  systématique  et  exclusif 
dans  l'immense  variété  du  «  document  humain.  » 

Disons  le  vrai  mot  :  le  naturalisme  sort  bien  moins  de  la  nature  elle- 
même  que  de  l'esprit  de  messieurs  les  naturalistes.  Plus  que  l'expres- 
sion de  la  réalité,  il  est  l'expression  de  leur  esthétique,  de  leur  éduca- 
tion, de  leur  philosophie,  de  leur  tempérament,  de  la  constitution  de 
leurs  organes.  Leur  œil  est  fait  de  telle  façon,  leur  sensibilité  est  exer- 
cée de  telle  sorte  qu'ils  voient  uniquement  certains  faits,  qu'ils  reçoivent 
uniquement  certaines  impressions,  et  j'accorderai  volontiers  qu'ils  sont 
parfaitement  sincères  et  qu'il  ne  dépend  pas  d'eux  de  considérer  autre- 
ment et  le  monde  et  la  vie;  ils  imaginent  de  la  meilleure  foi  possible 
que  la  nature  est  exactement  telle  qu'elle  leur  apparaît  et  que  rien 
n'existe  en  dehors  de  ce  qu'ils  aperçoivent.  Ils  ont  leur  candeur  tou- 
chante. Il  est  parmi  les  insectes  certaines  espèces,  comme  les  abeilles, 
qui  n'ont  de  flair  que  pour  les  fleurs  où  elles  vont  butiner  leur  miel; 
d'autres  espèces  ont  des  curiosités  différentes.  Peut-être  chez  les 
hommes  aussi  n'y  a-t-il  le  plus  souvent,  qu'ils  aillent  ici  ou  là,  qu'obéis- 
sance à  l'instinct  naturel.  La  chose  du  moins  devrait  les  rendre  mo- 
destes. Il  n'est  sage  à  aucun  d'eux  de  prétendre  qu'il  embrasse  la  réa- 
lité tout  entière  et  que  rien  n'existe  hormis  ce  qui  l'attire  et  ce  qu'il 
découvre.  C'est  cet  important  facteur  de  toute  œuvre  humaine,  la  per- 
sonnalité propre  et  spéciale  de  l'individu,  que  la  théorie  nouvelle  a  le 
grand  tort  de  méconnaître,  c'est  là  môme  au  fond  le  facteur  essentiel 
dans  tous  les  ouvrages  de  l'esprit.  Quoi  que  l'on  assure,  l'artiste  ne  sera 
jamais  un  instrument  passif,  semblable  à  l'appareil  du  photographe  qui, 
mis  une  fois  en  face  du  monde,  en  reproduit  l'image  scrvile  :  il  a  beau 


l'esthétique  naturaliste.  A21 

vouloir  abdiquer  son  individualité,  son  intelligence,  cette  intelligence 
et  cette  individualité  persistent  malgré  ses  efforts;  aucune  impression 
ne  pénètre  dans  un  cerveau  humain  qui  n'y  soit  aussitôt  déviée  et 
transformée  par  ce  cerveau  même,  et  le  plus  tyrannique  de  tous  les 
systèmes  est  peut-être  de  se  persuader  qu'on  n'obéit  à  aucun  système. 
Essayons  donc  de  voir  quel  est  le  système  de  l'école  naturaliste  et  de 
quelle  interprétation  de  la  réalité,  volontaire  ou  inconsciente,  elle  pro- 
cède. Et  ici  je  demande  la  permission  de  laisser  de  côté  le  chef  de 
l'école  lui-même  pour  jeter  un  regard  sur  ses  disciples.  L'Évangile  a  dit 
qu'il  fallait  juger  les  arbres  d'après  leur  fruit.  Traduit  dans  le  langage 
de  la  critique,  ce  sage  précepte  peut  s'énoncer  ainsi  :  «  C'est  aux  œuvres 
des  disciples  que  se  voit  la  valeur  des  théories  littéraires.  »  Quel  que 
soit  en  effet  le  système  auquel  s'arrête  et  que  recommande  un  artiste 
supérieur,  on  peut  dire  que  lui-même  n'en  est  jamais  complètement 
l'esclave  :  ses  doctrines  ne  représentent  qu'une  partie  de  lui-même  et 
pas  toujours  la  plus  originale.  Tout  homme  éminent  porte  en  lui  plu- 
sieurs âmes,  on  l'a  dit,  et  c'est  cette  contradiction  intérieure  même 
qui  fait  sa  force  :  si  appliqué  qu'il  soit  à  réfléchir  et  à  transformer 
en  règles  générales  ses  aptitudes  personnelles,  une  partie  de  lui-même 
échappe  toujours  à  sa  réflexion,  et  ce  qui  lui  échappe  le  plus  c'est  cette 
faculté  intime,  toute  inconsciente  et  intuitive,  qui  est  proprement  son 
génie.  Elle  a  précédé  tout  système,  et  aucun  système,  si  faux  qu'il 
puisse  être,  n'arrive  jamais  à  la  gâter  entièrement.  Un  don  secret  et 
précieux  retient  le  vrai  talent  sur  la  pente,  alors  même  qu'il  est  tenté 
d'y  glisser;  il  se  garde,  même  en  ses  entraînemens  logiques,  d'aller 
aux  derniers  excès. 

Les  disciples  n'ont  point  de  ces  retenues,  ou  si  l'on  veut  de  ces  inconsé- 
quences. Comme  ce  qui  les  a  séduits  d'abord  et  a  déterminé  leur  voca- 
tion, c'est  le  système,  une  fois  emportés  par  lui,  ils  poussent  jusqu'au 
bout.  Leur  petit  doigt  pris  dans  l'engrenage,  ils  y  passent  tout  entiers. 
Plus  une  conséquence  de  telle  ou  telle  esihétique  est  terrible  et  faite 
pour  effrayer,  plus  ils  sont  fiers  d'avoir  été  jusqu'à  cette  conséquence; 
du  moment  où  elle  était  nécessaire,  le  principe  une  fois  admis,  ils  se 
font  gloire  de  ne  pas  reculer  devant  elle;  ils  soutiendront,  ils  estime- 
ront même  de  bonne  foi,  que  ce  qui  révolte  le  plus  doit  être  ce  qu'il 
y  a  de  plus  admirable.  On  ne  connaît  bien  une  doctrine  philosophique 
ou  sociale  que  lorsqu'on  voit  le  dernier  terme  auquel  elle  a  abouti  :  ainsi 
l'on  ne  connaît  bien  une  formule  littéraire  que  lorsqu'on  a  lu  les  ou- 
vrages auxquels  elle  a  servi  de  patron.  Rien  sans  doute  n'est  à  tirer  de 
là  contre  le  talent  personnel  de  M.  Zola  romancier,  talent  robuste, 
qui  étonne  tour  à  tour  par  de  grandes  qualités  et  de  graves  défauts. 
Mais  c'est  notre  droit  de  critique  d'interroger  ceux  qui  le  suivent  et  se 
réclament  de  lui,  qu'il  encourage  et  protège,  pour  juger  ce  que  valent 


h2'2  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

ses  théories,  pour  montrer  ce  qu'elles  préconisent,  d'où  elles  partent, 
où  elles  conduisent.  Les  disciples  ne  sont  pas  des  traîtres  qui  traves- 
tissent méchamment  les  doctrines  du  maître  pour  les  rendre  ridi- 
cules; ils  sont  simplement  des  naïfs  qui  dans  leur  sincère  admiration 
en  font  un  usage  innocent,  et  nous  les  montrent  dans  leur  ingénuité  sans 
voiles. 

Parcourons  donc  quelques-uns  de  nos  récens  ouvrages  naturalistes. 
Ici  l'on  nous  montre  un  homme  qui  vit  de  ressources  inavouées,  il  ex- 
ploite au  profit  de  sa  paresse  les  sens  maladifs  de  créatures  déchues. 
Passons  vite.  Voici  une  autre  histoire.  Une  jeune  fille  douce,  calme, 
sensée  et  bonne,  a  épousé  sans  amour,  sans  répugnance  non  plus,  un 
homme  qui  l'adorait,  et  qu'un  héritage  a  rendu  tout  à  coup  millionnaire. 
Ils  ont  hôtel  au  faubourg  Saint-Germain  et  château  à  la  campagne.  Un 
fils  leur  est  né  après  quelques  années  de  mariage  :  ils  sont  heureux.  Ce 
fils  est  mis  au  lycée;  il  est  bon  élève,  appliqué,  content  de  son  maître 
d'étude,  qui  est  content  de  lui.  Un  dimanche,  le  maître  d'étude  est  invité 
à  venir  passer  la  journée  au  château.  Ce  maître  d'étude  a  une  large 
carrure,  des  épaules  solides,  de  grosses  lèvres,  des  mains  velues  :  un 
physique  parfait  de  brute  vulgaire;  le  moral  est  exactement  à  la  hauteur 
du  physique.  Jamais  âme  plus  basse  n'habita  un  corps  moins  poétique. 
N'importe  :  à  peine  la  mère  a-t-elle  vu  le  maître  d'étude  de  son  fils 
qu'elle  est  conquise,  séduite,  fascinée  :  elle  le  compare  avec  le  médiocre 
mari  que  la  fortune  lui  a  donné  ;  elle  n'a  de  cesse  qu'elle  n'ait  retiré 
son  fils  du  lycée  pour  appeler  chez  elle  le  maître  d'étude  comme  pré- 
cepteur. Son  fils  meurt,  et  c'est  alors  son  neveu  qu'elle  retire  du  lycée 
pour  avoir  un  prétexte  à  garder  le  précepteur  à  la  maison.  Lui  voit  le 
jeu,  mais  se  garde  d'en  profiter;  car  c'est  précisément  en  résistant  qu'il 
espère  tirer  meilleur  parti  de  la  faiblesse  de  madame.  Plus  il  s'obstine 
à  ne  pas  sembler  comprendre,  plus  elle  s'irrite  et  s'enflamme  :  elle  sol- 
licite des  rendez-vous;  une  nuit  enfin  elle  n'y  tient  plus  :  elle  se  lève, 
quitte  le  lit  conjugal,  grimpe  à  la  chambre  du  maître,  le  surprend  dans 
son  sommeil,  va  déposer  un  baiser  brûlant  sur  la  poitrine  velue  du  lour- 
daud qui  no  s'éveille  même  pas.  Cependant  le  mari  averti  congédie  le 
précepteur  et  emmène  sa  femme  à  la  campagne.  Mais  le  précepteur  l'y 
rejoint,  ou  plutôt  la  femme  trouve  moyen  de  l'y  ressaisir.  Elle  combine 
un  rendez-vous  dans  une  vieille  tour  voisine  du  château  où  sa  passion 
a  enfin  la  promesse  d'être  satisfaite.  Mais  elle  a  le  tort  de  remettre  au 
misérable  une  donation  qui  lui  assure  les  deux  cent  mille  francs  que 
son  mari  lui  avait  reconnus  à  elle-même  par  contrat  de  maringe.  Le  mi- 
sérable se  dit  qu'il  serait  bien  long  d'attendre  pour  en  jouir  l'un  ivée 
de  la  mort  naturelle.  Il  graisse  les  gonds  de  la  porte  de  la  vieille  tour 
et,  quand  la  femme  y  pénètre,  la  porte  se  referme  sur  elle.  Elle  s'est 
faite  belle  et  provocante;  elle  attend  en  vain,  la  peur  la  prend,  puis  le 


l'esthétique  naturaliste.  Zi23 

désespoir,  puis  la  faim.  Elle  meurt.  Lui  alors  vient  pour  s'assurer  que 
sa  victime  est  bien  morte  :  mais  surpris  dans  son  examen  par  le  garde- 
chasse  du  château,  il  tire  son  revolver  et  menace  de  le  tuer;  le  garde- 
chasse  riposte,  et  d'un  coup  de  fusil  étend  le  drôle  raide  mort.  Au  bruit 
le  mari  est  accouru  :  il  aperçoit  ce  cadavre,  il  aperçoit  celui  de  sa  femme, 
il  comprend  tout,  et  se  suicide. 

Quelques  initiés  prétendent  que  les  deux  auteurs  dont  je  viens  de 
parler  ne  possèdent  pa;^,  absolument  pures  de  tout  alliage,  les  vraies  tra- 
ditions du  vrai  naturalisme.  En  voici  deux  autres  du  moins  qui  se  pré- 
sentent avec  les  plus  complètes  garanties  :  ils  peuvent  exhiber  la 
marque  de  fabrique  la  mieux  authentiquée,  le  diplôme  le  plus  certiûé. 

L'un  ne  s'est  pas  senti  une  ambition  médiocre.  Il  a  entrepris  de  re- 
faire, suivant  la  formule  perfectionnée  et  désormais  définidve,  la  Re- 
cherche de  l'absolu  de  Balzac,  «  notre  maître  à  tous.  »  Excusez  du  peu  ! 
Balthasar  Claës  cherchait,  après  les  alchimistes,  la  pierre  philosophale, 
le  secret  suprême  de  la  matière;  son  émule  plus  moderne  se  contente 
de  poursuivre  la  direction  des  ballons.  Enfant  perdu  de  Paris,  élevé  par 
charité  dans  une  famille  d'ouvriers,  il  est,  à  quatorze  ans,  entré  comme 
apprenti  dans  une  maison  d'horlogerie.  Il  s'est  juré  aussitôt  d'épouser  la 
fille  de  la  maison  et  de  faire  fortune.  11  a  réussi  à  l'un  comme  à  l'autre. 
Depuis  sa  femme  est  morte,  et  il  s'est  retiré,  riche  de  300,000  francs, 
aux  environs  de  Paris.  Mais  le  dada  des  ballons  à  diriger  l'a  pris  :  ses 
300,000  francs  ont  été  déjà  dépensés  en  expériences  qui  n'ont  pas 
abouti.  Il  a  deux  filles  :  la  cadette  va  se  marier  avec  un  pharmacien 
de  Clamart;  l'aînée,  nature  douce  et  triste,  faite  pour  les  sacrifices, 
aime  en  secret  le  prétendu  de  sa  sœur.  Un  oncle  leur  a  laissé  par  tes- 
tament à  chacune  50,000  francs.  11  faut  de  l'argent  au  père  pour  conti- 
nuer ses  expériences  qui  seront  demain  la  fortune  :  ses  amis  l'ont  re- 
fusé; il  s'adresse  à  l'aînée  de  ses  filles  et  lui  demande  ses  50,000  francs; 
elle  aussi  refuse,  car  ces  50,000  francs  c'est  le  moyen  d'assurer  le  pain 
de  la  vieillesse  de  son  père  qu'elle  sait  ruiné.  Celui-ci  prie,  s'em- 
porte, frappe  ;  rien  n'y  fait.  Dès  lors  son  parti  est  pris.  Avec  quelques 
sous  d'arsenic  il  empoisonne  celle  de  ses  filles  qui  allait  se  marier 
et  la  tue;  puis  il  accuse  la  sœur  aînée  de  l'empoisonnement.  De  cette 
façon  il  héritera  de  ses  deux  filles,  il  aura  leurs  100,000  francs  à  lui 
seul  pour  continuer  ses  expériences.  Tout  lui  réussit  é^'^alement,  poison 
et  dénonciation.  Sa  fille,  innocente,  est  condamnée  à  mort,  et  si,  dans 
une  conversation  suprême,  elle  découvre  que  son  père  est  l'assassin  de 
sa  sœur  et  l'auteur  de  sa  propre  mort,  ce  n'est  pas  elle  qui  le  dénon- 
cera. La  veille  du  jour  oi^i  l'on  doit  trancher  la  tête  de  la  malheureuse, 
le  père  va  passer  sa  soirée  aux  Cloches  de  Corneville.  C'est  en  prenant  sa 
tasse  de  café  sur  le  boulevard  qu'il  lit  bientôt,  non  sans  satisfaction, 
les  détails  de  l'exécution  et  s'assure  qu'il  n'a  désormais  aucune  révé- 
lation à   redouter.  Rien  ne  lui  gâterait  cette  journée  heureuse,  s'il 


Il2!l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

n'avait  la  tête  un  peu  lourde,  et  si,  le  soir,  en  rentrant  chez  lui,  il  n'é- 
tait surpris  par  une  grosse  averse  qui  le  trempe  jusqu'aux  os.  Un  muni- 
cipal lui  apprend  le  lendemain,  par  un  pli  cacheté,  que  le  secours  qu'il 
a  sollicité  du  ministère  en  faveur  de  son  invention  ne  lui  est  pas 
accordé.  Mais  qu'importe!  Le  voilà  bien  tranquille  maintenant  jusqu'à 
la  fin  des  100,000  francs.  Voilà  certes  un  inventeur  bien  possédé  par 
son  idée  fixe. 

L'autre  roman  est  l'histoire  de  deux  sœurs,  toutes  deux  employées 
dans  un  atelier  de  brocheuses,  et  dont  la  famille  demeure  quelque  part 
vers  le  prolongement  de  la  rue  de  Sèvres.  L'une,  l'aînée,  a  jeté  depuis 
longtemps  son  bonnet  par-dessus  les  moulins.  C'est  une  fille  qui  ne 
sait  que  suivre  son  plaisir  et  n'est  point  capable  de  faire  fortune,  même 
dans  le  vice.  Elle  est  née  pour  être  exploitée  par  les  hommes  plus  que 
pour  les  exploiter.  C'est  à  l'hôpital  qu'elle  finira  ;  elle  suit  la  grande 
route  qui  y  mène.  Sa  jeune  sœur,  témoin  depuis  l'enfance  de  ses 
désordres,  de  ses  brouilles,  de  ses  raccommodemens  méprisables,  de 
ses  désespoirs,  y  a  pris  l'horreur  de  la  débauche;  elle  est  sage  par  bon 
sens  et  par  tranquillité  de  tempérament  bien  plutôt  que  par  principes  et 
par  vertu.  Elle  rencontre  un  ouvrier  paisible,  de  mœurs  honnêtes,  d'une 
intelligence  médiocre,  d'une  force  physique  moyenne,  qui  gagne  des 
journées  passables;  elle  suppute  tout  cela,  elle  discute  le  pour  et  le 
contre  d'un  établissement  avec  lui.  Un  moment,  ils  sont  tout  près  d'être 
amoureux  l'un  de  l'autre  ;  mais  l'étincelle  ne  jaillit  pas  :  leur  petit  ro- 
man sentimental  se  dénoue  languissamment  comme  il  avait  commencé. 
Le  jeune  homme  trouve  un  parti  plus  avantageux,  elle  f^it  de  son  côté 
une  rencontre  plus  profitable.  Ils  se  disent  adieu  dans  une  dernière  poi- 
gnée de  mains,  tandis  que  la  sœur  aînée,  après  avoir  un  moment  es- 
sayé de  forcer  sa  nature  en  cherchant  auprès  d'un  homme  du  monde 
et  d'un  artiste  les  bénéfices  et  les  élégances  du  vice  entretenu,  se  lasse 
des  contraintes  qu'il  lui  faut  s'imposer  dans  une  vie  sociale  plus  rele- 
vée, revient  aux  amans  de  sa  classe  et  retourne  avec  joie  au  ruisseau 
qui,  bien  décidément,  est  sa  vraie  pairie. 

J'ai  raconté  sans  commentaires.  Et  maintenant  il  me  seuible  que  le 
problème  dont  nous  poursuivons  l'examen  est  fort  avancé  et  approche 
de  la  solution.  Nous  pouvons  voir  ce  que  c'est  que  le  naturalisme;  c'est- 
à-dire  quels  sont,  dans  l'infinie  variété  des  «  docuraens  humains,  »  ceux 
qu'il  recherche  et  de  quelle  façon  il  s'applique  à  les  mettre  en  œuvre.  Il 
n'est  point  exact,  ainsi  qu'il  le  prétend,  qu'il  ail  le  premier  essayé  de 
se  mettre  en  face  de  l'humanité  réelle  et  vivante;  mais  ce  qui  est  exact, 
et  il  convient  de  lui  accorder  cette  originalité,  c'est  qu'il  a  sa  psycholo- 
gie et  son  observation  particulières,  qu'il  voit  la  vie  contemporaine  et 
s'efforce  de  la  représenter  à  sa  manière,  avec  un  parti  pris,  brutal  si 
l'on  veut,  mais  décidé. 
Deux  traits  caractérisent  proprement  la  littérature  naturaliite.  D'un 


l'esthétique  naturaliste.  a 25 

côté,  elle  s'attache  surtout  à  la  peinture  du  vice,  à  la  laideur  morale,  à 
la  maladie  répugnante  à  voir  du  corps  ou  de  l'âme;  de  l'autre,  elle  em- 
prunte de  préférence  les  sujets  de  ses  peintures  aux  classes  inférieures 
de  la  société. 

De  la  peinture  du  vice ,  j'ai  peu  de  chose  à  dire.  Le  vice  et  le  crime 
ont  toujours  été,  hélas!  des  élémens  de  la  réalité;  ils  sont  par  consé- 
quent des  élémens  de  l'art.  On  peut  défier  les  naturalistes  eux-mêmes 
de  jamais  produire  des  monstres  plus  horribles,  plus  abominables  qu'une 
Agrippine,  un  Néron,  une  Athalie,  une  lady  Macbeth  ou  un  Richard  III. 
Leur  originalité  a  été  de  mêler,  dans  la  peinture  de  ces  monstres,  la 
physiologie  à  la  psychologie,  ou  plutôt  de  supprimer  la  psychologie  au 
profit  de  la  physiologie.  La  littérature  s'était  appliquée  jusqu'ici  à  mon- 
trer les  ravages  de  la  passion  et  les  désordres  s'accomplissant  dans  la 
conscience,  les  luttes  du  moi  intérieur,  les  tentations,  les  faiblesses,  les 
entraînemens  et  les  remords;  on  nous  étale  aujourd'hui  les  troubles  et 
les  révoltes  des  sens,  on  nous  montre  la  domination  tyrannique  des 
tempéramens,  l'humanité  esclave  de  la  chair.  Jadis  on  nous  faisait  voir 
des  criminels,  on  nous  fait  voir  aujourd'hui  des  malades,  et  le  roman 
est  devenu  une  clinique  d'hôpital.  Ce  n'est  pas  le  moment  d'examiner 
la  grande  question  philosophique  de  l'esprit  et  de  la  matière  ni  celle 
de  la  liberté  et  de  la  responsabilité  humaines;  redoutables  problèmes 
qui  ne  sont  pas  faits  pour  être  tranchés  en  quelques  lignes.  Mais  à  sup- 
poser même  qu'en  effet  l'homme  ne  soit  rien  qu'un  animal,  et  que  nos 
sentimens ,  nos  désirs ,  nos  pensées  mêmes  et  nos  convictions  soient 
uniquement  les  résultats  nécessaires  du  jeu  de  nos  organes,  de  notre 
constitution,  je  répondrai  que  la  physiologie  doit  être  laissée  aux  phy- 
siologistes; méfions-nous  de  la  physiologie  littéraire  autant  que  de  la 
musique  d'amateurs.  Un  écrivain  n'est  pas  devenu  un  savant  pour  s'être 
barbouillé  de  quelques  livres  de  médecine  qu'il  a  compris  par  à  peu 
près  et  dont  il  a  retenu  quelques  termes  baroques  qu'il  place  ensuite, 
au  hasard  le  plus  souvent.  Il  n'a  ni  compétence  pour  parler  physiologie, 
ni  qualité  pour  le  faire;  et  je  voudrais  voir,  je  l'avoue,  quelqu'un  de 
nos  médecins  illustres,  ayant  du  goût  et  sachant  écrire,  —  c'est  le  cas 
de  plus  d'un,  —  se  donnant  un  de  ces  jours  la  peine  d'examiner  et  de 
réduire  à  sa  valeur  vraie  la  soi-disant  physiologie  des  matérialistes,  ar- 
rachant à  ces  prétendus  savans  la  robe  de  docteur  dont  ils  s'affublent 
pour  imposer  à  une  galerie  ignorante.  Quel  déchet  ce  jour-là  dans  la 
théorie  des  tempéramens,  dans  les  «  innéités,  »  dans  les  «  élections  du 
père  ou  de  la  mère,  »  dans  les  «  hérédités  en  retour,  »  dans  les  a  mé- 
langes-fusion, »  dans  les  «  mélanges-équilibre,  et  dans  les  «mélanges- 
dissémination  »  sans  parler  de  tout  le  reste,  et  que  je  sais  de  gens  qui 
riraient  de  bon  cœur,  et  d'autres  qui  ne  riraient  pas!  Mais  ce  n'est  pas 
aux  critiques  littéraires  à  faire  cette  besogne. 
Ce  qu'ils  ont  à  dire  le  voici.  Que  l'homme  ait  une  âme  ou  non,  qu'il 


526  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

soit  libre  ou  non,  il  a  en  tout  cas  l'illusion  de  l'âme  et  l'illusion  de  la 
liberté.  Que  ses  passions  soient  ou  non  les  conséquences  de  son  tempé- 
rament, il  éprouve  des  passions,  il  leur  cède  ou  leur  résiste.  La  pein- 
ture de  ces  mouvemens  intérieurs,  leurs  effets,  les  rencontres  comiques 
ou  terribles  des  caractères,  des  intérêts,  des  passions,  voilà  le  vrai  do- 
maine du  romanci'  r  comme  de  raut<iur  dramatique.  Que  m'importe  à 
moi,  spectateur,  que  Phèdre  soit  atteinte  ou  non  d'une  maladit;  hysté- 
rique? G'estl'affaire  du  médecin  chargé  de  sa  santé.  Ce  qui  me  préoccupe 
moi,  c'est  de  savoir  quels  effets  vont  sortir  de  son  amour  furieux,  quels 
ravages  cet  amour  exercera  sur  sa  conscience,  et  si  l'innocent  Hippo- 
lyte  périra.  Que  m'importe  à  moi  lecteur  de  savoir  si  Claude  Frollo 
est  fou  ou  non,  si  son  vœu  imprudent  de  chasteté  a  amené  peu  à  peu 
à  l'état  d'idée  fixe  chez  lui,  jusqu'à  obstruer  son  cerveau,  l'obsession  de 
la  luxure?  Ce  qui  m'intéresse  c'est  de  savoir  si  la  pauvre  Esmeralda  va 
être  la  victime  de  sa  haine.  L'artiste  n'est  pas  un  savant  qui  recherche 
les  causes;  sa  tâche  à  lui  c'est  de  peindre  les  effets,  de  faire  jaillir  de 
son  œuvre  l'émotion,  douce  ou  terrible,  qui  tour  à  tour  nous  prend  en 
face  de  la  vie  elle-même,  de  remuer  nos  cœurs,  de  nous  attendrir,  de 
nous  faire  sourire  ou  frémir.  Hé  !  sans  doute  je  sais  bien  que  ce  sont 
des  muscles  et  des  tendons  qui  déterminent  chacun  de  nos  mouvemens  ; 
que  les  corps  se  composent  d'os  et  de  chair,  de  globules  sanguins  qui 
incessamment  vont  et  viennent  portés  par  la  circulation.  Mais  que  me 
font  ces  os,  ces  tendons,  ces  muscles  et  ces  globules  quand  je  regarde 
l'École  d'Athènes,  les  Noces  de  Cana,  ou  VEnlrèe  des  croisés  à  Constan- 
tinople.  Sont-ce  leurs  attaches  et  leurs  mouvemens  que  j'y  viens  étudier; 
ou  bien  est-ce  une  impression  de  beauté  et  d'harmonie,  ou  la  repré- 
sentation puissante  de  quelque  grand  drame  de  l'histoire  qu3  je  suis 
venu  demander  à  l'œuvre  d'art  et  que  je  lui  suis  reconnaissant  de  m'a- 
vair  donnée? 

Je  ne  reproche  pas  aux  naturalistes  de  nous  peindre  le  vice;  mais  je 
leur  reproche  de  ntj  guère  nous  montrer  sous  ce  nom  que  la  maladie 
physique.  Ce  que  je  leur  reproche  ensuite,  c'est  de  ne  voir  guère  dans 
la  réalité  que  le  vice.'  J'accorde  qu'il  existe,  qu'il  tient  même  dans  l'hu- 
manité une  large  place.  Mais  est-il  donc  vrai  qu'il  tienne  toute  la  place? 
Le  romantisme  avait  peut-être  peint  les  hommes  et  les  femmes  plus 
beaux  qu'ils  ne  le  sont.  Est-ce  une  raison,  quand  on  se  donne  comme 
programme  l'étude  fidèle  de  la  réalité,  de  passer  à  l'autre  extrême,  et  de 
les  peindre  plus  laids  que  nature  ?  Noire  société  française,  notre  so- 
ciété parisienne  même,  —  la  seule  que  nos  naturalistes  semblent  con- 
naître d'ailleurs,  —  n'est  pas  sans  doute  une  perfection  idéale,  ni  même 
relative.  Elle  n'est  pourtant  pas  aussi  pourrie  qu'on  nous  le  dit.  Nous  y 
connaissons  tous,  sans  nous  compter,  bon  nombre  d'honnêtes  gens.  Il 
s'y  accomplit  tous  les  jours  des  actes  de  dévoùment  et  d'héroïsme.  On 
en  pourrait  trouver  la  preuve  jusque  dans  les  faits  divers  de  la  troisième 


l'esthétique  naturaliste.  427 

page  des  journaux,  qui  n'ont  pas  cependant  pour  mandat  de  rapporter 
surtout  les  belles  actions.  Pourquoi  ne  pas  voir  le  bien  comme  on  voit 
le  mal?  Pourquoi  se  boucher  volontairement,  en  face  de  la  réalit-^,  un 
des  deux  yeux,  celui  qui  apercevrait  la  vertu  à  côté  du  vice?  Je  ne  sais 
quel  plaisir  on  peut  trouver  à  représenter  comme  si  profondément  dé- 
gradée une  humanité  à  laquelle,  quoi  que  l'on  fase,on  appartient,  et 
une  société  où  l'on  vit  volontairement.  Il  n'est  pas  jusqu'à  leurs  mons- 
tres, j'allais  dire  leurs  héros,  que  ces  messieurs  ne  peignent  plus  noirs 
qu'ils  ne  sont.  Je  ne  sais  si  l'on  a  jamais  vu  une  femme,  même  arrivée 
à  cette  crise  redoutable  de  la  quarantième  année,  tombant  tout  d'un 
coup,  sans  transition,  sans  explication,  sans  cause,  après  une  vie  hon- 
nête et  régulière,  à  une  aussi  lamentable  dégradation  que  celle  dont 
l'un  d'eux  nous  a  dit  l'histoire.  Je  ne  crois  pas  que  l'on  ait  jamais  va  un 
père,  même  possédé  de  l'idée  fixe  de  diriger  les  ballons,  imaginant 
une  combinaison  aussi  méchante  et  compliquée  que  celle  que  nous 
avons  vue  ailleurs  pour  se  débarrasser  de  ses  filles  et  hériter  d'elles.. 
J'imagine  qu'on  aurait  quelque  peine  à  nous  montrer  le  «  document 
humain  »  dont  on  s'est  servi  en  ces  occasions.  Les  dramaturges  roman- 
tiques h  l'imagination  sombre  et  dont  on  se  moque,  n'ont  jamais  rien 
inventé  de  plus  horrible.  Quand  on  a  la  prétention  de  «  faire  vrai,  »  il 
ne  faudrait  charger  personne,  pas  même  les  scélérats. 

Si  les  romyns  naturalistes  étaient  l'exacte  peinture  de  la  société  fran- 
çaise, en  vérité  il  serait  bien  inutile  d'essayer  de  sauver  cette  société; 
on  n'y  trouverait  pas  les  cinq  justes  qui  eussent  suffi  au  salut  de  So- 
dome.  Elle  tomberait  d'elle-même  en  dissolution,  à  moins  que  le  feu 
du  ciel  ne  se  chargeât  d'en  faire  bonne  et  prompte  justice.  Le  bon  Dieu 
heureusement  a  d'autres  moyens  d'information  que  les  romans  natura- 
listes, et  s'il  les  lit,  ce  dont  il  est  permis  de  douter,  il  sait  ce  qu'ils 
valent.  Mais  on  les  lit  ailleurs  qu'au  ciel,  en  des  endroits  oii  Ion  est 
moins  en  état  de  les  contrôler  et  où  du  reste  on  ne  demande  pas  mieux 
que  de  les  croire  sur  parole.  Il  y  a  sur  la  terre  des  gobe-mouches  qui 
prennent  au  pied  de  la  lettre  tout  ce  qu'il  plaît  à  des  écrivains  français 
d'écrire  sur  la  société  française,  ou  plutôt  contre  elle,  et  il  y  a  de  sa- 
vans  politiques  qui  trouvent  leur  compte  à  entretenir  ces  gobe-mouches 
dans  leur  douce  candeur.  Ils  signalent  à  leur  vertueuse  indignation  ces 
portraits  comme  autant  d'exactes  photographies;  ils  leur  demandent  ce 
qu'il  faut  penser  d'une  société  qui  inspire  de  tels  livres  et  de  celle  qui 
les  admire.  Tout  le  vocabulaire  des  prophètes,  tout  celui  de  l'Apoca- 
lypse est  réédité  et  enrichi  même  pour  qualifier  la  nouvelle  Baliylone. 
J'avoue  que  c'est  une  des  choses  que  je  pardonne  le  moins  aisément  à 
nos  romanciers  nouveaux.  Nous  savons  ici  à  quoi  nous  en  tenir  sur  la 
vérité  générale  de  leurs  portraits,  et  eux-mêmes  au  fond  savent  bien 
qu'ils  n'ont  représenté,  en  les  exagérant,  que  certaines  exceptions  mons- 
trueuses. Mais  ils  ne  doivent  point  espérer  d'être  lus  au  dehors,  où  ils 


428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  goûtés,  assure-t-on,  plus  même  qu'ils  ne  le  sont  chez  nous,  avec 
cette  discrétion  clairvoyante.  Ils  cèdent  plus  que  de  raison  à  cette  ten- 
tation toute  française  de  frapper  fort  quand  on  frappe  sur  les  siens,  et 
de  forcer  la  couleur  de  la  satire.  Peut-être  autrefois  encore  la  manie 
était  excusable  ;  mais  depuis  quelques  années  les  choses  ont  changé. 
L'amour-propre  des  vaincus  a  le  droit  d'être  un  peu  susceptible;  le  seul 
bien  qui  leur  reste,  c'est  leur  réputation  :  elle  ne  saurait  leur  être  trop 
précieuse.  Je  ne  demande  pas  aux  Français  de  ne  plus  médire  de  leur 
pays,  mais  je  crois  qu'il  serait  patriotique  à  eux  de  ne  pas  le  calom- 
nier. 

J'arrive  au  second  caractère  de  l'esthétique  naturaliste,  à  sa  préfé- 
rence marquée  pour  les  personnages  populaires;  il  serait  plus  juste  de 
dire  pour  les  ouvriers  et  ouvrières  de  nos  ateliers  parisiens  :  car  en 
fait  de  peuple  on  ne  nous  a  guère  montré  jusqu'ici  que  cela.  Le  cercle 
d'observation  naturaliste  s'arrête  volontiers  à  l'enceinte  des  fortifica- 
tions; ses  romanciers  n'ont  guère  regardé,  et  le  plus  souvent  ne  parais- 
sent même  pas  soupçonner,  les  millions  d'êtres  qui  au-delà  labourent, 
sèment  et  récoltent,  et  qui  sont  en  réalité  le  vrai  peuple  français,  le 
fond  solide  où  sans  cesse  la  race  se  renouvelle. 

Je  conviens  que  les  classes  populaires  ont  leur  droit  de  cité  tout 
comme  les  autres  dans  la  république  de  l'art.  Je  conviens  encore  qu'on 
ne  leur  a  pas  toujours  fait  leur  juste  place.  Le  drame  et  la  comédie  sont 
partout  :  partout  où  il  y  a  des  hommes  ils  aiment,  ils  sentent,  ils  souf- 
frent. Les  pleurs  d'une  cuisinière  valent  celles  d'une  grande  dame. 
J'accorde  que  les  romanciers  nous  ont  plus  d'une  fois  fatigué^avec  leurs 
marquises  et  leurs  comtesses;  il  en  est  que  la  qualité  entête  tout  sim- 
ples bourgeois  qu'ils  soient  nés,  et  qui,  comme  tel  personnage  de  Mo- 
lière (c  ne  parlent  jamais  que  duc,  prince  ou  princesse.  »  Ce  n'est 
pourtant  pas  une  raison,  ici  non  plus,  d'aller  à  l'excès  contraire  et  de  ne 
nous  montrer  désormais  que  des  ruelles  de  faubourg,  des  mansardes  ou 
des  loges  de  portier.  Si  les  drames  humains  se  passent  surtout  dans  la 
conscience,  si  c'est  là  qu'est  le  véritable  intérêt  littéraire,  ces  drames 
sont  particulièrement  attachans  là  où  la  conscience  est  la  plus  complexe 
et  la  plus  développée.  Ce  sont  les  êtres  auxquels  leur  éducation  et  leurs 
loisirs  permettent  le  mieux  de  se  regarder  vivre  et  de  s'analyser  eux- 
mêmes  qui  seront  toujours,  en  thèse  générale,  les  mieux  faits  pour  of- 
frir des  sujets  d'étude  aux  romanciers  comme  aux  auteurs  dramatiques. 
L'un  des  instigateurs  du  mouvement  naturaliste,  M.  Edmond  de  Con- 
court, effrayé  de  la  direction  à  peu  près  exclusive  qu'a  suivie  ce  mou- 
vement, a  fini  tout  dernièrement  par  se  fâcher  presque  rouge,  et  par 
dire  assez  vertement  son  fait  à  la  jeune  école.  Il  l'a  avertie  que  ce  n'était 
pas  tout  l'art  et  toute  l'humanité  que  la  Cité-Dorée,  la  Boule-Noire  ou 
la  rue  de  la  Goulte-d'Or,  qu'il  y  avait  autre  chose  dans  Paris  que  Belle- 
ville  ou  le  quartier  Mouffetard,  et  que  le  roman  contemporain  n'aurait 


l'esthétique  naturaliste.  429 

vraiment  donné  sa  mesure  que  lorsqu'il  aurait  su  représenter  une  Pa- 
risienne de  nos  jours  avec  toute  l'élégance  de  sa  vie  et  toute  la  délica- 
tesse de  ses  sensations.  M.  Edmond  de  Goncourt  s'est  même  du  coup 
frappé  quelque  peu  la  poitrine  :  il  est  convenu  que  si  son  frère  et  lui 
avaient  donné  le  mauvais  exemple  qu'on  avait  trop  suivi  et  commencé 
par  écrire  Germinie  Lacerteux,  c'est  qu'ils  avaient  succombé  à  la  tenta- 
tion de  traiter  d'abord  les  «  sujets  faciles.  » 

«  Sujets  faciles  »  est  bien  dit.  Il  ne  faut  pas  en  effet  un  bien  grand  ef- 
fort ni  même  un  travail  bien  long  pour  découvrir  quelque  chose  d'inédit 
sinon  de  nouveau  dans  les  rayons  de  la  grande  ruche  ouvrière  pari- 
sienne, et  se  figurer  que  l'on  enrichit  son  siècle  de  précieux  «  documens 
humains.  »  Depuis  l'Assommoir  de  M.  Zola,  les  lavoirs  de  Paris  n'ont 
plus  de  mystères,  la  profession  de  zingueur  et  celle  de  soudeur  en  mé- 
taux n'ont  plus  de  secrets,  comme  depuis  le  Ventre  de  Paris  l'arrière- 
boutique  du  charcutier  où  l'on  fait  le  boudin,  et  le  sous-sol  du  coin  des 
Halles  où  l'on  plume  la  volaille,  n'en  avaient  plus.  Nous  voici  mainte- 
nant initiés  à  tout  ce  qui  passe  dans  un  atelier  de  brocheuses.  On  peut 
continuer  quelque  temps  encore  avant  d'avoir  épuisé  la  série  des  corps 
de  métiers.  Attendons  de  précieuses  révélations,  qui  ne  sauraient  man- 
quer de  venir,  sur  la  tannerie,  la  corroirie,  les  égouts  et  les  abattoirs. 
Quand  on  nous  aura,  par  le  menu,  fait  connaître  la  fabrication  de  tous 
les  articles  de  Paris,  quand  on  aura  passé  en  revue  tous  les  travailleurs 
du  jour  et  de  la  nuit,  il  faudra  cependant  trouver  autre  chose  en  fait 
de  «  documens  humains,  »  à  moins  qu'on  n'aime  mieux  se  redire.  Nos 
romans  modernes  forment  ainsi  comme  une  rallonge  au  livre  de 
M.  Maxime  Du  Camp  sur  Paris  et  ses  organes.  On  pourra  extraire  de 
chacun  des  détails  précis  sur  l'exercice  des  professions.  Ils  pourront 
servir  à  composer  quelque  Dictionnaire  de  la  conversation, une  nouvelle 
collection  de  «  manuels  Roret,»  à  moins  que  précisément  ils  n'aient  com- 
mencé par  sortir  de  ces  dictionnaires  et  de  ces  manuels. 

Si  je  trouvais  dans  ces  livres  nouveaux  une  profonde  sympathie  pour 
les  humbles  et  les  déshérités  de  notre  société,  je  me  sentirais  disposé  à 
leur  égard  à  une  certaine  indulgence;  mais  je  l'avouerai  franchement, 
j'y  trouve  plus  de  curiosité  que  d'intérêt  véritable.  J'entends  bien  ce 
que  l'on  nous  dit  :  nous  vivons  dans  une  démocratie,  et  la  France  est 
une  république.  Le  souverain  actuel  a  nom  :  sa  majesté  le  suffrage  uni- 
versel, et  le  suffrage  universel  est  peuple  surtout;  c'est  donc  du  peuple 
surtout  que  doit  s'occuper  une  littérature  démocratique.  Ah!  le  beau 
mot  et  qu'il  fait  bien  dans  un  programme!  Mais  hélas!  nous  avons  été 
si  souvent  payés  de  mots  que  nous  nous  défions  aujourd'hui  de  cette 
monnaie;  avant  de  l'accepter  pour  bon  argent,  nous  demandons  à  l'es- 
sayer d'abord.  Quoi  vraiment,  messieurs,  vous  êtes  des  démocrates  et 
des  amis  du  peuple!  En  vérité,  à  vous  lire,  on  ne  s'en  douterait  pas. 
Le  vrai  peuple  de  Paris  seulement,  avec  ses  enthousiasmes,  irréfléchis 


A 30  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mais  généreux,  sa  soif  de  justice,  sa  charité  simple  et  touchante,  sa 
vaillance  à  la  besogne  si  rude  qu'elle  soit,  ses  vertus  de  famille  solides, 
malgré  bien  des  irrégularités  d'état  civil  et  jusqu'en  ces  irrégularités, 
nous  l'avez-vous  jamais  montré?  Votre  peuple  à  vous,  c'est  une  bête 
tour  à  tour  brute  ou  féroce,  proie  livrée  d'avance  à  toutes  les  convoitises, 
à  toutes  les  contagions,  à  tous  les  vices.  Si  votre  peuple  était  le  vrai 
peuple,  il  n'y  aurait  plus  qu'à  quadrupler  le  nombre  des  hôpitaux  et  à 
décupler  celui  des  sergens  de  ville.  Une  seule  chose  le  pourrait  con- 
soler :  c'est  que  le  reste  de  la  société,  quand  vous  y  touchez,  ne  paraît 
pas  valoir  mieux  que  lui. 

Non,  ce  n'est  pas  le  vrai  peuple  que  l'on  peint;  ce  n'est  pas  davantage 
pour  lui  que  l'on  écrit.  On  n'est  pas  ému  de  ses  misères  et  désireux  d'y 
porter  remède.  On  n'a  point  été  conduit  par  une  pensée  philanthropique 
et  populaire.  Ce  n'est  pas  au  peuple  que  s'adressent  les  livres  où  il  est  en 
scène.  Ils  sont  faits  au  contraire  pour  un  public  appartenant  à  ces  classes 
que  l'on  appelle  les  cla^^ses  supérieures,  qui  s'intitulent  elles-mêmes  les 
classes  dirigeantes.  Pour  piquer  leur  curiosité  blasée,  on  leur  offre  un 
nouveau  ragoût.  Les  belles  dames  du  xvnr  siècle,  lasses  de  la  poudre 
et  des  paniers,  trouvaient  une  distraction  à  se  déguiser  en  bergères: 
Florian  leur  arrangeait  des  idylles  enrubannées.  On  promenait  à  Trianon 
des  agneaux  bien  lavés;  la  cour  y  allait  boire  du  lait  en  grande  pompe. 
La  mode  est  inverse  aujourd'hui,  mais  non  pas  différente  :  les  ennuyés 
et  les  raffinés  ont  besoin  de  quelque  régal  étrange  pour  réveiller  leur 
appétit  languissant.  Voici  le  piment  attendu.  On  leur  montre  des  filles 
de  trottoir,  des  mauvais  lieux,  des  ouvriers  ignobles  et  des  souteneurs. 
On  fait  danser  devant  eux  des  ilotes  ivres,  on  les  mène  voir  des  des- 
centes de  la  Courtille.  Pour  que  rien  ne  manque  au  spectacle,  l'argot  dans 
ce  qu'il  a  de  plus  sot,  de  plus  abject  même,  est  mis  de  la  partie.  On 
s'ingénie  à  recueillir,  non-seulement  les  vulgarités,  mais  les  indécences 
qui  peuvent  tomber  des  bouches  déchues  et  dcgradéi  s.  C'est  un  spec- 
tacle comme  un  autre,  comme  celui  de  ces  arènes  de  barrière  où  cer- 
taine belle  soci'Hé  allait  voir  il  y  a  quelques  années  un  buU  cassant  les 
reins  h  des  douzaines  de  rats.  Le  spectacle  est  nouveau,  il  émoustille, 
il  plaît.  On  est  ravi  et  l'on  bat  des  mains  :  voilà  l'une  des  causes,  et  non 
la  moins  puissante,  de  ce  succès  dont  on  est  si  fier,  de  ces  éditions 
innombrables  que  l'on  fait  sonner  si  haut. 

Il  faut  conclure,  et  la  chose  n'est  pas  malaisée.  Le  naturalisme,  au 
point  de  vue  de  la  doctrine  littéraire,  a  inventé  peu  de  chose.  Il  y  a 
deux  cents  ans  passés  que  Boileau,  l'homme  qui  certes  prétendit  le 
moins  à  l'honneur  d'avoir  inventé  quoi  que  ce  soit,  disait  en  son  Arî 
içoètiquc  aux  auteurs  comiques  ses  contemporains: 

Que  la  nature  donc  soit  votre  étude  unique. 

Au  point  de  vue  du  fait,  il  en  est  un  peu  différemment.  Parmi  les 


l'esthétique  naturaliste.  A31 

phénomènes  de  la  nature,  parmi  les  «  documens  humains,  »  le  natura- 
lisme a  opéré,  comme  l'on  dit  aujourd'hui  volontiers,  sa  «  sélection  »  à 
lui,  et  c'est  cette  sélection  que  nous  demandons  la  permission  de  ne 
pas  admirer  sans  réserve.  Nous  lui  reprochons  d'avoir  systématiquement 
exclu  toute  une  partie  de  la  réalité,  et  la  plus  noble,  la  plus  intéres- 
sante, celle  qui  enferme  le  plus  de  vérité  humaine  et  générale.  Ayant 
le  choix,  il  a  eu  la  main  assez  malheureuse  pour  préférer  la  part  de 
Marthe  et  délaisser  celle  de  Marie. 

Même  à  cet  égard,  la  moins  justifiée  de  ses  prétentions,  c'est  de  se 
présenter  à  nous  comme  une  école  nouvelle.  Il  n'est  pas  un  point  de 
départ,  il  est  un  point  d'arrivée.  Ce  n'est  pas  une  évolution  qui  com- 
mence :  il  nous  montre  au  contraire  le  dernier  terme  d'une  évolution 
qui  finit.  Il  se  trompe  singulièrement  sur  lui-mê;ne  quand  il  se  croit 
l'avènement  de  la  méthode  scientifique  dans  la  littérature  ;  il  se  trompe 
quand  ii  se  croit  jeune;  il  a  tout  au  contraire  et  les  impuissances  et  les 
raffinemens  de  la  vieillesse.  Son  précurseur  ce  n'est  pas,  comme  il  le 
dit,  Balzac.  Qu'il  laisse  en  paix  cette  grjnde  mémoire.  C'est  M.  Flaubert, 
c'est  Ernest  Feydeau,  ce  sont  MM.  de  Concourt,  c'est  M.  Alexandre  Dumas 
fils,  qui  lui  ont  ouvert  la  voie  où  il  marche.  C'est  de  ces  maîtres  qu'il 
a  reçu  son  impulsion;  c'est  d'eux  qu'il  tient  ses  curiosités  et  ses  mé- 
thodes d'observation.  Au  début  il  s'est  appelé,  il  y  a  vingt-cinq  ans,  le 
réalisme;  il  aime  mieux  s'appeler  aujourd'hui  d'un  nom  nouveau.  Il  n'a 
changé  ni  d'humeur,  ni  de  tempérament  en  changeant  d'état  civil.  Il  a 
beau  se  dire  et  se  croire  peut-être  républicain,  il  est,  à  prononcer  le  vrai 
mot,  la  littérature  du  second  empire  qui  survit  à  Sedan  et  achève  son 
mouvement  logique  et  fatal.  Il  en  est  aujourd'hui  à  sa  dernière  incar- 
nation; je  ne  vois  vraiment  pas  comment  il  s'y  pourrait  prendre  pour  se 
transformer  encore,  aller  plus  loin  qu'il  n'est  allé  et  trouver  désormais 
le  moyen  de  nous  étonner.  Il  n'est  pas  d'avatars  qui  n'aient  un  terme, 
et  je  crois  que  si  quelque  chose  est  proche,  c'est  une  réaction. 

Aussi  ai-je  entendu  sans  grande  émotion  la  sommation  hautaine  qui 
nous  a  été  récemment  adressée  :  «  La  république  sera  naturaliste  ou 
elle  ne  sera  pas.  »  Non,  le  naturalisme  n'est  point  le  jeune  officier  d'a- 
venir destiné  à  être  bientôt  général.  Il  ne  fera  pas  de  18  brumaire; 
il  ne  gagnera  point  de  bataille  d'Austerlitz.  J'ai  peu  de  goût  pour  les 
prophéties,  et  cependant  je  formulerais  volontiers  celle-ci  :  «  La  répu- 
blique sera  autre  chose  que  naturaliste  ou  elle  ne  sera  pas.  »  Ce  n'est 
pas  du  fond  d'où  est  sortie  la  Marseillaise  qu'est  sorti  le  naturalisme. 
Quand  je  regarde  les  paysans  de  Millet,  de  M.  Jules  Breton  ou  de 
M.  Bastien  Lepage,  les  statues  de  M.  Antonin  Mercié  ou  de  M.  Dela- 
planche,  je  sens  qu'il  y  a  là  une  façon  saine  et  robuste  de  regarder  la 
nature;  il  me  semble  pressentir  là  comme  un  art  nouveau,  plein  d'es- 
pérances et  de  promesses,  original  sans  renier  les  traditions,  déjà  grand 
et  qui  doit  grandir  encore;   celui-là  fortifie  les  cœurs  et  les  intelli- 


!lZ2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

gences.  Rien  de  semblable  ne  m'apparaît  dans  les  œuvres  littéraires  de 
l'école  naturaliste.  Elle  trouble,  inquiète,  irrite  tour  à  tour;  elle  ne 
connaît  ni  la  paix  ni  la  sérénité  :  elle  peint  des  malades,  elle  est  une 
malade  elle-même.  Elle  est  l'incarnation  d'une  époque  tourmentée  et 
fiévreuse;  elle  a  la  fièvre  et  s'applique  à  nous  la  donner  à  tous.  Hélas!  de- 
puis vingt-cinq  an-,  nos  nerfs  n'ont  été  que  trop  agités,  nos  consciences 
aujourd'hui  ne  sont  que  trop  ébranlées.  Ce  que  demande  notre  société, 
c'est  le  calme;  ce  dont  elle  a  besoin,  c'est  la  santé.  Les  écrivains  utiles 
à  la  France,  ceux  aussi  qui  prendront  sur  elle  un  durable  empire,  ceux 
qui  l'aideront  à  se  relever  et  auront  place  dans  sa  reconnaissance,  ce 
sont  les  écrivains  qui  lui  referont  une  âme  virile.  Ceux-là  ne  lui  vien- 
dront pas  de  l'école  naturaliste.  Ils  seront  des  naturalistes  au  sens  vrai 
du  mot,  des  observateurs  de  la  réalité,  mais  occupés  d'autre  chose  que 
de  décrire  les  verrues  des  visages  ou  d'observer  complaisamment  de 
vilains  cas  pathologiques.  La  république  n'a  pas  de  raison  d'être,  si  elle 
n'est  pas  le  gouvernement  où  les  âmes  sont  le  plus  vraiment  fières  et 
libres  :  une  démocratie  qui  n'aurait  pas  la  passion  de  la  beauté  et  de 
la  grandeur  morale  serait  la  plus  honteuse  déchéance  de  l'humanité. 
Les  artistes  de  la  démocratie  athénienne,  celle  qui  est  restée  la  gloire 
du  monde,  s'appelaient  Ictinus,  Phidias,  Myron,  Scopas,  Praxitèle;  ses 
poètes  s'appelaient  Sophocle,  Euripide,  Ménandre;  ses  orateurs  Périclès 
et  Démosthène  :  ils  auraient  désavoué  les  naturalistes,  et  les  naturalistes 
le  leur  rendent. 

Attendons  et  laissons  passer  le  sabbat.  Le  naturalisme  a  un  ennemi 
plus  redoutable  que  ses  adversaires,  à  savoir  lui-même.  Quand  il  aura 
péri  sous  ses  propres  excès  et  n'appartiendra  plus  qu'à  l'histoire,  les 
critiques  feront  alors  du  récit  de  sa  grandeur  et  de  sa  décadence  un 
curieux  chapitre  des  livres  que  lira  le  xx"  siècle.  Ils  montreront  pour 
quelles  raisons  la  mode  l'a  tour  à  tour  subi,  acclamé,  puis  abandonné. 
Ils  auront  quelque  peine  peut-êLre  à  faire  comprendre  à  leurs  lecteurs 
et  les  colères  et  les  enthousiasmes  qu'il  a  soulevés,  Ils  diront  qu'avec  tous 
ses  défauts  il  a  cependant  rendu  quelque  service  aux  lettres  françaises, 
qu'il  a  achevé  la  ruine  de  certaines  conventions  déjà  fort  ébranlées,  qu'il 
a  déblayé  le  terrain  pour  d'autres  qui  sont  venus  après  et  préparé  la  voie  à 
un  art  plus  libre.  Peut-être  y  aura-t-il  alors  encore,  après  le  désastre  du 
système  littéraire,  un  écrivain  que  le  grand  naufrage  n'aura  point  em- 
porté, auquel  les  amis  de  la  littérature,  presque  également  attirés  et 
repoussés  par  lui,  feront  une  place  dans  leurs  bibliothèques.  On  conti- 
nuera cependant  de  le  lire,  non  à  cause  de  ses  théories,  mais  en  dépit 
d'elles,  pour  la  vigueur  de  ses  peintures,  pour  la  puissance  de  ses  con- 
ceptions, pour  la  façon  magistrale  dont  il  a  souvent  manié  la  langue 
française.  C'est  la  grâce  que  je  lui  souhaite,  et  malheureusement  la 
seule  que  je  puisse  lui  souhaiter. 

Charles  Bigot. 


REVUE  LITTÉRAIRE 


Théâtre  complet  de  M.  Eugène  Labiche,  première  série.  iO  vol.  iu-18. 
Paris  1879,  Calmann  Lévy. 

Voici  un  phénomène  singulier  :  trente  ou  quarante  années  durant, 
sur  des  scènes  réputées  à  bon  droit  s3Condaires,  ou  même  inférieures, 
un  auteur  dramatique  a  produit  des  pièces  applaudies;  ses  inventions 
ont  fait  fortune,  ses  mots  ont  fait  proverbe,  son  genre  a  presque  fait 
école,  et  ton  amusant  répertoire  a  défrayé  déjà  la  gaiié  de  plusieurs 
génératioas  ;  en  effet,  il  est  passé  maître  dans  l'art  de  provoquer  le  gros 
rire,  le  fou  rire,  ce  rire  qui  se  prend  à  tout  dès  qu'il  est  une  fois  lancé, 
qui  n'instruit  sans  doute,  ni  n'amène  la  réflexion  à  sa  suite,  ni  n'égaie 
peut-être,  au  vrai  sens  du  mot,  mais  au  moins  qui  dilate,  et  pour 
employer  la  seule  langue  ici  qui  convienne,  ce  rire  qui  «  désopilerait 
la  rate  »  même  de  Timon  d'Athènes  ou  de  l'homme  aux  rubans  verts, 
grands  misanthropes,  comme  on  sait,  et  forcenés  atrabilaires.  Là-dessus, 
un  beau  jour,  notre  auteur,  cédant  aux  sollicitations  d'un  confrère, 
publie  son  Thcâire  complet,  et  la  critique,  dans  cette  ample  collection 
de  joyeusetés,  tout  à  coup,  découvrant  ce  que  personne  encore  ne  s'était 
avisé  d'y  voir,  proclame  à  son  de  trompe  qu'un  héiitier  de  Molière 
nous  est  né,  que  le  Chapeau  de  paille  d'Italie,  la  Cagnotte,  la  Sensi- 
tive,  le  Voyage  de  M.  Perrichon,  sont  tout  uniment  chefs-d'œuvre 
trop  longtemps  méconnus  d'observation  comique,  satirique,  voire  phi- 
losophique, et  que  décidément  l'auteur  de  Si  jamais  je  te  pince!,. 
manque  à  la  gloire  de  l'Académie  française.  Lui  cependant,  là-bas,  au 
fond  de  sa  Sologne,  tranquille,  et  bien  innocent  du  bruit  que  l'on 
mène  autour  de  son  nom,  modère  habilement  Fentliousiasme  de  ses 
admirateurs.  Il  consent  volontiers  qu'on  l'appelle  «  notre  premier  pro- 
ducteur de  gaz  exhilarant;  »  il  ne  souffre  pas  encore  qu'on  le  compare 
à  Molière.  Et  vraiment,  que  pourrait-il  davantage?  Voudriez-vous  pas 

TOME  XXXV.  —  1879.  28 


434  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

qu'il  eût  empêché  l'Odéon  d'ouvrir  sa  campagne  d'automne  par  le  Voyage 
de  M.  Perrichon  f  Vous  prétendriez  peut-être  qu'il  eût  interdit  au  Palais- 
Royal  de  reprendre  la  Cagnotte,  aux  Nouveautés  de  jouer  les  Trente  mil- 
lions de  Gladiator?  ou  vous  aimeriez  encore  qu'il  eût  signifié  défense  à 
son  heureux  éditeur  de  lui  promettre  par  avance,  dans  les  annonces  de 
librairie,  les  suffrages  académiques  ?  Eh  donc  ? 

Des  amis  qu'il  a  faits  le  rendez-vous  coupable, 
Et  quand  pour  le  pousser  ils  font  de  doux  efforts, 
Prendra-t-il  un  bâton,.. 

pour  les  en  remercier? 

S'étonner  de  ce  tapage,  de  cet  excès  d'admiration  et  de  ce  déborde- 
ment de  louanges,  ce  serait  mal  connaître  notre  temps.  «  Un  auteur  dra- 
matique est  sous  la  sauvegarde  des  sociétés  pour  lesquelles  le  spectacle 
est  un  amusement  ou  une  ressource.  »  Cet  aphorisme  de  Voltaire,  —  à 
moins  qu'il  ne  soit  de  Gondorcet,  —  vous  explique  pourquoi  le  patriarche 
de  Ferney  termina  par  Irène  la  carrière  que  l'élève  du  P.  Porée,  soixante 
années  devant,  avait  commencée  par  Œdipe.  Il  vous  explique  aussi  pour- 
quoi même  les  plus  hostiles  à  la  candidature  académique  de  l'auteur 
d'Edgard  et  sa  Bonne  ou  de  Mon  Isménie  gardent  et  garderont  sans  doute 
jusqu'au  bout  un  silence  prudent.  Tout  ce  qui  touche  au  théâtre,  de  près 
ou  de  loin,  est  comme  engagé  dans  les  lois,  comme  lié  par  les  us  et  cou- 
tumes d'une  sorte  de  a  maçonnerie.  »  Nous  entendons  bien  parler  quel- 
quefois de  rivalités  de  coulisses;  il  est  même  possible,  tant  est  grande 
Thumaine  faiblesse ,  q-u'un  auteur  à  succès  ne  voie  pas  toujours  de 
bon  œil  le  succès  d'un  confrère.  N'importe,  et  contre  l'ennemi  commun, 
dès  qu'on  le  signale  à  l'horizon,  tous  ensemble,  —  auteurs,  directeurs, 
acteurs,  décorateurs,  machinistes,  costumiers,  figurans  et  buralistes, — 
ils  se  joignent,  se  serrent  et  font  cause  commune.  Ne  touchez  pas  à  V As- 
sociation des  artistes  dramatiques  :  c'est  la  Société  des  auteurs  qui  crierait. 
Tel  est  le  secret  de  leur  force  à  tous,  et  de  la  véritable  domination  que 
dans  une  grande  ville  comme  Paris  ils  exercent  sur  le  public.  Ajoutez 
la  faveur  des  cercles  et  des  clubs,  ajoutez  la  complicité  de  cette  bour- 
geoisie qui  remplit  chaque  soir  les  petites  places,  passionnée  pour  le 
spectacle,  curieuse  de  la  pièce,  mais  surtout  curieuse  de  l'auteur, 
curieuse  de  l'acteur,  ce  sera  le  secret  de  cette  grande  popularité  que 
donnent  les  succès  de  théâtre,  et  si  jamais  M.  Labiche  doit  s'asseoir 
dans  -un  fauteuil  académique,  ce  sera,  croyez-le  bien,  le  secret  de  son 
élection. 

J'oubliais  ses  collaborateurs,  qui  se  nomment  légion,  qui  fêteraient  son 
triomphe  comme  ils  feraient  une  centième  et  qui  considéreraient  son 
échec  comme  leur  échec  personnel.  Les  dix  volumes  jusqu'ici  publiés 
du  Théâtre  de  M.  Labiche  contiennent  cinquante-sept  pièces,  soit  en 


REVUE   LITTÉRAIRE.  A^5 

tout  cent  douze  actes  :  il  n'y  en  a  que  quatre,  —  je  dis  quatre  actes,  — 
qui  soient  signés  de  lui  seul,  et  ce  ne  sont  pas  les  meilleurs.  C'est  une 
question  délicate  que  celle  de  la  collaboration,  et  pour  en  parler  doc- 
tement, je  sens  qu'il  faudrait  être  vaudevilliste  soi-même.  Au  moins 
peut-on  se  demander  si  c'est  vraiment  faire  œuvre  littéraire  que  de 
composer  ainsi  sous  une  raison  sociale.  Car  tout  n'est  pas  dit  quand 
on  a  constaté  que  toute  collaboration  est  un  concubitus,  qu'il  y  a  «dans 
tout  conmbitus  un  mâle  et  une  femelle  »  et  que  «  Labiche  est  un  mâle.  » 
Si  j'avais  l'honneur  d'être  académicien,  je  crois  d'abord  que  je  n'écri- 
rais pas  cette  phrase,  et  j'aimerais,  —  puisqu'enfm  parmi  les  col- 
laborateurs de  M.  Labiche  il  en  est  qui  comptent,  M.  Gondinet  par 
exemple,  de  nombreux  et  brillans  succès,  —  j'aimerais  à  savoir  pour 
qui  je  vote,  je  voudrais  être  assuré  que  personne,  après  M.  Labiche, 
n'invoquera  comme  un  titre  le  Plus  heureux  des  trois,  et  qu'aucune 
candidature  à  venir  ne  me  mettra  dans  le  cas  de  répondre  «  que  j'ai 
déjà  nommé  quelqu'un  pour  cela.  »  Humble  spectateur  ou  simple  lec- 
teur, il  me  plairait  encore  assez,  quand  je  goûte  une  bonne  plaisan- 
terie du  Misanthrope  et  l'Auvergr.at,  de  savoir  si  c'est  à  M.  Labiche  ou 
si  c'est  à  M.  Siraudin  que  je  dois  la  reconnaissance  du  rire.  Certes,  si 
tous  les  collaborateurs  de  M.  Labiche  ressemblaient  à  M.  Legouvé,  si 
dans  l'œuvre  commune  ils  imprimaient  tous  fortement,  comme  l'inven- 
teur de  rAn  de  la  lecture,  leur  marque  personnelle,  il  n'y  aurait  pas  lieu 
seulement  de  poser  la  question.  Je  vais  voir  jouer  la  Cigale  chez  les 
fourmis:  il  s'agit  d'une  jeune  fille  à  marier,  d'une  bonne  petite  fillette 
bourgeoise  qu'il  faut  élever  à  la  dignité  d'une  alliance  aristocratique  : 
sait-elle  seulement  se  coiffer?  ou  sait-elle  s'habiller?  et  vingt  autres 
détails  du  même  genre.  Tout  cela  M.  Labiche  a  pu  le  trouver,  mais  ici 
son  collaborateur  lui  fait  remarquer  sagement  ((  qu'il  ne  suffit  pas  qu'une 
femme  soit  bien  coiffée...  bien  habillée  pour  plaire  à  un  honnête  homme, 
et  le  rendre  heureux,  »  il  faut  encore  qu'elle  sache  lire;  voyons  donc 
comme  elle  se  tirera  d'une  lettre  de  M"«  de  Sévigné  par  exemple,  u  Oh! 
oh  !  celui-là  ne  s'attend  pas  du  tout  ;  »  je  reconnais  ici  le  dada  de  l'oncle 
Tobie,  je  veux  dire  la  manie  de  M.  Legouvé.  Lui  seul,  qui  jadis  avait 
trouvé  le  moyen  d'introduire  dans  Adrienne  lecouvreur  une  fable  de  La 
Fontaine,  était  capable  d'interpoler  dans  la  prose  de  M.  Labiche  une 
lettre  de  M™'  de  Sévigné.  Mais  tous  les  collaborateurs  de  M.  Labiche 
n'ont  pas  ainsi,  comme  M.  Legouvé,  un  «(  faire  »  qu'on  reconnaisse  eatre 
mille.  C'est  fâcheux,  parce  qu'il  y  a  de  petits  esprits  que  cette  confusion 
de  paternité  ne  laisse  pas  d'embarrasser  et  de  troubler  dans  leurs  juge- 
mens.  Cela  les  gêne  de  songer  que,  s'ils  relèvent  quelque  part  mie 
plaisanterie  d'un  goût  douteux,  un  couplet  d'une  langue  incertaine, 
M.  Labiche  en  rira  là-bas  et  dans  son  par-dedans  répondra  que  juste- 
ment le  couplet  est  de  M.  Marc  Michel,  par  exemple,  ou  la  plaisanterie 
de  M.  Delacour.  C'est  fâcheux,  parce  que,  si  ces  détails  n'importent  guère 


/i36  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

au  public,  une  Académie  française  n'a  pas  le  droit  d'oublier  «  que  l'on 
n'a  guère  vu  de  chefs-d'œuvre  d'esprit  qui  fussent  l'ouvrage  de  plu- 
sieurs. »  La  leçon  est  de  La  Bruyère.  On  ne  fait  pas  asseoir  une  raison 
sociale  dans  un  fauteuil  académique. 

Prenons  pourtant  ce  théâtre  et  tâchons  de  démêler  ce  qu'il  peut 
bien  avoir  de  mérite  littéraire.  On  loue  beaucoup  dans  les  pièces  de 
M.  Labiche  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  «  le  métier  ».  C'est  un  de 
ces  mots  à  la  mode,  comme  la  critique  en  invente  parfois  pour  sa 
plus  grande  commodité  :  ils  signifient  probablement  quelque  chose, 
mais  on  s'accorde  pour  n'en  pas  trop  approfondir  le  sens,  de  sorte  qu'ils 
répondent  péremptoirement  à  tout.  Celui-ci,  qu'on  salue  poète,  n'aura 
de  sa  vie  fait  entrer  dans  ses  alexandrins  ni  sentiment  ni  pensée  :  mais 
il  fait  si  bien  les  vers,  il  sait  si  bien  son  métier!  Celui-là,  qui  travaille 
dans  le  roman,  s'il  existe  un  art  de  composer  ne  s'en  soucie,  un  art 
d'écrire  l'ignore,  un  art  d'émouvoir  ne  s'en  doute  seulement  pas;  et 
c'est  pourtant  le  même  refrain  banal  :  si  vous  saviez  comme  il  sait  son 
métier!  Je  crains  fort  qu'il  n'en  soit  du  théâtre  comme  du  roman  et 
de  la  poésie.  Du  moins  suis-je  un  peu  surpris,  quand  je  regarde  aux 
vaudevilles  de  M.  Labiche,  de  voir  combien  d'actes  joyeux  mêmes  pro- 
cédés, mêmes  formules,  mêmes  plaisanteries  ont  pu  défrayer,  soutenir 
et  faire  applaudir.  Ainsi,  c'est  une  vieille  observation  qu'il  n'y  arien  au 
théâtre  qui  provoque  "plus  sûrement  le  rire  que  la  méprise  et  le  qui- 
proquo, M.  Labiche  en  a  fait  son  proflt  jusqu'à  l'abus  :  voyez-en  quelques 
exemples.  Deux  camarades  de  pension,  Mistingue  et  Lenglumé,se  croient 
complices,  au  lendemain  d'un  souper  trop  gai,  de  je  ne  sais  quel  crime 
imaginaire,  l'assassinnt  d'un  charbonnier,  si  vous  voulez,  ou  d'une  char- 
bonnière :  simple  méprise,  un  acte,  c'est  l'Affaire  de  la  rue  de  Lourcine. 
Le  docteur  Malingear,  qui  songe  à  marier  sa  fille,  prend  le  confiseur 
Ratinois  pour  un  prince  de  la  raffinerie,  le  confiseur  Ratinois,  qui  songe 
à  marier  son  fils,  prend  de  son  côté  Malingear,  médecin  sans  clientèle, 
pour  un  millionnaire  de  la  chirurgie  :  double  méprise,  deux  actes,  c'est 
la  Poudre  aux  yeux.  La  veuve  Champbaudet  croit  être  aimée  de  M.  Paul 
Tacarel,  architecte;  M  .Garambois  s'imagine  que  M'"''  Champbaudet  n'a 
pas  tort  de  le  croire,  et  M.  Letrinquier  s'imagine  à  son  tour  que  M.  Garam- 
bois a  raison  de  se  l'imaginer  :  triple  méprise,  trois  actes,  c'est  la  Sta- 
tion Champbaudet.  Qui  nombrera  les  quiproquo  du  Chapeau  de  paille 
d'Italie?  Mais  ici,  quand  M.  Labiche  étend  son  sujet  jusqu'aux  dimen- 
sions de  quatre  actes  ou  de  cinq,  il  faut  un  fil  au  moins  qui  tant  bien 
que  mal  rattache  toutes  ces  méprises  ensemble.  Rien  de  plus  difficile 
peut-être  à  trouver  :  je  le  crois,  je  veux  le  croire,  ce  n'est  pas  mon 
métier  que  de  le  savoir,  mais  assurément  rien  de  plus  uniforme.  Vous 
posez  une  demi-douzaine  de  personnages  que  vous  mettez  d'abord  en 
contact  par  des  moyens  plus  ou  moins  ingénieux;  puis,  îous  ensemble, 
d'un  seul  coup,  comme  une  caravane,  vous  les  déplacez,  et  les  voilà 


REVUE    LITTÉRAIRE.  A37 

partis  à  la  recherche  d'un  chapeau,  comme  clans  le  Chapeau  de  paille 
d'Italie;  pour  un  voyage  de  plaisir  à  Paris,  comme  dans  la  Cagnotte; 
pour  la  mer  de  glace,  comme  dans  le  Voyage  de  M.  Perrichon;  pour 
Chamounix  et  les  chutes  de  l'Aar,  comme  dans  le  Prix  Martin.  Il  est 
presque  impossible  qu'un  certain  comique  de  situation  ne  sorte  pas 
de  là.  Vous  avez  eu  soin  d'ailleurs,  dès  le  premier  acte,  de  mettre  sur 
la  figure  de  vos  bonshommes  un  masque  grimaçant  dont  l'expression 
ne  variera  plus  de  toute  la  pièce  et  qui  soulèvera  nécessairement  le 
rire  du  parterre  parce  qu'il  gardera,  jusque  dans  les  situations  les  plus 
diverses,  sa  même  expression  stéréotypée.  La  mobilité  de  l'expressioa 
nuirait  à  l'effet  comique.  C'est  pourquoi,  dans  tant  de  pièces  de  M.  La- 
biche, on  notera  quelque  jeu  de  scène  ou  quelque  phrase  qui  revient 
uniformément  :  c'est  le  Vancouver  de  Mon  Isménie  répétant  :  u  Pincé  I 
je  suis  pincé,  Pinçatus  sum;  »  c'est  le  Krampach  du  Plus  heureux  des 
Trois  fermant  la  bouche  à  sa  femme  Lisbeth  :  «  Tais- toi!  t'as  commis 
une  faute;  »  c'est  le  Clampinais  de  laSensitlve  recommençant  l'histoire 
qu'il  n'achève  jamais  :  «  Je  suis  à  la  disposition  de  la  soci  té. ..Pour  lors 
que  nous  arrivons  à  Milan..;  »  c'est  le  Champbourcy  de  la  Cagnotte; 
c'est  le  Nonancourt  du  Chapeau  de  paille  d'Italie  promenant  son  myrte 
sous  son  bras  et  soulignant  chaque  incident  de  l'inirigue  par  la  phrase 
devenue  quasi  proverbiale  :  «  Mon  gendre,  tout  est  rompu.  » 

Que  servirait-il  d'insister?  Quand  le  procédé  serait  moins  visible  et  le 
métier  moins  apparent,  quand  M.  Labiche  disposerait  enfin  de  celte 
inépuisable  fécondité,  de  cette  infinie  variété  de  moyens  qu'on  a  tant 
et  trop  vantée  dans  le  vaudeville  et  dans  la  comédie  de  Scribe,  qu'est-ce 
que  cela  prouverait  et  qu'en  voudrait-on  conclure?  Sans  doute,  puis- 
qu'on y  tient,  «  c'est  un  métier  de  faire  un  livre  comme  de  faire  une 
pendule,  »  à  plus  forte  raison  de  faire  un  vaudeville.  Vous  saurez 
donc  ou  vous  ne  saurez  pas  votre  métier  :  je  dis  seulement  que  c'est 
affaire  à  vous,  nullement  au  public,  ni  même  à  la  critique.  A  coup  sûr, 
si  vous  ne  le  savez  pas,  j'en  pourrai,  j'en  devrai  tirer  argument 
contre  vous,  parce  que,  si  je  trouve  que  l'on  a  tort  de  vous  applaudir, 
je  suis  loyalement  tenu  de  donner  mes  raisons,  toutes  mes  raisons,  et 
puisque  je  prends  le  public  à  témoin,  de  motiver  mon  avis;  mais  si 
vftus  le  savez,  je  n'ai  pas  à  vous  en  louer,  non  plus  que  je  ne  louerai 
l'écrivain  de  savoir  écrire,  le  peintre  de  savoir  peindre,  le  forgeron  de 
savoir  forger.  L'éloge  ne  commence  et  ne  doit  commencer  qu'au  point 
où  précisément  Part  commence,  et  ce  sera  le  point  oi^i  vous  commencerez 
vous-même  à  vous  élever  au-dessus  du  métier.  L'art  seul  relève  de  la 
critique  :  le  métier  ne  relève  que  de  la  statistique.  Le  propre  du  mé- 
tier, c'est  ici,  dans  le  vaudeville  comme  dans  le  roman-feuilleloii,  de 
pourvoir  à  la  consommation  quotidienne.  Allons  plus  loin:  le  fort  du 
métier,  c'est  de  spéculer  sur  l'usure  prochaine  du  produit  qu'd  a  livré. 
Quand  M.  Labiche  donne  au  théâtre  les  Vivacités  du  capitaine  Tic,  il 


538  KEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

compte  bien  que  le  public  aura  perdu  la  mémoire  de  Un  monsieur  qui 
prend  la  mouche.  Ce  serait  la  mort  des  métiers  que  de  croire  un  instant 
à  la  durée  de  leurs  œuvres.  Et  c'est  justement  pourquoi  les  œuvres  dites 
«  de  métier  »  ne  comptent  pas  en  littérature.  Je  rappelais  le  nom  de 
Scribe:  qui,  mieux  que  lui,  connut  et  sut  à  fond  le  métier?  Que  sont  de- 
venues tant  de  comédies,  j'entends  les  meilleures,  Bertrand  et  Raton,. 
par  exemple,  ou  la  Camaraderie?  Que  sont  devenus  tant  de  vaudevilles,, 
rAmour  platoniqw^  l'Hôtel  des  Bains,  les  Adieux  au  comptoir,  la  Maî- 
tresse au  logis,  etc.,  dont  je  copie  les  titres  au  hasard,  qu'on  ne  joue  plus 
sur  nos  théâtres,  qu'on  ne  lit  plus  qu'en  Allemagne,  je  pense;  et  que  res- 
terait-il de  Scribe,  à  vingt  ans  de  distance  seulement,  si,  com.me  on  le 
disait  tout  récemment  ici  même,  les  grands  noms  de  la  Muette  et  des 
Huguenots  ne  préservaient  auprès  de  nous  sa  mémoire? 

Scribe  avait  une  excuse  :  un  don  lui  manquait,  il  ne  savait  pas  voir  ; 
M.  Labiche  savait  voir,  il  est  de  ceux  dont  on  peut  dire  vraiment  : 
«  s'il  eût  voulu  I  »  Mais  il  n'a  pas  voulu.  Que  faudrait-il  pour  que 
le  premier  acte  de  la  Cagnotte  fût  presque  un  chef-d'œuvre  d'ob- 
servalion  dans  la  caricature?  Peut-être  seulement  qu'il  ne  fût  pas 
suivi  des  cuatre  autres,  11  est  vrai  qu'alors  il  n'aurait  plus  de  raison 
d'être,  et  ce  serait  dommage.  Que  faudrait-il  pour  que  le  Voyage  de 
M.  Perrichon  fût  une  comédie  dans  le  vrai  sens  du  mot?  L'idée  en  est 
heureuse  et  quelques  caractères  n'en  sont  pas  mal  posés.  Peut-être 
suffirait-il  qu'elle  fût  exécutée  dans  un  ton  différent,  que  les  moyens 
y  fussent  moins  invraisemblables,  et  surtout  que  l'intention  de  faire 
rire  ne  s'y  montrât  pas  à  chaque  instant,  l'intention  de  faire  rire  sans 
s'inquiéter  ni  des  caractères,  cola  va  sans  dire,  ni  même  de  la  pièces 
ni  de  la  qualité  du  rire.  Vous  souvenez-vous  de  l'invective  de  Rousseau, 
dans  sa  Lettre  sur  les  spectacles,  contre  la  comédie  de  Molière,  et  l'enten- 
dez-vous  encore  qui  termine  chacune  de  ses  apostrophes  par  la  phrase 
célèbre  :  «  Mais  il  fallait  faire  rire  le  parterre!  »  Il  a  tort  contre  le  Ali- 
santhrope,  mais  comme  il  a  raison  contre  le  vaudeville  de  tous  les 
temps!  Il  faut  faire  rire  le  parterre,  et  il  faut  le  faire  rire  à  tout  prix. 

Non  pas,  à  la  vérité,  que  la  plaisanterie  de  M.  Labiche,  en  général, 
soit  cette  plaisanterie  lourde  et  grossière  de  l'ancien  vaudeville  ou  cette 
plaisanterie  hcencieuse  du  vaudeville  et  de  l'opérette  tout  contempo- 
rains. Le  plus  souvent  elle  est  gaie,  spirituelle  et,  ce  qui  ne  laisse  paS^ 
d'avoir  son  prix,  au  fond,  toujours  honnête.  C'est  qu'elle  n'est  pas  su- 
perposée pour  ainsi  dire  au  dialogue,  comme  après  coup,  c'est  qu'elle 
sort  assez  fréquemment  de  la-  force  de  la  situation,  c'est  qu'enfin  ellere- 
pos«  quelquefois  sur  Tobservation  vraie.  Il  y  a  notamment  d'heureuses 
paysanneries  dans  quelques  pièces  de  M.  Labiche  et  des  originaux  â& 
province  assez  plaisamment  croqués.  C'est  l'exception,  et  d'ordinaire 
l'observation  de  M.  Labiche  est  toute  parisienne  ou,  si  je  puis  risquer 
le  mot,  car  il  faut  bien  un  peu  parler  la  langue  du  sujet  que  l'on  traite. 


EEYUE   LITTÉRAIRE.  439 

toute  houlevardicre.  Elle  est  vraie  de  la  Bastille  à  la  Madeleine,  dans  les 
limites  de  l'octroi  de  Paris,  si  l'on  veut;  jusqu'à  Versailles  ou  jusqu'à 
Fontainebleau,  quand  elle  va  le  plus  loin,  a  Je  retiens  votre  salon  de  cent 
couverts,  dit  au  traiteur  le  héros  de  la  noce. —  Combien  êtes-vous?  — 
Dix-neuf.  —  Diable!  vous  allez  être  bien  gênés.  »  Il  n'y  a  pas  de  raison 
pour  que  cette  plaisanterie  des  Noces  de  Bouchencœur  ne  meure  pas 
comme  elle  est  née,  dans  la  zone  des  forts  détache's.  Dans  Un  mari  qui 
lance  sa  femme,  le  baron  de  Grandgicourt  donne  dans  ses  salons  une 
fête  (c  champêtre;  »  on  a  mis  partout  de  la  verdure,  et  le  maître  de  la 
maison,  recevant  ses  invités  :  «  Entrez  donc!  vous  voyez!  de  la  ver- 
dure, du  gazon,  du  feuilloge  partout...  comme  s'il  en  poussait.  »  Le 
mot  est  joli,  mais  au-delà  de  l'enceinte  fortifiée  «  porterait-il  »  S'Oule- 
ment?'Or  voici  le  danger,  c'est  qu'on  verse  de  là  bientôt  dans  la  farce 
et  dans  la  bouffonnerie.  Le  même  vaudeville  peut  nous  servir  d'exemple. 
Au  m'ilieu  de  cette  fête  champêtre  apparaît  M,  Lépinois,  suivi  de  sa 
femme  et  de  sa  fille  :  «  Par  ici,  mes  enfans...  Regardez  donc...  de  vraies 
feuilles,...  de  vrais  arbre?,.,,  des  pommes,...  on  se  croirait  à  Ménilmon- 
tant.  ))  Vous  voyez  ici  le  moment  précis  où  l'observation 

Sort  du  bon  caractère  et  oe  la  vérité. 

Les  chocolatiers  retirés  du  commerce  avec  trente  ou  quarante  mille 
francs  de  rente,  ce  qui  est  le  cas  de  M.  Lépinois,  ne  prennent  plus,  — 
voilà  longues  années,  —  Ménilmontant  pour  la  campagne  ni  les  Buttes- 
Chaumont  pour  la  Suisse.  Naus  retournons  à  l'ancien  vaudeville,  le  vau- 
deville pesant  de  Ouvert,  nous  descendons  du  bon  comique  à  la  carica- 
ture pure;  encore  un  pas,  nous  allons  tomber  dans  le  bouffon.  Ce  der- 
nier pas,  c'est  le  style  ou  plutôt  la  négation  du  styte,  érigée  pour  ainsi 
en  principe,  qui  va  nous  le  faire  faire. 

Il  faut  s'entendre.  Encore  aujourd'hui,  quand  on  parle  de  style, 
nombre  de  gens  veulent  bien  s'imaginer  qu'il  n'y  va  que  d'une  ques- 
tion de  forme  ou  même  de  correction  grammaticale:  une  étroite  et  pé- 
dantesque  observation  des  règles,  un  respect  superstitieux  de  la  syntaxe, 
avec  cela  quelques  ornemens,  quelques  oripeaux  de  circonstance,  du 
paillon  et  du  clinquant  dont  on  habillerait  la  simplicité  de  la  pensée 
toute  nue,  d'ailleurs  une  phrase  harmonieuse,  qui  sonne  agréablement 
à  l'oreille,  voilà  pour  eux  le  style  et  voilà  tout  l'art  d'écrire.  Mais  le 
style  est  autre  chose,  dont  il  vaut  mieux  au  surplus  se  taire  que  de  parler 
sérieusement  en  semblable  sujet.  Toujours  est-il  que  je  ne  m'offenserai 
guère  des  libertés  que  M.  Labiche  a  prises  quelquefois  avec  la  syntaxe 
et  que,  s'il  a  quelquefois  «  chiffonné  la  grammaire,  »  je  n'affecterai  pas 
la  pruderie  de  le  lui  reprocher.  Ce  n'est  pas  qu'on  ne  pût  noter,  deçà, 
delà,  des  couplets  d'une  langue  singulière,  ceux-ci  par  exemple  : 


hhQ  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Je  ne  consens,  trop  abrupt  hérisson, 
A  proclamer  cet  ange-là  ta  fille 
Qu'en  me  disant.,,  triste  réflexion! 
L'état  civil  du  brillant  papillon 
Remonte  bien  à  la  chenille. 


Ils  vont  de  la  feuille  odoraiite 
Savourer  l'arôme  si  doux  ; 
Pour  moi,  la  saveur  qui  me  tente 
C'est  do  deviser  avec  vous  (1). 

Ce  n'est  pas  qu'on  ne  pût  signaler  des  locutions  étranges  :  «  Voyons  ! 
voyons!  dit  un  personnage  de  la  Sensitive,  ne  l'agace  pas.  »  Un  autre 
dira,  dans  un  goût  différent  :  «  Cette  perspective  est  acerbe.  »  Qu'im- 
porte? passons  aux  auteurs  dramatiques  les  licences  que  M.  Dumas, 
naguère,  dans  l'une  de  ses  préfaces,  réclamait  et  réclamait  à  bon  droit 
au  nom  des  exigences  de  la  scène.  On  peut  admettre,  sans  nulle  diffi- 
culté, que  les  lois  du  style  ne  soient  pas  les  mêmes  au  théâtre  que  dans 
le  discours,  ou  que  dans  la  familiarité  de  la  conversation  quotidienne. 
On  a  dit  ingénieusement  «  que  les  spectacles  forment  le  lien  entre  les 
classes  de  la  société  qui  pensent  et  celles  qui  ne  pensent  pas.  »  Ou  il 
faut  renoncer  à  provoquer  la  pensée  chez  ceux  qui  n'en  ont  pas  l'habi- 
tude, ou  il  faut  leur  parler  un  langage  qu'ils  puissent  comprendre.  Le 
purisme  ici  serait  déplacé.  On  ne  brosse  pas,  sans  doute,  un  décor  de 
théâtre  comme  on  ferait  un  tableau  de  chevalet.  L'optique  du  théâtre  a 
s*^.s  nécessités,  la  langue  du  théâtre  a  les  siennes.  Un  certain  grossis- 
sement du  trait,  une  certaine  exagération  dans  les  termes,  quelque 
emphase  dans  le  drame,  quelque  liberté  dans  le  comique,  ne  seront 
pas  moins  nécessaires  que  le  masque  tragique  aux  acteurs  d'autrefo's 
ou  que  le  fard  aux  comédiens  d'aujourd'hui.  Il  y  aura  pourtant  une 
limite,  et  c'est  par  malheur  cette  limite  que  ni  le  vaudeville,  ni  M,  La- 
biche ne  se  sont  jamais  piqués  d'observer. 

Que  dis-je?  cette  limite,  le  propre  du  vaudeville  est  d*^  la  Franchir, 
et  plus  il  s'en  éloigne,  plus  il  est  le  vaudeville,  a  II  y  a,  dit  M.  Angier 
dans  la  préface  qu'il  a  mise  aux  œuvres  de  M,  Labiche,  autant  de 
degrés  de  maîtrise  qu'il  y  a  de  régions  dans  l'art.  La  hiérarchie  des 
écoles  n'importe  guère,  l'important  est  de  ne  pas  être  un  écolier.  » 
Rien  de  plus  vrai,  voilà  parler  et  parler  d'or  :  il  ne  s'agit  que  de  savoir 
si  le  domaine  du  vaudwille  est  une  région  de  l'art,  et  c'est  tout  le 
procès. 

Il  est   facile  à  terminer  :  écoutez  parler  les  personnages  de  M.  La  - 

(1)  Je  crois  que  ces  quatre  vers  veulent  dire  :  «  Causons,  tandis  qu'ils  vont  prendre 
le  thé.  » 


REVUE   LITTÉRAIRE.  llM 

biche  :  «  Charmant  !  charmant!  dit  un  père  en  vantant  le  gendre  de  son 
choix;  il  est  bien  mieux  que  ce  Dardenbœuf,  qui  a  l'air  d'un  charcutier 
appauvri  par  les  veilles.  »  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire  et  dans  quelle 
langue  cela  signifie-t-il  quelque  chose?  Un  autre,  mécontent  de  la  façon 
dont  on  l'accueille,  s'rxprii);era  de  la  sorte:  «  Dites  donc...  domestique... 
il  mo  semble  que  vous  pourriez  m'annoncer  d'une  façon...  wîoms  can;^'?- 
sicre.n  Un  troisième  donnera  ses  ordres  en  ces  termes  :  «  Apporte-moi 
une  chope  de  bière,  dans  laquelle  tu  èmietteras  gracieusement  un  verre 
de  cognac.  »  Je  m'arrête  :  aussi  bien  que  vous  et  que  moi,  M.  Labiche  sait 
et  sent  ce  qu'il  y  a  d'insolite,  four  ne  rien  dire  de  plus,  dans  de  telhs 
façons  de  parler,  dont  un  volume  ne  suffirait  pas  à  rassembler  les 
exemples,  mais,  faites-y  bien  attention,  c'est  là  qu'il  attend  son  public, 
et  c'est  sur  ces  alliances  de  mots  qu'il  compte  pour  soulever  le  rire.  11 
est  dans  la  tradition  du  genre.  Quelques  délicats  détourneront  peut  être 
Toreille,  il  n'écrit  pas  pour  eux,  mais  le  parterre  rira,  et  le  parterre 
aura  le  dernier  mot.  Et  plus  un  dialogue  sera  semé  de  ces  sortes  de  plai- 
santerif^s,  plus  elles  éclateront  en  phrases  hétéroclites,  en  coq-à-l'âne, 
en  calembredaines,  plus  elles  se  multiplieront  de  réplique  en  réplique, 
plus  elles  détonneront  avec  le  caractère  ou  la  condition  du  personnage 
et  la  nature  de  la  situation,  plus  elles  exciteront  de  grosse  gaîté  dans 
la  salle,  et  M.  Labiche  le  sait,  et  M.  Labiche  y  compte.  Que  si,  par 
hasard,  tirée  de  trop  loin,  la  plaisanterie  ne  portait  pas  coup  d'abord, 
il  sait  de  plus  que  les  interprètes  ne  se  feront  faute,  et  de  la  sou- 
ligner, et  de  la  prolonger,  et  de  l'exagérer;  car  il  n'y  a  rien  de  moins 
sacré  pour  eux  que  le  texte  de  M.  Labiche,  il  est  pour  ainsi  dire  con- 
venu qu'ils  y  collaboreront,  qu'ils  retrancheiont  et  qu'ils  ajouteront, 
et  leurs  plaisanteries  renouvelées  des  tréteaux  de  la  foire  ne  seront 
pas  toujours  celles  qui  feront  le  moins  rire.  C'est  encore  et  toujours  la 
tradition  du  genre.  Essayez  maintenant  de  ramener  au  naturel  tout  ce 
monde  du  vaudeville  et  de  la  force,  les  Pdtfl.jury,  lesBoisrosé,  les  Grand- 
cassis,  les  Beauperthuis,  les  Chauvinancourt,  les  Veauvardin,  les  Bidon- 
ne^u,  tout  ce  monde  cariratural  et  grotestiue  déji  sur  l'affiche,  avant  même 
que  H'avoir  ouvert,  la  bouche,  émondez,  taillez,  coupez  ces  métaphores 
extravagantes,  tempérez  l'excès  de  ces  plaisanteries  qui  frappent  d'au- 
tant plus  sûrement  et  plus  fort  qu'elles  enferment  en  réalité  moins 
de  sens  et  que,  sortant  moins  naturellement  de  la  situation,  elles 
sont  plus  inattendues,  c'est  tout  simplement  le  genre  lui-même  que 
vous  aurez  détruit.  Ce  sera  comme  si  vous  prétendiez  astreindre  aux 
lois  de  la  logique  la  marche  de  l'action,  comme  si  vous  demandiez 
que  la  pièce  eût  ?on  commencement,  son  milieu,  sa  fin?  Pourquoi  la  Ca- 
(jnoUe  a-t-elle  cinq  actes  et  non  pas  six?  pourquoi /e  Voyage  de  31.  Per- 
richon  en  a-t-il  quatre  plutôt  que  trois?  Qui  le  dira?  qui  pourrait  le 
dire?  Personne,  assurément,  pas  même  M.  Labiche,  car  s'il  le  sait  et  qu'il 
prétende  le  dire,  et  qu'il  accepte  d'être  jugé  selon  les  règles,  c'est  la 


A42  REVUE   DES    D'EUX   MONDES. 

liberté  du  vaudeville  qu'il  abdique,  le  droit  d'interrompre  à  son  gré  la 
suite  naturelle  de  l'intrigue,  le  droit  de  s'échapper  à  tout  coup  vers 
la  fantaisie,  le  droit  de  s'amuser  lui-même  à  ses  propres  inventions,  le, 
droit  enfm  de  faire  dans  les  chemins  de  traverse  et  ses  plus  heureuses 
rencontres  et  ses  plus  joyeuses  trouvailles.  Il  faut  de  l'esprit  à  ce 
jeu?  qui  en  doute?  et  de  la  verve?  qui  le  nie?  mais  vous  voyez  bien 
que  c'est  un  jeu,  et  qu'il  faut  le  prendre  comme  tel,  c'est-à-dire 
comme  la  négation  même  de  toutes  les  qualités  qui  font  l'œuvre 
littéraire,  depuis  qu'il  y  a  des  hommes  et  qu'ils  écrivent. 

La  foule  y  court  cependant,  elle  y  rit,  elle  y  applaudit  :  je  ne  m'en 
étonnerai  pas  plus  q^ie  de  la  voir  courir  à  l'opérette,  au  mélodrame,  à  la 
féerie.  Mais  si  la  foule  est  j  uge  de  son  plaisir,  elle  n'est  pas  ni  ne  peut  être 
juge  de  la  qualité  de  son  plaisir.  Voilà  le  point.  Il  y  a  de  sots  plaisirs,  et 
la  morale  est  d'accord  avec  l'hygiène  pour  nous  ens-'igner  qu'il  y  en  a  de 
dangereux.  Le  rire  du  moins  est  bon,  dit-on,  sain  et  fortifiant  :  c'est  à  sa- 
voir s'il  l'est  toujours,  et  quand  il  n'a  rien  de  desséchant,  ni  de  cruel,  il 
reste  encore  à  se  demander  s'il  n'a  pas  souvent  quelque  chose  de  niais.  Or 
est-il  vrai  que  le  vaudeville  fonde  son  succès  précisément  sur  la  niaise- 
rie publique,  je  veux  dire  sur  cet  étrange  besoin  que  nous  éprouvons  par- 
fois de  nous  délasser  du  travail  de  la  pensée  dans  les  ébattemens  et  les 
ébrouemens  du  gros  rire?  Est-il  vrai  qu'il  spécule  systématiquement  sur 
la  vulgarité  des  moyens  et  sur  le  mauvais  goût  delà  salle? qu'il  n'hésite 
jamais,  par  exemple,  entre  un  trait  de  satire  qui  se:  ait  unirait  de  carac- 
tère ou  une  plaisanterie  qui  fera  trépigner  le  parterre  d'aise  et  de  con- 
tentement? qu'il  se  fasse  une  loi  de  corrompre  lui-même  ses  meilleures 
imaginations  et  de  les  gâter,  de  les  défigurer  à  plaisir,  poussant  à  la  ca- 
ricature, détournant  les  personnages  de  leur  caractère,  l'intrigue  de  sa 
marche,  les  mots  de  leur  usage,  heurtant  et  choquant,  à  chaque  repartie,, 
de  propos  délibéré,  le  bo;i  sens,  le  bon  goût,  voire  quelquefois  les  plus 
si^nples  convenances?  Il  n'en  faut  pas  davantage,  et  la  cause  est  en- 
tendue. Je  n'ig  !ore  pas  que  l'on  invoque  ici  le  nom  de  Molière,  et  le 
Bourgeois  gentilhomme,  et  le  Malade  imaginaire,  et  Mo?isieur  de  Pour- 
ceaugnac.  G'est  encore  un  de  nos  argumens  en  vogue,  et  l'on  entend 
répéter  que,  si  Molière  vivait  de  notre  temps,  il  porterait  le  Misan- 
thrope h  la  Comédie-Française,  et  Monsieur  de  Pourccaugnac  au  théâtre 
du  Pcdais-Royal.  Et  quand  il  serait  vrai?  pourquoi  donc  ici  la  supersti- 
tion nous  fermerait-elle  la  bouche,  à  nous,  qui  jusque  dans  les  livres 
élémentaires  osons  bien  reprocher  à  Corneille  ses  déclamations  rimées 
ou  sa  prétmdue  fadeur  à  l'auteur  de  Bérénice?  et  par  quelle  fausse  honte 
balancerions-nous  à  reconnaître  enfin  qu'il  n'y  a  rien  de  si  gai  dans  la 
cérémonie  du  Malade  imaginaire,  ou  que  la  cérémonie  da  Bourgeois  gen- 
tilhomme est  médiocrement  divertissante?  Eh  oui,  Molière,  «  trop  ami 
du  peuple,  »  a  flatté  quelquefois,  aussi  lui,  la  sottise  publique,  et,direc- 
teur  d'une  troupe  qu'il  fallait  faire  vivre,  en  même  temps  qu'auteur,, 


REVLE   LITTÉRAIRE.  A  43 

il  a  spéculé,  lui  aussi,  sur  le  mauvais  goût  du  parterre  de  son  temps. 
Est-ce  un  exemple  que  nous  devions  suivre?  ou  proposer  à  Fimitation? 
ou  seulement  avancer  comme  une  Justification?  Le  bon  Homère,  au  dire 
d'Horace,  ne  laissait  pas  de  sommeiller  quelquefois  :  notre  Molière  quel- 
quefois est  tombé  bien  bas  dans  la  farce.  Et  quand  on  prétend  s'autoriser 
de  son  exemple,  c'est  alors  le  cas  de  dire  que  u  la  chasteté  d'Alexandre 
a  fait  moins  de  continens  que  l'exemple  de  son  ivrognerie  n'a  fait  d'in- 
tempérans.  » 

11  existe  en  France  une  compagnie  dont  le  rôle,  ou  même  la  mission 
sociale  est  de  résister  contre  les  entraînemens  comme  celui  dont 
M.  Labiche  est  en  te  moment,  je  ne  sais  s'il  faut  dire  le  héros,  ou  la 
victime  :  j'ai  nommé  l'Académie  française.  C'est  à  elle  qu'il  appartient 
de  maintenir,  —  autant  qu'elle  le  peut  encore, —  cette  hiérarchie  des 
genres,  de  protéger,  avec  l'intégrité  de  la  langue,  le  peu  de  traditions 
qui  nous  restent,  et,  le  cas  échéant,  de  déjuger  la  foule.  Dans  une  société 
comme  la  nôtre,  elle  ne  saurait  avoir  la  prétention  d'imposer  à  per- 
sonne une  direction  :  elle  peut  au  moins  se  défendre  contre  l'invasion 
des  genres  inférieurs.  C'est  en  somme,  jusqu'ici,  bien  qu'entre  plu- 
sieurs candidats  qui  briguaient  son  suffrage  elle  n'eût  pas  toujours 
choisi  le  plus  digue,  ce  qu'elle  avait  su  continuer  de  faire.  Va-t-elle 
maintenant  ouvrir  sa  porte  à  ces  genres  qui  jadis  n'osaient  pas  seule- 
ment y  frapper?  C'est  ce  que  l'on  commence  à  craindre.  Combien  déjà 
compte-t-elle  d'auteurs  dramatiques?  et  veut-elle  s'en  adjoindre  un  de 
plus?  «  11  y  a  fagots  et  fagots,  »  dit  le  bon  sens  de  Sganarelle.  Loin  de 
nous  la  pensée  de  disputer  son  rang  en  littérature  à  l'œuvre  dramatiqu3 , 
et  ce  rang  est  peut-être  le  premier.  Il  n'y  a  qu'un  Shakespeare,  et  nous 
n'avons  connu  qu'un  Molière.  Dans  le  domaine  de  la  poésie,  peut-être 
ne  saurait-on  rien  no.nmer  qui  balance  Olhello,  si  ce  n'est  VEcok  des 
femmes.  Si  le  mot  de  création  a  quelque  sens  dans  la  langue  de 
l'homme,  c'est  de  Desdémone  et  d'Agnès  qu'il  est  vrai,  c'est  de  la  créa- 
tion dramatique,  c'est  du  poète  qui  fait  respirer,  marcher,  parler, 
vivre  enfin  sur  la  scène  ces  immortelles  figures,  plus  vraies,  plus  vi- 
vantes que  la  réalité  même.  Mais  il  y  a  des  degrés,  plusieurs  degrés, 
beaucoup  de  dtgrés. 

Ce  n'est  pas  le  lieu  de  discuter  ici  ceux  de  nos  auteurs  drama- 
tiques qui  siègent  à  l'Académie  française.  Us  y  sont  :  ce  qui  est  fait 
est  fait.  Oublions  ce  qu'on  pourrait  en  dire,  puisqu'aussi  bien  à  peine 
en  est-il  deux  ou  trois  dont  on  pourrait  g'oser.  Mais  au  moins  que  l'on 
s'arrête 

Après  A-gésilas, 

Hélas  ! 
Mais  après  Attila, 

Holà! 


hhh  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Quand  on  voit  la  façon  dont  l' Académie  française,  depuis  quelques 
années  déjà,  distribue  les  prix  et  répartit  les  distinctions  dont  elle  dis- 
pose, on  peut  juger  que  les  auteurs  dramatiques  y  possèdent  assez  d'in- 
fluence et  qu'il  n'est  pas  besoin  de  renforcer  leur  bataillon.  Le  prix  Jean 
Reynaud  à  M,  de  Bornierl  c'est-à-dire  la  Fille  de  Roland,  en  séance  solen- 
nelle, proclamée  l'œuvre  la  plus  remarquable  que  la  littérature  française 
ait  enfantée  depuis  cinq  ans!  Mais  cela  ne  serait  rien.  L'Académie  fran- 
çaise est  maîtresse  de  son  budget,  et  maîtresse  souveraine.  Ce  qui  est 
plus  grave,  c'est  que  la  popularité  des  auteurs  dramatiques,  —  popula- 
rité qui  n'a  jamais  été,  je  crois,  plus  grande  que  de  nos  jours,  —  lient 
justement  à  ce  qu'ils  s'éloignent  de  plus  en  plus  de  la  littérature  et  de 
l'art  pour  verser  dans  le  métier.  Grâce  à  la  confusion  des  genres,  et 
grâce  aussi,  dans  une  large  mesure,  à  la  liberté  des  théâtres,  ils  vont, 
de  plus  en  plus,  oîi  le  public  les  pousse.  Préoccupés  uniquement  de 
flatter  ce  maître  ignorant  et  capricieux  qu'ils  maudissent,  dans  leur  for 
intérieur,  mais  dont  ils  ne  sont  pas  moins  les  humbles  serviteurs,  ils 
lii  donnent  de  plus  en  plus  ce  qu'il  demande,  et  non  pas  ce  qu  ils  avaient 
rêvé.  Or  ce  maître  ne  leur  demande  pas  de  l'instruire,  ou  seulement  de 
l'aider  à  pens -r,  de  le  provoquer  à  réfléchir.  A  peine  leur  demande-t-il 
seulement  de  l'émouvoir,  il  leur  demande  de  l'amuser.  L'entreprise  est 
difficile,  nous  le  savons  :  c'est  beaucoup  d'y  réussir;  à  quel  prix  y  réus- 
sit-on? Je  crois  qu'aujourd'hui  nos  auteurs  y  réussi-sent  à  trop  bon  mar- 
ché, semblables  en  cela  d'ailleurs  à  nos  romanciers,  j'entends  ceux  qui 
sur  le  marché  du  feuilleton  subissent  la  loi  de  l'offre  et  de  la  demande. 
11  y  a  donc  et  peut-être  y  a-t-il  bien  eu  de  tout  te.i^ps  deux  formes  de 
l'œuvre  dramatique,  deux  sortes  de  théâtre,  le  théâtre  littéraire  ei  le 
théâtre  industriel,  le  t'iéâtre,  comme  on  disait  autrefois,  qui  résiste  à 
l'épreuve  de  la  lecture,  et  le  théâtre  qui  rend  tout  son  effet  à  la  repré- 
sentation, là,  sur  les  planches,  au  feu  de  la  rampe,  aussi  parfaitement 
insoucieux  de  la  forme  et  du  fond,  du  style  et  de  la  pensée,  que  préoc- 
cupé, selon  le  vilain  mot  en  vogue,  d'empoigner  le  spectateur.  De  sorte 
que,  si  l'on  continue  de  remplir  aiusi  l'Académie  française  de  nos  au- 
teurs dramatiques  à  succès,  un  beau  matin  il  se  trouvera  tout  simple- 
ment que,  de  toutes  les  formes  de  l'art,  1 1  moins  littéraire  aujourddmi, 
!a  plus  voisine  d'une  industrie  patentée,  aura  vt'.ritablement  annihilé 
toutes  les  autres  dans  l'Académie  française.  Ce  sera  un  beau  résultat. 

Il  y  a  quelques  mois  de  c^la,  quand  disparut  M.  de  Sacy,  le  dernier 
des  classiques,  un  écrivain  qui  ne  partageait  guèi^e  ni  les  idées,  ni  les 
goûts  de  M.  de  Sacy,  mais  qui  voidait  et  qui  sut  lui  rendre  justice, 
W.  Scherer,  a  pu  dire  tristement  qu'avec  M.  de  Sacy  u  quelque  chose 
iKiissait.  »  Quelque  chose  aussi  finira,  si  l'on  met  M.  Labiche  à  la  place 
de  M.  de  Sacy,  — mais  non  pas  M.  Labiche. 

F.    Bi.U-NCTliiHE. 


REVUE    MUSICALE 


La  direction  de  l'Opéra  vient  de  clianger  de  mains,  et  si  nous  ne 
nous  sommes  point  mêlé  à  cette  histoire  au  cours  de  ses  vicissitudes, 
c'est  qu'il  nous  a  paru  que  le  ministre  avait  son  siège  fait  et  qu'il  ne 
s'agissait  pour  lui  que  d'amuser  le  tapis.  Il  y  a  de  ces  duperies  aux- 
quelles seuls  les  esprits  naïfs  se  laissent  prendre,  et  nous  ne  sommes 
pas  de  ceux  qui  se  mettant  en  chasse  après  la  question  d'art  quand  elle 
est  lancée  par  des  hommes  dont  l'art,  s'ils  en  pouvaient  comprendre  le 
premier  mot,  serait  encore  le  moindre  souci.  Mais  aujourd'hui,  le  fait 
accompli,  rien  ne  nous  empêche  de  l'aborder.  On  sait  dans  quelles  cir- 
constances le  directeur  sortant  prit  jadis  TOpéra  alors  que  les  ruines 
amoncelées  dans  Paris  par  la  comumne  fumaient  encore.  Sans  doute,  la 
nouvelle  salle  déjà  se  profilaiL  à  Thorizou,  et  ses  miroitantes  coupoles 
réjouissaient  un  peu  le  paysage;  mais  ce  bienheureux  temple  de  la  for- 
tune, qu  j  de  périls  et  de  hasards  n'aurait-on  pas  à  traverser  avant  d'en 
voir  s'ouvrir  les  portes  et  d'en  monter  l'escalier  de  porphyre  et  d'or! 
Ceux-là  moines  que  leur  aiubition  poussait  le  plus  hésitaient,  tergiver- 
saient, et  pendant  qu'ils  traînaient  le  teuips  en  pourparlers,  M.  de  Four- 
tou,  pressé  d'en  finir,  s'accordait  avec  M.  Halanzier.  Ce  dénoûment 
brusqué,  imprévu,  jeta  le  désarroi  dans  l'opinion.  Beaucoup  refusaient 
d'y  croire;  le  préjugé  qui  se  niche  partout,  jusque  sous  le  manteau 
d'arlequin  d'uue  saile  de  spectacle,  n'admettait  point  qu'un  simple 
directeur  de  province  fût  placé  à  la  tête  de  l'Opéra  :  «  Il  espéra  s'ini- 
tier à  la  cour,  il  n'y  fut  jamais  que  des  faubourgs!  »  Ce  que  disait 
Saint-Simon  du  marquis  de  Lassay,  la  malveillance  l'appliquait  à 
M.  Halanzier,  Être  des  faubourgs  passe  encore,  directeur  des  Bouffes- 
Parisieus,  ou  môme  d'un  théâtre  lyrique  quelconque,  mais  «  s'initier 


4A6  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

à  la  cour  !  »  inscrire  son  nom  au  frontispice  du  monument  de  M.  Gar- 
'^ier,  succéder  à  M.  Perrin,  la  prétention  semblait  bizarre  et  l'opinion 
rééditait  pour  lui  l'apostrophe  légendaire  de  la  comtesse  Zichy  à  cette 
femme  de  banquier  qui  demandait  à  faire  partie  du  cercle  intime  : 
((Vous, chez  moi,  quelle  idée!  »  Mais  M.  Halanzier  n'était  point  homme  à 
se  déconcerter;  ni  les  petites  rebuffades  ni  les  grandes  n'ébranlèrent 
sa  confiance.  Il  en  devait  du  reste  voir  bien  d'autres;  en  une  nuit, 
la  salle  de  la  rue  Le  Peletier  disparaissait  dans  les  flammes  :  plus  de 
théâtre,  plus  de  décors,  plus  de  répertoire  !  Sans  parler  ici  de  l'homme 
d'Horace  imperturbable  au  milieu  des  ruines,  nous  pouvons  dire  que 
M.  Halanzier  supporta  dignement  ce  coup  du  sort,  l'idée  d'abandonner 
son  poste  ne  lui  vint  pas,  il  se  contenta  d'émigrer  à  Ventadour;  in- 
grate et  rude  campagne  pendant  laquelle  à  force  d'industrie  on  main- 
tint debout  le  spectacle,  période  de  captivité  avant  la  terre  promise  ! 
L'inauguration  de  la  nouvelle  salle  était  en  effet  le  point  de  mire,  et  de 
ce  jour  seulement  commença  la  vraie  exploitation.  A  l'ère  des  grands 
désastres  succédait  l'ère  des  difficultés,  car  il  s'agissait  maintenan 
d'aiborder  l'inconnu. 

C^  qui  se  dépense  en  pareille  occasion  d'énergie  et  d'intelligence,  le 
public  ne  s'en  inquiète  guère,  et  quand  un  directeur  de  théâtre  a  fait 
fortune,  il  lui  suffit  de  le  proclamer  un  homme  heureut  et  d'en  parler 
comme  d'un  joueur  qui  a  la  veine.  Il  y  a  toujours  dans  nos  jugemens 
humains  un  fond  d'envie  et  de  coqainerie,  et  il  nous  en  coûte  moins  de 
mettre  au  compte  du  hasard  le  succès  des  autres  que  d'attribuer  ce  suc- 
cès à  leur  mérite.  Former  une  bonne  troupe  d'ensemble,  relever  un  à 
un  les  chefs-d'œuvre  du  répertoire,  appeler  à  soi  les  jeunes  maîtres  et 
les  vieux,  tenir  tête  au  B.oi  de  Lahore  de  M.  Massenet,  comme  à  la 
Jeanne  d'Arc  de  M.  Mermet  et  au  Polijeacte  AeW,  Gounod,  représenter  en 
outre  d«s  ballets  selon  le  goût  des  amateurs  et  les  exigences  du  cahier 
des  charges,  voilà  bien  des  efforts  que  la  critique  aurait  dû  prendre  en 
considération,  et  cependant  les  attaques  épargnèrent  si  peu  M.  Halan- 
zier qu'en  1875,  il  en  était  réduit  à  se  défendre  dans  un  mémoire 
adressé  à  la  commission  du  budget  et  dont  maint  paragraphe  qui  ne 
visait  alurs  que  le  passé  pourrait  être  ici  ri^'produit  en  vue  du  présent . 
u  On  allègue  contre  moi  deux  griefs  ;  le  premier  consiste  à  dire  que  je  ne 
suis  pas  ce  qu'on  appelle  un  directeur-artiste,  le  second  a  trait  à  la  si- 
tuation exceptionnellement  prospère  de  l'Opéra,  comme  si  de  ces  deux 
griefs  le  second  ne  réfutait  pas  le  premier,  étant  admis  généralement 
que  la  prospérité  d'une  entreprise  théâtrale  ou  autre  ne  saurait  être 
que  la  conséquence  d'une  bonne  administration.  »  Après  quoi,  le  direc- 
teur rais  en  cause  ouvrait  carrément  la  discussion  etdémontrait  par  des 
argumens  clairs  comme  des  chiffres  qu'il  avait  fait  ce  que  les.autres  n'ont 
point  fait.  «M,  Perrin  .touchait  une  subvention  de  900,000  fi'ancs,  moi 


REVUE   MUSICALE.  hk7 

j'en  ai  800,000  et  je  m'en  contente  :  voudrait-on  comparer  sa  troupe  à 
la  mienne?  Commençons.  »  Et  tout  de  suite  il  vous  dressait  le  tableau 
synoptique  :  «  Vous  aviez  quatre  ténors,J'en  ai  neuf;  vos  soprani  com- 
bien étaient-ils?  Sept,  moi  j'en  compte  seize.  Quaire  étoiles  se  partagent 
radmiration  du  public  :  la  Patti,  Gabrielle  Krauss,  Christine  Nilsson^ 
M"'^  Carvalho.  Sur  les  quaire,  deux  m'appartiennent  par  de  longs  traités; 
des  deux  autres,  l'une  s'est  fait  entendre  pour  la  première  fois  en  fran- 
çais dans  la  salle  de  l'Opéra,  grâce  à  mon  initiative,  l'autre  eût  inauguré 
la  nouvelle  salle  sans  une  maladie  persistante.  »  Ce  plaidoyer  pro  domo 
swânous  saisit  à  cette  époque  par  sa  verte  allure  et  nous  eûmes  plaisir 
à  reconnaître  ce  qu'il  y  avait  de  convaincant  dans  cette  honnête  et  juste 
éloquence  d'un  homme  fils  de  ses  œuvres,  que  le  travail  et  son  seul 
mérite  avaient  élevé  au  poste  qu'il  occupait.  On  remarquera  ce  mot  de 
directeur-artiste  passé  depuis  dans  la  polémique  courante  et  qui  faisait 
alors  ses  premiers  débuts  dans  le  monde.  Autrefois  on  se  contentait  de 
savoir  son  affaire  et  de  bien  gouverner  son  théâtre  ;  pour  un  directeur 
de  l'Opéra,  posséder  des  notions  d'art  était  quelque  chose  de  si  simple 
qu'on  ne  s'en  occupait  même  pas.  Aujourd'hui  l'espèce  se  fractionne  en 
toute  sorte  de  variétés  intéressantes,  et  nous  avons  le  directeur-artiste, 
le  directeur  bel  esprit,  le  directeur  gentilhomme,  etc.  N'importe,  l'arme 
était  forgée  au  moyen  de  laquelle  on  finirait  par  avoir  raison  de  l'en- 
nemi et  par  entrer  dans  la  place  !  «  Tarte  à  la  crème  I  »  s'écriait  le 
marquis  de  la  comédie.  —  «Directeur-artiste  !  »  répétaient  sur  tous  les 
tons  les  malveillans  et  les  gens  à  la  suite. 

Étant  donnée  la  compétence,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  l'incompétence 
des  hommes  qui  dirigent  aujourd'hui  les  beaux-arts,  il  n'en  fallait  pas 
davantage  pour  leur  mettre  l'esprit  à  l'envers.  Le  privilège  en  cours 
d'exploitation  avait  encore  de  longs  mois  à  vivre  que  déjà  la  succession 
de  M.  Halanzicr  était  ouverte,  et  je  vous  demande  si  les  compétiteurs 
afQuèrent;  directeurs-artistes  et  autres  assiégeaient  à  la  journée  les 
bureaux  du  sous-secrétaire  d'état,  qui,. désolé  de  ne  pouvoir  les  nommer 
tous,  du  moins  ne  les  congédiait  jamais  sans  leur  adresser  quelqu'une 
de  ces  paroles  réconfortantes  et  bien  senties  que  M.  de  la  Palisse  tt 
M.  Prudhomme  donnent  pour  régal  à  la  compagnie  :  «  L'art  que  nous 
voulons,  c'est  celui  qui  élève,  non  celui  qui  dégrade;  l'œuvre  que  nous 
aimons,  c'est  celle  qui  assainit,  non  celle  qui  corrompt  (1).  »  Pendant 
ce  temps,  les  affaires  de  notre  première  scène  lyrique  s'en  allaient  à  la 
débandade.  Mécontent,  écœuré,  le  directeur  se  désintéressait  de  plus 
en  plus  et  laissait  à  la  force  des  choses  le  soin  de  débrouiller  une  de  ces 

(1)  Voir  la  circulaire  de  M.  Edmond  Turquet  sur  la  régénération  morale  de  l'art. 
Voir  aussi  le  discours  prononce  cette  année  à  la  distribution  des  prix  du  Conservatoire. 
Tout  cela  n'est  pas  neuf,  mais  c'est  consolant,  douce  littérature  d'amateur  et  bon  via 
de  propriétaire  dont  on  peut  boire  à  discrétion  sans  se  griser. 


ll!lS  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

situations  comme  il  s'en  présente  toujours  quand  les  hommes  chargés 
de  donner  d'en  haut  l'impulsion  auraient  eux-mêmes  besoin  d'être  à 
chaque  instant  renseignés  sur  ce  qu'ils  ignorent.  De  quel  beau  zèle  vou- 
driez-vous  qu'un  directeur  fût  animé  et  quelle  autorité  conservera-t-il 
dans  son  théâtre  quand  tout  le  monde  se  raconte  autour  de  lui  que  le  mi- 
nistre a  déjà  in  petto  pourvu  à  son  remplacement?  Sans  être  un  de  ces 
phénomènes  dont  le  souvenir  se  transmet,  la  troupe  de  M.  Haîanzier 
avait  ses  qualités.  Ensemble,  tenue,  discipline,  émulation  des  jeunes 
sous  le  regard  des  vieux  diplômés  du  Conservatoire  et  de  la  tradition, 
vous  trouviez  là  à  certaines  heures  je  ne  sais  quel  bon  ordinaire  qui 
vous  réjouissait  le  cœur,  surtout  au  retour  de  ces  saisons  de  Londres  oii 
toutes  les  étoiles  du  firmament  européen  s'emmêlent  dans  la  contredanse, 
où  le  même  opéra  vous  montre  la  Patti,  Faure  et  Nicolini  jouant  et  chan- 
tant en  virtuoses  voyageurs  qui  ne  se  sont  pas  seulement  concertés  un 
quart  d'heure  et  qui  se  moquent  du  public.  Cette  troupe  s'est  aujourd'hui 
modifiée,  et  des  mois  s'écouleront  avant  qu'on  ait  reconstitué  quelque 
chose  d  équivalent  à  ce  qui  n'était  déjà  point  la  perfection.  Les  ministres 
qui  savent  ce  qu'ils  font  sont  les  seuls  que  les  responsabilités  n'effraient 
pas,  les  autres  nomment  des  commissions,  command-nt  des  rapports, 
et  pour  avoir  des  cbrtés  sur  une  question  s'adressent  au  principal  inté- 
ressé. Un  moment  la  régie  fut  mise  en  avant;  de  toutes  les  inventions 
c'était  bien  la  plus  malencontreuse:  n'importe,  en  dépit  des  expériences 
pitoyabK  s  faites  sous  l'empire,  en  dépit  des  protestations  de  tout  un 
monde  d'artistes  et  d'esprits  informés,  cette  billevesée  eut  les  honneurs 
d'une  interminable  discussion.  Tout  ce  bruit,  toute  cette  aventure  en 
vue  de  créer  une  sorte  d'intendance  des  théâtre=!  subvemionnés  par 
l'état,  comme  si  ce  qui  se  passe  dans  les  petites  capitales  d'Allemagne  où 
l'art  dramatique  n'a  qu'une  vie  stagnante  et  coûte  si  peu  aux  gouver- 
nemens  pouvait  jamais  exister  dans  nos  théâtres,  où  la  concurrence 
la  plus  active  et  la  plus  âpre  est  forcément  en  jeu  et  dont  les  budgets 
se  chiffrent  par  des  centaines  de  mille  francs. 

Les  projets  de  régie  écartés,  on  se  dit  :  Tuons  le  mandarin,  nommons 
un  nouveau  directeur,  rien  de  mieux.  Seulement  ce  qui  aurait  dû  être 
l'affaire  de  quelques  jours  devint  la  question  d'Orient;  plus  de  trois 
mois  durant  ce  débat  occupa  la  ville;  on  se  demandait  au  lever  :  Avons- 
nous  un  directeur?  Le  ministre  en  avait  un,  mais  il  ne  voulait  pas  qu'on 
le  sût,  c'était,  comme  dirait  Pascal,  sa  pensée  de  derrière  la  tète.  Et  pen- 
dant que  cette  pensée  couvait,  la  désorganisation  se  mettait  partout.  Rude 
besogne  que  celle  qui  va  s'imposer  à  la  nouvelle  administration,  car  s'il 
est  déjà  assez  malaisé  de  recoudre  ce  qui  est  bien  coupé,  quelle  industrie 
ne  faudra-t-il  donc  pas  pour  recoudre  ce  quif  ut  mal  et  très  mal  coupé! 
En  ce  sens  là,  le  cadeau  de  M.  Jules  Ferry  à  M.  Vaucorbeil  paraît  moins 
enviable.  Les  beaux  jours  de  l'exposition  sont  passés,  le  fameux  escalier 


REVUE    MUSICALE.  hhO 

commence  à  s'user  et  le  répertoire  devient  caduc  à  ce  point  que  des 
miracles  d'exécution  suffiraient  à  peine  pour  lui  communiquer  un  certain 
renouveau.  En  outre,  on  peut  s'attendre  à  voir  le  public  t^e  montrer  plus 
exigeant  qu'il  ne  l'était  à  l'égard  de  M.  Halanzier,  à  qui  ses  services 
rendus  et  ses  hautes  qualités  administratives  garantissaient  certaines 
immunités.  Loin  de  nous  l'idée  de  décourager  personne,  nous  voudrions 
au  contraire  prémunir  qui  de  droit  contre  les  éventualités  d'une  situation 
pleine  de  mirages;  jamais  en  effet  les  circonstances  ne  furent  plus 
difficiles,  et  c'est  bien  le  cas  pour  le  dir 'Cteur  sortant  de  répéter  à  son 
successeur  It;  mot  de  Louis  XVIII  au  comte  d'Artois:  «Je  meurs  sur  mou 
trône,  tâchez  d'en  faire  autant.  » 

Eu  attendant,  les  programmes  vont  leur  train  comme  d'habitude  et 
ce  ne  sont  pas  les  belles  promesses  qui  manquent  :  l'année  prochaine, 
l'opéra  de  M.  Gounod,  en  1881  la  Françoise  de  Rimini  de  M.  Thomas, 
en  1882,  VHtrodiadeàQ  M.  Massenet,  puisle^urdde  M.  Reyer,  la  Nuit 
de  Clcopâtrc  de  M.  Victor  Massé,  et  la  reprise  d'Armide  aux  calendes 
grecques.  On  commence  même  à  nommer  déjà  les  interprètes:  ainsi 
pour  le  Tribut  de  Zamora,  vous;  aurez  M"*  Heilbron  et  M.  Maurel,  pour 
Françoise  de  Rimini,  M""*  Nilsson  et  M.  Gayarré,  jeune  ténor  castillan  qui 
se  forme  à  notre  langue  en  chantant  l'italien  sur  toutes  les  grandes 
scènes  é.ri.ngères;  quant  aux  engagemens  contractés  en  l'honneur 
d'Hérodiade,  il  n'en  est  point  encore  question;  d'ailleurs  les  opéras  de 
M.  ? lassenet  n'étant  guère  que  des  symphonies,  un  bon  orchestre  leur 
doit  suffire.  Tout  cela  peut  faire  illusion  à  distance,  mais  ne  nous  dit 
rien  qui  vaille  au  point  de  vue  du  répertoire.  Quel  service  régulier 
attendre  par  exemple  de  M"^  Heilbron  ?  Le  bruit  court  que  M.  Gounod 
la  réclame:  fort  bien,  mais  un^  fois  son  caprice  passé,  quel  profit  notre 
scène  lyrique  aura-t-el!e  à  tirer  de  cette  voix  et  de  ce  style  de  fantai- 
sie, de  ce  talent  de  jolie  feuime  non  moins  agréable  qu'antimusical? 
Autant  il  en  faut  présumer  de  M'"*  Nilsson  et  de  M.  Gayarré,  person- 
nalités cosmopolites  également  réfractaires  à  cet  esprit  de  suite  et 
d'émulation,  à  ce  goût  du  travail  en  commun  qui  sont  la  marque  distinc- 
tive  de  notre  tradition  française.  Souvenons-nous  de  l'apparition  de 
Christine  Nilsson  sur  le  théâtre  de  l'Opéra  et  du  peu  de  place  qu'elle  y 
tint  en  dehors  du  rôle  d'Ophélie,  son  unique  création.  Qu'ede  ait  de- 
puis remporté  d'autres  succès  et  chanté  à  l'é' ranger  tous  les  réper- 
toires, j'y  consens,  mais  cela  se  passait  en  Angleterre,  en  Russie  et  en 
Amérique,  et  nous,  Parisiens  de  Paris,  n'en  avons  jamais  rien  su,  car 
pour  ce  qu'elle  fut  dans  Ahce  de  Robert,  le  diable,  mieux  vaut  assuré- 
ment n'en  point  parler.  C'est  à  croire  aujourd'hui  qu'on  nous  prépare 
la  même  aventure.  Ne  s'agit-il  pas  cette  fois  encore  d'une  partition  de 
M.  Thomas,  le  compositeur  ordinaire  de  l'aimable  Suédoise?  Qu'on  engage 
M'"^  Nilsson,  à  merveille,  mais  sachons  bien  d'avance  où  elle  en  est  de 

TOME  XXXV  —  1879,  -29 


A5Qï  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sa  voix,  de  son  talent,  de  sa  santé  et  ce  qu'elle  veut  et  peut  faire  pour 
nous.  Peut-elle  chanter  Valeatine,  dona  Anna,  Rachel,  V  Africaine  y 
prendre  sa  part  de  ce  pénible  travail  quotidien  auquel  depuis  six  ans. 
la  Krauss  a  tenu  tête  avec  tant  de  bravoure?  Qu'elle  vienne,  et  nous 
applaudirons  à  sou  retour;  mais  s'il  faut  qu'elle  soit  derechef  la  can- 
tatrice d'un  seul  rôle,  s'il  nous  faut  à  perpétuité  l'entendre  chanter  les: 
Nilsson  et  rien  que  les  Nilsson  :  Dî,  talem  averiite  cas u77î,  qu'on  nous 
épargne  cet  ennui  de  voir  l'auteur  d' HamleL  iriser  à  neuf  pour  Françoise 
de  Rimini  la  perruque  blonde  d'Ophélie. 

Soyons  sérieux  et  ne  commençons  point  par  nous  perdre  dans  les 
chinoiseries.  «  Faire  de  l'art  »  est  un  mot  que  M.  Vaucorbeil  prononce 
volontiers;  comment  y  réussir  sans  compromettre  les  intérêts  financiers 
de  la  situation?  comment  marier  le  Grand  Turc  avec  la  république  de 
Venise?  Question  difficile  et  que  les  bonnes  intentions  ne  suffisent  point 
à  résoudre.  Nous  l'avons  dit  mainte  fois,  le  monument  de  M.  Garnier  sera 
La  ruine  de  notre  Académie  lyrique.  Il  ne  s'agit  plus  désormais  simple- 
ment d'ouvrir  les  portes,  et  de  promener  son  monde  par  les  escaliers, 
les  corridors  et  les  foyers,  le  public  réclame  autre  chose  et,  sa  première 
curiosité  désormais  satisfaite,  il  prétend  comme  le  corbeau  de  la  fable 
que  le  ramage  réponde  au  plumage. 

Équilibrer  les  proportions,  faire  que  la  bonne  harmonie  s'établisse 
partout,  et  qu'entre  le  contenant  et  le  contenu  il  n'y  ait  pas  dissonance  : 
quand  M.  Perrin  refusait  naguère  de  se  charger  de  l'Opéra  à  moins 
d'une  augmentation  de  quatre  cent  mille  francs  dans  la  subvention,  il 
comprenait  cette  nécessité  de  premier  ordre.  A  l'heure  qu'il  est,  on  peut 
en  prendre  soi  parti,  la  chambre  ne  votera  pas  un  centime,  non  par 
indifférence  oj  mauvais  vouloir,  mais  parce  que  personne  n'est  là  pour 
la  coavaincre  ;:  ce  ne  sont  pas  nos  députés  qui  sont  des  indifférens,  ce 
sont  nos  ministres  des  beaux-arts  qui  ne  savent  pas  les  persuader. Les. 
députés  ont  un  sentiment  vague  des  avantages  que  la  république  aurait 
à  tirer  de  riches  dotations  accordées  au  département  des  beaux-arts, 
l'exemple  d'Athènes  et  de  Florence  sourirait  même  à  quelques-uns; 
mais  la  confiance  leur  manque  dans  les  hommes  qui  sont  au  pouvoir  et 
qu'ils  connaissent  pour  les  avoir  faits;  ils  savent  que  M.  Ferry  n'est  là 
qu'en  vue  de  l'article  7,  et  que  M.  Turquet,  n'ayant  jamais  compté  que 
comme  appoint  de  la  majorité,  représente  aujourd'hui  au  ministère  des 
beaux-arts  le  personnage  que  le  maréchal  Vaillant  y  faisait  sons  l'em- 
pire, avec  cette  différence  que  le  maréchal  avait  à  son  côté  M.  Doucet, 
pour  le  sauvegarder  contre  son  inexpérience,  et  que  M.  Turquet  opère 
lui-même. 

Croit-on  que  la  chambre  ignore  ce  qui  se  passe,  et  que  la  manière 
dont  on  use  des  subventions  qu'elle  accorde  à  la  musique  doive  beau- 
coup lencourager  à  des  largesses  nouvelles?  Quel  sens  donner  par 


KEYUE   MUSICALE.  Zi51 

exemple  à  rextraordinaire  indulgence  qme  l'adnîinistration  supérieure 
ne  se  lasse  pas  de  témoigner  à  M.  Carvalho?  Voilà,  certes,  un  direc- 
teur q-ui  n'a  qu'à  se  louer  du  gouvernement  de  la  république.  Lais- 
sons de  côté  ces  réparations  de  la  salle,  qui  n'en  finissent  pas,  cette 
clôture  arbitrairement  prolongée  au  préjudice  d'une  foule  d'intérêts 
respeclables,  petits  employés  dont  les  appointemens  sont  suspendus, 
commerçans  des  alentours  que  le  mouvement  de  reflux  d'un  grand 
tlîéâtre  fait  subsister,  et  qui  chôment  dès  que  le  gaz  s'éteint  sur  la 
place  et  que  les  portes  ne  s'ouvrent  plus,  —  négligeons  ce  désastreux 
entr'acte  contre  lequel  assez  de  clameurs  s'élèvent  de  toutes  parts,  et 
ne  nous  occupons  que  de  ce  qui  concerne  en  temps  ordinaire  l'écono- 
mie de  l'établissement.  L'Opéra-Comique  a  comm.e  les  autres  théâtres 
subventionnés  son  cahier  des  charges  où,  si  je  ne  me  trompe,  se  trouve 
un  paragraphe  portant  que  les  traductions  seront  exclues  du  répertoire 
ou  que  du  moins  on  ne  les  y  admettra  qu'avec  une  certaine  réserve.  Et 
ce  théâtre  spéciale. nent  national,  ce  théâtre  doté,  privilégié  outre  mesure 
au  bénéfice  de  nos  jeunes  compositeurs,  M.  et  M'"*  Carvalho  sont  en 
train  de  le  reconstituer  sur  le  modèle  de  l'ancien  Théâtre-Lyrique;  il  a 
fermé  ses  portes  avec  la  Flûte  enchanièe  et  compte  bien,  sitôt  après  les 
avoir  rouvertes,  monter  les  Noces  de  Figaro,  et  le  ministre  se  tait,  laisse 
faire,  et  s'il  plaît  demain  à  M-""  Carvalho  de  chanter  Zerline,  on  affi- 
chera Don  Juan  sans  en  demander  la  permission  ;  puis  on  reprendra  le 
FreischïUz  et  Oberon  avec  M.  Talazac  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  ce  que 
l'anarchie  et  la  désorganisation  soient  complètes. 

Mais  revenons  à  l'Opéra  et  rendons-nous  bien  compte  de  l'état  des 
choses.  Comme  accroissement  de  ressources  financières,  on  aura  le  droit 
d'augmenter  le  prix  des  abonnemens,  rien  au-delà,  et  les.bénéfices  éven- 
tuels résultant  de  ce  dîoit,  nous  voyons  déjà  que,  par  un  acte  de  pre- 
mier mouvement,  plus  généreux  peut-être  que  réfléchi,  le  nouveau  direc- 
teur vient  de  les  aliéner  d'avance  en  faveur  des  petits  appointemens. 
Faire  de  l'art  et  ne  songer  à  soi  qu'après  avoir  pourvu  aux  grands  inté- 
rêts de  la  maison,  cela  part  d'un  esprit  et  d'un  cœur  excellens,  reste  à 
exécuter  le  programme,  et  c'est  ici  que  nécessairement  l'administrateur 
devra  se  montrer.  On  évitera,  nous  le  savons,  de  pencher  du  côté  où  les 
autres  ont  versé,  on  donnera  moins  aux  pompes  décoratives  et  davan- 
tage à  l'appareil  musical.  Il  y  a  du  bon  dans  ce  système,  tâchons 
cependant  de  ne  pas  perdre  de  vue  que  le  spectacle  est  une  des  con- 
ditions organiques  de  notre  Académie  lyrique  et  que  si,  les  cortè;,'es,les 
triomphes  et  les  fantasmagories  coûtent  fort  cher,  le  public  n'admettra 
jamais  qu'on  les  supprime.  11  faut  être  ce  qu'on  est  et  pouvoir  l'être; 
T'Opéra,  sans  les  magnificences  de  sa  mise  en  scène,  cesserait  d'être 
l'Opéra.  Et  pourtant,  comment  sortir  de  gêne  et  résoudre  le  pro- 
blème? 


452  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

Car  il  n'y  a  pas  à  dire,  parler  de  cent  cinquante  et  de  deux  cent  mil  e 
francs  chaque  fois  qu'on  monte  un  nouvel  ouvrage  n'est  plus  aujour- 
d'hui chose  possible.  On  économisera  sur  quelques  pièces  d'étoffe,  on 
rognera  sur  les  accessoires;  si  par  hasard  il  arrive  que  M.  Gounod 
exige  de  vrais  chameaux  pour  le  Tribut  de  Zamora,  on  suppliera  l'au- 
teur de  Faust  et  de  Roméo  et  Juliette  de  se  contenter  des  chameaux  de 
la  Caravane  du  Caire  en  lui  objectant  que  les  chevaux  attelés  au  char 
de  Sévère,  tout  en  étant  des  chevaux  de  chair  et  d'os,  de  vrais  cour- 
siers, n'en  ont  pas  mieux  fait  les  affaires  de  son  Polyeucte.  Vous  verrez 
que  c'est  encore  la  musique  qui  devra  payer  les  frais  de  la  comédie. 
A  tout  prendre,  le  mal  ne  serait  point  trop  déplorable,  s'il  n'y  avait  de 
compromis  que  le  système;  pour  deux  ou  trois  étoiles  de  moins,  le 
firmament  ne  tomberait  pas.  Agissons  donc  selon  nos  moyens  :  une 
bonne  troupe  d'ensemble,  jeune  et  homogène,  tirée  autant  que  pos- 
sible du  Conservatoire,  une  troupe  capable  à  la  fois  de  jouer  le  réper- 
toire et  de  créer  les  opéras  nouveaux,  et,  ce  principe  admis,  que  per- 
sonne, sous  aucun  prétexte,  n'y  déroge;  plus  de  virtuoses,  des  chanteurs 
actifs,  convaincus,  liés  à  nous  pour  trois  et  six  ans,  et  mettons  hors 
concours  une  fois  pour  toutes,  —  fussent-ils  membres  de  l'Institut  et 
membres  de  vingt  commissions,  —  les  musiciens  qui  ne  se  coniente- 
raient  pas  de  notre  régime,  lequel  suflisant  à  Mozart,  à  Rossini,  à 
Meyerbeer,  devra  également  suffire  à  M.  Thomas  et  à  M.  Gounod,  sinon, 
non!  Ce  que  pourrait  être  le  Conservatoire  sous  une  impulsion  intel- 
ligente et  déterminée,  on  ne  le  saura  probablement  jamais,  tant  que 
cette  institution  sera  considérée  comme  une  espèce  de  canonicat  de 
Saint-Denis  réservé  aux  vieux  compositeurs  à  bout  de  souffle.  Le  Con- 
servatoire, mal. gouverné  comme  il  l'est,  donne  encore  par  intervalle 
certains  résultats.  Gailhard  et  Lassalle,  de  l'Opéra,  M"''  Vauchelet,  M.  Ta- 
lazac,  de  TOpéra-Comique,  sortent  de  là,  et  c'esi  là  qu'il  faut  se  recru- 
ter, en  ayant  soin  d'y  saisir  en  quelque  sorte  les  taleus  à  leur  éclosion 
et  sans  leur  laisser  le  temps  de  s'envoler  vers  la  province  ou  la  Bel- 
gique, qui  nous  les  gâtent,  ainsi  qu'il  est  arrivé  pour  les  deux  jeunes 
femmes  qu'on  vient  de  faire  débater  dans  les  Huguenots,  M"'  Hamann, 
voix  de  blonde  flexible  et  légère,  mais  où  le  sentiment  brille  par  son 
absence,  et  M"^  Lesliuo,  une  Valentine  à  ouirance,  dont  le  goût  est  déjà 
faussé,  un  tempérament  dramatique  surmenJ  et  qui  manque  tous  ses 
effets  par  excès  de  zèle.  Ce  rôle  d'instituteur  d'une  jeune  troupe  siérait 
admirablement  aux  apiiiudes  de  M,  Vaucorbeil;  je  le  vois  enseignant, 
formant  tout  ce  monde,  l'ayant  bien  dans  la  main,  lui  insufflant  l'esprit 
de  tradition,  le  goût  du  style.  Schumann  parle  d'une  cassette  où  Beetho- 
ven enfermait  ses  génies  et  dont  avant  de  mourir  il  aurait  jeté  la  clé 
d'or  dans  le  Danube  :  rêverie  holfmanesque  sans  uioraliLé  pratique;  les 
maîtres  n'enferment  point  leurs  idées,    tout  au  contraire,  ils  leur 


REVUE   MUSICALE.  453 

ouvrent  l'espace  et  le  ciel  pour  qu'elles  aillent  ensuite  s'abattre  dans  la 
tête  de  leurs  disciples  : 

Comme  de  gais  oiseaux  qu'un  coup  de  vent  rassemble, 
Et  qui  pour  vingt  amours  n'ont  qu'un  arbuste  en  fleurs. 

En  fait  d'iuformation  musicale,  M.  Vaucorbeil  n'a  peut-être  pas  son 
égal;  comme  répertoire  vivant  et  bibliothèque  ambulante,  il  vaut 
M.  Gounod;  avec  cela,  toujours  prêt  à  se  donner,  à  se  répandre  :  actif, 
expert,  plein  de  ressources,  il  a  le  chant  et  la  parole.  Comment  résister 
au  double  attrait? 

Ses  ennemis  lui  reprochent  d'être  un  charmeur;  ce  qu'il  y  a  de  cer- 
tain, c'est  qu'il  sait  vaincre,  il  ne  lui  reste  plus  maintenant  qu'à  nous 
prouver  qu'il  sait  profiter  de  la  victoire  et  nous  en  faire  profiter.  Ayons 
patience,  tout  ce  fonds  d'artiste  et  de  musicien  expérimental  trouvera 
son  emploi  tôt  ou  tard  et  dans  les  concerts  historiques  qu'on  nous  annonce 
pour  cet  hiver  et  dans  l'économie  du  répertoire.  Les  chefs-d'œuvre 
servant  au  roulement  semainier  sont  éreintés  et  fourbus;  à  ce  métier 
qu'on  leur  inflige  depuis  vingt  ans,  les  coursiers  de  l'Olympe  finiraient 
eux-mêmes  par  devenir  des  rosses.  Il  faut  absolument  les  dételer,  les 
mettre  au  vert,  puis  les  reprendre  et  les  harnacher  avec  autant  de  soin 
que  s'il  s'agissait  de  les  envoyer  à  leur  premier  combat.  J'avoue  que  je 
compte  ici  beaucoup  sur  M.  Vaucorbeil,  et  tenez,  cette  reprise  de  la 
Muette,  qui  remonte  pourtant  à  l'ancienne  administration,  nous  le 
mo  it;e  déjà  dans  son  élément.  La  scène  de  la  révolte  au  troisième  acte 
est  admirablement  réglée  dans  ses  oppositions  et  ses  nuances;  \e  pia- 
nissimo do  la  prière  intervenant  entre  les  deux  fortissimo  du  début  et 
de  la  fin  produit  un  effet  surprenant  et  j'en  veux  louer  M.  Vaucorbeil 
tout  à  mon  aise,  certain  qu'il  va  maintenant  procéder  avec  le  même 
zèle  à  la  resiauration  de  nos  chefs-d'œuvre  et  les  reprendre  morceau 
par  morceau,  comme  des  mosaïques  effritées  qu'on  reconstitue  pierre 
à  pierre.  Les  gens  qui  ne  sont  jamais  contens  reprochent  à  ces  anti- 
thèses de  bruit  et  de  silence,  de  lumière  et  d'ombre,  de  n'être  plus 
qu'un  jeu  rebattu,  qu'un  de  ces  contrastes  dont  on  abuse  dans  les  con- 
certs du  Conservatoiie.  «  Vous  donnez  tout  à  l'effet  musical,  disent- 
ils,  et  j'oublie  en  vous  écoutant  que  je  suis  au  théâtre.  »  Critique  d'ail- 
leurs assez  spécieuse  et  qui  rigoureusement  appliquée  finirait  par  nous 
brouiller  même  avec  Rembr.mdt.  L'ensemble  choral  est  excellent,  je  le 
répète  et  plût  à  Dieu  que  le  total  de  la  représentation  ne  suscitât  point 
d'autre  querelle.  Malheureusement  du  côté  des  chanteurs  se  trahit  la 
plus  regrettable  insuffisance,  et  là  dessus  mieux  vaudrait  se  taire,  le  pire 
c'est  que  la  musique  d'Auber  doive  porter  la  peine  d'une  pareille  exé- 
cution. Qu'est  devenu  Tair  du  sommeil?  où  retrouver  ce  cri  sublime  des 


âM  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

iNoircrit,  des  Duprez?  u  Que  la  pitié  vous  arrête!»  Et  cette  Fenella, 
comme  elle  s'ignore  elle-même,  la  pauvre  enfant!  comme  elle  vous  a 
l'air  de  ne  rien  entendre  de  cette  émotion  continue  qui  s'exhale  de  l'or- 
chestre et  ne  cesse  de  l'envelopper  !  Hélas  !  est-elle  donc  sourde  aussi 
votre  muette?  Les  coups  frappés  à  tour  de  bras  ressortent  seuls  ;  tout  le 
reste,  motifs,  coloration,  pathétique,  est  non  avenu,  les  abeilles  se  sont 
icnvolées  et  le  chef-d'œuvre  disparaît  dans  la  bagarre. 

Rendons  pourtant  cette  justice  à  M.  Vaucorbeil  de  reporter  à  son 
influence  le  peu  de  bien  qui  mérite  d'être  sigûalé,  car  si  les  mouvemens 
sont  rétablis,  si  les  chœurs  marchent  d'aplomb,  si  nous  sentons  partout  la 
justesse  dans  l'attaque  et  le  fini  dans  la  nuance,  c'est  que  l'œil  du  maître 
a  passé  sa  revue.  Je  devine  l'objection  et  vais  au  devant;  on  dira  :  «  Ces 
qualités  mêmes  dont  vous  nous  parlez  impliquent  un.e  sorte  de  critique  ; 
un  pareil  homme  n'est  pas  un  directeur  de  l'Opéra,  c'est  un  chef  du 
chant.  »  Et  quand  cela  serait, où  serait  le  mal?  Chacun  n'a-t-il  point  une 
spécialité  quelconque  en  dehors  des  fonctions  qu'il  exerce?  Diriger  l'O- 
péra est  un  métier  très  complexe,  une  chimie  où  bien  des  élémens  se 
combinent,  et  je  ne  comprendrais  pas  qu'un  peu  ou  même  que  beaucoup 
de  savoir  musical  y  puisse  être  un  si  grand  obstacle.  On  reprochait  à 
M..  Halanzier  de  se  mêler  de  tout,  d'être  à  la  fois  sur  son  navire  com- 
mandant et  maître  calfat;  à  M.  Perrin  d'être  toujours  en  conférence 
particulière  avec  son  costumier.  Ces  quolibets  ont-ils  empêché  M.  Perrin 
et  M.  Halanzier  de  mener  à  souliait  les  affaires  de  notre  Académie 
nationale?  Eripérons  qu'il  en  sera  de  même  pour  M.  Vaucorbeil  et  que 
cht;z  lui  le  musicien  de  talent  et  le  directeur  parviendront  à  vivre  côte 
à  côtïisans  se  nuire.  Force  est  pourtant  de  reconnaîti'e  que  jamais  encore 
lies  imusiciens  de  profession  n'ont  fait  grande  figure  à  la  direction  de 
rOpéra.  Lulli,  qu'on  se  plaît  à  citer,  est  une  exception  comme  Molière, 
et  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  deux  fameux  examples  ne  prouve  qu'on  doive 
aéccssairement  avoir  écrit  Alijs  ou  le  Tartufe  pour  bien  gouverner 
une  troupe  de  chanteurs  ou  de  comédiens.  Laissons  donc  reposer  la 
vieille  histoire  et  contentons-nous  d'interroger  le  passé  contemporain. 
Habeneck  compte  pour  un  musicien  des  plus  expérimentés,  je  suppose. 
Quelle  fut  sa  valeur  comme  directeur  de  l'Opéra  et  quelle  trace  a-t-il 
laissée  de  son  passage?  On  peut  connaître  à  fond  la  question  d'art  sans 
être  soi-même  un  artiste,  et  pour  mettre  à  la  scène  des  opéras  ou  des 
tragédies,  nul  besoin  n'est  d'en  savoir  composer.  Sarette,  qui  fut  un 
admirable  organisateur  du  Conservatoire,  n'écrivait  ni  des  messes  n^ 
des  symphonies,  et,  jusqu'à  ce  que  le  contrante  me  soit  démontré,  je 
.persisterai  dans  celte  conviction  qu'un  laïque  aurait  seul  aujourd'hui 
qualité  pour  reconstituer  notre  grande  École  lyrique. 

Il  n'en  sera  pas  muins  curieux  de  voir  M.  Vaucorbeil  à  la  besogne; 
ce  spectacle  d'un  musicien  dirigeant  a  de  quoi  piquer  l'intérêt  des 


REVUE   MUSICALE.  455 

amateurs.  11  doit  y  avoir  plimsd'im^  type:  dans  la  manière'  d'administrer  le 
théâtre  de  l'Opérai,  et  c'est  en  somme  quelque  chose  de  beaucoup, 
plus  divers  que  ne  se  l'imaginent  les  gens  qui  ne  sont  jamais  sortis  de 
Paris.  Voici  tantôt  quarante  ans  que  nous  vivons  sous  le  même  régime  r 
d'énormes  ouvrages  in-folio  à  ressorts  archi-eompliqués,  où  l'accessoire 
surabonde  et  d mt  la  mise  en  scène  laborieuse  et  somptueuse  coûte  de 
longs  mois  et  des  sommes  folles,  quatre  ou  cinq  chefs-d'œuvre  invaria- 
blement affichés  à  tour  de  rôle,  et  çî  et  là  quelque  maigre  ballet  pour 
les  abonnés  :  c'est  le  système,  ou  si  vous  aimez  mieux,  la  formule  dui 
docteur  VéroQ,  qui,  depuis  un  demi-siècle  environ,  se  continue  et  que; 
tous  les  directeurs  ont  pratiquée,  qu'ils  se  soient  nommés  ou  se  nom- 
ment Duponchel,  Roqueplan,  Léon  Pillet,  Crosnier,  Royer,  Perrin 
ou  Halanzier.  A  Vienns  et  à  Berlin,  les  choses  se  passent  autrement; 
rien  de  ces  impedimenta,  de  cet  éternel  solennel  qui  nous  encombre; 
on  n'y  met  ni  tant  de  façons,  ni  tant  d'argent.  Les  opéras  nouveaux:  se' 
montent  en  quelques  semaines;  des  reprises,  il  n'y  en  a  jamais,  pour 
ainsi  dire,  tous  les  répertoires  étant  à  Tordre  du  jour,  l'ancien  comme 
le  moderne,  l'italien,  le  français,  comme  l'allemand,  le  classique  comme 
le  romantique  et  le  néo-romantique;  Gluck,  Mozart,  Beetlioven,  Rossiui,. 
Weber,  Halévy,  Meyerbeer,  Hérold,  Méhul,  Auber,  Bellini,  Richard 
Wagner,  Clierubini  :  c'est  la  foire  aux  idées,  et  tandis  qu'à  Paris 
nous  piétinons  surplace,  deux  ans  d'une  pareille  école  vous  forment  un 
homme  à  la  musique.  Et  avec  cela  des  ballets,  de  vrais  ballets,  où  le 
drame  et  la  choré^Taphie  s'entremêlent  pour  la  satisfaction  du  grand! 
public,  et  qui  ne  sont  pas,  comme  chez  nous,  de  simples  intermèdes, 
n'ayant  d'autre  objet  que  celui  de  complaire  à  quelques  abonnés  ou 
d'occuper  la  muse  errante  des  symphonistes  sans  emploi. 

Je  ne  sais,  mais  je  me  figure  que  M.  Vaucorbeil  trouverait  sa  raison 
d'être  à  l'Opéra  dans  l'application  d'un  tel  régime  :  à  lui  de  montrer  que 
c'est  vraiment  un  avantage  pour  nous  d'avoir  un  musicien  à  la  tête  de 
notre  première  scène  lyrique;  le  public  veut  du  changement,  car  s'il  ne 
s'agissait  que  de  retourner  à  l'ancien  jeu,  pourquoi  tout  ce  remue-mé- 
nage ?  a  Faire  de  l'art,  »  c'est  vite  dit  ;  commençons  par  faire  une  troupe 
et  soyons  modeste  assez  surtout  pour  ne  pas  publier  à  son  de  trompe 
celle  que  nous  avenus  et  qui  ne  saurait  valoir  qu'à  titre  provisoire;  ne 
comptons  pas  sur  les  annonces  de  ce  genre  pour  rassurer  le  public 
dont  une  période  de  transition  trop  prolongée  irrite  les  nerfs.  C'est 
déjà  un  tort  d'avoir  devancé  l'heure  de  l'entrée  en  fonctions.  11  fallait 
permettre  à  M.  Halanzier  d'achever  son  temps  et  n'arriver  au  combat 
qu'en  novembre,  mais  alors  bien  accompagné  de  fraîches  recrues  et 
sans  fausses  manœuvres.  Le  public  n'a  point  ces  trésors  d'indulgence 
qu'on  lui  suppose  bénévolement.  Quand  vous  nous  dites  :  Ceci  ou  cela 
n3  cOiiipte  pas,  attendez  que  ma  gestion  commence,  nous  vous  répon- 


456  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dons  :  Pourquoi  vous-même  n'avoir  pas  attendu  et  lever  ainsi  le  rideau 
sur  un  prologue?  Au  théâtre,  il  n'y  a  rien  d'indifférent,  et  prêcher  le 
contraire  serait  prendre  au  sérieux  cette  plaisanterie  de  Dugazon  tra- 
çant avec  de  la  craie  un  rond  sur  la  poitrine  de  son  gros  camarade  et 
lui  disant  avant  de  le  viser  que  toute  balle  qui  l'atteindrait  en  dehors 
du  cercle  ne  compterait  pas,  L'Opéra  n'est  pas  simplement  une  affaire 
de  luxe,  il  est  dans  la  constitution  de  la  vie  parisienne  et  dans  le  mou- 
vement de  gravitation  qui  s'opère  autour  de  nous  un  objet  de  première 
nécessité  :  raison  de  plus  pour  regretter  que  M.  Jules  Ferry  n'ait  pas 
compris  l'iniportance  de  la  question.  Faire  grande  chère  avec  peu  d'ar- 
gent est  un  précepte  d'Harpagon  qui  ne  s'applique  point  à  notre  Aca- 
démie nationale  de  musique.  Cette  augmentation  de  quatre  cent  mille 
francs,  devenue  indispensable  au  fonctionnement  régulier  dans  la  nou- 
velle salle,  et  qu'on  ne  se  sent  point  capable  d'obtenir,  la  chambre 
n'attend  peut-être  pour  l'accorder  que  de  se  trouver  en  présence  d'un 
ministre  des  beaux-arts  informé  et  compétent;  autrement,  il  ne  nous 
resterait  qu'à  nous  arranger  tant  bien  que  mal  d'un  Opéra  au  rabais  et 
qu'à  se  laisser  aller  tout  doucement  sur  cette  pente  de  la  décadence 
que  M.  Renan  nous  indique  du  doigt  dans  son  aristophanesque  lifaci- 
mento  de  la  Tempête  de  Shakspeare. 

D'après  un  bruit  qui  se  répand  et  qui,  nous  l'espérons  bien,  sera 
démenti ,  on  formerait  le  projet  de  représenter  prochainement  le 
Lohengrin  de  M.  Richard  Wagner.  M*""  Nilsson,  en  ce  moment  dans  nos 
murs,  rentrerait  par  le  rôle  d'Eisa,  qui  lui  a  valu  des  succès  à  l'étran- 
ger, et  ce  serait  pour  la  nouvelle  administration  une  manière  d'affirmer 
son  existence.  Le  public  commence  à  trouver  en  effet  que  voilà  déjà 
trop  de  proléc;omènes,  et  sa  patience  n'irait  point  jusqu'à  souffrir  qu'on 
prolongeât  davantage  l'ère  des  tâtonnemens  et  des  débuts  à  l'essai. 
Une  scène  telle  que  l'Opéra  exige  plus  d'égards,  et  le  monument  de 
M.  Charles  Garnier  ne  saurait  êire  une  sorte  de  colombier  banal  à 
l'usage  des  pigeons  voyageurs  en  quête  d'un  perchoir  pour  la  nuit. 
Que  penser  en  outre  de  ces  querelles  d'intérieur  dont  on  nous  entre- 
tient à  satiété,  comme  si,  l'intérêt  n'étant  plus  à  ce  qui  se  passe  sur  le 
théâtre,  il  fallait  absolument  jeter  en  pâture  à  la  curiosité  les  moindres 
incitions  domestiques?  Est-ce  que  si  les  beaux-arts  étaient  administrés,, 
le  monde  aurait  à  s'occuper  de  ces  controverses  entre  un  directeur  et 
son  baryton?  Le  malheur  veut  que  l'autorité  ne  soit  nulle  part,  ou  que, 
si  elle  existe,  elle  se  dérobe.  Pour  revenir  à  cette  mise  à  la  scène  de 
Lohengrin,  il  ne  nous  semble  pas  qu'une  idée  pareille  doive  être  prise 
au  sérieux.  Que  le  poème  soit  grotesque  et  courût  risque  d'obtenir  dès 
l'introduction  un  succès  de  fou  rire,  il  n'y  aurait  point  encore  là  peut- 
être  de  quoi  trop  se  décourager,  car  la  musique  a  par  instans  des 
morceaux  d'un  ordre  supérieur  qui,   l'exécution  aidant,  réussiraient 


REVUE    MUSICALE.  ^57 

à  conjurer  une  catastrophe;  mais,  dès  qu'on  parle  de  transporter 
Lohengrin  sur  notre  première  scène,  la  question  se  déplace.  Il  ne  s'agit 
plus  alors  ni  d'une  pièce  inepte,  ni  d'une  partition  plus  ou  moins 
sillonnée  d'éclairs  dans  sa  nuit,  nous  nous  trouvons  en  présence 
de  la  personne  même  de  l'auteur.  Quelle  que  soit  la  tolérance  qu'on 
professe  en  matière  d'esprit  national ,  —  cette  tolérance  dût-elle  aller 
jusqu'au  scepticisme,  — il  y  a  cependant  des  outrages  qui  ne  s'oublient 
pas. 

Voici  tantôt  quinze  ans  que  M.  Richard  Wagner  use  son  encre  à  libeller 
des  infamies  contre  la  France.  Il  semble  que,  pour  sa  haine  acharnée 
et  venimeuse,  chaque  heure  passée  sans  nous  insulter  soit  une  heure 
perdue;  pas  une  de  nos  gloires  musicales  ou  littéraires  qu'il  n'ait  vili- 
pendée, nos  anciens  maîtres  comme  les  modernes  ;  il  a  des  expectora- 
tions de  cricheteur  pour  tout  le  monde,  et  c'est  à  l'œuvre  d'un  pareil 
homme  qu'on  oserdit  faire  les  honneurs  de  l'Opéra,  c'est  à  son  profit 
■qu'on  emploierait  l'argent  de  la  France!  Sommes-nous  donc  si  pauvres? 
n'avons-nous  parmi  nous  personne  à  qui  nous  adresser,  et  quand  cela 
serait,  faudrait-il,  parmi  tant  d'étrangers,  s'adresser  à  celui  qui  nous 
hait  et  le  choisir  de  préférence  à  tel  autre  qui  nous  aime  et  qui  de  plus, 
—  Verdi,  par  exemple,  —  a  du  génie?  Eh  quoi!  vous  avez  sous  la  main 
des  musiciens  qui  n'attendent  que  votre  bon  plaisir,  et  vous  les  écar- 
teriez pour  ouvrir  la  porte  à  cet  intrus,  et  Lohengrin  mènerait  sa  fête 
dans  le  temple,  tandis  qu'au  dehors  le  Sigurd  de  M.  Reyer  coniinuerait 
à  battre  la  semelle  sur  l'asphalte  et  qu'on  distribuerait  à  nos  sympho- 
nistes des  scinarios  de  ballet  pour  leur  faire  prendre  patience,  et, 
comme  on  dit,  pour  tromper  leur  faim?  Sans  appeler  la  proscription 
sur  les  œuvres  d'un  maître,  il  doit  être  pourtant  permis  de  protester 
d'avance  contre  une  entreprise  dont  le  moindre  inconvénient  serait 
de  détourner  notre  premier  the'âtre  de  sa  voie  nationale.  Les  gens 
que  cet  art  réjouit  n'ont  qu'à  se  rendre  aux  concerts  Pasdeloup;  là, 
règne  et  gouverne  un  chef  d'orchestre  convaincu,  qui,  plutôt  que  de 
pactiser  avec  les  récalcitrans,  commence  par  leur  passer  son  archet  à 
travers  le  ventre,  sauf  à  les  achever  ensuite  au  moyen  d'une  seconde 
décharge  de  la  même  artillerie.  Mais  jamais  on  ne  nous  fera  croire 
qu'un  directeur  de  l'Opéra  se  puisse  imaginer  que  la  chambre  lui  vote 
une  subvention  de  huit  cent  mille  francs  à  cette  fin  de  procurer  des 
satisfactions  d'amour-propre  au  pire  de  nos  ennemis. 

Il  n'est  question  depuis  quelque  temps  que  de  fL)nder  un  opéra  popu- 
laire. L'heure  en  effet  serait  des  mieux  choisies  pour  rendre  accessible 
aux  classes  laborieuses  un  spectacle  jusqu'à  présent  réservé  aux  seuls 
privilégiés.  Les  sociétés  orphéoniques,  les  concerts  Colonne,  Danbé, 
Pasdeloup,  ont  commencé  l'éducation,  le  théâtre  la  complétera,  et  voyez 
€e  que  peut  l'initiative  individuelle,  fût-ce  la  plus  bornée  en  ses  moyens. 


,aSB  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Pendant  que  les  commissions  délibèrent  en  permanence  et  que  M.  Tur- 
quet  commande  des  rapports  à  tous  les  passans,  ume  troupe  quelconque 
s'installe  au  iChâteau-d'Eau  sous  la  direction  improvisée  d'un  ancien 
ténor  de  l'Opéra-Comique;  point  de  fracas,  pas  une  annonce;  qui  d'ail- 
leurs afficherait-on  en  vedette  pour  l'attraction?  Nous  n'avons  ni  Lam- 
bert, ni  Molière,  notre  Mlsson  s'appelle  M"^  Séveste,<et  notre  Frezzolini 
a  nom  Alice  Lutscher,  pour  ténors  nous  avons  notre  imprésario,  M.  Le- 
roy, et  M.  iMichot,  un  vieux  de  la  vieille.  Rien  de  plus  modeste  que 
cette  troupe  de  voyage,  mais  aussi  rien  de  mieux  en  train  et  de  plus 
digne'd'intérêt.  Ces  braves  gens  ne  demandent  qu'à  prouver  leur  zèle, 
et  le  public  met  à  les  récompenser  une  volonté  toute  réjouissante.  Ils 
nous  ont  donné  d'abord  le  Barbier  de  Rossini,  très  convenablement  exé- 
cuté; ensuite  est  vinue  Martha,  puis  Lucie  de  Lan:mermoor  ;  en  trois 
étapes,  les  voili  déjà  qui  touchent  au  grand  re'pertoire,  et  leursuccès  ne 
fait  que  grandir,  et  chaque  soir  leur  salle  est  pleine,  et  l'Opéra  populaire 
est  trouvé;  sans  remuer  ciel  et  terre,  en  ne  s'aidant  que  de  leur  'cou- 
rage, ils  ont  résolu  le  problème.  Pendant  que  les  fortes  têtes  du  gouver- 
nement discutaient  sur  le  mouvement,  ils  ont  marché.  Maintenant 
l'exemple  est  donné,  et  quand  on  parlera  de  privilèges  et  de  subven- 
tions à  distribuer,  nous  savons  avec  qui  on  devra  compter.  Le  fera-t-on? 
Hélas!  comment  s'y  fier,  et  qu'est-ce  q^e  d'avoir  mérité  et  fourni  toutes 
les  garanties,  si  vous  ne  pouvez,  comme  L'Intimé  des  Plaideurs,  crier 
d'en  bas  à  ceux  qui  sont  en  haut  : 

Monsieur,  je  suis  bâtard  ide  votre  apotihicairc! 

Celui-ci  ou  celui-là,  peu  importe;  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  y 
a  quelque  chose  à  faire.  Il  ne  faut  plus  qu'en  parlant  des  chefs-d'œuvre 
de  l'art  dramatique  musical  on  puisse  dire  :  «  C'est  du  caviar  pour  le 
peuple.  »  En  même  temps  que  le  bien-être  des  classes  inférieures  va 
s'augmentant,  leur  éducation  doit  aussi  progresser,  et  puisque,  grâce  aux 
bouillons  Duval,  il  y  a  de  la  soupe  et  du  bœuf  pour  l'alimentation  du 
corps,  je  ne  vois  pas  pourquoi,  sous  forme  d'un  opéra  de  Rossini,  d'Âu- 
ber,  dHalévy,  de  Meyerbeer  et  de  Weber,  il  n'y  aurait  pas  du  caviar 
pour  toutes  les  intelligences.  Plus  de  ces  représentations  à  prix  réduits 
qui  ressemblent  à  des  aumônes  et  sont  des  offenses  à  la  dignité  d'un 
peuple  libre,  plus  de  ces  spectacles  gratis  qui  ne  sont  que  des  réminis- 
cences du  Panem  el  circenses,  vieux  restes  de  l'abrutissant  césarisme. 
Mais  s'il  est  d'un  bon  exemple  que  chacun  paie  sa  place,  encore  con- 
vient-il que  les  prix  du  bureau  soient  abordables.  Qui  dit  Opéra  popu- 
laire dit  un  théâtre  où,  pour  une  minime  rétribution,  tous  les  chefsr- 
d'œuvre  de  nos  deux  principales  scènes  lyriques  pourront  être,  à  tour 
4e  rôle,  incessamment  passés  en  revue;  et  remarquez  que  nous  parlons 


REVUE   MUSICALE.  ii59 

ici  de  la  fleur  du  panier  et  non  du  rebut,  et  que  jam  ais  l'idée  ne  nous 
viendrait  d'aller  exhumer  certaines  momies  du  sein  de  leurs  légi- 
times catacombes;  si  l'on  tient  à  ce' qu'il  soit  question  d'Halévy,  qu'on 
prenne  la  Juive,  l'Éclair  ou  Charles  VI,  m^ais  Guidoet  Ginevra!  Quel  skogur 
lier  goût!  Dédoublez  le  Théâtre-Français,  vous  avez  l'Odéon,  qui  joue 
également  Ite  répertoire  et  forme  des  auteurs  et  des  comédiens  dont  pro- 
fite ensuite  la  maison  mère.  Pour  qu'un  Opéra  populaire  se  constitue,  il 
faut  ainsi  qu-e  des  rapports  mutuels  s'établissent  entre  lui,  l'Académie 
nationa'e  et  FOpéra-CoT.ique.  L'Académie  nationale  donne  oui  prête  la 
Muette, Robert  le  Diable,  Guillaume  Tell;  TOpéra-Gomique  donneou  prête 
la  Dame  blanche,  Fra  Diavolo,  le  Maçon,  Zampa,  le  Pré~aux-Clercs^  et 
l'Opéra  populaire,  en  retour  de  ces  riches  cadeaux  met  à  la  disposition 
des  deux  scènes  suzeraines  tous  les  succès,  tous  les  produits  de  son  ter- 
roir. Le  Faust  de  M.  Gounod  peut  n'être  point  un  grand  chef-d'œuvre, 
mais  c'est  incontestablement  un  grand  succès  que  le  Théâtre-Lyrique  a 
fait  pousser  et  dont  l'Acade'mie  nationale  rt^cneille  depuis  quinze  ans  les 
bénéfices.  Il  en  sera  de  même  d'un  Opéra  populaire  qui,  n'en  doutons  pas, 
une  fois  bien  établi  dans  son  domaine,  saura  payer  à,  qui  de  droit  ses  rede- 
vances. Il  se  peut  qu'à  l'heure  où  j'écris,  il  n'y  ait  là  qu'un  rêve  bon  à 
faire  sourire  de  pitié  les  afjicionados  de  l' Assommoir  et  de  la  Petite  Macle-' 
moiselie,  mais  ce  rêve,  un  peu  plus  tôt  un  peu  plus  tard,  s'accomplira, 
il  s'accomplirait  même  tout  de  suite  avec  un  peu  de  bonne  volonté 
de  la  part  du  gouvernement,  et  pas  ne  serait  besoin  d'aller  chercher 
l'organisateur.  Le  sujet  qui  nous  occupe  a  fait  l'étude  d'un  artiste 
de  talent  et  d'expérience.  M.  Obin,  Tancien  chanteur  de  l'Opéra  que 
tout  le  monde  connaîti,  ne  s'est  point  contenlé  de  disserter  sur  ce 
thème,  il  l'a  creusé  et  développé  jusqu'à  en  extraire  tout  un  pro- 
gramme des  mieux  pensés  et  des  plus  pratiques.  Sa  paraphrase  rédi- 
gée, ses  conclusions  déduites,  ses  comptes  établis,  il  a  communiqué 
le  document  à  ceux  qui  devaient  naturellement  s'y  intéresser.  Ehbi«aai, 
que  croirez-vous?  Personne  n'y  a  pris  g?irde  et  quand  le  ministre  vou- 
dra donner  un  directeur  subventionné  à  l'Opéra  populaire,  M.  Obin  ne 
sera  seulement  pas  consulté.  Mais  quelle  administration  des  beaux-arts 
avons-nous  donc?  Un  artiste  capable,  informé  s'il  en  fut,  se  présente, 
offre  ses  services,  on  reconduit;  bien  plus,  il  s'agit  de  s'attacher  un 
maître  dans  la  science  de  la  mise  en  scène  et  de  la  déclamation  lyri- 
ques, on  a  sous  la  main  un  ancien  pensionnaire  du  théâtre,  l'héritier 
immédiat  de  la  grande  tradition  des  Dérivis,  des  Nourrit  et  des  Levas- 
seur,  professeur  lui-même  au  Conservatoire,  qui  va-t-on  prendre?  Un 
comédien  du  Théâtre-Français.  Ce  n'est  certes  pas  nous  qui  voudrions 
méconnaître  l'esprit  et  les  talens  de  M.  Régnier;  nous  l'avons  vu 
naguère  remplissant,  rue  Richelieu,  des  fonctions  du  même  genre,  mais 
alors  tout  à  fait  appropriées  à  son  aptitude.  Ici,  nous  ne  sommes  plus 


560  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  la  maison  de  Molière  et  la  théorie  devient  autre.  La  langue  que 
parlent  Gluck  et  Mozart,  Rossini  et  Meyerbeer,  n'a  rien  de  commun 
avec  ia  langue  de  Corneille,  de  Racine  et  de  Victor  Hugo.  Un  récitatif  ne 
se  déclame  pas  comme  une  tirade,  et  M.  Samson  qui  insufflait  si 
merveilleusement  à  Rachel  les  imprécations  de  Camille,  le  fameux 
Samson  lui-même  y  perdrait  sa  peine.  A  l'Opéra,  la  musique  gouverne 
tout;  l'accord  frappé  commande  le  geste  qui  pour  s'imposer  à  cette 
salle  immense,  pour  agir  par-dessus  l'orchestre  et  les  chœurs  et  do- 
miner tout  ce  formidable  spectacle,  doit  avoir  une  amplitude,  une 
envergure  dont  la  pratique  des  planches  du  Théâtre  Français  ne  sau- 
rait donner  la  moindre  idée.  Entre  l'orchestre  et  le  personnage 
règne  un  continuel  rapport  de  va-et-vient;  l'orchestre,  sous  forme 
de  prélude  et  d'accompagnement,  annonçant,  commentant  le  person- 
nage et  celui-ci  l'oreille  tendue  vers  l'orchestre,  ne  perdant  pas  une 
note  du  commentaire,  y  conformant  ses  inflexions  de  voix  et  sa  mi- 
mique, en  un  mot  se  l'assimilant.  Et  maintenant,  je  le  demande, 
est-ce  sur  les  indications  quelconques  d'un  librelto  que  vous  réglerez 
votre  leçon  de  déclamation  lyrique,  et  si  vous  n'êtes  musicien  quels 
services  pouvez-vous  rendre  ?  Je  sais  tout  ce  que  vaut  M.  Régnit-r  comme 
information  littéraire  et  ne  lui  reproche  que  de  ne  pas  être  ou  de  ne 
plus  être  à  sa  vraie  place.  Que  dirait-il  lui-même  en  voyant  aujourd'hui 
M.  Perrin  appeler  au  Théâtre-Français  pour  le  charger  de  la  direction 
des  études  un  baryton  de  l'Opéra,  M.  Obin  par  exemple^?  The  right 
man  in  the  right  place  :  mettre  en  pratique  ce  proverbe  semble  la 
chose  la  plus  simple  du  monde,  dans  les  autres  pays  peut-être,  chez 
nous  point.  Quant  à  l'Opéra  populaire,  on  en  pourra  retarder  et  com- 
promettre le  succès,  mais  toutes  les  combinaisons  maladroites  ne  l'em- 
pêcheront pas  de  s'implanter,  car  il  est  dans  l'esprit  du  temps  :  Sinite 
parvulos  ventre  ad  me,  a  dit  quelqu'un  dont  la  parole  compte  pour 
quelque  chose,  et  dans  le  mouvement  d'instruction  universelle  qui 
s'annonce,  civiliser,  évangéliser  les  masses  au  nom  de  Mozart,  de  Bee- 
thoven, de  Méhtil,  de  Rossini,  d'Auber,  de  Boïeldieu  et  de  Meyerbeer  ne 
serait  point  après  tout  une  invention  si  chimérique. 

F.  DE  Lagenevais. 


CHKONIQUË   DE   LA   QUINZAINE 


14  septembre  1879. 


Dans  ce  vide  des  vacances  où  tourbillonnent  les  incidens  éphémères 
et  les  manifestations  factices,  ce  qu'il  y  aurait  de  mieux  à  faire,  ce 
serait  de  profiter  de  ces  joui  s  de  repos  pour  s'interroger  sincèrement, 
pour  étudier  le  pays,  pour  se  rendre  compte  des  fautes  qui  ont  déjà  été 
commises  aussi  bien  que  des  fautes  qu'on  peut  commettre  encore  et 
qui  pourraient  être  évitées.  Ce  qu'il  y  aurait  surtout  de  sage  et  d'utile 
pour  le  bien  commun,  ce  serait  de  s'arrêter  à  cp  premier  phénomène  de 
notre  situation  morale  et  politique,  à  cette  sorte  de  contradiction  qui 
éclate  à  tout  propos  et  que  les  esprits  irréfléchis  peuvent  seuls  mécon- 
naître. 

Certainement  la  France  est  en  possession  aujourd'hui  d'institutions 
qui  ont  passé  par  toutes  les  épreuves,  qui  ne  sont  plus  sérieusement 
contestées,  La  république  existe,  elle  a  son  organisation,  ses  pouvoirs, 
ses  représentations  de  toute  sorte,  qui  suffisent  à  la  marche  régulière 
des  affaires  nationales.  Elle  a  pour  elle  aujourd'hui,  comme  hier,  tout 
ce  qui  peut  légitimer  un  régime,  le  vote  populaire,  une  certaine  néces- 
sité des  choses,  l'impossibilité  de  tous  les  autres  régimes,  et  s'il  y  a 
eu  depuis  quelques  mois  bon  nombre  de  fautes  commises  à  l'abri  de 
son  nom,  il  est  prouvé  aussi  qu'elle  peut  assurer  la  paix  au  pays.  Le 
calme  du  moment  l'atteste.  Tout  le  monde  est  absent.  M.  le  président 
de  la  république  se  repose  bourgeoisement  dans  sa  maison  de  IVlont- 
sous-Vaudrey ,  au  fond  du  Jura.  M.  le  ministre  de  la  guerre  visite  les 
fortifications  nouvelles  de  nos  frontières.  M.  le  ministre  de  la  justice 
et  M.  le  ministre  de  l'intérieur  voyagent  sur  le  lac  de  Gôme  et  sont 
salués,  nous  dit-on,  du  feu  des  coulevrines  italiennes  dérouillées  en  leur 
honneur,  M.  le  ministre  des  travaux  publics  est  encore  dans  la  Gironde. 
C'est  à  peine  s'il  y  a  un  jour  ou  l'autre  à  Paris  quelques  représentans 
du  gouvernement  qui  passent  sans  bruit,  et  malgré  tout  il  n'y  a  nulle 
part,  d'un  bout  à  l'autre  de  la  France,  un  signe  d'agitation  sérieuse,  à 


Zi62  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

part  quelques  excentricités  dont  le  retour  des  amnistiés  a  été  l'occasion 
et  qui  restent  sans  écho.  Bref,  la  république  en  est  venue  à  n'être 
plus  par  elle-même,  par  son  nom,  par  son  principe,  une  incessante 
menace.  C'est  un  fait,  c'est  un  des  aspects  de  la  situation.  Et  cepen- 
dant, quelles  que  soient  ces  apparences  favorables,  qu'on  ne  s'y  trompe 
pas,  il  y  a  un  autre  fait  qui  n'est  pas  moins  frappant,  c'est  que  la 
confiance  est  loin  d'être  entière  et  sans  mélange.  En  dehors  des  satis- 
faits de  vocation,  d'intérêt  ou  d'amour-propre,  qui  forment  le  troupeau 
de  tous  les  régimes,  il  y  a  la  France,  il  y  a  tous  ceux  qui  ne  se  paient 
point  de  mots  ou  de  banales  illusions,  qui,  dans  l'indépendance  de 
leur  raison  ou  de  leur  instinct,  gardent  le  souci  persistant  du  lende- 
main. Assurément,  quoi  qu'on  en  dise,  ce  n'est  pas  de  l'hostilité;  on 
ne  se  méfie  pas  des  intention^,  on  accepte  le  présent  pour  ce  qu'il  est, 
avec  la  tranquillité  qu'il  assure.  On  sait  que  l'honnêteté  est  au  premier 
poste  de  l'état,  que  la  bonne  volonté  et  l'esprit  de  modération  sont  chez 
les  principaux  membres  du  gouvernement,  que,  dans  leur  ensemble, 
malgré  des  entraînemens  ou  des  méprises  toujours  possibles,  les  chann- 
bres  elles-mêmes  ne  dépasseraient  pas  certaines  limites.  On  le  sait,  on 
le  croit.  Au  premier  incident  qui  éclate,  le  sentiment  de  Tmcertitude 
n'est  pas  moins  prompt  à  se  réveiller.  La  confiance,  peu,t-être  prête  à 
naître,  est  tout  à  coup  paralysée  ou  refoulée;  avant  de  croire  complète- 
ment à  l'avenir,  à  la  durée,  on  hésite,  on  attend  une  expérience  plus 
prolongée  et  plus  décisive.  Voilà  la  contradiction  faite  pour  donner  à 
réflécliir  :  elle  ne  s'explique  nullement  par  le  travail  des  propagandes 
ennemies. 

Le  secret  de  cette  contradiction  des  choses,  de  ces  perplexités  d'opi- 
nion est  bien  simple,  et  il  ne  s'agit  nullement  ici  de  faire  de  vu'gaires 
querelles  à  un  gouvernement  nouveau,  dont  le-  rôle  est  assez,  difficile. 
Le  secret  des  complications  morales  et  politiques  du  moment,  c'est  qu'à 
coté  de  cette  république  qui  existe,  qui  est  acceptée  avec  les  garaar 
lies  dont  elle  est  entourée,  avec  le  caractère  qui  lui  a  été  imprimé,,  il 
y  a  tout  un  travail  pour  la  dénaturer  par  des  passions  et  des  excès  de 
parti,  pour  lui  donner  une  autre  figure,  une  autre  signification,  une 
autre  direction.  Le  secrftt  des  défiances  inquiètes  q,ui  se  manifestent 
encore  souvent,  il  est  dans  les  confusions  de  majorité,  dans  les  oscilla- 
tions de  conduite,  dans  l'hésitation  à  dégager  et  à  affîriiier  la  politique 
du  régime  nouveau,  dans  des  concessions  ou  des  complaisances  qu'on 
croit  quelquefois  nécessaires  etqui  ne  font  queprolonger  une  dangereuse 
équivoque.  Exemple  :  le  conseil  municipal  d'une  grande  ville  décide 
qu'il  faut  célébrer  une  fête,  nationale  ou  communale  le  21  septembre 
en  commémoration,  de  la  république  de  1792.  Il  y  a  un  mois,  c'était  le 
10  août,,  maintenant  c'est  le  21  septembre  qu'il  faut  célébrer;  M.  le  mi- 
nistre de  l'intérieur  se  borne  à  signifier  que  «  le  conseil  a  empiété  sur 
les  pouvoirs  publics  »,  et  que,  de  plus  «  le  programme  soulève  une 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  Û63 

deuxième  question  qui  relève  du  ministre  de  la  guerre.  »  Eh  bien!  non 
ce  n'est  là  qu'une  défaite  inutile,  il  y  a  une  autre  raison.  La  république 
d'aujourd'iiui  n'a  point  d'anniversaire  à  célébrer  le  21  septembre,  elle 
ne  se  rattache  point  à  des  événemens  qui  sont  relégués  dans  l'histoire; 
elle  n'a  rien  de  commun,  ni  avec  la  république  de  1792,  née  sous 
l'ombre  sinistre  des  journées  de  septembre,  ni  avec  l'explosioai  san- 
glante du  10  août.  Elle  est  née  de  circonstances  toutes  nouvelles,  dans 
des  conditions  prcrpres  à  notre  temps.  Pourquoi  donc  M.  le  préfet  du 
Rhône  se  croit-il  obligé  de  déclarer  qu'il  n'a  «  jamais  protesté  contre 
la  date  choisie  ?  »  Pourquoi  M-  le  ministre  de  l'intérieur  lui-même  se 
croit-il  tenu  de  «remercier  le  conseil  de  Lyon  de  l'esprit  qui  l'a  guidé?  » 
L'esprit  qui  l'a  guidé,  c'est  de  réhabiliter  des  souvenirs  qui  ont  toujours 
compromis  la  république  en  France,  qui  la  rendraient  éternellement 
suspecte  aux  âmes  libérales.  Est-ce  en  faisant  les  bonneurs  d'un  com  - 
pliment  au  conseil  municipal  de  Lyon  sur  le  choix  de  ses  anniversaires 
républicains  qu'on  croit  dissiper  les  doutes  sur  la  vraie  politique,  sur 
le  caractère  de  la  république  nouvelle  ? 

Le  conseil  municipal  de  Paris,  lui  aussi,  est  républicain  à  la  manière 
du  conseil  municipal  de  Lyon.  Gomme  celui-ci,  et  guidé  par  le  même 
esprit,  il  aurait  sûrement  ses  anniversaires  à  célébrer,  ses  fêtes  civi- 
ques à  proposer;  il  chômerait  dans  les  grands  jours,  le  21  septembre 
comme  le  10  août.  Ces  derniers  mois,  faute  de  mieux,  il  a  mis  son  zèle 
républicain  à  cette  révolution  des  noms  de  rues  qui  a  fini  par  prêter  à 
rire,  qui  a  été  quelque  peu  déconcertée  par  l'ironie  universelle,  et  M.  le 
préfet  de  la  Seine  a  cru  devoir  tout  récemment  raconter,  consacrer 
cette  entreprise  héroï-comique  dans  un  morceau  de  littérature  admi- 
nistrative dont  le  dernier  mot  pourrait  bien  être  :  «  Ah  I  ne  me  brouillez 
pas  avec...  le  conseil  municipal  !  » 

M,  le  préfet  de  la  Seine  a  sûrement  fait  ce  qu'il  a  pu  pour  tempérer 
cette  manie  de  changement,  pour  mettre  quelques  bornes  à  cette 
révision  impatiente  des  étiquettes  des  rues,  pour  sauver  au  moins  cer- 
tains noms  déjà  condamnés.  Il  a  fait  des  suppressions,  des  additions, 
des  concessions,  des  confusions  1  Malheureusement,  si  le  rapport  qu'il 
a  cru  devoir  publier  est  le  témoignage  de  ses  bonnes  intentions,  c'est 
aussi  une  preuve  nouvelie  de  ce  qu'a  toujours  d'excessif  ou  de  ridicule 
cet  envahissement  de  l'esprit  de  parti  dans  les  choses  les  plus  modestes 
de  la  vie,  dans  une  simple  affaire  de  voirie.  Qu'on  eût  tenu  à  effacer 
certains  noms  d'une  signification  purement  dynastique  ou  personnelle, 
ce  n'était  pas  bien  nécessaire  à  la  santé  delà  république,  — cela  se  com- 
prenait encore.  Au  delà,  M.  le  préfet  nous  permettra  de  croire  que  pour 
un  administrateur  il  a  fait  une  œuvre  peu  sérieuse,  et  que  pour  un 
homme  de  goût,  il  n'est  pas  toujours  bien  inspiré.  M.  le  préfet  et  son 
conseil  ne  sont  pas  heureux,  particulièrement  quand  ils  touchent  à  des 
noms  littéraires.  Ils  exagèrent  les  uns,  ils  semblent  ignorer  ou  ils  omet- 


àôh         '  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tent  systématiquement  les  autres.  Ils  font  des  rapprocheraens  qu'ils 
croient  spirituels  et  qui  ne  sont  que  baroques,  comme  ce  rapproche- 
ment de  Saint-Simon  et  de  Paul-Louis  Courier.  Ils  biffent  d'un  trait  de 
plume,  avec  de  gros  mots,  Fontanes,  qui  fut  un  lettré  supérieur  et  que 
M.  Jules  Ferry  aurait  dû  défendre,  ne  fût-ce  que  pour  faire  honorer  en 
lui  le  premier  grand  maître  de  l'Université.  M.  le  préfet  de  la  Seine  a 
pu,  il  est  vrai,  sauver  quelques  noms,  même  celui  de  M.  HausSmann 
et  aussi  le  nom  de  Cambacérès,  et  le  nom  de  Bonaparte!  C'est  sa  grande 
victoire,  —  il  ne  l'a  pas  gagnée  sans  plaider  avec  bien  de  l'humilité  les 
circonstances  atténuantes,  et  sans  payer  rançon  d'un  autre  côté  en  déco- 
rant une  grande  avenue  de  l'illustration  «  éminemment  démocratique 
et  populaire  »  de  Ledru-Roliin.  M.  le  préfet  de  la  Seine  peut-il  nous 
dire  en  quoi  M.  Ledru-Rollin  s'est  illustré,  quelle  trace  il  a  laissée  dans 
l'histoire  sérieuse  soit  comme  politique,  soit  même  comme  orateur? 
—  N'importe,  M.  Thiers  est  oublié;  M.  Ledru-Rollin  est  un  fétiche  du 
culte!  Il  faut  bien  plaire  au  conseil  municipal  et  le  a  remercier  de 
l'esprit  qui  l'a  guidé.  »  Que  dans  ce  conseil  même  bien  des  membres 
se  fussent  passés  de  ce  ridicule,  c'est  vraisemblable.  Malheureusement 
parmi  ceux-ci  les  uns  interviendraient  inutilement,  les  autres  crain- 
draient de  pa<^ser  pour  tièdes.  Les  modérés  suivent  les  plus  extrêmes, 
M.  le  préfet  de  la  Seine  suit  les  modérés,  et  en  définitive  on  va  toujours 
plus  loin  qu'on  ne  le  voudrait.  C'est  l'inconvénient  de  ces  confusions 
que  les  partis  hostiles  exploitent,  qui  entretiennent  l'incertitude,  qui 
conduisent  l'opinion  à  se  demander  quelle  est  la  république  qui  règne, 
si  c'est  la  république  du  conseil  municipal  de  Paris,  des  énergumènes 
qui  fêtent  le  retour  des  amnistiés  ou  la  république  libérale,  constitu- 
tionnelle, dont  le  gouvernement  est  le  premier  gardien,  dont  il  entend, 
nous  n'en  doutons  pas,   sauvegarder  la  dignité  et  le  caractère. 

Ce  n'est  point  précisément  la  paix  qui  manque  aujourd'hui,  pas  plus 
dans  les  autres  contrées  de  l'Europe  qu'en  France.  Du  moins  le  conti- 
nent n'est  plus  ébranlé  comme  dans  les  dernières  années  par  les  con- 
flits sanglans  et  le  bruit  des   armes  venant  de  l'Orient. 

Le  monde  cependant,  sous  ces  apparences  toutes  pacifiques  du  mo- 
ment, semble  éprouver  d'indéfinissables  malaises  qui,  jusque  dans  cette 
saison  du  repos,  se  manifestent  de  temps  à  autre  par  toute  sorte  d'in- 
cidens  énigmatiques  et  de  signes  bizarres.  Les  relations  sont  confon- 
dues, les  influences  rivales  si  heurtent  dans  l'ombre  ou  dans  le  demi- 
jour  de  rapports  extérieurement  réguliers.  H  y  a  tout  un  mouvement 
dont  le  sens  se  dérobe,  dont  les  suites  sont  encore  plus  inconnue?:.  Les 
plus  grandes  puissances  sont  sorties  des  dernières  crises  avec  des  avan- 
tages sans  doute,  mais  aussi  avec  des  défiances  plus  ou  moins  avouées, 
avec  des  intérêts  gravement  engagés,  avec  le  sentiment  de  profonds 
antagonismes,  qui  s'étendent  jusqu'à  l'extrême  Orient,  et  les  succès 
qu'elles  poursuivent,  qu'elles  ont  cru  atteindre,  ne  laissent  pas  d'être 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  465 

exposés  à  de  cruels  retours.  C'est  ce  qui  arrive  en  ce  moment  même  à 
l'Angleterre.  Lord  Beaconsfield,  avec  sa  confiance  dans  une  fortune  qui 
ne  lui  a  pas  manqué,  jusqu'ici  triomphait,  il  n'y  a  que  quelques  semai- 
nes, en  montrant  dans  ses  discours  le  traité  de  Berlin  en  pleine  exécu- 
tion, la  paix  de  l'Orient  assurée,  la  guerre  de  l'Afghanistan  définitive- 
ment terminée,  la  guerre  des  Zotdous  près  de  finir,  la  politique  de 
l'Angleterre  partout  victorieuse.  Le  bulletin  était  brillant  et  sonnait 
comme  une  fanfare.  Voilà  du  moins  une  partie  du  bulletin  qui  n'est  plus 
vraie.  La  question  de  l'Afghanistan  vient  de  se  raviver  dans  le  sang 
des  envoyés  anglais  massacrés  à  Caboul,  dans  le  feu  d'une  insurrection, 
qui  remet  en  doute  tout  ce  qu'on  croyait  avoir  conquis,  qui  risque 
aussi  de  faire  renaître  le  problème  de  l'équilibre  de  l'Asie  centrale. 

On  ne  peut  certes  méconnaître  que,  par  son  esprit  entreprenant,  lord 
Beaconsfield  n'ait  imprimé  depuis  quelques  années  une  vigoureuse 
impulsion  à  la  politique  extérieure  de  l'Angleterre.  11  a  tenu  à  faire 
seniir  l'action  de  la  Grande-Bretagne  partout  à  la  fois,  dans  l'extrême 
Orient,  en  Afrique  comme  en  Europe.  Il  a  réussi  ou  il  a  paru  réussir; 
il  réussira  vraisemblablement  encoie,  puisqu'il  a  pour  complices  l'or- 
gueil et  les  intérêts  britanniques  engagés  dans  toutes  ces  affaires.  11  n'est 
pas  moins  vrai  que,  dans  ces  derniers  temps,  l'Angleterre  a  eu  deux 
graves  mécomptes,  qui  ont  un  peu  effacé  l'éclat  de  la  prise  de  possession 
de  Chypre  et  qui,  jusqu'à  un  certain  point,  tiennent  à  cette  politique 
d'agitaiion,  de  coups  de  théâtre.  Le  premier  de  ces  mécomptes  a  été 
cette  guerre  avec  les  Zoulous,  qui  n'a  pas  eu  seulement  des  incidens 
douloureux,  qui  a  été  pénible  pour  la  fierté  anglaise  en  montrant  une 
armée  de  la  reine  tenue  en  échec  par  un  petit  roi  barbare,  chef  de 
bandes  sauvages.  La  seconde  et  la  plus  sérieuse  épreuve  est  ce  qui  arrive 
aujourd'hui  dans  l'Afghanistan. 

Le  succès  avait  sans  doute  tout  d'abord  paru  trancher  la  question  et 
justifier  la  politique  ministérielle.  L'Angleterre  avait  habilement  et  vic- 
torieusement conduit  celte  difficile  campagne,  dont  d'anciens  vice-rois 
des  Indes,  entre  autres  loid  Lawrence,  avaient  signalé  les  dangers.  Elle 
avait  conquis  pour  l'empire  indien  ce  que  lord  Beaconsfield  a  appelé  les 
«  frontières  scientifiques,  »  et  par  le  traité  de  Gandamak,  prix  de  ses 
victoires,  elle  pensait  avoir  assuré  les  résultats  essentiels  auxquels  elle 
tenait.  Elle  avait  noué  alliance  avec  un  nouvel  émir,  Yucoub-Khan,  qui 
a  succédé  à  l'ancien  émir  Shere-Ali,  mort  pendant  la  guerre.  Récem- 
ment enfin  elle  avait  établi  une  mission  considérable  à  Caboul,  et  l'en- 
voyé qu'elle  avait  chargé  de  la  représenter,  le  major  sir  Louis Cavagnari, 
semblait  fait  pour  la  mission.  Italien  d'origine,  fils  d'un  officier  de 
Napoléon  et  d'une  mère  irlandaise,  naturalisé  Anglais  et  élève  aux 
écoles  militaires,  le  major  Cavagnari  était  un  de  ces  hommes  comme 
l'Angleterre  en  trouve  souvent  :  soldat  et  diplomate  à  la  fois,  rompu  aux 

TOME  XXXV,  —  1870,  30 


h66  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

;  affaires  asiatiques.  Quoique  jeune  encore,  il  n'avait  pas  quarante  ans, 
il  servait  depuis  longtemps  aux  Indes  et  il  avait  été  souvent  employé 
aux  missions  les  plus  périlleuses,  où  il  avait  toujours  montré  autant  de 
finesse  que  d'imperturbable  audace.  Il  avait  joué  un  des  rôles  les  plus 
actifs  dans  la  dernière  guerre,  et  nul  n'était  mieux  fait  pour  représenter 
l'Angleterre  après  la  victoire  à  Caboul.  Malheureusement  on  n'avait 
pas  compté  avec  la  faiblesse  d'un  prince  nouveau,  transformé  en  vassal 
peut-être  peu  sûr,  avec  le  fanatisme  musulman  irrité  par  la  défaite, 
avec  le  ressentiment  de  populations  belliqueuses.  Le  major  Cavagnari 
n'était  que  depuis  peu  à  Caboul,  où  il  avait  été  reçu  avec  pompe,  lorsque 
des  régimens  afghans  ont  donné  le  signal  d'une  formid.ible  insurrec- 
tion contre  lui,  contre  la  légation  dont  il  était  lechet.  11  s'est  vu  assailli 
dans  sa  demeure  où,  avec  las  hommes  de  sa  mission,  au  nombre  d'une 
soixantaine,  il  a  eu  à  soutenir  un  vrai  siège.  11  paraît  s'être  défendu 
avec  un  héroïsme  désespéré,  puisqu'il  aurait  tué  plus  de  deux  cents 
soldats  afghans.  On  n'a  eu  raison  de  lui  qu'en  mettant  le  feu  à  la  léga- 
tion, et  dans  une  sortie  furieuse  il  a  péri  avec  tous  les  siens.  IJ  ne  s'est 
échappé  que  neuf  cavaliers  de  la  mission,  qui  étaient  absens  pour  le 
moment  et  qui  n'ont  plus  reparu.  A  trente-sept  ans  de  distance,  c'est 
le  renouvellement  d'une  scène  du  même  genre,  de  la  tragédie  du  2  no- 
vembre 1841,  où  un  antre  envoyé  anglais,  sir  Alexander  Burnes,  péris- 
sait également  massacré,  et  ces  événemens  donnent  tristement  raison  à 
ceux  qui  n'ont  cessé  de  blâmer  et  l'expédition  et  l'idée  d'entretenir  une 
mission  permanente  à  Caboul.  Aujourd'hui  le  mal  est  fait,  et  l'Angle- 
terre n'a  plus  même  le  choix  des  résolutions. 

Évidemment  la  première  pensée  devait  être  de  réparer  au  plus  vite 
ce  sanglant  échec,  de  revenir  sur  Caboul,  pour  aller  chercher  une  ven- 
geance exemplaire  de  l'attentat  commis  contre  le  major  Cavagnari  et  le 
nom  britannique.  Déjà  les  généraux  anglais  se  sont  remis  en  mouve- 
ment, des  troupes  nouvelles  vont  les  rejoindre.  Par  le  fait,  c'est  une 
campagne  à  recommencer  :  elle  ne  sera  peut-être  pas  très  aisée,  d'au- 
tant plus  qu'on  ne  sait  ni  ce  qu'est  devenu  l'émir  Yacoub-Khan,  dont  le 
rôle  est  assez  diflicile  à  démêler,  ni  quelle  force  réelle  représentent 
les  régimens  afghans  insurgés,  ni  quelle  extension  a  prise  ou  prendra 
l'insurrection.  D'un  autre  côté,  Tarmée  anglaise,  fort  éprouvée  par  la 
dernière  guerre,  paraît  insuffisamment  munie  pour  une  marche  longue 
et  laborieuse  dans  ces  contrées.  Embarras  et  résistances,  l'Angleterre 
surmontera  tout  sans  doute,  elle  ira  dicter  ses  lois  à  Caboul;  mais  c'est 
ici  que  les  vraies  difTicultés  commencent.  Va-t-on  parler  encore  de  cette 
merveille  des  «  frontières  scientifiques?  »  Maintiondra-t-on  purement 
et  simplement  le  traitij  de  Candamak,  prix  de  la  dernière  guerre?  Sou- 
tiendra-t-on  tunt  bien  que  mal  contre  les  compétitions  et  les  insurrec- 
tions un  émir  devenu  plus  que  jamais  un  impuissant  vassal?  L'Angle- 
lerrQ  dans  ce  cas  reste  livrée  à  toutes  les  incertitudes,  clic  risque  d'avoir 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  fi  67 

toutes  les  charges  de  l'occiipation  de  vive  force  sans  en  avoir  les  avan- 
tages. Ira-t-elle  jusqu'à  l'annexion  complète  et  avouée  de  l'Afghanistan  ? 
Ce  serait  alors  le  commencement  de  complications  bien  autrement 
graves,  ce  serait  la  question  même  des  rapports  de  l'Angleterre  et  de  la 
Russie  dans  l'Asie  centrale.  Lorsque  récemment  les  Russes  ont  engagé  une 
expédition  contre  les  Turcomans-Tekès,  peut-être  avec  l'arrière-pensée 
d'aller  jusqu'à  Merv,  les  Anglais  ont  vu  ces  opérations  avec  ombrage, 
et  ils  ont  été  presque  satisfaits  des  contre-temps  qu'a  éprouvés  derniè- 
rement Texpédition  russe  par  la  mort  du  général  Lazaref.  Les  Russes  ne 
se  réjouissent  pas  sans  doute  du  massacre  de  Caboul,  ils  voient  proba- 
blement avec  philosophie  les  embarras  des  Anglais;  l'annexion  du  ter- 
ritoire afghan  ne  les  laisserait  plus  indifférens,  et  c'est  ainsi  que  sans 
cesse,  sous  toutes  les  formes,  à  propos  de  tout,  reparaissent  ces  ques- 
tions d'antagonisme  et  d'équilibre  qui  troublent  le  monde. 

On  n'a  point  du  reste  besoin  d'aller  si  loin  pour  voir  s'agiter  ces  ques- 
tions :  elles  se  débattent  plus  près  de  nous,  elles  sont  partout,  dans  ces 
conflits  de  plumes,  dans  ces  rivalités  de  chancelleries,  dans  ces  évolu- 
tions de  diplomatie,  dans  ce  trouble  des  plus  vieilles  alliances,  dans 
toutes  ces  dissonances,  ces  confusions  qui  se  manifestent  au  centre  de 
l'Europe  et  qui  déguisent  à  peine  une  situation  vraiment  assez  trou- 
blée. Le  fait  est  que  tout  ce  qui  se  passe  depuis  quelque  temps  en  Al- 
lemagne prend  un  caractère  étrange  et  passablement  énigmalique. 
D'un  côté,  les  journaux  allemands  et  les  journaux  russes  sont  entrés 
tout  à  coup  en  campagne  et  échangent  des  récriminations  passionnées, 
des  défis  acerbes;  ils  n'interrompent  un  instant,  sur  quelque  mot 
d'ordre  de  circonstance,  leurs  polémiques  bruyantes  que  pour  les  re- 
prendre presque  aussitôt  avec  une  vivacité  nouvelle.  Cette  guerre  de 
plume  n'est  point  inspirée,  si  l'on  veut,  elle  peut  être  désavouée  selon 
le  besoin  du  moment;  elle  ne  répond  pas  moins  à  une  antipathie  in- 
time qui  s'est  déclarée  entre  le  chancelier  d'Allemagne  et  le  chancelier 
de  Russie,  qui  n'a  fait  que  s'envenimer  depuis  quelques  années,  surtout 
depuis  le  congrès  de  BerUn  et  qui  n'est  pas  plus  dissimulée  d'ailleurs 
par  le  prince  Gortchakof  que  par  M.  de  Bismarck.  La  rivalité  des  deux 
chanceliers  est  devenue  un  des  élémens  avérés  de  la  politique.  D'un 
autre  côté,  l'empereur  d'Allemagne  et  lempereur  de  Russie  choisissent 
ce  moment  pour  se  donner  de  nouveaux  témoignages  d'affecieuse  cour- 
toisie. L'empereur  Guillaume  a  commencé  par  envoyer  en  plénipoten- 
tiaire intime  le  feld-maréchal  de  Manteufftl  à  Varsovie,  auprès  de  son 
neveu  l'empereur  de  Russie,  et  iM.  de  Manteuffel  ne  pouvait  être  envoyé 
comme  un  simple  chambellan,  il  avait  évidemment  la  mission  de  pré- 
parer l'entrevue  impériale  qui  vient  d'avoir  lieu  à  Alexandrovo,  sur  la 
frontière  russo-allemande.  Les  deux  souverains  se  sont  rencontrés  sans 
autre  suite  que  leur  escorte  militaire,  sans  cortège  civil  ou  diplûma- 
matique. 


ll6S  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Que  faiit-il  conclure  de  tous  ces  faits  qui  se  mêlent,  s'enchevêtrent 
dans  un  écheveau  de  contradictions?  L'empereur  d'Allemagne  et  l'em- 
pereur de  Russie  ont  visiblement  tenu  à  donner  par  leur  entrevue  un 
éclatant  démenti  à  tous  les  mauvais  bruits,  à  bien  montrer  que  leur  in- 
timité était  au-dessus  des  polémiques  de  journaux  et  même  des  que- 
relles de  leurs  chanceliers.  Ils  ont  voulu  prouver  une  fois  de  plus  que 
tant  qu'ils  vivraient  la  paix  entre  l'Allemagne  et  la  Russie  était  assurée, 
l'alliance  des  deux  empires  demeurerait  intacte.  C'est  là,  on  peut  le 
présumer,  la  signification  de  l'entrevue  d'Alexandrovo.  En  dehors  de 
cette  cordialité  personnelle  des  deux  souverains,  cependant,  la  situa- 
tion tout  entière  ne  reste  pas  moins  avec  ses  complications  d'intérêts, 
de  passions  et  d'ambitions.  Il  n'est  point  douteux  qu'en  Russie  le  senti- 
ment national  est  peu  favorable  aux  Allemands.  On  ne  pardonne  pas  à 
l'Allemagne  le  rôle  qu'elle  a  joué  à  certains  momens  de  la  dernière 
guerre,  l'influence  qu'elle  a  eue  sur  le  dénoCiinent,  et  la  politique  com- 
merciale que  vient  d'adopter  M.  de  Bismarck,  en  froissant  les  intérêts 
russes,  n'est  pas  de  nature  à  désarmer  ces  ressentimens.  En  Allemagne 
aussi  on  ne  voit  pas  sans  jalousie  l'extension  de  la  puissance  russe,  et 
c'est  ce  qui  explique  le  soin  qu'a  mis  M.  de  Bismarck,  surtout  dans  ces 
derniers  temps,  à  appuyer  l'Autriche,  à  resserrer  ses  liens  avec  elle.  Il 
atteignait  un  double  but  :  en  engageant  l'Autriche  vers  l'Orient,  il 
opposait  une  puissance  ennemie  ou  rivale  à  la  Russie;  en  poussant 
l'état  autrichien  dans  la  voie  slave,  il  a  compté  peut-être  hâter  le  jour 
où  les  élémens  germaniques  de  l'empire  austro-hongrois  se  détache- 
raient d'eux-mêmes  pour  revenir  à  la  patrie  allemande.  M.  de  Bismarck 
a  seul  le  secret  de  ses  combinaisons;  il  en  poursuit  la  réalisation  à  sa 
manière,  sans  scrupule  sur  les  moyens,  sans  se  piquer  de  fidélité  aux 
amitiés  dans  ses  évolutions  extérieures  ou  intérieures,  laissant  son  em- 
pereur aller  à  Alexandrovo  et  les  journaux  allem.ands  guerroyer  contre 
les  Russes,  tandis  qu'il  va  lui-même  à  Gastein  et  à  Vienne  s'entretenir 
avec  l'empereur  François-Joseph  et  le  comte  Andrassy. 

N'importe,  tout  cela  est  un  étrange  épilogue  de  l'alliance  fameuse 
des  trois  empereurs  imaginée  ou  ressuscitée  il  y  a  quelques  années 
par  le  chancelier  allemand  comme  la  souveraine  sauvegarde  de  la  paix 
de  l'Europe  !  La  première  conséquence  de  celte  alliance  a  été  la  ré- 
cente guerre  d'Orient.  La  seconde  conséquence  est  ce  qu'on  voit  aujour- 
d'hui, cette  situation,  où  toutes  les  politiques  se  surveillent  d'un  œi] 
jaloux,  où  l'alliance  ne  ressemble  plus  qu'à  un  rêve  platonique  caressé 
par  un  oncle  et  un  neveu  réunis  dans  une  petite  ville  de  passage,  et  où 
lord  Palmerston,  s'il  vivait,  pourrait  dire  encore  avec  son  humeur  go- 
guenarde qu'il  y  a  de  quoi  allumer  une  demi-douzaine  de  guerres. 
Merveilleux  résultat  de  la  politique  de  force  et  de  conquête  déchaînée 
depuis  quelque  temps  en  Europe! 

Et  comme  les  dissonances  semblent  être  partout  aujourd'hui,  comme 


REVUE.    —   CmiUiMQUE.  !iQQ 

oa  dirait  que  tous  les  rapports  publics  passent  par  une  certaine 
épreuve,  comme  en  même  temps  tout  se  tient,  voici  d'un  autre  côté, 
entre  l'Autriche  et  l'Italie,  un  nuage  ou  une  apparence  de  nuage  qu'on 
s'est  plu  un  instant  à  grossir  :  c'est  cette  brochure,  rapport  ou  compte- 
rendu,  que  le  colonel  autrichien  Haymerlé  a  récemment  faii  paraître  à 
Vienne  et  qui  vient  d'avoir  un  letentissement  de  quelques  jours.  A  con- 
sidérer simplement  le  fait,  le  colonel  Haymerlé  se  borne  à  exposer  la 
situation  militaire  de  l'Italie,  l'organisation  de  son  armée,  ses  ressources 
défensives  et  offensives  ;  il  étudie  cette  situation  avec  sympathie,  sans 
prévention,  etil  ne  touche  à  la  politique  que  par  un  côté,  pour  montrer 
le  danger  des  propagandes  révolutionnaires  qui  tendraient  à  préparer 
des  annexions  nouvelles  par  la  revendication  de  toute  sorte  de  terri- 
toires. Trente,  Trieste,  Nice,  la  Corse,  Malte!  En  réalité,  cette  brochure, 
cette  étude  qui  a  pour  titre  Ilalicx  res,  n'a  rien  d'un  manifeste  inquié- 
tant et  menaçant.  Elle  peut  cependant  répondre  plus  ou  moins  indirec- 
tement à  une  certaine  situation.  Assurément  au  delà  des  Alpes  l'opinion 
nationale  n'est  guère  favorable  à  ceux  qui  ne  trouveraient  rien  de  mieux 
que  de  mettre  successivement  ou  d'un  seul  coup  leur  pays  en  lutte  avec 
l'Autriche,  la  France,  l'Angleterre.  Ni  les  cabinets,  ni  les  partis  sérieux 
ne  songent  à  de  nouvelles  querelles  avec  l'Autriche.  Il  n'est  pas  moins 
vrai  que,  depuis  la  guerre  d'Orient,  l'Italie  a  semblé  éprouver  parfois 
quelque  malaise  d'ambition  mal  contenue;  elle  a  paru  tourner  les  yeux 
un  peu  de  tous  côtés,  particulièrement  vers  certaines  parties  des  pro- 
vinces ottomanes  faisant  face  à  ses  rivages.  Elle  aurait  voulu  sans  doute 
avoir  ses  compensations,  sa  part  dans  la  distribution,  et  s;ins  pactiser  avec 
le  mouvement  de  Vltalia  irredenta,  le  gouvernement  de  Rome  l'a  laissé  un 
moment  se  produire  assez  pour  s'en  servir  peut-être,  tout  en  le  désa- 
vouant. L'Autriclie  à  son  tour,  sans  rendre  le  gouvernement  italien  res- 
ponsable d'agitations  assez  factices,  a  les  yeux  ouverts  et  tient  à  ne 
laisser  aucune  illusion.  Elle  est  parfaitement  résolue  à  défendre,  à 
maintenir  à  tout  prix  ses  positions  sur  l'Adriatique,  et  c'est  là  même 
une  des  raisons,  la  raison  militaire  de  l'occupation  de  l'Herzégovine  et 
de  la  Bosnie.  Elle  a  voulu  relier  stratégiquement  ses  territoires  de  façon 
à  être  compacte  et  libre  de  ses  mouvemens  en  toute  circonstance.  La 
brochure;  Iialicx  res  peut,  si  l'on  veut,  répondre  jusqu'à  un  certain  point 
à  tout  cela.  Elle  n'a  rien  de  blessant  pour  le  gouvernement  italien; 
elle  n'est  un  avertissement  ou  une  menace  que  pour  les  rêveurs  d'an- 
nexions, pour  la  politique  de  Vlialia  irredenta,  et  si  elle  a  pu  prendre 
un  moment  une  signification  particulière,  c'est  qu'elle  a  paru,  à  l'heure 
qu'il  est,  au  milieu  des  bruits  confus  de  l'Allemagne,  dans  un  journal 
presque  officiel  de  Vienne,  c'est  qu'elle  est  l'œuvre  d'un  officier  qui 
était  récemment  encore  attaclié  à  l'ambassade  de  l'empereur  François- 
Joseph  à  Rome,  c'est  qu'enfin  le  colonel  Haymerlé  est  le  frère  du  baron 
Haymerlé  qui  quitte  Rome  pour  aller  recueillir,  au  moins  tempuraire- 


470  REVUfî   DES    DEUX    MONDES. 

ment,  des  mains  du  comte  Andrai^sy  la  direction  des  affaires  étrangères 
de  l'Autriche.  C'est  assez  pour  que  l'opuscule,  autrichien  ait  été  mis  au 
nombre  des  symptômes  du  moment. 

Qu'on  brode  là-dessus  et  sur  le  reste  toute  sorte  d'hypothèses,  qu'on 
se  hâte  de  supposer  toute  sorte  de  combinaisons,  d'évolutions,  d'éven- 
tualités, oij  au  besoin  la  France  elle-même  aurait  son  rôle,  c'est  Taffaire 
des  imaginations  promptes  et  actives.  Les  événemens  ne  vont  pLis  si 
viie.  Pour  ce  qui  est  de  la  France,  elle  n'a  sûrement  donné  à  personne 
pouvoir  de  lui  assigner  un  rôle,  de  disposer  de  sa  politique.  Elle  a  assez 
souffert  pour  garder  sa  liberté,  pour  ne  consulter  que  ses  intérêts  dans 
toutes  les  occasions. 

Tout  est  contraste  dans  les  affaires  des  peuples  comme  dans  la  vie 
des  hommes,  tout  se  mêle  dans  la  politique.  A  la  fin  du  mois  dernier, 
la  famille  royale  d'Espagne  sortait  à  peine  des  deuils;  on  venait  de 
conduire  à  i'Escurial  une  dépouille  humaine  de  plus,  tout  ce  qui  res- 
tait de  cette  jeune  princesse  Pilar,  si  brusquement  enlevée  dans  sa  vil- 
légiature des  provinces  basques.  Presque  aussitôt  la  raison  d'état  a 
repris  ses  droits,  la  politique  a  fait  oublier  les  deuils  :  la  question  du 
nouveau  mariage  du  roi  Alphonse  s'est  produite  comme  une  diversion 
riante.  Cette  couronne  qui  n'a  été  portée  que  quelques  mois  par  la  jeune 
reine  Mercedes,  l'Espagne  va  la  voir  passer  sur  le  front  d'une  prin- 
cesse autrichienne,  l'archiduchesse  Christine.  Évidemment  tout  avait 
été  préparé  depuis  quelque  temps  par  des  négociations  qui  n'étaient 
point  d'ailleurs  absolument  un  mystère.  On  savait  que  la  diplomatie 
matrimoniale  était  à  l'œuvre  entre  Madrid  et  Vienne.  Cette  union 
royale,  elle  a  été  préparée  et  négociée  par  les  diplomates,  elle  a  été 
décidée  par  une  rencontre  du  roi  Alphonse  et  de  l'archiduchesse  Chris- 
tine en  terre  française.  Pendant  quelques  jours,  sur  une  de  nos  plages, 
à  Arcachon,  s'est  déroulé  ce  gracieux  roman  des  deux  jeunes  futurs 
époux,  qui  ne  se  voyaient  pas,  il  est  vrai,  pour  la  première  fois,  qui  se 
sont  connus  il  y  a  quelques  c  nuées  à  Vienne,  à  l'époque  de  l'exil  du  fils 
de  la  reine  Isabelle,  et  qui  se  rencontraient  maintenant  pour  se  plaire. 
Tout  s'est  passé,  à  ce  qu'il  semble,  comme  dans  les  contes  de  fées. 
Le  roi  Alphonse  a  banni  ses  trisLesses  et  s'est  senti  séduit,  l'archidu- 
chesse Christine,  qui  paraît  brillante  de  qualités,  a  été  gagnée  à  son  tour 
par  la  bonne  grâce  du  souverain  espagnol  autant  que  par  l'éclat  d'une 
couronne.  L'entrevue  s'est  prolongée  quelques  jours  dans  une  aimable 
simplicité,  à  l'abri  des  ennuis  du  cérémonial  et  de  l'étiquette.  On  s'est 
vite  trouvé  d'accord,  et  avant  deux  mois,  une  escadre  espagnole  ira  cher- 
cher la  nouvelle  reine  à  ïrieste  pour  la  ramener  sur  les  côtes  d'Espagne. 
D'ici  là  les  cortès  seront  réunies  à  Madrid  pour  sanctionner  par  leur 
vote  et  consacrer  par  leur  présence  l'union  du  souverain. 

Le  premier  mariage  du  roi  Alphonse  avec  îa  reine  Mercedes  avait 
été  l'uuiou  de  deux  eufaus  de  la  même  faiiiiile,  la  réalisation  na'ive 


REVUE.   —   CHRONIQUE.  fi7l 

d'un  rêve  de  jeunesse  et  de  cœur;  il  n'a  eu  que  la  durée  d'un  rêve.  La 
politique  a  certainement  une  plus  g^aiide  part  dans  le  nouveau  ma- 
riage, même  en  tenant  compte  du  petit  roman  d'Ârcachon  qui  a  été  un 
peu  arrangé  pour  la  circonstance.  Le  choix  de  la  princesse  appelée  à 
régner  à  Madrid  est  par  lui-même  caractéristique.  Depuis  que  les 
Bourbons  ont  succédé  aux  Habsbourg  au  delà  des  Pyrénées,  c'est  la 
première  fois  que  le  nom  de  rAutriche  reparaît  dans  les  combinaisons 
de  la  politique  espagnole.  C'est  comme  une  tradition  qui  se  renoue,  et 
on  ne  peut  assurément  méconnaître  l'importance  de  ce  nouveau  lien 
formé  entre  le  jeune  descendant  de  Philippe  V  devenu  le  chef  d'une 
monarchie  constitutionnelle  et  une  princesse  d'une  des  plus  vieilles  races 
l'égnantes,  une  parente  de  l'empereur  François-Joseph.  11  ne  faudrait 
cependant  exagérer  ni  le  caractère  ni  les  conséquences  de  l'union  qui 
préoccupe  aujourd'hui  les  Espagnols.  C'est  un  événement  qui  a  ses  avan*- 
tages,  mais  qui  ne  peut  plus  avoir  la  signification  qu'U  aurait  eue  dans 
le  passé.  Autrefois,  à  l'époque  où  il  y  avait  des  guerres  de  successions^ 
où  les  unions  royales  confondaient  ou  transportaient  les  souverainetés 
et  déplaçaient  l'équilibre  du  continent  européen,  le  fait  aurait  eu  sa 
gravité  et  eût  sans  doute  aussitôt  mis  les  cabinets  en  mouvement.  Au- 
jourd'hui tout  est  changé!  Le  mariage  du  roi  Alphonse  avec  la  fille  de 
l'archiduc  Charles-Ferdinand  et  de  l'archiduchesse  l^lisabfith  ne  peut 
susciter  des  conflits  d'influences.  11  ne  change  ni  les  conditions  diplo- 
matiques, ni  les  intérêts  internationaux,  ni  les  relations  de  l'Espagne; 
il  n'introduit  aucun  élément  nouveau  dans  la  politique  intérieure  ou 
extérieure  de  la  péninsule.  L'archiduchesse  Marie-Shristine  ne  va  pas 
représenter  au  delà  des  Pyrénées  les  souvenirs  et  les  traditions  de  ce 
règne  de  la  maison  d'Autriche  qu'un  homme  à  l'imagination  originale 
et  hardie  appelait  un  jour  «  une  parenthèse  dans  l'histoire  de  l'Espagne,» 
elle  ne  porte  à  Madrid  que  son  esprit  et  sa  bonne  grâce.  Elle  sera  une 
reine  constitutionnelle  de  plus.  Il  n'est  point  impossible  sans  doute  que, 
même  en  gardant  ce  caractère  tout  moderne,  le  mariage  du  roi  Alphonse 
rencontre  encore  quelques  difficultés  intimes,  que  les  partis  libé- 
raux n'éprouvent  quelque  crainte  en  voyant  arriver  une  princesse 
élevée  dans  une  cour  qui  a  été  longtemps  absolutiste.  La  nouvelle 
reine  ne  peut  mieux  faire  que  d'éviter  tout  ce  qui  pourrait  froisser  le 
sentiment  espagnol,  tout  ce  qui  laisserait  apparaître  l'influence  étran- 
gère. C'est  la  première  condition  de  succès  pour  ce  mariage  royal  qui 
se  prépare,  qui  peut  devenir  une  garantie  de  plus  pour  la  monarchie 
constitutionnelle  et  pour  la  situation  de  l'Espagne  eu  Europe. 

Cil.    DE   MaZADïï. 


472  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

ESSAIS   ET  NOTICES. 

LES    OBSERVATOIRES    d'iTALIE 

L'Astronomie  pratique  et  les  Observatoires  en  Europe  et  en  Amérique,  par  MM,  C.André, 
G.  hayet  et  A.  Angot.  --  V.  Observatoires  d'iUiie,  par  G.  Rayet.  Paris,  1878, 
Gautliier-Villars. 

L'astronomie  physiq  e,  qui  se  donne  pour  tâche  l'étude  de  l'aspect 
et  de  la  constiiuiioii  intime  des  corps  célestes,  a  pris  naissance  en  Italie, 
alors  que  Galilée,  tournant  vers  le  ciel  la  lunette  inventée  par  lui,  fai- 
sait coup  sur  coup  toutes  ces  découvertes  dont  son  Nuniius  sidereus  por- 
tait partout  la  nouvelle  aux  contemporains  émerveillés.  11  vit  que  la 
lune,  loin  d'être  une  sphère  parfaite,  était  couverte  de  montagnes  et 
de  vallées  comme  notre  terre,  montagnes  dont  les  ombres  s'allongeaient 
ou  diminuaient  selon  la  position  du  soleil;  il  put  mesurer  la  hauteur 
de  ces  montagnes  et  constater  le  phénomène  de  la  libration.  Puis  sa 
lunette  lui  révèle  des  fourmillemens  d'étoiles  là  où  rien  n'était  percep- 
tible à  l'œil  nu;  il  découvre  les  satellites  de  Jupiter,  entrevoit  l'anneau 
de  Saturne,  rt^connaît  les  phases  de  Vénus,  observe  les  taches  du  soleil 
en  même  temps  que  Fabricius,  Harriot  et  Scheiner,  et  essaie  d'en  expli- 
quer la  vraie  nature.  Après  la  mort  de  Galilée,  les  progrès  de  l'asiro- 
nomie  physique  éprouvent  une  interruption  d'un  demi-siècle  :  la  guerre 
de  trente  ans,  les  troubles  auxquels  la  France  et  l'Angleterre  sont  en 
proie,  ne  laissent  point  aux  peuples  le  temps  de  cultiver  les  sciences. 
Vers  1650,  Jean-Dominique  Capsini  renoue  enfin  le  fil  de  la  tradition 
scientifique:  sa  renoinujée  grandit  rapidement,  et  Louis  XIV  l'appelle 
en  France  pour  lui  confier  la  direction  de  l'Observatoire  de  Paris  qui 
vient  d'être  fondé  (16G9).  C'est  désormais  en  France  et  en  Angleterre  que 
se  concentre  l'activité  astronomique  de  la  seconde  moitié  du  xvn"  siècle; 
mais  le  contre-coup  de  ce  grand  élan  se  fait  sentir  jusqu'en  Italie,  et 
dès  le  commencement  du  siècle  suivant  on  y  voit  les  universités,  les 
villes,  les  corpoiaiions  religieuses,  les  souverains,  grands  et  petits,  créer 
des  observatoires  et  des  chaire-^  d'astronomie. 

Nous  allons  essayer  de  résumer  en  quelques  pages  l'histoire  de  ces 
diverses  créations,  en  prenant  pour  guide  rintéressant  volume  que  leur 
a  consacré  M.  G.  Rayet,  professeur  à  la  faculté  des  sciences  de  Bor- 
deaux. Ce  volume  forme  la  cinquième  partie  de  l'ouvrage  où  MM.  An- 
dré, Rayet  et  Angot  ont  entiepris  do  dresser  l'inventaire  complet  des 
établissemens  astronomiques  qui  existent  dans  les  deux  mondes,  et  qui 
nous  a  déjà  fourni  deux  lois  l'occasion  d'entretenir  les  lecteurs  de  la 


BEVUE.    —   CHRONIQUE.  /i73 

Bévue  des  progrès  de  l'astronomie  pratique  (1).  M.  Rayet,  qui  s'est  fait 
connaître  par  d'importans  travaux  d'analyse  spectrale  exécutés  tant  à 
l'Observatoire  de  Paris  que  dans  les  diverses  missions  dont  il  a  été 
chargé,  a  pu  visiter  lui-même  la  plupart  des  observatoires  d'Italie  et 
puiser  dans  leurs  archives  des  renseignemens  authentiques;  son  livre 
est  rempli  de  détails  curieux  et  qui  pourront  intéresser  d'autres  lecteurs 
que  les  astronomes  de  profession. 

Parmi  les  observatoires  que  possède  ou  qu'a  possédés  l'Italie,  le  pre- 
mier en  date  est  celui  de  Bologne,  fondé  en  1723  par  l'université  de 
cette  ville,  à  l'aide  de  donations  que  l'on  devait  à  la  générosité  du 
comte  Marsigli.  La  salle  d'observation  (qui  existe  encore  avec  son  as- 
pect ancien)  était  située  sur  une  tour:  c'était  une  chambre  de  forme 
carrée,  ouverte  sur  les  quatre  points  cardinaux  par  de  larges  fenêtres 
qui  donnaient  accès  sur  quatre  balcons  triangulaires  formés  par  les 
angles  de  la  tour,  dont  les  pans  regardent  au  nord-ouest,  au  nord-est, 
au  sud-est  et  au  sud-ouest;  en  outre,  le  toit  était  percé  d'une  ouverture 
circulaire.  C'est  là  que  Manfredi  entreprit  les  recherches  de  diverse  na- 
ture qu'il  continua  jusqu'en  1739,  année  de  sa  mort.  En  même  temps, 
il  publiait  les  céièbres  Éphèmèrides  de  Bologne,  qui  donnaient  les  lieux 
du  soleil  et  des  planètes,  avec  beaucoup  d'autres  indications  utiles  aux 
astronomes;  il  était  aidé  dans  ses  laborieux  calculs  par  ses  deux  sœurs, 
devancières  de  M'"«  Lepaute,  de  Caroline  Herschel  et  de  M'"«  Villarceau. 
Manfredi  eut  pour  successeur  son  élève  et  ami  Zanotii,  qui  paraît  avoir 
avoir  été  l'un  des  astronumes  les  plus  habiles  de  son  époque.  L'obser- 
vatoire ne  tarda  pas  à  s'enrichir  d'instrumens  nouveaux,  et  Zanotti,  tout 
en  continuant  les  Éphèmèrides,  put  bientôt  publier  un  catalogue  de 
hkl  étoiles.  Après  sa  mort,  survenue  en  1782,  des  changemens  rapides 
de  direction  et  quelques  interrègnes  forcés  désorganisèrent  l'observa- 
toire de  Bologne.  C'est  vers  1851  seulement  que  l'installation  d'un 
cercle  méridien  d'Ertel  permit  à  M.  Respighi  de  faire  une  série  de 
bounes  observations;  mais  cet  astronome  quitta  Bologne  quelques  an- 
nées plus  lard,  et  ses  successeurs  n'ont  su  tirer  aucun  parti  des  in-^tru- 
mens.  «  L'observatoire  de  Bologne,  dit  M.  Rayet,  n'est  plus  qu'une 
so'  te  de  musée  où  la  poussière  et  la  rouille  rongent  quelques  appareils 
hàstoriques.  » 

Cinq  auires  observatoires  ont  été  fondés  en  Italie  au  siècle  dernier  : 
celui  de  Milan  (1760),  qui  a  été  illustré  par  Boscovich,  Oriani,  Carlini; 
celui  de  Padoue  (1767),  qui  compte  parmi  ses  astronomes  Toaido  et 
Santini;  celui  de  Florence  (177/i),  où  ont  travaillé  Amici  et  Donati; 
celui  du  CuUège  romain  (1787),  qui  a  eu  pour  directeurs  De  Vico  et  le 
P.  Secchi;  enfin  celui  de  Palerme  (1789),  auquel  les  travaux  de  Piazzi 
ont  valu  une  grande  célébrité.  De  1812  à  1825,  on  a  encore  vu  s'élever 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  novembre  1874  et  du  15  janvier  1878. 


474  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

les  observatoires  de  Naples,  de  Ttirin,  de  Modène,  et  celui  du  Capitole. 
Tous  ces  établissemens,  animés  d'une  noble  rivalité,  ont  déployé  un 
grand  zèle  et  contribué  pour  leur  part  aux  progrès  de  l'astronomie, 
jusqu'au  jour  où,  découragés  par  des  exigences  nouvelles  hors  de  pro- 
portion avec  leurs  moyens,  ils  ont  baissé  pavillon.  Cet  arrêt  de  déve- 
loppement remonte  au  premier  tiers  de  notre  siècle.  «  A  cette  époque, 
dit  M.  Rayet,  les  observatoires  des  grands  états,  disposant  de  ressources 
considérables,  commencèrent  à  faire  construire  des  instrumens  beau- 
coup plus  grands,  plus  précis  et  malheureusement  aussi  plus  coûteux. 
A  leur  tour,  ces  instrumens  plus  parfaits  exigeaient  une  installation 
beaucoup  meilleure  ;  il  leur  fallait  un  point  d'appui  stable,  des  salles 
et  des  coupoles  construites  exprès  pour  eux.  Les  ressources  limitées 
des  petits  états  entre  lesquels  l'Italie  était  alors  divisée,  et  des  univer- 
sités qui  végétaient  péniblement  dans  les  villes,  se  trouvèrent  tout  à 
fait  insuffisantes  pour  la  substitution  de  ces  puissans  appareils  aux 
lunettes  anciennes  maintenant  hors  d'usage  et  pour  la  rénovation  de 
locaux  devenus  tout  à  fait  défectueux.  Les  savans  placés  à  la  tête  des 
divers  observatoires  italiens,  se  sentant  impuissans  à  soutenir,  avec 
les  inslrumens  qu'ils  avaient  entre  les  mains  et  les  maigres  ressources 
dont  ils  disposaient,  la  lutte  contre  leurs  confrères  plus  heureux  de 
Greenwich,  de  Paris,  de  Poulkova,  de  Berlin  et  de  Washington,  s'aban- 
donnèrent pour  la  plupart  au  découragement,  finiront  quelquefois  par 
renoncer  à  des  travaux  fatalement  condamnés  à  rester  stériles,  et  lais- 
sèrent dépérir  les  établissemens  dont  ils  avaient  la  garde.  De  là  une 
sorte  de  torpeur  à  laquelle  l'unification  de  l'Italie,  en  faisant  espérer 
aux  astronomes  des  jours  meilleurs,  est  venue  heureusement  mettre 
fin.  » 

Les  noms  des  astronomes  que  nous  avons  cités  disent  assez  tout  ce 
que  l'astronomie  doit  à  l'Italie,  et  ce  qu'elle  p'îut  en  attendre  encore, 
quand  la  patrie  de  Galilée  aura  complètement  repris  son  rang  parmi 
les  nations  les  plus  avancées  en  culture  intellectuelle.  Pour  en  faire 
mieux  juger,  nous  allons  rappeler  les  faits  les  plus  importans  de  l'his- 
toire de  ses  divers  établissemens  astronomiques. 

L'observatoire  de  Milan  doit  sa  naissance  au  zèle  de  deux  jeunes 
«  lecteurs  en  philosophie  »  du  collège  de  Brera,  les  RU.  PP.  Bovio  et 
Gerra,  qui  dès  1760  établirent  dans  la  partie  la  plus  élevée  du  collège 
une  lunette  achromatique  de  /lO  pieds  de  longueur  focale,  à  l'aide  de 
laquelle  ils  eurent,  paraît- il,  le  bonheur  d'annoncer  les  premiers 
l'apparition  d'une  comète.  Ils  se  firent  ensuite  fabriquer  par  un  serru- 
rier de  Milan  un  grand  sextant  de  G  pieds  de  rayon  ;  mais  cet  instru- 
ment, qui  fit  honneur  à  la  bonne  volonté  de  l'ouvrier,  ne  put  guère 
être  employé,  C'est  vers  1763  que  fut  décidée,  d'après  les  conseils  du 
B.  P.  Bo-scovich,  la  construction  d'un  observatoire  plus  sérieux,  dont  le 
savant  jésuite  garda  la  direction  jusqu'en  1772.  L'observatoire  se  corn- 


REVUE,    —   CHRONIQUE.  /l75 

posait  d'une  tour  carrée,  dominant  de  /lO  pieds  la  masse  régulière  du 
palais  Brera;  celte  tour  avait  pour  base  quatre  chambres  voûtées, 
flanquées  vers  Test  de  deux  cabinets  également  voûtés,  et  surmontées 
d'une  salle  octogone  et  de  quatre  tourelles  à  toits  tournans,  qui  abri- 
taient les  principaux  instrumens,  assez  remarquables  pour  l'époque. 
Boscovich  eut  pour  successeur  le  P.  Lagrange,  dont  les  collaborateurs 
se  nommaient  Reggio,  De  Cesaris,  Oriani;  c'est  aux  travaux  de  ces 
trois  astronomes  que  l'observatoire  de  Milan  a  dû  sa  célébrité.  Pen- 
dant que  Reggio  commençait  les  observations  sur  lesquelles  est  fondé 
son  catalogue  d'étoiles,  Angelo  de  Cesaris  entreprit  la  publication  des 
fameuses  Ephèmérides  de  Milan,  qui,  en  dehors  des  données  courantes 
à  l'usage  des  astronomes,  contiennent,  comme  notre  Connaissance  des 
temps,  un  grand  nombre  de  mémoires  sur  des  questions  de  pratique 
ou  de  théorie.  Oriani,  qui  fut  à  la  tête  de  l'observatoire  depuis  ISOZi 
jusqu'en  1832,  a  publié  des  recherches  sur  le  mouvement  d'Uranus, 
sur  les  petites  planètes  nouvellement  découvertes  entre  Mars  et  Jupi- 
ter, sur  l'obliquité  de  Técliptique,  sur  la  réfraction,  et,  en  dehors 
des  travaux  ordinaires  de  l'observatoire,  il  a  pris  une  part  active  aux 
opérations  géodésiques  relatives  à  la  triangulation  de  la  Lombardie. 
Sa  renommée  avait  de  bonne  heure  dépassé  les  frontières  de  l'Italie,  et 
en  179G,  après  l'entrée  cie  Bonaparte  à  Milan,  il  put,  grâce  à  l'estime 
que  lui  témoignait  le  géaéral  républicain,  protéger  les  professeurs  du 
collège  de  Brera,  menacés  d'expulsion  pour  refus  de  serment,  et  em- 
pêcher la  suppression  des  universités  de  Pavie  et  de  Bologne.  C'est  lui 
encore  qui  attira  à  Milan  l'astronome  Cagnoli,  dont  Fubservatoire  par- 
ticulier de  Vérone  venait  d'être  détruit  pendant  le  siège  de  cette 
ville,  et  lui  fournit  les  moyens  d'achever  son  catalogue  de  500  étoiles. 
Oriani  resta  toujours  en  grande  faveur  auprès  de  Napoléon  I",  qui 
le  nomma  comte,  sénateur  du  royaume  d'Italie,  et  lui  offrit  finalement 
l'évêché  de  Vigevano,  lequel  rapportait  /i2,000  livres  de  rente;  mais 
Oriani  refusa  cet  excès  d  honneur  et  se  contenta  d'accepter  une  pen- 
sion de  8,000  livres  sur  les  revenus  dudit  évêché.  A  sa  mort,  il  laissa 
la  plus  grande  pariie  de  sa  fortune  à  l'observatoire  de  Brera  et 
50,000  francs  à  l'astronome  Plana  pour  l'aider  à  poursuivre  tranquille- 
ment ses  travaux  d'analyse. 

Carlini,  le  successeur  d'Oriani,  était  lui-même  déjà  célèbre  lorsqu'il 
fut  chargé  de  la  direction  de  l'observatoire  auquel  il  était  attaché  depuis 
plus  de  trente  ans.  11  avait  refait  les  tables  du  soleil  de  Delambre,  et 
entreprit,  avec  Plana,  un  travail  de  longue  haleine  sur  la  théorie  de  la 
lune,  qui  fut  couronné  par  l'Académie  des  sciences  de  Paris,  en  même 
temps  qu'un  mémoire  de  Damoiseau  sur  le  même  sujet.  Complété 
ensuite  par  Plana  seul,  ce  travail  a  été  publié  en  1832,  en  trois  gros 
volumes  in-4°.  Le  règne  de  Carlini  fut  inauguré  par  l'installation  d'un 
nouveau  cercle  méridien;  pour  l'établir,  on  fit  choix  de  l'ancienne  tour 


476  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

de  l'église  de  Brera,  appropriée  à  cette  destination  par  des  travaux  de 
maçonnerie  qui  en  consolidèrent  les  voûtes.  De  1833  à  1862,  il  n'inter- 
rompit pas  un  seul  jour  ses  travaux  habituels.  Il  avait  conservé  jus- 
qu'à soixante-dix-neuf  ans  une  activité  presque  égale  à  celle  d'un  jeune 
homme,  et,  prêchant  d'exemple,  il  observait  chaque  nuit.  La  succession 
de  Carlini  échut,  en  1862,  à  M.  Schiaparelli,  qui  soutient  dignement  la 
vieille  réputation  de  l'établissement  dont  il  a  la  charge.  On  connaît 
ses  importantes  recherches  sur  l'origine  des  étoiles  filantes  et  sur  les 
rapports  qui  existent  entre  ces  météores  et  les  comètes  périodiques  (1). 
Aidé  par  M.  Celoria,  M.  Schiaparelli  a  pu  accomplir  d'utiles  travaux 
d'observation,  surtout  depuis  que  son  outillage  s'est  augmenté  d'un 
équatorial  deMerz,  dont  les  qualités  optiques  ne  laissent  rien  à  désirer. 
Les  Épliémér ides  de  Milan,  qui  en  1875  comptaient  un  siècle  d'existence, 
ont  cessé  de  paraître  à  partir  de  cette  époque;  on  a  pensé  avec  raison 
que  ce  recueil  avait  perdu  son  uiilité  à  côté  du  NauHcal  Almanac  des 
Anglais  et  de  notre  Connaissance  des  temps,  qui  sont  dans  toutes  les  mains 
et  qui  répondent  suffisamment  aux  besoins  des  astronomes  et  des  navi- 
gateurs. 

L'étonnante  précision  avec  laquelle  nous  pouvons  aujourd'hui  cal- 
culer, longtemps  d'avance,  les  positions  du  soleil,  de  la  lune  et  des 
principales  planètes,  pour  la  plus  grande  commodité  des  observateurs, 
n'est  pas  due  seulement  à  la  perfection  que  les  théories  de  la  méca- 
nique céleste  ont  acquise  entre  les  mains  de  quelques  grands  géomè- 
tres. Elle  eût  été  impossible  sans  les  efforts  persévérans  de  ceux  qui, 
par  la  détermination  rigoureuse  des  lieux  des  étoiles  fixes,  ont  fourni 
des  repères  auxquels  on  peut  rapporter  en  toute  sûreté  la  marche  des 
astres  errans.  La  formation  d'un  bon  catalogue  d'étoiles  est  donc  une 
des  tâches  les  plus  méritoires  que  puisse  se  proposer  un  asironome,  — 
méritoire  autant  par  l'utilité  du  résultat  que  par  le  labeur  qu'elle  exige. 
Or  l'une  des  premières  entreprises  de  ce  genre  a  été  menée  à  bonne  fin 
par  un  astronome  italien  dont  la  science  n'oubliera  jamais  le  nom,  par 
Joseph  Piazzi.  Au  moment  où  parut  son  premier  catalogue,  qui  com- 
prend près  de  sept  mille  étoiles,  les  observations  plus  anciennes  de 
Bradley  n'avaient  guère  encore  été  utilisées,  et  les  catalogues  qu'on  pos- 
sédait déjà  étaient  fort  défectueux;  son  travail  n'a  pas  peu  contribué  à 
poser  les  fondemens  de  l'astronomie  moderne. 

Destiné  d'abord  à  l'état  ecclésiastique,  Piazzi  avait  fait  ses  études 
chez  les  révérends  pères  du  collège  de  Brera,  puis  cln'z  les  théatins,où 
il  fil  sa  profession  en  1765.  On  ne  le  voyait  pas  d'abord  d'un  œil  favo- 
rable se  livrer  à  l'étude  des  matliématiques,  et  il  fut  chargé  d'ensei- 
gner la  philosophie  dans  plusieurs  séminaires,  puis  envoyé  comme  pré- 
dicateur à  Crémone;  mais  il  finit  par  être  rendu  à  sa  véritable  vocation, 

(1)  Voyez  la  Itevue  du  l'-''  soptombro  1807. 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  477 

car  en  1780  il  obtint  la  chaire  de  calcul  différentiel  à  Tacadémie  de 
Palerme,  et  six  ans  après  le  roi  Ferdinand  consentit  à  faire  construire 
;  un  observatoire  dont  Pinzzi  devait  être  le  premier  directeur.  Ce  dernier 
'  se  rendit  d'abord  à  Paris,  chez  Lalande,  qui  l'initia  au  maniement  des 
instruranns,  puis  en  An-leterré,  où  il  prit  les  conseils  de  Maskelyne  et 
commanda  au  célèbre  Ra.nsden  un  cercle  vertical.  On  appelle  ainsi  un 
appareil  qui  se  compose  essentiellement  d'une  lunette  fixée  à  un  cercle 
divisé  de  grande  dimension;  ce  cercle,  placé  verticalement,  peut 
tourner  avec  la  lunette  dans  son  propre  plan.  L'instrument  construit 
par  Ramsden,  d'un  modèle  tout  nouveau,  fut  trouvé  si  parfait  que  les 
astronomes  anglais  eussent  voulu  le  garder,  et  Piozzi  dut  recourir  à 
l'intervention  du  gouvernement  napolitinn  pour  obt.-nir  qu'il  pût  l  em- 
porter en  Sicile.  Le  duc  de  Marll)orough  lui  offrit  vainement  la  dn^ec- 
tion  de  son  observatoire.  Piazzi  revint  à  Palerme  en  1789,  et  les  archi- 
tectes se  mirent  à  1  œuvre  pour  lui  bâtir  des  salles  d'observation  sur  la 
terrasse  de  la  tour  carrée  du  palais  royal.  Celte  tour,  de  construction 
arabe  et  d'une  solidité  comparable  à  celle  des  constructions  romaines 
(les  murs  ont  5  mètres  d'épaisseur  à  la  base  et  2  mètres  au  sommet), 
dominait  tous  les  édifices  de  la  ville  et  offrait  un  horizon  presque  com- 
plètement découvert. 

C'est  là  que  Piazzi  établit  son  cercle  vertical  et  sa  lunette  méridienne, 
et  dès  que  les  instrumens  furent  réglés,  il  se  mit  à  observer  d'une  ma- 
nière méthodique  les  étoiles  fixes  qu'il   désirait  cataloguer.  Chaque 
étoile  fut  observée  cinq  fois  pendant  cinq  jours  consécutifs,  et  l'on 
reprenait  les  mesures  s'il  y  avait  entre  les  déterminations  successives 
des  différences  trop  fortes.  En  opérant  ainsi,  on  se  mettait  à  l'abri  des 
erreurs  d'observation  et  des  fautes  de  calcul  qui  se  glissentsi  facilement 
dans  les  déterminations   isolées,  Piazzi  poursuivait  ses  observations 
depuis  huit  ans  quand  il  fut  récompensé  de  ses  peines  par  une  décou- 
verte éclatante  qui  lui  valut  beaucoup  d'honneur.  Le  l-^"-  janvier  1801, 
il  avait  déterminé  la  position  d'une  petite  étoile  qui,  le  soir  suivant, 
s'était  manifestement  déplacée.  Il  vérifia  ses  observations  le  3  et  le  h, 
et  put  constater  qu'il  avait  affaire  à  un  astre  errant.  Le  lendemain,  le 
ciel  était  couvert;  Piazzi  ne  revit  son  étoile  que  le  10,  mais  il  put  la 
suivre  jusqu'au  23  et  déterminer  sa  route  avec  beaucoup  de  précision.^ 
u  J'ai  annoncé  cette  étoile  comme  étant  une  comète,  écrit-il  à  Oriani 
le  2h  janvier,  mais  elle  n'est  accompagnée  d'aucune  nébulosité,  et  son 
mouvement  très  lent  et  presque  uniforme  me  fait  penser  que  c'est 
peut-être  quelque  chose  de  mieux  qu'une  comète.  »  Il  avait  en  effet 
découvert  la  première  des  petites  planètes  qui  circulent  entre  Mars  et 
Jupiter,  et  il  lui  donna  le  nom  de  Cérés  FercUnandca.  Le  roi  de  Naples 
fit  frapper  une  médaille  commémorative  de  cet  événement  et  gratifia 
Piazzi  d'une  pension  de  200  onces.  Quelques  années  plus  tard,  Olbers 
et  Harding  trouvèrent  à  leur  tour  Pallas,  Junon  et  Vesta;  mais  c'est  en 


hlS  REVUE   DES   Î-EUX   MONDES. 

18Zj5  seulement  qu'Astrée  vint  renouer  la  chaîne  de  ces  découvertes  de 
plus  en  plus  fréquentes  qui  ont  déjà  porté  à  environ  200  le  nombre  des 
petites  planètes  connues. 

En  dehors  de  son  grand  catalogue  d'étoiles,  dont  une  seconde  édi- 
tion, fondée  sur  des  calculs  nouveaux  et  des  observations  supplémen- 
taires, parut  en  18H,  Pinzzi  a  publié  des  recherches  sur  la  précession 
des  équinoxes,  sur  la  parallaxe  des  étoiles,  etc.;  à  partir  de  1814,  il  dut 
consacrer  une  partie  de  son  temps  à  l'introduction  du  système  métrique 
dans  le  royaume  de  Naples.  La  mort  le  surprit  au  milieu  de  ses  tra- 
vaux, le  22  juillet  1826;  depuis  1817,  la  direction  de  l'observatoire  de 
Palerme  avait  été  confiée  au  plus  actif  de  ses  aides,  à  Nicolas  Cacciatore, 
qui  la  garda  jusqu'à  sa  mort.  Mais  bientôt  des  ôvénemens  graves  de- 
vaient troubler  la  paix  profonde  de  cet  asile  de  la  science.  Ce  fut  d'a- 
bord la  révolution  de  1820  :  le  palais  royal  et  l'observatoire  sont  enva- 
his par  la  foule,  les  papiers  sont  dispersés  et  brûlés  en  partie,  et  ce 
n'est  qu'au  péril  de  sa  vie,  après  avoir  été  traîné  en  prison,  que  Cac- 
ciatore parvient  à  sauver  l'observatoire  d'une  destruction  complète. 
Cacciatore  se  hâta  de  mettre  à  jour  l'arriéré  des  observations  en  publiant 
tout  ce  qui  n'était  pas  perdu,  et  reprit  courageusement  sa  besogne 
accoutumée;  mais  une  grave  maladie  dont  il  fut  atteint  en  1837  vint 
suspendre  presque  tous  les  travaux  de  l'observatoire  pendant  plusieurs 
années,  et  son  fils  Gaëtano,  qui  lui  succéda  en  1841,  s'efforça  vainement 
de  les  réorganiser.  Compromis  dans  le  mouvement  révolutionnaire  de 
1848,  il  dut  quitter  Palerme  et  fut  remplacé  par  M.  Ragona,  qui  obtint 
enfin  les  crédits  nécessaires  à  une  restauration  de  l'aniique  établisse- 
ment. Il  put  commander  à  Berlin  un  cercle  méridien  et  à  Munich  un 
grand  équatorial  de  24  centimètres  d'ouverture.  L'installation  de  ce  bel 
instrument  fut  terminée  par  M.  G.  Cacciatore,  que  la  révolution  de  1860 
ramena  à  l'observatoire,  et  qui  s'associa  bientôt  comme  a  sistant 
M.  Tacchini,  l'un  des  astronomes  les  plus  actifs  que  possède  aujour- 
d'hui l'Italie.  M.  Tacchini  a  entrepris,  à  l'aide  de  l'équatorial  ce  Pa- 
lerme, des  recherches  suivies  sur  les  taches  solaires,  et  il  a  fondé,  avec 
le  P.  Secchi,  la  Société  des  sjjeciroscopistes  italiens.  Les  bases  de  cette 
association,  qui  s'est  assuré  la  coopération  de  cinq  observatoires,  furent 
posées  dans  une  réunion  tenue  à  Rome  en  octobre  1871  ;  les  Mémoires 
qu'elle  publie  renferment  déjà  bon  nombre  de  résultats  importans. 

Sur  la  fin  de  sa  vie,  Piazzi,  nommé  a  directeur  général  des  observa- 
toires des  Deux-Siciles,  »  avait  contribué  à  faire  terminer  les  construc- 
tions de  l'observatoire  de  Naples,  commencées  en  1812  sur  l'ordre  du 
roi  Murât,  au  lieu  dit  Capo  di  Monte.  Cet  observatoire,  situé  au  sommet 
d'une  colline  et  pourvu  de  très  beaux  instrumens,  eut  pour  premier 
directeur  Carlo  Brioschi,  qui  mourut  en  1833,  n'ayant  encore  publié 
qu'une  faible  partie  de  ses  observations.  Ses  successeurs,  Capocci  et 
del  Re,  négligèrent  complètement  rétablissement  confié  à  leur  garde, 


REVUE,    —   CHRONIQUE.  470 

qui  n'a  repris  son  niveau  que  depuis  le  jour  où  M.  A.  de  Gasparis  a  été 
appelé  à  le  diriger  (IS^/i),  M.  de  Gasparis  s'est  fait  connaître  par  la  dé- 
couverte de  neuf  petites  planètes,  sans  compter  de  nombreux  mémoires 
consacrés  à  des  questions  d'astronomie  théorique.  Aidé  de  MM.  Fergola 
et  Nobile,  il  n'a  rien  négligé  pour  maintenir  l'observatoire  de  Capo  di 
Monte  au  rang  d'un  établissement  scientifique  sérieux. 

La  fondation  de  l'observatoire  de  Florence  remonte  à  1774,  et  les  pre- 
miers instrumens  étaient  en  place  dès  178/t;  mais  on  les  laissa  se  rouiller, 
etDe  Vecchi,  lorsqu'il  fut  nommé  directeur  en  1809,  dut  commencer 
par  demander  des  fonds  pour  les  faire  réparer.  Il  mourut  d'ailleurs  en 
1829  sans  avoir  fait  aucun  travail  important.  Le  célèbre  ^.mici,  qui  fut 
à  la  tête  de  l'observatoire  de  1831  à  1864,  s'appliqua  surtout  h  perfec- 
tionner la  construction  des  lunettes  et  des  instrumens  d'optique  en  gé- 
néral; on  lui  doit  un  grand  nombre  d'inventions  ingénieuses.  Son  suc- 
cesseur, Donati,  s'est  fait  connaître  par  des  découvertes  de  comètes  et 
par  ses  recherches  sur  les  spectres  des  étoiles.  Frappé  des  inconvéniens 
que  présentait  la  situation  du  vieil  observatoire  au  sein  même  de  la 
ville,  il  en  demanda  la  translation  sur  la  colline  d'Arcetri,  et  au  mois 
d'octobre  1872  eut  lieu  en  grande  pompe  l'inauguration  de  l'édifice 
nouveau;  mais  Donati  mourut  en  1873,  laissant  inachevée  l'œuvre  capitale 
de  sa  vie. 

L'antique  observatoire  de  Padoue,  établi  depuis  1767  dans  la  tour 
d'Ezzeliao,  a  eu  successivement  pour  directeurs  Toaldo,  puis  son  neveu 
Chiminello,  qui  commencèrent  dès  cette  époque  une  série  régulière 
d'observations  du  baromètre  et  du  thermomètre,  enfin  Giovanni  San- 
tini,  à  qui  l'on  doit  plusieurs  catalogues  d'étoiles  et  une  nouvelle 
détermination  de  la  masse  de  Jupiter;  c'est  son  adjoint,  M,  Lorenzoni, 
qui  fait  maintenant  fonctions  de  directeur. 

A  Rome,  il  existe  deux  observatoires  :  celui  du  Collège  romain,  qui 
a  été  illustré  par  les  travaux  du  père  DeVico  et  du  père  Secchi,  et  celui 
du  Gapitole,  auquel  M.  Respighi  donne  aujourd'hui  une  nouvelle  vie. 
Où  sait  que  la  Compagnie  de  Jésus  a  toujours  compté  parmi  ses  mem- 
bres des  astronomes  habiles,  qu'elle  envoyait  dans  tous  les  pays  et  sous 
tous  les  climats  faire  des  observations  utiles  ou  fonder  des  établisse- 
mens  dont  quelques-uns  ont  eu  un  grand  éclat;  la  plupart  du  temps 
ces  savans  avaient  fait  leurs  études  au  Collège  romain,  dont  les  bàti- 
mens  successifs  ont  depuis  des  siècles  abrité  des  instrumens  astrono- 
miques. Ce  n'est  toutefois  que  vers  1787,  quand  le  Collège  se  trouvait 
entre  les  mains  du  clergé  séculier,  que  l'un  des  angles  de  la  façade  fut 
approprié  aux  observations  par  la  construction  d'une  tour  qui  a  servi 
d'observatoire  principal  jusqu'en  1848.  Le  directeur  du  petit  observa- 
toire, G.  Calandrelli,  quitta  le  Collège  quand  les  pères  jésuites  y  rentrè- 
rent en  1824  par  les  ordres  de  Léoa  XII,  et  c'est  alors  que  fut  décidée 


&80  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

rinstallation  d'un  cabinet  d'observation  à  l'usage  du  professeur  d'astrono- 
mie de  l'université;  c'est  là  le  modeste  point  de  départ  de  l'observatoire 
du  Capitole,  dont  les  premiers  directeurs  furent  F.  Scarpellini,  puis 
I.  Calandrelli,  remplacé  depuis  1866  par  M.  Respighi.  L'observatoire  du 
Collège  romain  a  été  reconstruit  et  complété  en  1850,  grâce  à  l'éner- 
gique iniûative  du  père  Secchi,  qui  l'a  dirigé  jusqu'à  sa  mort  (1878), 
car  en  1875  le  gouvernement  italien  l'avait  prié  de  cotiserver  ses  fonc- 
tions. Travailleur  zélé  s'il  en  fut,  le  père  Secchi  avait  une  réputation 
européenne;  on  connaît  ses  recherches  sur  les  étoiles  doubles,  sur  les 
nébuleuses,  sur  les  taches  et  les  protubérances  du  soleil,  sur  les 
sp^-ctres  des  corps  célestes,  sur  les  étoiles  filantes,  sur  le  magnétisme 
terrestre,  etc.  La  plupart  de  ses  ouvrages  (mt  été  traduits  en  français. 

Il  n'y  a  rien  à  dire  de  l'obcervatiiire  de  Modène,  Celui  de  Turin,  qui 
a  eu  longtemps  à  sa  tête  le  célèbre  Plana,  pluiôt  mathématicien  qu'ob- 
servateur, avait  été  négligé  d^-puis  quarante  ans  lorsque  la  direction 
passa  en  1865  à  M.  Dorna,  qui  s'efforce  maintenant  de  le  restaurer. 

En  août  1875,  un  congrès  astronomique,  réuni  à  Palerme  sous  les 
auspices  du  gouvernement,  a  voté  un  plan  de  réforme,  qui  conserve 
tous  les  observatoires  exi^tans,  mais  en  les  divisant  en  trois  classes  : 
1°  ceux  de  Naples,  Florence,  Palerme,  Milan,  seroiît  considérés 
comme  établissemens  de  premier  ordre,  et  les  ressources  disponibles 
devront  être  concentrées  sur  eux;  2°  ceux  de  Parme,  de  Bologne,  de 
Modène,  sont  mis  sous  la  dépendance  des  universités  de  ces  trois  villes 
et  devront  se  borner  à  des  travaux  de  météorologie  et  de  physique; 
3°  ceux  du  Collège  romain,  du  Capitole,  de  Turin  et  de  Padoue  sont 
déclarés  observatoires  universitaires  el;  consacrés  surtout  à  l'instruction 
des  jeunes  astronomes.  En  restreignant  ainsi  l'activité  de  chaque  éta- 
blissement dans  les  limites  imposées  par  l'état  de  son  outillage,  on 
évitera  en  tous  cas  un  gaspillage  de  temps  et  d'argent,  et  on  nous 
débarrassera  d'un  fatras  encombrant  d'observations  sans  valeur  qui,  le 
plus  souvent,  sont  de  véritables  obstacles  semés  sur  la  route  des  astro- 
nomes engagés  dans  des  recherches  théoriques. 

La  multiplicité  des  centres  d'observations,  condition  nécessaire  de 
l'indépendance  des  astronomes,  source  d'émulation  féconde  et  stimu- 
lant énergique  de  l'esprit  d'invention,  est,  comme  le  fait  remarquer 
M.  Rayet,  utile  et  nécessaire  au  développement  de  la  science.  C'est  une 
vérité  qu'en  France  on  commence  aussi  à  comprendre,  et  la  création 
prochaine  des  observatoires  de  Lyon  et  de  Bordeaux,  qui  prendront 
place  à  côté  de  ceux  de  Toulouse  et  de  Marseille,  rendra  chez  nous  à 
l'astronomie  pratique  un  éclat  digne  de  son  passé.  R.  R. 

Le  direcleur-gérant,  C.  Bvioi. 


LORD  BEACONSFIELD 

ET    SON   TEMPS 


1. 


L'ANGLETERRE  APRES  LE  BILL  DE  REFORME. 


L'ouverture  du  parlement  d'Angleterre,  pour  la  session  de  1877, 
avait  été  fixée  au  8  février.  La  haute  société  anglaise  semblait 
attacher  à  cette  cérémonie  un  intérêt  plus  qu'ordinaire,  car  plus 
de  dix  mille  demandes  avaient  été  adressées  au  lord  chancelier 
pour  obtenir  des  places  dans  les  tribunes  de  la  chambre  des  lords. 
On  savait,  et  c'était  l'explication  de  cette  ardente  curiosité,  que 
ce  jour-là  le  premier  ministre,  élevé  à  la  pairie  depuis  la  clôture  de 
la  session  précédente,  devait  prendre  séance  et  rang  en  qualité  de 
comte  de  Beaconsfield.  Les  plus  grands  noms  de  la  noblesse  anglaise 
s'étaient  disputé  l'honneur  d'assister  le  nouveau  pair  dans  cette 
circonstance  solennelle,  et  il  devait  avoir  pour  parrains  les  deux 
comtes  dont  les  titres  sont  les  plus  anciens,  les  comtes  de  Shrews- 
bury  et  de  Derby,  chefs  des  deux  illustres  maisons  de  Talbot  et  de 
Stanley. 

Aussitôt  que  les  pairs  en  grand  costume  eurent  occupé  leurs 
sièges,  on  vit  entrer  solennellement  Jarretière,  le  roi  d'armes 
d'Angleterre,  et  l'huissier  à  la  verge  noire,  précédant  le  grand 
maréchal,  qui  est  le  chef  de  la  maison  de  Howard,  et  le  grand 
chambellan,  qui  est  un  Percy.  Derrière  ceux-ci  apparut,  entre  lord 
Shrewsbury  et  lord  Derby,  le  nouveau  lord  Beaconsfield,  revêtu  de 
la  robe  de  comte  et  la  couronne  comtale  sur  la  tête.  Il  s'age- 

TOME  XXXV.  —  l*^'  OCTOBRE  1879,  31 


il82  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nouilla  devant  le  lord  chancelier  et  lui  présenta  les  lettres  patentes 
qui  lui  conféraient  le  titre  de  comte.  La  lecture  faite,  il  se  releva, 
et,  précédé  du  grand  maréchal  et  du  grand  chambellan,  assisté 
de  ses  deux  parrains,  il  fit  le  tour  de  la  salle  des  séances  avant  de 
s'asseoir  au  banc  des  comtes,  où  les  pairs  vinrent  en  foule  le  com- 
plimenter. 

Quelles  pensées  remplirent  l'âme  du  nouveau  pair  pendant  cette 
marche  solennelle  autour  de  cette  salle  où  se  réunissent  les  repré- 
sentans  de  la  plus  fière  aristocratie  d'Europe?  quels  souvenirs 
s'éveillèrent  dans  son  esprit  en  contemplant  ces  blasons  dont 
beaucoup  remontent  à  la  conquête  normande?  Sans  doute,  son 
passé  vint  tout  entier  et  d'un  seul  coup  se  retracer  à  ses  yeux.  Il 
se  revit,  fils  d'une  race  proscrite  et  méprisée,  demandant  à  sa 
plume  une  partie  de  son  modeste  revenu,  et  conquérant  à  force  de 
persévérance  et  de  talent  une  place  éminente  au  sein  de  la  repré- 
sentation nationale;  contesté,  envié,  critiqué  sans  relâche,  avan- 
çant lentement,  mais  sans  reculer  jamais;  puis  il  avait  fait  accepter 
sa  direction  au  parti  conservateur  :  il  était  devenu  le  chef  autorisé 
des  représentans  des  plus  vieilles  familles  anglaises  ,  et  voilà  qu'il 
allait  s'asseoir  comme  un  égal  à  côté  des  chefs  de  ces  illustres 
maisons  qui  font  remonter  leur  origine  aux  compagnons  du  Con- 
quérant. Embrassant  d'un  coup  d'œil  ces  quarante  années  de  labeurs, 
de  luttes  et  de  succès,  il  a  pu  se  dire,  avec  un  légitime  orgueil, 
qu'il  avait  pleinement  justifié  la  devise  adoptée  par  lui  à  ses  dé- 
buts dans  la  vie  :  Forti  nihil  difficile. 

C'est  cette  carrière  de  quarante  ans  que  nous  voulons  retracer  et 
que  nous  essaierons  d'apprécier  (1). 

I. 

De  1825  à  18/iO,  le  salon  littéraire  et  politique  le  plus  en  renom 
à  Londres  fut  celui  de  lady  Blessington.  Les  infortunes  de  la  com- 
tesse et  son  mariage  romanesque  avaient  éveillé  la  sympathie  des 
femmes;  son  éclatante  beauté  attirait  les  hommes  et  son  esprit  les 
retenait,  bien  avant  qu'elle  eut  taché  d'encre  ses  jolis  doigts  à  écrire 
des  romans  fashionablcs.  Elle  avait  une  véritable  cour  d'écrivains, 
d'artistes  en  renom  et  d'hommes  politiques  :  d'ailleurs,  pour  don- 
ner la  vogue  à  son  salon,  il  eût  suffi  de  la  présence  de  son  beau- 
fils,  le  comte  d'Orsay,  le  roi  de  la  mode,  l'arbitre  suprême  en 
matière  d'élégance  et  de  bon  goût.  L'un  des  ornemens  de  ce  salon, 

(1)  Dca  pul)lications  récentes  nous  ont  fourni  d'utiles  renseignemens  :  the  Public 
Life  of  the  earl  of  Deaconsfleld,  by  Fr.  llitchman;  2  vol.,  Londres,  Chapman  et  Hall  ; 
—  Benjamin  Disraeli,  earl  of  Beaconsfield,  a  biograpby  by  S.-A.  Beeton.  —  Lord 
Beaconsfield,  ein  Charaklerbild,  von  J.  Brandes. 


LORD   BEACONSFIELD   ET   SON   TEMPS.  A83 

dont  le  prince  Louis-Napoléon  devait  devenir  l'hôte  le  plus  assidu, 
était  un  ancien  chancelier  d'Angleterre,  Irlandais  comme  la  com- 
tesse, lord  Lyndhurst,  l'un  des  plus  grands  noms  de  la  magistra- 
ture anglaise  et  un  maître  en  fait  d'éloquence.  Parmi  tous  ces 
hommes  distingués  à  des  titres  divers,  on  remarqua  de  bonne 
heure  un  jeune  homme  dont  la  beauté  frappait  le  regard.  Des  che- 
veux d'un  noir  de  jais,  tombant  en  boucles  épaisses,  encadraient 
à  ravir  des  traits  fins  et  réguliers  et  faisaient  ressortir  la  pâleur 
d'un  teint  qui  avait  la  blancheur  mate  du  marbre.  Une  mise  d'une 
recherche  excessive  accusait  des  prétentions  à  la  suprême  élégance  : 
c'étaient  toujours  des  habits  de  la  dernière  mode,  avec  des  revers 
de  satin  blanc,  des  gilets  merveilleusement  brodés,  des  flots  de 
dentelles  pour  manchettes  et  pour  jabot,  et  sur  ces  dentelles  de 
grosses  chaînes  d'or  d'un  beau  travail  :  c'était  enfin  une  canne 
d'ivoire  avec  un  chiffre  gravé  en  or.  Les  hommes  ne  voulaient  voir 
dans  ce  jeune  homme  que  l'étoffe  d'un  fat.  Plus  indulgentes  ou 
plus  perspicaces,  les  femmes  s'accordaient  à  dire  qu'il  deviendrait 
un  homme  remarquable  et  qu'il  ferait  son  chemin.  Et  de  fait,  bien 
qu'habituellement  réservé  et  silencieux,  et  comme  uniquement  pré- 
occupé d'écouter,  il  se  transformait  tout  à  coup  s'il  venait  à  être 
provoqué,  ou  si  le  sujet  de  la  conversation  l'intéressait  plus  parti- 
culièrement; alors  la  flamme  semblait  jaillir  de  ses  yeux  noirs  et 
brillans,  im  sourire  sarcastique  se  dessinait  sur  ses  lèvres  frémis- 
santes ;  il  prenait  la  parole  avec  un  feu  et  une  verve  extraordinaires  ; 
l'originalité  quelquefois  étrange  de  la  pensée  était  relevée  par  le 
tour  piquant  de  l'expression  et  par  le  charme  d'une  voix  harmo- 
nieuse :  personne  ne  se  lassait  plus  ni  de  le  regarder  ni  de  l'en- 
tendre. 

Ce  jeune  homme,  qui  alliait  à  des  dons  si  rares  des  prétentions 
et  des  afféteries  que  la  jeunesse  pouvait  seule  faire  excuser,  était 
Benjamin  DisraeH,  en  qui  personne  alors,  excepté  lui-même  peut- 
être,  ne  soupçonnait  un  futur  premier  ministre  d'Angleterre.  C'était 
le  fils  d'un  simple  homme  de  lettres,  et  il  semblait  ne  vouloir 
point  d'autre  carrière,  car,  placé  chez  un  attorney  en  renom  pour 
se  préparer  au  barreau,  il  avait,  au  bout  de  quelques  mois,  com- 
plètement abandonné  l'étude  des  lois.  La  fortune  lui  réservait  une 
plus  haute  destinée. 

Le  nom  seul  de  M.  Disraeli  indique  suffisamment  son  extraction  ; 
loin  d'en  rougir,  il  s'est  toujours  fait  honneur  d'appartenir  à  la 
plus  ancienne  nationalité  qui  soit  sur  terre.  Il  a  mis  une  sorte  de 
complaisance,  on  pourrait  même  dire  d'ostentation,  à  faire  res- 
sortir, dans  plusieurs  de  ses  livres,  le  rôle  considérable  que  les 
Juifs  ont  toujours  joué  dans  les  affaires  de  ce  monde,  en  dépit  du 
mépris  injuste  et  des  persécutions  dont  ils  étaient  l'objet  :  il  les  a 


Zi84  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

représentés  volontiers  comme  uneVace  prédestinée  au  gouvernement 
de  l'humanité.  Il  a  recherché  avec  un  soin  pieux  les  origines  de 
sa  famille,  et  il  les  a  fait  connaître  dans  une  préface  qu'il  a  mise  à 
une  réimpression  des  œuvres  de  son  père.  La  famille  Disraeli  faisait 
partie  des  Sephardim,  c'est-à-dire  de  ces  juifs  d'Aragon  et  d'Anda- 
lousie, désignés  souvent  sous  le  nom  de  nouveaux  chrétiens,  qui 
avaient  conservé  leurs  antiques  croyances  malgré  une  apparente 
adhésion  au  christianisme,  et  qui,  après  de  longues  années  de  pro- 
spérité et  même  de  faveur,  furent  chassés  d'Espagne,  au  xvr  siècle, 
par  l'inquisition,  et  transportèrent  à  Venise  leurs  richesses,  leur  savoir 
et  leurs  aptitudes  industrieuses.  Le  grand-oncle  de  lord  Beacons- 
field  était  un  des  plus  riches  banquiers  de  Venise  :  en  17Zi8,  il  envoya 
en  Angleterre  son  frère  cadet.  Benjamin  Disraeli,  alors  âgé  de  dix- 
huit  ans,  pour  lui  servir  de  correspondant.  Celui-ci  s'établit  à 
Londres,  s'affilia  à  la  synagogue  espagnole  et  épousa  une  de  ses 
coreligionnaires.  Bien  que  naturalisé  Anglais,  il  demeura  fidèle  à 
la  foi  de  ses  pères;  mais  sa  femme,  d'un  esprit  original  et  vif  et 
d'un  caractère  plein  de  fierté,  supportait  malaisément  les  préjugés 
qui  régnaient  encore  contre  les  Juifs  en  Angleterre  et  s'irritait  des 
avanies  et  des  dédains  contre  lesquels  les  relations  étendues  et  la 
grande  fortune  de  son  mari  ne  la  protégeaient  pas.  Elle  finit  par 
prendre  en  aversion  la  religion  dans  laquelle  elle  était  née,  et  elle 
fit  partager  ce  sentiment  à  son  fils  unique,  Isaac  Disraeli.  Envoyé 
de  bonne  heure  en  Hollande  et  en  France,  pour  y  apprendre  les 
affaires,  celui-ci  rapporta  du  continent,  en  1789,  un  ardent  enthou- 
siasme pour  Jean-Jacques  Rousseau  et  ses  doctrines,  des  cahiers  de 
vers  et  de  prose,  et  une  insurmontable  aversion  pour  la  banque  et 
le  commerce.  Écrire  était  sa  seule  passion  :  il  se  laissa  marier  à  la 
fille  d'un  architecte  de  mérite,  Basevi,  à  qui  l'on  doit  plusieurs  mo- 
numens;  mais  ni  le  mariage,  ni  la  naissance  de  quatre  enfans  ne 
purent  le  distraire  de  ses  lectures  et  de  ses  travaux  littéraires.  Il 
ne  quittait  guère  son  cabinet  que  pour  aller  faire  des  recherches 
dans  les  bibliothèques  ou  passer  de  longues  heures  dans  les  bou- 
tiques des  bouquinistes,  d'où  il  revenait  toujours  les  poches  rem- 
plies de  livres.  Dépourvu  de  toute  originalité,  il  était  surtout  un  vul- 
garisateur :  il  était  sans  cesse  à  la  poursuite  des  anecdotes  et  des 
menus  faits  destinés  à  former  le  fond  des  articles  de  biographie  et 
de  critique  qu'il  a  réunis  sous  le  titre  de  Curiosités  de  la  littéra- 
ture, et  qui  ont  rendu  son  nom  populaire. 

Isaac  Disraeli  avait  refusé  d'occuper  aucune  fonction  dans  la  syna- 
gogue :  il  se  tenait  complètement  à  l'écart  des  coreligionnaires  de 
sa  famille;  lorsque  la  mort  de  son  père,  arrivée  en  1817,  lui  rendit 
toute  liberté  à  cet  égard,  il  rompit  absolument  avec  le  judaïsme  et 
fit  ou  laissa  baptiser  ses  enfans  dans  la  religion  anglicane.  Il  en 


LORD   BEACONSFIELD    ET    SON   TEMPS,  /l85 

avait  quatre  :  Sarah,  née  en  1802;  Benjamin,  né  le  21  décembre 
ISOZi,  et  deux  autres  fils  plus  jeunes  de  quelques  années.  On  dit 
que  lord  Beaconsfield  eut  pour  parrain  Rogers,  le  poète  millionnaire, 
dont  les  dîners  étaient  aussi  renommes  que  les  vers,  et  qui  menait 
de  front  la  banque  et  la  poésie;  la  marraine  fut  M''  Ellis,  femme 
d'un  critique  alors  en  réputation.  Ce  fut,  assare-t-on,  sur  leurs 
sollicitations  réunies  qu'Isaac  Disraeli,  absolument  indiflerent  en 
matière  de  religion,  consentit  à  faire  entrer  ses  enfans  dans  le  sein 
de  l'église  officielle.  Ce  fut  du  reste  à  peu  près  le  seul  souci  qu'il 
prit  de  leur  éducation  et  de  leur  avenir.  Après  quelques  années 
passées  dans  un  pensionnat  de  Winchester,  Benjamin  reçut,  dans  la 
maison  paternelle,  les  leçons  d'un  professeur  particulier,  le  docteur 
Cogan,  qui  lui  enseigna  le  latin  et  le  grec;  mais  il  fut  surtout  son 
propre  maître.  Abandonné  à  lui-même,  sans  conseil  et  sans  direc- 
tion, il  passait  une  grande  partie  de  son  temps  dans  la  bibliothèque 
de  son  père ,  lisant  sans  méthode  et  un  peu  au  hasard  tous  les 
livres  dont  le  titre  éveillait  sa  curiosité,  et  ajoutant  sans  cesse  par 
ces  lectures  assidues  à  la  somme  de  ses  connaissances.  Il  n'eut  donc 
point  les  avantages  de  cette  éducation  des  universités,  si  prisée  des 
Anglais,  et  plus  précieuse  encore  par  les  amitiés  qu'elle  fait  naître 
et  par  les  relations  qu'elle  prépare  que  par  l'instruction  qu'elle 
permet  d'acquérir.  En  revanche,  il  n'en  subit  pas  la  routine  et  n'en 
contracta  point  les  préjugés;  si  cette  éducation  solitaire  fit  entrer 
dans  sa  jeune  tête  des  connaissances  confuses  et  mal  digérées  et 
une  foule  de  notions  incohérentes  que  l'âge  et  la  réflexion  devaient 
rectifier,  il  lui  dut  en  retour  l'indépendance  de  son  jugement,  l'ha- 
bitude de  penser  par  lui-même  et,  dans  l'expression  de  ses  idées, 
un  tour  personnel  et  imprévu  qui  donnait  à  ses  paroles  la  saveur 
de  l'originalité. 

A  l'âge  de  dix-huit  ans,  il  fut  placé  dans  l'étude  de  MM.  Swain 
et  C'e,  attorneys  à  Londres;  mais  il  n'y  demeura  que  quelques  mois, 
et,  cédant  sa  place  à  son  frère  cadet,  il  partit  pour  un  voyage  sur 
le  continent.  11  visita  successivement  la  France,  l'Italie  et  enfin 
l'Allemagne,  où  le  nom  de  son  père  et  les  lettres  de  recommanda- 
tion dont  il  était  muni  lui  ouvrirent  la  porte  de  plusieurs  écrivains 
en  renom,  et  particulièrement  de  Gœthe  et  d'Henri  Heine.  Il 
séjourna  assez  longtemps  en  Allemagne  pour  en  apprendre  la  langue 
et  en  étudier  la  httérature,  et  il  y  contracta  quelque  peu  ce  goût 
pour  les  théories  abstraites  et  ces  habitudes  de  généralisation  pré- 
cipitée que  les  jeunes  gens  prennent  volontiers  pour  des  aptitudes 
philosophiques.  La  trace  en  est  sensible  dans  plusieurs  de  ses 
ouvrages,  et  l'on  ne  saurait  rapporter  à  une  autre  influence  les 
conceptions  nuageuses  et  les  effusions  mystiques  auxquelles  se 
complaît  parfois  un  écrivain  qui  semble  né  pour  la  satire  et  qui 


hSQ  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ne  donne  jamais  plus  complètement  sa  mesure  que  quand  il  flagelle 
avec  une  ironie  puissante  les  ridicules  et  les  vices  de  la  société 
contemporaine. 

Deux  ou  trois  années  s'écoulèrent  ainsi,  et,  au  retour  d'une  der- 
nière excursion  sur  le  continent,  Benjamin  Disraeli  ne  retrouva 
plus  sa  famille  à  Londres.  Son  père  avait  acheté  un  domaine,  Bra- 
denham-House,  dans  le  comté  de  Buckingliam,  et,  à  la  fin  de  1825, 
il  y  fit  transporter  sa  bibliothèque  et  s'y  établit  à  demeure.  Il  y 
passa  les  vingt  dernières  années  de  sa  vie.  Benjamin  demeura  seul 
à  Londres  ;  il  était  déjà  en  relation  avec  la  plupart  des  écrivains  et 
des  critiques  du  jour.  L'amitié  de  Rogers  lui  ouvrit  l'entrée  de  plu- 
sieurs salons  où  sa  jeunesse,  sa  bonne  mine  et  son  esprit  lui  va- 
lurent le  meilleur  accueil.  A  ce  moment  naquit  un  nouveau 
journal  politique,  the  Représentative^  qui,  fondé  à  grands  frais 
et  avec  fracas,  disparut  au  bout  de  quelques  mois,  après  avoir 
coûté  beaucoup  d'argent  à  la  maison  Murray.  Une  tradition  fort 
accréditée  attribue  à  M.  Disraeli,  si  jeune  qu'il  fût  encore,  le 
rôle  principal  dans  la  fondation  et  dans  la  rédaction  de  cette 
feuille  éphémère,  dont  le  nom  même  serait  aujourd'hui  oublié 
sans  cette  prétendue  collaboration.  M.  Disraeli  a  été  absolument 
étranger  à  cette  entreprise,  dont  on  a  voulu  faire  retomber  sur 
lui  l'avortement.  Ses  débuts  ont  été  plus  modestes,  ils  ont  eu 
pour  théâtre  un  petit  journal  littéraire  dont  l'existence  n'a  pas 
été  de  longue  durée,  tJie  Star  Chamher,  auquel  il  donna  quelques 
articles  de  critique  et  une  satire  en  vers,  la  Dunciade  du  jour, 
contre  les  poètes  du  temps.  M.  Disraeli  n'a  rien  épargné  pour 
faire  disparaître  toute  trace  de  ces  premiers  essais  de  sa  j^lume, 
mais  un  collectionneur  implacable  a  préservé  de  la  destruction 
quelques  numéros  de  la  petite  revue,  et  le  corps  du  délit  existe 
encore. 

Le  véritable  coup  d'essai  de  M.  Disraeli  fut  un  roman  anonyme, 
Vivian  Grey,  qui  parut  à  la  fin  de  1826,  avant  que  l'auteur  eût 
complété  sa  vingt-deuxième  année.  Le  jeune  écrivain  voyait  jour- 
nellement défiler  devant  lui,  dans  les  salons  dont  il  était  l'hôte 
assidu,  tout  le  personnel  de  la  haute  société  anglaise  :  ministres, 
diplomates,  grands  seigneurs,  femmes  à  la  mode,  orateurs  et  écri- 
vains en  renom.  La  médisance  l'instruisait  des  secrets  de  leur  passé, 
et  lui  révélait  leurs  faiblesses.  Son  esprit  observateur  lui  faisait 
mesurer  toute  la  disproportion  qui  existait  entre  la  valeur  réelle  et 
le  rôle  de  certains  personnages  :  il  voyait  en  action  l'influence  de 
la  fortune  et  de  la  naissance,  la  puissance  des  préjugés,  les  res- 
sources de  l'intrigue,  le  jeu  des  passions  et  des  infirmités  humaines. 
La  jeunesse  n'est  pas  d'ordinaire  portée  à  l'indulgence;  l'expé- 
rience de  la  vie  n'a  pas  encore  émoussé  la  vivacité  de  ses  impres- 


LORD   BEACONSFJELD   ET   SON   TEMPS.  il 87 

siens  :  la  méchanceté  l'indigne,  le  triomphe  de  la  sottise  l'irrite,  le 
ridicule  l'agace.  Le  spectacle  que  le  jeune  Disraeli  avait  sous  les 
yeux  n'était  pas  seulement  pour  lui  une  récréation  instructive,  il 
était  aussi  une  tentation  perpétuelle  ;  éveillant  le^démon  de  la  satire 
qui  sommeillait  en  lui,  il  surexcitait  sa  verve  malicieuse  et  faisait 
affluer  à  son  cerveau  un  torrent  d'épigrammes  auquel  il  fallait  une 
issue.  Un  jour,  M.  Disraeli  prit  la  plume,  ^iViviaii  Grcy  fut  écrit 
tout  d'un  trait. 

Ce  fut  un  événement  :  jamais  succès  littéraire,  n'eut  cette  rapi- 
dité foudroyante  et  ce  retentissement.  La  cour  s'arracha  le  livre  : 
la  ville  prit  feu  aussitôt  ;  puis  ce  fut  le  tour  de  la  province  :  sept 
ou  huit  éditions  se  succédèrent  en  quelques  semaines.  Il  ne  faut 
pourtant  chercher  dans  ce  roman  ni  intrigue  fortement  nouée,  ni 
passions  dramatiques,  ni  scènes  émouvantes  :  c'est  une  succession 
d'épisodes  à  peine  rattachés  les  uns  aux  autres  par  le  fil  le  plus 
ténu;  c'est  une  lanterne  magique  dans  laquelle  défilent  une  foule 
de  personnages  dont  le  nom  seul  est  déjà  une  épigramme,  et  dont 
aucun  ne  peut  intéresser;  mais  n'avoir  point  lu  Vivian  Grey,  n'en 
pouvoir  nommer  les  personnages  réels,  n'en  point  saisir  toutes  les 
malices,  c'eût  été  se  donner  un  brevet  de  héotisme  et  se  mettre 
soi-même  en  dehors  de  la  bonne  compagnie.  Aussi  le  livre  fit-il 
fureur,  et  sept  ou  huit  clés  furent  pubhées  par  les  journaux  ou  les 
revues  pour  venir  en  aide  à  la  pénétration  des  lecteurs. 

L'auteur  s'est  toujours  défendu  d'avoir  voulu  faire  une  galerie 
de  portraits,  et  la  multiplicité  des  clés  dues  à  la  mahgnité  contem- 
poraine suffirait  elle  seule  à  le  justifier.  Des  portraits  où  l'on  recon- 
naît plusieurs  personnes  ne  méritent  plus  ce  nom.  Le  jeune  écri- 
vain avait  évidemment  emprunté  aux  originaux  qu'il  avait  sous  les 
yeux  les  diiïérens  traits  qui  lui  avaient  servi  à  composer  ses  per- 
sonnages :  si  les  grands  seigneurs,  les  femmes  à  la  mode,  les 
hommes  politiques  qu'il  mettait  en  scène  n'avaient  ressemblé  à 
personne  de  la  vie  réelle,  s'ils  n'avaient  pas  eu  le  ton,  les  habi- 
tudes, les  idées  qui  avaient  cours  dans  les  salons,  son  livre  eût  été 
l'esquisse  d'un  monde  imaginaire  peuplé  d'êtres  de  fantaisie,  il 
n'eût  pas  été  une  peintuVe  fidèle  de  lahautesociété'anglaise.  C'était 
l'exactitude  du  tableau,  c'était  la  vérité  de  l'ensemble  qui  condui- 
saient à  rechercher  des  ressemblances  de  détail,  et  à  disséquer  en 
quelque  sorte  les  personnages  du  roman  pour  retrouver  la  trace 
des  emprunts  que  l'auteur  avait  faits  au  monde  réel. 

Si  Vivian  Grey  n'avait  été  qu'une  galerie  de  portraits  et  de'ca- 
ricatures  empruntée  à  la  société  anglaise  de  1S26,  son  succès  eût 
été  aussi  éphémère  qu'étourdissant.  La  malignité  des  contempo- 
rams  une  fois  satisfaite,  le  livre  aurait  perdu  tout  intérêt.  Il  n'en 
a  rien  été  :  tous  les  personnages  qu'on  avait  voulu  reconnaître 


488  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sont  depuis  longtemps  descendus  dans  la  tombe  :  le  nom  même 
de  la  plupart  est  ignoré  de  la  génération  actuelle,  et  Vivian  Grey 
a  conservé  des  lecteurs  :  il  a  été  réimprimé  aussi  souvent  qu'aucun 
des  autres  ouvrages  de  M.  Disraeli.  C'est  que  ce  livre  est  un  tableau 
plein  de  vivacité  et  de  vérité  de  la  haute  société  anglaise,  dont  les 
côtés  secondaires  ont  pu  se  modifier,  mais  dont  le  caractère  géné- 
ral n'a  pas  changé.  Où  les  contemporains  n'ont  voulu  voir  que  la 
caricature  de  gens  qu'ils  connaissaient,  les  générations  suivantes 
ont  vu  la  peinture  de  la  nature  humaine  :  ce  que  l'auteur  a  em- 
prunté aux  originaux  qui  posaient  devant  lui,  ce  sont  moins  les 
traits  accidentels  et  fugitifs  qui  donnent  un  certain  relief  à  une 
figure,  que  les  traits  permanens  qui  constituent  le  fond  de  l'huma- 
nité :  il  a  pu  faire  des  portraits,  mais  il  a  surtout  tracé  des  carac- 
tères. C'est  là  ce  qui  a  sauvé  son  livre  de  l'oubli  où  tombent  néces- 
sairement les  œuvres  qui  n'empruntent  leur  intérêt  qu'à  la 
curiosité  ou  aux  passions  du  jour. 

Le  principal  personnage  du  roman  est  un  jeune  aventurier,  sans 
naissance  et  sans  fortune,  mais  plein  de  confiance  dans  les  dons 
qu'il  a  reçus  de  la  nature  et  dans  la  puissance  de  sa  volonté,  et 
déterminé  à  parvenir.  Il  compte,  pour  s'élever,  mettre  à  profit  l'in- 
capacité, la  sottise  et  la  faiblesse  de  ses  contemporains  :  pour  faire 
des  grands  seigneurs  les  instrumens  de  ses  desseins,  il  flattera 
leur  vanité;  il  flattera  les  préjugés  et  les  passions  de  la  foule  pour 
conquérir  cet  autre  levier,  non  moins  puissant  que  la  richesse,  la 
popularité.  Il  n'embrassera  d'opinions,  il  n'épousera  de  causes  que 
celles  qui  pourront  servir  à  sa  fortune.  Les  maximes  et  les  pré- 
ceptes de  conduite  que  Vivian  Grey  laisse^  échapper  dans  ses  con- 
fidences formeraient  un  petit  manuel  qu'on  pourrait  intituler  VArt 
de  parvenir,  à  la  condition  de  n'avoir  ni  moralité  ni  vergogne  et  de 
ne  rencontrer  que  des  dupes.  Les  ennemis  personnels  et  les  adver- 
saires politiques  de  M.  Disraeli  n'ont  pas  manqué  de  dire  qu'il 
s'était  peint  lui-même  sous  le  nom  de  Vivian  Grey,  révélant  avec 
un  cynisme  effronté  sa  résolution  de  faire  fortune  et  les  moyens 
qu'il  comptait  employer  pour  réussir.  A  l'appui  de  cette  thèse  peu 
charitable,  on  a  relevé  tous  les  détails  de  l'éducation,  de  l'entou- 
rage et  du  caractère  de  Vivian  Grey  qui  paraissent  se  rapporter  à 
M.  Disraeli.  C'est  à  l'aide  d'argumens  de  cette  sorte  qu'on  a  voulu 
retrouver  dans  Werther  l'histoire  personnelle  de  Gœthe,  comme  si, 
au  début  de  leur  carrière  littéraire,  de  très  jeunes  écrivains  n'ayant 
fait  encore  qu'entrevoir  le  monde,  n'étaient  pas  nécessairement 
conduits  à  emprunter  à  leurs  impressions  personnelles  et  à  leur 
entourage  immédiat  quelques  traits  du  tableau  qu'ils  esquissent. 
A  vingt-deux  ans,  M.  Disraeli  songeait-il  déjà  sérieusement  à  em- 
brasser la  carrière    politique,  qui  semblait  lui  être  fermée  par 


LORD   BEACONSFIELD    ET    SON   TEMPS.  ^89 

d'insurmontables  barrières  ?  En  tout  cas,  s'il  eût  entendu  se  peindre 
lui-même  sous  les  traits  de  Vivian  Grey,  se  serait-il  montré  sous  un 
jour  aussi  peu  favorable?  Son  héros  est  un  ambitieux  vulgaire,  chez 
qui  de  brillantes  facultés  ne  rachètent  pas  l'absence  du  sens  m'oral  : 
il  ne  se  recommande  par  aucune  des  qualités  qui  peuvent  éveiller 
la  sympathie  ;  ni  ses  projets  ni  ses  aventures  ne  peuvent  exciter 
l'intérêt  :  finalement,  il  ne  réussit  à  rien  en  Angleterre,  et  c'est  en 
Allemagne  seulement,  dans  une  principauté  lilliputienne  qu'il  peut 
trouver  l'emploi  de  ses  talens.  La  conclusion  qui  se  dégage  du  livre, 
c'est  que  la  richesse  ignorante  et  vaniteuse  trouve  toujours'quelque 
intrigant  qui  l'exploite.  Ce  n'est  pas  là  une  biographie,  c'est  l'his- 
toire éternelle  des  faiblesses  humaines. 

Le  goût  des  voyages  s'était-il  réveillé  chez  M.  Disraeli  ?  L'Orient 
exerçait-il  sur  lui  cette  fascination  irrésistible  qui  entraîne  en  Pa- 
lestine le  héros  d'un  de  ses  romans  ?  Désirait-il  seulement  se  sous- 
traire au  retentissement  persistant  de  son  livre  et  aux  secrètes 
inimitiés  qu'il  avait  pu  lui  valoir  ?  mais  il  ne  tarda  point  à  quitter 
l'Angleterre  pour  plusieurs  années.  Après  avoir  publié,  au  com- 
mencement de  1828,  les  Aventures  du  capitaine  Popanilla,  imita- 
tion aujourd'hui  oubliée  du  chef-d'œuvre  de  Swift,  et  sans  attendre 
l'effet  de  ce  nouvel  ouvrage,  il  partit  pour  Gonstantinople  avec  sa 
sœur  Sarah  et  un  de  ses  amis,  M.  Meredith,  qui  était  le  fiancé  de 
sa  sœur.  Tous  trois  passèrent  à  Gonstantinople  l'hiver  de  1829  : 
ils  employèrent  l'année  1830  à  parcourir  la  Roumélie,  la  Grèce  et 
l'Albanie.  En  1831,  ils  visitèrent  la  Troade  et  l'Asie-Mineure  ;  arri- 
vés en  Syrie,  il  leur  fallut  se  séparer.  Ils  avaient  espéré  que  ce 
long  séjour  en  Orient  fortifierait  la  santé  délicate  de  Meredith  :  loin 
de  là,  la  phtisie  se  déclara  et  fit  de  rapides  progrès.  Se  transfor- 
mant en  garde-malade,  Sarah  Disraeli  ramena  son  fiancé  en^  Angle- 
terre, mais  ce  fut  pour  le  voir  expirer  presque  en  touchant  le^sol 
natal  et  sans  qu'il  pût  lui  donner  son  nom.  Prenant  alors  le  deuil 
pour  ne  le  quitter  jamais,  elle  se  consacra  à  son  vieux  père,  dont 
elle  devint  la  lectrice  et  le  secrétaire,  et  qui  ne  tarda  point  à  la 
pleurer  à  son  tour. 

Demeuré  seul  en  Syrie,  Benjamin  mit  à  exécution  le  projefqu'il 
avait  formé  de  visiter  toutes  les  contrées  où  les  Juifs  ont  séjourné, 
de  demander  à  l'aspect  des  lieux,  au  climat,  au  ciel  de  l'Orient  le 
secret  de  leur  étrange  destinée  et  de  suivre  de  pays  en  pays  leurs 
pérégrinations.  L'ardente  curiosité  et  les  préoccupations  mystiques 
qui  entraînent  à  Jérusalem  lord  Tancrède  Montaigu  ne  sont-elles 
pas  des  réminiscences  personnelles  plutôt  que  les  conceptions  impré- 
vues d'un  romancier  ?  Il  est  permis  de  le  conjecturer.  Arrivé  en 
Palestme,  le  jeune  voyageur  voulut  tout  voir,  même  la  mosquée 
d  Omar,  dont  le  fanatisme  musulman  interdit  l'entrée  aux  infî- 


/i90  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

dèles,  et  cette  imprudente  curiosité  faillit  lui  coûter  la  vie.  Ce  fut 
à  grand'peine  qu'on  l'arracha  des  mains  d'une  foule  irritée. 

De  Jérusalem,  il  se  rendit  en  Egypte  et  remonta  le  Nil  jusqu'aux 
cataractes,  voyage  alors  plein  de  difficultés  et  de  périls,  et  que 
bien  peu  d'Européens  avaient  osé  entreprendre  depuis  l'expédition 
française.  Ce  fut  ensuite  le  tour  de  l'Espagne,  où  il  visita  l'une  après 
l'autre  ces  belles  cités  de  l'Andalousie,  autrefois  habitées  par  les 
Séphardim,  et  qu'il  s'est  complu  à  décrire.  Enfin,  après  une  nou- 
velle visite  à  Venise  et  à  Rome,  où  il  passa  l'hiver,  il  revint  en 
Angleterre  au  mois  de  mars  1832,  après  une  absence  de  trois 
années.  Il  rapportait  d'Orient,  outre  des  impressions  ineffaçables 
dont  la  trace  est  manifeste  dans  tous  ses  livres,  de  nombreux  ma- 
tériaux, un  poème,  et  le  canevas  sinon  les  manuscrits  de  trois 
romans. 

Le  premier  en  date  de  ces  romans,  le  Jeune  Duc,  parut  presque 
immédiatement  après  le  retour  de  M.  Disraeli  en  Angleterre.  C'était 
une  peinture  de  la  haute  société  anglaise  sous  une  forme  vive  et 
spirituelle  et  dans  un  style  élégant,  mais  sans  l'attrait  particulier 
que  des  portraits  vrais  ou  supposés  avaient  donné  à  Vivian  Grey. 
Cet  ouvrage  fat  favorablement  accueilli  par  le  public  et  par  la  cri- 
tique, qui  reprocha  seulement  à  l'auteur  d'avoir  abusé  des  digres- 
sions et  d'avoir  fait  de  trop  fréquentes  allusions  à  ses  voyages  et 
à  ses  impressions  personnelles.  On  ne  remarqua  point  que  c'était, 
comme  Vivian  Grey,  une  satire  voilée  de  l'aristocratie  anglaise, 
où  l'auteur  mettait  en  relief  quelle  éducation  frivole  et  superfi- 
cielle recevaient  les  enfans  des  plus  illustres  familles,  quelle  pré- 
paration insuffisante  ces  futurs  législateurs  apportaient  dans  la  vie 
politique,  et  quel  discrédit  l'ignorance,  l'incurie  et  les  préjugés  de 
la  plupart  des  grands  seigneurs  faisaient  rejaillir  sur  un  ordre 
appelé  à  jouer  un  rôle  considérable  dans  l'état.  On  ne  saurait  laisser 
passer  inaperçu  ce  côté  des  deux  premiers  ouvrages  de  M.  Disraeli  : 
c'est  l'éclosion  d'idées  auxquelles  l'auteur  demeurera  fidèle;  s'il 
veut  maintenir  entre  les  mains  de  l'aristocratie  la  haute  direction 
des  affaires  publiques,  c'est  à  la  condition  qu'elle  se  fera  la  gar- 
dienne des  intérêts  des  masses,  et  qu'ayant  la  facilité  et  par  con- 
séquent le  devoir  de  tout  apprendre,  elle  justifiera  sa  prépondé- 
rance en  se  montrant  toujours  la  classe  la  plus  instruite,  la  plus 
éclairée,  la  plus  vraiment  libérale  de  la  nation. 

Au  Jeune  Duc  succéda,  en  1833,  Contarini  Fleming,  que  l'auteur 
intitula  lui -môme  «  revue  psychologique.  »  C'est  l'histoire  d'une 
âme  ardente  et  généreuse,  incapable  de  résister  à  ses  premières 
impressions  et  passant  d'un  entraînement  à  un  autre  sans  pouvoir 
jamais  se  tenir  dans  une  juste  mesure  ni  arriver  à  la  fixité.  Dans  ce 
roman,  les  événemens  comme  les  caractères  dépassent  toutes  les 


LORD   BEACONSFIELD   ET   SON   TEMPS.  491 

limites  de  la  vraisemblance  et  atteignent,  on  peut  le  dire,  à  l'ex- 
travagance. Aussi  le  public  fit-il  à  Contarini  Fleming  un  accueil 
assez  froid  pour  décourager  l'auteur,  qui  avait  écrit  ce  livre  avec 
passion.  Ce  jugement  de  la  première  heure  n'était  pas  sans  appel. 
L'Allemagne  se  montra  plus  indulgente  que  l'Angleterre  pour  les 
conceptions  aventureuses  et  les  effusions  mystiques  de  l'auteur. 
Goethe  s'exprima  favorablement  sur  le  livre,  et  Henri  Heine  en  fit 
l'objet  d'un  article  louangeur.  En  Angleterre  même ,  la  critique 
rendit  justice  au  talent  qui  éclatait  dans  des  descriptions  d'une 
rare  beauté,  aux  pages  brûlantes  et  parfois  d'une  éloquence 
singulière  qui  rachetaient  le  décousu  du  récit  et  l'étrangeté  des 
situations.  Le  découragement  de  l'auteur  ne  fut  point  d'ailleurs  de 
longue  durée;  car,  au  bout  de  quelques  mois  à  peine,  paraissait  un 
roman,  Alroy,  qui  portait  pour  second  titre  :  «  Récit  surprenant.  » 
L'auteur  ne  pouvait  en  effet  se  dissimuler  l'invraisemblance  absolue 
des  aventures  de  son  héros,  bien  qu'il  essayât  de  la  paUier  en  ajou- 
tant à  son  livre  une  notice  étendue  sur  Scanderberg.  Alroy  est  un 
prince  de  la  maison  de  Juda  qui  entreprend  d'arracher  ses  coreli- 
gionnaires à  l'oppression  et  aux  outrages  dont  ils  sont  victimes.  Il 
les  appelle  aux  armes ,  les  enflamme  par  ses  chants  et  tente  de 
reconstituer  un  état  juif  :  après  des  succès  inespérés,  il  succombe 
dans  une  lutte  héroïque,  emportant  dans  la  tombe  l'admiration  de 
ses  ennemis.  On  trouve  ici  distinctement  la  trace  des  préoccupations 
qui  avaient  conduit  le  jeune  Disraeli  au  fond  de  l'Orient  :  ses  pré- 
dilections particuhères  et,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  son  orgueil 
national  s'y  sont  donné  libre  carrière.  Il  semble  que,  dans  la  con- 
ception primitive  de  l'auteur,  Alroy  ait  dû  être  un  poème,  car  les 
vers  y  abondent  :  non-seulement  les  vers  blancs,  qui  se  confondent 
aisément  avec  la  prose,  mais  les  vers  rimes,  et  des  pages  entières 
pourraient  presque  sans  changement  être  réimprimées  comme  des 
vers.  Une  œuvre  comme  Alroy,  malgré  l'étrangeté  et  l'invraisem- 
blance du  sujet,  devait  moins  choquer  en  Angleterre  que  sur  le 
continent  :  les  esprits  y  sont  familiarisés  dès  l'enfance,  par  une 
lecture  assidue  de  la  Bible,  avec  les  lieux  où  l'auteur  place  le 
théâtre  de  son  récit,  avec  les  sentimens  qu'il  met  dans  le  cœur  de 
ses  personnages  et  avec  toutes  les  traditions  de  la  race  hébraïque. 
Guerrier  et  poète,  Alroy  tient  de  David  et  de  Macchabée  :  on  sent  à 
la  vivacité  et  à  la  chaleur  du  récit  que  l'auteur  est  plein  des  souve- 
nirs de  l'Ancien-Testament,  et  ses  descriptions,  par  leur  éclat  et 
par  l'impression  de  vérité  qu'elles  laissent  après  elles,  trahissent 
l'homme  qui  a  vu  avec  l'âme  autant  qu'avec  les  yeux,  et  dont  la 
pensée  a  encore  présens  devant  elle,  dans  leur  antique  beauté,  les 
lieux  qu'elle  décrit. 
Après  Alroy,  qui  était  un  poème  en  prose,  vinrent,  au  commen- 


/i9*2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cernent  de  183/i,  les  trois  premiers  chants  d'une  œuvre  poétique 
qui  en  devait  avoir  six  :  f  Épopée  des  révolutions  [the  RevoliUionary 
Epick).  M.  Disraeli  a  raconté  lui-même  qu'en  visitant  les  ruines  de 
Troie,  et  l'imagination  échauffée  par  les  souvenirs  poétiques  que 
£68  ruines  lui  rappelaient,  la  pensée  lui  était  venue  de  mettre  en 
Yers  la  lutte  et  les  vicissitudes  des  diverses  formes  de  gouverne- 
ment. L'âge  des  héros  avait  donné  naissance  à  une  épopée  héroïque 
€t  guerrière,  V Iliade-,  le  grand  mouvement  de  la  réforme  avait 
enfanté  une  épopée  religieuse,  le  Paradis  perdu;  notre  époque, 
marquée  par  tant  d'agitations  et  de  bouleversemens,  semblait  appe- 
ler une  épopée  politique.  De  cette  conception  était  sortie  une  œuvre 
étrange,  une  de  ces  interminables  et  fastidieuses  allégories  dont 
Chaucer  et  Bunyan  avaient  déjà  donné  des  exemples,  le  premier 
en  vers  et  le  second  en  prose.  On  devine  aisément  quel  genre  d'in- 
térêt peut  inspirer  la  lutte  de  Magros  et  de  Lyridon,  représentant 
l'un  le  principe  féodal  et  l'autre  le  principe  fédératif  ou  républi- 
cain, avec  leur  cortège  de  personnages  symboliques.  Foi,  Fidélité, 
Chevalerie,  Opinion,  etc.  Par  une  juste  défiance  de  ses  facultés 
poétiques,  M.  Disraeli  ne  fit  imprimer  la  première  partie  de  V Épo- 
pée des  révolutions  qu'à  cinquante  exemplaires,  destinés  à  des  amis 
particuliers  et  aux  journaux,  dont  il  désirait  provoquer  le  jugement. 
S'inclinant  devant  leur  arrêt,  il  renonça  à  continuer  son  œuvre  et 
dit  adieu  à  la  poésie.  C'était  agir  en  homme  d'esprit  :  il  avait  tout  à 
gagner  à  rentrer  dans  sa  véritable  voie. 

II. 

Il  semble  que  trois  romans  et  un  poème  publiés  en  deux  an- 
nées auraient  dû  suffire  à  absorber  l'activité  de  l'homme  le  plus 
laborieux  et  le  mieux  doué.  Loin  qu'il  en  eût  été  ainsi,  M,  Disraeli 
avait  encore  trouvé  moyen  de  consacrer  un  temps  considérable  à 
la  politique,  et  déjà  il  songeait  à  abandonner  la  littérature  pour  la 
carrière  parlementaire.  Il  était  parti  pour  l'Orient  au  moment  où 
l'émancipation  des  catholiques  faisait  entrer  dans  la  chambre  des 
communes  un  élément  nouveau  avec  lequel  les  hommes  politiques 
devaient  désormais  compter  parce  qu'il  pouvait  déplacer  la  majo- 
rité; à  l'agitation  en  faveur  de  l'égalité  religieuse  en  avait  succédé 
une  autre  qui  avait  pour  objet  la  réforme  de  la  chatnbre  des  com- 
munes elle-même.  Cette  agitation  avait  atteint  son  paroxysme  au 
printemps  de  1832,  précisément  au  moment  où  M.  Disraeli  revenait 
en  Angleterre.  La  présence  d'un  ministère  libéral  au  pouvoir  arrêtait 
seule  l'explosion  de  l'irritation  populaire;  la  chambre  des  lords 
avait  deux  fois  rejeté  le  l)ill  de  réforme,  mais  sa  résistance  semblait 
épuisée;  le  duc  de  Wellington  jugeait  que  le  moment  de  céder 


LORD   BEACONSFIELD   ET   SON   TEMPS.  493 

était  arrrivé,  et  radoption  définitive  du  bill  était  imminente.  Les 
conditions  de  la  vie  politique  allaient  donc  être  changées;  une 
nouvelle  invasion  d'élémens  inconnus  allait  détruire  l'équilibre  des 
forces  parlementaires,  effacer  peut-être  les  anciennes  divisions  des 
partis  et  donner  lieu  à  des  combinaisons  imprévues.  Sans  doute  il 
y  aurait  une  place  à  prendre  et  un  rôle  à  jouer  pour  les  hommes 
jeunes  et  instruits  auxquels  l'absence  d'antécédens  laisserait  toute 
liberté  d'action. 

La  tentation  devait  être  irrésistible  pour  M.  Disraeli.  Débutant 
dans  la  vie  à  une  époque  d'extrême  fermentation,  où  des  questions 
politiques  de  la  plus  haute  gravité  étaient  débattues  avec  une 
ardeur  sans  égale  et  formaient  presque  l'unique  sujet  d'entretien 
dans  les  salons  et  jusqu'au  sein  des  plus  humbles  foyers,  comment 
serait-il  demeuré  indifférent  à  ce  qui  passionnait  tous  les  esprits 
autour  de  lui  !  Mille  traits  épars  dans  le  Vivian  Grcy  prouvent  qu'il 
avait  étudié  avec  soin  le  mécanisme  des  institutions  anglaises  et 
que  les  combinaisons  de  la  stratégie  parlementaire  avaient  dû  sou- 
vent être  dévoilées  et  analysées  devant  lui.  Il  se  savait  le  talent 
d'écrire;  il  se  sentait  le  talent  de  parler;  il  était  mieux  doué,  plus 
instruit,  plus  actif,  plus  laborieux  que  la  plupart  des  hommes 
politiques  qu'il  avait  rencontrés  dans  les  salons;  pourquoi  ne 
jouerait-il  pas  un  rôle  aussi  bien  qu'eux?  A  quoi  conduisaient  les 
lettres  en  Angleterre?  A  rien,  pas  même  à  la  fortune,  pas  même  à 
l'indépendance.  Heureusement  pour  lui,  la  sienne  était  assurée 
par  la  modeste  aisance  qu'il  pouvait  attendre  après  son  père  et 
après  son  grand-père  maternel;  mais  que  de  gens  de  talent  ne 
voyait-il  pas  vivre  péniblement  de  leur  plume,  s'ils  ne  voulaient 
être  les  esclaves  des  libraires  ou  les  parasites  des  grands  seigneurs? 
En  quelle  médiocre  estime  Byron  avait-il  été  tenu  pour  n'avoir 
voulu  être  qu'un  poète,  quand  il  avait  le  droit  de  haranguer  les 
lords  sur  la  question  des  sucres  et  sur  la  balance  du  commerce? 
Quand  Moore  luttait  contre  la  pauvreté,  était-ce  à  ses  vers  ou  à  ses 
millions  que  Rogers  était  redevable  de  son  crédit?  Dans  le  plus  cher 
de  ses  amis,  dans  Buhver,  était-ce  l'auteur  de  romans  agréables  et 
émouvans  que  les  salons  accueillaient  avec  empressement?  n'était- 
ce  pas  le  baronnet  et  surtout  le  membre  du  parlement?  Non,  les 
lettres  étaient  impuissantes  à  élever  un  homme  qui  n'avait  pour 
lui  ni  la  fortune  ni  la  naissance  :  la  politique  pouvait  seule  ren- 
verser la  barrière  artificielle  que  les  préjugés  et  la  constitution 
aristocratique  de  la  société  anglaise  opposaient  à  l'essor  du  mé- 
rite, et  elle  permettait  toutes  les  ambitions.  Ne  pouvant  être  ni 
soldat  ni  légiste  pour  se  frayer  la  route  de  la  chambre  des  lords,  il 
fallait  forcer  la  porte  de  la  chambre  des  communes. 

Sous  quelle  bannière  se  rangerait-il?  Serait-il  whig  ou  tory? 


^94  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Non-seulement  les  whigs  étaient  en  possession  du  pouvoir,  mais  ils 
semblaient  avoir  toutes  les  chances  de  le  conserver.  Us  étaient 
portés  par  le  courant  populaire,  ils  s'étaient  mis  à  la  tête  du  mou- 
vement qui  entraînait  toute  l'Angleterre,  et  la  réforme  ne  pouvait 
que  consolider  leur  ascendant.  M.  Disraeli  n'avait  eu  que  peu  de 
relations  avec  les  whigs,  et  il  ne  devait  se  sentir  aucune  inclina- 
tion pour  eux.  La  direction  du  parti  était  concentrée  entre  trois 
ou  quatre  familles,  étroitement  unies  entre  elles  par  des  alliances 
matrimoniales,  et  appartenant  à  la  fraction  la  plus  élevée,  mais  la 
plus  dédaigneuse  et  la  plus  exclusive  de  l'aristocratie.  Nul  n'était 
compté  ni  même  admis  dans  les  conseils  secrets  des  whigs,  à 
moins  d'être  un  Grey,  un  Russell,  un  Canning  ou  un  EUiot.  Ils 
avaient  entrepris  d'accomplir  la  réforme,  mais  ils  entendaient  la 
faire  tourner  exclusivement  à  leur  profit.  Pour  eux,  elle  consistait 
à  supprimer  les  bourgs-pourris  où  s'exerçait  l'influence  des  tories, 
et  à  conserver  autant  que  possible  ceux  dont  les  grands  seigneurs 
whigs  disposaient.  On  faisait  bien  la  part  da  feu,  mais  surtout  aux 
dépens  de  ses  adversaires.  On  entendait  s'en  tenir  là  :  on  proclamait 
bien  haut  que  le  bill  de  réforme,  tel  qu'il  était  présenté,  serait  une 
mesure  définitive  et  qu'il  ne  serait  plus  apporté  aucun  changement 
ni  dans  la  législation  électorale  ni  dans  la  composition  du  parle- 
ment. Quant  à  ceux  à  qui  la  réforme  paraissait  insuffisante  ou  qui 
auraient  voulu  lui  faire  produire  d'autres  conséquences  qu'un  dé- 
placement de  la  prépondérance  politique,  on  les  qualifiait  de  radi- 
caux, on  les  reléguait  parmi  les  utopistes,  et,  en  acceptant  leur 
coopération  et  leur  vote,  on  les  excluait  soigneusement  du  pouvoir. 
Cependant  telle  est  l'influence  du  succès  et  tel  est  l'attrait  de  la 
nouveauté  que  tous  les  aspirans  à  la  vie  politique,  tous  les  jeunes 
gens  se  tournaient  du  côté  des  whigs;  un  homme  de  valeur  pou- 
vait-il s'exposer  à  demeurer  perdu  dans  cette  foule  de  recrues  em- 
pressées? D'ailleurs  les  plus  anciennes  et  les  plus  étroites  relations 
de  M.  Disraeli  étaient  du  côté  des  tories.  En  achetant  Cradenham- 
Ilouse,  son  père  avait  pris  rang  parmi  les  propriétaires  terriens  du 
comté  de  Buckingham,  comté  essentiellement  agricole,  où  presque 
toutes  les  grandes  influences  étaient  conservatrices  ;  lui-même  ne 
devait  pas  tarder  à  se  lier  d'amitié  avec  le  fils  aîné  du  duc  de  Buc- 
kingham, le  marquis  de  Ghandos,  qui  tenait  à  la  chambre  des  com- 
munes un  certain  rang  parmi  les  conservateurs.  Une  inclination  na- 
turelle devait  donc  faire  pencher  M.  Disraeli  de  ce  côté,  mais  on  ne 
pouvait  attendre  qu'un  homme  de  son  intelligence  et  de  son  édu- 
cation, qui  avait  autant  de  lecture,  qui  avait  vécu  dans  le  milieu 
le  plus  éclairé  et  le  plus  propre  à  ouvrir  l'esprit  aux  idées  nou- 
velles, qui  avait  parcouru  l'Europe,  non  pas  en  oisif  et  en  homme 
de  plaisir,  mais  en  observateur  pénétrant  et  studieux,  devînt  un 


LORD   BEACONSFIELD   ET   SON  TEMPS.  fi95 

tor}^  à  la  façon  des  gentilshommes  campagnards  qu'il  a  criblés  des 
traits  d'une  si  fine  ironie,  et  qu'il  nous  montre  aussi  inaccessibles 
à  toute  pensée  de  changement  qu'inflexibles  sur  leurs  droits  de 
chasse  et  leurs  prérogatives  seigneuriales.  Si  nous  cherchons  le 
secret  des  opinions  de  M.  DisraeU  dans  ses  premiers  ouvrages,  et 
particulièrement  dans  cette  Épopée  des  révolutions^  où  les  théories 
politiques  tiennent  tant  de  place,  nous  y  voyons  qu'il  estimait  déjà 
que  l'impulsion  politique  doit  venir  d'en  haut,  parce  que  l'auto- 
rité seule  peut  accomplir  des  réformes  sans  déchiremens  et  sans 
secousse,  et  qu'il  croyait  à  l'utilité  d'une  classe  dirigeante,  d'une 
aristocratie,  à  la  condition  qu'elle  justifiât  sa  prépondérance  par 
ses  lumières,  son  dévoûment  au  bien  public  et  sa  promptitude  à 
tous  les  sacrifices,  en  se  montrant  toujours  l'amie  du  pauvre,  la 
protectrice  des  arts,  l'initiatrice  de  tous  les  progrès.  Pour  que  la  no- 
blesse anglaise  remplît  les  conditions  de  cette  aristocratie  idéale,  il 
était  nécessaire  qu'elle  se  transformât,  qu'elle  apprît  à  faire  un 
plus  généreux  usage  de  sa  richesse  et  un  meilleur  emploi  de  ses 
loisirs,  qu'elle  préparât  de  bonne  heure  ses  enfans  aux  fonctions 
législatives  par  des  études  sérieuses  et  qu'elle  se  tînt  constamment 
au  niveau  des  idées  de  son  temps.  Pour  être  plus  sincèrement  et 
plus  sérieusement  libéraux  que  les  whigs,  pour  se  montrer  ce  qu'ils 
étaient,  les  véritables  amis  du  peuple,  les  tories  n'avaient  d'ailleurs 
qu'à  demeurer  fidèles  aux  traditions  de  leur  parti.  Si  une  irrésis- 
tible réaction  contre  les  excès  de  la  révolution  française,  si  les  exi- 
gences d'une  lutte  terrible  contre  Napoléon  les  avaient  contraints  de 
faire  un  usage  rigoureux  du  pouvoir,  on  n'avait  pas  le  droit  d'a- 
buser des  nécessités  d'une  situation  exceptionnelle  et  temporaire 
pour  identifier  leur  nom  avec  les  idées  de  compression.  N'étaient-ce 
pas  leurs  orateurs  et  leurs  hommes  d'état  qui,  sous  les  trois  pre- 
miers George ,  avaient  défendu  les  libertés  publiques  contre  les 
whigs  et  avaient  lutté  contre  le  despotisme  démoralisateur  de 
Walpole? 

Tout  en  professant  les  mêmes  idées  que  les  tories  sur  le  respect 
de  la  prérogative  royale,  sur  l'autorité  de  la  chambre  des  lords  et 
sur  le  maintien  de  l'éghse  établie,  M.  Disraeli  ne  se  croyait  tenu  de 
repousser  aucune  réforme  utile,  d'être  hostile  à  aucun  progrès.  Un 
esprit  puissant  et  libre  de  préjugés,  Bentham,  avait  soumis  à  une 
critique  rigoureuse  toutes  les  parties  de  la  législation  anglaise  :  il 
en  avait  fait  ressortir  les  incohérences,  les  vices  et  les  lacunes.  Bien 
qu'il  eût  exposé  ses  idées  sous  une  forme  et  dans  un  style  bien 
propres  à  rebuter  les  lecteurs,  il  avait  fait  école.  Des  hommes 
jeunes,  ardens  et,  pour  la  plupart,  d'un  incontestable  mérite,  s'é- 
taient déclarés  ses  disciples  et  s'étaient  voués  à  la  propagation  de 
ses  doctrines.  Ils  s'étaient  groupés  autour  d'un  recueil  trimestriel, 


496  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  Revue  de  Westminster,  dont  la  courte  existence  n'a  pas  été  sans 
éclat,  et  ils  avaient  fondé  pour  leur  servir  de  centre  de  réunion  un 
club  qui  s'appelait  aussi  Club  de  Westminster.  On  leur  donnait  et 
ils  ne  repoussaient  point  le  nom  de  radicaux  par  lequel  on  les  dis- 
tinguait des  whigs,  c' est-dire  des  libéraux  qui  poursuivaient  uni- 
quement les  réformes  politiques.  Il  ne  faudrait  donc  pas  que  ce 
nom  fît  illusion  sur  leurs  sentimens,  fort  différens  de  ceux  que  pro- 
fessent les  radicaux  d'aujourd'hui,  dont  les  uns  sont  républicains  et 
dont  les  autres  sont  socialistes.  M.  Disraeli  avait  adopté  sur  les  de- 
voirs de  la  richesse  envers  la  pauvreté,  sur  l'amélioration  du  sort 
des  classes  laborieuses,  sur  la  réforme  de  la  loi  des  pauvres,  sur  la 
diffusion  de  l'instruction  et  sur  d'autres  questions  encore  les  opi- 
nions émises  par  Bentham  et  propagées  par  ses  disciples.  Il  comp- 
tait en  outre  parmi  les  benthamites  des  amis  très  chers,  entre  autres 
sir  Edward  Lytton  Bulwer,  aujourd'hui  vice- roi  des  Indes,  qui  n'é- 
pargna rien  pour  l'attirer  dans  leur  camp  et  qui  l'avait  fait  inscrire 
d'office  parmi  les  membres  du  club  de  Westminster. 

Ainsi  M.  Disraeli,  au  début  de  sa  carrière  politique,  n'avait  aucun 
lien  ni  aucun  rapport  d'opinions  avec  les  whigs  :  par  le  fond  de  ses 
convictions  politiques,  il  tenait  aux  tories;  par  les  tendances  libé- 
rales et  généreuses  de  son  esprit  et  par  ses  opinions  sur  certaines 
questions  spéciales  il  tenait  également  à  ce  petit  groupe  de  réfor- 
mateurs qui  n'allait  pas  tarder  à  se  fondre  dans  l'un  ou  l'autre 
des  deux  grands  partis.  M.  Disraeli  fut  donc  logique  et  conséquent 
avec  lui-même  en  se  présentant  tout  d'abord  comme  un  candidat 
libre  de  toute  attache,  comme  un  conservateur  indépendant.  On 
excusera  l'abondance  de  ces  détails  si  l'on  réfléchit  à  l'action  con- 
sidérable que  M.  Disraeli  a  exercée  sur  son  pays  :  ils  contiennent 
l'histoire  de  ses  opinions  et  donnent  l'explication  de  sa  conduite. 

A  quelques  milles  de  Bradenham-IIouse,  au  cœur  du  comté  de 
Buckingham,se  trouvent  la  paroisse  et  la  ville  de  High  Wycombe.  La 
ville,  ou  plus  exactement  les  habitations  groupées  sur  un  espace 
de  50  hectares,  formaient  un  bourg  parlementaire, ^représenté  à  la 
chambre  des  communes  par  deux  députés.  La  franchise,  ou  droit 
d'élection,  était  le  privilège  de  la  corporation,  c'est  à-dire  du  con- 
seil municipal,  et  des  propriétaires  fonciers  ayant  le  titre  de  bour- 
geois :  en  tout,  moins  de  hO  personnes.  High  Wycombe  avait  pour 
représentans,  en  1832,  le  plus  grand  propriétaire  de  la  paroisse, 
l'héritier  présomptif  de  lord  Garington,  M.  Robert  Smith  et  sir 
Thomas  Baring,  nommé  par  l'influence  de  M.  Smith.  Tous  deux 
étaient  whigs  et  comptaient  parmi  les  amis  dévoués  du  ministère. 
Quelques  semaines  après  son  retour  d'Orient,  M.  Disraeli  fut  in- 
formé que  sir  Thomas  Baring  allait  donner  sa  démission  de  député 
de  High  Wycombe  pour  se  porter  dans  le  Hampshire,  où  l'une 


LORD    BEACONSFIELD    ET    SON    TEMPS.  Zi97 

des  deux  places  de  député  du  comté  était  devenue  libre.  Une  cir- 
constance plus  favorable  ne  pouvait  se  présenter  :  M.  Disraeli  n'a- 
vait point  à  chercher  un  collège  électoral  dont  il  pût  solliciter  les 
suffrages  :  une  vacance  se  produisait  dans  le  comté  même  où  sa 
famille  résidait,  où  il  était  le  mieux  connu,  à  quelques  milles  de  la 
demeure  paternelle.  Sa  détermination  fut  prise  immédiatement.  Il 
ne  pouvait  ignorer  que  l'influence  de  M.  Robert  Smith  était  toute- 
puissante  sur  la  corporation  de  High  Wycombe,  et  que  cette  in- 
fluence allait  s'exercer  en  faveur  d'un  personnage  officiel,  le  co- 
lonel Grey,  troisième  fils  et  secrétaire  particulier  du  premier  mi- 
nistre; mais  le  bill  de  réforme  venait  enfin  d'être  voté,  et  il  devait 
nécessairement  avoir  pour  conséquence  une  dissolution  prochaine 
du  parlement.  L'élection  qui  allait  avoir  lieu  à  High  Wycombe  n'é- 
tait donc  en  quelque  sorte  qu'une  élection  préparatoire;  il  était 
important  de  prendre  date  et  de  se  faire  connaître  des  futurs  élec- 
teurs que  le  bill  de  réforme  allait  investir  du  droit  de  suffrage. 
M.  Disraeli  posa  donc  sa  candidature.  Sir  E.  L.  Bulwer  lui  rendit  le 
mauvais  service  de  demander  à  Joseph  Hume,  le  vétéran  du  radi- 
calisme parlementaire,  et  à  O'Gonnell,  de  vouloir  bien  le  recomman- 
der. iNi  l'un  ni  l'autre  ne  connaissait  personne  à  High  Wycombe,  et 
les  lettres  banales  qu'ils  envoyèrent  cà  sir  E.  L.  Bulwer  ne  pouvaient 
être  d'aucune  utilité  pour  le  candidat  :  encore  Joseph  Hume,  sur  une 
réclamation  de  M.  Robert  Smith  s'empressa- t-il  de  retirer  la  sienne, 
trois  jours  après  l'avoir  envoyée.  Néanmoins,  ces  deux  lettres  ont 
suffi  pour  échafauder  une  accusation  qui  a  pesé  sur  toute  la  carrière 
politique  de  M.  DisraeH  et  dont  la  persistance  étonne  encore  plus 
que  l'injustice  :  aujourd'hui  encore,  après  plus  de  quarante  ans, 
on  ne  manque  point  d'invoquer  ce  prétendu  patronage  de  Joseph 
Hume  et  d'O'Connell  comme  la  preuve  que  le  chef  actuel  du  parti 
conservateur  n'a  jamais  eu  ni  convictions  ni  principes,  et  qu'après 
avoir  professé,  pour  entrer  au  parlement,  les  opinions  radicales  les 
plus  avancées,  il  les  a  reniées  à  la  voix  de  l'intérêt. 

Une  seule  remarque  suffirait  à  faire  justice  de  cette  imputation. 
A  ce  moment,  les  radicaux  du  parlement  faisaient  cause  commune 
avec  le  ministère,  qui  avait  pris  en  main  la  réforme  électorale;  ils 
votaient  avec  lui  à  la  chambre  des  communes  ;  ils  votaient  pour  ses 
candidats  dans  les  élections.  C'est  à  raison  de  cette  alliance  que 
Joseph  Hume  se  reconnaissait  dans  l'obligation  de  retirer  la  lettre 
qu'il  avait  écrite  en  faveur  de  la  candidature  de  M.  Disraeli.  Or 
celui-ci  se  présentait  en  concurrence  avec  un  candidat  ministériel, 
avec  le  fils  du  premier  ministre,  et  il  se  déclarait  l'adversaire  irré- 
conciliable des  whigs.  Il  agissait  donc  au  rebours  de  la  conduite 
que  les  radicaux  croyaient  devoir  tenir,  et  il  ne  pouvait  compter 

TOME  XXXV.  —  1879.  32 


498  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

sur  leur  appui.  La  vérité  est  que  M.  Disraeli,  par  un  excès  de  con- 
fiance dans  ses  propres  forces,  s'annonçait  comme  un  candidat  indé- 
pendant et  libre  de  tout  lien  de  parti.  C'était  ainsi  que  sa  candida- 
ture était  envisagée,  et  le  journal  tory  du  comté,  the  Bucks Ilei-ald, 
s'exprimait  en  ces  termes  au  sujet  de  la  lutte  électorale  engagée  à 
Wycombe:  «  Nous  ne  sommes  d'accord,  au  point  de  vue  politique, 
avec  aucun  des  deux  candidats,  mais  nous  n'hésitons  pas  à  préférer 
la  déclaration  pleine  d'indépendance  et  de  franchise  de  M.  Disraeli 
aux  plates  protestations  du  colonel  Grey...  De  plus  M.  Disraeli  n'est 
pas  un  whig...  C'est  un  indépendant,  sans  engagement  vis-à-vis 
d'aucun  parti  ;  et  comme  il  a  du  talent  et  de  la  volonté,  il  peut  se 
faire  une  place  honorable  et  distinguée  à  la  chambre,  ce  à  quoi  le 
colonel  ne  peut  prétendre.  Nous  pesons  impartialement  la  valeur 
des  deux  hommes,  et  la  balance  penche  très  décidément  du  côté 
de  M.  Disraeli.  » 

Trois  mois  plus  tard,  les  nouveaux  électeurs  qui  se  proposaient 
de  donner  leurs  suffrages  à  M.  Disraeli  lui  offraient  un  banquet  à 
l'hôtel  de  \ille  de  Wycombe,  et  le  président  s'exprimait  ainsi  sur 
son  compte  :  «  M.  Disraeli  est  venu  à  nous  sans  l'aide  d'aucune 
influence,  sans  l'appui  de  personne,  ni  dans  cette  salle,  ni  dans 
la  ville,  et  il  a  conquis  sa  popularité  actuelle  uniquement  par  son 
talent  et  son  mérite.  En  lui,  ce  n'est  pas  un  zéro  que  nous  enver- 
rons au  parlement,  mais  un  homme  qui  fera  honneur  à  Wycombe.  » 

S'il  faut  dire  toute  notre  pensée,  nous  croyons  que  M.  Disraeli 
avait,  dès  ce  moment,  des  visées  plus  hautes  que  d'entrer  au  par- 
lement à  la  remorque  d'un  parti  quelconque.  11  avait  le  sentiment 
de  sa  force;  il  ajoutait  tous  les  jours  à  ses  connaissances  par  un 
travail  acharné;  il  avait  été  gâté  par  les  éloges  de  tous  ceux  qui 
l'entouraient  et  par  la  précocité  de  ses  succès  ;  il  s'était  fait,  du 
premier  coup,  une  place  parmi  les  romanciers  :  lui  serait-il  plus 
difficile  de  se  faire  une  place  parmi  les  hommes  politiques?  L'ap- 
plication du  bill  de  réforme  devait  désorganiser  les  partis,  priver 
les  tories  de  leurs  principaux  moyens  d'action  et  affaiblir  les  whigs 
eux-mêmes  :  une  foule  d'hommes  nouveaux  allaient  arriver  à  la 
chambre  des  communes  sans  engagemens  et  sans  idées  arrêtées  :  il 
s'en  trouverait  nécessairement  un  certain  nombre  disposés  à  se 
grouper  autour  d'un  orateur,  autour  d'un  chef  qui,  tout  en  rassu- 
rant les  sentimens  conservateurs  de  la  nation,  saurait  faire  la  part 
du  progrès.  Il  pouvait  être,  il  serait  cet  orateur  et  ce  chef.  11  l'est 
devenu  en  effet,  mais  après  une  longue  attente  et  au  prix  de  per- 
sévcrans  efforts.  Voyons  si  son  langage  devant  les  électeurs  concorde 
avec  l'ambition  que  nous  lui  supposons. 

«Je  suis  un  indépendant,  dit-il  à  High  Wycombe,  en  paraissant 
pour  la  première  fois  sur  les  hustings,  et  je  ne  porte  la  livrée  d'au- 


LORD   BEACONSFIELD    ET    SON    TEMPS.  hQ9 

cun  parti.  Je  veux  faire  produire  à  la  réforme  électorale  tous  ses 
fruits  ;  car  elle  n'est  pas  un  acte  définitif,  elle  n'est  que  le  moyen  d'at- 
teindre un  grand  but.  »  Répondant  au  reproche  qui  lui  était  adressé 
d'avoir  l'appui  des  tories,  il  se  félicita  de  cet  appui,  qui  prouvait 
que,  cette  fois,  les  tories  se  rangeaient  du  côté  du  peuple,  et  le 
besoin  que  les  tories  devaient  éprouver  de  conquérir  les  sympathies 
populaires  lui  faisait  présager  que  cette  alliance  serait  durable. 
Dans  une  circulaire  adressée  aux  électeurs  pour  leur  annoncer  qu'il 
solliciterait  de  nouveau  leurs  suffrages  lorsque  la  dissolution  du  par- 
lement serait  prononcée,  il  donnait  à  sa  candidature  le  même  ca- 
ractère :  «  Je  me  présenterai  sans  porter  l'étiquette  d'aucun  parti 
ni  la  livrée  d'aucune  faction.  Je  vous  demanderai  vos  suffrages  à 
titre  de  voisin  indépendant,  qui,  sympathisant  avec  vos  besoins  et 
avec  vos  intérêts,  consacrera  tous  ses  elforts  à  satisfaire  les  uns  et 
à  servir  les  autres.  »  Et,  après  un  tableau  de  la  crise  redoutable 
que  l'Angleterre  traversait,  la  circulaire  concluait  par  cet  appel  : 
((  Anglais,  rejetez  loin  de  vous  tout  ce  jargon  politique  et  ces  déno- 
minations factieuses  de  whigs  et  de  tories,  deux  noms  qui  n'ont 
qu'un  seul  sens  et  qui  servent  uniquement  à  vous  tromper;  unissez- 
vous  dans  la  formation  d'un  grand  parti  national,  qui  seul  pourra 
sauver  le  pays  de  la  destruction...  »  La  même  conclusion  et  presque 
les  mêmes  paroles  se  retrouvent  dans  une  petite  brochure  pubUée 
quelques  mois  plus  tard,  sous  ce  titre  :  Ce  quil  est.  Dans  cette 
brochure,  M.  Disraeli  exprimait  l'opinion  qu'il  fallait  compléter  la 
réforme  dans  un  sens  démocratique,  si  l'on  voulait  obtenir  désor- 
mais un  bon  fonctionnement  de  la  machine  gouvernementale. 
Les  institutions  anglaises  avaient  eu  jusque-là  pour  moteur  le 
principe  aristocratique  :  ce  principe  avait  été  sapé  à  sa  base  par 
le  bill  de  réforme,  on  ne  pouvait  songer  à  lui  rendre  sa  force  et 
son  rôle  passés,  parce  qu'il  n'y  avait  pas  de  conciliation  possible 
entre  les  tories  et  les  whigs,  et  que  l'antagonisme  avait  été  rendu 
plus  violent  encore  par  la  façon  dont  les  whigs  avaient  accompli  la 
réforme.  Il  fallait  donc  donner  au  gouvernement  une  force  motrice 
nouvelle  qu'on  ne  pouvait  trouver  que  dans  la  transformation  des 
partis.  «  Je  puis  comprendre,  disait  l'écrivain  anonyme,  un  tory  et 
un  radical;  mais  un  whig,  un  aristocrate  démocratique,  dépasse 
mon  intelligence.  Si  les  tories  renoncent  réellement  à  restaurer  le 
principe  aristocratique  et  sont  sincères  dans  l'aveu  qu'ils  font  que 
la  machine  gouvernementale  ne  peut  marcher  dans  sa  condition 
actuelle,  il  est  de  leur  devoir  de  se  fondre  avec  les  radicaux,  et  de 
faire  disparaître  ces  deux  dénominations  politiques  dans  l'appella- 
tion comnr)une,  plus  intelligible  et  plus  relevée,  de  parti  national.  » 
Cette  création  d'un  parti,  ralliant  et  réunissant  dans  une  action 
commune,  au  lendemain  même  de  la  bataille  et  avant  que  l'ardeur 


500  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  la  lutte  fût  tombée,  les  tories  vaincus  et  une  partie  de  leurs 
vainqueurs,  les  représentans  des  classes  conservatrices  et  les  parti- 
sans des  idées  nouvelles,  devait  demeurer  à  l'état  d'utopie.  Tout 
n'était  pas  chimérique,  néanmoins,  dans  la  façon  dont  M.  Disraeli 
envisageait  la  situation  politique  de  l'Angleterre.  L'axe  du  gouver- 
nement allait,  en  effet,  se  déplacer;  mais  ce  changement  ne  devait 
pas  s'opérer  brusquement,  il  devait  s'effectuer  graduellement  et  en 
un  certain  nombre  d'années.  Les  whigs,  dernière  expression  de 
l'aristocratie  territoriale,  devaient  aller  sans  cesse  s'affaiblissant, 
faute  de  pouvoir  se  recruter  aux  mêmes  sources  que  par  le  passé  : 
ils  étaient  destinés  à  être  dominés  et  absorbés  par  leurs  alliés,  par 
les  représentans  des  classes  qu'ils  avaient  appelées  à  la  vie  politique, 
et  ils  devaient  perdre  leur  existence  propre  et  jusqu'à  leur  nom. 
Quant  au  parti  tory,  ce  n'était  pas  par  lintrusion  d'élémens  étran- 
gers qu'il  devait  se  régénérer  :  c'était  par  l'adoption  d'idées  nou- 
velles, et  M.  Disraeli  devait  être  le  principal  instrument  de  cette 
transformation. 

Laissons  donc  cette  vieille  et  oiseuse  querelle  du  patronage  sous 
lequel  M.  Disraeli  aurait  cherché  à  entrer  dans  la  carrière  politique  : 
ce  qui  est  intéressant,  c'est  de  constater  quelles  idées  professait  le 
jeune  candidat;  la  suite  de  cette  étude  montrera  s'il  y  a  été  ou  non 
fidèle. 

((  Je  sors  du  peuple,  dit-il  aux  électeurs  de  High  Wycombe  dans 
son  premier  discours,  et  n'ayant  dans  les  veines  le  sang  ni  d'un 
Plantagenet  ni  d'un  Tudor,  c'est  assez  vous  dire  que  je  mets  le 
bonheur  du  plus  grand  nombre  au-dessus  de  la  satisfaction  de 
quelques-uns.  »  La  réforme,  ajouta-t-il,  n'était  à  ses  yeux  qu'un 
moyen  qui  devait  conduire  à  des  améliorations  pratiques.  Il  était 
nécessaire  de  réduire  les  dépenses  publiques  et  de  supprimer  les 
emplois  inutiles  afin  d'arriver  à  une  diminution  des  impôts.  Il  fal- 
lait assurer  au  clergé  inférieur  une  rémunération  convenable  et 
en  rapport  avec  ses  services  afin  de  lui  assurer  considération  et 
influence.  Il  était  urgent  d'amender  la  législation  et  la  procédure 
criminelles.  Au-dessus  de  toutes  ces  réformes,  le  jeune  orateur  pla- 
çait l'amélioration  du  sort  du  peuple  :  il  fallait  que  l'homme  qui 
travaille  fût  mieux  nourri,  mieux  logé,  mieux  instruit.  Il  travaille- 
rait de  toutes  ses  forces  à  obtenir  cette  amélioratiou  dans  le  sort 
du  peuple,  sans  laquelle  on  ne  pouvait  envisager  l'avenir  avec  con- 
fiance. —  C'était  là  un  langage  tout  nouveau  dans  la  bouche  d'un 
candidat.  N'oublions  pas,  en  effet,  qu'à  ce  moment,  le  bill  de  ré- 
forme n'avait  pas  encore  été  mis  à  exécution  :  cette  grande  mesure 
n'avait  été  défendue  par  les  uns  et  repoussée  par  les  autres  qu'en 
invoquant  des  considérations  exclusivement  politiques  ;  on  s'était 
surtout  préoccupé  de  l'influence  qu'elle  pouvait  exercer  sur  la  force 


LORD   BEACONSFIELD   ET   SON   TEMPS.  501 

numérique  des  partis  au  sein  du  parlement  ;  ceux  mêmes  des  whigs 
qui  étaient  guidés  par  un  sentiment  d'équité  croyaient  avoir  tout 
fait  pour  les  classes  industrielles  en  appelant  les  grandes  villes  ma- 
nufacturières à  envoyer  des  représentans  à  la  chambre  des  communes, 
comme  si  la  concession  du  droit  du  suffrage  pouvait  être  le  dernier 
mot  de  la  justice  distributive  au  sein  d'une  société  chrétienne.  Bien 
peu  de  gens  portaient  plus  loin  leur  pensée  et  se  disaient  qu'en 
dehors  du  cercle  des  nouveaux  électeurs,  il  y  avait  des  multitudes 
qui  luttaient  péniblement  pour  l'existence,  et  qui,  pour  ne  point 
prétendre  aux  droits  poHtiques,  n'en  avaient  que  plus  de  titres  à  la 
sollicitude  du  législateur.  Rendons  cette  justice  à  M.  Disraeli  qu'à 
son  début  dans  la  carrière  politique,  son  premier  mot  a  été  un  appel 
en  faveur  des  déshérités  de  la  fortune.  Toute  la  vie,  il  est  demeuré 
fidèle  à  cette  grande  cause  :  dans  le  parlement,  jamais  sa  parole 
et  son  vote  n'ont  manqué  à  une  mesure  favorable  aux  classes  labo- 
rieuses; hors  du  parlement,  son  initiative,  son  influence  et  sa  bourse 
ont  toujours  été  au  service  de  toutes  les  œuvres  qui  pouvaient 
améliorer  la  condition  matérielle  et  morale  du  pauvre.  Aussi  ce 
dut  être  pour  lui  une  noble  et  légitime  satisfaction,  lorsqu'au  len^:; 
demain  de  son  élévation  à  la  pairie,  une  députation  d'ouvriers  vint 
lui  apporter  une  couronne  comtale,  produit  d'une  souscription  ou- 
verte entre  les  ouvriers  d'Angleterre,  et  qui  lui  était  offerte  en  re- 
connaissance de  ses  persévérans  efforts  en  faveur  de  tous  ceux  qui 
travaillent  et  de  tous  ceux  qui  souffrent. 

Au  nombre  des  mesures,  dont  M.  Disraeli  se  déclarait  partisan 
dans  ses  premiers  manifestes  électoraux,  se  trouve  encore  l'abo- 
lition des  taxes  sur  l'instruction,  c'est-à-dire  du  timbre  sur  les 
publications  périodiques  et  du  droit  d'excisé  sur  le  papier.  Il  se 
prononçait  en  faveur  de  l'abolition  immédiate  de  l'esclavage  dans 
les  colonies,  moyennant  une  indemnité  aux  propriétaires  d'esclaves. 
Il  demandait  que  l'église  d'Irlande  fût  ramenée  à  des  proportions 
en  rapport  avec  le  nombre  des  habitaiis  dont  elle  desservait  les 
besoins  spirituels,  et  qu'en  Angleterre,  tout  en  améliorant  le  sort 
du  clergé  inférieur,  on  remaniât  les  taxes  ecclésiastiques  de  façon  à 
en  rendre  la  perception  moins  onéreuse.  Il  demandait  encore  l'allé- 
gement et  surtout  la  simplification  des  taxes  compliquées  dites 
assesscd  taxes,  dont  le  fardeau  pesait  presque  exclusivement  sur 
le  petit  commerce  et  la  petite  industrie.  Enfin  il  mettait  au  premier 
rang  des  réformes  à  olDtenir  le  rétablissement  de  la  triennalité 
du  parlement  et  le  vote  au  scrutin  secret.  C'étaient  là  deux  des 
points  principaux  du  programme  politique  des  radicaux,  et  il  est 
incontestable  qu'ici  M.  Disraeli  se  plaçait  sur  le  même  terrain 
que  la  fraction  la  plus  avancée  du  parlement.  Lui-même  recon- 
naissait qu'il  donnait  ainsi  prise  à  l'accusation  de  radicalisme  :  il 


502  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

justifiait  son  opinion  par  des  raisons  historiques  en  rappelant 
que  la  durée  des  parlemens  avait  commencé  par  être  de  trois 
années,  que  c'étaient  les  wighs  qui,  en  171Zi,  pour  se  perpétuer  au 
pouvoir,  l'avaient  étendue  à  sept  années,  et  que,  pendant  l'ère  des 
George,  les  tories  n'avaient  cessé  de  protester  contre  la  septen- 
nalité  et  de  réclamer  le  retour  à  l'ancienne  coutume.  Loin  de  mé- 
riter le  reproche  d'être  un  radical  et  un  ennemi  de  la  constitution, 
il  ne  faisait  donc  que  suivre  la  doctrine  et  l'exemple  des  hommes 
les  plus  illustres  du  parti  tory.  Quant  au  scrutin  secret,  il  lui 
paraissait  une  conséquence  nécessaire  de  la  réforme  :  du  moment 
que  l'on  conférait  l'électorat  à  des  citoyens  dont  la  condition 
offrait  moins  de  garanties  d'indépendance,  il  devenait  utile  de 
leur  assurer  le  moyen  d'exercer  leur  droit  de  suffrage  à  l'abri  de 
toute  intimidation  et  de  toute  influence  illégitime. 

Disons  tout  de  suite,  pour  n'avoir  point  à  y  revenir,  que  la  fré- 
quence des  dissolutions  qui  se  succédèrent  à  de  courts  intervalles 
ne  tarda  pas  à  faire  perdre  de  vue  par  l'opinion  publique  la  pre- 
mière des  deux  réformes  :  le  scrutin  secret  est  la  seule  question  sur 
laquelle  M.  Disraeli  ait  fait  aux  préventions  de  son  parti  le  sacrifice 
de  ses  sentimens  personnels. 

III. 

Après  avoir  exposé  les  opinions  du  candidat,  il  nous  reste  à 
raconter  ses  mésaventures.  High  Wycombe  n'avait  qu'environ  qua- 
rante électeurs,  presque  tous  dans  la  dépendance  de  M.  Robert 
Smith,  qui  était  dévoué  au  ministère.  Dans  ces  conditions,  M.  Di- 
sraeli ne  pouvait  espérer  de  réussir  :  il  eut  seulement  11  voix 
contre  23  données  au  colonel  Grey;  mais  il  n'avait  tenté  cette 
première  épreuve  que  pour  se  faire  connaître  des  habitans  de  High 
Wycombe  et  préparer  le  terrain  en  vue  de  la  nouvelle  élection  qui 
devait  suivre  la  dissolution  du  parlement.  L'application  du  bill  de 
réforme  éleva  le  nombre  des  électeurs  à  près  de  300  :  M.  Disraeli 
s'était  déjà  concilié  assez  de  sympathies  dans  la  ville  pour  que  le 
colonel  Grey  s'en  alarmât;  un  des  membres  de  l'administration, 
lord  Nugent,  fut  envoyé  pour  seconder  M.  Smith  et  jeter  dans  la 
balance  électorale  le  poids  de  l'influence  ministérielle.  M.  Disraeli 
avait  affaire  à  trop  forte  partie  :  c'eût  été  miracle  que,  débutant 
dans  la  vie  politique,  en  deliprs  des  deux  grands  partis  qui  se  dis- 
putaient le  pouvoir,  et  ayant  contre  lui  le  propriétaire  le  plus  in- 
fluent de  la  circonscription,  il  l'emportât  sur  un  personnage  aussi 
considérable  que  le  colonel  Grey,  énergiquement  soutenu  par  le 
gouvernement.  M.  Smith  eut  179  voix,  le  colonel  Grey  1/10,  et 
M.  Disraeli  M9.  L'échec  était  honorable;  mais  il  semblait  fermer 


LORD  BEACONSFIELO   ET   SON   TEMPS.  503 

la  carrière  au  vaincu.  Il  né  paraissait  pas  probable,  en  effet,  que 
de  nouvelles  élections  eussent  lieu  avant  plusieurs  années.  Tout 
autre,  assuré  de  trouver  dans  des  succès  littéraires  la  consolation 
d'une  défaite  électorale,  aurait  abandonné  la  partie:  M.  Disraeli  n'en 
fit  rien,  donnant  ainsi  une  première  preuve  de  la  ténacité  de  son 
caractère.  Il  avait  décidé  qu'il  entrerait  à  la  chambre  des  com- 
munes :  prenant  d'avance  son  parti  de  tous  les  obstacles  qu'il 
aurait  à  renverser,  de  tous  les  revers  qu'il  pourrait  essuyer,  il 
résolut  de  ne  pas  détacher  les  yeux,  un  seul  jour,  du  but  qu'il 
poursuivait  et'  de  rentrer  dans  la  lice  chaque  fois  qu'une  occasion  se 
présenterait.  Ainsi,  informé  qu'une  vacance  allait  se  produire  dans 
la  représentation  de  Marylebone,  il  adressa  aussitôt  une  circulaire 
aux  électeurs  pour  leur  annoncer  sa  candidature  ;  mais  la  démission 
dont  il  avait  été  question  ne  fut  pas  donnée.  En  attendant,  on  le 
voyait  entretenir  soigneusement  des  relations  avec  ses  voisins  du 
comté  de  Buckingham,  quitter  fréquemment  Londres  et  ses  travaux 
littéraires  pour  assister  aux  réunions  des  fermiers,  y  prendre  la 
parole,  faire  partie  des  comités  qu'ils  nommaient  pour  la  défense 
de  leurs  intérêts,  rédiger  les  pétitions  qu'ils  adressaient  au  parle- 
ment, ne  rien  négliger,  en  un  mot,  pour  ajouter  à  sa  popularité 
naissante  et  pour  acquérir  une  influence  sérieuse. 

Le  ministère  qui  avait  accompli  la  réforme  n'avait  pas  tardé  à  se 
diviser,  et  ses  dissensions  intestines  déterminèrent  sa  retraite  au 
mois  d'octobre  183Zi.  Contre  toute  prévision,  les  tories  revenaient 
au  pouvoir,  mais  ils  ne  pouvaient  espérer  de  gouverner  avec  une 
chambre  élue  sous  l'influence  de  leurs  adversaires,  et  une  dissolution 
était  inévitable.  L'activité  surprenante  de  M.  Disraeli,  l'instruction 
étendue  dont  il  faisait  preuve  et  le  remarquable  talent  de  parole  qu'il 
avait  déployé  en  toute  occasion,  ne  pouvaient  manquer,  indépendam- 
ment de  ses  succès  littéraires,  d'appeler  sur  lui  l'attention.  Lord 
Durham,  qui  s'était  séparé  des  wighs  pour  se  mettre  à  la  tête  des 
radicaux,  le  faisait  presser  par  sir  Edward  Lytton  Bulwer  de  se 
joindre  à  eux.  Lord  Lyndhurst,  dont  l'esprit  large  et  élevé  ne  s'in- 
quiétait pas  des  ébullitions  naturelles  chez  un  jeune  esprit,  faisait 
grand  cas  des  qualités  éminentes  de  M.  Disraeli,  qu'il  voyait  souvent 
chez  lady  Blessington,  et  il  aurait  désiré  que  les  tories  s'attachassent 
cette  brillante  recrue.  Il  fit  une  démarche  en  ce  sens  auprès  de 
M.  Greville ,  qui  était  chargé  d'organiser  et  de  conduire  les  élec- 
tions dans  l'intérêt  du  parti;  mais,  malgré  l'influence  que  lui  don^ 
naient  ses  hautes  fonctions,  il  ne  réussit  pas.  Les  partis  n'aiment 
point  les  gens  qui  se  réservent  et  qui  veulent  penser  par  eux- 
mêmes;  pour  obtenir  leurs  sympathies  et  leur  concours,  il  faut 
adopter  surtout  ce  qu'il  y  a  d'excessif  dans  leurs  idées  et  épouser 
leurs  passions.  A  la  date  du  6  décembre  183Zi,  M.  Greville  raconte 


50 A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lui-même  dans  son  journal,  en  termes  railleurs,  la  démarche  infruc- 
tueuse de  lord  Lyndhurst.  «  Le  chancelier,  écrit-il,  est  venu  me 
voir  hier  pour  me  parler  de  faire  entrer  le  jeune  Disraeli  au  parle- 
ment comme  député  de  Lynn.  Je  lui  avais  dit  que  George  Bentinck 
avait  besoin  d'un  bon  second  pour  mettre  dehors  William  Lennox, 
et  le  chancelier  m'a  proposé  le  gentleman  en  question,  qu'il  m'a  dit 
être  ami  de  Ghandos.  Il  faut  pourtant  que  ses  opinions  politiques 
soient  encore  en  suspens,  car  le  chancelier  m'a  dit  queDurham  fait 
tout  son  possible  pour  le  gagner  par  l'offre  d'un  siège  et  le  reste; 
si  donc  il  ne  s'est  pas  encore  prononcé  et  s'il  flotte  entre  Ghandos  et 
Durham,  ce  doit  être  un  personnage  d'une  bien  grande  impartia- 
lité. Je  ne  pense  pas  qu'un  tel  homme  nous  convienne,  bien  qu'il 
soit  précisément  tout  ce  qu'il  faut  pour  être  des  amis  de  Lynd- 
hurst. »  Voilà  l'accueil  que  les  chefs  des  tories  firent  à  l'homme 
qui  devait,  un  jour,  relever  la  fortune  de  leur  parti.  Ce  qui  ajoute 
à  l'intérêt  du  récit  de  M.  Greville,  c'est  qu'il  prouve  par  un  témoi- 
gnage irrécusable  que  M.  Disraeli  est  l'auteur  de  sa  propre  fortune, 
qu'il  n'a  rien  dû  au  parti  sous  la  bannière  duquel  il  s'est  rangé 
volontairement  :  ainsi  s'exphque,  du  même  coup,  l'indépendance 
hautaine  dont  nous  le  verrons  faire  preuve  vis-à-vis  des  chefs  de 
ce  parti. 

La  chambre  des  communes  ayant  été  dissoute,  M.  Disraeli  se 
présenta  de  nouveau  à  High  Wycombe  et  sans  plus  de  succès  :  il 
échoua  encore  devant  les  influences  réunies  de  M.  Smith  et  du 
colonel  Grey.  Quelques  jours  après  ce  nouvel  échec,  un  banquet  lui 
fut  donné  par  les  électeurs  conservateurs,  et  il  y  prit  la  parole  : 
«  J'ai  livré,  dit-il,  deux  combats  pour  l'indépendance  de  Wycombe, 
et  je  suis  prêt,  si  l'occasion  se  présente,  à  en  livrer  un  troisième. 
Je  ne  suis  pas  découragé.  En  aucune  façon  je  ne  me  sens  battu  : 
peut-être  est-ce  parce  que  j'y  suis  habitué.  Je  puis  presque  m'ap- 
pliquer  le  mot  d'un  illustre  général  italien,  à  qui  l'on  demandait, 
dans  sa  vieillesse,  pourquoi  il  était  toujours  victorieux.  Il  répondit  : 
«Parce  que,  dans  ma  jeunesse,  j'ai  toujours  été  battu.  »  Le  jeune 
orateur  ne  devait  pas  tarder  à  montrer  qu'en  effet  sa  résolution 
n'avait  pas  fléchi.  Bien  que  les  tories  eussent  gagné  cent  cinq 
voix  dans  les  élections  générales,  ils  n'avaient  pas  une  majorité 
suffisante  pour  se  maintenir  au  pouvoir  :  ils  furent  renversés  dès 
le  mois  d'avril  1835,  grâce  à  l'appui  que  leurs  adversaires  reçurent 
d'O'Gonnell.  M.  II.  Labouchère,  qui  tenait  un  certain  rang  parmi 
les  whigs,  fut  appelé  à  fîiire  partie  de  la  nouvelle  administration 
comme  directeur  général  de  la  Monnaie.  Il  dut  se  soumettre  à  la 
réélection.  11  avait  été  nommé  cinq  fois  déjà  par  le  bourg  de 
Taunton;  il  n'avait  pas  eu  de  concurrent  aux  élections  générales,  et 
il  s'attendait  à  n'en  point  avoir,  lorsque  son  influence  personnelle 


LORD  BEACONSFIELD    ET    SON   TEMPS.  505 

était  encore  accrue  par  les  fonctions  auxquelles  il  était  appelé.  Les 
tories  n'avaient  même  pas  songé  à  lui  susciter  un  compétiteur. 
Quelle  ne  fut  donc  pas  s-a  surprise  de  voir  surgir  tout  à  coup  la 
candidature  de  M.  Disraeli!  Les  journaux  whigs  fulminèrent  à 
l'envi  contre  le  présomptueux  candidat,  qu'ils  qualifièrent  de 
renégat  du  radicalisaie  et  d'instrument  stipendié  des  tories.  Des 
attaques  personnelles  dirigées  contre  lui,  cette  dernière  est  la  seule 
que  M.  Disraeli  crut  devoir  relever  :  «  J'ai  livré  quatre  combats 
pour  la  cause  du  peuple,  dit-il,  sur  les  hustîngs,  et  toujours  avec 
mes  propres  ressources,  sans  devoir  un  farthing  à  qui  que  ce  soit. 
Je  recommencerai  encore  la  lutte  sur  ma  fortune  personnelle,  sans 
rien  demander  à  aucun  club.  » 

Pour  la  quatrième  fois  M.  Disraeli  échoua;  mais  sa  tentative  fut 
justifiée  par  le  chiifre  de  voix  qu'il  obtint  et  qui  fut  considérable, 
surtout  pour  une  candidature  improvisée.  Cette  audace  d'un  simple 
écrivain  ne  craignant  pas  de  se  mesurer  avec  un  ministre  qui  avait 
derrière  lui  un  parti  triomphant,  attira  l'attention  publique  sur 
l'élection  de  Taunton.  A  la  diiférence  du  colonel  Grey,  M.  Labou- 
chère  savait  parler,  et  il  se  défendit  avec  vigueur.  La  lutte  fut  donc 
des  plus  vives  et  des  plus  intéressantes  :  M.  Disraeli  y  déploya  une 
puissance  et  une  verve  qui  révélèrent  en  lui  un  véritable  orateur. 
Dans  une  de  ses  harangues,  il  établit  un  parallèle  entre  le  ministère 
whig,  sans  cesse  modifié,  mais  s'abritant  toujours  derrière  les  mé- 
rites du  bill  de  réforme,  et  la  troupe  équestre  de  Ducrow,  où  che- 
vaux et  écuyers  étaient  continuellement  renouvelés  sans  que  l'af- 
fiche cessât  de  demeurer  la  même.  Ce  parallèle  fit  fureur,  et  il  a 
été  souvent  cité  chez  nos  voisins  comme  un  modèle  de  mordante 
ironie.  Un  incident  pénible  prolongea  le  retentissement  de  cette 
lutte  électorale.  M.  Disraeli  avait  reproché  aux  whigs  de  s'être  alliés, 
pour  revenir  au  pouvoir,  avec  O'Gonnell,  qu'ils  n'avaient  cessé 
de  dénoncer  comme  un  conspirateur  et  un  traître,  dont  les  efforts 
pour  séparer  l'Irlande  de  l'Angleterre  ne  pouvaient  aboutir  qu'à  pro- 
voquer des  collisions  sanglantes.  D'après  un  compte-rendu,  II.  Dis- 
raeli aurait  accusé  les  whigs  de  n'avoir  pas  craint  «  de  serrer  la 
main  sanglante  du  traître  O'Gonnell.  »  Non-seulement  M.  Disraeli 
a  toujours  contesté  l'exactitude  de  ce  compte-rendu,  tout  en  recon- 
naissant qu'il  pouvait  avoir  employé  une  expression  malheureuse, 
mais  quelques  jours  à  peine  après  ce  premier  discours,  et  à  Taunton 
même,  il  expliqua  sa  pensée  et  tourna  en  ridicule  la  métaphore 
qu'on  lui  avait  prêtée.  Néanmoins  elle  fut  reproduite  à  l'envi  par 
les  journaux  ministériels  auxquels  elle  servit  de  thème  pour  accuser 
l'orateur  d'avoir  calomnié  le  ministère  et  de  se  montrer  ingrat 
envers  O'Gonnell.  La  phrase  incriminée  arriva  ainsi  à  la  connais- 
sance d'O'Connell,  qui  était  en  Irlande  à  organiser  ces  immenses 


506  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

réunions  populaires  que  sa  parole  fanatisait.  L'irascible  tribun  prit 
feu  et,  comme  le  lui  a  justement  reproché  M.Disraeli,  sans  vérifier 
le  fait  et  sans  provoquer  aucune  explication,  il  riposta  par  un  tor- 
rent d'invectives  dans  un  discours  prononcé  devant  l'association  élec- 
torale de  Dublin.  Jamais  on  n'a  accumulé  contre  un  homme  autant 
d'expressions  injurieuses  et  d'épithètes  blessantes.  Cette  sortie  se 
termina  par  une  allusion  à  l'extraction  de  M.  Disraeh  :  O'Gonnell 
assura  son  auditoire  que  le  mécréant  qui  l'avait  attaqué  descendait 
nécessairement  du  mauvais  larron  qui  avait  blasphémé  le  Christ  à 
côté  duquel  il  était  crucifié,  et  que  cette  origine  était  la  seule  cir- 
constance atténuante  de  sa  conduite. 

La  patience  n'était  pas  non  plus  au  premier  rang  des  qualités  de 
M.  Disraeli  :  les  grands  railleurs  n'aiment  guère  qu'on  leur  rende 
coup  pour  coup.  Dans  un  premier  mouvement  de  colère,  il  rêva 
une  satisfaction  par  les  armes;  il  ne  pouvait  songer  à  l'obtenir 
d'O'Connell  lui-même,  déjà  trop  âgé  et  qui  avait  juré  de  ne  plus 
se  battre  depuis  qu'il  avait  tué  un  adversaire  en  duel  ;  mais  Morgan 
O'Gonnell  venait  de  demander  raison  à  lord  Alvanley  d'une  injure 
faite  à  son  père,  et  M.  Disraeli  crut  pouvoir  à  son  tour  lui  adresser 
une  lettre  de  provocation.  Morgan  O'Connell  répondit  fort  sensé- 
ment qu'il  ne  se  croyait  pas  responsable  de  tous  les  discours  attri- 
bués à  son  père,  qu'il  se  battait  pour  ses  querelles  personnelles,  et 
qu'il  attendrait  d'être  personnellement  insulté.  M.  Disraeli  en  revint 
donc  au  parti  qu'il  aurait  dû  prendre  tout  d'abord ,  il  adressa  à 
O'Connell  une  réponse  dont  il  demanda  l'insertion  aux  journaux  qui 
avaient  publié  le  discours  de  Dublin.  Cette  lettre  virulente,  où  les 
variations  politiques  d'O'Connell  étaient  stigmatisées  avec  une  san- 
glante ironie ,  se  terminait  par  ce  défi  :  «  Je  compte  bien  devenir 
représentant  du  peuple  avant  le  rappel  de  l'union.  Nous  nous  ren- 
contrerons à  Philippes;  soyez  assuré  qu'alors,  mettant  ma  confiance 
dans  une  bonne  cause  et  dans  une  vigueur  que  je  sens  s'être  accrue, 
je  saisirai  la  première  occasion  de  vous  infliger  un  châtiment  qui 
tout  à  la  fois  vous  rappellera  et  vous  fera  regretter  les  outrages 
que  vous  m'avez  prodigués.  » 

Cette  lettre,  qui  raviva  les  polémiques  auxquelles  avait  donné 
lieu  l'élection  de  Taunton,  est  du  5  mai  1835.  11  y  avait  h  peine 
trois  ans  que  M.  Disraeli  était  revenu  en  Angleterre.  Dans  l'espace 
de  ces  trois  années,  il  avait  publié  trois  romans  et  un  poème;  il 
avait  quatre  fois  posé  sa  candidature  pour  le  parlement;  il  avait 
prononcé  d'innombrables  discours  politiques,  et  il  s'était  fait  beau- 
coup d'ennemis.  On  voit  qu'il  n'avait  pas  perdu  son  temps.  Ses 
habitudes  d'élégance,  ses  relations  avec  le  grand  monde  et  ses 
aspirations  politiques  étaient  loin  de  le  rendre  populaire  parmi  les 
journalistes  et  les  gens  de  lettres  d'alors,  dont  il  ne  partageait  pas 


LOKD   BEACONSFIELD    ET    SON   TEMPS.  507 

les  goûts  intempérans  et  dont  il  évitait  la  fréquentation.  La  persis- 
tance avec  laquelle  il  ne  laissait  échapper  aucune  occasion  d'atta- 
quer les  whigs  lui  avait  valu  à  juste  titre  l'hostilité  de  la  presse 
ministérielle  à  Londres  et  en  province;  les  petits  journaux  le  pour- 
suivaient de  leurs  sarcasmes,  et  les  caricaturistes  de  leurs  dessins 
et  de  leurs  légendes  satiriques.  Il  rendait  à  ses  adversaires  en  dé- 
dain ce  qu'ils  dépensaient  en  malignité  contre  lui.  D'ailleurs  il 
semblait,  tant  ce  concert  d'attaques  stimulait  son  ardeur  et  redou- 
blait son  énergie,  que  la  lutte  fût  son  élément  :  d'une  verve  inta- 
rissable et  prompte  à  la  riposte,  il  était  toujours  prêt  à  répondre  de 
la  parole  et  de  la  plume.  Tout  en  appréciant  les  brillantes  qualités 
de  M.  Disraeli  et  en  rendant  justice  à  sa  vie  laborieuse  et  sévère, 
les  gens  du  monde,  que  sa  causticité  charmait  et  effrayait  à  la  fois, 
n'étaient  pas  sans  redouter  quelque  peu  cet  esprit  absolu  dans  ses 
idées,  ce  caractère  entier  que  rien  ne  semblait  pouvoir  faire  plier. 
Pourtant  on  le  disait,  et  avec  raison,  aussi  ardent  et  aussi  fidèle 
dans  ses  amitiés  qu'implacable  dans  ses  haines  et  ses  ressentimens, 
et  il  conquérait  irrésistiblement  les  sympathies  de  tous  ceux  aux- 
quels il  voulait  plaire.  Enfin ,  contesté  par  les  uns ,  loué  par  les 
autres ,  tour  à  tour  dénigré  et  porté  aux  nues ,  il  était  l'un  des 
hommes  dont  la  presse  et  le  monde  s'occupaient  le  plus,  et  il  avait 
à  peine  trente  ans. 

A  ce  moment,  quelles  qu'eussent  été  les  illusions  du  premier 
jour,  il  ne  pouvait  plus  être  question,  pour  M.  Disraeli,  de  former 
un  parti,  de  gagner  les  esprits  à  des  idées  nouvelles  et  de  marcher 
à  la  conquête  du  pouvoir  en  s'appuyant  sur  ces  idées.  Il  avait  vu 
et  touché  la  réalité  des  choses,  il  avait  pu  constater  la  vitalité  des 
organisations  anciennes,  l'irrésistible  influence  des  traditions  et 
l'impuissance  absolue  de  tout  effort  isolé.  Il  avait  dû  reconnaître 
que,  pour  être  compté  dans  la  politique  et  pour  faire  triompher  une 
idée,  il  fallait  renoncer  à  créer  une  force  nouvelle  et  s'appuyer  sur 
quelqu'une  des  forces  existantes.  Ce  n'est  assurément  pas  sans 
faire  un  retour  sur  lui-même  que,  dans  un  livre  qu'il  préparait 
alors,  il  traçait  de  Bolingbroke,  pour  lequel  il  a  toujours  professé 
une  vive  admiration,  le  portrait  suivant  : 

«  Il  est  probable  qu'au  début  de  sa  carrière,  Bolingbroke  songea 
à  la  formation  d'un  nouveau  parti,  ce  rêve  de  toute  jeune  ambition 
dans  une  époque  de  trouble  et  de  divisions,  mais  qui  est  destiné 
dans  la  politique  anglaise  à  n'être  jamais  autre  chose  qu'une  vision. 
Une  plus  grande  expérience  de  la  vie  politique  lui  fit  reconnaître 
qu'il  n'avait  le  choix  qu'entre  les  whigs  et  les  tories ,  et  cet  esprit 
sagace ,  sans  s'arrêter  aux  apparences ,  voulut  aller  au  fond  des 
choses  et  scruter  ce  qu'il  y  avait  sous  ces  deux  dénominations  cé- 
lèbres :  il  reconnut  que,  bien  que  l'on  professât  d'un  côté  l'amour 


508  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

du  peuple,  et  de  l'autre  le  respect  de  l'autorité,  il  s'agissait  en  réa- 
lité de  choisir  entre  une  oligarchie  et  la  démocratie.  Du  jour  où 
lord  Bolingbroke,  en  devenant  un  tory,  embrassa  la  cause  nationale, 
il  se  dévoua  entièrement  à  son  parti  et  dépensa  à  son  service  toute 
la  puissance  et  toute  la  variété  de  son  prodigieux  esprit.  Bien  que 
l'ignoble  prévoyance  des  whigs  l'eût  mis  dans  l'impossibilité  de 
défendre  la  cause  de  la  nation  au  sein  du  parlement ,  c'était  sa 
plume  inspiratrice  qui  faisait  trembler  Walpole  au  fond  de  la  tré- 
sorerie. Dans  une  série  d'écrits  dont  rien,  dans  notre  littérature, 
n'égale  l'ardent  patriotisme,  les  vues  justes  et  profondes  et  l'admi- 
rable style,  il  déracina  chez  les  tories  ces  doctrines  absurdes  et 
odieuses  qui  avaient  envahi  le  torysme  comme  des  plantes  para- 
sites ;  il  en  mit  en  éclatante  lumière  le  caractère  essentiel  et  per- 
manent :  il  rejeta  le  droit  divin,  ruina  l'obéissance  passive,  fit  jus- 
tice de  la  doctrine  de  la  non-résistance,  rendit  leur  signification 
réelle  à  la  déchéance  de  Jacques  II  et  à  l'élévation  de  George ,  et 
c'est  en  refaisant  complètement  l'éducation  de  l'esprit  public  qu'il 
prépara  pour  l'avenir  le  retour  des  tories  au  pouvoir,  et  cette  car- 
rière de  popularité  et  de  triomphes,  réservée  à  toute  administration 
qui  s'inspire  de  l'esprit  de  nos  libres  et  vénérables  institutions.  » 

Quarante-quatre  ans  se  sont  écoulés  depuis  que  M.  Disraeli  tra- 
çait ce  portrait  :  si  les  premières  lignes  peuvent  être  considérées 
comme  l'histoire  des  sentimens  de  l'auteur  au  moment  oii  il  écri- 
vait, la  carrière  parcourue  par  lui  semble  donner  au  reste  un  ca- 
ractère presque  prophétique.  L'œuvre  que  M.  Disraeli  attribue  à 
Bolingbroke,  en  exagérant  l'influence  de  cet  homme  d'état  sur  son 
temps ,  il  l'a  certainement  accomplie.  Par  quelle  sorte  de  divina- 
tion faisait-il,  un  demi-siècle  à  l'avance,  sous  le  nom  d'un  autre, 
le  résumé  de  sa  propre  carrière?  La  vérité  ne  serait-elle  pas  que, 
trouvant  dans  l'histoire  les  traces  de  l'influence  qu'un  homme  d'état 
peut  exercer,  par  la  parole  et  par  la  plume,  sur  l'opinion  de  son 
pays,  il  avait  à  son  insu,  mais  par  un  entraînement  naturel,  es- 
quissé sous  la  forme  d'un  portrait  historique  lé  rôle  qu'il  ambi- 
tionnait pour  lui-même,  auquel  il  n'a  cessé  de  se  préparer  avec  une 
force  de  volonté  sans  égale,  et  que  la  Providence,  qui  aime  les 
grands  cœurs,  lui  a  donné  de  remplir? 

Dès  ce  moment,  M.  Disraeli  prit  rang  parmi  les  tories  ou,  pour 
employer  le  nouveau  nom  sous  lequel  ils  commençaient  à  se  dési- 
gner eux-mêmes ,  parmi  les  conservateurs.  Le  gros  du  parti  avait 
déjà  adopté  le  vaillant  lutteur  qui  combattait  ses  adversaires,  ser- 
vait sa  cause  et  soulageait  ses  resscntimens;  les  chefs  croyaient 
devoir  se  tenir  dans  une  certaine  réserve  vis-à-vis  d'une  recrue  qui 
ne  semblait  vouloir  abdiquer  la  liberté  ni  de  son  jugement,  ni  de 
son  action.  En  effet,  en  se  ralliant  aux  tories,  M.  Disraeli  n'entendait 


LORD   BEACONSFIELD    ET    SON   TEMPS.  509 

abandonner  aucune  de  ses  opinions  personnelles,  il  entendait  encore 
moins  épouser  les  idées  arriérées,  l'intolérance  religieuse  et  les  pré- 
jugés de  caste  de  ce  parti  au  sein  duquel  il  comptait,  au  contraire, 
aider  à  faire  pénétrer  un  esprit  plus  libéral.  Mais  comment  faire  ac- 
cepter des  idées  nouvelles  à  un  parti  dans  un.  pays  où  le  respect 
de  la  tradition  semble  un  des  traits  du  caractère  national,  où  la 
constance  dans  les  doctrines  qu'on  a  une  fois  professées  est  un 
titre  d'honneur,  où  le  changement  d'opinion  est  le  plus  grave  re- 
proche qu'on  puisse  adresser  à  un  homme  politique?  Le  seu!  moyen 
d'y  parvenir  était  de  démontrer  aux  tories  qu'ils  s'étaient  insensi- 
blement écartés  des  véritables  traditions  de  leur  parti,  qu'ils  avaient 
toujours  été  les  défenseurs  des  libertés  publiques,  et  qu'en  prenant 
en  main  la  cause  du  peuple  ils  se  montreraient  conséquens  avec 
eux-mêmes  et  fidèles  à  leur  passé. 

Telle  était  la  conclusion,  sinon  l'objet  principal,  d'un  livre  que 
M.  Disraeli  publia  dans  l'automne  de  1835,  sous  ce  titre  :  la  Con- 
stitution anglaise  vengée  [Vindication  of  the  English  Constitution)^ 
et  qu'il  aurait  pu  intituler  la  philosophie  du  torysme.  Cet  ouvrage, 
à  la  fois  politique  et  historique,  avait  la  forme  d'une  lettre  adressée 
à  «  un  noble  et  savant  lord.  »  Ce  destinataire  supposé  n'était  autre 
que  lord  Lyndhurst,  à  qui  l'auteur  avait  souvent  exposé  ses  idées 
dans  leurs  conversations  presque  quotidiennes,  et  dont  il  avait  sans 
doute  mis  à  contribution  la  science  juridique  et  l'érudition  pro- 
fonde. L'auteur  commence  par  contester  le  principe  posé  par  Ben- 
tham  et  son  école ,  que  l'utilité  est  le  fondement  unique  de  toute 
législation  et  que  la  valeur  des  institutions  d'un  pays  se  mesure 
exactement  à  la  somme  de  bien-être  dont  jouit  la  masse  de  ses 
habitans.  Il  nie  en  conséquence  que  des  institutions  puissent  être 
créées  de  toute  pièce;  une  constitution  ne  peut  être  l'œuvre  que 
du  temps;  elle  doit  naître  et  se  développer  graduellement  sous  l'in- 
fluence des  idées  et  des  besoins  de  la  nation,  elle  doit  porter  l'em- 
preinte du  caractère  national,  et  reposer  sur  le  respect  de  tous  les 
droits  reconnus  et  consacrés.  A  l'appui  de  cette  thèse,  il  oppose  la 
stabilité  des  institutions  anglaises,  demeurées  intactes  après ^ de  si 
nombreuses  et  si  violentes  secousses,  à  la  fragilité  des  constitutions 
artificielles  que  la  France  a  essayé  de  se  donner;  et  il  invoque 
comme  une  preuve  non  moins  décisive  le  succès  de  la  constitution 
des  États-Unis  et  l'avortement  de  toutes  les  constitutions  qui  ont 
été  calquées  sur  elle  dans  l'Amérique  espagnole. 

Après  avoir  esquissé,  dans  un  historique  rapide,  la  formation  de 
la  constitution  anglaise,  M.  Disraeli  analyse  et  commente  cette 
constitution.  A  son  jugement,  la  nation  anglaise  est  représentée 
par  trois  ordres  ou  trois  pouvoirs,  dont  chacun  répond  à  un  de  ses 
élémens  constitutifs,  qui  sont  réciproquement  indépendans,  et  dont 


510  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  concours  est  indispensable  pour  créer  la  loi  et  rendre  obliga- 
toire l'obéissance  de  tous.  Ces  trois  pouvoirs  sont  la  royauté,  la 
chambre  des  lords  et  le  corps  électoral.  La  royauté  est  l'expression 
de  l'unité  nationale,  la  personnification  de  la  nation  elle-même  vis- 
à-vis  de  l'étranger  ;  la  chambre  des  lords  représente  l'église  par  le 
banc  des  évoques,  la  magistrature  par  le  chancelier  qui  la  préside 
et  par  les  autres  magistrats  qui  y  ont  obtenu  des  sièges,  l'admi- 
nistration provinciale  par  les  lorcls-lieutenans  de  comté  ;  elle  repré- 
sente en  même  temps  la  propriété  foncière  et  tous  les  intérêts  qui 
s'y  rattachent,  toutes  les  classes  qui  en  vivent.  Le  corps  électoral 
représente  tous  les  autres  intérêts,  et  comme  il  est  trop  nombreux 
pour  pariiciper  directement  et  personnellement  à  la  confection  de 
la  loi,  ainsi  que  cela  est  possible  aux  lords,  il  exerce  sa  fonction 
par  l'entremise  de  délégués  qui  composent  la  chambre  des  com- 
munes. Considérer  cette  dernière  chambre  comme  la  représenta- 
tion de  la  pation  est  donc  commettre  une  hérésie  constitution- 
nelle ;  la  chambre  des  communes  n'est  pas  un  pouvoir  par  elle-même, 
elle  est  la  réunion  des  délégués  d'un  seul  des  trois  pouvoirs  ;  et  la 
représentation  de  la  nation  pour  être  sincère  et  complète  exige  le 
concours  simultané  de  tous  les  trois.  Ces  trois  pouvoirs  sont  égaux, 
ils  sont  indépendans,  et  par  conséquent  ils  sont  irresponsables,  l'ir- 
responsabilité étant  la  condition  de  l'indépendance.  Toutes  les  fois 
qu'on  a  tenté  d'enlever  à  un  des  trois  pouvoirs  sa  part  légitime 
d'action  ou  d'établir  la  prépondérance  de  l'un  d'eux  sur  les  autres; 
toutes  les  fois  qu'on  a  essayé,  comme  les  whigs  l'ont  voulu  sous  les 
rois  hanovriens,  d'affaiblir  l'initiative  de  la  couronne  ou  d'énerver 
le  contrôle  des  lords,  on  a  détruit  l'équilibre  de  la  constitution  et 
mis  les  libertés  publiques  en  péril. 

A  côté  de  ce  caractère  représentatif,  un  trait  non  moins  essen- 
tiel des  institutions  anglaises  est  la  généralisation  du  principe  de 
l'hérédité.  La  royauté  est  héréditaire,  et  c'est  au  respect  de  cette 
hérédité  que  l'Angleterre  a  dû  d'être  affranchie  des  révolutions  du 
continent.  La  chambre  des  lords  est  héréditaire,  bien  qu'elle  se  re- 
trempe sans  cesse  dans  le  sein  de  la  nation  par  l'introduction 
d'élémens  nouveaux,  et  c'est  à  l'hérédité  qu'elle  doit  d'être  un  pou- 
voir effectif  et  vivant,  à  la  diiTérence  de  l'ancienne  chambre  des 
pairs  français  et  de  tous  les  sénats  qui  n'ont  point  d'existence 
propre.  Le  corps  électoral  lui-môme  n'est  pas  étranger  à  l'hérédité, 
car  la  plupart  des  électeurs  tiennent  de  leur  père  leur  droit  à  la 
franchise;  et  les  services  paternels  ont  toujours  été  pour  le  fils  d'un 
député  une  recommandation  sérieuse  et  un  motif  de  préférence 
aux  yeux  des  électeurs.  C'est  cette  communauté  de  caractère  entre 
tous  les  pouvoirs  qui  fait  l'harmonie  et  assure  le  fonctionnement 
régulier  de  la  constitution  anglaise. 


LORD  BEACONSFIELD   ET   SON   TEMPS.  511 

Ce  n'est  pas  que  les  whigs  n'aient  essayé  à  diverses  reprises  de 
la  dénaturer  et  de  la  fausser.  Sous  la  maison  de  Hanovre,  un  petit 
groupe  de  familles  patriciennes  qui  s'étaient  rendues  maîtresses  de 
la  chambre  des  lords  a  tenté  d'annuler  la  royauté  en  la  réduisant 
au  rôle  effacé  des  doges  de  Venise,  et,  après  avoir  asservi  les  com- 
munes par  la  corruption,  de  les  soustraire  au:  contrôle  du  corps 
électoral  en  portant  de  trois  années  à  sept  la  durée  des  parlemens. 
Les  libertés  publiques  auraient  été  perdues  sans  la  résistance 
énergique  des  petits  propriétaires  tories  sous  la  conduite  de  grands 
politiques  comme  Bolingbroke,  Wyndham  et  Pitt.  L'auteur  faisait 
alors,  à  son  point  de  vue,  l'histoire  des  deux  gi^ands  partis  et  cher- 
chait à  établir,  ainsi  qu'il  l'avait  déjà  soutenu,  que  les  tories, 
en  dépit  de  leurs  préjugés  et  de  leurs  erreurs,  avaient  toujours 
été  plus  sincèrement  libéraux  et  plus  fidèles  aux  intérêts  du  peuple 
que  leurs  adversaires.  Résumant  enfm  ce  qu'il  avait  dit  du  méca- 
nisme par  lequel  la  nation,  en  Angleterre,  se  gouverne  et  s'admi- 
nistre elle-même,  M.  Disraeli  arrive  à  cette  conclusion  que  la  con- 
stitution anglaise  a  établi  une  démocratie,  mais  une  démocratie 
libérale  et  protectrice.  A  la  diiférence  de  la  démocratie  fraaçaise, 
qui  fait  peser  sur  la  nation  un  niveau  inflexible  et  ne  laisse  sub- 
sister devant  elle  aucun  droit,  la  démocratie  anglaise  reconnaît  des 
droits  à  tous  et  en  consacre  l'inviolabilité  :  remarque  juste  et  vraie, 
car  tandis  que  le  citoyen  en  France  n'est  qu'un  grain  de  sable, 
sans  point  d'appui  et  sans  force  de  résistance,  le  citoyen  anglais, 
cantonné  dans  son  droit  comme  dans  une  forteresse,  est  assuré 
d'obtenir  protection  et  justice. 

Tel  est,  en  substance,  ce  livre  singulier,  mélange  de  vérités  et 
d'erreurs,  où,  à  côté  d'idées  hasardées  et  de  jugemens  contestables, 
fourmillent  les  aperçus  ingénieux  et  les  vues  justes  et  profondes. 
L'histoire  et  le  droit  y  ont  été  mis  également  à  contribution  pour 
établir  une  thèse  préconçue  :  aussi  les  hommes  ne  sont-ils  pas 
toujours  jugés  équitablement,  aussi  les  faits  historiques  sont-ils 
quelquefois  forcés;  quelquefois  aussi  ils  sont  éclairés  d'une  lumière 
inattendue.  Au  fond,  sous  les  dehors  d'une  œuvre  de  métaphysique 
et  d'érudition,  c'était  surtout  une  œuvre  de  polémique.  Les  jour- 
naux qui  s'en  occupèrent  aussitôt  ne  s'arrêtèrent  point  à  discuter 
les  théories  politiques  de  l'auteur  :  les  feuilles  radicales  affectèrent 
de  voir  dans  ce  que  l'auteur  disait  du  rôle  de  la  chambre  des  com- 
munes une  négation  des  droits  de  cette  chambre;  les  journaux  whigs 
qualifièrent  d'abominable  diatribe  les  appréciations  historiques 
défavorables  à  leur  parti  ;  les  uns  et  les  autres  crièrent  au  scan- 
dale, s'indignant  de  trouver  de  semblables  jugemens  sous  la  plume 
d'un  renégat  du  radicalisme.  La  discussion  fut  donc  remplacée  par 
des  personnalités  ;  et  il  ne  fut  question  dans  le  Globe  et  dans  le 


512  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Chronîcle  que  des  prétendues  variations  de  M.  Disraeli.  L'auteur 
répondit  avec  vigueur  à  toutes  ces  attaques,  et  le  patriarche  du 
radicalisme,  Joseph  Hume,  ayant  commis  l'imprudence  d'intervenir 
dans  cette  polémique  sans  avoir  vérifié  l'exactitude  de  ses  souve- 
nirs, s'attira  une  réponse  accablante  qui  est  un  chef-d'œuvre  de 
spirituelle  et  mordante  ironie. 

M.  Disraeli  n'estima  point  que  ce  fût  une  satisfaction  suffisante 
d'avoir  les  rieurs  pour  lui;  laissant  de  côté  les  journaux  qui 
l'attaquaient,  il  fit  retomber  sa  vengeance  sur  ceux  qui  les  inspi- 
raient, c'est-à-dire  sur  les  membres  du  gouvernement.  Le  19  jan- 
vier; 1836  parut  dans  le  Times  une  lettre  politique  adressée  au 
premier  ministre,  lord  Melbourne,  et  qui  contenait  une  critique  des 
plus  vives  de  l'homme,  de  son  parti  et  de  son  administration. 
C'était  la  première  d'une  série  de  lettres  satiriques  qui  se  succédè- 
rent rapidement  à  l'adresse  des  principaux  personnages  politiques 
du  temps,  et  qui  eurent  le  plus  grand  succès.  Le  ridicule  y  était 
déversé  à  pleines  mains  sur  les  ministres  et  leurs  principaux  parti- 
sans; un  portrait  de  lord  Palmerston  fit  fureur.  Ces  lettres  qui 
furent  réunies  en  volume  étaient  signées  du  pseudonyme  de  Run- 
nymède.  M.  Disraeli  ne  s'en  est  jamais  reconnu  l'auteur,  et  par 
conséquent  elles  n'ont  été  comprises  dans  aucune  édition  de  ses 
œuvres;  mais  elles  lui  ont  été  universellement  attribuées,  et  per- 
sonne n'en  a  revendiqué  la  paternité.  Les  opinions  et  le  style, 
certains  tours  de  phrase  alambiqués,  l'imprévu  des  comparaisons, 
la  vigueur  des  attaques,  l'inépuisable  abondance  et  la  cruauté  des 
épigrammes,  tout  décèle  l'auteur,  car  nul  autre  écrivain  contem- 
porain n'a  fait  preuve  de  la  même  verve  et  de  la  même  puissance 
dans  la  satire.  Notre  goût,  plus  délicat  que  celui  de  nos  voisins, 
reculerait  devant  l'âpreté  et  la  rudesse  de  certaines  personnalités; 
nos  voisins,  moins  raffinés,  ne  détestent  point  les  coups  violons, 
pourvu  qu'ils  soient  bien  assénés...  On  a  prononcé  à  propos  de  ces 
lettres  le  nom  de  Junius;  M.  Disraeli  serait  le  premier  à  protester 
contre  toute  comparaison.  La  grande  infériorité  des  lettres  de 
Runnymède,  malgré  tout  le  talent  que  l'auteur  y  a  déployé,  tient 
surtout  aux  sujets  qui  y  sont  traités.  Les  questions  que  discute 
Junius  sont  les  plus  hautes  dont  un  écrivain  puisse  s'occuper,  elles 
sont  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays.  En  regard  de  ces  graves 
questions  :  la  probité  dans  le  gouvernement,  la  moralité  politique, 
la  liberté  du  vote,  la  liberté  de  la  presse,  qu'est-ce  que  les  misé- 
rables querelles  qui  se  débattaient  entre  les  whigs  et  les  tories 
de  1830? 

En  attendant  une  occasion  de  rentrer  dans  la  lice  électorale, 
M.  Disraeli  écrivit  et  publia,  cette  môme  année,  le  meilleur  de  ses 
romans  non  politiques,  celui  où  les  événemens  sont  les  plus  naturels, 


LORD  BEACONSFIELD   ET   SON   TEMPS.  513 

les  caractères  les  plus  intéressans  et  les  mieux  soutenus.  Henriette 
Temple^  qui  a  été  traduite  dans  toutes  les  langues,  est  une  simple 
et  charmante  histoire  d'amour  :  c'est  la  peinture  des  progrès  d'un 
sentiment  nob'e  et  délicat  chez  deux  jeunes  cœurs  qu'un  irrésis- 
tible penchant  entraîne  l'un  vers  l'autre,  et  qui  tous  les  deux,  im- 
molent au  devoir  et  à  l'honneur  cette  afTeclion  sincère,  lorsque 
l'intervention  aussi  généreuse  qu'imprévue  d'un  brillant  grand  sei- 
gneur vient  lever  les  obstacles  qui  s'opposent  à  leur  union.  Dans 
ce  grand  si-igneur,  peint  sous  les  couleurs  les  plus  aimables,  on 
se  plut  à  reconnaître  le  comte  d'Orsay,  à  qui  le  livre  était  dédié. 
Quelques  mois  plus  tard,  au  commencement  de  1837,  parut  une 
autre  histoire  d'amour,  Venetia,  aussi  brillamment  écrite,  mais 
moins  bien  composée  et  moins  attachante  que  sa  devancière,  et 
dont  les  princi[)aux  personnages,  sous  des  noms  supposés,  étaient 
lord  Byron,  le  poète  Shell^y,  son  ami,  et  lady  Caroline  Lamb  qui 
exerça  sur  la  destinée  du  grand  poète  une  si  fatale  influence.  Venetia 
est  la  dernière  œuvre  exclusivement  littéraire  de  M,  Disraeli  :  il 
touchait  au  but  de  son  ambition. 

En  effet,  le  20  juin  1837,  le  roi  Guillaume  IV  succomba  à  une  ma- 
ladie qui  n'avait  point  inspiré  d'inquiétude  er,  qui  fit  tout  à  coup  de 
rapides  progrès.  La  mort  du  souverain,  suivant  les  usages  anglais, 
mettait  fin  aux  pouvoirs  du  parlement  convoqué  par  lui  et  nécessi- 
tait des  élections  générales.  Les  électeurs  de  Wycombe  offrirent  la 
candidature  k  M.  Disraeli,  qui  la  déclina.  Il  s'était  lié  avec  un  des 
plus  riches  propriétaires  du  comté  de  Kent,  M  Wyndham  Lewis, 
l'un  des  deux  députés  de  Maidstone.  M.Lewis,  qui  était  un  tory,  avait 
pour  collègue  un  partisan  du  ministère,  M.  Roberts,  qui  se  retira 
pour  céder  sa  place  au  colonel  Thompson,  l'un  des  chefs  de  la 
fraction  radicale  dans  le  parlement  dissous.  M.  Lewis  proposa  à 
M.  Disraeli  de  faire  campagne  avec  lui,  et  de  disputer  au  colonel 
Thompson  la  succession  de  M.  Roberts.  M.  Disraeli  accepta.  Il  se 
présenta  aux  électeurs  de  Maidstone  comme  le  champion  inflexible 
de  l'antique  constitution  britannique,  comme  le  défenseur  des 
prérogatives  de  la  couronne,  des  droits  égaux  des  deux  chambres, 
et  des  libertés  du  peuple.  A  ce  dernier  titre,  il  se  déclarait  l'adver- 
saire déterminé  de  la  loi  des  pauvres,  que  le  cabinet  whig  avait 
fait  voter.  Il  annonçait  la  résolution  de  soutenir  les  droits  de  l'église 
établit^,  qu'il  considérait  comme  la  principale  institutrice  et  comme 
la  grande  distributrice  d'aumônes  de  l'Angleterre;  et  il  promettait 
de  veiller  sur  les  intérêts  de  l'agriculture.  Le  27  juillet  1837,  les 
deux  candidats  conservateurs  furent  élus  à  une  majorité  considé- 
rable. M.  Disraeli  était  enfin  membre  du  parlement. 

C  ucheval-Gla  rigny. 

TOUB  ïxxv.  —  1879.  33 


PEOMENADES  ARCHÉOLOGIQUES 


LES   PEINTURES   D'HERCULANUM   ET   DE    POMPÉÎ. 


W.  Heibig.  —  T.  Wandgemàlde  der  vom  Vesuv  verschiitteten'Slàdte  Campaniens.  — 
II.  Untersiiclmngen  uber  die  campanisohe  Wandmalerei.  Leipzig.  Breitkopf  et 
Hiirtel. 


Je  ne  m'aviserais  pas  d'entretenir  le  public  d'un  sujet  aussi  spé- 
cial que  les  peintures  (^^e  Pompéi,  et  qui  échappe  par  tant  de  côtés 
à  ma  compétence,  s'il  n'avait  paru,  dans  ces  dernières  années, 
d'excellens  ouvrages  où  elles  sont  étudiées  avec  une  autorité  et  une 
science  à  laquelle  les  connaisseurs  ont  rendu  justice.  Quoique  ces 
peintures  frappent  tous  ceux  qui  les  regardent,  il  ne  faut  pas  croire 
qu'elles  livrent  du  premier  coup  tous  leurs  secrets.  Celui  qui  se 
contente  de  jeter  un  moment  les  yeux  sur  elles  sans  s'être  préparé 
d'avance  à  les  comprendre  court  le  risque  de  n'emporter  de  sa 
visite  que  des  notions  vagues  et  une  impression  fugitive.  Pour  les 
apprécier  comme  il  convient,  quelques  études  sont  nécessaires.  Ces 
études,  M.  Ilelbig  s'est  chargé  de  les  faire  pour  nous.  Les  ouvrages 
qu'il  leur  a  consacrés  sont  le  guide  le  plus  sûr  du  voyageur  séiieux 
qui  veut  p;a'Courir  avec  profit  les  ruines  des  villes  campaniennes 
et  tirer  des  fresques  qui  en  couvreiit  les  murs  quelques  connais- 
sances précises  sur  le  caractère  et  l'histoire  de  l'art  ancien. 

L'auteur  de  ces  ouvrages,  M.  Wolfgang  Helbig,  est  l'en  des  deux 
secrétaires  de  l'institut  que  l'Allemagne  entretient  à  Piome  et  qui, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  avril,  du  15  juillet,  du  15  novcniLre  1877,  du  l"^^""  avril, 
du  1"  octobre  lb78. 


PROMENADES  ARCHEOLOGIQUES.  515 

il  y  a  quelques  mois,  célébrait  sa  cinquantaine.  A  côté  du  vénérable 
M.  Henzen,  qui  s'occupe  surtout  d'épigraphie,  M.  Helbigest  chargé 
de  ce  qui  concerne  l'arcbéologie  figurée.  C'est  une  science  qu'on 
peut  appeler  nouvelle,  car  elle  n'a  guère  plus  d'un  siècle  d'exis- 
tence. Winckebnann  fut  le  premier  qui,  d ms  son  Histoire  de  l'art 
nri/iqne,  fit  connaître  avec  quelle  méthode  et  dans  quel  esprit  on 
doH  interpréter  les  monumens  de  la  Grèce  et  de  Rome.  Ce  fut 
presque  une  révélation  :  l'Allemagne  savante  se  précipita  vaillam- 
ment à  la  suite  de  l'illustre  érudit  vers  ces  études  qu'il  avait  renou- 
velées, et  comme  son  exemple  prouvnit  qu'il  faut  vivre  au  milieu 
de  ces  monumens  eux-mêmes,  et  pour  ainsi  dire  dans  leur  familia- 
rité, pour  en  avo'r  la  pleine  intelligence,  elle  a  voulu  établir  à 
Rome,  sur  le  Capitole,  une  éco'e  archéologique  où  ses  jeunes 
savans  viendraient  se  former.  M.  Helbig  est  l'un  des  élèves  de  cette 
école,  et  il  en  était  à  peine  sorti  qu'il  y  est  revenu  pour  la  diriger. 
On  n'a  pas  hésité,  malgré  sa  jeune!=;se,  à  le  mettre  à  la  place  de 
M.  Rrunn,  qui  allait  occuper  une  chaire  à  l'université  de  Munich, 
et  il  a  montré,  par  ses  travaux,  que  cet  héritage  périlleux  n'était 
p?.'^  trop  lourd  pour  lui. 

Les  fonctions  de  M.  Helbig  l'avaient  jusqu'à  présent  retenu  dans 
l'étude  des  arts  anciens,  et  il  semblait  destiné  à  n'en  pas  sortir, 
lorsqu'on  l'a  vu,  dans  ces  derniers  temps,  se  tourner  tout  d'un 
coup  vers  l'archéologie  préhistorique.  Ce  changem^^nt  inattendu 
a  surpris,  et  même  scandalisé,  quelques  personnes.  On  a  eu  peine 
à  comprendre  qu'il  abandonnât  ainsi  le  terrain  solide  de  l'anti- 
quité classique  pour  les  époques  primitives,  où  jusqu'ici  tout  paraît 
incertain;  on  s'est  demandé  comment  il  avait  le  courage  de  préférer 
aux  chefs-d'œuvre  de  Poiygnote  et  de  Phidias  l'étude  des  haches  de 
bronze  et  des  flèches  en  si 'ex. 

M.  Helbig  avait  répondu  d'avance  à  ces  objections,  et  expUqué, 
dans  la  préface  d'un  de  ses  livres  les  plus  récens  (1),  de  quelle 
manière  cette  curiosité  nouvelle  lui  état  venue.  Après  s'être  long- 
temps occupé  des  arts,  il  a  voulu  connaître  les  métiers;  il  lui  a 
semblé  qu'il  n'était  pas  juste  de  négliger  tout  à  fait,  ce  qui  est 
nécessaire  à  l'existence  pour  ce  qui  en  fait  l'agrément  et  la  parure. 
Des  artistes  il  est  donc  descendu  aux  ouvriers,  et  dans  son  désir 
de  nous  donner  une  histoire  du  travail  chez  les  nations  anciennes, 
il  a  voulu  remonter  aux  origines  mêmes  de  ces  nations  et  voir 
comment  elles  apprirent  à  se  servir  des  métaux  et  à  façonner  l'ar- 
gile. 11  se  trouve  précisément  que  quelques  curieux,  en  fouillant 
dans  les  plaines  de  la  Haute-Iialie  le  terrain  que  les  gens  du  pays 

(1)  Cet  ouvrage  est  intitulé  :  Die  Italiker  in  de-  Poebene.  Bcitrôlje  z  tr  allitalischen 
KuUur  und  Kunstgeschichte;  il  a  paru  en  1879. 


516  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

appellent  terramara,  y  ont  découvert  les  débris  d'une  société  pri- 
mitive où  l'on  ne  connaissait  pas  l'usage  du  fer.  M.  Helbig  pense 
que  ces  débris  appartiennent  à  ces  peuples  de  race  aryenne  qu'on 
appelle  italiques,  et  qui  furent  les  aïeux  des  Sabins,  des  Ombriens, 
des  Osques  et  des  Latins.  Ils  venaient,  dans  leur  grande  migration, 
de  se  séparer  des  Grecs,  leurs  frères,  qui  s'étaient  arrêtés  dans 
l'Épire;  eux,  poussant  plus  loin,  avaient  passé  les  Alpes,  pour  s'é- 
tablir dans  les  plaines  du  Pô;  ce  sont  les  véritables  ancêtres  des 
Romains;  M.  Helbig  les  étudie  à  leur  entrée  même  dans  la  pénin- 
sule et  sur  le  sol  qui  fut  en  Italie  leur  première  étape.  Ce  qu'il  y  a 
de  nouveau  dans  son  travail,  c'est  qu'il  ne  se  contente  pas,  comme 
on  fait,  d'observer  les  ossemens  ou  les  détritus  qui  se  trouvent  dans 
la  boue  des  terramares;  il  s'est  avisé  de  profiter  de  renseignemens 
dont  on  ne  s'était  pas  encore  assez  servi.  Le  passnge  de  la  barbarie  à  la 
civilisation  ne  s'étant  pas  fait  en  un  jour,  il  pense  que  le  souvenir  de 
ces  âges  primitifs  ne  s'est  pas  effacé  non  plus  tout  d'un  coup,  et 
qu'il  doit  en  rester  quelque  trace  dans  les  époques  qui  suivent.  Il 
n'a  pas  de  peine  à  en  signaler  dans  Homère  :  ces  prêtres  du  Jupiter 
de  Dodone,  les  Selles,  dont  le  poète  nous  dit  a  (ju'ils  ne  se  lavent 
pas  les  pieds  et  qu'ils  couchent  sur  la  terre,  »  on  s'est  souvent 
demandé  ce  qu'ils  pouvaient  être  ;  ne  sont-ils  pas  simplement  de 
ces  conservateurs  obstinés,  comme  on  en  trouve  dans  les  asso- 
ciations sacerdotales,  qui  veulent  à  tout  prix  garder  les  anciens 
usages,  et  qui  continuent  à  faire  par  dévotion  ce  que  leurs  pères 
faisaient  par  nécessité?  A  Rome,  où  tous  les  régimes  se  sont  fait 
gloire  de  rester  fidèles  au  passé,  nous  voyons  les  souvenirs  des 
temps  les  plus  reculés  persister  jusqu'à  la  fin  de  l'empire.  Quand 
les  frères  Arvales,  sous  le  règne  de  l'empereur  Gordien,  faisaient 
tant  de  cérémonies  avant  d'introduire  dans  leur  bois  sacré  un 
instrument  de  fer,  ils  ne  se  doutaient  pas  qu'ils  exécutaient  à  la 
lettre  un  rite  qui  remontait  à  l'âge  de  bronze.  M.  Helbig  a  donc 
raison  de  croire  que,  parmi  les  usages  des  peuples  civilisés,  il  y  en 
a  qui  rappellent  le  temps  où  ils  étaient  encore  barbares,  et  qu'il 
convient  de  profiter  de  la  connaissance  que  nous  avons  des  époques 
historiques  pour  arriver  à  mieux  comprendre  les  teuips  antérieurs 
à  l'histoire. 

M;ns,  quelque  intérêt  que  présentent  ses  travaux  d'archéologie 
préhistorique,  je  n'ai  pas  l'intention  de  le  suivre  aujourd'hui  sur 
ce  terrain  nouveau.  Restons  dans  le  domaine  de  l'art  ancien,  où  il 
s'est  complu  si  lon.!;iemps  à  rester  lui-même.  Ses  ouvrages  sur  les 
peintures  murales  des  villes  campaniennes  méritent  d'être  étudiés 
à  part,  et  je  serais  heureux  de  faire  partager  au  lecteur  l'intérêt  et 
le  profit  que  j'ai  trouvés  à  les  lire. 


PROMENADES    ARCHEOLOGIQUES.  517 


I. 


M.  Helhig  a  publié  sur  les  peintures  d'Herculanum  et  de  Pompéi 
deux  ouviages  qui  se  complètent  l'un  par  l'autre.  Le  premier  nous 
en  donne  le  catalogue  minutieux,  avec  des  descriptions  aussi  pré- 
cises que  possible,  et  les  classe  d'après  leur  sujet,  quand  on  est 
assez  heureux  pour  le  découvrir.  Dans  l'autre,  l'auteur  traite  toutes 
les  questions  que  ces  peintures  soulèvent;  il  cherche  surtout  à  sa- 
voir jusqu'à  quel  point  les  artistes  qui  les  ont  faites  sont  originaux 
et  si  l'on  peut  connaîire  à  qtielle  école  ils  appartiennent. 

De  ces  deux  livres,  il  est  naturel  que  ce  soit  le  second  qui  se 
lise  avec  le  plus  de  plaisir;  mais  le  premier,  quoique  plus  aride  en 
aj'parence,  est  peut-être  encore  plus  utile.  Même  isolé  de  l'autre 
ouvrage  qui  lui  sert  de  commentaire,  ce  catalogue  est  plein  des 
renspignemens  les  plus  curieux.  —  Il  me  semble  qu'on  peut 
juger  une  épofjue  non-seulement  par  les  livres  qu'elle  lit  volontiers, 
mais  par  les  tableaux  qu'elle  aime  surtout  à  regarder:  c'est  un 
indice  qui  ne  trompe  guère  sur  son  caractère  et  sur  ses  goûts. 
Appliquons  cette  règle  au  catalogue  de  M.  Helbig.  Sur  l,9li8  pein- 
tures qu'il  a  classées  et  décrites,  il  y  en  a  un  peu  plus  de  l,/i()0, 
près  d^^s  trois  quarts,  qui  de  quelque  manière  se  rattach  :nt  à  la 
mythologie,  c'est-à-dire  qui  représentent  les  aventures  des  dieux 
ou  les  légendes  de  l'âge  héroïque.  Ce  chiffre  indique  la  place  que 
les  souvenirs  religieux  du  passé  tenaient  dans  la  vie  de  tout  le 
monde  au  i"  siècle.  Les  incrédules  même  et  les  indifférens  en 
subissaient  le  prestige;  quand  les  consciences  leur  échappaient,  ils 
régnaient  encore  sur  les  imaginations.  C'est  une  réflexion  qu'on  a 
souvent  l'occasion  de  faire  lorsqu'on  étudie  l'art  ou  la  littérature 
de  cette  époque,  mais  nulle  part  elle  ne  frappe  plus  qu'à  Pompéi. 
11  importe  d'y  insister  quand  on  songe  qu'au  moment  même  où  les 
artistes  décoraient  à  profusion  les  villes  campaniennes  de  ces 
images  de  dieux  et  de  héros,  le  christianisme  commençait  à  se 
répandre  dans  l'empire.  Saint  Paul  venait  préciséuient  de  passer 
tout  près  de  ces  rivages,  en  se  rendant  de  Pouzzoles  à  Rome,  et  l'on 
a  quelques  raisons  de  croire  que  la  coquette  et  voluptueuse  ville 
que  le  Vésuve  allait  engloutir  avait  reçu  la  visite  de  quelques 
chrétiens  (1).  Ils  prêchaient  leur  doctrine  et  célébraient  leurs 
mystères  dans  ces  maisons  dont  les  murs  leur  rappelaient  à  tout 
moment  un  culte  ennemi.  La  multitude  de  ces  peintures  mytholo- 
giques nous  donne  une  idée  des  obstacles  qu'avait  à  surmonter  le 
christianisme.  La  religion  contre  laquelle  il  luttait  s'était  mise  en 

(1;  On  a  trouvé  une  inscription  tracée  au  charbon  sur  une  muraille  blanche,  où  on 
lit  assez  distinctemeut  le  mot  de  Christianus, 


518  Ri. VUE   DES    DEUX   MONDES. 

possession  de  toute  l'existence.  Il  était  bien  difficile  au  païen  d'ou- 
blier ses  dieux;  il  les  retrouvait  partout,  non-seulement  dans  les 
temples  et  sur  les  places  publiques,  remplies  de  leurs  images, 
mais  dans  sa  demeure  privée,  sur  les  murs  de  ces  salles  et  i de  ces 
chambres  où  il  ' vivait. avec  sa,  famille,  en  sorte  qu'ils  paraissaient 
se  mêler  à  tous  1(  s  actes  de  sa  vie  intime,  et  que  celui  qui  les 
abandonnait  semblait  rompre  en  même  temps  avec,  tous  Iv  s  sou^ 
vcnirs  et  toutes  les  affections  du  passé.  C'est  sur  ces  peintures  que 
s'arrêtaient  les  premiers  regards  de  l'enfant;  il  les  admirait  avant 
de  les  comprendre.  Elles  entraient  dans  sa  raéuioire,  elles  se  con- 
fondaient avec  ces  impressions  de  jeunesse  qui  ne  s'oublient  pa?;.. 
Les  pères  de  l'église  ont  donc  raison  de  faire  remarquer  que  ce  qui 
djnnaif  a'ors  tant  de  partisans  à  la  mythologie,  c'est  qu'elle  prenait; 
tout  le  moiide  au  berceau  et  presque  avant  de  naîire;  aussi  Ter- 
tullien  disait-il  avec  autant  de  vigueur  que  de;  vérité  ::  Omnes  îdo- 
lolatria  obstetrice  luifichmir. 

INous  voila  donc  b'en  informés  par  \v  spectacle  que  nous  offrent 
les  peintures  de  Pompéi  de  l'importance  que  lai  mythologie  avait 
conservée,  sinon, dans  les  croyances,  au. moins  dans  les  habitudes 
de  la.  viei  Mais  quel  était  le  caractère  de  cette,  mythologie?  \i& 
quelle 'façon,  et,  dans  quelles  ave. ituceS' ces  di  ux' et  ces  héros; 
étaient-ils  pré.  entés  d'ordinaire  à  leurs  adorateurs?  Ici  encore  le, 
catalogue  de  M.  Helbig  est  fort  instructif.  Il  nous  montre,  que  ce 
sont  des  histoires  d'amour  que  ces  printres  préfèrent  à  touttes  les., 
autres.  Jupiter  ne  paraît  occupé,  chez  eux,,  qu'à  séduire  Danaé,  lo, , 
ou  Léda,  et  à  enlever  Europe.  La;poursuite  de  Daphné  par  Apollon 
est  le  sujet  de  douze  tableaux;  Yénus  est  rep^'é.sentée  qi^iaze  fois 
dans  les  brasdeMars,  et  seiz'^  foijï  avec  le  bel  Adonis.  Il  en  est  de 
même  des  autres  divinités, , et  il  n'est  guère  question,  dans  toutes 
ces  peintures,  que  de  leurs  ga'aot  Mies.  Voilà  ce  qu'un  monde  élé- 
gant et  futile  avait  fait  de  la  vieille  et  grave  mythologie'.  Il  est  vrai 
de  dire  qu'f'lle  n'avait  pas  beaucoup  résisté.  Une  des  g  mandes  forces, 
de  ces  ancieunepi  religio  is  qui  ne  posséda.i,ent  pas  de  livres  sacrés^, 
qui  n'étaient  pas  fixées  et  liées  par  des  doguies,  était  de  s'accom- 
moder aiséineut  aux  opinion  .  et  aux  goûts  de  chaque  époque.  Celle 
de  la  Grèce'  a  suffi  à  tout  pendant  des  siècles-;  et  c'est  pour  cela 
qu'elle  a  vécu  si  longtemps.  Depuis  Homère  juisqu' aux  néo-platoni- 
ciens, elle  a  su  prendre  tou'es  les  formes  :  tantôt  sérieuse,  tantôt 
folâtre,  toujours  poéiiqoe,  elle  servit  aux  artistes  à  expiùmer  leurs 
idées  les  plus  diver.->es,  leurs  seutimens  les  plus  contraires;  elle, 
permit  aux  philosophes  de  revêtir  de  couleurs  brillantes  leurs  plus 
profondes  doctrines.  Au  moment  dont  nous  nous  occupons,  elle  se. 
pliait,  avec  sa  fécondité  et  sa  souplesse  ordinaires,  aux  caprices  d'une 
société  amie  du  repos  et  de  la  joie,  riche,  heureuse,  assurée  du  lenr 


PROMENADES    ARCHÉOLOGIQUES.  519 

demain  par  un  pouvoir  redoutp,  délivrée  des  soucis  sérieux  de  la  poli- 
tique, et  n'en  ayant  plus  d'autre  que  de^  passer  gaîment  la  vie,  qui 
aimait  à  se  représenter  (r'ile-mêrtie  sous  la  figure  de  ses  dieux  et  à 
idéaliser  ses  plaisirs  en  les  prêtant  aux  habitans  de  l'Olympe.  Nous 
trouvons  donc  un  attrait  de  plus  dans  lespeinturos  de  Ponpéi,  quand 
nous  songeons  qu'elles  sont  riiiiai:;e  d'une  époque  et  nous  aident  à  la 
comprendre.  —  Mais,  puisque  j'ai  parlé  tout  à  l'heure  du  christia- 
nisme et  que  j'ai  lait  voir  que  cette  aiffection  qu'on  avait  gardée 
pour  la  mythologie  devait  être  un  obstacle  à  ses  progrès,  il  faut 
ajouter  qu'il  pouvait  rendre  l'obstacle  moins  sérieux  en  montrant 
ce  que  cetleimythologie  éiait  devenue  et  qu'elle  n'était,  plus  qu'une 
école  d'iniraoralité.  On  pense  bien  qu'il  ne  manqua  pas  de  le  faire. 
De  s;  vans  critiques  ont  accusé  de  nos  jours  les  prres  de  l'église 
d'ignorance  ou  de  calomnie  quand  ils  se  moquent  des  amours  des 
dieux  (^t  qu'ils  prétendent  que  toutes  ces  aventures  qu'on  leur 
attribue  ne  sont  que  la  glorifie ation  des  plus  honteuses  passions  de 
l'homme.  Ils  répondent  que  ces  fables  ont  \m  sensi  plus  profond, 
qu'elles  recouvrent  de  grandes  ^'-ériîés  et  ne  sont  en  réalité  qu'une 
explicationallégoriquedes  plus  importans  phénomènes  de  la  nature. 
On  a' raison  sans  doute  si  l'on  songe  à  'a  mythologie  des  époques 
•primitives,  mais  il  est  sûr  que  celle  du  r'^siècle,  au  moins  dans  l'es- 
piit'des  gens  du  monde,' n'avait  plus  ce  caractère.  Ceux  qui  faisaient 
peindre  dans  leurs  maisons  les  amours  de  Jupiter  [îourDanaéoupour 
Ganymède  n'étaient  pas  des  sages  qui  voulaient  exprimer  quelque 
'pensée  cosmo-on'que  :  c'étaient  des  voluptueux  qui  désiraient  s'ex- 
citer nu!  plai:-ir  ou  se  réjouir  les  yeux-  d'une  image  agréable.  Il  n'y 
a  plus  là:  la  mf)in(]re  intention  de  mythe  ou  d'allégorie;  c'est  uni- 
quement la  vie  humaine  qui  est  représentée,  et  la  pensée  du  pdn- 
tre  ne  va  pas  plus  loin  que  de  reproduire  des  scènes  d'amour  pour 
le  plus  grand  plaisir  des  amoureux.  Il  n'était  donc  pas  possible  de 
réfut  r  les  docteurs  chrétiens  quand'  ils  attaquaient  avec  tint  de 
violence  l'immoralité  de  la*  mythologie,  et  cer;x'qui  écoutaient  leurs 
invectives  n'avaient  qu'à  lever  les  yeux  sur  les  murs  de  leurs 
maisons  pour  reconnaître  qu'au  fond  ils  n'avaient  p;is  tort. 

Les  autres  peintures,  qui  ne  rentrent  pas  dans  la  mythologie, 
sont  ou  des  reproductions  d'animaux  et  de  natuie  morte,  ou  des 
paysages,  ou  des  tableaux  de  genre.  Ces  derniers  méritent  d'être 
étudiés  séparément.  Ce  sont  ceux  qu'on  regarde  avec  le  plus  de 
curiosité,  rpjand  on  parcourt  Poinpéi  :  comme  ils  reproduisent  des 
scènes  réelles  et  des  personnages  vivans,  ils  semblent  animer  pour 
nous  la  ville  déserte  et  lui  rendre  les  habitans  qu'elle  a  perdus. 
Parmi  ces  tableaux,  qui  sont  nombreux,  M.  Ilelbig  distingue 
deux  classes  didérentes  et  bien  tranchées.  Dans  les  uns,  le  sujet, 
malgré  ce  qu'il  a  d'ordinaire  et  de  commun,  est  traité  d'une  ma- 


5'20  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

nière  plus  relevée.  On  y  trouve  un  certain  souci  de  la  composition  ; 
les  personnages  sont  opposés  l'un  à  l'autre  pour  se  faire  valoir  par 
le  contraste.  Le  peintre  cherche  avant  tout  la  vérité;  mais  il  ne  se 
refuse  pas  le  droit  de  l'orner  et  de  l'embellir;  il  choisit,  parmi  les 
aspects  divers  qu'elle  nous  offre,  ceux  qui  lui  semblent  le  plus 
agréables.  Ce  sont  d'ordinaire  des  femmes  qu'il  représente,  des 
femmes  qui  jouent,  qui  se  parent,  qui  dessinent,  qui  chantent  ou 
qui  écoutent  des  propos  d'amour;  il  leur  donne  des  attitudes  natu- 
relles, mais  en  même  temps  gracieuses,  et  l'on  voit  qu'il  est  préoc- 
cupé partout  de  la  beauté  :  c'est  de  la  peinture  idéaliste.  Dans  les 
autres  tableaux,  la  réalité  domine.  L'artiste  ne  se  met  plus  en  peine 
de  choisir  certains  incidens  et  d'en  omettre  d'autres,  c'est-à-dire 
de  composer.  Il  prend  le  sujet  tel  qu'il  est  et  les  personnages 
comme  il  les  voit;  il  se  plaît  à  nous  montier  des  boutiques  de  bou- 
langers, des  ateliers  de  foulons,  des  gladiateurs,  des  athlètes  dans 
leur  costume  authentique,  des  scènes  d'amour  vulgaire,  où  les 
femmes  sont  parées  de  ces  toupets  qui  étaient  à  la  mode  du  temps 
des  Flaviens:  c'est  le  triomphe  du  réalisme.  Cette  différence,  qui 
frappe  dès  qu'on  y  prend  garde,  n'est  pas  un  accident;  elle  se  re- 
trouve partout,  aussi  bien  dans  les  tableaux  dont  le  sujet  est  le 
plus  grossier  que  dans  les  autres.  M.  Helbig  fait  très  justement 
remarquer  que,  parmi  les  peintures  que  la  pudeur  du  dernier  ré- 
gime avait  reléguées  dans  le  musée  secret,  il  est  aisé  de  distinguer 
des  obscénités  idéalistes  et  des  obscénités  réalistes. 

Faut-il  en  conclute  que  nous  sommes  en  présence  de  deux  écoles 
différentes,  et  que  nous  avons  à  Pompéi  le  spectacle,  que  nous 
donnent  souvent  nos  exjîositions  de  peinture,  d'artistes  qui  luttent 
entre  eux  pour  s'attirer  la  faveur  du  public  par  des  piocédés  con- 
traires? M.  Helbig  ne  le  pense  pas,  et  il  est  sûr  que,  quand  on  com- 
pare les  tableaux  qui  appartiennent  aux  deux  genres  opposés,  il  est 
difficile  de  le  croire.  A  côté  des  diversités  qu'on  vient  de  signaler, 
ils  présentent  tous  des  ressemblances  liappanres,  et  l'on  peut  dire 
en  somme  qu'ils  se  ressemblent  beaucoup  plus  qu'ils  ne  didèrent. 
On  est  même  tenté  de  faire  quehiuel'ois  à  ces  peintres  le  reproche 
d'être  trop  monotones  et  de  ne  pas  assez  éveiller  la  curiosité  par 
rim[)révu  des  sujets  et  la  nouveauté  de  l'exécution,  il  y  a  chez  eux 
des  degrés  divers  de  talent,  il  ne  paraît  p;is  y  avoir  de  dillerence 
de  méthode  ou  de  doctrine.  C'est  ce  qui  [)orte  M.  Helbig  à  croire 
que  les  deux  classes  de  tableaux  qu'il  vient  de  distinguer  ont  pour 
auteurs  les  mêmes  artistes,  mais  qu'ils  tiavaillaient autrement  parce 
qu'ils  étaient  placés  dans  des  situations  différentes. 

Ils  devenaient  franchement  réalistes  lorsqu'ils  étaient  mis  en 
face  de  la  léalité.  Si  le  maître  de  la  maison  qu'ils  devaient  décorer 
était  un  de  ces  amateurs  enragés  de  l'amphithéâtre  ou  du  cirque. 


PROMENADES    ARCHEOLOGIQUES.  521 

qui  voulait  en  avoir  sans  cesse  le  spectacle  sous  les  yeux,  ou  sim- 
plement s'il  était  curieux  des  scènes  de  tous  les  jours,  l'artiste  les 
copiait  exactement  pour  lui  plaire.  Il  allait  voir  les  gladiateurs  exé- 
cuter leurs  exercices  dans  la  grande  caserne  qu'on  a  découverte  près 
du  tlii'âtre,  et  les  reproduisait  comme  il  les  avait  vus.  Il  transpor- 
tait sans  plus  de  façon  dans  les  fresques  les  personnages  qui  fié- 
quentaient  le  forum  ou  les  rues  de  la  petite  ville.  Soyons  sûrs  que 
ces  foulons,  ces  aubergistes,  ces  boulangers,  ces  marchands  de 
poissons,  qui  ornent  les  murailles  des  maisons  pompéient)es,  habi- 
taient les  boutiques  où  l'on  retrouve  encore  leurs  ustensiles.  Ces 
femmes  demi-nues,  dont  les  cheveux  se  relèvent  sur  le  front  d'une 
façon  si  étrange,  sont  celles  mêmes  qui  vendaient  leurs  faveurs  à 
très  bas  prix  dans  ces  cellules  étroites  qu'on  ne  laisse  pas  visiter  à 
tout  le  monde,  et  qui  contiennent  des  dessins  si  grossiers  et  des 
inscriptions  si  brutales.  Le  peintre  avait  observé  lui-même  ces  pay- 
sans et  ces  ouviiers  avec  leur  tunique  à  capuchon,  comme  nos  moines, 
assis  à  une  table  en  face  d'un  verre  de  vin,  qu'il  a  rendus  d'une 
manière  si  vivante;  il  avait  vu  de  ses  yeux  ce  soldat  au  teint  ba- 
sané, chaussé  de  larges  bottes,  couvert  d'un  ample  vêtement,  qui 
dit  gaîment  au  cabaretier  en  lui  tendant  son  verre  :  Allons,  un  peu 
d'eau  fraîche  :  Da  fridam  pusillum.  Ce  qui  prouve  que  ce  sont  bien 
les  gens  du  pays  que  l'artiste  reproduisait  dans  ses  personnages, 
c'est  qu'ils  frappent  encore  aujourd'hui  par  leur  ressemblance,  et 
qu'on  ks  reconnaît  au  premier  coup  d'oeil  pour  les  avoir  rencontrés 
sur  les  places  ou  dans  les  boutiques  de  Naples.  Ainsi  l'origine  de 
cette  classe  particulière  de  tableaux  que  M.  Helbig  appelle  des  pein- 
tures réalistes  est  aisée  à  trouver  :  le  peintre  qui  les  a  faits  imitait 
fidèlement  les  scènes  qu'il  avait  devant  les  yeux. 

Pour  les  autres,  la  question  présente  plus  de  diiïicultés.  Elle  est 
pourtant  beaucoup  plus  importante  à  résoudre,  car  ils  sont  plus 
nombreux  que  ceux  dont  je  viens  de  parler;  sans  compter  qu'on 
peut  encore  y  joindre  tous  les  tableaux  qui  se  rattachent  à  la  my- 
thologie, et  dont  j'ai  dit  qu'ils  formaient  les  trois  quarts  de  ceux 
qu'on  a  trouvés  à  Pompéi.  Voilà  donc  un  nombre  considérable  de 
peintures  qui  ont  à  peu  près  le  même  caractère,  qui  semblent 
faites  d'après  les  mêmes  procédés,  et  dont  il  s'agit  de  savoir  de 
quelle  source  elles  peuvent  venir. 

Je  ne  crois  pas  d'abord  qu'il  y  ait  lieu  de  se  demander  si  elles  sont 
l'œuvre  d'artistes  originaux,  qui  les  ont  imaginées  tout  exprès  pour  en 
orner  les  maisons  des  villes  campaniennes  :  ce  serait  une  supposition 
fort  peu  vraisemblable.  Il  a  bien  fallu  admettre  que  les  tableaux  de 
genre  qui  représentent  des  scènes  locales  et  des  personnages  du  pays 
ont  été  créés  dans  le  pays  même  et  pris  directement  sur  la  réalité; 
mais  ces  tableaux  sont  peu  nombreux,  et  en  général  de  peu  d'impor- 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tance.  Quant  aux  autres,  qui  sont  souvent  de  grandes  œuvres  et  révè- 
lent quelquefois  un  talent  très  distingué  de  composition,  il  est  diffi- 
cile de  croire  qu'ils  aient  été  faits  pour  Herculanum  et  pour  Ponipéi. 
Ces  petites  villes  ne  méritaient  guère  qu'un  peintre  se  mît  en  si 
grands  frais  d'invention  pour  elles.  Ce  qui  prouve  d'ailleurs  que 
ces  peintures  ne  leur  étaient  pas  uniquement  destinées,  c'est  qu'on 
les  a  retrouvées  aussi  dans  d'autres  pays;  on  a  découvert  ailleurs, 
surtout  à  Pume,  des:  restes  d'iiabitations  entièrement  décorées 
comme  celles  des  villes  de  la  Ca  upanie  (1).  Les  murs  de  es  mai- 
sons contiennent  qm^lques-uiis  des  plus  gi-acieux  t  ibleaux  de  genre 
qu'on  admire  au  musée  de  Naples,  etles  riièiiies  sujets  myihologi* 
qnes  traités  delà  même  façon;  par  exemple, l'io  gardée  par  Argus  et 
délivrée  par  Mercure  qu'on  vo^t  dans  la  maison  de  Livie,  au  palais 
des  Ce  ars,  ressemble  tout  à  fait  aux  six  ou  sept  compositions :qui 
rappellent  la  même  aventure  à  Pompéi.  IN'est-ce  pas  la  preuve  que 
ces  art  ste.^  avaient  préparé  d'avance  un  certain  nombre  de  tableaux, 
qu'ils  s'étaient  exercés  à  les  peindre  et  qu'ils  les  reproduisaient  par- 
tout où  l'onavait  besoin  de  leurs  services?  Vlaisces  tableaux,  pasplus 
à  Piome  qu'à  Pompéi,  ils  n'en  étaient  réellement  les  créateurs;  ils 
n'en  avaient  imaginé  ni  le  sujet,  ni  l'ordonnance.  Ce  qui  peimet  de 
l'affirmer,  c'est  qu<%  dans  les  scènes  de  quelque  importance,  l'in- 
vention vaut  toujours  mieux  que  l'exécution.  Elle  témoigne  d'une 
force  de  conception,  dune  habileté  à  composer,  d'un  talent  enfin, 
qui  paraît  supérieur  à  C' lui  de  l'artiste  obscur  qui  est  l'auteur  de 
la  fresque.  Il  est,  je  crois^  naturel  d'en  conclure  que  ce  n'est  pas 
le  même  qui  a  exécuté' la  peinture  et  iuiaginé  le  sujet,  et  que  les 
artistes  pompéiens,  au  lieu  de  prendre  la  peine  d'inventer,  se  con- 
tentaient le  plus  souvent  de  reproduire  des  tableaux  connus,  en 
les  appropriant  aux  li«;ux' aiixqu-^ls  ils  étaient  des1;inés.  Ahisi  s'ex- 
pliquent la  rapidité  de  leur  travail  et  leur  inépuisable  fécondités 
Comme  ils  avaient  dans  leur  mémoire  et  pour  ainsi  dire  au  bout  de 
leur  pinceau  une  foule  de  sujets  brillaus  qu'ils  avaient  .pris  à  des 

(1)  Au  mois  d'avril  dernier,  en  creusant  au  Ijord  du  Til)re  pour  agrandir  le  lit  du 
fleuve,  on  a  trouvé,  devant  les  jardins  do  la  Farnc'isiiie,  les  restes  d'une  cliantiante 
habitation  romuioe  Elle  se  composait  do  longs  corridors  et  de  quelques  clianibrcs,  dont 
l'une  surtout  avait  6\è  remarqualilemont  décorée.  Quand  on  la  débarrassa  de  la  boue 
humide  qui  la  remplissait  depuis*  pcut-iHie  dix-buit  sièi  les,  les  couleurs  av.iicnt  un 
éclat  extiaordinaire.  On  y  niniarquait,  selon  l'usage,  d(  s  n'Otifsd'urchiiecttire  peints  avec 
beaucoup  dcicgance,  des  figures  tiè-.  hardiment  di  s.sinées,  des  colonnes  reliées  entre  elles 
par  des  guirlandes  et  des  arabesques,  et,  au  milieu,  des  médaillons  qui  renferment  des 
scènes  du  la  vie  ordinaire,  des  repas,  des  concerts,  des  sacrifices.  Ce  système  de  déco- 
ration est  tout  à  rit  semblable  à  celui  dfs  maisons  pompéiennes,  si  ce  n'est  qu'il  pa- 
raît plus  soigné  et  traité  par  des  artistes  pli. s  h  biles.  Ces  belles  peintures,  menacées 
d'être  do  nouveau  r*  couvertes  par  le  Tibre,  ont  éié  enlevées  avec  précaution,  et  provi- 
soirement dé^joséea  dans  le  cloitre  de  Sainte-Françoise  Romaine,  près  du  Forum. 


PROMENADES    ARCHEOLOGIQUES.  52'3 

maîtres  illustref=!,  ils  n'étaient  pas  en  peine  d'achever  rapidement  la 
décoration  d'une  maison  et  pouvaient  le  faire  à  bon  compte.  Ils  ne 
travaillaient  donc  pas  de  génie,  ils  peignaient  de  souvenir;  cène 
sont  pas  dt-s  inventeurs,  mais  des  copistes. 

C'est  probablement  la  raison  qui  fait  que  les  connaisseurs  et  les 
critiques  du  i"  siècle  traitent  si  nal  la  peinture  de  leur  temps. 
Nous 'avons  à  ce  snjet  l'opinion  d'un  homme  d'esprit,  d'un  amateur 
éclairé  des  lettres  et  des  arts,  personnage  curieux  et  plein  de  con- 
trastes, fort  léger  dans  ses  mœurs,  très  grave  dans  ses  jugemens, 
qui  vivait  connne  les  gens  de  son  époque  et  alfectait  de  penser 
comme  ceux  d'autrefois.  Pétrone,  dans  son  roman  satirique,  imagine 
que  -ses  héros,  de  vrais  coureurs  d'aventures,  se  promènent  un 
jour  sous  un  portique  orné,  selon  1  habitude,  de  peintures  pré- 
cieuses. Ils  prennent  grand  plaisir  à  les  regarder,  ils  veulent  en 
savoir  la  date,  ils  cherchent  à  en  comprendre  le  snjet,  et  se  mettent 
.à  en  discuter  ensemble.  Le  passé,  comme  c'est  l'usage,  les  ramène 
vite  au  présent,  et  ils  arrivent  bientôt  à  s'entretenir  de  l'art  con- 
temporain. Ils  en  parlent  fort  sévèrement;  l'admiration  qu'ils 
éprouvent  pour  les  anciens  artistes  les  rend  très  durs  pour  ceux  de 
leur  siè(  le.  Ils  trouvent  que  les  arts  sont  en  pleine  décadence,  et 
que  c'est  l'amour  de  l'argent  qui  les  a  perdus.  A  ce  propos  viennent 
des  plaintes  que,  d(  puis  lors,  nous  avons  entendu  bien  souvent 
répéter  :  Le  passé,  c'était  l'âge  d'or;  «  les  beaux-arts  y  brillaient 
de  tout  leur  éclat,  parée  qu'on  aimait  alors  la  vertu  toute  nue... 
Est-il  étonnant  qu'ils  soient  maintenant  délaissés  quand  on  voit  que 
les  dieux  et  les  hommes  préfèrent  de  beaucoup  un  lingot  d'or  à 
toutes  les  statues  et  à  tous  les  tableaux  que  ces  pauvres  Grecs, 
ces  fous  de  Phidias  et  d'Apelle,  se  sont  donné  la  peine  de  faire?» 
La  condu.sion,  c'est  «  que  la  peinture  est  morte  et  qu'il  n'en  reste 
mèiue  plus  de  trace.  »  Cette  opinion  est  à  peu  près  celle  de  Pline 
l'Ancien,  un  juge  moins  prévenu,  et  en  général  plus  équitable.  Il 
laftlrme  quelque  part  «  que  la  peinture  est  en  train  de  mourir,  » 
et  :dans  un  autre  eiidroit  «  qu'elle  n'existe  déjà  plus.  »  Voilà  des 
.arrêts  bien,  rigoureux.  Ceux  qui  viennent  de  visiter  Pompéi  ont 
quelque  peine  à  y  souscrire.  Quand  ils  se  rappellent  ces  scènes  si  ha- 
bilement composées,  ces  figures  si  élégantes,  si;  gracieuses,  qu'ils 
songent  que  ces  tableaux  ont  éié  exécutés  en  si  peu  de  temps, 
par  des  artistes  inconnus,  pour  des  villes  de  province,  il  leur  est 
inq)ossible  de  croire  que  l'a.t  fut  dans  un  état  aussi  désespéré 
que  Pline  et  Pétrone  le  prétendent.  Mais  tout  s'explique  lorsqu'on 
se  souvient  que  ces  tableaux  charmans  ne  sont  après  tout  que  des 
copies;  ils  n'ont  pas  le  mérite  de  l'invention,  et  c'est  dans  l'inven- 
tion que  Pétrone  et  Pline,  qui  se  piquaient  d'être  des  classiques,  fai- 


52/l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

saient  surtout  consister  la  grandeur  de  la  peinture.  Puisqu'elle  ne 
sait  plus  créer  par  elle-même  et  qu'elle  ne  vit  que  d'imitation,  il 
leur  semble  qu'elle  est  morte.  Voilà  d'où  vient  leur  s*^vérité. 

Nous  ne  sommes  plus  dans  la  même  situation  qu'eux.  Aujour- 
d'hui que  les  modèles  n'existent  plus,  ils  ne  peuvent  pas  nuire  par 
la  compar  iisoti  aux  imitations  qu'on  en  a  faites.  Nous  ne  descen- 
dons plus  des  originaux  aux  copies,  ce  qui  est  toujours  très  dun^je- 
reux  pour  elles;  au  contraire,  ce  sont  les  copies  qui  nous  permet- 
tent de  remonter  aux  originaux  perdus  et  de  nous  figm-er  ce  qu'ils 
pouv;iipnt  être.  Ce  service  qu'elles  nous  rendent  nous  dispose  d'a- 
bord très  bien  pour  elles.  Loin  de  nous  plaindre  que  les  anistes 
ponii'éiens  ne  soient  pas  des  génies  inventeurs,  nous  sommes  ten- 
tés de  leur  savoir  gré  de  n'avoir  presque  rien  tiré  d'eux-mêmes.  En 
se  contentant  de  reproduire  les  inventions  des  autres,  ils  nous 
reportent  vers  un  des  plus  grands  siècles  de  l'art  antique,  que  nous 
ne  connaîtrions  pas  sans  eux.  Seulement,  pour  ne  pas  nous  égarer, 
pour  tirer  d'eux  un  profit  certain,  une  première  étude  est  nécessaire  : 
nous  devons  essayer  d'abord  de  retrouver  la  source  à  laquelle  ils 
avaient  puisé;  il  faut  arriver  à  savoir  à  quelle  épopie  de  l'histoire, 
à  quelle  période  de  l'art  appartenaient  ces  peintres  dont  ils  ont 
copié  les  tableaux. 

Nous  pouvons  d'abord  affirmer  sans  crainte  (jue  les  artistes  pom- 
péiens n'appartenaient  pas  à  une  école  qui  de  quelque  manière  pût 
s'appeler  romaine.  Ils  travaillaient  dans  une  ville  d'Italie,  pour  des 
gens  qui  étaient  fiers  de  se  dire  citoyens  romains,  à  une  époque 
où  l'on  était  plus  sensible  que  jamais  à  la  gloire  nationale,  et 
cependant  ils  sont  demeurés  tout  à  fait  étrangers  à  l'influence  de 
Rome.  Tandis  qu'à  leurs  côtés  la  sculpture,  grecque  aussi  d'ori- 
gine, prenait  plaisir  à  peupler  les  places  publiques  des  images 
de  la  famille  impériale,  eux  n'ont  jamais  songé  à  peindre  les 
exploits  d'Auguste  ou  de  ses  successeurs.  L'histoire  de  Rome, 
cette  glorieuse  histoire  qui  faisait  l'étonnement  du  monde,  ne  les 
a  jamais  inspirés.  Dans  leurs  tableaux  mythologiques,  les  sujets 
sont  toujours  empruntés  à  des  traditions  et  à  des  légendes  grecques. 
Il  y  avait  pourtant  à  ce  moment  un  grand  poème  romain,  consacré 
par  l'admiration  publique,  qu'on  savait  par  cœur  dans  le  monde 
entier,  et  à  Pon)péi  autant  qu'ailleurs,  nous  en  avons  la  preuve  : 
c'était  V Ènôide  de  Virgile.  Cet  ouvrage,  qui  se  rattache  |)ar  tant 
de  côtés  à  l'épopée  homériqu',  n'était  pas  fait  pour  dé[)laire  à 
des  artistes  grecs.  Ils  ne  se  trouvaient  pas  dépaysés  dans  un  poème 
oîi  la  Grèce  est  partout  présente  et  dont  le  héros  est  emprunté  à 
Vlliade.  L' Jui/'idc  leur  offrait  à  chaque  pas  des  scènes  tout  à  fait 
seml)lables  à  celles  qu'ils  étaient  accoutumés  à  peindre.  Ils  n'avaient 


PROMENADES  ARCHÉOLOGIQUES.  525 

donc  pas  à  changer  de  méthode  pour  les  reproduire  et  pouvaient 
devenir  romains  presque  sans  sortir  de  leurs  habitudes.  Ils  ne  l'ont 
pourtant  fait  que  très  rarement.  Parmi  toutes  les  peintures  de 
Pompéi,  il  n'y  a  que  cinq  tableaux  qui  semblent  inspirét^  par  l'épo- 
pée de  Virgile;  encore  l'un  deux  est-il  une  caiicature.  Il  repré- 
sente un  jeune  singe  à  longue  queue  couvert  d'une  cotte  de  mailles, 
embarrassé  d'une  épée,  qui  porte  un  vieux  singe  sur  son  épaule  et 
traîne  un  petit  singe  par  la  main  :  c'est  Énée  sortant  de  Troie  avec 
son  père  et  son  enfant.  Dans  les  autres,  un  seul  a  quelque  impor- 
tance; c'est  une  imitation  très  fidèle  d'une  scène  du  xir  livre  de 
VÉnéide.  Énée,  atteint  d'une  flèche  dans  le  combat,  s'appuyani 
d'une  main  sur  sa  javeline,  de  l'autre  sur  l'épaule  de  son  fils  en 
pleurs,  livre  sa  jambe  au  médecin,  le  vieil  lapyx,  qui  essaie  d'arra- 
cher le  dard  de  la  blessure.  Au-dessus  de  lui,  sa  mère  Vénus,  des- 
cendant du  ciel,  apporte  le  dictame  qui  doit  le  guérir.  Ce  n'est  pas 
une  des  bonnes  peintures  de  Pompéi.  L'attitude  des  personnages 
est  embarrassée,  l'ensemble  manque  d'aisance,  et  l'on  voit  que, 
le  sujet  n'étant  pas  familier  à  l'artiste,  il  ne  l'a  pas  traité  avec 
plaisir.  Il  semble  qu'au  moins  l'aventure  de  Didon  aurait  du  tenter 
quelques  peintres  de  talent.  Macrobe  nous  dit  en  eilet  qu'on  l'avait 
sans  cesse  reproduite  dans  les  tableaux,  les  bas-reliefs,  les  tapisse- 
ries, et  que  les  artistes  paraissaient  préférer  ce  sujet  à  tous  les 
autres.  Il  ne  s'agit  pas  assurément  des  artistes  de  Pompéi,  car 
M.  Helbig,  en  cherchant  bien,  n'a  pu  trouver  que  deux  tableaux  où 
il  fût  question  de  Didon,  encore  cette  attribution  est-elle  fort  incer- 
taine (1).  Ce  n'est  guère,  il  faut  l'avouer,  surtout  si  1  on  songe  que 
l'histoire  d'Ariane  abandonnée  par  Thésée,  qui  ressemble  tant  à 
celle  de  Didon,  a  donné  naissance  à  plus  de  trente  ouvrai, es  dont 
quelques-uns  sont  de  grande  dimension  et  d'un  travail  remar- 
quable. 

Cette  absence  à  peu  près  complète  de  sujets  tirés  de  l'histoire  ou 
des  légendes  romaines,  cette  sorte  d'affectation  de  les  éviter,  même 
quand  ils  avaient  le  mérite  d'être  embellis  et  comme  préparés  pour 
la  peinture  par  le  génie  de  Virgile,  ne  peut  s'expliquer  que  par 
une  seule  supposition  :  il  faut  admettre  que  les  peintres  qu'imi- 
taient les  artistes  pompéiens  appartenaient  à  une  école  toute 
grecque,  et  que  cette  école  florissait  avant  l'époque  où  l'influence 
de  Rome  a  dominé  le  monde.  Ce  n'est  encore  qu'une  indication 
assez  vague;  pour  aller  plus  loin,  pour  déterminer  d'une  façon 
plus  précise  le  temps  où  ces  peintres  vivaient,  il  faut  regarder  de 

(1)  On  vient  d'en  découvrir  un  autre  qui  est  mallieureusement  effacé;  il  n'en  reste 
guère  que  les  pieds  des  p^sonnages  et  au-dessous  leurs  noms.  On  ne  peut  pas  trop 
deviner  quelle  scène  l'artiste  avait  voulu  peindre  j  ce  n'est  certainement  pas  celle  de 
la  caverne,  car  il  y  a  des  témoins. 


526  RETUE    BES    DEUX   MONDES. 

plus  près  et  étudier  avec  plus  de  détail  les  peintures  mêmes  c'e 
Pompéi. 

Nous  avons  vu  que  ces  peintures  se  ressemblent  beaucoup  entre 
elles  et  qu'au  premier  abord  elles  paraissent  être  toutes  de  la  même 
époque.  On  en  distingue  pourtant  quelques-unes,  en  regardant 
bien,  qui  diffèrent  un  peu  des  autres  et  semblent  se  rapporter  à 
des  écoles  plus  anciennes.  Tel  est,  par  exemple,  le  célèbre  tableau 
du  Sacrifice  d'Jphiyénie^  un  des  plus  beaux  qu'on  ait  découverts  à 
Pompéi,  et  qui,  par  un  rare  bonheur,  se  trouve  être  aussi  l'un  des 
mieux  conservés.  Au  centre,  Ipliigénie  en  larmes,  tendant  les  bras 
au  ciel,  est  apportée  à  l'autel  par  Ulysse  et  par  Diomède.  Aux  deux 
extrémités  0[)posées,  Agamemnon  se  voile  la  face  pour  ne  pas  voir 
la  mort  de  sa  fille;  Galchas,  serrant  le  couteau  dans  sa  main,  semble 
se  préparer  tristement  à  son  rôle  cruel  de  sacrificateur.  En  haut,  Diane 
arrive,  daiis  un  nuage  léger,  avec  la  biche  qui  doit  être  offerte  à  la 
place  de  la  jeune  fille.  11  semble  à  M.  Helbig,  juge  expert  en  cette 
matière,  que  l'arrangement  si  régulier  du  tableau,  la  correspon- 
dance symétrique  des  personnages,  la  couleur  du  fond,  les  plis  des 
vêtemens  rappellent  une  époque  de  l'art  assez  ancienne.  11  fait  re- 
marqu(  r  que  les  figures  sont  disposées  de  telle  sorte  qu'on  n'au- 
rait presque  aucune  peine  pour  faire  du  tableau  un  bas-relief.  Ce 
qui  Obt  plus  caractéristique  encore,  c'est  que  Diomède  et  Ulysse 
sont  représentes  plus  petits  qu' Agamemnon  et  Galchas,  d'après  cette 
règle  antique  et  un  peu  naïve  qu'il  faut  que  l'impoitance  des  per- 
sonnages se  reconnaisse  à  leur  taille.  Tout  en  présentant  ces  obser- 
vations curieuses,  M.  Helbig  ne  va  pas  jusqu'à  prétendre  que  ce 
beau  tableau  remonte  à  une  époque  très  reculée.  Il  y  a  dans  tous 
les  temps  des  artistes  qui  retournent  volontiers  en  arrière,  et  qui 
aiment  à  reprendre  les  anciennes  méthodes  et  les  vieux  procédés. 
Pline,  parlant  de  deux  peintres  célèbres  qui  travaillèrent  au  temple 
de  l'Honneur  et  de  la  Venu,  que  Vespasien  faisait  reconstruire,  dit 
de  l'un  d'eux  qu'il  ressemblait  plus  aux  anciens  :  Piùcus  anliqids 
similior.  C'est  sans  doute  un  arii4e  de  ce  genre  qui  est  l'auteur 
à\x  Sacrifice  d'  I  phi  génie  ',  comme  il  aimait  l'archaïsme,  il  a  conçu  et 
exécuté  son  tableau  à  la  manière  antique,  et  les  peintres  pom- 
péiens, selon  leur  usagp,  l'ont  fidèlement  copié. 

Mais  les  excepiions  de  ce  genre  sont  rares  à  Pompéi,  et  l'on  peut 
dire  qu'à  peu  près  toutes  les  peintures  y  sont  de  la  même  école. 
Cette  école,  M.  Helbig  est  parvenu  à  établir,  par  une  suite  de  rai- 
sonneuiens  et  de  comparaisons,  que  c'était  celle  qui  florissrdt  à  la 
cour  des  successeurs  d'Alexandre.  C'est  donc  l'art  alexandrin  ou 
hellénistique  que  les  artistes  pompéiens  ont  imité  et  dont  leurs 
peintures  peuvent  nous  donner  quelque  image, 


PRO:.IENADES   ARCHEOLOGIQUES.  527 

II. 

Qu'il  est  fâcheux  que  nous  ne  possédions  pas  une  histoire  com- 
plète de  la  littérature  et  des  arts  de  la  Grèce  à  l'époque  alexan- 
drioe!  Ce  n'est  certes  pas  un  temps  qui  puisse  se  comparer  avec  le 
siècle  de  Périclès.  Le  goût  s'est  étrangement  affadi;  la  subtilité,  la 
recherche,  le  pédantisme,  ont  pris  la  place  du  naturel;  on  sent  que 
les  jours  d'invention  facile  sont  passés  et  que  l'originalité  ne  s'ob- 
tient plus  sans  efforts.  Mais  que  d'éclat  encore  dans  cette  déca- 
dence! A  côté  de  défauts  choquans,  que  de  rares  qualités!  que  de 
grâce  et  de  délicatesse  dans  cette  poésie  prétentieuse  !  que  d'audace 
et  de  nouveauté  dans  ces  spéculations  téméraires!  Partout  enfin, 
dans  la  critique,  dans  la  philosophie,  dans  les  sciences  exactes, 
dans  les  beaux-arts,  que  d'idées  agitées,  que  d'horizons  nouveaux 
entrevus!  Cette  dernière  fécondité  de  l'esprit  grec,  qui  se  rajeunit 
au  moment  où  il  semblait  épuisé  de  produire,  est  un  spectacle 
curieux  qui  mérite  d'attirer  l'attention  de  tous  les  amis  des  lettres. 
Mais  elle  a  encore  pour  nous  un  autre  intérêt.  Songeons  que  les 
Romains  n'ont  été  en  relation  directe  avec  l'Orient  qu'après  la  mort 
d'Alexandie.  C'est  alors  «  que  les  vaincus  mirent  la  main  sur  leurs 
fiers  vainqueurs  »  et  que  la  Grèce  les  conquit  en  leur  communiquant 
sa  littérature  et  ses  arts.  C'est  aussi  à  ce  moment  qu'il  importe  de 
l'étudier  pour  savoir  ce  qu'elle  a  pu  donner  au  monde  occi  lental 
par  l'intermédiaire  de  Rome  et  ce  qui  est  entré  d'elle  dans  le  grand 
courant  de  notre  civilisation.  Cette  question  a  trop  d'importance 
pour  ne  pas  tenter  les  savans  de  tous  les  pays.  Aussi  plu-^ieurs  des 
travaux  que  vient  de  pubher  l'Allemagne  sont-ils  dirigés  de  ce 
côté.  Il  y  a  quelque  temps,  nous  étions  conduits,  en  analysant  l'ou- 
vrage de  M.  Rohde  sur  le  roman  grec,  à  parler  de  la  littérature 
alexandrinc  d'où  il  est  sorti  (1).  Le  livre  de  M.  Helbig  nous  y  ra- 
mène aujourd'hui.  Pour  nous  faire  comprendre  le  caractère  des 
peintures  de  Pompéi,  qui  ne  sont  que  des  copies  d'une  école  hellé- 
nistique, il  est  forcé  d'étudier  les  conditions  nouvelles  dans  les- 
quelles l'art  s'est  trouvé  après  Alexandre  :  suivons-le  dans  ces  inté- 
ressantes recherches. 

Je  ne  crois  pns  qu'il  y  ait  d'autre  exemple  d'une  révolution  aussi 
rapide  et  aussi  durable  que  celle  qui  fut  opérée  par  les  victoires 
d'Alexandre.  Quelques  années  lui  suffirent,  non-seulement  pour 
vaincre  l'Orient,  mais  pour  le  transformer.  Ce  qui  est  plus  éton- 
nant encore  dans  cette  courte  et  décisive  expédition,  c'est  que  le 
vainqueur  en  sortit  presque  aussi  changé  que  le  vaincu;  en  sorte 

(1)  V;>yez  h  Bévue  du  15  mars  1879. 


528  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qu'on  peut  dire  qu'après  la  mort  du  roi  de  Macédoine  une  ère  nou- 
velle commença  pour  le  monde.  De  ses  anciennes  qualités,  qui 
avaient  fait  sa  gloire,  la  Grèce  en  perdit  quelques-unes  et  en  garda 
d'autres.  Elle  ne  cessa  pas  de  cultiver  les  arts,  et  même  le  goût 
qu'elle  avait  toujours  éprouvé  pour  eux  sembla  devenir  plus  vif  en- 
core. Alexandre  s'était  honoré  de  l'amitié  de  Lysippe  et  d'Apelle; 
ses  successeurs,  continuant  la  tradition,  aimèrent  à  s'entourer  d'ar- 
tistes, et  quelquefois  ils  devinrent  artistes  eux-mêmes.  Attale  111, 
le  dernier  roi  de  Pergame,  modelait  en  cire  et  ciselait  en  airain, 
Antiochus  Épiphane  se  reposait  des  fatigues  de  la  royauté  dans  l'a- 
telier d'un  sculpteur.  Rien  ne  leur  coûtait  pour  posséder  les  sta- 
tues ou  les  tableaux  qui  les  avaient  charmés.  Ils  payaient  aux  ar- 
tistes des  sommes  insensées.  Un  de  ces  princes  proposa  aux  Cnidiens, 
qui  étaient  fort  obérés,  de  se  charger  de  tontes  leurs  dettes  s'ils 
voulaient  lui  céder  l'Aphrodite  de  Praxitèle.  Un  autre,  dans  la  vente 
que  faisait  Mummius  du  butin  de  Gorinthe,  poussa  le  Bacchus 
d'Aristide  jusqu'au  prix  de  100  talens  (500,000  francs).  Mummius, 
qui  n'en  croyait  pas  ses  oreilles,  jugea  qu'un  tableau  qu'on  voulait 
payer  si  cher  devait  être  une  merveille,  et  il  garda  le  Bacchus  pour 
Rome.  La  passion  furieuse  de  ces  amateurs  couronnes  ne  connais- 
sait pas  de  limites  ni  d'obstacles.  Rien  ne  leur  était  sacré  quand  il 
s'agissait  de  conquérir  un  bel  ouvrage.  Ge  sont  eux  qui  ont  enseigné 
aux  proconsuls  romains  le  moyen  de  se  former  une  riche  tralerie  aux 
dépens  des  divinités  les  plus  respectées  :  ils  ont  été  véritablement 
les  maîtres  de  Verres.  Dans  les  guerres  continuelles  qu'ils  sh  fai- 
saient entre  eux,  les  trésors  des  dieux  n'étaient  pas  plus  en  sûreté 
que  ceux  des  rois.  Prusias  P"',  quand  il  envahit  le  territoire  de  Per- 
game, ne  se  fit  aucun  scrupule  d'enlever  d'un  sanctuaire  vénéré  la 
statue  de  Vulcain,  œuvre  célèbre  de  Phyromaque.  De  bon  côté,  Pto- 
lémée  Évergète,  dans  son  expédition  d'Asie,  sous  prétexte  de  re- 
prendre les  images  sacrées  que  Gambyse  avait  emportées  d'Egypte, 
pénétrait  dans  les  teniples  et  prenait  tous  les  objets  d'art  qui  s'y 
trouvaient.  G'est  ainsi  que  tant  de  chefs-d'œuvre  s'entassèrent  dans 
les  palais  de  Pergame,  d'Antioche  et  d'Alexandrie,  ils  n'y  devaient 
pas  rester,  car  les  généraux  romains  à  leur  tour,  instruits  par 
l'exenqjle  des  rois  grecs,  firent  main  basse  sur  ce  riche  butin  et  l'ap- 
portèrent à  Rome  pour  en  orner  leurs  triomphes. 

Des  princes  et  des  rois  ces  goûts  descendirent  bientôt  aux  sim- 
ples particuliers.  La  succession  d'Alexandre,  comme  on  sait,  fit 
naître  des  troubles  et  des  guerres  sans  fin.  Jamais  le  pouvoir  ne 
fut  disputé  avec  plus  d'ardeur,  plus  facilement  conquis  et  plus  tôt 
perdu  qu'alors.  Dans  ces  époques  agitées,  les  grandes  fortunes  se 
font  et  se  défont  vite.  Aussi  ces  parvenus  qui  se  souvenaient  de  la 
veille  et  craignaient  le  lendemain  s'empressaient-ils  de  jouir  de 


PROMENADES  ARCHEOLOGIQUES.  529 

leurs  richesses  éphémères.  La  comédie  de  Ménandre  a  popularisé 
le  type  de  ces  soldats  d'aventure  qui  venaient  dévorer  en  quelques 
jours,  chez  les  courtisanes  d'Athènes,  l'argent  qu'ils  avaient  gagné 
à  la  cour  des  souverains  de  l'Orient.  Elle  aime  à  les  montrer  bien 
reçus  de  leurs  maîtresses  et  flattés  par  leurs  parasites  tant  que 
durent  les  dariques  ou  les  philippes  d'or,  puis  chassés  et  raillés 
quand  ils  n'ont  plus  rien  dans  leur  bourse.  Parmi  ces  enrichis,  il  y 
en  avait  qui  faisaient  de  leur  fortune  un  meilleur  usage  :  ils  imi- 
taient leurs  maîtres  et  achetaient  des  tableaux  ou  des  statues  pour 
en  orner  leurs  maisons. 

C'était  une  nouveauté.  M,  Helbig  pense  que,  dans  la  grande  époque 
de  l'art,  les  artistes  ne  travaillaient  guère  pour  les  particuliers.  On 
nous  dit  sans  doute  qu'Agatharcus  décora  la  maison  d'Alcibiade, 
mais  Alcihiade  ne  pouvait  pas  passer  pour  un  citoyen  connue  les 
autres.  D'ordinaire  les  peintres  gardaient  leur  talent  pour  le  public. 
Ils  couvraient  les  vastes  murailles  des  portiques  de  scènes  emprun- 
tées aux  vieilles  légendes  et  aux  poèmes  d'Humère,  ou  ils  compo- 
saient des  tableaux  qui  devaient  être  placés  dans  des  temples.  Peut- 
être  leur  aurait-il  semblé  que  c'était  humilier  l'art  que  de  le  faire 
servir  aux  plai.-irs  d'un  seul  homme.  Pline  au  moins  le  laisse  en- 
tendre, et  il  ajoute  en  termes  magnifiques  que  leurs  tableaux,  au 
lieu  d'être  enfermés  dans  une  maison  oii  quelques  privilégiés  pé- 
nètrent à  peuie,  avaient  la  ville  entière  pour  demeuri-,  que  tout  le 
monde  pouvait  les  contempler,  et  qu'un  peintre  alors  appartenait 
à  tout  l'univers  :  pictor  res  communis  terrarum  erat.  Mais  il 
semble  que,  quand  les  cités  grecques  perdirent  leur  liberté,  sous 
Alexandre,  leurs  habitans  se  soient  un  peu  détachés  d'elles.  On  se 
sentait  moins  obligé  envers  la  république  depuis  qu'elle  ne  don- 
nait plus  aux  citoyens  les  mêmes  droits  et  qu'on  intervenait  moins 
directement  dans  ses  affaires;  on  en  était  moins  fier,  on  ne  se  sou- 
ciait plus  autant  de  l'embellir,  on  songeait  moins  à  elle  et  plus  à 
soi;  l'argent  qui  n'était  plus  destiné  aux  monumens  publics,  on  le 
garda  pour  décorer  sa  maison,  dont  on  fit  le  centre  de  son  existence. 
Les  peintres  naturellement  flattèrent  ce  goût  nouveau,  dont  ils 
devaient  profiter.  «  On  peut  distinguer,  dit  Letronne  (1),  deux  mo- 
mens  principaux  dans  l'histoire  de  l'art  grec:  celui  pendant  lequel  il 
fut  consacré  uniquement  à  entretenir  la  foi  religieuse  par  les  images 
des  dieux  et  la  peinture  de  leurs  bienfaits,  à  réveiller  le  patriotisme 
des  citoyens  par  le  spectacle  toujours  vivant  des  grandes  actions  de 
leurs  ancêtres,  où,  par  conséquent,  chaque  production  de  l'artiste 
avait  sa  destination  et  sa  place  marquée  d'avance,  et  celui  où  l'art 

(Ij  Dans  ses  Lettres  d'un  antiquaire  à  un  artiste. 
TOME  XXXV.  —  1879.  34 


530  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

ne  fut  plus,  pour  ainsi  dire,  que  de  commande,  où  ses  productions 
devinrent  des  objets  de  luxe,  mis  sur  la  ligne  des  raretés,  assimilés 
aux  produits  de  l'industrie,  recherchés  moins  comme  beaux  que 
comme  cbers,  et  furent  entassés  daiis  les  palais  des  rois  et  des  riches, 
pour  le  vain  plaisir  des  yeux.  »  Dès  lors  l'artiste  perdit  le  goût  de 
ces  grandes  peintures  qui  étaient  faites  pour  un  moîiument  dé- 
terminé, qiii  devaient  répondre  à  la  destination  et  à  l'architecture 
de  l'édifice,  qui  en  reproduisaient  le  caractère  et  ne  se  compien- 
nent  qu'à  la  place  qu'elles  occupent.  11  travailla  dans  son  atelier 
selon  ses  caprices  à  des  sujets  de  son  choix,  sans  s'inquiéter  de  ce 
que  deviendraient  ses  tableau.x,  ou  plutôt  sûr  d'avance  qu'il  se  trou- 
verait toujours  un  riche  amateur  qui  les  paierait  cher  et  qui  en  ferait 
l'ornement  de  sa  demeure.  C'est  ainsi  qu'à  la  place  des  grandes 
fresques  ou  des  vastes  toiles  destinées  aux  monumens  publics, 
on  commença  à  peindre  ce  que  M.  Helbig  appelle  avec  justesse 
des  tabk  aux  d'jippartement  {cubinetsbildcr),  comme  on  dit  la  mu- 
sique de  chambre  pour  l'opposer  à,  celle  de  t'iéâtre  ou  d'église.  Ils 
devaient  être  accrochés  le  long,  des  murailles  dans  les  maisons 
particulières,  et  devinrent,  selon  Cicéron,  .une  sorte  dj  besoin  et 
comme  un  luxe  indispensable  pour  ceux  qi^'on  appelait  les  heu- 
reux du  monde. 

M.  Helbig  a  fort  bien  montré,  et  c'est  peut-être  la  meilleure  par- 
tie de  son  livre,  que  le  système  de  décoration  de  Pompéi  découle 
de  cet  usage.  Quoi  qu'on  ait  prétendu,  il  n'a  rien  de  commun  avec 
la  grande  peinture  monumentale  appliquée  aux  parois  des  temples 
ou  des  portiques  dans  la  première  époque  de  l'art  giec.  Il  suffit, 
pour  s'en  convaincre,  d'étudier  la  manière  dont  les  scènes  mytho- 
logiques ou  autres,  qui  ornent  les  maisons  campaniennes,  sont 
disposées  sur  les  murailles.  En  général,  elles  n'eu  couvrent  qu'une 
partie;  elles  sont  placées  au  milieu  d'une  décoration  d'architecture 
destinée  à  les  faire  ressortir,  distribuées  dans  des  compartimens 
réguliers,  et  très  souvent  entourées  d'un  cadre  qui  paraît  s'appuyer 
sur  la  cimaise  ou  reposer  sur  des  consoles.  On  voit  que  l'artiste  a 
voulu  faire  une  sorte  detrompo-l'œil,  et  donner  l'impression  à  ceux 
qui  regardent  que  ces  peintures  étaient  des  tableaux  véritables. 
Ce  système  de  décoration  ne  s'exphque  que  lorsqu'on  songe  aux 
habitudes  et  aux  goûts  de  réj)0<[ue  alexandrine  dont  nous  venons 
de  parler.  On  a  vu  que  c'était  devenu  une  sorte  de  fureur  chez  les 
grands  personnages  de  suspendre  des  tableaux  précieux  aux  murs 
de  leurs  maisons.  Mais  c'est  un  luxe  qui  se  paie  cher,  et  tout  le 
monde  ne  peut  pas  se  passer  d'aussi  coûteuses  fantaisies.  11  fallait 
être  un  roi  d'Egypte  ou  de  Syrie,  ou  tout  au  moins  un  puissant 
ministre  ou  un  général  redouté,  avoir  longtemps  pressuré  les  peu- 
ples et  pillé  sans  scrupule  les  pays  voisins,  pour  se  faire  construire 


TROMENADES   ARCHÉOLOGIQUES.  531 

de  ces  salles  immenses  que  les  hislOFiens  décrivent  avec  admira- 
ration,  soutenues  par  cent  pilastres  ou  cent  colonnes  de  marbre, 
avec  des  statues  merveilleuses  devant  les  colonnes  et  des  tableaux 
de  maîtres  dans  l'intervalle.  Les  bourgeois  s'en  tiraient  à  meil- 
leur compte  :  ils  faisaient  peindre  à  fresque  sur  leurs  murailles 
de  faux  pilastres  qui  encadraient  de  faux  tableaux,  et  dans  leur 
petite  maison,  en  regardant  les  murs  de  leur  pnrislyle,  ils  éprou- 
vaient sans  doute  un  plaisir  semblable  à  celui  des  rois  ou  des 
grands  seigneurs,  quand  ils  se  promenaient  dans  leurs  palais,  au 
milieu  de  chefs-d'œuvre.  La  fresque  était  donc  un  moyen  écono- 
mique, à  l'usage  des  petites  gens,  pour  imiter  l'exemple  des  riches. 
Gomme  elle  demande  une  exécution  rapide  et  qa'on  y- souffre  des 
imperfections  de  détail,  les  artistes  en  profitèrent  pour  travailler 
plus  vite,  ils  purent  produire  à  meilleur  marché,  et  l'art  devint 
une  industrie.  Pétrone  dit  que  «  c'est  l'audace  des  Égyptietis  qui 
a  inventé  cette  imitation  en  raccourci  du  grand  art  :  •Aegyptiorum 
audacia  tam  maynœ  arlis  compendiariam.  ùivemt  •  »  at  cette  opi- 
nion est  très  vraisemblable.  Il  est  naturel 'que  le  pays  oii  l'on 
avait  sans  cesse  en  spectacle  le  luxe  irritant  'des  grands  per- 
sonnages soit  celui  même  où  l'on  a  cherché  à  se  procurer  à  moins 
de  frais  quelques-unes  de  leurs  jouissances.  Pétione  ajoute  que 
l'usage  de  ce  procédé  commode  a  perdu  la  peinture.  C'est  aussi  ce 
qu'il  est  aisé  de  comprendre:  les  pauvres,  ou,  si  l'on  veut,  les  moins 
aisés,  l'avaient  imaginé  pour  imiter  de  quelque  façon  l'exemple  que 
leur  donnaient  les  riches  ;  les  riclies  à  leur  tour  ne  tardèrent  pas  à 
l'emprunter  aux  pauvres.  Gomme  les  peintres  de  fresque  arrivaient 
par  l'habitude  à  une  exécution  assez  satisfaisante,  on  finit  par  se 
contenter  des  copies  qu'ils  faisaient  des  tableaux  célèbres,  et  la 
peinture  originale  ne  fut  plus  encouragée.  De  là,  la  colère  des 
critiques  et  des  connaisseurs  :  M.  llelbig  fait  remarquer  que  Pline 
et  Pétrone  s'expriment  au  sujet  de  k  ceite  invention  égyptienne  » 
du  même  ton  que  certains  amateurs  de  nos  jours  parlent  de  '  la 
photographie,  qu'ils  accusent  de  perdre  l'art  véritable. 

Tout  du  reste  confirme  l'origine  que  M.  Helbig  attribue  aux  fres- 
ques d'H^rculanum  et  de  Pompéi.  Les  tableaux  dont  elles  sont  des 
copies  devaient  bien  être  du  temps  des  successeurs  d'Alexandre; 
ils  en  portent  clairement  la  marque,  ils  en  ont  tous  les  caractères. 
Un'des  grands  changemens  qui  se  (it  alors  dans  le  monde  grec,  c'est 
que  la  monarchie  reu)plaça  presque  partout  la  république.  Autour 
du  monarque  et  de  sa  femme  se  réunirent  des  officiers,  des  mi- 
nistres, des  serviteurs,  des  poètes,  des  artistes;  une  cour  enfin  se 
forma,  et,  comme  il  arrive  toujours,  l'influence  de'  la  cour  se  fit 
bientôt  sentir  dans  les  mœurs  publiques.  Elles  devinrent  plus  po- 
lies, plus  élégantes,  plus  raffinées.  On  prisa  par-dessus  tout  la  dis- 


532  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tinction  des  manières,  les  agrémens  de  l'esprit,  la  finesse  des  entre- 
tiens, les  plaisirs  délicats  de  la  société.  11  est  de  rè'gle  que  l'amour 
soit  le  grand  iniérêt  des  réunions  mondaines  où  les  deux  sexes 
sont  rassemblés  :  aussi  prit-il  beaucoup  d'importance  dans  la  so- 
ciété, et  par  suite  dans  la  littérature  de  ce  temps.  La  poésie  va 
désormais  en  vivre,  et  les  arts  imiteront  la  poésie.  Mais  l'amour, 
comme  le  peignent  d'ordinaire  les  artistes  alexandrins,  n'est  pas 
cette  passion  furit:;use  qu'Euripide  a  représeniée  dans  Phèdre. 
M.  Helbig  a  raison  de  dire  que  leur  peinture  ne  s'inspire  plus  de 
l'épopée,  comme  celle  de  Polygnote,  ou  même  de  l'ancien  théâtre 
tragi(]ue  :  elle  emprunte  plutôt  ses  sujets  à  TiflyUeet  à  l'élégie, genres 
favoris  de  la  poésie  hellénistique.  L'amour  est  chez  elle  un  mélange 
de  gal.intêrie  et  de  seniimentalité.  Elle  aime  à  représenter  les  déesses 
et  les  héroïnes  que  désole  quelque  infortune  amoureuse  :  Oiinone 
abandoimée  par  Paris,  Ai  iane  sur  la  côte  de  Naxos,  suivant  des  yeux 
lenaviie  qui  emporte  son  amant,  Vénusqui  regarde  mourir  dans  ses 
bras  le  chasseur  Adonis  sont  les  sujets  favoris  de  ces  peintres.  Mais  ils 
ont  grand  soin  que  la  douleur  de  ces  belles  délaissées  ne  nuise  pas 
à  leur  beauté.  Leur  désespoir  a  des  attitudes  très  élégantes;  elles 
sont  inconsolables,  mais  parées;  elles  portent  des  colliers,  de  dou- 
bles bracelets,  et  leurs  cheveux  sont  enfermés  dans  des  filets  d'or. 
Il  est  rare  d'ailleurs  qu'il  n'y  ait  pas,  dans  un  coin  du  tableau, 
quelque  petit  Amour  qui  donne  un  air  plus  riant  à  la  scène,  quand 
elle  n)enace  de  devenir  trop  sévère.  Les  Amours  sont  encore  plus 
nombr  ux  dans  les  fresques  de  Pompéi  que  dans  les  tableaux  de 
Waiteau,  de  Boucher  et  des  autres  artistes  de  notre  xviii"  siècle. 
Ils  forment  le  cortège  ordinaire  de  Vénus;  ils  l'aident  à  se  parer, 
lui  présentent  ses  bijoux  et  tiennent  le  miroir  où  elle  se  regarde. 
Ils  l'amènent  à  Mars  qui  l'attend;  ils  entourent  Adonis  blessé,  sou- 
tiennent son  bras,  écartent  ses  vêtemens,  portent  sa  houlette  et  sa 
lance.  C'est  un  Ainour  encore  qui  conduit  Diane  dans  la  caverne 
d'Endymionet  lui  montre  le  bel  adolescent  endormi.  Quand  OEnone 
essaie  de  retenir  par  sou  désespoir  son  époux  infidèle  qui  va  la 
quitter,  Paris  est  indifférent  à  ses  reproches  ei  semble  à  peine  l'é- 
couter :  je  le  crois  bien;  l'artiste  a  représenté  derrière  lui  un  Amour 
qui  se  penche  à  son  oreille  d'un  air  caressant,  et  l'eutn-tient  sans 
doute  de  sa  nouvelle  passion.  Dans  ces  divers  tableaux,  les  Amours 
ne  sont  que  des  accessoires;  il  y  en  a  d'autres  où  ils  forment  le 
tableau  tout  entier.  On  nous  les  montre  tout  seuls  et  livrés  aux 
occu()atlons  rjui  sont  ordinairement  le  partage  de  l'homme.  Ils  dan- 
sent, ils  chantent,  ils  jouent,  ils  festinent;  le  fouet  levé,  ils  condui- 
sent un  char  traîné  par  des  cygnes,  ou  essaient  à  grand'peine  de 
diriger  un  attelage  de  lions  (1).  Ils  font  la  vendante,  ils  écrasent 
(1)  Ces  tableaux  rappcUcut  ceu\  qui  représentent  ces  chars  traînés  par  uu  pcrro- 


PROMENADES  ARCHEOLOGIQUES.  533 

le  blé  lans  un  moulin,  aidés  par  de  jolis  petits  ânes  qu'ils  mènent 
avec  des  guirlandt-s  de  fleurs.  Ils  vendent,  ils  achètent,  ils  chassent, 
ils  pèchenià  la  ligne,  et  cette  distraction  paraît  si  bien  à  nus  peintres 
un  plaisir  divin  qu'ils  l'attribuent  plusieurs  fois  à  Vénus  elle-même. 
Un  des  pins  agréables  tableaux  et  des  plus  connus,  dans  ce  genre 
précinux  et  coquet,  est  celui  de  la  Vendeuse  (V Amours.  Une  vieille 
femme  vient  de  prendre  un  petit  Amour  dans  une  cage  et  le  tenant 
par  les  ailes  le  pjésenle  à  une  jeune  fille  qui  veut  l'acheter.  Celle-ci 
ne  paraît  pas  être  tout  à  fait  à  ses  débuts,  car  elle  tient  déjà  un 
aufre  Aaiour  sur  ses  genoux;  elle  n'en  regarde  pas  moins  avec 
beauco  ip  de  curiosité  celui  qu'on  va  lui  vendre  et  qui  tend  joyeu- 
sement les  maijis  à  sa  nouvelle  maîtresse. 

J'ai  déjà  dit  un  mot  de  ce  que  devint  la  mythologie  dans  la  nou- 
velle é(  oie  de  peinture;  on  a  vu  que  les  vieux  mythes  perdirent 
leur  sens  profond  et  sérieux.  Un  des  procédés  ordinaires  de  ces 
peintres,  quand  ils  reprennent  les  sujets  auxquels  l'art  ancien 
avait  rioniié  une  grandeur  idéale,  c'est  de  les  ramener  autant  qu'ils 
le  peuvent  à  des  proportions  humaines;  ils  se  plaisent  à  effacer 
tout  à  fait  la  distance  qui  sépare  les  dieux  des  hommes  et  à  traiter 
les  légendes  héroïques  comme  des  aventures  de  la  vie  de  tous  les 
jours.  On  voit  bien  qu'en  peignant  les  amours  des  dieux  l'artiste 
a  toujours  sou's  les  yeux  ce  qui  se  passait  à  la  cour  des  Séleucides 
ou  des  Pioléniées.  Dans  le  fameux  Jugement,  Vénus,  qui  veut  être 
préférée,  coquette  avec  Paris  comme  une  femme  du  monde.  Tandis 
que  Polyphème,  assis  sur  le  bord  de  la  mer,  chante  ses  douleurs 
sur  sa  lyre,  on  voit  arriver  sur  un  dauphin  un  Amour  qui  lui  apporte 
une  lettre  de  Galatée.  Mirs  et  Vénus  sont  des  amoureux  prudens 
qui  ne  virulent  pas  être  découverts  pendant  qu'ils  se  livrent  à  leurs 
doux  entretiens;  une  peinture  de  Pompéi  les  tnontre  qui,  pour  être 
avertis  de  l'approche  des  indiscrets,  ont  soin  de  se  fa  re  garder  par 
un  chien.  Voda  une  façon  bien  vulgaire  d'introduire  la  vie  réelle  dans 
les  légendes  héroïi|ues.  Tout  ce  qu'avaient  conservé  d'un  peu  rude 
et  d'antique  ces  vieilles  histoires  se  trouve  adouci,  ou,  si  l'on  veut, 
affadi  dans  les  peintures  pompéiennes.  La  tradition  voulait  que 
Narcisse  fût  mort  en  se  mirant  dans  un  ruisseau;  mais  un  ruisseau 
aurait  paru  sans  doute  trop  rustique  à  ces  délicats;  on  l'a  remplacé 
par  un  bassin  élégant  que  remplit  un  Amour  en  versant  l'eau  d'un 
vase  à  long  col. 

Le  caractère  de  cette  peinture  indique  clairement  son  âge  :  c'est 
bien  l'art  aU'xandrin  que  nous  avons  sous  les  yeux;  mais  est-il  sûr 
que  cet  art  soit  fidèlement  reproduit  dans  les  fresques  de  Pompéi, 
et  jusqu'à  quel  point  peut-on  se  servir  d'elles  pour  le  juger?  C'est 

quet  et  conduits  par  un  papillon,  fantaisies  charmantes,  tout  à  fait  grecques,  et  qui 
semblent  inspirées  des  plus  gracieuses  imaginations  de  Platon. 


534  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

une  question  délicate  qae  M.  Helbig  a  traitée  avec  beaucoup  d'in- 
térêt. 11  montre  d'abord,  par  l'étude  des  conditions  mêmes  de  la 
peinture  àPompéi,  qu'il  devait  y  avoir  entre  l'oiiginal  et  les  copies 
des  différences  inévitables.  Les  maisons  pompéiennes  sont  en  gé- 
néral petites,  l'espace  que  l'architecte  livrait  au  peintre  n'avait  pas 
ordinairement  beaucoup  d'étendue  et  ne  comportait  guère  ce  que 
les  Grecs  appelaient  la  «  mégalographie.  »  La  dimension  a  beaucoup 
d'importance  dans  les  arts,  et  souvent  les  grands  sujets,  quand  on 
les  enferme  dans  un  cadre  trop  étroit,  deviennent  des  tableaux  de 
genre.  C'est  ce  qui  arrive  à  Pompéi,  où  les  fresques  ne- sont  ordi- 
nairement que  des  réductions  de  compositions  plus  larges  et  plus 
vastes.  Ajoutons  que,  si  ces  fresques  nous  paraissent  manquer  un 
peu  de  variété,  !a  faute  n'en  est  pas  tout  à  fait  imputable  à  l'école 
alexandiine  d'où  elles  procèdent.  Parmi  les  innombrables  suj+its 
que  leur  livi  ait  cette  école,  les  artistes  pompéiens  étaient  forcés  de 
choisir,  ils  prenaient  plutôt  les  scènes  riantes  et  gaies  et  fuyaient 
celles  qui  étaient  trop  lugubres.  «  Une  peinture  violente  boule- 
verse l'âme,  »  disait  Sénè(|ue.  Ces  bons  bourgeois  qui  voulaient 
vivre  joyeusement,  dans  ce  pays  heureux,  au  pied  des  pentes  ver- 
doyantes du  Vésuve,  n'auraient  pas  aimé  qu'on  kur  mît  sous  les 
yeux  toutes  les  horreurs  de  l'antique  mythologie.  Les  crimes  de  la 
famille  d'Agamemnon,  la  mort  d'Hippolyte,  déchiré  par  les  ronces 
du  chemin,  avaient  donné  lieu,  nous  le  savon!=;,  à  des  tableaux  cé- 
lèbres de  peintres  alexandrins.  Nous  ne  les  retrouvons  plus  à 
Pompéi.  Ils  n'étaient  pas  à  leur  place  dans  ces  salles  réservées 
aux  joies  calmes  de  la  famille.  Quand  les  artistes  pomj)éiens  se 
hasardent  à  peindre  quelque  scène  moins  plaisante,  le  plus  sou- 
vent ils  la  modifient.  Dircé  attachée  à  un  taureau  furieux,  Actéon 
dévoré  par  ses  chiens,  ne  sont  plus  chez  eiix  que  des  prétextes  pour 
des  études  de  femmes  nues  ou  d'agréables  paysages.  Voilà  pour 
l'invention  et  le  choix  des  sujets;  l'exécution  présente  encore  plus 
de  différences.  Lor^^u'on  reproduit  un  tableau  dans  une  fresque, 
inévitablement  on  le  dénature.  La  fresque  ne  comoorte  pas  au 
même  degré  cette  finesse  de  traits,  cette  perfection  de  détails,  qui 
étaient  les  principales  qualités  des  maîtres  alexandrins.  Du  reste, 
ces  qualités  n'étaient  pas  celles  que  recherchaient  surtout  les 
peintres  de  Pompéi;  on  peut  même  soutenir  qu'ils  n'en  avaient 
pas  besoin.  Aujourd'hui  que  les  maisons  pompéiennes  n'ont  plus 
de  toits,  nous  voyons  leurs  tableaux  sous  la  lumière  d'un  soleil 
éclatant  qui  en  fait  ressortir  les  moindres  défauts.  Mais  ils  n'étaient 
pas  faits  pour  ce  grand  jour.  Les  salles  où  ils  étaient  placés  'ne 
s'éclairaient  ordinairement  que  par  la  porte,  et  mt^ine  on  avait 
pris  des  précautions  pour  que  la  lumière  qui  inondait  l'atrium  ne 
pénétrât  pas  toute  par  cette  unique  ouverture.  Des  voiles  tendus 


PROMENADES  ARCHEOLOGIQUES.  535 

d'une  colonne  à  l'autre  faisaient  de  l'ombre  devant  ces  chambres 
où  les  habitans  passaient  les  heures  chaudes  de  la  journée.  Dans 
cette  demi-obscurité,  les  imperfections  de  détail  ne  paraissaient  pas, 
et  les  artistes  pouvaient  sans  iuc(mvénient  négU^^er  quelques-uns 
des  mérites  des  modèles  qu'ils  imitaient. 

Malgré  ces  réserves,  qu'il  était  indispensable  de  faire,  on  peut 
admettre  sans  témérité  que  les  fresques  d'Herculanum  et  de 
Pompéi  donueot  une  idée  assez,  juste  de  la  peinture  alexandrine., 
M.  Helbig.  en  est  si  convaincu  qu'il  essaie  de  retrouver  dans  ces 
copies  incomplètes  quelques-uns  des  tableaux  célèbres  dont  les 
criti  (ues  anciens  nous  ont  vanté  la  beauté.  C'est  une  entreprise 
qui  peut  semMi  r  d'abord  un  peu  hasardeuse;  mais  il  ne  faut  pas 
oublier  que^  si  ces  tableaux  sont  aujourd'hui  perdus,  il  nous  reste 
au  moins  d'eux  quelques  souvenirs.  Ils  sont  mentionnés  briè- 
vement chez  les  écrivains  qui  nous  ont  transmis  l'histoire  de  la 
peinture  antique  :  il  e^t  rare  que  les  poètes j  surtout  ceux  de  l'An- 
tljologie,  n'aient  pas  consacré  quelques  vers  à  les  décrire;  on  eu 
trouve  d 'S  imitations  plus  ou  moins  exactes  dans  les  bas- reliefs 
et  sur  les  vases;  enfin,  ce  qui  est  plus  important,  ils  ont  dû  être 
plusieurs  fois  reproduits  sur  les  murailles  des  villes  de  la  Gam- 
pani'.  En  rapprochant  ces  copies  diverses  et  les  contrôlant  par 
les  renseignemens  que  les  critiques  et  les  poètes  nous  donnent,  on 
aperçoit, ce  que  chaque  artiste  a  pris  à  l'original,  et  l'on  arrive  à  le 
reconstruite  au  moins  dans  sou  ensemble  et  ses  grandes  lignes. 
C'est  ainsi  que,  par  un  effort  de  science  et  de  sagacité,  M.  Helbig. 
nous  rend  deux  tableaux  fameux  de  MiciaSj  V Andromède  et  VIo. 
Le  premier  est  reproduit  deux  fois  à  Pompéi  dans  des  proportions 
qui  n'y  sont  pas  ordinaiies;  l'autre  ne  l'est  qu'une  fois,  mais  on  l'a 
fort  heureusement  retrouvé  dans  la  maison  de  Livie,  au  Palatin.  Ce 
sont  deux  belles  peintures,  qui  paraissent  faites  pour  se  corres- 
pondre et  qui  se  ressemblent  assez  pour  qu'on  les  croie  de  la 
même  main.  Les  copistes  doivent  avoir  conservé  l'ordonnance 
générale  et  les  principales  quiiUtés  du  modèle;  ils  nous  permettent 
donc  de  nous  figurer  ce  que  devaient  être  ces  deux  ouvrages  du 
grand  artiste  athénien,  qui,  selon  Pline,, excellait  à  peindre  les 
femmeSi  C'est  ce  qui  nous  arrive  aussi  à.  propos  d'un  tableau 
encore  plus  célèbre  que  ceux  de  Nicias.  Deux  petites  fresques 
de  Pompéi  représentent  Médée  au  moment  où  elle  va  tuer  ses- 
enfans.  Les  savans  sont  d'accord  pour  admettre  que  ce  sont  des 
imitations  d  un  chef-d'œuvre  de  Timomaque,  mais  des  imitations 
assez  imparfaites.  A  côté  de  Médée,  ces  peintres  ont  placé  ses 
deux  fils  qui  jouent  aux  dés  sous  la  surveillance  de  leur  péda- 
gogue. Ce  détail  dramatique,  ce  contraste  saisissant  entre  la  joie 
insouciante  des  enfans  et  les  préoccupations  terribles  de  la  mère, 


536  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

appartient  évidemment  au  tableau  original.  Le  reste,  dans  les 
fresques  pompéiennes,  est  moins  heureux  ;  la  figure  de  Médée 
surtout  manque  de  caractère.  Heureusement  on  a  trouvé  à  Her- 
culanum  une  Médée  de  dimensions  plus  vastes,  et  qui  révèle  un 
talent  plus  sûr.  Cette  fois  elle  est  représentée  seule,  et  sans  ses 
enfans,  la  bouche  entr'ouverte,  les  yeux  égarés  ;  ses  doigts  serrent 
la  poignée  de  l'épée  d'un  mouvement  convulsif  :  elle  paraît 
en  proie  à  une  indicible  douleur.  Cette  figure ,  l'une  des  plus 
belles  qui  nous  reste  de  l'antiquité,  est  certainement  d'un  peintre 
de  génie,  les  copistes  de  Pompéi  ne  l'auraient  pas  imaginée,  on  y 
trouve  la  main  du  maîire.  De  celle  façon,  en  plaçant  auprès  de  la 
Médée  d'Herculanum  le  groupe  des  enfans  que  nous  donnent  les 
fresques  pompéiennes,  nous  sommes  sûrs  d'avoir  tout  le  tableau 
deTimoniaque  (l). 

C'est  donc  toute  une  époque  importante  de  l'art  grec  qui  s'est 
conservée  pour  nous  dans  ce  coin  de  l'Italie.  Le  plaisir  que  nous 
prenons  à  voir  ces  tableaux  augmente  quand  nous  songeons  qu'ils 
représentent  seuls  une  grande  école  de  peinture;  ce  qui  ne  veut  pas 
dire  assurément  qu'ils  n'ont  pas  d'autre  intérêt  que  de  nous  rap- 
peler des  chefs-d'œuvre  perdus  et  qu'ils  sont  indignes  d'être  étudiés 
pour  eux-mêmes.  Je  crains  qu'à  force  de  répéter  les  mots  d'imita- 
teurs et  de  copistes,  nous  n'ayons  trop  rabaissé  le  mérite  de  ces 
artistes  inconnus.  On  ne  leur  rend  pas  justice  quand  on  se  contente 
de  les  appeler  des  décorateurs  et  qu'on  les  compaie  surtout  aux  dé- 
corateurs de  nos  jours.  Ils  imitaient  sans  doute,  mais  avec  une  cer- 
taine indépendance;  ils  n'étaient  pas  tout  à  fait  les  esclaves  de 
leurs  modèles;  ils  les  interprétaient  librement  et  n'hésitaient  pas  à 
les  modilier  d'après  les  conditions  des  lieux  qu'ils  avaient  à  peindre 
ou  l'humeur  du  maître  qu'd  fallait  contenter.  Ce  qui  le  prouve 
d'une  manière  certaine,  c'est  qu'on  trouve  à  Pompéi  un  grand 
nombre  de  répliques,  évidemment  faites  sur  le  même  original,  et 
qui  ne  se  ressemblent  jamais  entre  elles.  Il  entrait  donc  dans  le 
travail  de  ces  artistes  quel(|ue  chose  de  personnel  qui  entretenait 
leur  talent,  qui  les  empêchait  d'être  de  simples  manœuvres  et  en 
faisait  des  peintres  véritables.  C'est  ce  qui  les  rendait  capables 
d'inventer  par  eux-mêmes  quand  il  en  était  besoin.  Ils  le  faisaient 
rarement,  étant  forcés  de  travailler  vite  et  trouvant  plus  cxpéditif 
d'emprunter  aux  autres  que  de  se  donner  la  peine  d'imaginer.  Nous 
avons  vu  pourtant  qu'ils  avaient  pris  quelquefois  leurs  inspirations 
dans  les  scènes  dont  ils  étaient  témoins  et  créé  des  tableaux  de 
genre  d'une  inimitable  vérité.  Mais  qu'ils  inventent  ou  qu'ils  imitent, 

(1)  On  a  la  preuve  que  la  Médée  d'Herculanum,  destinée  à  décorer  un  pan  de  mur 
très  étroit,  avait  été  détachée  d'une  fresque  plus  vaste.  Le  tableau  dont  elle  faisait 
primitivement  partie  devait  très  probablement  contenir  les  enfans  et  leur  précepteur. 


PROMENADES  ARCHEOLOGIQUES.  537 

ils  font  tout  avec  une  aisance,  une  grâce,  une  rapidité  d'exécution, 
une  sûreté  de  main  que  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d'ad- 
mirer. Notre  admiration  redouble  quand  nous  nous  souvenons  qu'ils 
travaillaient  pour  les  bourgeois  d'une  petite  ville,  quand  nous  son- 
geons surtout  que,  dans  tout  le  monde  romain,  on  devait  avoir  les 
mêiries  goûfs  qu'à  Pompéi  et  qu'il  devait  se  trouver  partout  des  ar- 
tistes capa!)les  des  mêmes  ouvrages.  C'est  ce  qui  étonne  et  confond 
notre  esprit.  Les  historiens  nous  disent  qu'il  n'y  avait  plus  alors  de 
peintres  de  génie,  mais  les  peintures  de  Pompéi  nous  montrent  que 
jamais  les  peintres  de  ta'ent  n'ont  été  plus  nombreux.  Nr)us  nous 
vantons  aujourd'hui  de  mettre  l'aisance  à  la  portée  du  plus  grand 
nombre  et  de  populariser  le  bien-être;  c'est  un  grand  bienfait.  Au 
I"  siècle,  on  avait  fait  quelfjue  chose  de  semblable  pour  les  arts. 
Grâce  à  ces  procédés  commodes  qui  permettaient  d'en  répandre  les 
chefs-d'œuvre,  ils  avaient  cessé  d'être  le  privilège  de  quelques-uns 
pour  devenir  le  plaisir  de  tout  le  monde. 

III. 

M.  Helbig,  en  étudiant  de  près  les  peintures  pompéiennes,  n'a 
pu  s'empêcher  de  remarquer  combien  elles  ressemblent  à  certaines 
poésies  de  la  grande  époque  des  lettres  latines,  surtout  à  celles  des 
élégiaques  ou  des  didactiques  qui  chantent  la  mythologie  et  l'a- 
mour. Ces  ressemblances  sont  en  effet  très  frappantes.  Chez  les 
poètes,  c(jmme  chez  les  peintres,  les  mêmes  sujets  se  reproduisent 
sans  cesse,  et  ils  sont  traités  d'une  façon  pres(jue  semlDlable.  Les 
uns  et  les  antres  aiment  à  exprimer  les  mêmes  senîimens;  ils  recher- 
chent les  mêmes  qualités  et  n'évitent  pas  les  mêmes  défauts.  Faut-il 
en  conclure  que  les  peintres  se  sont  inspirés  des  poètes  et  qu'ils 
ont  pris  dans  leurs  ouvrages  le  sujet  de  leurs  tableaux?  Nous  avons 
vu  qu'il  n'en  est  rien,  et  M.  Helbig  a  victorieusement  démontré 
qu'ils  sont  demeurés  presque  entièrement  étrangers  à  la  litté- 
rature de  Rome.  Doit-on  croire  au  contraire  que  ce  sont  les  poètes 
qui  (mt  imité  les  peintres?  Cette  supposition  ne  serait  pas  beaucoup 
plus  vraisemblable,  et  dans  tous  les  cas  elle  est  inutile.  Nous  avons 
un  moyen  plus  simple  de  tout  expliquer  :  s'ils  se  ressemblent,  c'est 
qu'ils  puisaient  à  la  même  source;  peintres  et  poètes  travaillaient 
sur  les  mêmes  modèles,  ils  étaient  les  élèves  des  maîtres  d'Alexan- 
drie, et  voilà  comment  ils  pouvaient  arriver  à  se  rencontrer,  même 
sans  se  conriaître. 

On  sait  que  les  Romains  ne  possèdent  pas  une  littérature  vrai- 
ment originale  et  qu'ils  ont  toujours  vécu  d'emprunt.  Ils  imitèrent 
d'abord  la  poésie  classique  des  Grecs,  c'est-à-dire  celle  qui  a  fleuri 
depuis  Homère  jusqu'à  l'époque  d'Alexandre.  C'était,  il  faut  l'avouer, 


538  ^BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  choisir  leurs  modèles;  mais  je  ne  crois  pas  qu'on  doive  leur 
faire  trop  d'honneur  de  leur  préférence  :  ils  n'étaient  guôre  en 
état,  dans  ces  temps  reculés,  de  distinguer  l'ancienne  littérature 
grecque  de  la  nouvelle,  et  les  écrivains  du  siècle  de  Périclès  de 
ceux  qui  vivaient  à  la  cour  desPtoléniées;  peut-être  mêti'.e  n'ont- 
ils  jamais  fait  très  nettement  cette  distinction,  et  l'ion  est  surpris 
de  voir  leurs  critiques  les  plus  éclairés  parler  plus  tard  d'Apollo- 
nius de  Rhodes  à  peu  près  comme  d'Homère,  d'Aratus  comme 
d'Hésiode,  de  Gallimaque  comme  de  Pindare.  Le  choix  qu'ils  firent 
alors  s'explique  moins  par  la  finesse  de  leur  goût  que  par  les  cir- 
constances. Les  vieux  poètes  grecs,  quoiqu'un  peu  f^ffacés  dans  le 
monde  par  la  gloire  d'écrivains  nouveaux,  continuaient  à  régner 
sans  partage  dans  les  écoles.  Les  grammairiens  les  expricjua^ent  à 
leurs  élèves  et  ils  faisaient  le  fond  de  l'éducation  publique.  Gomme 
les  Romains  connurent  d'abord  la  Grèce  par  l'intermédiaire  des 
professeurs  qui  venaient  élever  leurs  enfans,  ils  furent  naturelle- 
ment amenés  à  admirer  et  à  imiter  les  écrivains  qu'on  imitait  et 
qu'on  admirait  dans  les  écoles,  c'est-à-dire  ceux  de  l'âge  classique. 
n  faut  dire  aussi  que,  par  leur  grandeur  et  leur  simplicité,  ces  vi(^ux 
poètes  convenaient  à  un  peuple  énergique  et  jeune,  qui  était  en 
train  de  conquérir  le  monde.  Malheureusement  les  mâles  vertus  des 
premiers  Romains  ne  résistèrent  pas  à  leur  foitune,  et  au  moment 
où  elles  commençaient  à  s'altérer,  le  progrès  même  de  leurs  con- 
quêtes les  mit  en  relation  plus  directe  avec  les- Grecs.  Après  avoir 
connu  la  Grèce  dans  les  écoles  et  par  les  livres,  ils  allèrent  la  voir 
chez  elle  et  prirent  l'habitude  de  la  parcourir.  A  Athènes,  à  Per- 
^ame,  à  Alexandrie,  dans  ces  grandes  villes  qu'ils  visitaient  si  vo- 
lontiers, et  dont  plusieurs  avaient  été  les  capitales  de 'royaumes 
puissans,  ils  trouvaient  une  société  éclairée,  polie,  spirituelle,  dans 
laquelle  ils  étaient  heureux  de  vivre,  une  littérature  dilTérente 
de  celle  que  leurs  maîtres  leur  avaient  enseignée,  et  qui  du 
premier  coup  les  charma.- Le  temps  était  favorable  à  cet  art  nou- 
veau :  il  était  né  dans  un- monde  de  gens  délicats  et  raffinés,  anvis 
du  plaisir  etidu  repos,  et  qui  avaient  renoncé  sans  chagrin  ai  x  joies 
sérieuses  de  la  liberté  pour  en  éviter  les  périls;  il  avait  fleuri  dans 
le  voisinage  des  cours,  sous  la  protection  des  souverains  qui- le  re- 
gardaient comme  une  des  plus  belles  décorations  de  leur  pouvoir; 
le  succès  qu'il  obtint  à  Lomé  dans  la  seconde  moitié  du  vu"  siècle 
semblait  bien  montrer  que  la  république  était  malade,  qu'il  s'établis- 
sait de  nouvell'  s  habitudes  qui  annonçaient  l'avènement  d'un  autre 
régime,  et  que,  dès  l'époque  de  Sylla,  on  était  prêt  pour  (lésar.  C'est 
en  vain  que  quelques  amis  du  passé  résistèrent  :  Gicéron  se  plaignit 
amèrement  de  a  ces  amoureux  d'Euphorion,  »  qui  osaient  railler  En- 
nius  et  lui  préféraient  un  bel  esprit  d'Alexandrie.  Lucrèce  aussi  resta 


PROMENADES    ARCHÉOLOGIQUE!^.  539 

fidèle  anx  anciens  poète?,  les  reconnut  pour  ses  maîtres  et  se  plut 
à  imiter  leurs  vers  vigoureux  et  sobres;  mais  la  nouvelle  école  avait 
pour  elle  ce  qui  donne  le  succès,  la  jeunesse  et  les  femmes.  Ces 
belles  affi  ancliieSj  qui  régnaient  dans  les  réunions  du  monde  et 
gouvernaient  les  hommes  politiques,  aimaient  à  répéter  les  vers  de 
Calvus  et.de  Catulle.  Dès  lors: l'imitation  des  alexandrins  se  glisse 
chez  presque  tous  les  poètes;  elle  domine  surtout  chez  Ovi(!e  et 
chez  Properce,  qui  se  proclame  sans  détour  l'élève  de  Callimnque 
et  de  Philétas. 

Voilà  pourqnoi  les  élf^giaqu^'s  romains  se  sont  si  souvent  rencon- 
trés avec  les  peintres  de  Pompéi.  Ces  ressemblances  ne  sont  pas  de 
simples  curiosités  qu'il  est  agréabl'  de  noter  au  passage  :  M.  Hel- 
big  pense  qti'il  y  a  un  intérêt  sérieux  à  les  signaler,  et  qu'elles  peu- 
vent nous  aider  à  mieux  connaître  la  littérature  du  siècle  d'Au- 
guste. Comme  les  poètes  d'Alexandrie  sont  perdus^  il  est  difficile 
de  dire  jusqu'à,  quel  point  ceuX' de  Rome  les-  avaient  fidèlement 
r<'pro  iuits  et  d  distinguer  ce  qu'ils  leur  empruntent  de  ce  qui  leur 
appartient.  Pour  le  savoir,  comparons-les  aux  peintui'es  de  Pompéi  : 
quand  leurs: descriptions  rappelleront  fidèlement  quelque  tableau 
pornj)éieu,  nous  en  conclurons  que  le  peuitre  et  le  poète  avaient 
sous  les  yeux  un  modèle  commun  et  qu'ili  sont  tous  deux  des  imi- 
tateuis. 

Nous  ignorons  à  qiii  Catulle  doit  le  plus  beau  de  ses  poèmes, 
celui  où  il  dépeint  Ariane  abandonnée  par  Thésée  et  consolée  par 
Bacchns.  M.  Piiese  pense  qu'il  l'a  traluit  de  Callimaque,  mais  il 
n'en  a  pas  donné  de  preuve  certaine;  ce  qui  est  sûr,  c'est  que  ce 
sujet  se  trouve  f.Tt  souvent  reproduit  sur  les  murailles  de  Pompéi 
ou  d'Herculanum,  et  que  par  conséquent  il  devait  être  très  commun 
chez  les  poètes  d'Alexandrie.  C'est  bieu  aussi  à  la  manière  alexan- 
drine  que  Catulle  l'a  traité  :  il  mêle  à  des  t  -aits  de  passion  pro- 
f<jn':le  beaucoup  de  diminutifs  gracieux,  il  ne  néglige  pas  de  dé- 
crire, e-ii' ce  moment  terrible^  la  toilettai  de  son;  héroïne,  de  nous 
dire  en  passant  un  mot  de  sa  chevelure  blonde  et  de  ses  petits  yeux 
charmaiis,  de  raconter  enfin  que,  lorsqu'elle  s'avance  dans  les  fiots 
pour  essayer  de  suivre  son  amant  qui  s'enfuit,  elle  a  soin  de  relever 
sa  robe  jusqu'au  genou 

Mollia  nudatae  toUcntem  tcgmina  surœ. 

Yirgile  aussi  a  commencé  par  céder  au  goût  du  moment  et  par 
imiter  les  alexandrins.  C'est  ce  qui  explique  les  défauts  qu'on 
reproche' à  ses  premiers  ouvrages.  On  trouve  dans  ses  Bucoliques 
quelques  incohérences  qui  surprennent  chez  un  esprit  si  juste  et 
si  fin.  Ces  bergers  d'Arcadie  qui  habitent  les  bords  du  Mincio, 


bhO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  hommes  d'état  devenus  des  pâtres,  qui  tressent  des  corbeilles 
de  jonc  dans  des  antres  solitaires  et  chantent  sur  un  chalumeau 
rustique  pour  se  consoler  des  infidélités  d'une  comédienne  qui  a 
suivi  un  officier,  ci  tte  façon  de  transporter  à  la  campagne  les  évé- 
nemens  de  la  ville  et  de  placer  des  allusions  politiques  ;m  milieu 
de  discussions  pastorales,  rappellent  à  M.  Helbig  les  fantaisies 
étranges  de  certains  paysa,<i;es  pompéiens,  où  l'on  voit  la  ville  et 
les  champs  bizarrement  mêlés  ensemble,  des  portiques  élégans 
dans  la  solitude  où  Polyphème  mène  paître  son  troupeau,  et  un 
temple  ionien  couronné  de  guirlandes  sur  les  hauteurs  du  Caucase, 
près  du  vautour  qui  dévore  Prométhée  (1).  Chez  Properce,  l'in- 
fluence des  alexandrins  est  plus  visible  encore;  aussi  ses  élégies 
présentent-elles  plus  de  rapports  que  les  églogues  de  Virgile  avec 
les  peintures  pompéiennes.  La  mythologie  y  déborde  :  qu'il  soit 
triste  ou  joyeux,  tous  ses  sentimens  s'expriment  par  des  allusions 
à  de  vieilles  légendes;  il  n'a  pas  d'éloge  pins  délicat  pour  célébrer 
sa  maîtresse  que  de  la  comparer  aux  héroïnes  de  l'ancien  temps. 
S'il  l'a  surprise  un  jour  la  tête  appuyée  sur  son  bras  et  endormie, 
elle  lui  rappelle  aussitôt  Ariane  étendue  sur  le  rivage  de  Naxos, 
Andromède  après  sa  miraculeuse  délivrance,  ou  la  bacchante 
épuisée  qui  tombe  saisie  d'un  sommeil  invincible  dans  les  plaines 
de  la  Thessalie  :  ce  sont  des  personnages  que  connaissent  bien  ceux 
qui  ont  visité  les  villes  campaniennes,  on  les  y  retrouve  partout. 
Quand  Cynthie,  après  une  longue  résistance  qui  a  désolé  le  [)oète,  cède 
enfin  à  son  amour,  c'est  par  une  explosion  de  mythologie  qu'il 
célèbre  sa  victoire.  «  Non,  le  fils  d'Atrée  ne  fut  pas  plus  joyeux 
quand  il  vit  tomber  à  ses  pieds  la  forteresse  de  Troie.  Ulysse,  après 
tous  ses  voyages,  n'aborda  pas  avec  autant  de  plaisir  aux  rivages 
de  son  île  chérie;  Electre,  lorsqu'elle  aperçut  son  frère,  dont  elle 
avait  cru  tenir  les  cendres  dans  ses  mains,  la  fille  de  Minos  en 
revoyant  Thésée  qu'elle  venait  de  sauver  du  labyrinthe,  n'ont  pas 
éprouvé  tant  de  bonheur  que  j'en  ai  connu  la  nuit  dernière.  Qu'elle 
m'accorde  une  autre  fois  ses  faveurs,  et  je  me  tiens  pour  immortel  !  » 
Les  petits   Amours,  que  nous    avons  trouvés  si  souvent  dans  les 

(1)  La  mp.rveille  du  genre,  comme  l'appelle  très  justement  M.  Helhio;,  c'est  un  ta- 
bleau qui  reprt'si  iite  raventure  d'Act(5on  ;  il  se  compose  en  réalité  de  plusieurs  pay- 
sages juxtaposés,  surdt'.s  plans  divers,  et  avec  des  caractères  très  diffcrens.  Au  premier 
plan,  à  l'extrémité  droite,  une  nature  sauvage,  des  rochers  à  pic,  d'où  se  préiipite 
un  torrent;  vers  le  milieu,  le  torrent  devient  un  ruisseau  paisible, avec  de  petits  ponts, 
des  rives  basses  et  des  chèvres  qui  vionuent  y  boire.  Au  second  plan,  un  sacdlum 
d'Artémis,  très  richfmeut  décoré;  plus  loin,  une  maison  romaine,  avec  une  tour,  un 
cryptoportique,  et  une  statue  sur  un  piédestal  élevé.  Le  peintre  semble  avoir  voulu 
réunir  dans  un  seul  tableau  les  divers  genres  de  paysages  qu'on  exécutait  à  Pompéi, 
sans  se  préoccuper  de  l'effet  produit  par  cet  ensemble  bigarré.  Ces  dissonances  ne 
sont  pas  très  rares  dans  les  peintures  pompéiennes. 


PROMENADES    ARCHEOLOGIQUES.  5H 

peintures  pompéiennes,  ne  manquent  pas  non  plus  dans  les  poésies 
de  Properce.  Lorsqu'il  se  décerne  à  lui-même  une  sorte  de  triomphe 
pour  avoir  fait  connaître  aux  Romains,  dans  toute  sa  beauté, 
l'éiéuie  alexandi-ine,  il  y  associe  les  Amours  et  veut  qu'ils  prennent 
place  dans  le  même  char  que  lui, 

Et  mccum  in  curru  pavvi  vectantur  Amoros. 

Il  raconte,  dans  une  de  ses  pièces  les  plus  agréables,  imitée  par 
André  Chéiiier,  qu'une  nuit,  après  avoir  fait  quelque  débauche,  il 
errait  seul,  et  à  pas  mal  assurés,  dans  la  ville  endormie,  cherchant 
une  bonne  fortune  coupable;  tout  à  coup  il  tombe  au  milieu  d'une 
troupe  de  petits  enfans  que  sa  frayeur  l'empêche  de  compter.  «  Les 
uns  portaient  de  petites  torches,  d'autres  tenaient  des  flèches, 
d'autres  enfin  semblaient  préparer  des  liens  pour  m'attacher.  Tous 
étaient  nus.  Alors  l'un  d'eux,  plus  résolu,  s'écrie  :  «  Le  voilà!  sai- 
sissez-le; vous  le  connaissez  bien.  C'est  lui  qu'une  femme  irritée 
nous  a  chargés  de  lui  rendre.  »  Il  dit,  et  déjà  je  sentais  un  nœud  qui 
serrait  mon  cou.  »  Les  autres  s'approchent,  l'enchaînent,  le  gron- 
dent, et  le  ramènent,  repentant  et  heureux,  à  la  maison  de  Cyn- 
ti^ie.  —  N'est-ce  pas  le  sujet  d'un  tableau  charmant  qu'on  pourrait 
mettre  en  face  de  la  Vendeuse  cC Amours? 

Mais  c'est  Ovide  surtout  qui  paraît  avoir  le  plus  profité  des 
poètes  d' Alexandrie;  aussi  est-ce  lui  dont  les  vers  rappellent  le 
plus  souvent  les  peintures  pompéiennes,  il  serait  aisé,  parmi  ces 
peintures,  d't  n  choisir  un  certain  nombre  qui  pourraient  servir  pour 
ainsi  dire  d'illus  ration  à  ses  ouvrages,  tant  le  poète  et  le  peintre 
se  ressemblent  par  moment.  C'est  tout  à  fait  de  la  même  manière 
qu'ils  représentent  lo  délivrée  par  Mercure,  Hercule  hlant  chezOm- 
phale,  Paris  qui  grave  le  nom  d'OEnonesur  l'écorce  des  arbres,  Eu- 
rope, «  qui  tient  la  corne  du  taureau  d'une  main,  appuie  l'autre  sur 
son  dos,  tandis  que  le  vent  agite  et  gonfle  ses  vêtemens.  »  J'ai  men- 
tionné plus  haut  le  tableau  où  l'inctmsolable  Polyphème  reçoit  une 
lettre  de  Galatée,  qui  lui  est  apportée  par  un  Amour  monté  sur  un 
dauphin.  Cette  bizarre  invention  fait  songer  tout  de  suite  aux 
Hêroides  d'Ovide.  Ce  sont  des  épîtres  amoureuses  qui  supposent 
non-seulement  qu'on  savait  éciire  et  qu'on  écrivait  beaucoup  du 
temps  de  la  guerre  de  Troie,  mais  qu'on  avait  alors  le  moyen  de 
faire  porter  ses  lettres,  même  quand  on  les  adressait  à  des  gens 
dont  on  ignorait  la  demeure  ou  qu'on  était  relégué  dans  quelque 
île  déserie.  Voilà  des  habitudes  qui  ne  conviennent  guère  à  des 
époques  si  lointaines.  Pour  comprendre  que  des  femmes  écrivent 
des  lettres  si  longues,  où  l'on  trouve  des  pensées  si  brillantes  et 
tant  de  connaissance  du  cœur  humain,  il  faut  admettre  qu'on  a 


5Zi2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pris  la  peine  de  les  bien  élever.  Aussi  le  poète  dit-il  en  termes 
exprès  qu'elles  ont  eu  des  maîtres  «  et  qu'on  leur  a  enseigné  les 
arts  qui  sont  l'ornement  de  l'enfance.  »  En  réalité,  elles  ne  sont  que 
des  contemporaines  de  Corinne,  qui  ont  fréquenté  la  bonne  société  et 
appris  les  usages  de  la  galanterie  dans  l'Ai-t  dCaimer.  C'est  le  sys- 
tème ordinaire  d'Ovide  de  rajeunir  par  tous  les  moyens  cette  vieille 
mythologie,  et  les  dieux  n'y  échappent  pas  plus  que  les  héros.  Ils 
perdent  tout  à  fait  chez  lui  cet  air  antique  qui  les  rendait  vénéra- 
bles ;  il  en  fait  des  hommes,  et  des  hommes  qui  ressemblent  à  ceux 
parmi  lesquels  il  passait  sa  vie.  Hercule  n'est  plus  qu'un  athlète 
ordinaire  qui  se  bat  contre  Achéloiis  à  la  façon  de  ceux  qu'on  montre 
au  peuple  dans  les  jeux  publics.  Quand  Minerve  défie  Arachné^ 
elle  se  met  a'i  travail  comme  une  bonne  ouvrière,  retroussant 
sa  robe  pour  être  moins  gênée  et  faisant  courir  sa  navette  entre  les 
fils  «  avec  une  ardeur  qui  lui  fait  oublier  sa  peine.  »  Le  ménage 
de  Jupiter  manque  entièrement  de  gravité.  Junon  est  sans  cesse 
occu})ée  à  surveiller  son  mari,  qui  lui  donne  de  grands  sujets  d'être 
jalouse.  Tout  entretient  ses  soupçons.  Il  suffît  d'un  brouillard  qui 
couvre  un  coin  de  la  terre,  pendant  un  jour  serein,  pour  la  rendre 
toute  pensive.  «  Elle  s'étonne,  en  voyant  s'élever  ce  nuage  qui  n'a. 
pas  de  raison  de  s'être  formé,  et  sa  première  pensée  est  de  regarder 
aussitôt  où  son  mari  peut  être,  car  elle  se  souvient  de  toutes  les 
infidélités  dont  il  s'est  rendu  coupable.  Comme  elle  ne  le  voit  nulle 
part:  Je  serais  bien  étonnée,  s'écrie-t-elle,  s'il  n'était  pas  en  train 
de  me  tromper  {aut  ego  fallor,  aut  ego  Irdor^  ait)  ;  »  et  elle  se  met 
en  mesure  de  le  surprendre.  Cette  habiiu  le  de  repr^^senter  tout  à 
fait  les  dieux  comme  les  hommes  et  de  donnT  un  air  moderne  à 
l'antique  mythologie  pour  la  rendre  vivante,  nous  l'avons  aussi  re- 
marqué- dans  les  pî'intures  d.:;  Pompéu  C'est  la  pr^^uve  qu'elle  exis- 
tait déjà  chez  les  poètes  d'Alexandrie.  Mais  Ovide  est  allé  beaucoup 
plus  loin  que  ses  fiiaîti-es.  Il  m'^le  à  touf.  une  sorte  de  bonne  humeur 
et  de  verve  bouiïonne  qui  n'est  pas  dans  le  génie  des  alexandrins. 
En  les  imitant,  il  les  a  [)rofondément  modifiés.  M.  Rohde,  dans  son 
livre  sur  l'origine  du  romai  grec,  fait  remarquer  que,  s'il  leur  doit 
le  fond  de  ses  ouvrages,  il  se  distin,,'ue  d'eux  par  l'exécution.  Les 
alexan liins  étaient  en  g'-néral  des  gens  méticuleux  et  compassés, 
des  critiques  autant  que  des  poètes,  fort  sévères  pour  les  autres  et 
pour  eux,  qui,  voulant  plaire  aux  gens  du  monde,  soignaient  beau- 
coup leurs  vers,  qui  polissaient  et  ciselaient  leurs  phrases,  cher- 
chaient à  mettre  de  l'esprit  ou  de  la  scivuice  partout,  et  par  consé-' 
quent  ne  produisaient  guère.  C'était  véritablement  un  de  leurs  • 
élèves  que  cet  Ilelvius  Cinna,  l'ami  do  Catulle,  qui  mit  neuf  ans 
à  achever  un  petit  poème  et  le  rendit  si  obscur  à  force  de  le  tra- 
vailler qu'il  eut  tout  de  suite  des  commentateurs,  et  que  c'était  une 


PROMENADES   ARCHÉOLOGIQUES.  553 

gloire  de  le  comprendre.  Ovide  n'était  pas  un  de  ces  regratteurs  de 
syllabes,  un  de  ces  délicais  qui  ne  se  contentent  jamais.  Il  avait 
l'imagination  vive  et  la  main  rapide;  c'était  son  plaisir  et  son  talent 
d'improviser.  Il  charma  cette  société  non- seulement  en  suivant  ses 
goûts  et  en  flattant  ses  caprices,  mais  en  l'éblouissant  Fans  cesse 
d'ouvrages  nouveaux.  On  peut  dire  de  lui  aussi  qu'il  remplace  ces 
((  tableaux  d'appartement  »  de  l'école  alrxandririe,  si  soignés,  si 
léchés,  par  des  fresques  hardies,  pleines  de  négligences  et  de 
défauts  choquans,  mais  où  l'on  trouve  une  fécondité  de  rpssources, 
une  richesse  de  détails,  une  rapidiié  d'exécution  qui  béduisent  les 
plus  difficiles.  —  C'est  une  ressemblance  de  plus  avec  les  peintres 
de  Pompéi. 

Mais  ces  peintres  et  ces  poètes  ne  se  ressemblent  pas  toujours. 
Il  y  a  aussi  quelques  différences  entre  eux  qu'il  faut  signaler  avec 
soin,  car  elles  achèvent  de  les  faire  bien  connaître.  Je  ne  veux  pas 
parler  seulement  de  celles  qui  sont  la  conséquence  des  conditions 
diverses  de  leurs  arts  :  ils  n'y  pouvaient  pas  échapper,  et  elles  se 
reproduisent  partout.  Quand  Horace  dit  que  la  poésie  est  comme  la 
peinture,  —  ut  pictura  poesis^  —  il  n'entend  pas  exprimer  une 
vérité  absolue  et  qui  ne  souffre  pas  d'exception.  11  savait  bien,  ce 
fin  critique,  que,  si  leur  but  est  semblable,  elles  suivent  des  routes 
différentes  pour  y  arriver.  La  peinture,  qui  travaille  directement 
pour  les  yeux,  est  bien  forcée  de  donner  aux  personn-îges  de  belles 
attitudes.  Elle  ne  peut  rien  présenter  au  regard  qui  le  choque,  car 
l'image  ne  s'effEiçant  pas,  l'impression  durerait  et  deviendrait  plus 
fâcheuse  par  sa  durée  même,  le  poète  au  contraire,  qui  s'adresse 
à  l'imngination  et  peint  d'un  trait,  peut  se  permettre  des  fantuisieâ 
qu'on  ne  pardonnerait  pas  su  peintre.  Je  n'en  veux  prendre  qu'un 
exemple.  La  légende  racontait  qu'lo  avait  été  changée  en  vache; 
c'est  sous  cette  forme  qu'elle  est  poursuivie  par  la  colère  de  Junon, 
qui  la  met  sous  la  garde  vigilante  d'Argus,  le  berger  aux  cent  yeux. 
Ovide  accepte  la  légende  comme  elle  est,  il  n'y  change  et  n'y  cache 
rien;  au  contraire,  elle  l'amuse  et  il  s'y  complaît;  ce  qu'el'e  a  de 
bizarre  est  précisément  ce  qu'il  développe  avec  le  plus  de  com- 
plaisance. 11  dépeint  la  malheureuse  lo  qui  n'a  pas (  ncoie  conscience 
de  sa  métamorphose  :  «  Elle  veut  implorer  son  gardien  et  lui  tendre 
les  bras;  nais  elle  ne  se  trouve  plus  de  bras  ('u'elle  puisse  tendre 
vers  lui  (1).  Elle  essaie  de  parler,  et  ses  paroles  sont  des  mugisse- 
mens  qui  lui  font  peur.  Elle  s'approche  d'une  fontaine  où,  dans 
les  temps  plus  heureux,  elle  avait  coutume  de  se  mirer,  mais,  dès 
qu'elle  aperçoit  ses  cornes,  elle  s'enfuit  épouvantée  devant  son 
image.  »    Tout   cela   est  dit  finement,  avec  un  ton  d'ironie  fort 

(1)  111a  etiam  supplex  Argo  quutn  bracliia  vellet 

Tendere,  non  habuit  qnœ  brachia  tendcret  Argo. 


b!^^  REVUE  des  deux  mondes. 

agréable;  sans  compter  que  le  père  d'Io  lui-même,  malgré  sa  dou- 
leur, ne  se  refuse  pas  une  réflexion  comique  :  «  Et  moi,  dit-il,  qui 
te  cherchais  un  époux,  qui  songeais  à  me  donner  un  gendre  et 
des  petits-fils  ;  c'est  dans  mon  troupeau  qu'il  faut  te  choisir  un 
mari,  c'est  dans  mon  troupeau  que  je  me  trouverai  des  petits- 
enfans!  »  Un  peintre  ne  pourrait  pas  se  permettre  ces  plaisanteries. 
Il  lui  serait  difficile  d'exciter  notre  compassion  pour  une  vache, 
de  nous  intéresser  à  son  malheur,  de  nous  faire  souhaiter  son  salut. 

10  restera  donc  pour  lui,  en  dépit  de  Junon,  une  belle  jeune  fille 
captive,  surveillée  par  un  méchant  geôlier,  qui  lève  les  yeux,  qui 
tend  les  bras  au  ciel  pour  appeler  un  libérateur.  C'est  tout  au  plus 
si  les  peintres  les  plus  scrupuleux,  et  qui  veulent  à  tout  prix  res- 
pecter la  tradition,  dessineront  sur  son  front  charmant  deux  petites 
cornes,  à  moitié  dissimulées  par  les  cheveux  :  c'est  le  seul  souvenir 
que  laissera  dans  un  tableau  la  métamorphose  de  la  fille  d'inachus. 

11  en  est  de  même  pour  son  gardien  :  les  cent  yeux  que  la  légende 
lui  donne  égaient  beaucoup  Ovide,  qui  le  félicite  de  pouvoir  se  tour- 
ner comme  il  voudra  sans  perdre  jamais  du  regard  sa  victime  : 

Ante  oculos  lo,  quamvis  aversus,  habebat. 

Supposons  que  le  peintre  veuille  rester  fidèle  à  la  tradition,  il  ne 
fera  jamais  qu'une  figure  grotesque.  Il  s'en  tire  en  représentant 
Argus  comme  un  berger  ordinaire,  et  en  se  contentant  de  lui  mettre 
sur  l'épaule  une  peau  de  léopard,  dont  les  taches  seront  chargées 
de  figurer,  pour  un  spectateur  complaisant,  les  cent  yeux  de  la 
légende.  Voila  comment  le  peintre  évite  des  difficultés  qui  n'existent 
pas  pour  le  poètn,  ce  qui  l'oblige  quelquefois  à  traiter  les  mêmes 
sujets  d'une  manière  différente. 

Ces  dilféieiices,  je  le  répète,  étaient  inévitables,  car  elles  tenaient 
aux  conditions  mêmes  des  deux  arts,  qui  ne  peuvent  pas  être  chan- 
gées :  il  est  donc,  inutile  d'y  insister  davantage,.  Mais  il  y  en  a  une 
autre  qui  est  plus  importante  et  qui  sépare  piofondéiiient  les  pein- 
tres de  Pompéi  des  poètes  latins.  —  Tous  les  arts  que  la  Grèce 
a  donnés  à  Rome  semblent  avoir  fait  effort  pour  s'acclimater  dans 
leur  nouvelli!  patrie;  ils  en  ont  pris  de  quelque  façon  les  qualités 
et  le  caractère  (1),  La  peinture   n'est  jamais  devenue  romaine. 

(I)  Au  début  do  son  second  ouvrage,  M.  Helbig  étudie  ce  qu'est  devenue  la  sculpture 
grecque  à  Homo  ;  il  D'est  pas  disposé  à  croire  qu'elle  y  ait  rien  inventé  de  nouveau. 
Ainsi  les  bustes,  qu'on  cnàt  tout  à  fait  propres  à  l'art  roinaiii,  existaient  déjà  chez  les 
Grecs.  Les  bas-reliefs  des  arcs  de  triomplie  sont  imités,  dans  leurs  dispositions  princi- 
pales, de  ces  S'  ènes  si  fréquentes  sur  les  tombeaux  qui  repré  entent  Bacchus  triom- 
phant des  Indims.  M.  HaWtU  reconnaît  pourtant  que  la  sculpture  a  pris  à  Rome  un 
caractère  puissant  de  réalisme  qu'elle  n'avait  pas  au  même  degré  dans  la  Grèce;  il  en 
donne  pour  exemple  les  bas-reliefs  de  la  colonne  Trajane.  L'artiste  qui  a  exécuté  ce 


PROMENADES    ARCHEOLOGIQUES.  5^5 

Ce  n'est  pas  qu'elle  ait  eu  à  se  plaindre  plus  que  les  autres  de 
l'accueil  qu'elle  a  reçu  des  Romains.  Depuis  le  jour  où  Paul- 
Ëmile  fit  venir  d'Athènes  Métrodore  pour  peindre  les  tableaux  qui 
devaient  orner  son  triomphe  et  le  chargea  d'élever  ses  enfans,  les 
grands  artistes  trouvèrent  à  Rome  la  considération  et  la  fortune.  On 
y  payait  aussi  cher  les  belles  peintures  que  les  statues  des  maîtres; 
si  l'on  était  fort  empressé  à  remplir  les  places  où  les  portiques  des 
images  en  marbre  ou  en  airain  des  dieux  et  des  grands  hommes, 
on  ne  l'était  pas  moins  à  décorer  de  fresques  les  monumens  publics 
ou  privés,  et  l'exemple  de  Pompéi  nous  montre  combien  ce  goût 
était  devenu  commun.  Ce  qui  prouve  encore  mieux  que  la  peinture 
n'était  pas  sans  honneur  à  Rome,  c'est  qu'elle  fut  un  des  premiers 
arts  que  les  Romains  aient  eux-mêmes  pratiqués.  Avant  l'époque 
des  guerres  puniques,  un  patricien  qui  appartenait  à  l'une  des  plus 
glorieuses  maisons  du  pays  ne  dédaigna  pas  de  se  faire  l'élève  des 
artistes  grecs  et  de  décorer  un  temple  de  sa  main.  Son  talent  lui 
donna  tant  de  renommée  qu'on  ne  l'appela  plus  que  Fabius  le 
Peintre  (  Fabius  Pictor)  et  que  sa  famille  en  garda  le  nom.  A  partir 
de  ce  moment,  dans  la  liste  des  peintres  qui  se  rendirent  célèbres, 
les  Romains  ne  manquent  pas,  et  pariià  ceux  dont  Pline  nous 
a  conservé  le  souvenir,  il  y  en  a  un  qui  était  si  fier  de  son  pays 
qu'il  ne  quittait  jamais  la  toge,  même  quand  il  avait  à  monter  sur 
quelque  échafaudage  :  à  peu  près  comme  on  prétend  que  Buffon  se 
mettait  en  habit  de  cérémonie  quand  il  composait  son  grand  ouvrage. 
Mais  qu'il  portât  la  toge  ou  le  pallium ,  l'artiste  restait  grec.  Eu 
s'établissant  en  Italie,  la  peinture  grecque  ne  changea  pas  de  mé- 
thode; elle  ne  modifia  en  rien  ses  habitudes,  elle  ne  chercha  ses 
inspirations  que  dans  les  souvenirs  de  son  ancienne  patrie.  Letronne 
a  raison  de  dire  «  que  ce  fut  une  plante  qui  se  développa  partout 
comme  sur  le  sol  natal,  sans  presque  éprouver  l'influence  du  chan- 
gement de  terrain  et  de  climat.  » 

C'est  au  moins  ainsi  qu'elle  nous  apparaît  à  Pompéi.  Il  est  vrai 
que  M.  Helbig,  pour  diminuer  notre  surprise  de  la  voir  devenir  si 
peu  romaine,  dans  une  ville  d'Italie,  nous  fait  remarquer  qu'elle 
n'y  fut  guère  employée  qu'à  décorer  des  maisons  particulières. 
Etant  réservée  à  de  simples  bourgeois,  et  pour  leurs  appartemens 
privés,  elle  ne  se  crut  pas  obligée  de  prendre  un  air  officiel.  On 
lui  laissa  plus  de  liberté,  et  elle  en  profita  pour  ne  pas  sortir  de  ses 
anciennes  habitudes.  C'est  ce  qui  montre  précisément  qu'elle  y 

monument  est  imitateur  dans  les  parties  plus  idéales  de  son  œuvre,  par  exemple 
lorsqu'il  représente  une  Victoire;  il  devient  original  quand  il  traduit  directement  la 
réalité  et  qu'il  reproduit  les  soldats  romains  ou  les  barbares  dans  leur  costume  exact 
et  leurs  attitudes  vraies. 

TOME  XXXV.  —  1879.  35 


5A6  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

restait  très  volontiers  fidèle,  quand  on  ne  lui  faisait  pas  violence. 
Il  ne  faudrait  pas  conclure,  comme  on  l'a  fait,  du  spectacle  de  ces 
tableaux  dont  le  sujet  est  toujours  emprunté  aux  légendes  de  la 
Grèce,  que  Pompéi  fut  une  ville  tout  à  fait  grecque.  D'origine,  sans 
doute,  elle  l'était,  comme  Naples,  la  molle  et  voluptueuse  Naples, 
sa  voisine.  Ses  habitans  firent  aux  armées  de  Sylla  une  résistance 
acharnée  ;  mais,  une  fois  vaincus,  ils  acceptèrent  très  aisément 
leur  sort.  Ils  sont  une  preuve  de  plus  de  la  facilité  étrange  avec 
laquelle  le  monde  est  devenu  romain.  Les  anciens  langages  qu'ils 
parlaient  du  temps  qu'ils  étaient  libres,  l'osque  et  le  grec,  ils  y 
avaient  très  vite  renoncé  pour  le  latin.  Le  latin  n'est  pas  seule- 
ment la  langue  officielle  des  magistrats,  dans  leurs  édits,  et  des 
décurions,  dans  leurs  décrets  :  c'est  l'idiome  commun,  celui  des 
pauvres  comme  des  riches,  des  paysans  comme  des  citadins.  Les 
enfans  qui  crayonnent  leurs  plaisanteries  sur  les  murs,  les  jeunes 
gens  qui,  suivant  l'usage  antique,  adressent  un  salut  à  leurs  mai- 
tresses,  les  oisifs  qui,  au  sortir  des  jeux  publics,  célèbrent  leur  gla- 
diateur préféré,  les  habitués  de  tavernes  ou  de  lieux  suspects  qui 
éprouvent  le  besoin  d'exprimer  leurs  impressions,  le  font  toujours 
en  latin.  Non-seulement  ils  parlent  la  langue  de  leurs  maîtres, 
mais  ils  partagent  tous  leurs  sentimens.  Sans  doute  il  n'y  a  pas 
lieu  d'être  surpris  que  les  images  des  princes  de  la  famille  d'Au- 
guste se  retrouvent  sur  les  places  publiques  et  que  les  inscriptions 
officielles  soient  pleines  d'expressions  de  dévoûment  et  d'affection 
pour  eux  ;  mais  celles  qui  sont  charbonnées  sur  les  murailles  par 
des  gens  du  peuple,  et  qu'on  ne  peut  soupçonner  de  flatterie  et  de 
mensonge,  contiennent  des  pi-otestations  à  peu  près  semblables. 
Le  cri  de  :  Vive  V empereur  [Augusto  féliciter!)  n'y  est  pas  rare. 
L'un  de  ceux  qui  l'écrivent  sur  un  mur  y  ajoute  cette  pensée 
que  le  salut  des  princes  fait  celui  de  leurs  sujets  :  Vohis  sahis  feli- 
ces  summ  perpcluo -^  un  autre  envoie  à  Rome,  l'ancienne  ennemie, 
des  souhaits  de  bonheur  et  de  prospérité  :  Roma  valel  II  n'y  a  au- 
cune raison  de  douter  que  ces  gens-là  ne  soient  sincères,  qu'ils 
n'expriment  leur  opinion  et  celle  de  leurs  concitoyens.  Dans  un 
milieu  aussi  bien  préparé,  il  n'est  pas  étonnant  que  l'Enéide  de 
Virgile  ait  été  très  favorablement  accueillie  :  elle  était  consacrée  à 
la  gloire  de  Rome,  dont  elle  célébrait  l'origine.  D'ailleurs  le  poète 
avait  su  intéresser  à  son  œuvre  toute  l'Italie  :  on  pouvait  voir  de 
Pompéi  cette  pointe  de  Misène,  tombeau  d'un  des  compagnons 
d'Ënée,  que  Virgile  avait  chantée;  on  était  près  de  ces  champs  Phlé- 
gréens  où  il  avait  mis  l'entrée  des  enfers.  Aussi  l'Enéide,  on  peut 
l'affirmer,  y  a-t-elle  été  lue  dans  les  écoles  et  dans  le  monde  avec 
un  très  vif  plaisir.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  que  les  inscriptions  gra- 
vées avec  la  pointe  d'un  couteau  ou  écrites  au  charbon,  qui  sont 


PROMENADES   ARCHEOLOGIQUES.  5^7 

l'œuvre  des  écoliers  ou  des  gens  du  peuple,  en  contiennent  sou- 
vent des  vers.  On  la  savait  donc  par  cœur,  on  la  citait  volontiers, 
et  les  illettrés  même  en  connaissaient  quelque  chose.  II  est  donc 
probable  que,  dans  une  ville  où  Virgile  paraît  avoir  été  populaire, 
on  aurait  aimé  à  voir  représenter  sur  les  murs  des  maisons  quel- 
ques-unes des  scènes  qu'il  a  décrites.  Si  les  peintres  ne  l'ont 
presque  jamais  fait,  s'ils  ont  si  rarement  mis  sous  les  yeux  des 
Pompéiens  des  sujets  empruntés  à  leur  poète  favori  ou  des  souve- 
nirs de  leur  histoire  nationale,  c'est  que  l'art  qu'ils  pratiquaient 
était  resté  grec,  qu'on  le  savait  enfermé  dans  ses  traditions  et  ses 
habitudes,  et  qu'on  ne  lui  demandait  pas  d'en  sortir. 

Il  n'en  fut  pas  de  même  de  la  poésie,  et  c'est  ce  qui  la  distingue 
le  plus  de  la  peinture.  Grecque  aussi  d'origine,  elle  consentit  de 
bonne  grâce  et  presque  dès  le  premier  jour  à  devenir  romaine. 
NoBvius  emploie  les  formes  de  l'épopée  homérique  à  célébrer  les 
héros  de  l'ancienne  Rome;  la  muse  de  Sophocle  chante  les  exploits 
de  Décius,  de  Paul-Émile,  de  Brutus.  Ce  mélange  arrive  à  sa  per- 
fection dans  "Virgile  :  nulle  part  les  traditions  des  deux  pays,  le 
génie  des  deux  peuples,  les  deux  antiquités  ne  se  sont  plus  har- 
monieusement unies  que  dans  son  poème,  et  c'est  ce  qui  en  fait 
l'admirable  beauté.  A  ce  moment,  Rome  paraît  plus  fière  que  jamais 
de  son  passé  et  plus  occupée  de  son  histoire.  L'empereur,  qui  lui 
a  pris  la  liberté,  excite  en  elle  l'orgueil  national.  Il  lui  montre 
sans  cesse,  pour  occuper  son  imagination  et  prévenir  ses  regrets, 
l'immensité  de  son  territoire,  qui  s'étend  jusqu'aux  limites  du 
monde  civilisé,  et  lui  rappelle  la  manière  héroïque  dont  elle  l'a 
conquis.  Pour  dissimuler  la  nouveauté  de  ses  institutions,  il  s'en- 
toure, de  tous  les  grands  hommes  de  l'ancien  temps,  se  met  dans 
leur  compagnie  et  se  présente  hardiment  comme  leur  continua- 
teur. Une  sorte  de  mot  d'ordre  fut  donné  à  tous  les  poètes  con- 
temporains de  mêler  à  l'éloge  du  prince  celui  des  héros  de  la  répu- 
blique et  les  souvenirs  de  l'ancienne  Rome.  Aucun  d'eux  ne  se 
dispensa  de  le  faire.  Les  plus  futiles  mêmes,  qui  ne  s'étaient 
jamais  occupés  que  de  leurs  amours,  prirent  un  ton  plus  grave  et 
mêlèrent  à  leurs  vers  légers  des  chants  patriotiques.  Properce,  en 
homme  avisé,  avait  réglé  d'avance  l'emploi  de  toute  sa  vie.  Il 
comptait  a  quand  l'âge  aurait  chassé  les  plaisirs  et  semé  sa  tête 
de  cheveux  blancs,  s'enquérir  des  lois  de  la  nature,  chercher 
comment  se  gouverne  cette  grande  maison  du  monde,  étudier  les 
principes  qui  dirigent  le  cours  de  la  lune,  d'où  viennent  les  éclipses 
et  les  orages,  pourquoi  l'arc-en-ciel  boit  les  eaux  de  la  pluie, 
quelle  est  la  cause  des  agitations  souterraines  qui  font  trembler 
les  plus  hautes  montagnes  »  ;  en  d'autres  termes,  il  voulait  rester 
un  véritable  alexandrin  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours,  et  se  proposait 


5Ù8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seulement  de  passer  avec  l'âge  des  élégies  de  Callimaque  à  la 
poésie  didactique  d'Aratus.  Il  ne  résista  pas  pourtant  aux  sollici- 
tations de  Mécène;  il  finit  par  célébrer,  lui  aussi,  les  vieilles  tra- 
ditions de  Rome  «  et  mettre  tout  le  souffle  qui  s'échappait  de  sa 
faible  poitrine  au  service  de  la  patrie.  »  C'est  ainsi  que  l'élégie 
romaine,  toute  fille  qu'elle  était  des  alexandrins,  et  fort  attachée 
à  ses  modèles,  mêla  pourtant  des  nouveautés  à  ses  imitations  et 
osa  placer  souvent  à  côté  des  légendes  grecques  les  souvenirs  de 
l'histoire  nationale.  La  peinture,  on  vient  de  le  voir,  ne  l'avait 
presque  jamais  fait. 

11  y  avait  donc  dans  cette  poésie,  qu'on  traite  aujourd'hui  avec 
rigueur,  un  élément  de  force  et  de  vie  qui  me  paraît  surtout  res- 
sortir quand  on  la  compare  à  la  peinture  contemporaine.  En  se 
faisant  romaine,  elle  flatta  l'orgueil  du  pays,  elle  essaya  de  répondre 
au  sentiment  général.  De  ce  côté,  elle  était  origiriale  et  ne  devait 
rien  à  l'école  d'Alexandrie,  qui  n'a  jamais  connu  ces  élans  de  patrio- 
tisme. Quant  à  toute  cette  mythologie  qu'elle  lui  avait  trop  facile- 
ment empruntée  et  que  nous  trouvons  si  fade  et  si  obscure  aujour- 
d'hui, les  Romains  devaient  assurément  y  prendre  moins  d'intérêt 
que  les  Grecs,  chez  lesquels  elle  était  née  ;  mais  on  se  trompe 
quand  on  croit  qu'elle  leur  était  tout  à  fait  indifi"érente  ou  inconnue. 
La  peinture  l'avait  popularisée  chez  eux  de  bonne  heure.  Avant 
même  l'époque  des  guerres  puniques,  les  artistes  grecs  avaient 
pénétré  en  Italie  et  y  exerçaient  leur  métier.  Plante  nous  parle  de 
tableaux  qui  décoraient  de  son  temps  des  maisons  particulières  et 
représentaient  Vénus  avec  Adonis  ou  l'aigle  qui  enlève  Ganymède. 
Dans  Térence,  un  amoureux  qui  hésite  à  commettre  une  assez 
méchante  action  raconte  qu'il  a  perdu  tous  ses  scrupules  après 
avoir  vu  sur  les  murs  d'un  temple  Jupiter  qui  séduit  Danaé.  Ce 
sont  les  sujets  qu'on  retrouve  le  plus  souvent  dans  les  villes  de  la 
Campanie.  Ainsi,  pendant  plusieurs  siècles,  les  peintres  en  avaient 
orné  les  édifices  publics  et  privés.  L'œil  et  l'esprit  s'étaient  habitués 
à  les  voir,  les  ignorans  eux-mêmes,  les  illettrés  étaient  devenus 
insensiblement  familiers  avec  eux,  et  l'élégie,  qui  devait  à  son  tour 
les  reprendre,  se  trouvait  avoir  d'avance  un  public  tout  préparé 
et  beaucoup  plus  étendu  qu'on  ne  le  croit.  La  peinture  et  la  poésie 
se  sont  donc  aidées  l'une  l'autre;  nous  avions  raison  de  dire  qu'il 
est  utile  de  les  compai-er  ensemble  pour  les  mieux  connaître, 
qu'elles  s'éclairent  mutuellement  par  leurs  rapports,  comme  par 
leurs  différences,  et  que  M.  Ilelbig,  en  nous  renseignant  mieux 
qu'on  n'avait  fait  jusqu'ici  sur  les  peintures  de  Pompéi,  nous 
permet  de  porter  un  jugement  plus  juste  sur  les  poètes  de  l'époque 
d'Auguste.  C'est  un  service  signalé,  dont  les  amis  des  lettres  latines 
doivent  le  remercier.  Gaston  Boissier. 


1 


GEORGETTE 


PREMIERE    PARTIE 


I. 

C'était  aux  Pyrénées,  dans  une  station  thermale  où  j'étais  allé 
cette  année-là  chercher  du  soulagement  aux  maux  variés  qui  peuvent 
assaillir  un  âge...  qu'il  ne  me  plaît  pas  de  préciser,  car  j'ai  mes 
coquetteries  de  célil3ataire.  Je  traînais,  sous  les  quinconces  qui  pré- 
cèdent l'établissement  des  bains,  mes  pas  quelque  peu  alourdis, 
en  attendant  l'heure  ordinaire  de  la  musique.  La  musique  est  deux 
fois  par  jour  en  ce  lieu,  durant  la  saison,  le  rendez-vous  du  monde, 
un  prétexte  à  toilette,  à  rencontres,  à  flirtation,  et  la  grande  res- 
source des  invalides  qui  ne  peuvent  ni  entreprendre  de  longues 
courses  à  pied,  ni  se  joindre  aux  cavalcades.  On  passe  une  heure  à 
flâner,  à  regarder  un  va-et-vient  qui  rappelle  celui  des  Champs- 
Elysées  ou  du  boulevard,  en  tournant  le  dos  pour  cela,  notez-le,  à 
un  groupe  de  montagnes  merveilleusement  pittoresque,  posé  comme 
le  plus  beau  des  décors  au  fond  d'un  jardin  public,  —  jardin  vul- 
gaire et  prétentieux,  cela  va  sans  dire,  pourvu  de  rocailles  et  de 
lacs  artificiels,  comme  si  l'on  n'était  pas  au  pays  par  excellence  des 
eaux  vives  et  des  pics  marmoréens.  J'ai  pensé  souvent  que  c'était  là 
le  secret  de  la  vogue  dont  jouit  cette  méchante  promenade  :  les 
baigneurs,  des  citadins  pour  la  plupart,  cédant  à  la  force  de  l'ha- 
bitude, cherchent  la  nature  factice  auprès  de  la  nature  vraie. 

Pour  mon  compte,  je  n'avais  pas  le  choix;  mon  mauvais  destin  et 
ma  béquille  de  goutteux  me  condamnaient,  bon  gré  mal  gré,  à  tour- 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ner  comme  un  écureuil  sur  sa  roue,  dans  ces  petites  allées  déce- 
vantes, mais  je  ne  m'y  résignais  point  sans  pester  contre  les 
gens  mieux  partagés  que  moi-même. 

—  Où  allez-vous?  d'où  venez-vous?  —  En  montant  et  en  descen- 
dant les  avenues  ombreuses  qui  tiennent  lieu  de  rues,  on  n'entend 
que  ces  deux  questions  jetées  fiévreusement  au  milieu  d'un  temps 
de  galop:  c'est  l'agitation,  le  fracas  perpétuels!  Malheur  au  pauvre 
hère  qui  ne  peut  suivre  cet  essaim  endiablé  de  cavaliers  et  d'ama- 
zones, il  est  réduit  à  sécher  d'ennui,  comme  je  le  fis  pendant  un 
grand  mois  cette  année-là.  Quelle  vie  en  effet  que  celle  d'un  malade, 
réellement  malade,  aux  Pyrénées!  Il  n'y  a  pas  d'amusemens  à  son 
usage,  tous  étant  dédiés  aux  nombreux  malades  qui  se  portent  bien. 
Quand  le  déshérité  en  question  a  bu  le  nombre  réglé  de  verres  d'eau, 
que  voulez-vous  qu'il  fasse,  sinon  guetter  de  loin  les  jeux  de  la  lumière 
sur  le  flanc  tentateur  des  montagnes  qui  lui  proposent  quelque  esca- 
lade impossible,  compter  les  chevaux  et  les  petits  paniers  qui  défdent 
en  faisant  sonner  tous  leurs  grelots  comme  pour  le  mieux  narguer,  et 
puis,  je  le  répète,  attendre  l'heure  de  la  musique?  C'est  ce  que  j'avais 
fait,  selon  mon  habitude,  et  l'heure  enfin  venait  de  sonner.  Les  pre- 
miers accords  de  l'orchestre  éclataient  dans  le  kiosque  qui  forme 
le  centre  du  lieu  de  réunion.  Déjà  l'on  arrivait  de  tous  côtés,  on 
prenait  place  sur  les  rangs  de  chaises  méthodiquement  alignées 
d'abord,  éparpillées  ensuite  comme  les  sièges  d'un  salon,  car 
chaque  coterie  forme  son  petit  paquet  à  part  :  ici  cette  grande  brune 
du  théâtre  des  Variétés  au  milieu  de  son  état-major  de  journa- 
listes, plus  loin  l'irrésistible  Villeroche,  surnommé  «  la  duchesse  » 
à  cause  de  ses  mièvreries  toutes  féminines  d'allures  et  de  cos- 
tume, escortant  la  jolie  M""^  de  Saint-Béat,  puis  cette  jeune  am- 
bassadrice des  contrées  du  nord,  véritable  statue  de  neige  qui, 
sous  le  ciel  flamboyant  dont  nous  jouissions,  me  faisait  toujours 
l'effet  d'une  anomalie,  puis  d'autres  étoiles  de  moindre  grandeur 
qu'il  serait  trop  long  de  citer.  Jusqu'ici  rien  de  nouveau  ;  je 
les  connaissais  tous  sur  le  bout  du  doigt,  comparses  et  premiers 
sujets.  Bientôt  ce  fut  im  bourdonnement  de  conversations  où  toutes 
les  langues  d*;  l'Europe,  tous  les  accens  provinciaux  de  France, 
se  mêlaient  discordans  et  confus  ;  on  parlait  des  modes  du  lende- 
main, des  noms  inscrits  sur  la  dernière  liste  des  étrangers,  des 
quelques  mariages  qui  dans  les  villes  d'eaux  sont  toujours  entrain 
et  dont  chacun  suivait  les  péripéties  avec  curiosité;  on  regardait 
la  baronne  Odinska,  une  Polonai<^e  insinuante,  donner  la  chasse  à 
tel  millionnaire  naïf  qu'elle  avait  choisi  pour  gondre,  le  fasciner, 
l'enlacer  à  la  façon  du  serpent  qui  magnétise  sa  proie.  Comment  cela 
finirait-il?  l'oiseau  se  laisserait-il  gober  par  le  serpent?  Des  paris 
s'engageaient,  puis  le  serpent  en  question  se  dirigeait  sur  ces  entre- 


GEORGETTE.  551 

faites  vers  le  groupe  malicieux,  et  les  plus  médisantes  de  lui  tendre 
la  main  avec  empressement,  après  quoi  les  commérages  repre- 
naient sur  nouveaux  frais  entre  une  valse  de  Strauss  et  un  air  d'o- 
péra; détail  piquant,  la  dernière  venue  incriminée  tout  à  l'heure  ne 
manquait  jamais  de  s'y  joindre,  et  chacune  des  nouvelles  figures 
qui  apparaissaient  au  bout  de  l'allée  était  impitoyablement  criti- 
quée en  chœur,  de  la  tête  aux  pieds.  J'assistais  pour  la  vingtième 
fois  à  ces  petits  manèges,  pour  la  vingtième  fois  j'écoutais  ces 
menus  propos  qui,  s'ils  se  prolongeaient,  deviendraient  fastidieux, 
mais  qui,  comme  intermède  entre  un  bain  et  une  douche,  sont, 
paraît-il,  un  adjuvant  nécessaire  à  l'oisiveté  bienfaisante  de  la  vie 
des  eaux. 

—  Ah  !  çà,  me  demanda  tout  à  coup  M'"^  de  Saint-Béat,  avez-vous 
vu  la  merveille? 

Une  vibration  ironique  sur  le  mot  merveille,  bien  entendu  :  il 
s'agissait  d'une  femme. 

—  Quelle  merveille? 

—  Mais  cette  beauté  fraîchement  débarquée  à  l'hôtel  des  Bains 
où  vous  demeurez,  je  crois?  Elle  fait  déjà  sensation,  bien  que  per- 
sonne ne  l'ait  encore  vue... 

—  Viendra-t-elle  à  la  musique?  demanda  la  baronne  polonaise 
avec  inquiétude,  car  tout  ce  qui  pouvait  à  un  degré  quelconque 
détourner  des  seuls  attraits  de  mademoiselle  sa  fille  l'attention  du 
jeune  millionnaire  lui  était  naturellement  suspect. 

—  Elle  n'est  pas  venue  hier... 

—  Qui  est-elle?.. 

—  Son  nom  ne  figure  pas  sur  la  liste. 

—  Mais  qu'en  dit-on?..  Est-elle  du  monde?..  Ici,  vous  le  remar- 
quez sans  doute,  la  confusion  sur  ce  chapitre  augmente  d'année  en 
année...  Oui,  cela  va  de  mal  en  pis...  On  ignore  absolument  qui 
l'on  coudoie,  à  côté  de  qui  l'on  dîne...  La  piscine  même  n'est  plus 
abordable.  Croiriez-vous  que  la  petite  Leone  s'y  baigne? 

Dix  minutes  de  commentaires  à  voix  basse  sur  le  costume  extra- 
vagant arboré  la  veille  à  la  piscine  par  M"''  Leone. 

—  Au  moins  les  créatures  de  cette  sorte  se  dénoncent  d'elles- 
mêmes,  tandis  qu'il  y  a  des  apparences  si  trompeuses  !  On  ne  sau- 
rait trop  serrer  ses  rangs  contre  les  intrus.  La  dame  de  l'hôtel  des 
Bains  a-t-elle  un  mari? 

—  Non,  point  que  je  sache,  mais  il  y  a  un  enfant,.,  je  l'ai  aperçu 
à  la  fenêtre. 

—  Oh!  un  enfant...  cela  ne  prouve  rien.  Nous  verrons  d'ail- 
leurs, Samiel  saura  nous  dire... 

—  Il  connaît  tout  le  monde,  il  est  au  courant  de  tout. 

Samiel  était  la  coqueluche  de  ces  dames.  Sous  ce  satanique 


552  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pseudonyme  emprunté  à  l'opéra  du  Frcyschûlz ,  se  cachait  un 
garçon  très  gai ,  amusant  à  la  façon  d'une  caillette,  qui  passait 
pour  un  artiste  auprès  des  gens  du  monde  et  pour  un  homme 
du  monde  auprès  des  artistes.  En  réalité  il  se  nommait  René  de 
Chevagny  et  appartenait  à  une  bonne  famille;  ayant  croqué  son 
maigre  patrimoine,  il  avait  songé  à  utiliser  quelques  petits  talens 
d'amateur  :  il  dessinait  pour  les  journaux  illustrés,  écrivait  pour 
les  recueils  mondains,  envoyait  des  statuettes  assez  médiocres, 
mais  qui  plaisaient  par  leur  mièvrerie  même,  aux  expositions 
annuelles  du  club  élégant  dont  il  faisait  partie.  On  le  rencontrait 
dans  tous  les  lieux  où  Ion  s'amuse.  Y  venait-il  pour  son  plaisir  ou 
pour  s'acquitter  d'un  rôle  de  reporter?  nul  ne  s'en  inquiétait.  Rece- 
voir un  homme  de  lettres  est  si  flatteur  !  Il  faisait  de  si  jolis  bouts 
rimes,  des  quatrains  si  risqués!  Il  racontait  si  drôlement!  Ces  faux 
talens  sont  plus  appréciés  raille  fois  que  les  vrais  dans  les  salons, 
parce  qu'ils  n'ont  aucune  peine  h  se  donner  tout  entiers  en  une 
heure  de  marivaudage,  de  délations  pimentées,  sous  l'éventail,  et 
de  bouquets  à  Chloris;  et  puis,  attrait  suprême,  René  de  Chevagny, 
dit  Samiel,  avait  un  ton  détestable  :  —  Le  ton  d'un  artiste,  disaient 
ces  dames  en  souriant  avec  indulgence,  il  voit  la  plus  mauvaise 
compagnie!  —  Elles  ne  s'avouaient  pas,  bien  entendu,  qu'elles 
entr' ouvraient  avec  autant  de  plaisir  que  de  curiosité  leur  porte  à 
la  mauvaise  compagnie  en  la  personne  de  Samiel,  D'autre  part,  le 
moindre  croquis  de  mœurs,  le  moindre  entrefilet  émaillé  d'initiales 
compromettantes  était  payé  fort  cher  à  Samiel  par  certains  jour- 
naux :  —  Il  est  au  courant  de  tout  ce  qui  se  passe  dans  le  grand 
monde,  puisqu'il  y  est  né,  puisqu'il  y  vit,  se  disait  la  bohème  ingé- 
nue.—  Cette  existence  artificielle  en  partie  double  assurait  à  Samiel 
des  succès  variés  ;  au  fond  il  était  trop  intelligent  pour  se  prendre 
au  sérieux,  mais  il  jouissait  sans  scrupule  de  ses  avantages  : 

—  Quoi  de  plus  charmant!  expliquait-il  à  ses  intimes,  je  dis  aux 
femmes  tout  ce  qui  me  passe  par  la  tête,  je  les  amuse,  je  leur  fais 
peur...  deux  moyens  pour  réussir  auprès  d'elles...  et  je  gagne  par 
des  indiscrétions  qui  m'échapperaient  coûte  que  coûte,  car  je  suis 
né  bavard,  assez  d'argent  pour  pouvoir  jouer  gros  jeu. 

Or,  en  jouant  gros  jeu,  Samiel  satisfaisait  à  la  fois  une  passion 
dominante  et  faisait  figure  au  club. 

Ces  dames  trouvèrent  la  musique  détestable  pour  une  seule  rai- 
son, la  silhouette  éminemment  parisienne  de  Samiel  ne  se  montrait 
pas  au  milieu  des  promeneurs  qui  de  temps  en  temps  quittaient  la 
grande  allée  qu'arpente  l'élément  masculin  en  fumant  d'intermina- 
bles cigares,  et  venaient  faire  leur  cour  à  telle  ou  telle  reine  de  la 
saison:  il  y  a  toujours  plusieurs  reines  de  la  saison,  bien  que  cha- 
cune croie  être  seule  à  tenir  le  sceptre. 


GEOIIGETTE.  553 

Enfin  on  vit  apparaître  sous  les  aibres  un  petit  homme  ridicu- 
lement affublé  de  knickcrbokcrs,  d'un  ijlaid  jeté  sur  l'épaule,  et 
d'un  chapeau  catalan  posé  sur  l'oreille,  une  écharpe  de  soie  roulée 
autour  de  son  corps  grêle  sous  sa  veste  de  velours  noir,  la  ciga- 
rette aux  lèvres  et  biandissant  au-dessus  de  sa  tête  le  Iligh  Life. 
Tous  les  groupes  s'ouvrirent  pour  le  recevoir  avec  de  petits  cris  de 
joie,  des  gazouillemens  flatteurs  :  on  eut  dit  qu'il  apportait  la 
manne  dans  le  désert.  Justement,  la  première  partie  du  concert 
étant  achevée,  les  musiciens  s'essuyaient  le  front  et  remettaient 
leurs  instrumens  d'accord. 

Samiel  profita  de  cet  entr'acte  pour  se  glisser  dans  le  cercle  pri- 
vilégié de  M'"'  de  Saint-Béat  où  aussitôt  de  longues  traînes  soyeuses 
l'enlacèrent  comme  un  filet. 

—  Voyons...  Qu'est-ce  que  vous  tenez-là?  Donnez-vite.  Ah  !  l'ar- 
ticle a  paru?  Brebis  galeuses.  Voilà  un  joli  titre! 

Et  l'on  se  mit  à  chuchoter  sur  je  ne  sais  quel  menu  scandale  de 
table  d'hôte  qui  avait  inspiré  la  verve  de  Samiel. 

—  Berthe,  dit  une  mère  à  sa  fille,  allez  vous  promener  autour 
de  la  corbeille  avec  M"'  Odinska  jusqu'à  ce  que  nous  vous  rappe- 
lions. Ne  vous  éloignez  pas  surtout.  Que  je  ne  vous  perde  pas 
de  vue  ! 

—  Allez,  Hedvvige,  ordonna  la  baronne  avec  une  certaine  sévé- 
rité. 

Berthe  et  Hedwige  s'éloignèrent  d'un  air  désappointé,  mais  sans 
mot  dire,  en  filles  bien  élevées.  De  temps  à  autre  elles  se  retour- 
naient curieusement  et  voyaient  leurs  mères  et  les  amies  de  leurs 
mères  rire  en  se  renversant  sur  leurs  chaises,  tandis  que  debout, 
au  milieu  d'elles,  appuyé  au  tronc  d'un  tilleul,  Samiel  faisait  de 
l'esprit. 

—  J'espère  être  bientôt  mariée,  disait  au  loin  M"''  Berthe. 

—  Je  le  serai  sûrement  cet  hiver,  déclarait  M"''  Hedwige.  Maman 
prétend  que  cette  fois  c'est  tout  de  bon. 

Plusieurs  fois  apparemment  la  baronne  polonaise  et  sa  fille 
étaient  revenues  bredouille  de  leur  chasse  aux  maris,  conduite  dans 
toutes  les  villes  d'eaux  de  France  et  de  l'étranger. 

—  Et  alors,  reprit  M"'"  Berthe,  nous  pourrons  tout  entendre. 

—  Chut!  disait  de  son  côté  M'"''  de  Saint-Béat,  au  moment  où  je 
rejoignis  le  groupe  principal  en  réfléchissant  au  problème  :  A  quoi 
rêvent  les  jeunes  filles?..  —  Chut!  —  Et  elle  posa  la  main  sur  le 
bras  de  Samiel  pour  finterrompre.  —  La  voici!.. 

Une  apparition  inattendue  et  véritablement  éblouissante  venait  de 
surgir  sous  les  quinconces.  Figurez-vous  une  grande  jeune  femme 
extraordinairement  blonde  et  blanche,  gracieuse  à  la  façon  d'un 
cygne  superbe  qui  vogue  avec  lenteur...  le  genre  de  beauté  que  je 


554  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

préfère.  Les  plis  de  ses  vêtemens,  d'une  sobre  et  savante  élégance, 
laissaient  deviner  la  perfection  d'une  taille  incomparable. 

En  dépit  de  ma  barbe  grise  et  de  ma  béquille,  je  restai  là  planté, 
le  lorgnon  à  l'œil,  suivant  la  ligne  onduleuse  de  ce  corps  élancé, 
la  forme  de  ce  long  cou  flexible  qui  semblait  plier  sous  une  lourde 
tresse  d'or  bruni.  L'expression  de  ses  traits  d'une  pureté  remar- 
quable était  sérieuse,  sa  démarche  tout  naturellement  imposante. 
Elle  ne  se  souciait  guère  d'attirer  les  regards.  Cependant  on  s'ar- 
rêtait sur  son  passage,  on  l'admirait,  on  admirait  l'enfant  qu'elle 
tenait  par  la  main,  une  petite  fille  de  cinq  ou  six  ans,  toute  pom- 
ponnée de  rubans  et  de  broderies,  un  vrai  chérubin.  Un  peu 
en  arrière  marchait  une  sorte  de  gouvernante  à  tournure  d'An- 
glaise, chargée  de  ballons  et  de  cerceaux.  Ce  personnage  subal- 
terne continua  de  se  promener  avec  la  petite  fille,  tandis  que  la 
jeune  mère  s'installait  sur  une  chaise  à  l'écart,  en  abaissant  entre 
elle  et  la  foule,  comme  pour  mieux  s'isoler,  une  ombrelle  que  le 
feuillage  des  grands  arbres  moirait  par  intervalles  d'ombres  fré- 
missantes. 

—  Le  soleil  se  cache  !  dit  Villeroche  au  grand  dépit  de  M"'^  de 
Saint-Béat. 

—  C'est  elle,  c'est  M'""  de  Villard.  Permettez  que  j'aille  la  saluer, 
dit  Samiel  évidemment  enchanté  de  l'importance  que  lui  prêtait  ce 
fait  d'être  seul  à  connaître  la  nouvelle  venue. 

Les  hommes  le  suivirent  d'un  regard  jaloux  et  les  femmes  d'un 
regard  pétillant  d'interrogations  de  toute  sorte,  tandis  qu'il  abor- 
dait cette  M"'^  de  Yillard.  L'ombrelle  se  déplaça  fort  heureusement 
pour  nous  permettre  de  suivre  la  pantomime. 

Elle  répondit  par  une  inclination  de  tête  assez  froide  et  qui  même 
exprimait  une  vague  contrariété,  comme  si  la  rencontre  n'eût  pas 
été  de  son  goût.  Cependant  peu  à  peu  elle  parut  se  remettre  et  lui 
parla,  un  demi-souvire  aux  lèvres,  mais  sans  l'inviter  à  prendre 
place  sur  la  chaise  inoccupée  auprès  d'elle. 

La  petite  fille  accourait,  donnant  la  chasse  à  une  balle  élastique. 
Samiel  compta  sans  doute  qu'elle  le  dédommagerait  de  l'accueil 
réservé  de  la  mère  :  il  la  saisit  au  passage,  l'enleva  de  terre,  voulut 
l'embrasser;  mais  ses  démonstrations  furent  mal  prises,  la  petite 
se  débattit  et  lui  glissa  des  mains ,  leste  comme  un  écureuil,  avec 
cette  impatience  nerveuse  de  certains  en  fans  qui,  pas  plus  que  les 
feux  follets,  ne  permettent  c^u'on  les  touche. 

—  Eh  bien  I  dirent  ces  dames  à  leur  favori  quand  il  revint  s'as- 
seoir au  miheu  d'elles,  votre  belle  amie  ne  vous  a  pas  fait  grande 
fêtel 

—  Oh!  répliqua  Samiel,  piqué  au  vif  par  la  remarque,  ces  airs 
penchés  et  pinces  sont  une  nécessité  du  veuvage.  Elle  est  seule  pour 


GEORGETTE.  555 

le  moment,  ajouta -t-il  en  appuyant  sur  ces  derniers  mots  avec 
intention. 

—  On  attend  prochainement  M.  de  Villard? 

—  On  l'attendrait  longtemps ,  murmura  le  mieux  informé  des 
chroniqueurs  avec  un  sourire  qui  en  disait  long. 

—  Elle  est  réellement  veuve? 

Il  feignit  de  vouloir  être  discret  l'espace  de  cinq  minutes;  puis, 
comme  s'il  ne  pouvait  résister  aux  supplications  de  son  entou- 
rage : 

—  Non,  répondit-il,  mais  séparée  de  son  mari. 

—  Judiciairement?  Il  y  a  eu  procès?  De  quel  côté  sont  les  torts? 

—  Vous  m'en  demandez  trop.  Je  n'ai  jamais  entendu  dire  qu'au- 
cun jugeaient  eût  été  prononcé,  bien  qu'il  ne  s'agisse  pas  non  plus 
d'une  séparation  à  l'amiable;...  elle  s'est  fait  enlever. 

Ces  dames  se  voilèrent  la  face. 

—  Et  vous  allez  saluer  respectueusement  une  ?.. 

—  Que  voulez-vous?  Je  suis  l'ami  de  Thymerale. 

La  plupart  d'entre  nous  connaissaient  le  comte  Philippe  de  Thy- 
merale, l'un  des  hommes  les  plus  élégans  de  Paris,  et  ses  chevaux, 
qui  étaient  célèbres,  et  la  très  jolie  musique  qu'il  faisait  à  ses 
momens  perdus;  un  critique  éminent  avait  dit  de  cette  musique  : 
—  C'est  quelque  chose  de  mieux  que  de  la  musique  de  prince.  — 
11  n'était  pas  besoin  d'une  telle  consécration  pour  que  ses  mélo- 
dies dédiées  aux  étoiles  les  plus  aristocratiques  du  ciel  parisien 
fussent  sur  tous  les  pianos;  mais  depuis  longtemps  déjà  il  ne  les 
dédiait  plus  à  personne,  lui-même  se  dérobait  au  monde,  on  le 
soupçonnait  d'avoir  introduit  dans  sa  vie  un  intérêt  puissant,  mysté- 
rieux, et  c'était  un  sujet  de  souci  pour  les  mères  de  filles  à  marier. 
Quand  on  lui  demandait  les  raisons  de  sa  quasi-retraite,  il  répon- 
dait simplement  :  —  Je  travaille.  —  Ou  bien  :  —  J'aime  la  chasse 
de  plus  en  plus.  —  Seul,  un  petit  groupe  d'amis  connaissait  son 
secret  et  l'avait  gardé  jusque-là.  Il  avait  fallu  un  soudain  accès  de 
dépit  pour  que  Samiel  lui-même  parlât.  Encore  n'entrait-il  pas  à 
corps  perdu,  comme  de  coutume,  dans  son  rôle  de  gazette.  Il  se 
laissait  arracher  les  renseignemens  à  regret,  cédant  malgré  lui  aux 
cajoleries  d'un  auditoire  complaisant,  et  inquiet  au  fond  des  consé- 
quences que  pourrait  bien  avoir  son  indiscrétion.  Ce  fut  un  toile 
parmi  ces  dames  : 

—  Thymerale!..  Voilà  donc  pourquoi  il  ne  se  marie  pas?..  Par 
quel  prodige  la  chose  n'a-t-elle  pas  fait  plus  de  bruit? 

—  C'est  que  personne  ne  connaissait  M™°  de  Villard  à  Paris, 
où  elle  n'avait  passé  que  ses  années  d'enfance,  du  vivant  de  son 
père,  dont  elle  a  repris  le  nom,  quittant  pour  cela  celui  de  son 
mari. 


556  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Attendez  donc,  fis-je  observer,..  Villard?  J'ai  connu  un  Yil- 
lard...  Non  que  je  fusse  de  ses  amis,  il  n'avait  que  des  relations 
de  club,  de  boulevard,  etc.,..  l'homme  le  plus  aimable  et,  ma  foi! 
le  plus  léger.  Il  a  eu  vingt  ans  jusqu'à  son  dernier  jour.  Mais  ce 
nom  de  Yillard  s'écrit  de  tant  de  façons... 

—  Non,  vous  ne  vous  trompez  pas  :  c'était  bien  son  père. 

—  Et  elle  avait  épousé?.. 

—  Un  M.  Danemasse,  je  ne  sais  quel  Franc-Comtois... 

—  Qui  l'a  rendue  malheureuse? 

—  Comment  voulez-vous  qu'une  femme  de  cette  figure-là,  une 
femme  créée  pour  être  impératrice,  grande  comédienne?.. 

—  Ou  courtisane,  interrompit  la  mère  de  M"""  Berthe.  C'est 
vrai,  il  y  a  des  femmes  prédestinées  par  la  nature  à  ces  rôles-là  et  qui 
fatalement  y  tombent...  mais  les  occasions  de  jouer  le  premier 
sont  rares;  elles  s'en  tiennent  donc  aux  deux  autres. 

—  Enfin,  reprit  Samiel,  comment  voulez-vous  qu'une  pareille 
femme  ne  se  trouve  pas  malheureuse  d'être  condamnée  à  passer  sa 
vie  bourgeoisement  et  obscurément  dans  les  froides  brumes  d'une 
vallée  du  Jura? 

—  C'est  tout  ce  que  vous  avez  à  alléguer  pour  sa  défense? 

—  Voyons,  mesdames,  avant  de  lui  jeter  la  première  pierre, 
dites-moi  si  vous  connaissez  Pontarlier?..  Non?..  En  bien!  alors, 
vous  ne  pouvez  juger  la  situation.  L'histoire  atteste  que  Mirabeau 
était  un  amant  irrésistible,  mais  je  vous  déclare  que  tous  les  oura- 
gans de  sa  passion  ne  se  fussent-ils  pas  déchaînés  contre  Sophie, 
l'aventure  qui  conduisit  celle-ci  aux  Madelônettes  et  celui-là  au 
donjon  de  Vincennes  serait  survenue  tout  de  même.  Quel  crime  ne 
commettrait-on  pas  pour  fuir  cette  ennuyeuse  patrie  de  l'horlo- 
gerie!.. 

—  Vous  nous  la  baillez  belle!  Pourquoi  l'avait-elle  épousé,  cet 
horloger,.,  ce  Franc-Comtois?.. 

J'aurais  voulu  pouvoir,  au  milieu  des  sifïlemens  de  vipère  qui 
s'ensuivirent,  hasarder  un  mot  en  faveur  de  l'absente  dont  on  exé- 
cutait sommairement  la  réputation.  Cette  belle  jeune  femme  m'ins- 
pirait une  pitié  involontaire,  d'autant  que,  malgré  son  calme  trop 
grand  pour  être  réel,  la  malheureuse  jetait  parfois  un  coup  d'œii 
furtif  et  inquiet  de  notre  côté.  On  parlait  d'elle,  elle  n'en  pouvait 
douter. 

—  Bref,  reprit  assez  haut  la  baronne,  M.  de  Thymerale  n'eut  qu'à 
passer  un  jour  à  travers  les  brumes  du  Jura,  comme  vous  dites, 
pour  vaincre  sans  combat. 

—  Je  n'ai  pas  dit  sans  combat...  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'ils 
sont  partis  ensemble. 

—  Mais  ces  abominations-là  n'arrivent  plus  nulle ^)il-l,  s'i:  Ix 


GEORGETTE.  557 

M"'"  de  Saint-Béat,  qui  avait  réussi  à  sortir  blanche  comme  neige  de 
deux  ou  trois  aventures  galantes,  grâce  à  son  adresse  supérieure  et 
à  la  présence  d'un  mari  modèle.  C'est  plus  que  criminel ,  qu'en 
dites-vous?.,  c'est  démodé. 
Ma  foi,  je  n'y  pus  tenir  : 

—  En  elïet,  répliquai-je,  ces  choses-là  n'arrivent  plus,  on  sauve  les 
apparences,  on  jette  le  voile  de  la  considération  sur  des  incartades 
que  le  monde  n'a  garde  de  vous  reprocher,  si  vous  ne  le  bravez  pas 
en  face.  C'est  bien  facile  pour  quiconque  n'aime  que  soi  et  son 
plaisir,  pour  quiconque  n'a  que  des  caprices  et  point  de  passions... 
Eh  bien  !  si  j'avais  le  droit,  vieux  pécheur  que  je  suis,  de  donner 
mon  avis,  je  dirais  que  ce  que  j'estime  le  plus  après  la  vertu,  c'est 
une  faute  courageusement  avouée  et  supportée  avec  toutes  ses  con- 
séquences... d'autant  plus,  mesdames,  que  ces  fautes-là  sont  les 
seules  qu'on  expie,  les  seules  qui  provoquent  ce  repentir  presque 
aussi  beau  que  l'innocence  et  beaucoup  plus  intéressant... 

—  Quel  don  Quichotte!  s'écria  M'"' de  Saint-Béat  d'un  ton  mo- 
queur. Le  voilà  qui  prend  feu  contre  la  morale  vulgaire,  contre  la 
société  en  faveur  des  victimes  non  pas  sans  tache,  mais  de  bonne 
mine...  Celle-ci  me  paraît  bien  en  disposition  de  se  repentir  dans 
cette  petite  toilette  toute  simple  de  foulard  et  de  linon  bordé  de 
valenciennes  à  cent  francs  le  mètre...  tenue  de  pénitence!..  Vous 
oubliez,  cher  monsieur,  que  c'est  un  médiocre  sacrifice  d'abandon- 
ner une  campagne  oi^i  l'on  s'ennuie  pour  Paris  qui  vous  attire,  un 
mari  désagréable  pour  un  amant  comme  Philippe  de  Thymerale. 
Qu'a-t-elle  sacrifié  en  somme? 

—  Mais,.,  l'honneur!  dit  la  jeune  ambassadrice  que  nous  avions 
surnommée  Lorelei.  L'honneur,  répéta-t-elle  avec  un  accent  étran- 
ger qui  vibra  grave  et  sonore  dans  cette  frivole  conversation;  ce 
doit  être  cruel  de  le  sacrifier  même  à  l'amour. 

—  Bah!  reprit  avec  impétuosité  M'"' de  Saint-Béat  en  s'adressant  à 
moi,  votre  frondeuse  de  préjugés  me  fait  l'effet  tout  simplement 
d'une  éhontée  qui  n'a  su  s'imposer  aucun  frein. 

—  Et  d'une  mauvaise  mère,  ajouta  M'"^  d'Orfeuil,  la  maman  de 
M^'*  Berthe,  car  enfin  cette  enfant  de  six  ans  devait  être  née  à 
l'époque  de  l'escapade  que  nous  raconte  M.  de  Chevagny.  Quel  droit 
avait-elle  de  l'entraîner  dans  son  naufrage? 

—  Quant  à  cela,  déclara  Samiel,  je  n'ai  jamais  compris  que  Thyme- 
rale se  fût  embarrassé  du  baby.  Il  avait  perdu  la  tête  apparemment, 
il  n'était  plus  lui-même. 

—  Et  le  père...  comment  a-t-il  abandonné  sa  fille  à  une  pareille 
créature?.. 

—  Cela  me  donne  en  effet  mauvaise  opinion  de  lui,  dit  Samiel. 


558  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Peut-être  cependant  n'a-t-il  pas  voulu  augmenter  le  scandale  par 
des  réclamations? 

—  D'ailleurs  savait-il?.. 

La  conversation  s'acheva  à  voix  basse. 

Je  me  détournai  avec  le  dégoût  que  m'inspire  toujours  l'excès 
de  méchanceté  chez  les  femmes.  Justement  parce  que  je  les  adore, 
je  ne  puis  supporter  qu'elles  s'enlaidissent  par  ces  insinuations 
perfides,  semblables  aux  serpens  qui,  dans  le  vieux  conte,  tombent 
tout  à  coup  de  deux  lèvres  roses.  Je  savais  d'ailleurs  que,  si  la 
coupable  eût  été  moins  belle ,  on  l'eût  moins  impitoyablement 
lapidée. 

—  Chevagny,  dis-je  à  Samiel  d'un  air  indifférent,  puisque  vous 
la  connaissez  et  qu'elle  est  d'accès  facile,  d'après  ce  que  vous  faites 
entendre,  pourriez-vous  me  présenter? 

— -  Vraiment?  s'écrièrent  celles  de  ces  dames  qui  avaient  entendu. 
Yoilà  donc  le  secret  de  votre  grande  générosité  !..  vous  voulez  couper 
l'herbe  sous  le  pied  de  Thymerale  !..  Ces  hommes  mûrs  ne  doutent 
de  rien... 

—  Moquez-vous!  dis-je  en  riant,  et  satisfait  au  fond  d'avoir 
détourné  sur  moi-même  le  torrent  de  leurs  épigrammes.  Eh  bien , 
Chevagny,  est-ce  possible? 

—  Mon  Dieu  !  répondit  le  jeune  homme  visiblement  embarrassé, 
je  ne  demanderais  pas  mieux,  mais  elle  vient  de  me  signifier  qu'elle 
désirait  vivre  ici  très  retirée... 

J'en  conclus  qu'il  la  connaissait  moins  intimement  qu'il  ne  s'était 
plu  à  le  dire. 

Le  premier  coup  des  nombreux  dîners  retentit  en  carillon  dans 
toute  la  ville;  ces  dames,  avant  de  regagner  leurs  hôtels  respectifs, 
affectèrent  de  défiler  devant  l'intruse,  qu'elles  dévisagèrent  avec 
l'aplomb  insolent  dont  s'arment  si  facilement  les  femmes  posées 
sur  un  terrain  solide,  lorsqu'elles  se  trouvent  en  présence  d'une  de 
leurs  sœurs  dépossédées  du  même  avantage.  M"""  de  Villard  subit 
les  regard  offensans  avec  une  apparente  tranquillité  :  elle  affectait 
d'observer  les  jeux  de  sa  petite  fille;  mais  je  remarquai  très  bien 
que  le  pur  ovale  de  son  visage,  un  peu  pâle  auparavant,  se  colo- 
rait d'une  rougeur  qui  exprimait  la  souffrance  ou  tout  au  moins  la 
gêne. 

—  Vous  ferez  sur  elle  le  pendant  de  votre  joli  article  d'aujour- 
d'hui, Samiel,  dit  Villeroche,  «  la  duchesse,  »  qui  tenait  à  flatter 
pour  le  moment  les  fantaisies  de  M'^"'  de  Saint-Béat. 

Samiel  se  récria: 

—  Y  pensez- vous?  Moi  qui  suis  de  ses  amis  ! 

—  Vous  venez  de  le  prouver,  dis-je  avec  aigreur. 


GEORGETTE.  559 

—  Que  l'arrêt  soit  imprimé  ou  non,  décréta  M'"^  d'Orfeuil,  nous 
pouvons  dès  aujourd'hui  la  ranger  sans  scrupule  dans  la  catégorie 
des  «  brebis  galeuses!..  » 

II. 

Au  grand  désappointement  de  lasociété  féminine  qui  lui  préparait 
toute  sorte  d'humiliations  et  d'avanies  pour  le  cas  où  elle  eût  tenté 
d'esquiver  les  rigueurs  de  la  quarantaine  indéfinie  prononcée  contre 
elle,  la  pauvre  brebis  si  durement  qualifiée  se  tint  à  l'écart  pendant 
tous  les  jours  (|ui  suivirent,  sans  aucune  affectation  du  reste,  et 
même  sans  qu'il  parût  lui  en  coûter  beaucoup.  A  peine  si  les  habi- 
tans  de  l'hôtel  où  elle  avait  pris  gîte  l'entrevoyaient  de  temps  à 
autre  ,  bien  qu'ils  fussent  obstinément  occupés  à  guetter  ses  faits  et 
gestes;  on  lui  servait  ses  repas  dans  son  appartement,  et  elle  ne 
mettait  jamais  le  pied  au  Casino. 

Quelle  que  fût  toutefois  son  apparente  détermination  d'isole- 
ment et  de  retraite,  je  trouvai  moyen  de  lui  être  présenté  sans  le 
secours  de  Samiel  ou  plutôt  de  me  présenter  tout  seul  ;  les  cir- 
constances me  servirent.  N'ai-je  pas  dit  qu'une  rivière  serpentait 
parmi  les  ombrages  du  parc?  Ses  eaux  transparentes  agissaient  à  la 
la  façon  d'un  aimant  sur  la  jolie  petite  fille  dont  j'entendais  le  nom 
jeté  aux  échos  toute  la  journée  par  sa  bonne  anglaise,  sous  les  lon- 
gues colonnades  des  tilleuls  où  passait  et  repassait,  rapide  comme 
l'éclair,  gaie  comme  un  rayon  de  soleil,  sa  petite  robe  blanche  :  — 
Georgetie,  venez  ici!  Georgette,  ne  vous  éloignez  pas  autant!  —  Où 
êtes-vous  cachée,  miss  Georgey!..  —  Georgette  était  cachée  dans 
les  grandes  herbes  de  la  rive,  elle  appelait  de  sa  voix  claire,  un 
vrai  gazouillement  de  fauvette,  les  poissons  rouges  qui,  à  son  grand 
désespoir,  n'avaient  garde  de  lui  répondre;  elle  émiettait  les  gâ- 
teaux de  son  goûter  aux  oiseaux  aquatiques  qui  rasaient  le  bord  en 
quête  de  nourriture.  Un  jour  que,  déjouant  la  surveillance  de  sa 
bonne,  elle  s'était  avancée  imprudemment  sur  le  sol  limoneux  que 
recouvrait  une  frange  de  joncs  pour  offrir  quelque  fin  morceau  à  un 
cygne  plus  familier  que  les  autres,  l'oiseau  l'effraya  par  son  élan 
brusque,  elle  glissa  en  essayant  d'éviter  un  coup  de  bec,  et  je  me 
trouvai  là  tout  juste  à  point  pour  la  retenir  par  les  pans  de  sa  cein- 
ture. Je  ne  prétends  pas  l'avoir  tirée  d'un  danger  véritable,  l'eau 
n'était  que  peu  profonde,  et  les  passans,  qui  auraient  pu  me  rem- 
placer, ne  manquaient  pas;  mais  enfin,  grâce  à  moi,  elle  fut  quitte 
pour  des  bottines  mouillées.  Au  cri  qu'elle  avait  jeté,  la  mère  accou- 
rut en  même  temps  que  la  bonne.  Tout  naturellement  je  fus  remer- 
cié, remercié  mêitie  avec  beaucoup  de  chaleur,  et  j'abusai  sans  scru- 
pule de  la  reconnaissance  maternelle  pour  faire  mon  chemin.  Ce  fut 


560  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

dès  lors  un  échange  de  saluts  à  la  promenade,  puis  les  avances  affec- 
tueuses de  M"^  Georgette  qui  prenait  au  sérieux  le  service  que  je  lui 
avais  rendu,  nous  contraignirent  à  échanger  c-uelques  mots  ;  cette  en- 
fant, un  peu  sauvage  avec  tous  les  autres,  venait  du  plus  loin  qu'elle 
l'apercevait,  se  jeter  dans  les  jambes  de  son  sauveur  en  tendant  vers 
lui  un  petit  museau  rose  pour  se  faire  embrasser.  Je  profitai  de  ce 
gentil  trait  d'union,  je  devins  l'ami,  le  compagnon  de  la  fillette  pour 
arriver  jusqu'à  sa  maman  et  aussi  pour  elle-même  ;  car  les  enfans  sans 
exception  m'inspirent  cette  tendresse  d'oncle  ou  d'aïeul  que  leur 
vouent  si  facilement  les  célibataires...  tous  ceux  du  moins  qui  ne 
les  ont  pas  en  grippe  :  il  n'y  a  point  de  milieu. 

Le  matin,  sous  les  quinconces,  j'avais  des  rendez-vous  avec 
M"*  Georgette  et  ses  poupées;  la  bonne  anglaise,  sentant  tout  ce 
qu'on  devait  à  mon  intervention  dans  l'affaire  de  la  noyade,  n'avait 
garde  de  s'y  opposer.  La  jeune  mère  survenait...  je  hasardais  un 
mot  sur  le  beau  temps  ou  sur  tout  autre  sujet  d'un  intérêt  égal. 
Elle  répondit  brièvement  d'abord  et  par  pure  politesse,  puis  s'étant 
informée  de  mon  nom,  ne  me  trouvant  pas  hélas  I  lamine  d'un 
homme  dont  les  attentions  pussent  tirer  à  conséquence,  elle  se 
départit  peu  à  peu  de  cette  première  réserve.  Peut-être  son  iso- 
lement l'embarrassait-il  et  la  présence  d'un  grison  tel  que  moi 
lui  semblait-elle  impliquer  une  sorte  de  protection  qui  n'était  pas 
à  dédaigner;  peut-être,  malgré  l'indifférence  qu'elle  marquait  en 
toute  occasion,  n'était-elle  pas  fâchée  d'avoir  un  alUé  dans  ce  monde 
malicieux  qui  l'entourait  et  dont  elle  n'avait  pu  manquer  de  soup- 
çonner au  moins  l'hoaihté.  Bref  elle  ne  me  rebuta  pas  trop,  et 
bientôt  on  en  fut  à  me  plaisanter,  sans  y  croire,  sur  ma  bonne 
fortune  :  —  Quel  séducteur!  11  est  arrivé  à  ses  fins!  —  Eh  bien! 
comment  est-elle?  Que  vous  dit-elle?  —  Ces  questions  et  bien 
d'autres  m'étaient  posées  à  chaque  instant  par  d'aimables  curieuses. 
Je  répondais  à  peine,  affectant  des  airs  mystérieux  qui  les  met- 
taient au  désespoir. 

En  réalité,  plus  je  voyais  M^^*  de  Villard,  plus  je  trouvais  chez 
elle  autre  chose  à  admirer  que  sa  merveilleuse  beauté.  Elle  avait  le 
ton  et  les  allures  d'une  femme  bien  née,  un  langage  pénétrant  par 
sa  simplicité  même,  le  sentiment  très  vif  des  arts,  une  mémoire 
nourrie  de  lectures  et  de  cette  instruciion  supérieure  k  celle  des 
livres  que  donnent  des  voyages  bien  dirigés.  Une  note  mélan- 
colique vibrait  parfois  dans  son  accent,  dans  ses  paroles.  Heine 
a  fait  mention  de  ces  cloches  de  cristal  fêlées  on  ne  sait  au 
juste  à  quelle  place;  n'importe,  la  fêlure  secrète,  dont  on  est  averti 
par  le  son,  a  un  charme  de  mystérieuse  tristesse.  Sa  conversation, 
vraiment  attachante,  me  reposait  du  caquet  décousu,  insipide,  dont 
le  reste  du  temps  je  devais  me  contenter.  Elle  apportait  dans  les  ques- 


GEORGETTE.  561 

tions  générales  une  hauteur  de  vues  et  de  sentiment  étonnante  chez 
une  femme  qui  était  supposée  sans  principes.  Le  seul  signe  suspect 
qu'un  observateur  prévenu  aurait  pu  découvrir  en  elle ,  c'était  un 
excès  de  retenue,  je  ne  sais  quoi  de  méfiant,  d'ombrageux,  comme 
si  elle  eût  craint  et  défié  à  la  fois  la  curiosité,  celle-là  même  qui 
ne  s'exprimait  pas.  Toute  allusion,  si  discrète  qu'elle  fût,  à  son 
passé,  lui  était  évidemment  désagréable.  Un  jour,  par  exemple,  je 
trouvai  l'occasion  de  lui  dire  que  j'avais  connu  son  père,  insis- 
tant sur  le  souvenir  que  m'avait  laissé  l'esprit,  la  bonne  humeur, 
la  persistante  jeunesse  de  M.  de  Yillard.  A  ma  grande  surprise  elle 
sourit  presque  amèrement.  J'avais  cru  faire  un  pas  de  plus  dans  sa 
bienveillance,  et  je  m'étais  trompé;  le  fait  d'avoir  été  des  amis  de 
son  père  ne  comptait  pas  pour  une  recommandation  auprès  d'elle. 

—  Mais,  continuai-je  assez  embarrassé,  je  ne  m'étais  jamais 
douté  que  le  beau  Yillard  eût  une  fille.  J'ignorais  même  qu'il  eût 
été  marié. 

Elle  répondit  a'une  voix  brève  :  —  Gela  ne  m'étonne  pas,  —  et 
n'ajouta  rien  de  plus.  Mais  il  me  parut  que  cette  réflexion  était 
suivie  d'un  léger  soupir,  et  ce  soupir  me  suffit  pour  trouver  à  la 
jeune  femme  toute  sorte  d'excuses.  Yillard,  occupé  des  plaisirs  qui 
avaient  été  jusqu'à  la  fin  l'unique  affaire  de  sa  vie,  avait  dû  négliger 
sa  fille,  il  avait  laissé  son  avenir  à  la  merci  d'intrigans;  je  n'hésitais 
pas  à  décerner  ce  nom  aux  Danemasse,  mère  et  fils,  ayant  recueilli 
delabouche  de  Samiel,  entre  autres  renseignemens,  ce  détail,  que 
la  fortune  de  M"*"  de  Yillard  était  de  beaucoup  supérieure  à  celle 
de  son  mari  et  que  le  désir  de  l'accaparer  avait  dirigé  la  mère  de 
celui-ci,  personne  avisée  àqui  les événemens donnaient  une  influence 
absolue  sur  l'orpheline.  Victime  d'intérêts  sordides,  elle  n'avait  été 
sans  doute  ni  comprise,  ni  réellement  aimée;  puis,  au  milieu  des 
tristesses  dont  est  assailli  un  cœur  de  vingt  ans  qui  sent  qu'il  s'est 
trompé  de  voie,  ou  plutôt  qu'on  a  abusé  de  son  inexpérience  poul- 
ie sacrifier,  un  grand  amour  s'était  emparé  de  cette  femme  et  avait 
décidé  de  sa  vie.  Telle  fut  l'histoire  touchante  que  je  prêtai  tout 
d'abord  assez  gratuitement  à  M'"^  de  Yillard.  Je  finis  même  par  me 
demander  s'il  fallait  ajouter  foi  entière  aux  propos  de  Samiel;  l'in- 
tempérance de  langue  n'avait-elle  pas  été  jusqu'à  la  calomnie?  Mais 
non,  sur  ce  point  je  m'égarais,...  il  fallut  me  résigner  bientôt  à  faire 
descendre  M'"**  de  Yillard  du  piédestal  où  l'avaient  placée  un  instant 
ma  confiance  et  mon  enthousiasme. 

M.  de  Thymerale  arriva. 

Jamais,  je  dois  le  dire,  intimité  coupable  ne  fut  voilée  avec  plus 
de  soin  que  celle  de  ces  deux  êtres  d'une  distinction  supérieure  l'un 
et  l'autre.  Ils  n'habitaient  pas  le  même  hôtel,  on  les  voyait  fort  peu 

TOMB  xxxY.  —  1870,  30 


562  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ensemble.  Ils  faisaient  au  loin  presque  tout  le  jour  de  longues  pro- 
menades qui  les  isolaient  de  la  foule.  M'"^  de  ^'illard  ne  se  montrait 
jamais  dorénavant  dans  les  endroits  publics  où  Thymerale  ne  pouvait 
paraître  sans  être  abordé  par  celui-ci  ou  interpellé  par  celle-là,  car 
il  était  de  ces  gens  que  tout  le  monde  connaît.  Je  m'amusais  sou- 
vent à  constater  la  différence  entre  ses  manières  auprès  des  femmes 
en  général,  et  celles  qui,  auprès  de  sa  maîtresse,  faisaient  de  lui  un 
autre  homme.  Cette  différence  était  tout  à  l'honneur  de  M"''  de  Yil- 
lard.  Avec  M'"*  de  Saint-Béat  ou  quelqu'une  de  ses  pareilles,  il  se 
signalait  et  il  plaisait,  je  dois  le  dire,  par  je  ne  sais  quoi  de  scep- 
tique, d'indolent  et  de  dédaigneux  qui  semblait  indiquer  peu  de 
respect  pour  elles,  avec  M'"'  de  Villard  il  n'était  qu'égards  et  atten- 
tions délicates.  Sa  physionomie  même  changeait,  son  œil  bleu, 
au  regard  froid  et  hautain,  s'attendrissait  en  se  posant  sur  elle,  sa 
voix  aux  inflexions  légèrement  sarcastiques  devenait  douce;  c'était 
une  transformation  ;  en  y  assistant,  on  ne  pouvait  douter  qu'après 
lui  avoir  sacrifié  tous  les  préjugés  d'un  homme  du  monde  arrivé  à 
l'âge  de  trente  ans  sans  autre  souci  que  des  succès  mondains  et 
des  intrigues  de  salon,  il  ne  l'aimât  encore  assez  pour  ignorer  ou 
mépriser  le  scandale  auquel  leur  liaison  donnait  lieu.  Et  M""«  de 
Yillard  répondait  bien  à  cette  passion  que  le  temps  n'avait  pas 
atténuée.  Je  me  la  rappelle,  quand  le  matin,  assise  dans  le  parc  sur 
un  banc  rustique,  elle  tirait  le  fil  de  sa  tapisserie  en  prêtant  une 
oreille  distraite  à  ce  que  je  pouvais  lui  dire,  au  babillage  même  de 
Georgette,  qui  jouait  dans  le  sable  à  ses  pieds.  Un  pas  qu'elle  savait 
reconnaître  retentissait-il  derrière  elfe,  le  long  de  l'allée,  comme 
elle  changeait  de  couleur,  quelle  expression  nouvelle  passait  sur  ses 
traits  !  Ceux  qui  ne  l'avaient  pas  vue  en  pareille  circonstance  igno- 
raient à  quel  point  elle  pouvait  être  belle.  Thymerale  approchait, 
et,  dans  le  premier  regard  échangé  entre  eux,  on  lisait  couibien 
ces  deux  existences  étaient  étroitement  confondues,  malgié  les 
semblans  de  barrières  qu'un  dernier  respect  des  convenances 
leur  imposait.  Je  restais  là  quelques  instans  encore,  ne  voulant 
pas  paraître  deviner  que  je  pusse  être  de  trop.  Du  reste  je  ne 
sais  ce  que  lui  avait  dit  de  moi  M""*  de  Villard,  mais  Thymerale,  avec 
lequel  je  n'avais  jamais  eu  que  des  rapports  insignifians  et  passa- 
gers, comme  ceux  que  peuvent  avoir  ensemble,  sans  se  connaître 
autrement  que  de  vue,  des  hommes  du  môme  monde,  m'avait  tout 
d'abord  traité  pi-esque  en  ami.  Je  paraissais  être  toujours  le  bien- 
venu. Mon  vrai  rôle  cependant  n'était  pas  celui  d'un  tiers  entie  ces 
amoureux  qui  se  seraient  en  somme  très  bien  passés  de  moi,  c'était 
celui  de  consolateur  de  M"'"  Georgette;  car,  depuis  l'arrivée  de  M.  de 
Thymerale,  Georgette  demandait  à  être  consolée.  Pendant  quelque 
temps,  elle  avait  eu  sa  mère  tout  à  elle,  et  maintenant  cette  inces- 


GEORGETXE.  553 

santé  préoccupation  concentrée  sur  elle  seule  s'était  divisée,  on  lui 
en  avait  retiré  la  meilleure  part  ;  elle  était  reléguée  de  nouveau  à 
un  rang  secondaire,  et  il  était  évident  pour  moi  qu'elle  le  sentait. 

Je  voyais  aussi  que  sa  présence  produisait  un  elTet  pénible  sur 
Thymeraîe;  elle  rappelait  l'obstacle  qui  empêchait  M'"^  de  Villard 
d'être  plus  complètement  à  lui,  en  même  temps  que  le  souvenir  de 
l'homme  qui  le  premier  avait  eu  des  droits  sur  la  femme  qu'il  ado- 
rait, souvenir  infiniment  blessant,  même  lorsqu'il  s'agit  du  mari  le 
moins  aimé.  Georgette  avait  beau  être  un  véritable  bijou;  elle 
représentait  le  passé,  un  passé  qu'on  eût  voulu  effacer  à  tout  prix. 
Pauvre  petite!  Désormais  elle  descendait  au  jardin  d'un  pas  moins 
bondissant,  seule  avec  son  Anglaise;  certes  elle  était  toujours  ha- 
billée avec  recherche,  mais  il  y  avait  moins  de  goût  et  de  coquet- 
terie dans  l'arrangement  de  cette  toilette  enfantine  ;  ce  n'étaient 
plus  les  belles  mains  de  sa  mère  qui  l'attifaient,  M'"'  de  Villard, 
absorbée  par  d'autres  pensées,  ne  trouvait  plus  le  temps  de  répondre 
à  ses  mille  questions,  de  se  mêler  h  ses  jeux.  Or  il  arriva  que  les  de- 
voirs négligés  de  la  mère  retombèrent  sur  moi  de  par  une  singulière 
fantaisie  de  Georgette.  Après  avoir  erré  un  jour  ou  deux  un  peu  dé- 
semparée en  compagnie  de  miss  J^.ladge,  elle  vint  me  prendre  la  main 
avec  cette  confiance  de  la  jeunesse  à  laquelle  je  n'ai  jamais  su  résis- 
ter, et  me  persuada  que  j'avais  un  talent  remarquable  pour  expliquer 
les  images.  Avez-vous  quelquefois  observé  cet  attrait  réciproque,  pro- 
videntiel, à  mon  avis,  qui  s'établit  tout  naturellement  entre  les  deux 
âges  qui  ont  le  plus  besoin  d'appui,  entre  l'enfance  et  la  vieillesse, 
entre  celui  qui  n'a  plus  rien  à  attendre  de  ce  monde  et  le  petit 
être  qui  fait  dans  la  vie  ses  premiers  pas?  Chaque  période  de  notre 
carrière  humaine  a  son  lot  déterminé  :  vers  soixante,  ans  la  nature 
nous  force  d'être  grand'père.  Sans  doute  Georgelte  se  rendait  vague- 
ment compte  de  cela,  puisqu'elle  me  demandait  tous  les  services, 
toutes  les  complaisances  que  cette  qualité  comporte,  bien  sûre  de 
n'être  jamais  rebutée. 

Il  me  fallut  une  certaine  somme  de  courage  pour  justifier  la 
bonne  opinion  qu'elle  avait  prise  de  moi  et  dont  j'étais  flatté  d'ail- 
leurs; je  dus  fouler  aux  pieds  tout  respect  humain,  braver  l'ironie 
de  ces  dames  qui  ne  tardèrent  pas  à  m'affubler  du  surnom  de 
bonne  d'enfant.  JN'importe,  je  me  souviens  aujourd'hui  avec  plaisir 
d'avoir  plus  d'une  fois  charmé  l'ennui  que  causaient  à  la  pauvrette 
les  absences  de  sa  mère,  en  lui  contant  des  histoires  intermina- 
bles dont  elle  était  toujours  naïvement  émerveillée.  Ces  mots 
entendus  pour  la  première  fois  :  —  Encore!  encore!  pourquoi?., 
et  puis  après?..  —  excitaient  ma  verve  de  façon  à  m'étonner  moi- 
même  et  finirent  par  développer  en  moi  un  véritable  génie  d'inven- 
tion. Je  ne  veux  pas  me  faire  meilleur,  plus  désintéressé  que  je 


56A  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ne  le  suis.  Ma  curiosité  espérait  bien  trouver  son  compte  dans  ces 
longs  entreliens.  Les  vieux  garçons,  sachez-le,  sont  curieux  tout 
autant  que  les  vieilles  filles.  Je  pressais  donc  Georgette  de  questions 
indirectes  sur  elle-même,  sur  sa  mère  par  conséquent.  Mais,  bien 
que  ma  petite  interlocutrice  ne  demandât  pas  mieux  que  de  parler, 
je  n'appris  presque  rien  de  sa  bouche  :  l'hiver  elle  demeurait  à 
Paris...  elle  n'aimait  pas  Paris...  on  était  bien  plus  heureux  à  la 
campagne...  l'été  elle  faisait  des  voyages  avec  sa  maman  et  Tim  et 
miss  Madge...  Tim  était,  cela  va  sans  dire,  le  diminutif  très  familier 
de  Thymerale...  —  Où  allaient-ils?..  — Elle  n'en  savait  rien...  dans 
les  montagnes,  au  bord  de  la  mer.  —  Mais  auparavant?..  —  Aupara- 
vant?.. Ses  impressions  étaient  vagues  et  confuses,  car  je  ne  réussis 
jamais  à  comprendre.  Sans  doute  elle  était  trop  jeune  quand  on 
l'avait  séparée  de  son  père  pour  se  rien  remémorer  qui  le  concer- 
nât, d'autant  que  depuis  elle  avait  vu  tant  de  choses  dans  la  vie 
mouvementée  qu'on  lui  faisait  partager!.. 

Il  fallait  un  mauvais  temps,  rare  aux  Pyrénées  en  cette  saison, 
pour  que  nos  journées  ne  s'écoulassent  pas  tout  entières  dehors. 
Nous  étions  habituellement  sur  la  lisière  du  parc  à  causer,  Geor- 
gette et  moi,  quand  vers  le  soir  passaient  devant  nous,  de  l'autre 
côté  de  la  grille,  les  chevaux  de  nos  promeneurs  revenant  de 
quelque  excursion.  Aucun  costume  ne  seyait  mieux  à  M'""  de  Villard 
que  celui  d'amazone.  Je  crois  la  voir  encore  rentrer  au  galop  comme 
en  un  tourbillon,  son  buste  admirable  moulé  par  un  habit  de  drap 
bleu  bien  collant,  ses  cheveux  d'or  nattés  tout  près  de  sa  tête 
élégante  pour  en  mieux  dessiner  les  exquises  proportions,  le  voile 
de  son  petit  chapeau  tendu  sur  un  visage  singulièrement  animé 
par  l'exercice  et  le  plaisir. 

Il  fallait  vraiment  excuser  l'orgueil,  un  peu  trop  triomphant 
peut-être,  qu'exprimait  la  physionomie  de  Thymerale. 

Très  souvent  ils  rentraient  au  pas,  côte  à  côte,  avec  lenteur,  en 
achevant  quelque  entretien  à  voix  basse,  d'un  air  de  regret,  comme 
des  gens  qui  ne  se  sont  pas  encore  tout  dit,  qui  ne  pourront  jamais 
tout  se  dire.  Pourtant  un  cri  de  joie  jeté  par  sa  fille  faisait  tres- 
saillir la  jeune  femme...  Elle  tournait  la  tête  de  notre  côt(%  elle 
faisait  un  signe  affectueux  delà  main,  mais  je  crois  bien  que,  pour 
entendre  plus  tôt  ce  mot  :  —  Maman!  —  lancé  dans  l'air  avec  un 
accent  d'impatience  si  touchant,  elle  n'eût  pas  perdu  cinq  minutes 
de  sa  promenade. 

—  Maman!  répétait  la  petite  fille,  enfm!  te  voilà  donc!  —  Et 
Georgette  courait  rapide  comme  une  flèche  pour  arriver  avant  elle 
à  la  porte  du  l'hôtel,  se  jeter  dans  ses  jupes,  dévorer  ses  mains  de 
baisers,  tandis  qu'elle  glissait  à  terre  en  se  laissant  aller  dans  les 
bras  de  Thymerale.  Et  la  mère  répondait  à  ses  caresses,  elle  y 


GEORGETTE.  565 

répondait  tendrement...  Mais  au  moment  même  le  regard  de  Thy- 
merale,  glissant  avec  humeur  sur  l'enfant,  semblait  dire  :  —  Que 
viens-tu  faire  entre  nous? 

Georgette  lui  était  importune  comme  la  réalité  même.  Il  avait 
trop  d'esprit  pour  ne  pas  comprendre,  même  au  milieu  de  toutes 
les  illusions  çle  l'amour,  que  les  paradis  artificiels  comme  celui  qu'il 
s'était  créé  en  ce  monde  sont  menacés  par  le  voisinage  de  tout  ce 
qui  est  naturel  et  vrai  en  fait  d'affections,  de  morale,  de  devoirs. 
A  sa  place,  j'aurais  tremblé  de  même,  et  je  disais  à  part  moi,  avec 
le  dépit  secret  qu'inspire  toujours  à  un  homme,  fût-il  vieux  et  sans 
prétentions,  le  bonheur  excessif  d'un  autre  homme  :  —  Tu  auras 
un  jour  ou  l'autre  une  rivale,  une  ennemie  dans  Georgette...  Quel 
sera  son  choix  entre  vous  deux?  —  Puis  je  me  remettais  à  craindre 
pour  l'avenir  de  ma  petite  amie.  —  Ne  la  sacrifierait-on  pas  à  Thy- 
merale  comme  on  lui  avait  sacrifié  tout  le  reste?.. 

Quand  M'"''  de  Saint-Béat,  M'"^  Odinska,  d'autres  encore,  affec- 
taient de  s'écrier  en  regardant  Georgette,  qui  ne  leur  inspirait  d'ail- 
leurs aucun  intérêt  sincère  :  —  Pauvre  enfant!..  — je  ne  trouvais 
pas  de  paroles  pour  les  rembarrer  comme  je  le  faisais  d'ordinaire. 
Elles  avaient  raison  de  la  plaindre... 

Il  va  sans  dire  que  les  promenaies  en  tête-à-tête,  qui  étaient  le 
seul  signe  extérieur  de  l'intimité  de  M.  de  Thymerale  et  de  M™*^  de 
Yillard,  ne  passaient  inaperçues  pour  personne  :  elles  étaient  obser- 
vées, commentées,  et  plus  d'un  sentiment  inavouable  entrait,  je 
n'en  doute  pas,  dans  la  vertueuse  indignation  qu'elles  inspiraient  : 
quelque  perdue  que  fût  M'"*"  de  Yillard,  mainte  honnête  femme  l'en- 
viait peut-être  à  son  insu;  n'avait-elle  pas  accaparé  un  homme 
qui  jamais  ne  s'était  laissé  fixer  jusque-là,  un  homme  qui  avait 
fait  des  passions  et  ne  les  avait  partagées  que  sup'^-rficiellement 
pour  les  oublier  le  lendemain?  Un  homme  à  la  mode  pris  au  piège! 
quel  triomphe,  de  quelque  prix  qu'on  le  paie  ! 

Ces  messieurs  éprouvaient  à  peu  près  le  même  sentiment  que 
ces  dames;  assurément  l'idée  ne  leur  serait  jamais  venue  de  s'em- 
barrasseï-  d'une  femme  mariée  et  d'un  enfant  pour  satisfaire  un 
amour  irrésistible,  dont  ils  n'eussent  point  d'ailleurs  été  capables; 
ils  étaient  vexés  cependant  qu'un  des  leurs,  qu'ils  ne  pouvaient 
traiter  de  naïf,  eût  montré  plus  de  courage  et  accompli  cette  folie 
sans  ridicule,  ils  étaient  jaloux  d'un  bonheur  conquis  à  grand  risque 
sans  doute,  mais  aussi  bien  supérieur  à  tous  les  minces  plaisirs 
do!)t  ils  se  contentaient.  Les  hommes  rivalisaient  donc  avec  les 
femmes  de  malice  et  de  cruauté  à  l'égard  de  M'""  de  Yillard.  Nul  ce- 
pendant n'osait  s'attaquer  à  Thymerale,  fût-ce  par  la  moindre  rail- 
lerie; son  attitude  ferme  et  parfaitement  résolue  déconcertait  toutes 
les  audaces;  il  était  sur  la  défensive,  on  n'en  pouvait  douter; 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  ce  parti  pris  de  combattre  pour  elle  qui  devançait  et  sem- 
blait pressentir  l'attaque  devait  froisser  certaines  délicatesses  chez 
M""'  de  Villard,  en  lui  marquant,  ce  qu'elle  savait  déjà,  combien  était 
grande  et  menaçante  l'improbation  autour  d'elle  et  combien  celui 
qui  était  cause  du  mépris  où  elle  était  tombée  s'en  rendait  nette- 
ment compte  ! 

Une  occasion  se  présenta  pour  cette  société  implacable  d'exercer 
ses  rigueurs,  à  demi  contenues  jusque-là  dans  les  bornes  d'une 
insolente  réserve.  Certaine  fête,  la  première  grande  fête  de  la  sai- 
son, eut  lieu  au  Casino,  et  le  flot  des  baigneurs  s'y  porta  avec  cet 
entrain  qui  pousse  les  désœuvrés  vers  tout  ce  qui  est  bruit  et  amu- 
semens  tumultueux. 

jjmc  Jq  Yillard  voulait  se  dispenser  d'y  assister,  mais  Thymerale 
insista  pour  qu'elle  y  parût,  soit  qu'il  n'admît  pas  la  possibilité  d'un 
esclandre,  soit  qu'il  ne  craignît  pas  que  l'esclandre  se  produisît , 
irrité  qu'il  était  déjà  de  certaines  impertinences  à  l'adresse  de  cette 
femme  qu'il  considérait  comme  sienne,  impertinences  trop  lâche- 
ment déguisées  pour  qu'on  pût  y  répondre,  mais  qui  cependant 
n'avaient  point  échappé  à  sa  perspicacité  et  à  son  savoir-vivre. 

Vers  onze  heures,  ils  firent  donc,  au  bras  l'un  de  l'autre,  une  en- 
trée à  sensation  dans  les  salons  du  Casino,  au  milieu  d'un  murmure 
mêlé  d'admiration  et  de  surprise  indignée. 

Un  peu  plus  pâle  qu'à  l'ordinaire,  elle  marchait  dans  ce  calme 
impassible  dont  elle  avait  pris  l'habitude  de  se  couvrir  comme  d'un 
bouclier  et  ressemblait  ainsi  à  cette  royale  Diane  qui  est  au  Louvre 
pour  la  gloire  de  Jean  Goujon.  Seulement  Diane  en  descendant  au 
milieu  des  mortels  avait  revêtu  la  plus  simple  et  la  plus  magnilique 
à  la  fois  des  robes  de  dentelle  blanche;  aucun  bijou  :  ce  qu'on  voyait 
de  ses  épaules  et  de  ses  bras  était  plus  éblouissant  que  tous  les 
diamans  du  monde  ;  ses  cheveux  relevés  à  la  façon  de  cette  déesse 
de  la  renaissance,  avec  laquelle  sans  doute  elle  se  connaissait  des 
analogies  de  beauté,  étaient  retenus  par  un  lien  de  perles. 

Tant  de  splendeur  parut  insupportable;  on  résolut  de  la  lui  faire 
expier  sans  retard.  L'attitude  de  Thymerale  cependant  imposait  un 
peu  ;  il  avançait  d'un  pas  nerveux,  la  lèvre  contractée  sous  sa  mous- 
tache frémissante,  l'œil  étincelant  de  défi  derrière  son  monocle.  Il 
eût  voulu,  sa  physionomie  impérieuse  et  courroucée  l'indiquait, 
forcer  toutes  ces  têtes  qui  n'exprimaient  que  l'étonnetnent  ou  la 
curiosité,  à  s'incliner  devant  elle. 

Ce  beau  couple  fendit  la  foule  au  milieu  d'un  profond  silence,  puis 
Thymerale,  ayant  aperçu  de  loin  une  place  libre  sur  les  banquettes 
garnies  de  femmes  qui  attendaient  la  comédie,  prélude  du  bal,  installa 
M'""  de  Villard  à  cette  place  et  alla  rejoindre  d'autres  hommes  debout 
dans  l'embrasure  d'une  porte.  Le  moment  était  venu  de  l'outrageante 


GEORGETTE.  567 

manifestation  que  peut-être  on  avait  préparée  d'avance.  M"^  Berthe 
qui  se  trouvait  à  côté  de  la  nouvelle  venue  changea  vivement  de 
place  sur  un  ordre  péremptoire  de  sa  mère,  qui  la  tirait  par  le  bras 
comme  pour  l'éloigner  d'une  pestiférée.  M'"®  de  Saint-Béat  se  leva 
à  son  tour,  en  jetant  à  l'oreille  d'une  voisine  deux  ou  trois  mots 
qui  furent  parfaitement  entendus  de  celle  qu'ils  devaient  cingler  en 
plein  visage.  Rien  n'indiqua  cependant  que  M"'^  de  Villard  eût  senti 
l'insulte;  elle  garda  la  même  attitude  indifférente  et  reposée,  en 
feignant  de  respirer  les  fleurs  de  son  bouquet.  On  eût  pu  croire 
d'autre  part  que  Thynierale  n'avait  rien  vu  ;  quand  le  spectacle  fini, 
M'"'  de  Villard  le  pria  de  la  reconduire,  sous  prétexte  d'un  léger 
jnal  de  tête  qui  l'empêcherait  de  prendre  plaisir  au  bal,  il  ne  fit  pas 
la  moindre  objection,  mais  le  lendemain  matin  je  fus  surpris  de  le 
voir  entrer  de  bonne  heure  dans  ma  chambre  : 

—  Je  me  bats,  dit-il;  voulez-vous  être  mon  témoin  ? 
Gomme  je  me  récriais  : 

—  "Vous  savez  aussi  bien  que  moi,  reprit  Thymerale,  ce  qui  s'est 
passé  hier  au  Casino. 

— ^  Je  sais  que  vous  ne  ferez  que  compromettre  davantage  M"'"  de 
Yillard  en  vous  battant  pour  elle. 

—  Il  s'agit  bien  de  compromettre  !..  Tout  ce  qui  importe,  c'est 
de  fermer  la  bouche  aux  insolens,  c'est  de  faire  respecter,  du  moins 
en  apparence,  une  personne  qui,  si  elle  était  libre,  serait  demain 
M'^"  de  Thymerale. 

—  A  qui  vous  en  prendrez-vous  d'un  complot  de  femmes  si  dé- 
testable qu'il  soit? 

—  Ou  demande  raison  des  complots  de  femmes  aux  maris  ou  aux 
frères... 

—  Soit!  mais  M'"''  d'Orfeuil  est  veuve,  M'"^  de  Saint-Béat... 

—  M"""  de  Saint-Béat  est  la  dernière  à  qui  je  puisse  m'attaquer, 
interrompit  Thymerale  avec  un  dédaigneux  sourire...  d'ailleurs  son 
mari  est  absent;  mais  j'ai  été  déjà  au  fond  des  choses.  Les  com- 
mérages de  Samiel  sont  cause  de  tout  le  mal;  c'est  lui,  c'est  M.  de 
Ghevagny  qui  me  répondra.  Yilleroche  doit  lui  servir  de  second... 
je  viens  vous  prier  de  le  voir  et  de  tout  régler  au  plus  vite. 

Samiel  ne  recula  pas  devant  les  conséquences  de  ses  indiscré- 
tions; la  rencontre  eut  lieu  sur  un  point  désigné  de  la  montagne, 
où  les  pique-niques  sont  beaucoup  plus  fré({uens  que  ces  sortes 
d'afi'aires.  11  en  résulta  pour  l'adversaire  de  Thymerale  une  blessure 
qui  l'cloigna  trois  mois  entiers  de  la  table  de  jeu  et  du  petit  journa- 
lisme. Bien  entendu,  le  duel  dont  elle  avait  été  l'objet  fut  loin  de 
relever  la  réputation  de  M"®  de  Yillard,  mais  il  eut  pour  effet  de 
resserrer  les  nœuds  de  notre  récente  amitié.  En  quittant  les  Pyrénées 
quelques  jours  plus  tard,  elle  me  fit  promettre  de  venir  la  voir  à  Paris, 


568  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

III. 

A  Paris  comme  aux  Pyrénées,  Thymerale  et  sa  maîtresse  vivaient 
séparément  en  apparence;  il  avait  une  installation  de  garçon  aux 
environs  du  boulevard,  elle  habitait  un  quartier  retiré,  mais  en 
réalité  ils  étaient  bien  plus  souvent  réunis  que  ne  le  sont  beaucoup 
de  gens  attachés  l'un  à  l'autre  par  des  liens  légitimes. 

J'allai  chez  M'"'  de  Villard;  son  jo'i  petit  hôtel,  entouré  de  jar- 
dins pleins  d'ombre  et  de  silence,  était  un  cadre  digne  d'elle;  tout 
y  révélait  ce  goût  du  chez  soi  que  conservent  si  rarement  les 
femmes  qui  ont  versé  dans  l'aventure.  Elle  recevait  peu  de  monde, 
les  amis  de  Thymerale,  voilà  tout,  jamais  une  femme.  Le  soir,  on 
la  trouvait  assise  devant  un  métier  h  broder;  son  accueil  était 
plein  de  simplicité  et  de  bienveillance  tranquille;  elle  parlait  peu, 
mais  on  causait  agréablement  autour  d'elle;  les  habitués  de  ce 
salon,  d'ailleurs  semblable  à  un  club  restreint  et  choisi,  étaient  du 
meilleur  monde,  intelligens  pour  la  plupart,  mélange  d'artistes  et 
de  gentilshommes  :  Thymerale  détestait  la  nullité.  Quelques-uns 
avaient  dû  faire  la  cour  à  la  maîtresse  de  leur  ami  pour  reconnaître 
la  confiance  avec  laquelle  il  les  avait  présentés;  c'était  inévitable, 
mais  M"'^  de  Villard  décourageait  ces  velléités,  depuis  Ion-temps 
réprimées  du  reste,  par  une  attitude  dont  elle  avait  le  secret  et  qui 
ne  pouvait  laisser  d'espoir  au  fat  le  plus  incorrigible.  Thymerale, 
qui  s'étudiait  à  lui  donner  toutes  les  preuves  d'esiime,  n'était  point 
jaloux,  et  il  avait  raison.  Une  douairière  à  cheveux  blancs  ne  se  fût 
pas  montrée  moins  coquette;  elle  ne  traitait  pas  ses  hôtes  en  ca- 
marades, elle  tenait  au  respect  d'autant  plus  peut-être  qu'elle  ne 
le  méritait  pas  :  une  femme  parfaitement  irréprochable  et  d'une 
réputation  inaifaquée  peut  permettre  certaines  libertés  de  langage 
qu'on  ne  hasarderait  point  sans  l'offenser  devant  une  femme  com- 
promise; c'est  pour  celle-ci  un  dernier  devoir  de  défendre  ce  qui 
lui  reste  de  dignité  en  maintenant  autour  d'elle  quelque  chose  de 
plus  que  les  simples  bienséances.  La  conversation  où  M'"'^  de  Vil- 
lard plaçait  son  mot  de  temps  en  temps  pour  lui  donner  de  l'élan, 
la  retenir  sur  une  pente  scabreuse  ou  concilier  des  o[)inions  diver- 
gentes, roulait  sur  les]  mille  riens  du  jour;  on  prenait  le  thé  en  fu- 
mant des  (  igaretles,  on  faisait  de  bonne  musique;  c'était  une  maison 
doucement  et  gracieusement  hospitalière.  J'y  passais  volontiers  la 
plupart  de  mes  soirées  en  continuant  mon  rôle  d'observateur  com- 
mencé l'été  précédent. 

—  Cette  sirénité,  pensais-je,  cette  liberté  d'esprit  qu'elle  déploie, 
est-ce  bien  réd?  M'éprouve-t-elle  pas  quelque  tristesse  à  entendre 
parler  sans  cesse  de  ce  monde  auquel  naguère  elle  appartenait  et 


GEORGETTE.  569 

dont  elle  est  proscrite  par  sa  faute?  N'est-elle  pas  humiliée  au  fond 
de  voir  sa  situation  connue  et  son  secret  gardé  par  tant  de  gens? 

Mais  non,  rien  n'indiquait  qu'elle  souffrît;  elle  ne  pensait,  je 
crois,  qu'à  Thymerale;  tout  le  reste  lui  était  indifférent.  D'ailleurs 
j'aurais  été  bien  embarrassé  de  la  juger,  ne  la  connaissant  guère, 
malgré  le  temps  qui  s'écoulait  sur  nos  cordiales  relations.  Quoi- 
qu'elle me  traitât  avec  plus  de  familiarité  que  tous  les  autres,  sa- 
cliant  bien  que  j'étais  incapable  de  me  rendre  ridicule  en  cultivant 
ce  que  les  hommes  de  mon  âge  appellent  la  galanterie,  elle  ne  me 
laissait  point  pénétrer  dans  le  cercle  absolument  fermé  de  sa  pen- 
sée intime.  Ceci  m'empêcha  de  céder  tout  à  fait  à  l'attrait  qu'elle 
m'avait  d'abord  inspiré;  la  première  condition  d'une  sympathie 
véritable,  c'est  que  l'objet  de  cette  sympathie  se  laisse  pénétrer; 
or  M""^  de  Villard  cachait  ses  moindres  impressions  avec  un  soin  si 
obstiné  qu'il  était  impossible  de  s'en  faire  une  idée,  même  par  con- 
jecture. Jamais  il  ne  lui  échappait  un  de  ces  mots  qui  jettent  par- 
fois une  clarté  inattendue  sur  les  caractères  les  plus  dissimulés; 
elle  se  possédait  d'une  façon  extraordinaire. 

Thymerale  était  seul,  je  suppose,  à  tenir  la  clé  de  cette  vivante 
énigme,  et  il  paraissait  satisfait  de  ce  qu'il  pouvait  savoir.  Lui 
aussi  ne  se  livrait  qu'à  elle.  Chacun  le  croyait  insouciant,  fort  peu 
sensible  à  quoi  que  ce  fût,  sauf  à  l'opinion,  dont  il  avait  toujours 
été  singulièrement  préoccupé  en  elfet,  jusqu'au  jour  où  une  passion 
plus  forte  que  tous  ses  préjugt^s  l'avait  décidé  à  la  braver;  mais 
cette  glace  était  de  pure  convention,  je  le  sais,  j'ai  surpris  chez 
lui  d'attachantes  faiblesses ,  et  s'il  croyait,  avec  la  confiance  d'une 
noble  nature,  à  l'absolue  fidélité  d'une  autre,  c'est  qu'il  était  lui- 
même  capable  de  cette  fidélité,  si  étrange  chez  un  homme  du  monde, 
chez  un  ex-don  Juan.  La  possession  déjà  longue,  loin  de  le  conduire 
à  la  satiété,  l'enlaçait  tous  les  jours  davantage  par  les  liens  d'une 
heureuse  habitude.  J'étais  arrivé  assez  vite  à  déchiffrer  Thymerale, 
mais  M""'  de  Villard  restait  pour  moi  un  sphinx  que  je  finis  par  me 
lasser  d'étudier;  somme  toute,  ce  couple  me  paraissait  jouir,  en 
dépit  de  la  morale  et  des  lois  sociales  outragées,  d'une  de  ces 
féh(  ités  exquises  dont  il  n'est  jamais  très  agréable  d'être  témoin  ; 
je  m'intéressais  tout  autrement  à  Georgette. 

Trois  années  avaient  passé  sur  le  don  spontané  qu'elle  m'avait 
fait  de  sa  reconnaissance  et  de  son  affection;  ce  n'était  plus  un 
petit  enfant,  mais  une  personne  déjà  grandelette,  qui  portait  fière- 
ment ses  neuf  ans  révolus,  mince,  avec  de  beaux  yeux  où  l'on 
voyait  courir,  à  la  façon  des  nuages  sur  un  ciel  pur,  toute  sorte  de 
réflexions  au-dessus  de  son  âge,  et  avec  de  longues  boucles  d'un 
blond  plus  cendré  que  les  magnifiques  cheveux  de  sa  mère,  à  laquelle 
du  reste  elle  ressemblait  comme  une  miniature  peut  ressembler  au 


,570  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

portrait  de  maître  dont  elle  est  la  copie.  Nous  étions  toujours  de 
grands  amis,  de  vieux  amis  maintenant,  devrais-je  dire.  Elle  recon- 
naissait mon  coup  de  sonnette  et  accourait  à  ma  rencontre,  pressée 
de  me  dire  tout  ce  qui  lui  était  arrivé  depuis  ma  dernière  visite, 
bien  que  sa  vie  se  passât  assez  uniforme  et  solitaire,  le  plus  sou- 
vent auprès  de  miss  Madge  ;  elle  ne  savait  par  où  commencer  et 
babillait  comme  une  pie,  sûre  de  ne  m'ennuyer  jamais;  seulement 
je  remarquai  plus  d'une  fois  qu'il  suffisait  de  l'entrée  de  Thymerale 
pour  que  sa  verve  tarît;  ce  me  fut  une  première  révélation  de 
lantipatliie  décidée  que  lui  inspirait  cet  arui  de  sa  maman,  anti- 
patiîie  fort  naturelle  :  tous  deux  étaient  aussi  susceptibles,  aussi  exi- 
geans,  aussi  tyranniques  l'un  que  l'autre.  Réserve  faite  de  quelques 
miettes  de  son  cœur  qu'il  me  fallait  partager  avec  miss  Madge,  Geor- 
gette  aimait  sa  mère  d'un  amour  unique  ;  les  rares  momens  où  elle 
se  trouvait  seule  auprès  d'elle  étaient  remplis  par  des  effusions 
de  tendresse  débordante;  elle  cherchait  à  retarder  par  mille  petites 
ruses  l'heure  qu'elle  connaissait  trop  où  on  lui  disait  invariable- 
ment :  —  Va  jouer...  —  ou  bien  :  —  Va  travailler.  —  Cette  heure 
là  était  celle  où  survenait  Thymerale;  à  sa  vue,  la  rayonnante 
physionomie  de  l'enfant  devenait  sombre  ;  elle  ne  l'appelait  plus 
Tim  comme  autrefois  ;  elle  ne  se  laissait  plus  embrasser  qu'avec 
répugnance  et  souvent  sa  main  tremblait  lorsqu'il  la  prenait  dans 
la  sienne  d'un  air  distrait,  sans  plus  de  tendresse  qu'elle  ne  lui 
en  accordait  elle-même.  Thymerale  ne  respirait  bien  que  quand 
elle  avait  disparu  ;  le  regard  de  ce  petit  être  hostile  le  gênait  ; 
c'étaient  deux  rivalités  en  présence;  il  me  semblait  impossible  que 
M'"^  db  Yillard  ne  s'en  aperçût  pas,  mais,  je  le  répète,  j'ignorais 
tout  des  impressions  de  la  mère  et  je  savais  si  bien  ce  qui  manquait 
à  la  fille  !  Il  lui  manquait  cette  sollicitude  maternelle  incessante, 
exclusive,  à  laquelle  un  enfant  sent  qu'il  a  droit,  il  lui  manquait 
d'être  au  premier  rang  dans  un  cœur  rempli  d'elle.  La  souffrance 
que  Georgette  n'articulait  pas,  bien  entendu,  qu'elle  ne  s'expliquait 
pas  à  elle-même,  n'était  que  le  sentiment  légitime  de  ses  droits 
contestés,  méconnus.  Dans  un  intérieur  régulier,  elle  aurait  eu 
entre  son  père  et  sa  mère  unis  par  une  affection  dont  elle  eût  été 
le  centre,  l'obj  et  et  le  gage,  sa  place  dont  nul  n'aurait  songé  à  la 
chasser...  Pourquoi  la  présence  de  Thymerale  était-elle  imman- 
quablement pour  elle  un  signal  de  retraite?  Pourquoi  ne  la  rappe- 
lait-on jamais  tandis  qu'il  était  là?  Pourquoi  était-ce  toujours  lui 
qui  accompagnait  maman,  qui  montait  en  voiture  auprès  d'elle, 
les  empêchant  de  se  promener,  de  causer,  de  s'isuler  toutes  deux 
ensemble?  Pourquoi  l'influence  de  Thymerale  réglait-elle  toutes 
les  décisions  de  sa  mère? 

A  ces  questions  son  innocence  était  bien  loin  de  trouver  une 


GEORGETTE.  571 

réponse,  mais  elle  comprenait  queThymerale  était  un  ennemi.  Thy- 
merale  avait  d'elle  la  même  opinion,  et  une  opinion  raisonnée  tandis 
que  la  sienne  n'était  qu'instinctive  :  il  jugeait  que  les  heures  de  tête- 
à-tête  entre  la  mère  et  la  fille,  heures  que  Georgette  trouvait  si 
courtes,  lui  étaient  dérobées;  il  eût  voulu,  même  absent,  être  seul 
à  occuper  l'imagination  et  le  cœur  de  cette  femme  qui  lui  apparte- 
nait. La  jalousie  qu'il  n'avait  éprouvée  jusque-là  contre  aucun  homme 
lui  fut  inspirée  par  un  enfant. 

Je  suppose  que  M"""  de  "Villard  essuya  des  plaintes  et  des  repro- 
ches, car  vers  cette  époque  je  la  trouvai  souvent  plongée  dans 
une  rêverie  qui  paraissait  n'avoir  rien  que  de  sombre.  Une  fois 
même  au  moment  où  j'entrai,  elle  pleurait,  et  je  ne  puis  dire 
l'impression  que  produisit  sur  moi  cette  tête  si  fière  courbée 
par  la  douleur,  mais  l'idée  me  vint  qu'elle  ne  me  pardonnerait 
pas  de  l'avoir  vue  en  un  état  différent  de  sa  sérénité  ordinaire,  et, 
avant  de  m'approcher  d'elle,  j'affectai  de  regarder  par  la  fenêtre  je 
ne  sais  quoi  d'imaginaire  afin  de  lui  laisser  le  temps  de  se  remettre. 
Elle  me  sut  gré  de  n'avoir  pas  voulu  surprendre  une  confidence 
involontaire. 

—  Je  suis  heureuse  que  vous  soyez  venu,  dit-elle,  sans  son- 
ger apparemment  à  essuyer  une  larme  qui  tremblait  encore  au 
bord  de  ses  longs  cils  ;  me  voici  à  la  veille  de  prendre  un  grand 
parti  au  sujet  de  Georgette...  Vous  aimez  beaucoup  ma  fille...  il  est 
juste  que  vous  soyez  consulté.  Ne  trouvez-vous  pas  que  cette  enfant 
n'est  plus  la  même  depuis  quelque  temps?.. 

—  Mon  Dieu!  un  peu  plus  sérieuse  peut-être;  elle  devient  une 
demoiselle... 

M'"''  de  Villard  secoua  la  tête  : 

—  Son  humeur  est  inégale  à  présent,  son  caractère  s'aigrit,  tout 
le  monde  le  remarque,  miss  Madge  aussi  bien  que  moi-même. 

—  L'isolement  peut-être?..  11  est  bon  à  son  âge  d'avoir  des  com- 
pagnes. 

M"'"  de  Villard  leva  vers  moi  des  yeux  tristes  où  je  lus  ceci  comme 
un  reproche  :  —  Vous  savez  bien  que  je  ne  puis  lui  en  donner,  que 
la  pauvre  innocente  partage  fatalement  l'espèce  de  proscription 
à  laquelle  je  me  suis  condamnée. 

Elle  répliqua  tout  haut  : 

—  Je  le  crois  comme  vous,  et  voilà  pourquoi  j'ai  songé  à  la 
mettre  en  pension... 

—  Projet  très  sage. 

—  C'est  votre  avis?  Pensez-vons  vraiment  que  je  doive  le  faire?.. 

—  Je  n'ai  jamais  douté,  répondis-je  d'une  manière  évasive,  que 
vous  ne  le  fissiez  à  un  moment  donné. 

—  Pourtant,  reprit-elle,  comme  désireuse  d'être   contredite, 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Georgette  est  bien  jeune  et  déjà  trop  pressée  d'apprendre...,  ave 
des  facultés  qui  demandent,  dans  l'intérêt  de  sa  santé,  à  être  modé- 
rées plutôt  qu'excitées.  J'ai  pour  prendre  soin  d'elle  une  personne 
sûre.  Dans  de  pareilles  conditions,  il  eût  été  facile   de   l'élever 
auprès  de  moi. 

Mais  en  parlant  ainsi  sa  voix  défaillit,  car  elle  savait  très  bien 
que  ce  qu'elle  dépeignait  comme  facile  était  l'impossibilité  même. 
Je  compris  de  mon  côté  que  je  n'avais  pas  d'objections  à  émettre, 
qu'elle  était  pénétrée  d'avance  de  tout  ce  que  j'aurais  pu  lui  dire  si  la 
matière  n'eût  été  aussi  délicate.  Allongeant  le  bras  vers  la  sonnette  : 
—  Je  vais  appeler  Georgette, ajouta-t-elle  en  soupirant;  elle  a  con- 
fiance en  vous  et  ce  sera  me  rendre  service  que  de  m'appuyer 
pour  l'ouverture  que  j'ai  à  lui  faire.  Autrement  il  me  semble  que  je 
n'aurai  jamais  le  courage... 

Ses  larmes  allaient  couler  de  nouveau.  Je  vis  combien  sa  fille 
lui  était  chère.  Pourquoi,  hélas!  cet  amour  n'avait-il  pas  suffi,  dans 
le  passé,  à  la  consoler  de  tout?  Prenant  sa  main  frémissante,  je  la 
portai  silencieusement  à  mes  lèvres,  Qu'aurais-je  pu  dire? 

Au  même  instant  Georgette  entrait  en  bondissant  :  elle  embrassa 
sa  mère  h  plusieurs  reprises,  puis  se  blottit  sur  mes  genoux. 

—  Nous  parlions  de  toi,  lui  dit  M""'  de  Villard.  Sais-tu  ce  que 
nous  venons  de  décider? 

Georgette  leva  sa  petite  tête  curieuse. 

—  Nous  avons  décidé  que  tu  étais  d'âge  à  entrer  en  pension... 
Tout  son  corps  tressaillit  dans  mes  bras.  Elle  fit  un  mouvement 

comme  pour  me  repousser,  puis  se  penchant  à  mon  oreille  : 

—  Non,  non,  dit-elle,  ce  n'est  pas  vous  qui  le  voulez... 
Se  jetant  éperdument  sur  sa  mère,  elle  joignit  les  mains  : 

—  Te  quitter?  s'écria-t-elle  avec  un  accent  dont  je  fus  moi-même 
ému  au  fond  de  l'âme. 

Tyjme  ^Q  viiiaid  était  hors  d'état  de  répondre.  Je  lui  prêtai  main 
forte  : 

—  On  ira  vous  voir  souvent,  chérie,  et  vous  viendrez  aussi  chez 
votre  maman...  Quelle  idée  vous  faites-vous  donc  d'une  pension? 
C'est  un  endroit  très  agréable  où  les  jeunes  filles  réunies  appren- 
nent ce  qu'il  faut  savoir  pour  devenir  des  femmes  instruites  et  dis- 
tinguées. Tous  les  enfans  vont  en  pension. 

—  J'y  ai  été  mise  plus  jeune  que  toi,  fit  observer  M'""  de  Yil- 
lard. 

—  Mais  toi,  tu  n'avais  pas  de  maman,  riposta  Georgette,  tu  n'a- 
vais jamais  connu  ta  mère... 

Elle  la  regardait  fixement,  avec  autant  d'indignation  que  de  dou- 
leur : 

—  Ainsi  tu  lui  cèdes!.,  semblaient  dire  ses  yeux  étincelans, c'est 


GEORGETTE.  573 

à  son  conseil,  c'est  à  sa  volonté  que  tu  me  sacrifies!  — Mais  comme 
si  elle  eût  compris,  même  dans  sa  révolte  secrète,  que  la  lutte 
serait  inutile,  elle  n'insista  plus;  ses  mains  seulement  se  cris- 
pèrent davantage.  Elle  était  capable  de  se  maîtriser  ;  peut-être 
s'y  était-elle  déjà  exercée  plus  d'une  fois  en  étouffant  des  plaintes 
toutes  prêtes  à  lui  monter  aux  lèvres. 

—  Soyez  raisonnable,  dis-je  en  attirant  à  moi  ma  petite  amie  ; 
n'affligez  pas  inutilement  votre  mère...  Il  le  faut... 

On  eût  dit  au  regard  profond  et  grave  qu'elle  reporta  sur  moi, 
que  Georgette  pénétrait  toute  la  portée  de  ces  derniers  mots. 

—  Oh  !  maman  !  balbutia-t-elle  dans  un  sanglot  étouffé.  —  Ce 
fut  sa  dernière  protestation.  Ouvrant  la  porte  avec  violence,  elle 
s'enfuit  auprès  de  miss  Madge.  Quand  sa  mère  alla  un  peu  plus  tard 
la  rejoindre,  elle  la  trouva  résignée  : 

—  Je  ne  veux  pas  te  faire  de  peine,  dit-elle  avec  douceur,  j'irai 
en  pension...  Je  tâcherai  de  n'avoir  pas  trop  de  chagrin. 

Ce  qui  n'empêcha  pas  la  mère  et  la  fille  de  pleurer  beaucoup 
encore  dans  les  bras  l'une  de  l'autre. 

IV. 

Je  fus  consulté  de  nouveau  pour  le  choix  de  la  pension.  M'"^  de 
Yillard  ne  pouvait  songer  à  placer  Georgette  dans  le  couvent  où 
elle-même  avait  été  élevée,  ni  dans  aucun  établissement  semblable. 
Elle  redoutait  trop  cette  enquête  que  les  religieuses  ne  manquent 
jamais  de  faire,  non-seulement  sur  l'enfant  qu'on  leur  confie,  mais 
sur  la  famille  même  à  laquelle  l'enfant  appartient.  D'autre  part  elle 
ne  voulait  livrer  sa  fille  qu'à  des  mains  éprouvées  et  sûres.  Si  elle 
m'exposa  nettement  ses  exigences,  elle  eut  soin  de  taire  ses  appré- 
hensions, qui  étaient,  du  reste,  faciles  à  deviner.  Je  me  mis  en  cam- 
pagne, consultant  les  mères  de  famille  et  les  professeurs  les  plus 
compétens,   prenant  des  informations  de  tous  côtés,  cherchant, 
voyant  surtout  par  moi-même.  Je  découvris  à  la  fin  un  bon  pen- 
sionnat laïque  où  n'était  admis  qu'un  nombre  restreint  de  jeunes 
filles,  presque  toutes  étrangères.  La  maison,  un  vieil  hôtel  du  Marais, 
ne  donnait  l'idée  ni  d'un  cloître,  ni  d'une  caserne,  aspect  que  pré- 
sentent assez  souvent  les  établissemens  d'éducation;  elle  avait  grand 
air  et  était  entourée  de  rians  jardins  où  folâtrait,  quand  j'y  pénétrai 
pour  la  première  fois,  une  bande  joyeuse  de  brunes  Espagnoles, 
de  fines  Américaines,  de  créoles  envoyées  de  nos  colonies.  Je  me 
dis  que  parmi  ces  compagnes  exotiques,  dont  la  plupart  ne  rece- 
vaient jamais  la  visite  de   leurs  parens,  Georgette  aurait  moins 
de  chance  qu'ailleurs  d'être  le  point  de  mire  d'une  curiosité  mal- 
veillante peut-être,  que  M'"'  de  Yillard,  quand  elle  viendrait  la  voir, 


b7h  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

courrait  moins  de  risques  aussi  de  se  heurter  à  cette  société  pari- 
sienne qui  connaissait  ses  aventures.  J'espérais  en  outre  que  la 
directrice,  habituée  aux  bizarreries  variées  de  l'élément  cosmo- 
polite, n'examinerait  pas  de  trop  près  la  situation  un  peu  excep- 
tionnelle de  cette  nouvelle  élève.  En  effet,  M™"  Despreux,  c'était 
son  nom,  aplanit  toutes  les  difficultés  lors  de  l'entrevue  préli- 
minaire que  nous  eûmes  avec  elle,  M"""  de  Villard  et  moi;  elle 
avait  l'habitude  du  monde  et  ne  pouvait  se  tromper  sur  la  condition 
sociale  de  cette  mère;  moi  je  représentais  un  vieux  parent  fort 
respectable;  je  gage  qu'en  physionomiste  émérite,  elle  me  décerna 
aussitôt  le  titre  d'oncle.  Quoi  qu'il  en  fût,  elle  nous  mit  absolument 
à  l'aise  et  ne  parut  disposée  à  pratiquer  aucun  système  d'investiga- 
tion direct  ou  autre.  Nous  convînmes  que  Georgette  ne  lui  serait 
présentée  que  le  jour  de  la  rentrée  définitive. 

—  11  ne  faut  pas  multiplier  inulilement  les  occasions  de  s'atten- 
drir, dit-elle  avec  une  autorité  souriante  qui  indiquait  l'expérience 
approfondie  des  chagrins  de  la  jeunesse  et  des  moyens  d'en  venir 
à  bout.  —  A  votre  première  visite  vous  serez  étonnée,  madame,  de 
la  trouver  très  gaie;  tous  nos  enfans,  sans  exception,  sont  la  gaîté 
même. 

Georgette  se  rendit  donc  quelques  jours  plus  tard,  chez  M"""^  Des- 
preux comme  elle  eût  été  à  la  promenade.On  avait  expédié  d'avance, 
sans  l'avertir,  son  trou!=;seau  de  pensionnaire;  elle  ne  savait  pas  au 
juste  où  nous  la  conduisions,  bien  que,  depuis  la  communication 
qui  lui  avait  été  faite  une  fois  pour  toutes ,  elle  n'eût  qu'une  seule 
pensée  :  son  exil  décrété,  résolu. 

Dans  la  voiture  où  j'étais  assis  en  face  d'elle,  je  pensais  à  l'agneau 
qui,  sur  le  chemin  d'un  supplice  qu'il  ignore,  tremble  et  gémit 
cependant,  comme  s'il  pouvait  pressentir  son  destin.  En  vain  m'ef- 
forçais-je  de  la  distraire,  Georgette  ne  répondait  pas.  Le  hasard 
nous  ayant  fait  rencontrer  Thymerale,  elle  frissonna  comme  si  elle 
eût  aperçu  le  bourreau  et  se  détourna  pour  ne  pas  répondre  au  petit 
salut  familier  qu'il  lui  adressait  après  avoir  échangé  un  signe  d'in- 
telligence avec  sa  mère.  En  revanche,  lorsque  nous  nous  arrêtâmes 
devant  la  porte  monumentale  au-dessus  de  laquelle  on  lisait  :  —  Pen- 
sionnat de  demoiselles, —  elle  ne  manifesta  aucune  surprise,  aucune 
velléité  de  fondre  en  larmes. 

—  Du  courage!  lui  dit  sa  mère  d'une  voix  qui  révélait  qu'elle- 
même  en  avait  bien  peu. 

La  directrice  vint  à  notre  rencontre  de  l'air  le  plus  engageant  et 
baisa  au  front  sa  nouvelle  élève  en  lui  faisant  de  belles  promesses. 
Georgette  ne  parut  pas  les  entendre;  elle  regardait  du  coin  de  l'œil 
cette  petite  femme  rondelette ,  encore  fraîche ,  cérémonieusement 
aimable,  qui  joignait  à  l'expression  de  bonhomie  que  donne  l'em- 


GEORGETTE.  575 

bonpoint  un  ton  et  un  regard  d'impérieux  commandement  en  désac- 
cord avec  ses  sourires  et  ses  fossettes. 

On  lui  fit  explorer  toute  la  maison,  depuis  le  vaste  parloir  aux 
longues  portes-fenêtres,  dont  les  vitres  claires  donnaient  sur  une 
terrasse  garnie  d'arbustes ,  jusqu'au  réfectoire ,  aux  classes ,  aux 
salles  d'études;  elle  vit  aussi  sa  chambre,  car  ces  pensionnaires 
privilégiées  n'étaient  pas  reléguées  dans  le  banal  dortoir;  chacune 
d'elle  avait  son  nid  particulier  qu'il  n'était  pas  défendu  d'em- 
bellir par  quelques  ornemens.  Comme  M™"  Despreux  en  faisait 
la  remarque  :  —  Je  pourrai  donc  mettre  le  portrait  de  maman  au- 
dessus  de  mon  lit,  dit  tout  bas  Georgette.  —  C'était  le  premier 
mot  qu'elle  eût  prononcé.  La  directrice,  enchantée  d'avoir  réussi  à 
rompre  la  glace,  cligna  de  l'œil  pour  rassurer  M"'''  de  Villard,  et 
continua,  en  femme  experte  dans  l'art  de  séduire  et  d'enlacer,  à 
faire  valoir  les  moindres  détails  de  la  maison  tenue  avec  une  pro- 
preté qui  touchait  presque  à  l'élégance.  En  traversant  le  jardin  oii 
les  élèves  nouvellement  rentrées  déployaient  dans  leurs  jeux  un 
entrain  complice  de  la  faconde  de  leur  maîtresse,  elle  interrompit 
les  rires  et  les  cris  pour  appeler  deux  des  plus  jolies  petites  filles  : 

—  M"^  de  Mendoza !..  Miss  Tempest  !..  venez  prendre  la  main  de 
votre  compagne  et  faites-lui  les  honneurs  de  la  récréation... 

Mais  Georgette,  baissant  la  tête,  refusa  de  suivre  miss  Tempest  et 
M""  de  Mendoza.  Elle  répondait  peu,  ne  regardait  rien  et  se  pres- 
sait contre  sa  mère  avec  anxiété,  comme  si  elle  eût  prévu  un  piège 
qui  allait  les  séparer  tout  à  coup.  Chaque  grincement  de  porte  la 
faisait  tressaillir,  elle  avait  l'air  de  flairer  à  chaque  pas  quelque 
chausse-trape  habilement  dissimulée.  Quand,  après  notre  tournée, 
nous  rentrâmes  dans  le  cabinet  de  la  directrice.  M""'  de  Yillard,  fai- 
sant bonne  contenance,  bien  que  l'heure  du  déchirement  final  ap- 
prochât, se  déclara  très  satisfaite  de  ce  qu'elle  avait  vu  et  l'on 
procéda  sans  retard  aux  dernières  formalités. 

M'^'  Despreux,  assise  devant  son  petit  bureau  de  laque,  une  plume 
à  la  main,  demandait  : 

—  Quel  nom  dois -je  inscrire?  Je  n'ai  encore  marqué  que  le 
numéro. 

Dans  la  demi-minute  d'imperceptible  hésitation  qui  suivit,  elle 
reprit  avec  volubilité  : 

—  Pardon!.,  j'oubliais!  La  carte  que  vous  m'avez  fait  passer 
l'autre  jour  portait  :  M""'"  de  Villard,...  donc  j'écrirai  Mademoiselle... 

—  Georgine  Danemasse,  interrompit  précipitamment  M'"^  de  Vil- 
lard, sur  le  front  de  laquelle  perlait  une  sueur  légère. 

Elle  ne  pensait  guère  à  l'étonnement  de  la  maîtresse  de  pension, 
elle  redoutait  celui  de  sa  fille,  elle  s'attendait  à  ce  cri  de  l'enfant, 
occupée  à  suivre  tout  ce  qui  se  passait  autour  d'elle  avec  l'atten- 


576  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tion  passive  du  condamné  devant  les  derniers  apprêts  de  l'exécu- 
tion : 

—  Maman  ! . . 

Puis ,  se  penchant  à  l'oreille  de  sa  mère ,  Georgette  continua 
d'une  voix  plus  basse,  pas  assez  basse  cependant  pour  que  M'""  Des- 
preux ne  pût  l'entendre  : 

—  Est-ce  que  je  ne  porte  pas  le  même  nom  que  toi  ? 

Cette  question  si  naturelle  fut  soulignée  par  un  regard  scruta- 
teur de  la  directrice.  Je  laissai  M""^  de  Yillard  répondre  à  celle-ci 
comme  elle  voulut,  et  j'entraînai  Georgette,  sous  prétexte  de  lui 
faire  admirer  quelques  dessins  au  fusain,  têtes  de  guerriers  et  de 
déesses,  chefs-d'œuvre  des  grandes  élèves,  qui  décoraient  les  pan- 
neaux. Mais  Thémistocle  et  Minerve  lui  importaient  peu;...  pour  la 
première  fois  elle  avait  entendu  son  nom  de  famille,  duquel  jusque- 
là  elle  ne  s'était  pas  souciée,  n'étant  que  Georgette,  rien  que  Geor- 
gette,  et  une  énigme  troublante  se  présentait  à  sa  jeune  imagi- 
nation. 

—  Maman  ne  m'a  pas  répondu,  dit-elle  en  pressant  fortement  ma 
main  qui  la  retenait  à  l'écart,  Savez-vous  pourquoi? 

Il  fallait  bien  qu'elle  s'habituât  à  entendre  et  à  porter  ce  nom 
qui  était  le  sien  !  Très  perplexe,  je  me  mis  à  étudier  consciencieu- 
sement l'un  des  affreux  barbouillages  de  la  muraille  pour  fuir  l'ob- 
session de  son  regard. 

—  Écoutez,  mignonne,  je  veux  bien  vous  le  dire,  mais  à  la  con- 
dition que  vous  ne  ferez  plus  à  votre  mère  des  questions  qui  la  cha- 
grinent. 

—  Qui  la  chagrinent?..  Pourquoi? 

Le  moment  me  sembla  venu  de  hasarder  un  mot  qu'on  devrait 
inévitablement  prononcer  tôt  ou  tard,  et,  pressé  par  les  circon- 
stances, je  résolus  d'épargner  à  M"'  de  Yillard  l'embarras  d'un 
interrogatoire  semblable  à  celui  que  je  subissais. 

—  Votre  mère,  à  la  suite  d'événemens  trop  graves  pour  qu'elle 
vous  les  raconte,  a  repris  son  nom  de  jeune  fdle. 

La  façon  dont  sa  petite  main  étreignait  la  mienne,  plus  nerveu- 
sement encore,  me  prouva  qu'il  était  indispensable  d'en  dire  da- 
vantage. 

—  Son  mari  l'avait  rendue  très  malheureuse. 

—  Qui?.,  mon  père? 

Ce  seul  mot  suffit  pour  m'avertir  que  je  jouais  un  rôle  bien  diffi- 
cile à  justifier.  Oter  à  un  père,  même  coupable,  môme  inconnu, 
le  respect  de  son  enfant,  qui  donc  osera  faire  cela  sans  un  cruel 
tiraillement  de  conscience?  Mais  j'avais  commencé,  fort  de  ma  bonne 
intention,.,  impossible  d'en  rester  là! 

—  Oui,  poursuivis-je,  il  l'a  fait  beaucoup  souffrir. 


GEORGETTE.  577 

—  Il  l'a  fait  soufTrir!  elle?  ma  pauvre  maman,  qui  est  si  bonne! 
mon  père  était  donc  bien  méchant,  lui? 

Décidément,  je  m'étais  engagé  sur  un  mauvais  terrain.  Quelque 
persuadé  que  je  pusse  être  que  M.  Pannemasse  ne  méritait  aucun 
ménagement,  je  me  sentais  honteux  devant  moi-même  et  devant 
cette  enfant  comme  je  ne  l'avais  jamais  été. 

—  Alors,  repris-je  au  plus  vite  pour  en  finir,  alors  votre  pauvre 
mère  a  choisi  de  vivre  seule  avec  sa  petite  fille,  et  elle  a  quitté  un 
nom  qui  ne  lui  rappelait  que  des  douleurs. 

—  Le  nom  que  je  porte,  dit  Georgette  avec  une  expression 
étrange. 

—  Vous  ne  parlerez  jamais  de  tout  cela,  n'est-ce  pas,  à  votre 
maman? 

—  Oh!  jamais,.,  à  tlle  ni  à  personne... 

Après  un  instant  de  réflexion  :  —  Il  me  semble,  ajouta-t-elle, 
que  je  me  rappelle  un  peu  mon  père  :  il  avait  l'air  vieux...  je  le 
croyais  mort  depuis  longtemps!..  11  n'est  [as  mort,  dites? 

—  Je  ne  sais...  mais  prenez  garde...  votre  mère  va  nous  en- 
tendre et,  je  le  répète,  il  ne  faut  pas  qu'elle  se  doute... 

—  Non,  non,  soyez  tranquille,  répondit  Georgette  toujours  pen- 
sive, comme  si  elle  eût  essayé  de  fouiller  les  ténèbres  d'un  passé 
si  incompréhensible  pour  elle. 

Quand  nous  nous  rapprochâmes  du  bureau  de  la  directrice,  celle- 
ci  souriait  de  nouveau  d'un  air  de  parfaite  satisfaction.  Elle  posa  sa 
main  blanche  et  grasse  sur  la  tête  bouclée  de  l'enfant  pour  la  cares- 
ser et  s'emparer  d'elle  à  la  fuis,  tandis  que  s'échangeaient  les  adieux. 

Je  pus  remarquer  en  cet  instant  que  la  physionomie  de  Geor- 
gette exprimait  une  préoccupation  absorbante  qui  semblait  avoir 
chassé  toutes  les  autres,  un  nouveau  souci,  vague,  mais  poignant, 
celui  dont  j'avais  semé  le  germe  en  elle  et  que  je  me  reprochais 
déjà  d'avoir  imposé  à  cette  petite  âme. 

Nous  remontâmes  en  voitnra,  m-»  Jc  TUiard  et  moi.  La  pauvre 
mère,  qui  avait  jusque-là  réussi  à  se  maîtriser,  s'abandonna  tout  à 
coup  à  l'excès  de  son  émotion  librement,  franchement,  comme  si 
elle  eût  été  seule.  Je  me  gardai  bien  de  tomber  dans  la  banalité  des 
consolations.  Je  me  tus,  de  façon  à  lui  permettre  le  plus  possible 
d'oublier  ma  présence. 

—  Pardonnez -moi,  dit -elle  enfin,  de  vous  donner  le  spectacle 
d'une  pareille  faiblesse;  mais  c'est  notre  première  séparation,  et 
il  me  semble,  je  ne  sais  pourquoi,  qu'elle  sera  suivie  de  bien  d'au- 
tres déchireniens...  Pardonnez-moi... 

—  Je  vous  remercie,  répondis-je,  de  ne  m' avoir  pas  dérobé  ce 
que  vous  appelez  votre  faiblesse,  de  m' avoir  jugé  digne  de  la  cou- 
tome  XXXV.  —  1879.  37 


578  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fidence  d'une  de  vos  douleurs.  C'est  me  récompenser  au  centuple 
du  bien  léger  service  que  j'ai  pu  vous  rendre. 

—  Que  parlez-vous  de  légers  services?  interrompit-slle  avec  viva- 
cité. Je  sens  tout  ce  que  je  vous  dois,  allez!  Vous  n'avez  cessé  de 
faire  de  nous  vos  obligées  depuis  que  nous  vous  connaissons;  vous 
avez  été  bon  pour  Georgette,...  et  pour  moi  si  dévoué  que  je  m'ima- 
gine souvent,  vou-  jugeant  par  vos  actes,  que  vous  êtes  un  ami  de 
toute  ma  vie  !  Qui  donc  m'eût  aidée  dans  cette  épreuve,  si  vous  ne 
vous  étiez  trouvé  1  ? 

Comme  je  me  défendais  contre  ces  expre'^sions  de  reconnais- 
sance exagérée  :  —  Pourtant,  reprit-elle,  vous  ne  savez  pas  qui  je 
suis...  Vous  m'avez  accordé  votre  amitié  sans  vous  dHinander  seu- 
lement si  je  la  méritais,  qur-nd  toutes  les  appartnc  s,  au  contraire 
(et  les  apparences  ne  mentent  pas  toujours),  semblaient  indiquer 
que  j'en  étais  indigne. 

EMe  poursuivit,  sans  me  donner  le  temps  de  répondre^  à  ces 
derniers  mots  prononcés  avec  une  humilité  singulière  dans  sa 
bouche. 

—  Maintenant,  expliquez-moi...  qu'avez-vous  pu  dire  à  Geor- 
gette pour  arrêter  ainsi  ses  questions  tout  à  coup? 

Je  lui  répétai  sincèrement  notre  colloque  à  voix  basse,  dans  un 
coin  du  parloir,  et  j'ajoutai,  tandis  qu'elle  écoutait  rêveuse  : 

—  Après  tout,  il  est  bon,  n'est-ce  pas,  qu'elle  connaisse  la  vérité? 

—  Mais  si  ce  n'étuit  pas  la  vérité  que  vous  lui  avez  dite?  fit 
M"""  de  Villard,  se  retournant  vers  moi,  d'un  mouvemeat  brusque. 

—  Comment?.,  balbutiai-je  interdit. 

—  Tenez,  reprit-elle  résolu. nent,  je  veux  une  fois  pour  toutes 
vous  éclairer  sur  mon  compte ,  non  que  je  craigne  d'usurper  des 
senlimens  d'estime  :  ma  situation  est  telle  que  l'homme  le  plus 
indulgent,  —  et  vous  êtes  celui-là ,  —  ne  peut  m'accorder  que  de  la 
«o„.pn«c;ion .  —  elle  prononça  ce  mot  avec  une  sorte  d'in)patience, 
comme  si  son  orguen  a'....go  ri4p.hu  repoussait  malgré  elle  un  pa- 
reil sentiment,  —  mais  il  s'agit  de  l'intérêt  même  de  Georgette... 
Il  faut  que  vous  sachiii-z  à  quoi  vous  en  tenir,  afin  de  pouvoir  lui 
donner,  l'occasion  se  présentant,  un  bon  conseil  qu'elle  réclamera 
peut-être  de  votre  expérience...  Qui  sait  ce  que  l'avenir  nous  ré- 
serve? Qui  sait'/..  répéta~t-elle  avec  im  geste  accablé. 

11  y  eut  une  pause  embarrassante  pendant  laquelle  je  gardai  le 
silence,  très  ému,  très  curieux,  attendant  qu'elle  se  décidât  à 
parler. 

Tu.    BiilNlZON. 
{La  seconde  partie  au  prochain  n°.) 


REMBRANDT 


LKS  MUSÉES  DE  CASSEL,  DE  BRUNSWICK  ET  DE  DRESDE. 


Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  Rembrandt  a  ses  fidèles.  À  tra- 
vers les  fluctuations  du  goût  qui  n'ont  pas  épargné  d'autres  gloires, 
la  sienne  a  toujours  été  en  grandissant.  Des  hommes  de  tempéra- 
ment très  divers  se  sont  rencontrés  dans  une  pareille  admiration 
pour  son  génie,  et  ceux-là  même  qui,  par  lear  éducation  ou  les 
habitudes  de  leur  esprit,  semblaient  peu  préparés  à  le  goûter,  n'ont 
pas  été  les  moins  fervens.  Sous  bien  des  formes,  et  plus  d'une  fois 
ici  même,  il  a  reçu  des  hommages  dignes  de  lui.  Aujourd'hui  en- 
core, après  avoir,  il  y  a  quelques  années  déjà,  pu^'lié  un  catalogue 
raisonné  de  son  œuvre,  M.  Ch.  Blanc  entreprend  de  nous  donner 
cet  œuvre  complet  reproduit  d'après  les  meilleures  épreuves  des 
collections  publiques  ou  privées. 

Rembrandt  Ini  même,  il  faut  le  dire,  avait  pris  garde  de  nous 
renseigner  sur  ses  productions,  et  il  n'est  guère  d'artiste  qui,  plus 
que  lui,  se  soit  montré  soigneux  de  sia;ner  et  de  dater  ce  qu'il  a 
fait.  Mais  autant  les  œuvres  du  maître  sont  en  vue,  autant  sa  vie  a 
pendant  longtemps  paru  se  dérober.  Quelques  propos  apocryphes 
et  des  anecdotes  plus  que  su«;pectes  formaient  la  plus  grosse  part 
de  ce  qu'on  savait  sur  son  compte.  Un  critique  qui  s'est  fait  con- 
naître sous  le  nom  de  Burger  (T.  Thoré)  avait  le  premier  essayé 
de  démêler  et  de  poursuivre  la  vérité  à  cet  égard.  Mais  explorer 
des  archives,  c'est,  en  Hollande  surtout,  une  tâche  difficile  et  in- 
grate. Il  y  a  là  des  grimoires  indéchiffrables  pour  un  étranger  et 
qu'un  Hollandais  lui-même  a  quelque  peine  à  débrouiller.  Du  reste, 


580  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

même  pour  ce  qui  concernait  les  œuvres  de  Rembrandt,  Burger  ne 
pouvait  se  décider  à  conclure.  Par  conscience  autant  que  par  désir 
d'accroître  son  savoir  et  ses  jouissances,  il  ne  se  lassait  pas  de  re- 
chercher, de  voir,  de  comparer  et  d'amasser  sans  relâche  notes  et 
renseignemens.  C'était  chaque  année  l'occasion  pour  lui  de  visiter 
quelque  musée  nouveau  et  de  nous  entretenir  des  découvertes  qu'il 
avait  pu  y  faire.  Des  scrupules  toujours  renaissans,  par  exemple 
celui  d'un  voyaoje  à  Saint-Pétersbourg  qui,  tout  en  l'effrayant,  lui 
semblait  obligatoire  pour  quiconque  veut  entreprendre  sur  Rem- 
brandt une  étude  complète,  d'autres  préoccupations  encore,  la 
crainte  de  voir,  sitôt  que  son  travail  aurait  paru,  surgir  quelque  do- 
cument important  relatif  à  son  maître  préféré,  tout  s'accordait  pour 
retarder  une  publication  qu'il  ne  devait  point  faire.  Jusqu'au  bout 
cependant  il  se  promettait  bien  de  réaliser  son  dessein,  et,  comme 
s'il  avait  voulu  s'y  contraindre  lui-mêine  par  des  engagemens  pu- 
blics, il  annonçait  de  temps  à  autr^î  l'apparition  du  livre  dont  il 
donnait  le  titre  :  Rembrandt,  rhoynme  et  son  œuvre.  En  attendant, 
le  charme  agissait  peu  à  peu  sur  lui,  et  la  passion  qui  l'avait  pris 
tout  entier  ne  lui  laissait  plus  toujours  sa  clairvoyance  habituelle. 
Dans  un  commerce  dont  les  séductions  le  captivaient  de  plus  en 
plus,  non-seulement  il  s'était  familiarisé  avec  les  bizarreries  du 
grand  artiste,  mais  il  s'était  épris  de  ses  imperfections  mêmes.  Lui 
qui  avait  si  justement  remis  en  honneur  l'école  hol'andaise,  rectifié 
sur  tant  de  points  son  histoire,  réhabilité  avec  une  verve  si  chab^u- 
reuse  et  des  argumens  si  précis  quelques-uns  des  maîtres  mécon- 
nus ou  oubliés,  il  en  venait  parfois  à  proclamer  l'influence  de  Rem- 
brant  sur  des  talens  dont  Toriginalité  est  incontestable.  Dans  son 
fanatisme  inconscient,  il  lui  arrivait  même,  à  lui  l'homme  des 
dates,  de  reconnaître  cette  influence  chez  des  peintres  qui,  loin  de 
procéder  do  Rembrandt,  l'avaient  précédé,  comme  si  le  culte  qu'il 
rendait  à  son  iciolc  oxl-onn  qu'il  lui  immolât  des  victimes  inno- 
centes. 

Malgré  tout,  cette  admiration  sincère  et  enthousiaste  devait  porter 
SCS  fruits.  Burger,  par  sa  passion  ardente,  avait  encouragé  des  re- 
cherches dont  il  devenait  le  confident  naturel  et  provoqué  des  dé- 
couvertes qu'il  transmettait  aussitôt  au  public  français  avec  une 
abnégation  et  une  modestie  qui  méritent  d'être  signalées.  On  s'était 
en  effet  mis  à  l'œuvre  en  Hollande,  et,  çà  et  là,  à  force  de  minu- 
tieuses investigations,  quelques  rares  documens,  quelques  dates, 
quelques  indications  positives  avaient  successivement  grossi  la 
liste  des  renseignemens  primitifs.  Il  était  temps  que  ces  lumières 
éparses  fussent  réunies  en  faisceau.  On  Hollandais  seul  était  capable 
d'un  tel  travail,  et  le  livre  que  Burger  s'était  promis  de  faire,  c'est 


REMBRANDT.  581 

à  M.  Vosmaer  que  nous  le  devons  aujourd'hui.  Après  avoir  déjà  pu- 
blié (1803-1868)  deux  volumes  sur  Rembrandt,  M.  Vosmaer  nous  a 
donné  en  1877  une  édition  définitive  de  son  travail  (1).  En  suivant 
toutes  les  pistes,  en  joignant  à  ce  qu'avaient  découvert  les  érudits 
de  son  pays  tout  ce  qu'il  avait  pu  trouver  lui-même,  en  opposant 
des  témoignages,  en  étudiant  à  côté  de  Rembrandt  ses  maîtres,  ses 
proches,  ses  amis,  ses  contemporains  et  ses  élèves,  en  apprenant 
à  connaître  son  époque  et  en  visitant  les  lieux  où  il  a  habité,  M.  Vos- 
maer est  parvenu  à  reconstituer,  autant  du  moins  qu'elle  pouvait 
l'être,  la  vie  de  Rembrandt  et  l'histoire  de  ses  œuvres.  Ce  grand 
travai',  il  l'a  mené  à  bien  avec  la  sagacité  d'un  magistrat,  avec  le 
sens  d'un  homme  de  goût,  avec  la  piété  d'un  patriote,  surtout  avec 
cette  opiniâtre  ténacité  qui  fait  l'honneur  de  sa  race.  Ajoutons  que 
par  une  att-ntion  dont  nous  devons  lui  être  reconnaissans  et  que  lui 
inspirait  «  le  désir  de  porter  aussi  loin  que  possible  la  gloire  du 
grand  Rembrandt,  »  M.  Vosmaer  a  eu  la  bonne  pensée  d'écrire  en 
français  le  livre  qui  lui  était  consacré.  Nous  n'avons  pas  la  préten- 
tion de  résumer  un  tel  ouvrage,  encore  moins  celle  de  le  com- 
pléter (2).  Notre  but  est  à  la  fois  plus  modeste  et  plus  précis.  Avec 
les  indications  que  nous  fournit  M.  Vosmaer,  nous  voudrions  au- 
jourd'hui suivre  Rembrandt  dans  les  musées  trop  peu  connus  de 
Casse!,  de  Rrunswick  et  aussi  dans  celui  de  Dresde.  Ses  prédéces- 
seurs, ses  contemporains  et  ses  élèves  y  sont  comme  lui  très  large- 
ment représentés,  mais  c'est  à  ses  propres  œuvres  surtout  que  nous 
voulons  nous  attacher,  A  raison  de  leur  nombre  (3)  et  de  leur  im- 
portance, elles  marquent  les  principales  étapes  de  sa  vie  et  de  son 
talent.  Elles  seront  pour  nous  l'occasion  de  rapprochemens  instruc- 
tifs et  qui  nous  ont  paru  offrir  parfois  tout  l'intérêt  d'une  observa- 
tion morale  faite  directement.  Quand  il  s'agit  d'une  nature  aussi 
sincère  que  celle  de  Rembrandt, une  telle  étudr  a  son  prix,àlacon- 
dition  qu'elle  reste  discrète  et  mesurée.  Pour  délicate  qu'elle  soit, 
elle  vaut  du  moins  qu'on  s'y  applique  :  c'est  avec  une  liberté  res- 
pectueuse que  nous  l'avons  tentée. 

(1)  Bembrandt,  sa  vie  et  ses  œuvres;  un  gros  volume  avec  catalogues  et  pièces  à 
l'appui;  Paris,  1877,  liljrairie  Renouard. 

(2)  Pas  plus  que  Burger,  M.  Vosmaer  n'a  vu  les  nombreuses  peintures  de  Rembrandt 
que  possède  le  musée  de  l'I'^mitage.  C'est  pour  compléter  son  livre  à  cet  égard,  ou 
pour  reciifior  sur  quelques  points  des  appréciations  qu'il  n'avait  pu  donner  que  de  se- 
conde main,  d'après  des  gnvures  ou  des  photofiraphics,  que  M.  Bode  a  récemment 
publié  dans  VAthenœuyn  trois  articles  sur  Rembrandt. 

(3j  On  en  compte  vingt-trois  à  Cassel,  huit  à  Brunswick  et  vingt  à  Dresde,  et  dans 
le  nombre,  des  productions  capitales,  ou  qui  nous  montrent  Rembrandt  sous  des  jours 
nouveaux,  car  on  ne  rencontre  en  H-oUande  ni  paysage  du  maître,  ni  aucune  de  ses 
grandes  compositions  empruntées  aux  livres  sicrés. 


582  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 


I. 

On  serait  injuste  envers  les  prédécesseurs  ou  les  contemporains 
de  Rembrandt  et  on  ne  le  grandirait  pas  en  lui  attribuant  le  rôle  de 
fondateur  de  l'école  hollandaise.  L'erreur  serait  égale  d'ailleurs  de 
supposer  qu'autour  de  lui  tous  les  peintres  de  cette  école  ont  subi 
son  influence  et  perdu  à  l'imiter  quelque  chose  de  leur  originalité. 
S'il  reste  le  plus  grand  des  maîtres  de  la  Hollande,  si  son  action  sur 
quelques-uns  des  artistes  de  son  pays  a  été  bien  réelle,  d'autres, 
avant  comme  après  lui,  sont  demeurés  eux-mêmes  et  ont  conservé 
leur  physionomie.  Sa  gloire  est  assez  haute  pour  qu'on  n'essaie  pas 
d'y  ajouter  aux  dépens  d' autrui. 

Sur  l'époque  qui  a  immédiatement  précédé  Rembrandt  et  sur  les 
enseignemens  mêmes  qu'il  a  reçus,  le  musée  de  Rrunsvvick  fournit 
d'utiles  informations.  Mais  des  deux  courans  qui  entraînèrent  à  son 
origine  l'art  de  la  Hollande,  celui  qui  le  portait  vers  l'Italie  est  sur- 
tout représenté  dans  cette  collection.  Pour  cette  autre  source  plus 
modeste,  n  ais  sirgulièren  ent  plus  profondeet  plus}  ure,  qui  devait 
s'épandre  sur  le  sol  même  d'oît  elle  avait  jailli,  c'est  au  musée  de 
Harlem,  si  intéressant  pour  l'étude  des  origines  de  l'ait  national, 
qu'il  conviendrait  d'en  chercher  la  trace.  Là,  chez  Martin  Van  Heems- 
keike  nous  sommes  surtout  frappé  par  le  talent  du  portraitiste,  et 
les  ligures  des  donateurs  peintes  sur  les  volets  du  Jl'i^iis  ou  pré- 
toire (1559)  nous  semblent  bien  supérieures  au  tableau  lui-même. 
Là  encore,  dès  la  date  de  1583,  Comelis  de  Harlem  nous  montre 
avec  un  Uejms  d'urcheni  la  première  représentation  de  ces  sujets 
civiques  qui  allaient  fournir  à  l'école  hollandaise  un  de  ses  thèmes 
les  plus  familiers  et  mettre  si  heureusement  en  vue  les  fortes  qua- 
lités qui  la  Olstinguent.  A  Bruuswick,  où  nous  retrouvons  les  deux 
peintres,  c'est  l'influence  itahenne  qui,  sans  partage,  se  manifeste 
dans  leurs  tableaux.  Le  Baptême  du  Christ  du  premier  nous  fait 
voir,  il  est  vrai,  l'étude  du  nu  abordée  avec  une  franchise  assez 
raie  chez  un  artiste  du  nord,  franchise  qui  n'est  pas  ici  dépourvue 
d'une  certaine  élégance,  tandis  que  cette  même  étude  n'a  produit 
dans  l' Age  d'or  et  VMiis  et  l'Amour  du  second  que  des  œuvres 
molles  et  médiocres.  Ni  la  fadeur  doucereuse  qui,  malgré  le  mé- 
rite de  l'exécution,  se  remarque  dans  la  Flore  et  Pomonc  de  César 
Everdingen  (1),  ni  la  platitude  banale  d'une  Vémis  et  Adonis  de 
J.  Racker  (?.),  ne  sont  faites  pour  nous  réconcilier  avec  cette 
persistance   des    préoccupations   italiennes   que    nous  constatons 

(1)  MuBéo  de  Dresde,  u"  1397  a. 

(2)  Mubée  de  Cassel,  a.°  383. 


REMBRANDT.  583 

chez  leurs  successeurs.  Une  grande  composition  d'un  élève  de 
Poelembourg,  le  Triomphe  de  Bacchm  par  Moyse  Van  Uyten- 
broeck  (l),  est  assurément  plus  ridicule  encore.  On  imaginerait 
difficilement  la  triviale  gaîté  de  cette  scène,  les  types  vulgaires  des 
comparses  et  l'étrange  cortège  que  font  à  Bacchus  ces  courtauds 
grotesques  et  ces  nymphes  lourdement  délurées.  Et  ce  dieu  lui- 
même,  le  dieu  brillant  de  la  passion  et  de  la  vie,  comment  le  re- 
connaître sous  les  traits  disgracieux  de  ce  buveur  abruti  par  l'épaisse 
ivresse  de  la  bière?  Pourquoi  nous  étonner  d'ailleurs?  Que  pou- 
vaient inspirer  à  des  peintres  hollandais  ces  fictions  ailées,  nées  au 
pays  du  soleil?  Par  quel  effort  de  pensée  et  de  talent  les  auraient- 
ils  transportées  sous  leur  climat  changeant,  sur  ce  sol  mi-^érable  où 
la  nudité  humaine  paraît  déplacée,  presque  indécente  ,  oii  le  corps 
ne  se  montre  guère  que  déformé  par  les  travaux  ou  les  vêtemens 
auxquels  il  est  astreint?  Au  lieu  de  s'épuiser  dans  une  vaine  re- 
cherche du  style,  l'art  hollandais  allait  trouver  sa  voie  en  emprun- 
tant ses  données  à  la  vie  nationale;  miliciens  en  armes  ou  groupés 
autour  d'une  table,  syndics  des  corporations,  magistrats  municipaux 
ov;  professeurs  au  milieu  de  leurs  élèves,  tels  étaient,  dans  leur 
simplicité  bourgeoise,  les  sujets  qui  s'offraient  à  cet  art.  Ceux-là 
mêmes  qui  avaient  conquis  l'indépendance  du  pays  devaient  fournir 
à  ses  peintres  l'occasion  de  s'affranchir  et  montrer  ce  que  valait, 
pour  eux  aussi,  cette  fière  devise  :  Liberté  et  vérité,  qui  répondait 
aux  plus  chères  aspirations  de  tout  un  peuple. 

Le  portrait  était  dès  lors  appelé  à  prendre  une  large  place  dans 
l'école  et  à  maintenir  celle-ci  dans  l'étude  directe  de  la  nature.  Dès 
le  début,  les  artistes  hollandais  y  apportèrent  cette  conscience,  cette 
fine  et  délicate  observation  qui  se  remarquent  dans  les  œuvrrs  cor- 
rectes, mais  un  peu  froides,  de  l'.  Moielse  et  dans  celles  de  M.  Mi- 
revelt,  son  maître  (2).  C'est  un  bien  autre  peintre  que  ce  Jan  Van 
Piavesteyn  dont  la  vie  tout  entière  s'écoula  dans  sa  ville  natale,  à 
La  Haye,  où  sont  encore  ses  toiles  les  plus  importantes  :  des  Offi- 
ciers descendant  du  Doelen,  une  Réception  de  la  milice  civique  et 

(i)  Musée  de  Brunswicli,  n"  493  Dans  ce  tableau,  la  campagne  au  milieu  de  la- 
quelle débouche  le  cortège  est  traitée  non  comme  un  fond,  mais  comme  un  paysage 
pur  et  qui  nous  semble  de  la  main  de  P.  Brill.  C'est  bien  la  touche  de  ce  dernier,  sa 
façon  de  rompre  par  quelques  arbres  grêles  les  masses  puissantes  de  la  végétation  et 
d'opposer,  à  la  manière  des  Carrache  dont  il  s'est  inspiré,  des  colorations  brunes  on 
rousses  au  ton  verdàtre  qui  domine.  Plus  d'une  fois  d'ailleurs,  et  ce  fait  confirme  notre 
appréciation,  Uytenbroeck  a  eu  recours  à  la  collaboration  d'un  paysagiste,  et  Elsheimer 
a  peint  pour  lui  lo  find  d'une  autre  de  ses  compositions:  Cléopâtre  mordue  par  l'aspic. 

(2,  Le  musée  de  Dresde  possède  un  portrait  de  Morelse,  et  celui  de  Brunswick  plu- 
sieurs œuvres  de  Mirevelt;  mais  c'est  à  Amsterdam  et  à  La  Haye  qu'il  convient  sur- 
tout d'étudier  ces  deux  peintres. 


584  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  Conseil  dfs  magistrats  de  la  cité.  Le  musée  de  Brunswick  pos- 
sède cependant  de  lui  deux  œuvres  de  premier  ordre.  L'une,  datée  de 
l(i22,  époque  de  sa  pleine  maturité,  représente  un  légiste,  Antoine 
Faher,  avec  sa  belle  tête,  son  large  front,  son  air  énergique,  plein 
de  sens  et  de  droiture.  La  peinture  est  saine,  puissante  dans  ses 
intonations  ;  et  le  modelé,  très  simple,  très  franc,  dénote  une  irré- 
prochable sûreté.  L'autre  tableau,  probablement  de  la  même  époque, 
est  un  chef-d'œuvre.  Il  nous  montre  une  famille  hollandaise  :  dix 
personnages  de  grandeur  naturelle  et  vus  jusqu'aux  genoux.  A. 
gauche,  trois  grands  fils  sont  placés  par  rang  d'âge,  debout,  au- 
dessus  de  leur  père.  Celui-ci,  —  la  figure  jeune  et  robuste  encore, 
la  barbe  et  les  cheveux  bruns,  —  est  assis  en  face  de  sa  femme, 
jeune  aussi,  de  physionomie  distinguée  et  sympathique,  portant 
comme  son  mari  un  costume  noir  et  une  collerette  blanche.  Au- 
tour de  la  mère  se  groupent  ses  cinq  fille'^,  vêtues,  ainsi  que  leurs 
frères,  de  costum*  s  sombres,  largement  coupés  et  sans  ornemens. 
Seule,  la  pins  petite  des  filles,  une  bambine  de  huit  à  dix  ans,  mise 
un  peu  moins  sévèrement,  porte  une  robe  jaune  brun  à  raies  de 
broderies  plus  claires.  C'est  la  dernière  de  la  famille;  on  lui  passe 
quelque  coquetterie  dans  son  ajustement  :  un  bonnet  brodé  d'or, 
un  collier  et  des  bracelets  de  corail.  Elle  tient  à  la  main  une  branche 
de  groseilles  rouges  et  s'appuie  sur  les  genoux  de  sa  mère.  L'aînée 
proniène  ses  doigts  effilés  sur  les  touches  d'un  petit  piano  à  deux 
claviers  superposés.  Les  dix  visages  en  pleine  lumière,  étages  sans 
grand  souci  de  composition,  se  détachent  avec  éclat  sur  les  vigueurs 
intenses  du  ïowà  et  des  vêtemens.  Ces  honnêtes  figures  qui  se  mon- 
trent à  vous  sans  fierté  comme  sans  embarras,  ont  un  charme  sin- 
gulier. On  reconnaît  bien  là  les  membres  d'une  même  famille, mais 
les  nuances  des  âges  et  des  lempéramens  sont  marquées  avec  un 
art  délicat  sur  leurs  physionomies.  Le  milieu  aussi  est  nettement 
accusé.  On  se  sent  en  présence  d'une  race  énergique,  un  peu  aus- 
tère, pratiquant  le  devoir  plus  que  le  plaisir  et  qui  ne  sacrifie 
rien  au  paraître.  Aucun  laisser-aller  dans  cet  intérieur  :  des  atti- 
tudes graves,  plus  de  dignité  que  d'expansion,  et  cependant  nulle 
froideur.  Notez  que  ces  indications  et  bien  d'autres  encore  que  nous 
pourrions  relever  sont  écrites  en  termes  précis,  dans  une  langue 
simple,  loyale,  contenue,  mais  substantielle,  et  dans  sa  sobriété 
même  pleine  de  force  et  de  grandeur.  Cette  science  consommée 
et  qui  s'efface  si  complètimieut  est  en  harmonie  parfaite  avec  le 
sujet  et  donne  à  l'œuvre  toute  sa  signification. 

Qu'on  rapproche  celte  peinture  serrée,  suivie  à  fond,  sérieuse  et 
dépouillée  de  tout  artifice,  de  la  manière  vive,  alerte,  spirituelle  et 
incisive  d'un  liais,  si  vrai  aussi  à  sa  façon,  et,  malgré  sa  désinyol- 


REMBRANDT.  585 

ture,  si  fidèle  interprète  de  la  réalité,  et  l'on  comprendra  la  richesse 
de  cet  art  qui,  avec  un  égal  souci  de  la  vérité  et  une  technique 
presque  semblable,  admet  cependant  des  dillerences  aussi  pro- 
fondes. Bien  qu'ils  aient  devancé  Rembrandt,  de  tels  hommes  con- 
servent, même  en  face  de  lui,  leur  originalité  et  leur  prix. 

Ils  n'étaiewt  pas  seuls  d'ailleurs,  et  déjà  le  paysage  hollandais 
comptait  aussi  ses  maîtres.  Sur  ce  sol  défendu  avec  une  si  indomp- 
table persévérance  contre  tous  ses  ennemis,  il  avait  à  son  tour 
conquis  son  indépendance.  Dès  les  premières  années  du  xvii'^  siècle, 
l'émancipation  était  complète.  Nous  avons  plus  d'une  fois  déjà  ren- 
contré ceux  qui  l'avaient  assurée:  le  vieux  J.-G.  Guyp,  qui  était  en 
mèine  temps  un  portraitiste  éminent;  J.  Wynants,  Van  Goyen  et 
Salomon  Raysdael.  A  ces  noms,  il  convient  d'ajouter  celui  d'un 
artiste  peu  connu,  R.  Roghman,  qui  fut  non-seulement  le  contem- 
porain, mais  l'ami  de  Rembrandt.  Il  avait  voyagé,  parcouru  le  Tyrol, 
peignant  moins  qu'il  ne  dessinait,  car  ses  tableaux  sont  rares.  On 
peut  le  regretter  en  face  des  grands  paysages  du  musée  de  Gassel, 
deux  pendans,  signés  des  initiales  du  peintre,  et  de  dimensions 
peu  usitées  dans  l'école  hollandaise.  L'un  d'eux  est  un  souvenir  de 
ses  voyages  emprunté  peut-être  à  l'Italitîdunord,  dans  le  voisinage 
des  Alpes;  mais  au  milieu  de  ces  montagnes  et  de  ces  accidens 
multipliés,  parmi  ces  eaux  qui  jaillissent  de  tous  côtés,  lartiste  se 
sent  comme  dépaysé.  On  le  retrouve  chez  lui,  reproduisant  avec  une 
impression  plus  saisissante,  parce  qu'elle  est  plus  immédiate,  un 
des  aspects  familiers  de  la  Hollande  :  une  campagne  plate,  des 
masses  d'arbres  épaisses,  des  terrains  crayeux  au  travers  desquels 
serpente  un  cours  d'eau  qui  vient  s'élargir  au  premier  plan,  La 
peinture  est  simple  et  grave,  transparente  malgré  l'intensité  de  ses 
tonalités  roussâtres  et  d'une  ampleur  d'effet  et  de  facture  qui  ex- 
plique l'ancienne  attribution  qu'on  en  faisait  à  Rembrandt.  Sans 
qu'il  soit  possible  d'assigner  une  date  précise  à  ces  œuvres  remar- 
quables, leur  exécution  facile  et  sûre  atteste  la  maturité  d'un  talent 
très  personnel  et  qui  méritait  d'être  signalé. 

L'école  hollandaise,  on  le  voit,  était  pleinement  constituée  et  les 
maîtres  ne  lui  manquaient  pas  quand,  le  15  juillet  1607,  celui  qui  al- 
lait les  surpasser  tous  naquit  à  Leyde,  au  bord  du  Rhin,  dont  il  devait 
prendre  le  nom  (Van  Ryn).  Rembrandt  était  le  sixième  enfant  d'une 
famille  aisée  appartenant  à  la  bonne  bourgeoisie.  Le  jeune  garçon 
montrant  peu  de  goût  pour  l'étude  des  lettres  et  ayant  manifesté 
de  bonne  heure  sa  vocation,  ses  parens  le  retirèrent  de  l'école  la- 
tine où  ils  l'avaient  mis  pour  le  confier  vers  l'âge  de  treize  ans  à 
un  pei.itre  peu  connu.  Van  Swanenburch,  dont  les  œuvres  assez 
médiocres  n'ont  guère  été  épargnées  par  le  temps.  Quoique  moins 


586  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

bien  partagée  que  d'antres  villes,  telles  que  Delft,  Dordrecht,  Har- 
lem ou  Amsterdam,  Leyde  n'était  pas  cependant  déshéritée  et 
comptait  à  cette  époque  plus  d'un  artiste  supérieur  à  Van  Swanen- 
burch  et  plus  en  vue  que  lui  :  Ésaïas  van  Velde,  Van  Goyen  et  Joris 
Schooten,  par  exemple.  Sans  doute  d'anciennes  relations  de  famille, 
peut-être  même  des  liens  de  parenté,  avaient  décidé  du  choix  de  ce 
maître,  chez  lequel  Rembrandt  demeura  trois  ans.  En  1623,  nous 
retrouvons  le  jeune  homme  à  Amsterdam  fréquentant  l'atelier  de 
P.  Lastman,  peu  de  temps,  il  est  vrai,  mais  à  cet  âge  où  l'influence 
d'une  direction  se  fait  sentir  et  laisse  ses  traces.  Lastman  jouissait 
alors  d'une  réputation  as;  ez  étendue.  Il  avait  voyagé  en  Italie  et 
vécu  à  Roîoe  au  milieu  d'un  cercle  d'artistes  dont  Elsheimer  était 
le  centre.  C'était  un  chercheur,  travaillé  sans  cesse  par  des  désirs 
d'innovation,  et  ses  manières  très  diverses  déroutent  un  peu,  car 
il  ne  s'est  tenu  à  aucune.  Au  musée  de  Brunswick,  où  trois  tableaux 
lui  sont  attribués,  nous  trouvons  d'abord  un  Ulysse  et  Nausicaa,  signé 
de  son  monogramme  et  daté  de  I60t),  sujet  qu'il  devait  repiendre 
dix  ans  plus  tard  avec  des  modifications  notables  (1).  Ulysse,  échappé 
au  naufrage,  nu,  humblement  agenouillé,  s'efforce  par  son  attitude 
suppliante  de  rassurer  les  compagnes  de  Nausicaa  qui,  alful)lées 
de  turbans  et  de  costumes  bizarres,  s'enfuient  à  son  approche,  et 
abandonnent  précipitamment  un  festin  préparé  sur  le  rivage.  Seule, 
la  fille  d'Alcinoûs  s'avance  vers  le  héros  et  lui  témoigne  sa  compas- 
sion par  une  pantomime  un  peu  trop  expressive.  La  couleur  est 
dure,  criarde,  l'aspect  vulgaire,  les  carnations  rouge  brique  tran- 
chent brutalement  sur  un  ciel  plat  et  immobile.  Le  David  chantant 
dam  le  temple^  signé  Pietro  Lastman,  1613,  nous  montre  les  mêmes 
duretés  et  un  manque  d'harmonie  aussi  complet.  Malgré  la  dési- 
nence de  ce  prénom  de  Pietro,  l'œuvre  est  peut-être  moins  italienne 
que  flamande,  et  les  enfans  qui  chantent  au  premier  plan  rappellent 
vaguement  les  types  et  les  costumes  de  Rubens.  Quant  au  Massacre 
des  Innorens,  nous  ne  le  croyons  pas  de  Lastman.  Placée  entre  les 
deux  tableaux  que  nous  venons  de  ciier,  pouvant  par  conséquc^nt 
se  prêt(  r  à  une  comparaison  directe,  cette  peinture  n'oiïre  avec 
eux  aucune  analogie  ni  de  facture  ni  de  couleur  et  n'est  évidem- 
ment pas  de  la  môme  main;  ou  bien  les  transformations  de  l'ar- 
tiste, déjà  assez  surprenantes,  seraient  faites  pour  confondre  Tima- 
gination.  Le  Baptême  de  l'Eunuque  que  nous  trouvons  à  Manheim 

(1  Voir  dans  la  Gazette  des  Beaux-Arts  du  l'-''  février  1878  Particle  de  M.  P.  Mautz 
sur  \k  rniiRÔc  'l'Auf^sbourg  et  la  gravure  d'après  cet  autre  tableau  d'Ulysse  et  Nausicaa. 
La  figure  d' Ulysse  est  à  peu  près  semblable,  mais  la  scène,  tout  autrement  disposée 
que  dans  la  composition  de  Brunswick,  contient  plusieurs  élémcns  nouveaux,  comme 
le  char  attelé  d'un  cheval  blanc,  placé  au  premier  plan. 


REMBRANDT.  587 

est  une  répétition  également  modifiée  d'un  sujet  déjà  traité  par  le 
peintre  en  1608  (1).  Mais  cette  fois  les  influences  flamandes  ou 
italiennes  sont  moins  sensibles;  nous  sommes  en  présence  d'un 
tableau  bien  hollandais,  et  l'entente  de  l'effet,  l'empâtement  des 
terrains  frappés  par  le  soleil,  le  relief  donné  aux  ornemens,  la 
manière  assez  étrange  de  comprendre  l'Oiient  et  la  Bible,  une  cer- 
taine naïveté  des  expressions  aussi  bien  que  l'introduction  de 
détails  très  familiers  mêlés  à  la  composition,  nous  permettent  de 
reconnaître  bien  des  points  communs  avec  Rembrandt.  Enfin,  dans 
un  petit  tableau  daté  16*29,  la  Nuit  de  Noël  du  musée  de  Harlem, 
la  disposition  même  de  la  scène,  l'attitude  et  le  geste  de  saint 
Joseph,  et  surtout  le  rôle  attribué  à  la  lumière  montrent  ces  ana- 
logies d'une  manière  bien  plus  frappante  encore;  Lastman  ici 
apparaît  vraiment  comme  un  précurseur.  Cette  façon  nouvelle  de 
comprendre  l'effet  devait-elle  rester  chez  lui  à  l'état  de  tentative 
isolée,  ou  plutôt  n'était-ce  pas  le  résultat  d'une  expérience  acquise 
et  dont  on  retrouve  de  plus  en  plus  la  trace  dans  ses  dernières  pro- 
ductions ?  C'est  à  cette  seconde  hypothèse  que  nous  nous  arrê- 
terions volontiers  en  la  voyant  confirmée  par  un  autre  tableau 
qui  passe  pour  être  de  cette  même  époque,  le  Manné  du  musée 
de  liotterdam.  Toute  réelle  qu'elle  puisse  être,  il  ne  faudrait  pas 
encore  trop  faire  honneur  à  Lastman  de  cette  intervention  du 
clair-obscur,  qui,  chez  lui,  ne  se  présente  guère  qu'avec  des  oppo- 
sitions rudes  et  tranchées,  sans  la  finesse  des  dégradations  et  des 
transparences  qui  lui  donneraient  son  prix.  Les  œuvres  de  Last- 
man restent  donc  malgré  tout  assez  insignifiantes  ;  elles  n'attire- 
raient pas  l'attention  s'il  n'avait  bénéficié  de  la  gloire  de  son  illustre 
élève.  Est-ce  seulement  dans  les  six  mois  de  leçons  qu'il  lui  au- 
rait données  que  l'influence  de  Lastman  se  serait  exercée  sur  lui  ? 
JNûus  sommes  porté  à  croire  que,  si  Rembraudt  n'a  pas  plus  long- 
temps fréquenté  son  atelier,  il  a  du  moins  continué  d'entretenir 
avec  lui  des  relations.  A  défaut  d'autre  mérite,  la  fécondité  de  Last- 
man devait  l'attirer;  comaie  preuve  de  l'estime  où  il  le  tenait, 
nous  voyons  figurer  dans  son  inventaire  deux  livres  remplis  de 
dessins  de  son  maître,  et  il  ne  serait  pas  difficile  de  relever  dans 
ses  œuvres  les  emprunts  que  plus  d'une  fois  il  lui  a  faits. 

II. 

En  nous  occupant  de  Lastman  et  en  essayant  de  d  '-mêler,  dans 
le  demi-jour  où  ils  étaient  noyés,  les  traits  de  cette  figure  un  peu 

(1)  Musée  de  Berlin,  n"  677.  Le  tableau  de   Manheim  n'est  pas  daté,  mais  nous  le 
croyons  postérieur  à  celui  de  Berlin. 


588  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

confuse,  nous  cédions  à  cet  intérêt  naturel  qui  s'attache  aux  ori- 
gines d'un  grand  maître,  à  l'éducation  et  aux  influences  qu'il  a  pu 
recevoir.  Aussi  bien ,  sur  les  conimencemens  de  Rembrandt  lui- 
même,  les  informations  nous  font  défaut.  Depuis  le  moment  où  il 
quitte  l'atelier  de  Lastman,  en  1623,  jusqu'à  l'apparition  de  sa 
première  œuvre  connue,  en  1627,  nous  perdons  complètement  sa 
trace.  Ce  furent  là  sans  doute  pour  lui  des  années  fécondes  de  re- 
cueillement et  de  travail.  A  Leyde,  où  il  vivait  au  nùlieu  des  siens, 
il  pouvait,  sans  se  presser  de  produire,  se  fortilier  dans  son  art  par 
ces  études  désintéressées,  qui  sont  à  la  fois  l'épreuve  et  la  promesse 
des  hautes  vocations.  Son  premier  tableau,  le  Saint  Paul  dans  sa 
prison,  du  musée  de  Stuttgart,  ne  fait  cependant  présager  ni  les 
destinées  qui  l'attendent,  ni  surtout  la  nature  de  son  talent.  La  fac- 
ture est  sèche  et  dure ,  les  détails  sont  accusés  pesamment  et  la 
peinture  n'a  pas  grand  charme.  Et  cependant,  à  y  regarder  de  plus 
près,  l'air  réfléchi  de  ce  captif,  l'accord  de  l'attitude  avec  l'expres- 
sion du  personnage,  le  geste  de  cette  main  qui  va  écrire  sous  l'im- 
pulsion de  la  pensée,  tout  cela  n'est  pas  d'un  débutant  vulgaire.  La 
précision  même  de  la  forme  témoigne  en  faveur  de  la  conscience 
du  jeune  artiste.  Ni  les  vagues  indications,  ni  les  tém  rites  hasar- 
deuses où  tant  d'autres  s'abandonnent  ne  le  contentent.  Il  sent  qu'il 
faut  mettre  à  l'entrée  de  sa  carrière  ces  notions  exactes  qu'on  n'ac- 
quiert que  par  une  sincérité  et  un  labeur  opiniâtres,  et  il  s'impose 
un  programme  sévère  dont  il  ne  s'écarlera  pas  de  longtemps.  Sa 
conscience  est  donc  extrême,  et,  si  on  ne  la  connaissait  pas,  le  nom 
de  son  premier  disciple  serait  fait  pour  étonner.  Dès  1628  en  effet, 
nous  voyons  que  Gérard  Dow,  à  peine  moins  âgé  que  lui,  fré- 
quente son  atelier.  A  cette  date  cependant  le  rapprochement  s'ex- 
plique, et  les  œuvres  des  deux  peintres  offrent,  quant  à  l'aspect  du 
moins,  des  ressemblances  frappantes.  Mais  ce  qui  pour  Gérard  Dow 
semble  le  but  principal  n'est  cht;z  Rembrandt  que  la  marque  d'une 
observation  plus  intime  de  la  nature,  d'une  attention  toujours  vigi- 
lante à  suivre  les  fluctuations  les  plus  délicates  de  la  lumière  aussi 
bien  que  les  moindres  inflexions  des  formes;  le  fini  est  au  fond  et 
non  à  la  surface. 

Ses  habitudes  de  graveur  lui  viennent  en  aide  sur  ce  point.  La 
pointe  de  l'aquafortiste  ne  permet  pas  de  subterfuges;  elle  oblige  à 
la  précision,  elle  force  à  résumer,  à  choisir  dans  la  réalité  tous  les 
traits  significatifs.  Reuibrandt  a  conunencé  de  bonne  heure  son  ap- 
prentissage d'un  art  qu'il  renouvelleia  et  qui  dès  mainlenaiit,  en  le 
faisant  vivre  avec  les  œuvres  du  passé,  lui  apprend  à  connaître  les 
maîtres  de  l'Allemagne  et  de  l'Italie.  Mais  c'est  surtout  sur  lui-môme 
que,  le  burin  ou  le  pinceau  à  la  main,  il  poursuit  des  e.xpériences 


REMBRANDT.  589 

qu'il  ne  se  lasse  pas  de  varier.  De  prolil,  de  face,  en  buste  ou  en 
pied,  il  pose  dans  toutes  les  attitudes  et  sous  toutes  les  lumières. 
Il  ne  saurait  trouver  modèle  plus  complaisant,  ni  qui  se  prête  de 
meilleure  grâce  à  toutes  ses  tentatives,  et  alors,  en  face  de  son  mi- 
roir, il  se  campe  le  poing  sur  la  hanche,  il  se  drape,  il  ébouriffe 
sa  cheveluie  rebelle,  il  se  coilfe  d'un  turban  ou  revêt  l'armure  d'un 
homme  de  guerre.  Quelquefois  aussi,  plus  rarement,  il  nous  montre 
ses  proches,  sa  mère  surtout,  une  ligure  vénérable  dont  il  exprnne, 
avec  un  respect  tout  hlial,  la  hue  et  bienvedlante  physionomie.  Puis 
vers  cette  première  époque  apparaissent  déjà  quelques  essais  de 
clair-obscur,  des  tètes  envahies  par  de  larges  parties  d'une  ombre 
un  peu  verdâtre  (1),  éclairées  par  quelques  accrocs  de  lumière; 
essais  d'abord  timides,  indécis,  et  dans  lesquels  l'artiste  ne  persé- 
vère pas.  il  comprend  qu'il  n'est  pas  encore  miir  pour  ces  libres 
inieipn^tations  de  la  nature  et  il  se  hâte  de  revenir  à  des  études 
plus  formelles. 

En  1630,  nous  le  voyons  fixé  à  Amsterdam,  dans  ce  milieu  si 
vivant,  si  peuplé  de  peintres,  dé|à  considéré  lui-même  comme  l'un 
des  premiers  et  entouré  d'élèves.  En  attendant  qu'il  aille  plus  tard 
habiter  en  plein  quartier  des  Juifs,  il  est  souvent  attiré  de  leur  coté. 
11  a  bien  des  raisons  de  frayer  avec  eux.  Dans  la  société  des  rabbins, 
il  aime  à  se  renseigner  sur  la  Bible,  à  en  pénétrer  le  sens,  à  en 
découvrir  les  beautés.  Il  va  fureter  chez  les  brocanteurs  pour  y 
chercher  ces  étolfes,  ces  ciu'iosités  de  toute  sorte  qu'il  con)mence  à 
collectionner  et  qu'il  appelle  a  ses  antiques.  »  C'est  là  aussi  qu'il 
trouve  des  modèles  à  son  goût,  ces  vieillards  au  nez  busqué,  aux 
paupières  épaisses,  dont  si  fcouvent  il  a  reproduit  le  type  fran- 
chement hébraïque.  Dans  une  de  ces  études  (musée  de  Gassel, 
n°  348),  les  moindres  détails,  les  rides  et  les  plis  de  la  peau, 
les  poils  de  la  barbe,  sont  minutieusement  indiqués,  mais  déjà  d'un 
pinceau  plus  souple  et  avec  un  sentiment  plus  large  de  l'ensemble. 

Le  portrait  du  musée  de  Brunswick  (n°  131),  daté  de.  1631,  qui 
passe  à  tort  pour  celui  de  Hugo  Grotius,  correct,  presque  froid  à 
force  de  conscience,  et  le  portrait  de  femme  qui  lui  sert  de  pendant, 
plus  timide  encore,  quoique  de  deux  ans  postérieur,  nous  montrent 
cette  persistance  des  mêmes  scrupules  en  face  de  la  nature.  Les 
visages  en  pleine  lumière  et  les  vêteniens  noirs  s'enlèvent  nettement 
sur  un  fond  gris;  les  collerettes  blanches  sont  étudiées  pli  à  pli;  la 
peinture  est  sage,  réglée,  posément  exacte.  Mais  pour  un  peintre 
de  vingt-trois  ans  quel  talent  déjà!  quelle  force  dans  le  regaid  de 
l'homme,  quel  sentiment  vrai  de  la  vie  se  montre  sur  ce  visage  fin, 

(1)  Musée  de  Cassel,  n°  361  et  musée  de  Gotha,  n°  45. 


590  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

élégant,  tout  plein  d'énergie  !  Avec  quel  charme  de  naïveté  certaines 
particularités  physionomiques  sont  indiquées  chez  la  femme,  une 
imperceptible  moue  de  la  bouche,  la  courbure  délicate  du  nez,  le 
soigneux  arrangement  des  cheveux,  modestement  tirés  sous  la  codïé  ! 
Dans  la  Margaretha  van  liHdcrdiik  d\i  nmsée  de  Francfort  [\\°  i45), 
une  Hollandaise  rose  et  replète,  mêmes  qualités  encore  et  même 
conscience,  mais  avec  une  facture  plus  généreuse,  une  pâte  plus 
abondante  et  une  couleur  plus  gaie,  plus  épanouie. 

Autant  qu'on  en  peutjuger  d'après  le  monogramme  qu'il  employait 
alors  et  surtout  d'après  la  facture,  c'est  vers  la  même  date  (163*2) 
qu'il  faut  reporter  le  portrait  de  Coppowl  (musée  deCassel,  n"  358), 
le  calligraphe  dont  Rembiandt  nous  montre  l'étrange  visage  :  une 
tète  falote,  d'un  ovale  irréprochable,  de  petits  yeux  ronds,  une 
bouche  minuscule.  Le  front  plissé,  l'air  sérieux,  tout  attentif  à  la 
grave  opération  à  laquelle  il  se  livre,  Goppenol  est  en  train  de  tailler 
sa  plume  qu'il  tient  délicatement  dans  sa  main  petite,  ramassée  et 
adroite.  Ce  n'est  pas  une  mince  ailaire,  car,  en  Hollande  et  dans  ce 
tcinps,  les  calligraphes  étaient  renommés  à  l'égal  des  écrivains  et 
célébrés  par  les  poètes.  Celui-ci  d'ailleurs  resta  jusqu'au  bout  l'ami 
de  Rembrandt,  qui  plus  d'une  fois  l'a  représenté.  L'exécution  ici  est 
devenue  plus  large  et  l'ombre  qui  enveloppe  une  partie  du  visage, 
quoique  vigoureuse,  conserve  toute  sa  transparence.  INous  sommes 
au  temps  de  la  Leçon  d'anatomie,  œuvre  inégale,  peu  équilibrée, 
la  plus  importante  que  le  peintre  eût  encore  tentée,  mais  oi!i,  malgré 
des  préoccupations  évidentes  de  force  et  d'unité,  il  serait  facile  de  re- 
lever des  timidités  et  des  incohérences.  Si  quelques-unes  des  tètes 
sont  remarquables,  celle  du  professeur  Tulp,  par  exemple,  avec 
son  air  grave  et  digne,  d'autres  sont  loin  d'avoir  la  fermeté  des 
portraits  individuels  que  peignait  alors  le  jeune  maître. 

Les  relations  de  Rembrandt,  nous  le  voyons,  se  sont  étendues  : 
il  est  déjà  bien  en  vue  puisciu'on  le  charge  d'un  pareil  ouM-age,  et 
dans  la  compagnie  des  médecins,  des  anatomistes,  il  va  encore 
trouver  plus  d'un  enseignement  pour  son  art.  H  fréquente  aussi  des 
poètes,  et  c'est  également  au  musée  de  Cassel  (I)  que  nous  rencon- 
trons le  beau  portrait  de  l'un  d'eux,  de  ce  Jean  Rrul  qui,  M.  \  osmaer 
nous  l'apprend,  avait  été  forgeron.  On  ne  le  croirait  guère,  et  cette 
main  fine  et  blanche,  avec  ses  doigts  grêles,  ses  veines  bleuâtres 
qui  a])paraissent  sous  la  pe;ui  un  peu  flétrie,  c'est  la  main  d'un  écri- 
vain et  non  plus  celle  d'un  artisan.  La  pose  est  naturelle  et  la  sil- 

(Ij  M.  Vosraaer  donne  la  date  do  1634  pour  ce  portrait  (musée  do  Cassel,  n"  351);  nous 
croyons,  avec  le  catalogue,  qu'il  convient  de  lire  lti33.  Les  premières  lettres  de  la  si- 
gnature et  les  premiers  chiffres  de  la  date  sont  cachés  par  la  bordure  du  cadre,  mais 
on  voit  assez  ncitemeut  les  deux  terminaisons  :  .  .  ,  .  Lraudt,  et  au-dessous, .  .  .33. 


REMBRANDT.  591 

houette  très  étudiée.  Grâce  au  ton  neutre  du  fond  et  à  la  simplicité 
du  costume  noir,  le  regard  va  droit  au  visage,  à  cette  figure  large, 
intelligente  et  ouverte.  Avec  un  style  plus  ample,  le  peintre  a  con- 
servé ses  rares  qualités  de  conscience  et  de  scrupuleuse  honnêteté, 
et  c'est  par  cette  lente  et  légitime  progression  de  talent  que  se  pré- 
pare l'éclosion  prochaine  de  son  génie. 

Mais  voici  de  nouveau  Rembrandt  lui-même  (musée  de  Dresde, 
n"  1215);  une  peinture  sage  encore,  mais  plus  animée,  plus  libre, 
avec  un  coloris  plus  riche  et  des  transparences  plus  chaudes.  Le 
jeune  homme  est  en  belle  humeur  et  vêtu  coumie  un  brillant  cava- 
lier. Son  large  col  orné  de  guipures  est  rabattu  sur  un  riche  pour- 
point d'une  étoffe  gris-neutre  rayée  d'or.  (Ju'a-t-il  donc  à  se  parer 
ainsi?  Non  loin  de  là,  avec  la  uiême  date  1633,  dans  un  rayon  de 
soleil,  appaïaît  une  gracieuse  figure  de  jeune  fille  rose,  aimable, 
potelée,  aux  petits  yeux  vifs  et  pleins  de  malice.  Ses  lèvrts  ver- 
meilles, entr'ouvertes  par  un  sourire,  laissent  voir  des  dents  plus 
mignonnes  que  les  perles  qui  s'étalent  sur  sa  chemisette.  Un  béret 
d'un  rouge  grenat  surmonté  d'une  plume  grise  projette  une  ombre 
colorée  sur  .son  front.  La  robe,  iileue  à  dessins  blancs,  est  ornée  de 
nœuds  et  d'aiguillettes  d'or  ;  les  mains  sont  enfermées  dans  des  gants 
gi'is.  Sous  ce  gai  soleil,  ce  visage  radieux  que  nous  voyons  pour  la 
première  fois,  c'est  celui  de  Saskia  van  Lilenburgh,  qui  allait  de- 
venir la  femme  de  Rembrandt.  Où  s'éiaient-ils  connus?  par  quel 
hasard  cette  fille  noble  et  riche  avait-elle  rencontré  sur  son  chemin 
ce  plébéien?  On  est  réduit  aux  conjectures.  Resiée  orpheline  dès 
l'âge  de  douze  ans,  Saskia  avait  été  recueillie  par  une  de  ses  sœurs 
mariées.  Elle  comptait  parmi  ses  alliés  des  magistrats,  des  littéra- 
teurs, un  peintre  même,Wybrand  de  Geest,  dontlemusée  de  Stuttgart 
possède  un  remarquable  tableau  de  famille.  A  cette  date,  Rem- 
brandt était  déjà  célèbre,  il  avait  de  nombreux  élèves,  et  les  com- 
mandes abondaient  chez  lui.  il  pouvait  bien,  sans  présomption, 
aspirer  à  une  telle  union.  Sans  doute  un  penchant  mutuel  avait  dé- 
cidé les  deux  jeunes  gens,  et  il  semble  que  les  portraits  de  Dresde 
nous  les  montrent  souriant  à  leur  auiour,  probablemenl  fiancés  déjà, 
puisque  l'année  suivante  le  peintre  ramenait  de  la  Frise,  dans  sa 
maison  de  la  Breestraat,  à  Amsterdam,  celle  qui  depuis  le  mois  de 
juin  1634  était  sa  compagne. 

Entré  dans  cette  âme  passionnée,  l'amour  l'avait  envahie  tout 
entière  :  les  deux  époux  étaient  tout  l'un  pour  l'autre.  Mais  dans  ce 
court  intervalle  dy  bonheur  qui  leur  était  accordé,  il  y  avait  encore 
place  pour  le  travail.  Rembrandt  trouvait  un  modèle  dans  cette 
femme  aiu.ée  qui  se  prêtait  à  tous  ses  caprices  et  se  laissait  orner 
à  son  gré.  Aussi  les  images  de  Saskia  abondent,  et  elle  revit  pour 


592  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nous  dans  les  nombreux  dessins,  dans  les  gravures  et  les  tableaux 
que  Rembrandt  a  faits  d'après  elle.  Voici  d'abord  le  grand  portrait 
de  Gassel,  peint  avec  un  soin  extrême,  sans  doute  aux  environs  de 
leur  mariage,  mais  qui  cependant  ne  porte  ni  dat*^,  ni  signature. 
Apparemment,  c'est  à  Saskia  elle-même  qu'il  était  destiné  (il  pro- 
vient en  effet  de  sa  famille),  et  il  n'était  guère  besoin  d'en  attester 
l'authenticité;  l'œuvre  l'affirmait  elle-même.  La  jeune  femme  est 
vue  de  profil,  coiffée  d'un  large  chapeau  de  velours  écarlate  qu'om- 
brage une  plume  blanche.  Le  nez  droit,  un  peu  gros  du  bout,  la 
bouche  pincée,  le  menton  légèrement  renflé,  forment  un  ensemble 
plus  piquant  que  régulier.  Les  traits  n'ont  pas  grande  beauté,  mais 
l'air  mutin  de  ci  s  petits  yeux,  la  fraîcheur  des  lèvres,  l'éclat  du 
teint,  le  modelé  délicat  du  front,  leur  prêtent  un  charme  irrésis- 
tible de  jeunesse  et  de  vivacité.  Les  cheveux  frisottés,  rebelles,  ar- 
dens  comme  ceux  du  peintre  lui-même,  s'échappent  capricieuse- 
ment de  la  toque.  Le  costume  est  d'une  richesse  extrême  :  une 
pelisse  de  fourrures  jetée  négligemment  sur  un  corsage  de  velours 
rouge  et  rattachée  par  une  cordelière  avec  de  grosses  agrafes  en 
or  bruni;  un  collier  de  perles  de  prix  qui  s'étale  sur  une  chemi- 
sette couverte  de  broderies  d'or  et  d'argent  d'un  travail  très  com- 
pliqué; des  bracelets, une  chaîne  d'or  dans  les  cheveux  et  de  grosses 
perles  aux  oreilles;  tout  cela  d'un  goût  plutôt  italien  que  hollan- 
dais. Dans  cet  accoutrement  pittoresque,  mais  un  peu  surchargé,  on 
sent  l'époux  é{)ris  qui  n'épargne  rien  pour  parer  celle  qu'il  aime. 
La  peinture  est  étudiée  minutieusement  et  toute  cette  joaillerie  dé- 
taillée pièce  à  pièce.  Pour  être  moins  clairvoyant  que  d'habitude, 
l'œil  du  peintre  se  résigne  cependant  aux  sacrifices  nécessaires  et, 
afin  de  reporter  toute  l'attention  sur  le  frais  visage,  le  bas  de  la 
toile  a  été  noyé  dans  une  ombre  transparente.  Ilélas!  qu'elle  est 
mignonne  cette  frêle  créature!  Si  mignonne  qu'avec  ses  vingt-deux 
ans  elle  paraît  une  enfant.  Quel  contraste  avec  Rembrandt  tel  qu'il 
se  montre  dans  les  nombreux  portraits  que  nous  avons  de  lui  à  cette 
époque,  au  Louvre,  à  Berlin,  à  Florence,  à  Gassel  même  où  nous  le 
voyons  presque  de  face,  le  visage  éclairé  et  ombré  fortement,  avec 
sa  solide  charpente,  son  gros  nez  épaté,  ses  lèvres  épaisses,  ses 
cheveux  crépus,  sa  moustache  en  broussailles,  avec  le  regard  inter- 
rogateur et  pénétrant  de  ces  yeux  au-dessus  desquels  la  concentra- 
tion de  la  volonté  a  creusé  des  plis  et  qui,  suivant  l'expression  de 
M.  Vosmaer  «  couvent  la  lumière  et  se  rétrécissent  comme  des 
griffes  pour  saisir  les  formes  et  les  effets!  »  Le  travestissement  guer- 
rier, —  casque  à  plumes,  hausse-col  et  manteau  rougeâtre,  —  est 
en  parfait  accord  avec  l'aspect  de  ce  visage  énergique.  Fidèle  à  ses 
hcibitudes  laborieuses,  le  maître   poursuit  ainsi  obstinément  son 


REMBRANDT.  593 

éducation  de  peintre,  et  dans  cette  pâte  plus  substantielle  qu'il  ma- 
nie avec  une  si  étonnante  dextérité,  il  sait  désormais  fixer  et  enfer- 
mer la  lumière. 

Une  œuvre  célèbre  réunit  à  la  fois  cette  première  facture  scru- 
puleuse, finie,  et  cette  facture  plus  large, plus  résumée  vers  laquelle 
Rembrandt  inclinera  progressivement.  Elle  marque  une  période  de 
transition  pour  son  talent,  et  en  mettant  sous  nos  yeux  les  deux 
époux,  elle  rend  plus  apparent  encore  le  contraste  de  leurs  deux 
natures.  La  scène  est  connue.  Assis  sur  une  chaise,  encore  en  tenue 
de  soudard,  —  large  béret  à  plumes  blanches,  pourpoint  rouge 
brique  à  bandes  brodées  d'or,  baudrier  d'or  avec  une  longue  rapière 
au  côté,  chemisette  fine  et  manchettes,  —  Rembrandt  élève  en  l'air 
un  verre  de  forme  allongée  rempli  d'un  vin  écumant.  Son  autre 
main  serre  la  taille  de  Saskia,  qu'il  tient  sur  ses  genoux.  Celle-ci,  pa- 
rée de  ses  plus  b  aux  atours,  —  corsage  à  crevés  et  à  taille  courte, 
jupe  verte,  coiffe  brodée  d'or,  collier  et  grande  chaîne  d'or  à  mé- 
daillons, perles  aux  oreilles,  —  retourne  à  demi  vers  le  spectateur 
son  gracieux  visage.  Auprès  d'eux  est  une  table  couverte  d'un  riche 
tapis  sur  laquelle  reposent  un  autre  verre,  une  assiette  et  une  pièce 
de  pâtisserie  dressée  avec  un  paon  dont  on  voit  la  tête  et  la  queue 
étalée.  Rapprochée  de  la  grosse  tête  de  Rembrandt,  la  tête  de  Sas- 
kia paraît  plus  petite  encore.  Le  maître  rit  aux  éclats  en  montrant 
ses  deux  rangées  de  dents  et  secouant  sa  chevelure  opulente  dont 
les  longues  boucles  retombent  sur  les  épaules;  on  dirait  un  géant  et 
une  petite  fée  qui,  sûre  de  son  pouvoir,  heureuse  de  l'amour  qu'elle 
inspire,  s'épanouit  confiante  et  joyeuse.  Malgré  tout,  cette  grosse 
gaîté  du  maître  est  un  peu  factice.  Il  se  force,  il  n'a  jamais  su  rire,  et 
dans  cette  bombance  à  huis  clos,  il  n'a  ni  la  belle  humeur,  ni  l'aban- 
don qu'un  Hais  y  aurait  mis.  Ces  goguettes  de  corps  de  garde  ne  sont 
point  son  fait,  et  on  ne  l'y  reprendra  plus.  Aussi  à  cette  sensuaUté 
qui  s'étale,  il  mêle,  comme  par  une  protestation  du  peintre,  des  re- 
cherches exquises  d'harmonies  déhcates,  de  tons  indéfinissables, 
des  reflets  d'opale  auxquels  les  rouges  du  pourpoint  donnent  tout 
leur  prix.  La  facture  cependant  n'est  point  égale,  et  il  semble  que 
sur  les  finesses  un  peu  timides  d'un  premier  travail,  qui  subsiste 
encor-  par  places,  —  à  la  poignée  de  l'épée  et  dans  d'autres  détails 
encore,  — le  pinceau  soit  revenu  pour  donner  quelques  accens  plus 
libre  ,  mais  d'utie  crânerie  qui  reste  néanmoins  apprêtée  et  un  peu 
gauche. 

Ce  n'est  pas,  au  surplus,  par  le  goût  que  brille  le  maître  à  ce  mo- 
ment, et  parmi  les  étrangetés  auxquelles  il  se  livre,  ses  incursions 
sur  le  terrain  mythologique  peuvent  sans  scrupule  être  qualifiées 
d'égaremens.  Dans  ce  genre,  il  y  a  au  musée  de  Dresde  un  ^certain 

TOME  XXXV  —  1879,  38 


594  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

Rapt  de  Ganymède,  dont  la  trivialité  semble  une  gageure,  et  qui, 
signé  d'un  nom  moins  illustre,  ne  mériterait  pas  notre  attention, 
La  singulière  altitude  de  ce  gamin  surpris  en  pleine  maraude  par  le 
maître  des  dieux,  et  qui,  enlevé  dans  les  airs,  tient  encore  à  la 
main  les  cerises  qu'il  dérobait  aux  arbres  voisins,  la  vulgarité  de 
son  visage,  les  formes  charnues  que  découvre  sa  chemise  retroussée, 
la  façon  impossible  à  dire  dont  se  traduit  son  ellarenient,  tout  ici 
semblerait  la  plaisanterie  un  peu  grasse  de  quelque  Lucien  du  nord 
qui  s'égaierait  sur  l'Olympe,  et  con.nie  une  anticipation  aventurée 
des  charges  de  l'opéiette  moderne.  Mais  Rembrandt,  paraît-il,  ne 
plaisante  pas;  M.  Vosmaer  nous  l'affirme,  et  Rembrandt  lui-même 
a  pris  soin  de  nous  en  avertir  dans  les  deux  dessins  que  nous 
trouvons  à  Dresde  même,  au  riche  cabinet  des  estampes,  et  dans 
lesquels  il  a  par  deux  fois,  avec  peu  de  variantes  et  sans  grand 
profit,  cherché  sa  composition.  L'inaptitude  à  traiter  de  ttls  sujels 
n'est  point,  nous  l'avons  vu,  particuhère  au  grand  maître.  Dans 
l'école  hollandaise,  pas  un,  que  nous  sachions,  n'y  a  réussi.  En 
Flandre,  Rubens  lui-même,  avec  toute  la  soupless-e  de  son  génie, 
lui  qui  connaissait  l'ilalie  et  qui  avait  vécu  dans  un  commerce 
étroit  avec  les  peintres  de  l'éUgance  it  de  la  beauté,  Rubens  ne 
s'est  pas  toujours  tiré  à  son  houneur  de  ses  emprunts  à  la  fable 
antique.  Rembrandt  du  moins  n'est  pas  revenu  souvent  à  ces  don- 
nées. Elles  ne  tiennent  qu'une  place  minime  dans  son  œuvre,  et 
sa  Danaé,  datée  de  1636,  qui  est  à  l'Ermitage  (1),  n'est  pas  de 
nature,  dit-on,  à  augmenter  nos  regrets. 

Si  la  mythologie  n'a  pas  réussi  à  Rembrandt,  la  Bible,  au  con- 
traire, a  été  la  source  de  ses  constantes  et,  à  Ja  fin,  de  ses  plus 
hautes  inspirations.  De  bonne  heure  elle  l'avait  attiré;  il  en  f.asait 
sa  lecture  favorite  et  il  y  revenait  souvent  ens'arrêtant  aux  éi)isodes 
qui  convenaient  le  mieux  à  la  nature  de  son  talent  et  aux  disposi- 
tions de  son  esprit.  Ces  sujets  sacrés  ne  lui  avaient  d'abord  fourni 
que  des  thèmes  compliques  dans  lesquels  l'agencement  des  lignes 
et  l'elïet  semblaient  surtout  le  préoccuper.  La  dimension  restreinte 
de  ces  premières  compositions,  où  il  introduisait  de  nombreux  per- 
sonnages, ne  lui  permettait  guère  d'aboider  l'expression  individuelle 
des  sentimens  humains.  Déjà  sans  doute,  dans  les  diverses  scènes 
de  la  vie  du  Christ  que,  de  1633  à  1639,  il  exécute  pour  le  prince 
Frédéric- Henri  (2),  apparaissent  quelques  figures  touchantes  où 
se  lisent  la  compassion,  l'amour,  les  douleurs  de  l'abandon  et  les 
brisemeiis  de  l'agonie.  Mais  le  plus  souvent,  c'est  par  l'arrangement 

(1)  Si  tant  est  que  ce  soit  une  Dauaé  :  M.  Bode  en  effet  croit  que  Keuibrandt  a  voulu 
représi  nier  la  fiancée  de  Tobic. 

(2)  Cea  tableaux  sout  luuinienant  à  Muuich  (Voyez  la  lievue  du  15  décembre  1877). 


RLÛIBRAJNDÏ.  595 

des  groupes,  par  leur  silhouette,  par  la  vivacité  du  geste  ou  les 
contrastes  violens  de  la  lumière  que  le  peintre  cherche  à  expliquer 
sa  pensée. 

Au  moment  où  nous  sommes,  vers  1638,  il  commence  à  augmen- 
ter la  dimension  de  ses  persoimages,  mais  il  apporte  parfois  dans 
ses  interprétations  du  texte  sacré  les  défiuts  de  goût  et  les  bizar- 
reries que  nous  avons  signalées  à  pnipos  du  Ganymhle.  L'histoire 
de  Samson,  qui  l'a  souvent  inspiré,  nous  en  fournit  un  double 
exemple;  mais  nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  cette  composition  du 
Samson  terrassé  par  les  Philistins,  dont  le  musée  de  Gassel  ne  pos- 
sède, au  reste,  qu'une  copie  asse^z  médiocre  (1).  La  scène,  tout  à 
la  fois  horrible  et  ridicule,  nous  montre  le  héros  qui  se  débat  san- 
glant, défiguré  par  une  plaie  béante,  impuissant  contre  les  ennemis 
difformes  qui  le  garrottent  et  qui  s'acharnent  après  lui  pendant  que 
Dalila,  une  poignée  de  cheveux  à  la  main,  s'échappe  de  cette  ba- 
garre. La  jovialité  de  l'autre  épisode,  le  Festin  de  Samson,  n'est 
pas  d'un  goût  moins  équivoque.  Le  repas  est  servi  dans  une  salle 
aux  magnifiques  tentures  ;  une  aiguière  et  un  grand  bassin  à  rafraî- 
chir se  voient  dans  un  coin,  et  sur  la  table  est  posé  un  surtout 
d'or,  suimonté  d'un  large  plateau  où  baignent  quelques  Atours.  On 
touche  sans  cloute  à  la  fin  de  ce  singulier  gala  qui,  suivant  la  Bible, 
s'était  ptoloîigé  pendant  sept  jours;  à  en  juger  par  l'attitude  des 
convives  et  le  débraillé  de  leur  tenue,  ils  se  sont  un  peu  trop 
écartés  de  la  sobriété  pioverbiale  de  l'Orient.  Rangés  autour  de  la 
table,  sur  des  chaises  ou  des  bancs  couverts  de  riches  tapis,  ils  se 
livrent  sans  vergogne  à  leurs  ébats.  Au  premier  plan,  un  gaillard 
plus  entreprenant  se  permet  avec  sa  voisine  des  privautés  un  peu 
risquées;  une  autre  de  ces  dames,  que  son  galant  presse  instam- 
ment de  boire,  témoigne  qu'elle  ne  saurait,  sans  danger,  poursuivre 
ses  libations.  Presque  au  centre,  la  fille  des  Pnilisiins,  le  diadème 
au  front,  chargée  de  colliers  et  de  bijoux,  parée  comme  une  châsse 
et  les  mains  croisées  béatement  sur  son  ventre,  assiste  impassible 
à  la  fête.  A  côté,  mais  lui  montrant  presque  le  dos,  Samson  paraît 
fort  peu  se  soucier  d'elle.  Une  couronne  de  feuillage  est  posée  sur 
ses  longs  cheveux  tombans,  et  son  vêtement,  fait  d'une  étoffe  verte 
brodée  d'or  et  de  pierreries,  découvre  sa  large  poitrine.  Il  se  re- 
tourne vers  des  gens  placés  derrière  lai,  des  musiciens  travestis 
en  Turcs  de  carnaval,  auxquels  avec  un  geste  vulgaire  il  propose 
ses  énigmes.  Vous  diriez  un  hercule  forain  s' entretenant  familiè- 
rement avec  son  orchestre.  On  se  demande  ce  qui  a  pu  tenter  le 

(1)  L'original  fait  partie  de  la  collection  des  comtes  de  Schœnbronn.  Au  musée  de 
Brunswick  se  trouve  une  reproduction  presque  identique  de  ce  tableau,  peinte  par 
Victors,  un  élève  de  Rembrandt. 


596  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

maître  dans  cet  épisode  assez  peu  intéressant  en  lui-même  et  dont 
l'obscurité  est  telle  que  plusieurs  fois  déjà,  avant  de  recevoir  le 
litre  qu'il  porte  aujourd'hui,  le  tableau  avait  été  débaptisé.  Quant  à 
ce  qu'on  appelle  le  style,  nous  voulons  dire  l'accord  d'un  tel  sujet 
avec  ses  moyens  d'expression,  il  ne  saurait  en  être  ici  question. 
Mais  si,  négligeant  les  singularités  de  la  composition,  nous  nous 
attachons  à  l'exécution  elle-même,  il  faut  bien  reconnaître  qu'elle 
est  pleine  de  liberté  et  de  largeur.  Le  rôle  de  la  lumière  est  aussi 
plus  marqué;  elle  reste  concentrée  sur  Sam^on  et  sa  fiancée,  et 
dans  les  ombres  moins  épaisses  les  détails  sont  devenus  plus  lisi- 
bles. Enfin,  si  les  personnages  man(|uent  tout  à  fait  de  noblesse,  il 
y  a  du  moins  comme  un  soupçon  des  magnificences  et  des  harmo- 
nies de  l'Orient  dans  l'étalage  pittoresque  de  ces  étolfes,  les  unes 
d'un  bleu  pâle  lamées  d'argent,  les  autres  rouges  mêlées  d'or  et 
heureusement  opposées  aux  tons  verts  qui  forment  la  base  des  colo- 
rations du  tableau. 

La  nouveauté  et  pour  nous  l'intérêt  de  l'œuvre  est  dans  le  ma- 
niement de  cette  palette  qui,  tout  en  restant  discrète,  devient  de 
jour  en  jour  plus  riche  et  n'est  plus  bornée  aux  rousseurs  mono- 
tones et  un  peu  trop  sommaires  de  la  première  heure.  Le  plus  sou- 
vent, c'est  encore  un  ton  dominant  qui  sert  de  motif  principal  et 
auquel  toutes  les  nuances,  toutes  les  dégradations  viennent  faire 
écho  avec  des  modulations  d'une  variété  inexprimable.  Et  remar- 
quez que  dans  la  ténuité,  aussi  bien  que  oans  la  vigoureuse  fran- 
chise de  ses  accens,  nulle  part  ce  ton  n'est  dénaturé.  Tout  subtil, 
tout  ondoyant  qu'il  soit,  et  bien  qu'il  se  prête  à  toutes  les  exigences 
de  l'effet  et  qu'il  se  modifie  partout  aux  accidens  de  la  lumière  et 
aux  rellets  des  objets  voisins,  il  reste  sain  dans  sa  tenue  générale 
et  conserve  sa  substance. 

Le  Chasseur  avec  un  butor  du  musée  de  Dresde  nous  apporte  une 
précieuse  indication  sur  la  façon  d(mt  Rembrandt  interrogeait  la 
nature  et  sur  les  enseignemens  qu'il  en  savait  tirer.  Ce  n'est  ()as 
là,  comme  on  pourrait  s'y  attendre,  une  de  ces  ébauches  lestement 
enlevées  dans  laquelle  le  peintre,  ainsi  que  l'ont  fait  plus  d'une  fois 
ses  confrères,  aurait  cherché  à  se  délasser  d'œuvres  plus  sérieuses. 
Le  travail  comporte  au  contraire  une  intention  formelle  et  mar(|ue 
un  but  précis.  Le  chasseur,  presque  entièrement  dans  l'ombre,  s'ef- 
face derrière  l'oiseau  qui,  vivement  éclairé,  est  peint  avec  un  soin 
et  une  finesse  extrêmes.  Gomme  ces  simples  motifs  auxf[uels  l'inspi- 
ration d'un  grand  musicien  prête  des  développemens  d'une  richesse 
inattendue,  la  couleur  du  plumage  de  ce  butor  va  servir  à  Rem- 
biandt  de  prétexte  à  un  déploiement  de  ressources  qu'une  gamme 
aussi  restreinte  ne  semblait  point  promettre.  Avec  quelques  tons 


REMBRANDT.  597 

très  rapprochés  et  très  simples,  des  gris,  des  jaunes  pâles,  des 
jaun(\s  plus  francs,  des  roux  zébrés  ou  tachetés  de  bruns,  dont  il 
fera  ressonir  l'heureuse  répartition,  le  peintre  trouvera  les  éléniens 
d'une  harmonie  originale,  à  la  fois  vil)rante  et  contenue.  Mais,  si 
excellent  que  soit  le  résultat,  nous  croyons  que  Rembrandt  a  vu 
plus  loin  que  cette  œuvre  elle-même  et  qu'il  a  surtout  voulu  y  cher- 
che-r  une  instruction.  Plus  tard  en  elTet,  prohtant  de  l'expérience 
ainsi  acquise,  il  se  servira  de  cet  ensemble  de  tons  qu'il  a  appris  à 
manier,  comme  d'un  chaud  accompagnement  sur  lequel  il  déta- 
chera les  notes  vives  et  hautement  timbrées  des  carnations  de  ses 
portraits  ou  de  ses  compositions.  Quand,  dans  le  fauve  des  four- 
rures ou  dans  le  velours  .vombre  des  étoiles,  il  encadrera  des  visages 
en  pleine  lumière  qui  prendront  alors  un  si  prodigieux  éclat,  le 
peintre  se  souviendra  de  ces  études  dont  la  nature  lui  a  fourni  le 
point  de  départ  et  les  éléniens,  mais  auxquelles  son  génie  seul 
pouvait  donner  cette  Oiiginale  appropriation. 

Tout  évident  que  fût  pour  nous  un  procédé  de  travail  dout  la 
vue  même  du  tableau  de  Dnsde  nous  avait  suggéré  la  pensée,  nous 
aurions  hésité  à  présemer,  comme  résultant  d'une  intention  métho- 
dique cette  tentative  qui  pouvait,  après  tout,  n'avoir  été  qu'un 
essai  furiuit.  Mais  plus  d'une  fois,  nous  le  savons  de  source  cer- 
taine, Rembrandt  a  renouvelé  l'épreuve.  Son  inventaire,  ce  témoi- 
gnage aussi  douloureux  que  sûr,  qui  nous  renseigne  sur  ses  habi- 
tudes et  ses  goûts,  nous  le  montre,  dans  sa  demeure  de  laRreestraat, 
entouré  de  minéraux,  de  coquilles,  de  maibres,  d'étoiles  et  de 
curiosités  de  toute  sorte.  Ces  objets  si  variés,  qui  posaient  complai- 
sammeut  devant  lui  et  dont  il  pouvait,  à  son  gré,  combiner  et  mo- 
difier les  dispositions,  n'étaient  pas  seulement  une  récréadon  pour 
ses  yeux,  mais  ils  lui  fournissaient  l'occasion  de  travaux  positifs 
destinés  à  son  instruction.  Nous  voyons  en  effet,  outre  une  autre 
étude  de  butor,  plusieurs  peintures  de  nature  morte  figurer  dans 
cet  inventaire.  Au  Louvre  même,  cette  représentation,  presque 
répuguante  à  force  d'être  lidèle,  d'un  bœuf  éventré  et  saignant, 
pendu  à  l'étal  d'un  boucher,  nous  prouve  qu'à  la  date  de  1655, 
dans  la  pleine  maturité  de  son  génie,  il  poursuivait  encore,  et  cette 
fois  dans  une  autre  gamme,  cette  série  de  travaux  qui,  en  déve- 
loppant ses  dons  originels,  devaient  l'initier  à  la  connaissance  des 
harmonies  de  la  nature.  Ainsi  muni,  plus  tard,  quelle  que  fût  la 
base  des  colorations  auxquelles  il  eût  dessein  de  s'arrêter  pour  une 
œuvre,  il  en  pouvait  à  l'avance  prévoir  toutes  les  ressources  et 
mettre  en  évidence  les  qualités  les  plus  expressives. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  sur  la  couleur  que  portaient  ses  re- 
cherches. Tous  les  problèmes  que  peut  se  proposer  an  peintre  le 


598  REVDE    DES    DEUX   MOKDES. 

préoccupaient  tour  à  tour.  Il  voulait  savoir  ce  qu'avaient  fait  ses 
prédécesseurs,  et  sur  les  exemplaires  de  choix  qu'il  possédait,  il  con- 
sultait l'œuvre  gravée  des  plus  grands  artistes  de  toutes  les  écoles. 
Toutefois  son  fier  génie  n'acceptait  point  de  maître.  Il  répugnait 
aux  chemins  frayés  ;  dùt-il  errer  à  l'aventure  et  quelquefois  s'éga- 
rer, il  aimait  à  marcher  seul.  Aussi,  comme  sa  couleur,  son  dessin 
est  bien  à  lui  !  En  lace  de  la  nature,  qui  reste  sa  vraie  institutrice, 
il  s'embarrasse  peu  de  cette  pureté  idéale  et  abstraite  pour  laquelle 
il  n'est  pas  fait;  mais  oubliant  volontairement  ce  qu'il  sait,  avec  la 
timidité  émue  d'un  débutant,  il  conserve  jusqu'à  la  fin,  pour  ex- 
primer les  beautés  qu'a  pour  lui  la  réalité,  ces  gaucheries  déli- 
cieuses et  celle  simplicité  naïve  dont  les  séductions  sont  irrésis- 
tibles. C'est  dans  la  riche  collection  du  cabinet  de  Dresde  qu'on 
peut  voir  avec  quelle  opiniâtreté  il  s'attache  à  ses  idées,  comme  il 
y  revient  pour  les  amender  et  avec  quel  bonheur  il  saisit,  parfois 
en  quelques  traits,  l'expression  d'un  visage,  la  vérité  d'une  attitude, 
l'ébauche  même  d'un  geste  et  l'éclair  furtif  d'un  sentiment.  Dans 
ces  indications  sommaires  qui  s'adressent  àlâme  parce  qu'eUes  en 
viennent,  on  est  étonné  de  ce  qu'il  peut  enfermer  cl' éloquence  et  de 
poésie. 

Sa  manière  de  composer  n'est  pas  moins  personnelle.  A  force  de 
vivre  avec  son  sujet,  il  en  est  connue  possédé  ;  on  dijait  qu'il  le 
voit,  et  la  façon  dont  il  le  rend  est  aussi  pathétique  qu'inattendue. 
Ses  personnages  sont  quelpiefois  vulgaires,  laids,  trapus;  mais  la 
vie  déborde  en  eux,  et,  acteurs  ou  témoins,  ils  semblent  absorbés 
par  les  scènes  auxquelles  ils  sont  mêles.  Les  foules  qui  s'agitent 
dans  ses  eaux-fortes  ou  ses  tableaux  ne  sont  pas  des  troupes  indif- 
férentes, des  comparses  qui  escortent  les  premiers  sujets  et  dont  la 
mission  principale  serait  de  garnir  une  composition,  d'en  meubler 
les  vides.  Ces  loules  sont  vraiment  peuplées  d'hommes,  traversées 
par  des  sentimens  complexes  qu'elles  manifestent  énergiquement. 
Sans  se  substituer  jamais  aux  personnages  principaux,  elles  leur 
prêtent  un  utile  secours,  et  ramènent  sur  eux  l'attention.  Quant  au 
sujet  lui-même,  le  maître  excelle  à  le  mettre  en  évidence  et  les 
inflexions  des  lignes,  la  disposition  des  groupes,  l'isolement  ou  la 
silhouette  mouvementée  des  ligures  essentielles  lui  sulïiraieut  pour 
appeler  et  fixer  là  où  il  le  veut  l'intérêt.  Aussi  bien  et  mieux  que  lui, 
cependant,  d'autres  ont  su  se  servir  de  ces  moyens.  Mais  la  lumière 
va  procurer  à  llembramlt  un  élément  d'expression  qui  lui  sera  propre 
et  qui  caractérisera  son  originalité.  L'emploi  qu'il  en  fait  marque 
dans  la  peinture  une  véritable  révolution  dont  l'inlluence  s'exercera 
sur  toutes  les  parties  de  son  art  et  en  renouvellera  toutes  les  données. 

Pour  le  dessin,  c'est  le  clair-obscur  qui  lui  enseignera  à  perdre 


REMBRANDT.  599 

à  propos  une  forme  pour  insister  sur  une  autre  qui  lui  paraît  plus 
signilicative;  à  noyer  des  contours  ou  à  leur  donner,  s'd  en  est  be- 
soin, un  relief  inusité.  C'est  encore  le  clair-obscur  qui,  en  restrei- 
gnant le  champ  des  colorations  vives  et  en  les  encadrant  di^.  tons 
sourds,  lui  permettra  de  renforcer  Téclat  de  celles-ci.  Enfin  cet 
emploi  de  la  lumière  dont  bientôt  il  disposera  en  maître  lui  fera 
découvrir,  dans  le  domaine  de  la  composition  surtout,  des  perspec- 
tives jusque-là  ignorées.  Que  de  ressources  dans  ce  merveilleux 
instrument,  capable  à  la  fois  de  délicatesse  et  de  force  et  qui  pour 
rendre  toutes  les  nuances  de  la  pensée  humaine  fournit  des  com- 
binaisons inépuisables!  Les  formes  évoquées  par  le  maître  semblent 
se  transformer  sous  nos  yeux;  on  croit  les  voir  émerger  de  l'obscu- 
rité, s'épanouir,  animées  par  lui  d'une  vie  resplendissante  et,  après 
avo  r  un  instant  brillé,  se  replonger  bientôt  après  dans  les  ténèbres. 
Les  o!  jet^  les  plus  insignilians,  baignés  dans  cette  atmosphère,  s'im- 
prègnent de  poésie  et  de  mystère.  A  la  fois  réels  et  transfigurés,  ils 
prennent  le  degré  d'évidence  ou  d'elTacement  qu'a  voulu  leur  donner 
lepeinire,ei,  tout  empruntés  qu'ils  sont  à  notre  monde,  ils  nous  par- 
lent aussi  de  cet  autre  monde  créé  par  l'imaginaiion  du  grand  artiste 
et  dont  il  nous  a  apporté  la  révélation. 

De  nombreux  dessins  de  cette  époque,  des  lavis  à  l'encre  de  Chine 
et  à  la  sépia,  <[ue  nous  trouvons  également  au  cabin>  t  de  Dresde, 
nous  paraissent  avoir  pariiculièi'ement  en  vue  cetie  étude  du  clair- 
obscur  rjui,  au  moment  uù  nous  sommes,  devei-ait  la  préoccupation 
dominante  de  Rembrandt.  La  petite  faii,ille  réunie  le  soir  autour  du 
foyer,  ou  bien  quelqu'un  de  ces  taudis  encombrés  et  obscurs  qui 
abondent  dans  le  quartier  qu'il  habitait,  ou  bien  encore  une  grange, 
une  éiable  rustique,  sulfisaient  à  lui  fournir  des  sujets  d'observation 
inépuisables.  Dans  ces  intérieurs  où  règne  un  jour  douteux,  la  lu- 
mière, pénétrant  par  quelque  baie  étroite,  vient  se  concentrer  ou  se 
perdre,  en  posant  çà  et  là  sur  son  passage  quelques  accrocs  plus 
vifs  (jui  font  deviner  les  objets  bien  plus  qu'ils  ne  les  monirent.  Ces 
violens  contiastes  aussi  bien  que  ces  insensibles  dégradations  sont 
notés  soigneusement  par  le  peintre,  et  il  apprend  à  construire  par 
l'eilét  une  composition,  connue  d'autres  avant  lui  l'avaient  con- 
struite par  les  lignes  et  par  les  couleurs. 

Même  en  ces  années  de  bonheur,  on  le  voit,  Rembrandt  ne  se 
relâche  pas  de  son  travail.  Quoi  d'étonnant  d'ailleurs  si  ses  tentatives 
manquent  parfois  de  mesure,  si,  lui  qui  montre  une  telle  conscience 
en  face  de  la  nature,  il  s'abandonne,  quand  il  n'est  pas  mamtenu 
par  elle,  aux  élans  de  passion  qui  soilicitent  sa  jeunesse!  11  faut 
que  cette  exubérance  se  tempère  peu  à  peu,  que  cette  vie  trop 
pleine  et  trop  riche  apprenne  à  se  contenir.  Comme  ces  métaux 
précieux  qui  n'abandonnent  qu'au  feu  les  scories  auxquelles  ils  sont 


(\00  UIVIll,    1>I.S    1)1  Ii\    MtMNDlS. 

in^Ics  o(  (|ni,  pour  nrtpiorir  loulo  leur  viiloiir,  dolvtMit  n^pnssiM-  pur 
In  roiiniMisf,  l(*  gonic  du  nintlnMlovuit  hiciMùl  Nt^  piirirunol  grandir 
nii  ("onliu'l  du  inalluMir.  {\vV\v  (^xIsUmum*  (pii  juscpio-lA  s'olaii  t>c(mK>o 
pnisil>lo.  rempli»*  par  l'innoiir  df  l'art  v\  les  joies  do  la  rainillo.  alluit 
H\v  prolondoiuonl  irouM»'»!*.  1,'luMiro  do  r«>priMm>  olail  proclio,  ol 
iwvc  ollo  aussi  i'(^IU*  (U*  la  uuU urilo. 


111 


Coup  sur  roup.  vu  (»IVol,  UiMubraudl  otail  iVappô  dans  sos  plus 
rh(M't>M  alVorlious.  Sa  luôro  ujourl  la  pr<>u\iôro  (s(>pti'ud)ro  I(V'|()U  sa 
lonnu(>  la  stùl  tlo  pr^s  (juin  li^VM.  ol  de  TanutS'  uu^uio  où  il  |M>id 
Saskia,  couuno  s'il  voulait  tuari|uor  cclio  dal(»  lalido,  il  sij;iio  uni' 
dos  plus  iniporlautos  ot  oortaiuouuMil  la  plus  ct^lôlM*'  dv  s(vs  ouivros  ; 
lit  iioihlr  ilr  nuit.  Sur  coin*  (H'aiiou  ouaugo,  audaritMJs(>  ot  in«lo- 
(vis(>,  (UHmuisuo  uudgro  sou  umio.  ploiuo  d\'lVoiis  apparous  v\  ilo 
thMicniossOM  oachOi^s.  v[  où  l'on  seul  idui(M  lo  iroubU»  onru'vr«>  (\o  la 
reohoirhtMpto  la  ol»urvt»yau(o  du  l>ui.  sm- «Tdo  \  isiou  ipii  iihpiiôU" 
lo  1mm»  sous  (M  ravit  riuu»f;iuation.  la  vrriU»  a  oio  diio  ici  uu^iui*(^l\  ol 
lo  jugouuMit  (lu'ou  M  p(»itO  iMOUUMitiii  uous  paiali  ilrliniliC.  Iù>  \\v<>- 
souot>  du  tahleaii.  smis  \o  coup  tl'uu  saisisstMuoiU  doiu  après  uiaiuU> 
\isiUMUi  \\{>  sait  pas  s<*  dolrudio,  iumis  avous  rolu  ^•^^tlo  apprOriatiou 
loY«dt>,  siuguIi»M'<MUoul  poi\oirautt*  ot  prorist»,  ol  un«<  opr«Mivo  aussi 
roiloiilablo  uous  ou  a  lait  uuou\  «MU'oro  soiilii  (oui  h»  prix,  l,a  rri- 
tiipio  rosiail  iV  la  h.mtiHir  i\v  \\v{i\\\\  siiu'ôro,  syiupallù<pu^  uu^iuo 
daus  SOS  rosorvos  ot  plus  nvsptH'tuouso,  à  lo  bioti  |>rtMidri>,  (pu>  los 
louaugos  aviuiglos  il'avliuirMtiMU's  iulol(>raiis. 

Co  u'osi  doiio  pas  oiu'oro  la  ploiiu*  uiatuiilo  «pio  mms  luoiitio  /<; 
iiontlr  ifc  nin't^  ot,  «voc  tiuitos  sos  lu>aulos,  ollo  poiti'  aussi  ni  ollo 
lu  traoo  dt'Ooutiadiolituisou  de  viuloiu'os  ipii  \\o  soui  pas  1»'  l'aii  d'uiio 
outiôi'o  possessiiU»  dt'  soi  lUtMuo.  lU  uihraudt  iloit  C(>ntiuuiM"  ;\  lutUM-; 
il  u'ost  pas  sorti  vaimpuutr  iU'  lO  conibat  *pii  S(>  pnSontt'  pour  tout 
ptMUiro  alors  «pi'il  lui  laut  choisir  oiitio  los  iloiiuOv>s  posuivos  ilo  la 
ri\diu^  ol  ri<loal  particulior  (pi'il  s»<  proposa»  (l'on  tiror.  Mais  uulK^ 
part  Us  liositaiious  ol  lt\s  liiaill>'U\ous  ilo  sa  voloulo  uo  so  uiaiiilVvs- 
loul  d'uiio  mairu^ro  plus  siguiliv  aii\o  ipio  daus  los  paysages  tpii, 
vors  cottt^  «'^potpio,  «pparaisst>iit  daus  sou  «ou\ro. 

I\iaii-oopar  l'ot  aiuour  «pi'd  a\ait  lvMi|Ouisiyrou\>'  pour  la  iiaiuro, 
iMnii  eo  par  eo  vaguo  hosoiu  do  eonsolatiou  «pii  aitu'o  mms  ollo  los 
AiuosondoK>rios(piv>lo  pauvriMd>.iudomiosrsoiUaii  poussO? Quoiqu'il 
ou  son.  Us  iMudos  tlo  pajsago  au\*pioUi\s  vIo[mus  loiigieiups  il  s"otail 

(\  Vv\\<'»  li»  /m»'!!!"  il»  i"  »»ju'»  is;o. 


lîEMBHANnT.  GOl 

livré  deviennent  à  cet  instant  de  sa  vie  plus  sérieuses  et  plus  sui- 
vies. Ce  sont  d'abord  de  non)breux  dessins  que  nous  voyons  au 
musée  de  Dresde,  les  uns,  simples  grilïbnnages,  pris  debout,  à 
la  bàle;  d'autres  plus  serrés  et  poussés  à  fond.  Ce  sont  aussi  des 
eaux- fortes  qui  send)lent  également  faites  en  face  de  la  nature,  en 
attaquant  le  cuivre  directement,  tant  l'exécution  y  est  libre  et  dé- 
cidée, pi  écieuses  indications  où  l'on  saisit  sur  le  vif  ce  travail  d'un 
esprit  qui,  d'emblée  et  avec  un  merveilleux  instinct,  fait  la  part 
de  ce  (lu'il  doit  prendre  et  laisser.  Ces  études  sont  d'une  sincérité 
extrême;  elles  montrent  le  même  besoin  d'intelligente  exactitude 
dont  nous  voyons  Rembrandt  animé  alors  qu'il  est  aux  prises  avec 
la  figure  hiimiune.  Au  lien  d'alTectcr  vis-à-vis  de  la  nature  des  airs 
de  domination,  il  sait  que  pour  pénétrer  ses  secrets  il  faut  la  con- 
sulter avec  conscience.  Elle  se  révèle  aux  humbles,  à  ceux  qui  l'ai- 
ment. 11  s'attache  donc  à  reproduire  les  aspects  les  plus  caraciéris- 
tiques  du  grand  et  sinq)le  pays  où  il  vit  :  un  canal  avec  des  banjues, 
un  chantier,  un  moulin,  une  chaumière  entourée  de  son  îlot  de  ver- 
dure, la  perspective  d'une  ville,  d'un  village;  moins  encore,  un 
bout  de  haie,  une  barrière  avec  l'houjme  ou  la  bête  qui  passe.  Mais 
ce  qui  le  tente  le  plus,  c'est  la  grande  plaine  qui  s'étend  jusqu'à, 
l'infini,  avec  les  lignes  horizontales  de  ses  terrains  et  de  ses  eaux 
qui  se  suivent  de  très  près  et  finissent  par  se  confondre.  Tout  fait 
saillie  sur  cet  horizon  rasé  :  la  modeste  silhouette  des  toits  de 
chaume,  les  découpures  de  la  végétation,  tantôt  libre  et  imposante, 
tantôt  courbée  impitoyablement  et  comme  ployée  sous  cette  ligne 
de  destruction  en  deçà  de  laquelle  le  vent  de  la  mer  ne  permet 
aucun  écart.  Ce  n'est  pas  là  un  pays  imaginaire  :  les  contours,  des- 
sinés d'une  main  ferme  ont  une  précision  photographique,  que  la 
pointe  du  crayon  ou  du  burin  accuse  d'un  trait  serré,  nerveux, 
expressif  à  foi-ce  de  rigueur  et  de  concision.  Ajoutons  que  l'élégance 
et  la  vivacité  de  ce  trait  paraissent  toutes  modernes  et  que  de  notre 
temps  les  meilleurs  maîtres  de  l'eau-forte  et  du  croquis  semblent 
s'en  être  inspirés. 

Ce  caractère  de  véracité,  ces  qualités  d'exactitude,  nous  les  trou- 
vons dans  un  petit  paysage  du  musée  de  Cassel  où  se  lit,  en  carac- 
tères un  peu  suspects,  la  date  de  KiSd,  mais  dont  les  sobres  colo- 
rations sont  très  heureusement  réparties.  La  donn-ée  est  des  plus 
simples  :  sous  le  ciel  clair  d'un  jour  d'hiver,  le  peintre  nous  montre 
un  canal  bordé  de  maisons  et  couvert  de  glace  sur  lequel  de  petits 
patineurs  indi(|ués  en  quelques  coups  de  pinceau  prennent  leurs 
ébats.  Peut-être  trouverait-on  à  reprendre  à  la  coloration  un  peu 
trop  jaune  des  terrains  éclairés  par  le  soleil.  Est-ce  du  sable,  ou 
bien  est-ce,  comme  nous  le  croyons,  de  la  neige  que  le  peintre  a 


602  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

voulu  représenter?  L'incertitude  est  permise  à  cet  égard.  Mais,  pour 
le  piquant  de  l'elTet  et  l'impression  de  la  réalité,  ce  petit  paysage 
rappelle  les  eaux-fortes  les  plus  heureusement  enlevées  et  semble, 
comme  elles,  exécuté  en  face  de  la  nature.  En  revanche,  trois 
autres  paysages  de  Reînbrandt,  œuvres  plus  importantes  et  plus 
travaillée^!,  nous  paraissent  avoir  un  toi't  autre  caractère.  Le  hasard 
fait  que  l'un  de  ces  paysages  (musée  de  Gassel,  n'^  372)  reproduit, 
à  peu  près  exactement,  la  disposition  et  les  éléinens  pri!ici|»aux  du 
Coup  de  soleil  de  Riiysdael  que  nous  avons  au  Louvre  (u°  A73)  :  une 
plaine  avec  un  cours  d'eau  que  traverse  un  pont,  puis  des  bois  do- 
minés par  des  côtes  semées  d'h.ibitations  et  de  ruines.  Mais  quel 
contraste  entre  les  deux  œuvres!  Chez  le  grand  j)aysagiste,  tout  est 
clairement  indiqué,  et  sous  la  lumière  d'un  jour  fioid,  les  moindres 
détails  de  cette  contrée  (on  croit  que  c'est  la  Gueidre),  apparaissent 
écrits  en  termes  d'une  justesse  et  d'une  précision  extrêmes.  La 
poésie  naît  de  l'accord  de  tous  cesélémens  pittoresques,  delà  vérité 
de  l'effet,  de  la  pâleur  de  ces  reflets  mobiles  que  de  légers  nuages 
promènent  sur  le  dos  des  montagnes  et  qui  semblent  fuir  sous  vos 
yeux  eux-mêmes,  Rembrandt  au  contraire,  enveloppant  dans  une 
ombre  coloiée  et  intense  toute  la  nature,  la  laisse  supposer  pins 
qu'il  ne  la  montre  ;  il  sollicite  votre  pensée  bien  plus  qu'il  ne  la 
fixe.  A  mesure  que  vous  pénétrez  dans  cette  atmosphère  et  que 
votre  regard  s'habitue  à  ces  colorations  vigoureuses,  des  formes 
confuses  se  meuvent,  se  démêlent,  se  dessinent;  des  barques  ap- 
paraissent, des  fabriques,  des  villages,  une  ruine  qui  rappelle  le 
profd  de  ce  tem.de  de  Tivoli  qu'on  retrouve  dans  maint  tableau  de 
cette  époque;  un  moulin  à  vent  agite  ses  grandes  ailes,  des  cygnes 
s'ébattent  dans  l'eau  et  au  premier  plan  se  dresse  sur  sou  cheval  un 
petit  })ersonnage  à  manteau  rouge,  coiffé  d'un  de  ces  énormes  tur- 
bans qu'affectionnait  le  maître  et  qu'ont  copiés  ses  élèves. 

C'est  à  ce  même  monde  étrange  et  peu  réel  qu'appartient  un 
autre  paysage  du  mu^ée  de  Brunswick  (n"  (388),  un  peu  moins  acci- 
denté dans  ses  lignes,  mais  auquel  les  jeux  de  la  lumière  et  la 
même  tonalité  imaginaire  prêtent  un  aspect  plus  invraisemblable 
encore.  Des  nuées  épaisses  montant  vers  la  droite  du  tableau  esca- 
ladent le  ciel,  s'y  étendent,  le  noircissent  par  places,  et  viennent 
poser  sur  l'horizon.  Une  lueur  soufrée  éclaire  vaguement  la  sil- 
houette d'une  ville,  des  terrains  en  friche  et  des  cimes  d'arbres 
qu'agitent  les  fr^'-missemens  d'un  vent  d'orage.  Enfin  le  paysage  de 
Dresde  (I),  avec  des  intonations  plus  franches,  n'est  pas  moms  mys- 

(1)  N»  1232  du  catalogue.  M.  Vosmaer,  tout  en  reconnaissant  la  valeur  de  ce  pay- 
sage, émet  des  doutes  sur  son  authenticité.  A  défaut  de  cette  attribution  à  Rem- 
brandt, nous  cherchons  en  vain  quelle  autre  serait  possible. 


REMBRANDT.  603 

térieux,  ni  moins  bizarre.  Ces  montagnes  qui  grimpant  à  pic  s'en- 
tassent et  s'enchevêtrent:  cette  contrée  mal  assise,  cahoteuse, 
encombrée  ;  ces  eaux  qui  de  toutes  les  pentes  ruissellent,  grossis- 
senf,  débordent  et  se  heurtent  en  écumant;  ce  ciel  d'un  bleu  auda- 
cieux où  roulent  péniblement  de  gros  nuages  blancs,  épais  et 
massifs  ;  dans  la  plaine,  ce  pêle-mêle  de  moulins,  de  villag«'s,  dont 
les  constructions  désordonnées  semblent  protester  contre  l'immobi- 
lité et  détier  l'équilibre,  ces  prairies  trouées  çà  et  là  par  des  buis- 
sor^s  et  des  rochers,  toutes  ces  violences,  tous  ces  contrastes,  cette 
accumulation  d'effets,  de  motifs,  de  lignes  et  de  couleurs,  tout  c^la 
ne  relève  plus  de  la  logique.  Nous  sommes  en  p'ein  pays  des  rêves, 
et  il  y  a  dans  ces  étrangetés  sans  mesure  comme  un  jeu  de  Titan 
qui  s'enivre  de  sa  force  et  ne  se  contient  plus.  Sans  marchander  au 
génie  aucune  de  ses  libertés,  sans  méconnaître  ce  qu'il  peiit  y  «voir 
là  de  sauvage  grandeur,  nous  avouons  que  l'intention  de  pareilles 
œuvres  nous  échappe  et  que  nous  n'y  trouvons  pas  cette  détermi- 
nation finale  qui  en  arrête  le  sens  et  en  régie  les  parties.  La  volonté 
nous  paraît  absente,  au  cours  de  cette  exécution  plus  nerveuse  que 
fortp,  qui  s'oublie  en  chemin,  ne  sait  se  prémunir  ni  des  incohé- 
rences, ni  des  brutalités,  s'emporte  hors  de  propos,  renij.'lace  une 
forme  par  un  ton  et  met  un  accent  plus  vif  là  où  l'économie  de  la 
composition  appellerait  un  repos.  Et  pourtant,  malgré  cette  dépense 
d'efforts  et  ces  bizarreries  où  se  marquent  les  fluctuations  d'une 
pensée  indécise,  pourquoi  ne  pas  le  dire  aussi,  parce  qu'il  s'agit  de 
Rembrandt,  on  regarde,  on  demeure,  on  veut  assister  au  mysté- 
rieux travail  de  cet  esprit,  on  vent  voir  par  quelles  tentatives  ris- 
quées ce  violent  se  fraiera  des  chemins  nouveaux,  et  on  étudie  sur 
le  vif  ce  génie  qui,  également  impuissant  à  se  dégager  des  visions 
qui  l'obsèdent  et  de  la  réalité  qui  l'étreint,  laisse  subsister  dans  une 
même  œuvre  ce  mélange  d'imitation  précise  et  de  fanta-t'que. 

La  critique  serait  infi'lèle  si  elle  affectait  le  calme  en  face  de  ces 
créations  audacieuses  et  inquiètes.  Ne  pouvant  leur  accorder  ces 
acquiescemens  sans  réserve  qui  ne  sont  dus  qu'aux  purs  chefs- 
d'œuvre,  elle  voudrait  du  moins  s'abstenir  de  conclusions  trop  pré- 
cises. OéfiaDte  d'elle-même  alors,  et  ne  se  sentant  pas  plus  le  goût 
que  le  droit  de  faire  la  leçon  à  de  pareils  hommes,  elle  comprend 
toute  la  force  des  scrupules  respectueux  qui  l'invitent  à  suspendre 
ses  jugemens.  Aussi  bien,  comme  si  le  maître  lui-même  voulait  nous 
rassurer,  comme  s'il  avait  à  cœur  de  s'éclairer  sur  ses  propres  voies, 
c'est  Rembrandt  que  nous  pouvons  ici  opposer  à  lui-même,  car  tan- 
dis que  dans  ses  paysages  peints  il  send)le  vouloir  se  venger  des 
contraintes  de  la  nature  et  les  secouer  absolument,  nous  le  voyons 
au  contraire  s'appliquer  dans  ses  dessins  et  ses  eaux-fortes  à  les 


604  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

subir,  à  s'y  plier,  et  par  cette  docilité  soumise  oi^i  grandira  son  ta- 
lent, il  va  retrouver  sa  liberté  et  sa  grandeur. 

C'est  de  ce  temps,  en  effet,  que  datent  quelques-unes  de  ses  œu- 
vres les  plus  mesurées,  de  celles  où  il  dit  le  plus  complètement  ce 
qu'il  veut  dire.  Bientôt  même,  à  force  de  travail  et  de  sincérité, 
l'accord  va  se  faire,  les  deux  tendances  que  nous  voyions  aux  prises 
et  qui  semblaient  contradictoires  se  concilieront  dans  l'unité  de  ce 
merveilleux  génie.  Rembrandt  np  cesse  donc  pas  d'interroger  la  na- 
ture et,  quel  que  soit  le  charme  qu'ait  pour  lui  le  paysaL^e,  la  figure 
humaine  reste  cependant  le  sujet  le  plus  habituel  de  ses  études.  En 
continuant  à  sp  prendre  pour  modèle,  il  nous  laissera  ainsi,  pour 
toutes  les  étapes  de  sa  vie,  des  renspignpmens  irrécusables  sur  sa 
personne  même  et  sur  Ips  modifications  de  son  talent.  Un  portrait 
du  musée  de  Cassel,  daté  de  16:^9,  et  dans  lequel  nous  croyons  qu'on 
a  raison  de  retrouver  ses  traits,  nous  le  montre  en  pied,  dans  un 
accoutrement  d'une  riche  simplicité,  coiffé  d'un  chapeau  à  larges 
bords,  vêtu  de  noir  avec  des  bouflfpttes  d^^  dentelle  et  une  collerette 
blanche.  Le  deuil  ne  s'est  pas  encore  abattu  sur  son  foyer;  c'est 
toujours  un  élégant  cavalier,  un  peu  trapu,  mais  à  l'air  vaillant  et 
ouvert.  La  tête  déjà  forte,  est  élargie  encore  par  son  ample  che- 
velure et  se  détache  fièrement  sur  un  fond  d'architecture  très 
coloré.  Dans  un  autre  portrait,  du  musée  de  Carlsruhe,  Rembrandt 
a  environ  quarante  ans  (1).  Ses  traits  se  sont  accusés,  les  rides  se 
montrent,  et  le  travail  comme  le  malheur  ont  lais?é  leurs  plis  sur  son 
visage.  Entre  les  sourcils,  le  froncment  provoqué  par  la  contraction 
répétée  du  regard  s'est  marqué  plus  profondément.  Les  yeux  n'ont 
plus  ni  la  fièvre  de  la  passion,  ni  la  fierté  joyeuse  que  nous  leur 
connaissions  ;  leur  expression  est  triste,  un  peu  inquiète.  La  mous- 
tache a  disparu,  les  cheveux  courts  sont  devenus  plus  rares,  ils 
laissent  le  front  à  découvert,  le  beau  et  noble  front  du  génie. 

A  ce  temps  encore,  il  conviendrait  de  r^  porter  de  nombreuses  et 
admirables  eaux-fortes  d'après  des  personnages  qui  posaient  devant 
lui.  C'étaient  des  lettrés,  des  savans,  des  peintr 'S,  des  pasteurs  ou 
des  rabbins  qui  formaient  ses  relations,  puis  le  fidèle  Coppenol  et 
aussi  des  marchands  de  curiosités,  chez  lesquels  trop  souvent  il 
allait  vider  sa  bourse.  Son  cercle  s'est  élargi,  et  quand  il  consacre 
maintenant  son  burin  à  ces  compositions  bibliques  qui  toujours  lui 
sont  restées  chères,  il  est  en  mesure  d'y  multiplier  les  contrastes, 
d'y  opposer  dans  leurs  physionomies  caractéristiques  la  riche  di- 

(1)  Le  portrait  a  donc  été  peint  vers  1047.  Vosmaer,  d'ordinaire  si  exart,  non-seu- 
lement émet  dos  doutes  sur  l'authenticité  de  cette  œuvre,  doutes  qui  ne  nous  parais- 
sent par  fondés,  mais  il  lui  assigne  pour  date  prohable  :  1033,  hypothèse  que  ni  l'âge 
apparent,  ni  la  fucture  ne  permettent  de  soutenir. 


BEMMANHT.  605 

Tersité  des  tempéramens  humains,  et  il  atteint,  dans  la  Pièce  aux 
cent  /lonm  par  exemple,  une  puissance  d'expression  que  nous  ne 
lui  avions  p;is  encore  vue.  Mais  pour  la  peinture  de  ces  mêmes 
scènes,  il  va  entrer  dans  des  voies  nouvelles  et,  restreignant  le 
nombre  des  personnages,  il  préférera  aux  épisodes  compliqués  qu'il 
recherchait  autrefois  des  données  plus  simples  avec  lesquelles  il 
pénètre  plus  profondément  dans  la  poésie  &'  son  sujet  et  la  mani- 
feste avec  plus  d'éloquence.  Dès  lO/il,  le  Sacrifice  de  Mamiê,  du 
musée  de  Dresde,  marque  dans  ce  sens  une  véritable  révolution. 
A  genoux  et  de  grandeur  naturelle,  le  vieillard  et  sa  femme  sont 
prosternés  en  préspuce  des  entrailles  fumantes  de  la  victime  qu'ils 
viennent  d'offrir  en  holocauste.  ïls  paraissent  saisis  d'une  respec- 
tueuse frayeur  à  la  vue  d'un  ange  envoyé  de  Dieu  qui,  devant  eux, 
s'élève  dans  les  airs  avec  la  fumée  du  sacrifice.  Par  malheur,  cet 
ange  est  tout  à  fait  grotesque.  Les  ailes  dont  il  est  affublé  seraient 
impuissantes  à  soutenir  son  corps  disc^racieux  et  massif.  Sa  tête  est 
gauchement  coiffée  d'une  épaisse  couronne  et  la  tunique  blanche 
dont  il  est  revêtu  se  fronce  autour  de  lui  en  plis  égaux  et  symé- 
triques. Mais  les  deux  vieillards  en  prières  sont  admirables  :  c'est 
bien  du  fond  du  cœur  que  ces  bonnes  gens  remercient  le  ciel  d'une 
faveur  dont  leur  modestie  semble  confu'^e  et  presque  alarmée.  N'é- 
tait cette  malencontreuse  figure  d'ange,  bien  faite  pour  étonner 
chez  le  peintre  qui  a  imaginé  la  fulgurante  apparition  de  l'ange 
Raphaël  dans  le  Tohic  du  Louvre,  nous  serions  en  face  d'un  des 
plus  purs  chefs-d'œuvre  de  Rembrandt.  L'harmonie  sobre  de  la 
coul*  ur,  la  noblesse  des  deux  personnages,  la  simplicité  de  la  com- 
position, la  largeur  du  faire  qui  s'est  proportionné  à  la  taille  de  la 
toile,  tout  ici  est  d^ms  un  juste  accord  et  annonce  la  maturité. 

Les  œuvres  en  effet  se  pressent  désormais  nombreuses  et  variées, 
aussi  remarquables  par  l'élévation  de  la  pensée  que  par  l'ampleur 
magistrale  de  l'exécution.  Tels  sont  au  Louvre,  avec  la  date  de 
l6/i8,  le  Bon  Samaritain  et  les  Pèlerins  d'Emmaûs.  Un  beau  des- 
sin du  cabinet  de  Dresde  nous  montre  une  variante  de  cette  der- 
nière composition.  Le  Christ  vient  de  disparaître;  mais,  par  une 
invention  bien  digne  du  génie  de  Rembrandt,  une  vive  lumière  per- 
siste au-dessus  de  la  place  qu'il  occupait  et  illumine  la  modeste 
chambre.  Les  disciples  manifestent  leur  étonnement,  et  l'un  d'eux, 
debout,  comme  terrifié  à  la  vue  du  prodige,  se  serre  avec  effroi 
contre  la  muraille.  Ce  rôle  mystérieux  attribué  ici  à  la  lumière, 
nous  le  retrouvons  avec  une  signification  plus  émouvante  dans  une 
peinture  du  musée  de  Rrunsv^^ick  :  le  Christ  apparaissant  ci  Made- 
leine (1651).  Seule,  couverte  de  vêtemens  de  deuil,  tout  entière  à 
sa  désolation  et  poussée  par  je  ne  sais  quel  pressentiment,  Made- 


606  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leine  a  fui  la  ville  et,  sous  la  lueur  indécise  d'un  jour  qui  finit,  elle 
est  venue  dans  ce  lieu  d(^sert  où  quelques  maigres  buissons  croissent 
parmi  les  rochei-s.  Et  voilà  qu'à  l'entrée  d'une  grotte  déjà  envahie 
par  l'obscurité,  le  Christ  s'avance  vers  elle.  Il  a  été  touché  de  tant 
d'amour,  et,  pâle,  défait,  brisé,  portant  encore  aux  mains  et  aux 
pieds  les  traces  sanglantes  de  sa  passion,  montrant  sur  son  visage 
amaiî?-ri  les  souffrances  de  l'agonie,  il  est  sorti  du  royaume  des  om- 
bres. Enveloppé  de  son  blanc  linceul,  il  s'approche  de  celle  qui 
lui  e°t  restée  fidèle  au  milieu  de  ce  grand  abandon.  La  pécheresse 
voudrait  baiser  le  bord  de  son  vêtement,  elle  essaie  de  le  rete- 
nir :  «  Oh!  bon  maître,  restez  encore!  »  Mais  il  n'appartient  plus 
à  cette  vie  terrestre,  et  sans  la  repousser,  avec  un  geste  de  dou- 
ceur et  d»^  bonté,  il  lui  dit  qu'elle  ne  doit  point  le  toucher  :  NoU 
me  tangerel  Ces  deux  fin^ures  ainsi  isolées,  l'une  d'où  émane  toute 
la  lu^fiére,  l'autre  éclairée  sei dément  par  un  mystérieux  reflet,  ces 
contours  llottans,  cette  tristesse  de  l'heure  et  du  lieu,  cette  ma- 
jesté de  la  mort,  ce  mélange  ineffable  de  respect  et  de  tendresse, 
tant  de  traits  si  délicatement  choisis  et  si  délicatement  exprimés, 
tout  ici  parle  à  l'âme  et  la  pénètre;  tout  concourt  à  rendre  saisis- 
sante la  poésie  d'une  des  œuvres  les  plus  touchantes  qu'il  ait  ('té 
donné  à  la  peinture  de  produire. 

Notez  que  cet  homme  qui  nous  révèle  ainsi  les  secrets  de  la  vie 
mystique,  les  réaUtés  les  plus  bi-utale^;  de  l'existence  l'étreignent  à 
ce  moment  même  et  que  tout  se  réunit  pour  l'accabler.  Il  a  perdu 
les  êtres  qui  lui  étaient  chers,  celle  q'.ii  faisait  la  ]ow  et  la  dignité 
de  son  foyer.  Du  moins,  dnns  cette  demeure  où  il  vit  avec  son  jeune 
enfant,  solitaire,  presque  o'tbiié,  il  trouvait  encore,  avec  le  souvenir 
des  jours  heureux,  la  satisfaction  de  ses  goûts  d'artiste  et  de  col- 
lectionneur. Mais  bientôt  il  lui  faudra  renoncer  à  toutes  ces  ri- 
chesses qu'il  a  lentement  amassées.  Lui  qu'on  a  essayé  de  nous 
rpprésentpr  commp  un  avare,  de  tout  temps  il  a  été  indifférent  à 
l'argent,  peu  soigneux  dans  la  gestion  de  son  avoir.  A  la  moi  t  de 
sa  mère,  il  aliène  à  des  conditions  onéreuses  sa  part  d'héritage  pour 
se  débarrasser  du  souci  qu'entraînerait  sa  réalisation.  Du  vivant  de 
Sas^kia,  nous  avons  vu  dans  quels  atours  il  la  peint,  de  quels  bijoux 
il  la  pare,  le  luxe  dont  sans  compter  il  l'entoure.  Aus^i,  bien  qu'en 
1638  il  se  déclare  «  richempnt  pourvu  de  biens  »  et  qu'il  traite  de 
calomnieuses  les  accusations  que  les  parens  de  sa  femme  dirigeaient 
contre  elle,  disant  qu'elle  avait  gaspillé  son  «  héritage  paternel  on 
parures  et  ostrntations ,  »  nous  le  voyons  dès  1639  solliciter  de 
IIi7yghpns  le  paioment  immédiat  des  peintures  qu'il  a  exécutées 
pour  le  stathonder.  Puis  à  diverses  reprises,  avec  l'insouciance 
d'un  fils  de  famille,   il  continue  à  emprunter.  Imprévoyant  pour 


REMBRANDT,  607 

lui-même,  il  veille  du  moins,  quand  il  se  voit  débordé,  à  mettre  à 
l'abri  le  petit  avoir  de  son  fils  Titus.  Le  moment  arrive  où  la  gêne 
déjà  ancienne  s'aggrave  encore  d'un  état  de  malaise  momentané, 
mais  général,  en  Hollande;  elle  devient  de  plus  en  plus  pressante; 
bientôt  enfin  la  ruine  est  irrémédiable.  En  1656,  il  est  déclaré  in- 
solvable et,  vers  la  fin  de  l'année  suivante,  tous  ces  objets  rares  et 
curieux  qui  faisaient  sa  joie  sont  vendus  aux  enchères  et  dispersés 
pour  une  somme  dérisoire  et  tout  à  fait  insuffisante  à  coiiibler  le 
déficit. 

Agé  de  cinquante  ans,  Rembrandt  était  chassé  de  sa  maison  et 
privé  de  toute  ressource,  sans  autre  asile  qu'une  chambre  d'au- 
berge où  il  était,  réduit  à  vivre  misérablement  et  de  crédit.  Dans 
cette  extrême  détresse,  il  ne  se  laisse  pas  abattre.  Il  n'a  plus  d'aide 
et  de  consolation  à  attendre  que  de  son  art,  il  reprend  ses  pin- 
ceaux. Plus  opiniâtre  que  jamais,  il  se  remet  à  la  tâche  et  mani- 
feste par  des  œuvres  accomplies  un  génie  qu'avaient  encore  grandi 
les  implacables  leçons  de  l'épreuve.  Nous  touchons  en  effet  aux  an- 
nées l'S  plus  fécondes,  aux  créations  les  p'us  hautes.  Dans  les  por- 
traits de  cette  période,  au  respect  c  mstaat  de  la  réalité  viennent  se 
joindre  une  décision  et  une  liberté  d'exécution  qu'il  avait  parfois  déjà 
montrées  dans  ses  compositions,  mais  alliées  jusque-là  à  des  bizar- 
reries ou  à  des  incorrecions.  M^^intenant  son  goût  s'est  épuré;  il 
s'est  affermi  dans  ses  vues  et,  sans  renoncer  aux  enseignemens 
qu'il  continuera  à  demander  à  la  nature,  il  ne  l'abordera  plus  avec 
les  tâtonnement  d'un  écolier  ni  avec  les  timidités  d  un  hnmme  qui 
se  laisse  dominer  par  elle  et  lui  subord  mne  sa  personnalité.  Il  a 
pris  confiance,  il  se  sent  en  possession  des  secrets  qu'il  lui  a  arra- 
chés par  un  infatigable  travail,  indefitigali  lahoris,  dit  Sanlrart, 
et  ces  secrets,  il  va  les  dire  à  si  mani'^re. 

C'est  ainsi  que,  sous  la  date  de  I65ii,  il  S3  révèle  à  nous  dans  un 
portrait  du  musée  de  Dresde  (ii°  1223),  représentant  un  vieil- 
lard (!)  coiffé  d'un  large  béret  brun  et  qui,  par  son  aspect  véné- 
rable, ses  grands  traits  et  sa  longue  barbe  blanche,  rappelle  un 
peu  le  Léonard  de  Vinci  de  Florence.  La  peinture  est  très  libre, 
tj-ès  empâtée,  par  touches  juxtaposées  et  même  un  peu  heuitées. 
Mais  C'tte  fougue  se  modère  à  distance  et  donne  à  la  couleur  une 
vibration  et  à  l'exécution  une  solidité  extrêmes.    La  galeine   de 

(1;  II  avait  déjà  quelques  années  auparavant,  crjyon^-nous,  représenté  ce  même 
vieillard  dans  un  portrait  que  possède  é^'ala  nent  le  musée  de  Dresde  (n"  122Sj;  da 
moins  le  type  est  le  même  ;  mais  Rigaud,  qui  avait  eu  entre  les  mains  cette  dernière 
œuvre,  lui  a  fait  subir,  peut-être  pour  la  réparer,  de  nombreuses  retouches.  Ces  re- 
p  iuti  d'une  facture  si  différente  se  remarquent  notam  nent  dans  les  vêtemens,  la 
coiffure,  les  gants,  et  sautent  aux  yeux  les  moins  exercés. 


608  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

Cassel  surtout  est  riche  en  œuvres  de  cette  époque.  Dans  le  portrait 
(datédel655)  d'un  guerrier  couvert  de  son  armure  et  tenant  de  ses 
deux  mains  une  lance,  l'effet  est  énergiquement  accusé.  Ainsi  en- 
cadré par  des  onibres  vigoureuses,  par  le  ton  puissant  de  l'armure 
et  par  la  forêt  de  cheveux  noirs  qui  le  couronne,  ce  pâle  visage  res- 
sort mieux  encore,  et  l'expression  de  tristesse  et  de  souffrance  peinte 
sur  ses  traits  contraste  avec  leur  mâle  beauté.  La  force  des  opposi- 
tions ne  va  pas  cependant  ici  sans  une  certaine  dureté.  C'est  au 
contraire  la  modération  de  l'effet  et  surtout  la  blonde  transparence 
des  colorations  qui  caractérisent  le  Porte-Étendard,  du  même  mu- 
sée (1),  un  soudard  hollandais,  de  robuste  encolure  et  à  tous  crins, 
dont  la  face  vulgaire  et  rubiconde  n'offre  pas  d'ailleurs  grand  in- 
térêt. Dans  le  Géomètre,  qui  se  trouve  également  à  Cassel,  le  parti 
pris  est  le  même;  mais  la  distinction  plus  haute  du  modèle,  en 
même  temps  qu'elle  a  mieux  inspiré  le  peintre,  ajoute  pour  nous 
au  charme  de  son  œuvre.  Ce  géomètre  est  un  vieillard  à  barbe  grise, 
dont  les  cheveux,  gris  aussi,  rares  et  flottans,  forment  comme  une 
auréole  au-dessus  de  son  front.  D'une  main,  il  tient  une  plume,  de 
l'autre  une  équerre.  Enveloppé  dans  une  sou.juenille  rougeâtre  et 
bordée  de  fourrure,  le  vieux  savant  semble  absorbé  par  l'idée  qu'il 
poursuit.  On  croirait  qu'il  l'entrevoit  et  qu'il  est  sur  le  point  de 
la  fixer.  Rembrandt,  qui  d'ordinaire  sait  donner  au  regard  de  ses 
person; rages  une  force  de  pénétration  si  intense,  a  cette  fois  tourné 
vers  le  dedans  cette  force ,  et  admirablement  exprimé  ainjsi  la  con- 
centration intérieure  du  travail  de  la  pensée. 

Le  maître  en  est  venu  maintenant  à  résumer  en  quelques  traits 
une  physionomie  et  à  préciser  son  caractère,  en  ajoutant  à  la  re- 
présentation de  la  vie  physique  ces  particularités  morales  qui  pa- 
raissent insaisissables  et  qu'il  fixe  pourtant  avec  la  délicatesse  et 
l'audace  qui  sont  propres  à  son  génie.  De  telles  indications,  il  est 
vrai,  lie  peuvent  se  produire  que  d'une  façon  discrète  dans  un  por- 
trait. Elles  sont  tout  à  fait  à  leur  place  et  elles  ont  tout  leur  prix 
dans  des  compositions  où  le  jeu  des  sentimens  humains  devient  le 
principid  élément  d'intérêt.  C'est  à  leur  expression  que  Rembrandt 
s'attachera  désormais  en  repienant,  avec  la  simplicité  et  la  gran- 
deur qui  leur  conviennent,  ces  sujets  sacrés  dont  parfois  il  compro- 
mettait la  gi  avité  par  ses  recherches  de  costumes  et  d'accessoires, 
par  ses  architectures  fantastiques,  par  toute  cette  défrotjue  et  ce 
pittoresque  d'un  Orient  de  convention  qu'il  tenait  à  y  introduire. 
Peut-être  sa  ruine  a-t-elle,  sur  ce  point,  profité  à  son  talent,  peut- 

(1)  Une  répétition  plus  colorée  de  ce  porte-étendard  se  trouve  à  Paris  chez  M.  de 
Rothschild,  et  le  cabinet  de  Dresde  posiède  le  dessin  qui  a  servi  d'étude  pour  ces  deux 
tableaux. 


REMBRANDT.  609 

être  le  peintre  a-t-il  grandi  quand  il  n'a  plus  été  doublé  d'un  collec- 
tionneur. Dans  l'austère  nudité  de  son  atelier,  demandant  à  la  mé- 
ditation et  au  travail  les  seules  satisfactions  qu'il  pût  goûter,  Rem- 
brandt ne  vivait  plus  que  pour  son  art,  et  il  allait  imprimer  à  ses 
créations  une  grandeur  de  poésie  et  une  sincérité  d'émotion  aux- 
quelles il  n'avait  pas  encore  atteint. 

Le  moraliste  est  au  niveau  du  peintre  dans  cette  belle  composi- 
tion des  Travailleurs  de  la  vigne,  qui  est  au  Stœdels-Institut  de 
Francfort.  Le  maître  de  la  vigne,  coifTé  d'un  haut  turban ,  est  assis 
devant  une  table,  ayant  à  côté  de  lui  le  scribe  occupé  à  tenir  les 
comptes.  L'ouvrier,  qui  se  croit  lésé ,  tenant  d'une  main  la  pièce 
qu'il  a  reçue  et  soulevant  humblement  sa  toque ,  s'approche  pour 
présenter  sa  réclamation  ;  ses  compagnons,  un  peu  à  l'écart  et  dans 
l'ombre,  attendent  l'issue  de  la  scène.  La  sobriété  et  le  ton  soutenu 
des  colorations,  —  des  verts  olivâtres ,  des  rouges  et  des  bruns 
neutres,  —  donnent  à  ce  drame  muet  sa  gravité  et  reportent  l'at- 
tention sur  les  visages  dont  les  carnations  ressortent  vivement. 
Ainsi  rapprochée  de  l'expression  vulgaire  et  sournoisement  obsé- 
quieuse de  son  interlocuteur,  la  distinction  naturelle  du  maître  est 
tout  à  fait  imposante.  Il  a  la  noblesse,  la  majesté  d'un  juge.  Rien 
n'égale  d'ailleurs  la  clairvoyance  du  regard  doux  et  un  peu  attristé 
dont  il  perce  les  malignes  intentions  de  l'ouvrier.  Celui-ci  essaie 
en  vain  de  se  soustraire  à  ces  yeux  scrutateurs;  il  ne  saurait  leur 
échapper,  et  déjà  retentissent  à  son  oreille  ces  mots  d'une  simpli- 
cité écrasante  :  «  Mon  ami,  je  ne  vous  fais  point  de  tort;...  votre 
œil  est-il  mauvais  parce  que  je  suis  bon?  » 

Mais,  quelle  que  soit  la  gravité  de  la  scène,  et  quelque  intérêt 
que  le  peintre  ait  su  lui  donner,  de  cette  date  même  (1656)  nous 
avons  au  musée  de  Gassel  une  œuvre  plus  importante  (1)  et  plus 
admirable  encore,  qui  nous  paraît  marquer  le  point  culminant  du 
génie  de  Rembrandt.  Nous  voulons  parler  du  Jacob  bénissant  les 
fils  de  Joseph.  Sentant  ses  forces  décliner,  le  vieillard  a  fait  appro- 
cher de  son  lit  les  jeunes  enfans  de  son  fils  bien-aimé.  Après  les 
avoir  embrassés,  il  les  bénit  en  mettant  sa  main  droite  sur  la  tête 
du  petit  Éphraim,  le  plus  jeune  des  deux.  Joseph,  croyant  à  une 
méprise  de  son  père,  veut  l'éclairer  et  ramener  son  bras  vers  Ma- 
nassé.  La  femme  de  Joseph  se  tient  silencieuse  à  côté  de  son 
mari.  Telle  est,  dans  sa  simplicité,  la  donnée  à  laquelle  Rembrandt 
a  imprimé  un  caractère  pénétrant  d'émotion  et  de  grandeur.  Un 
lien  étroit  unit  entre  elles  ces  cinq  figures,  et  cependant  chacune  a 
sa  signification  précise.  Le  patriarche,  avec  sa  longue  barbe  blanche 

(1)  Les  figures  sont  presque  en  pied  et  de  grandeur  naturelle. 
TOME  5XXV.  —  1879,  39 


610  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  son  expression  auguste,  semble  faire  effort  pour  retenir  un  mo- 
ment la  vie  qui  lui  échappe,  car  il  a  un  dernier  devoir  à  remplir. 
Son  regard  déjà  voilé,  le  geste  incertain  de  ses  mains  vénérables, 
ridées ,  appesanties  par  l'âge ,  qui  cherchent  à  tâtons  la  tête  du 
jeune  enfant;  le  noble  et  beau  visage  de  Joseph,  où  se  lit  à  la  fois 
le  sentiment  de  la  justice  et  le  respect  qu'il  doit  à  son  père;  l'air 
ingénu  de  sa  femme,  qui  attend  pensive  et  non  sans  quelque  se- 
crète préférence  pour  son  dernier  né;  celui-ci,  rose  et  blond,  re- 
cueilli, adorable  d'innocence  et  de  naïveté ,  les  yeux  baissés ,  les 
mains  jointes,  recevant  pieusement  la  bénédiction  de  son  aïeul, 
tandis  que  l'aîné,  une  tête  brune,  éveillée,  hardie,  semble  avoir 
conscience  de  ses  droits  méconnus;  ces  contrastes  fournis;  par  la 
diversité  des  âges  et  des  sentimens,  ces  nuances  délicates  de  la  vie, 
et  par-dessus  tout  l'unité  saisissante  de  l'impression,  tout  ici  com- 
mande une  admiration  sans  réserve. 

La  simplicité  même  des  attitudes,  des  costumes  et  de  la  compo- 
sition caractérisent  d'une  manière  élevée  cette  représentation  de  la 
vie  primitive  des  patriarches.  C'est  une  nouveauté  chez  Rembrandt 
que  ces  couleurs  amorties,  claires  et  suaves,  que  cette  douceur  des 
gris  pâles  et  des  jaunes,  relevée  çà  et  là  par  un  ton  fauve  ou  par 
un  rouge  plus  franc.  La  lumière  aussi  est  sereine,  égale,  discrète, 
et  l'effet  est  obtenu  presque  sans  oppositions.  Les  détails  secon- 
daires, noyés  dans  une  pénombre  blonde,  ne  se  révèlent  que  par 
quelques  indications  larges  qui  mettent  en  évidence  ce  qui  mérite 
d'être  vu.  L'exécution,  d'une  ampleur  extrême,  esta  la  fois  savante 
et  libre,  pleine  d'audaces  et  aussi  de  mesure,  se  modelant  sur  les 
choses,  en  somme  plutôt  contenue  et  discrète,  dans  un  rapport 
étonnant  avec  la  grandeur  et  la  solennité  de  la  scène,  avec  le  silence 
et  l'apaisement  qui  se  font  autour  du  lit  de  ce  mourant.  On  pense 
à  peine  à  cette  exécution  tant  elle  est  peu  a;)parente,  spiritualisée 
en  quelque  sorte  par  ce  poète  qui  se  montre  à  ntms  tel  qu'il  est, 
tendre,  aimant,  avec  cette  naïveté  familière  par  laquelle  il  se  fait 
comprendre  des  plus  humbles,  trouve  son  écho  dans  toutes  les 
âmes  et  n'a  pas  besoin  de  se  hausser  pour  atteindre  l'éloquence, 
parce  qu'il  trouve  en  lui-même  la  force  et  la  vraie  grandeur. 

Une  telle  œuvre  compte,  et  parmi  les  premières,  dans  la  vie  du 
peintre.  Si  la  Hollande  la  possédait,  sa  renommée  serait  bien  autre,  et 
depuis  longtemps  elle  aurait  pris  rang,  tout  au  moins,  à  côté  de  ces 
toiles  illustres  que  l'admiration  publique  a  comme  transfigurées. 
A  Cassel,  où  Rembi-andt  est  si  largement,  si  excellemment  repré- 
senté, elle  reste  la  plus  haute  expression  de  son  génie.  Au  lieu 
d'être,  comme  elle  est,  reléguée  dans  un  des  cabinets,  elle  mérite- 
rait, après  une  restauration  minutieusement  prudente,  une  place 


REMBRANDT.  611 

d'honneur  au  centre  même  d'une  des  grandes  salles  de  ce  beau 
musée. 

C'est  l'année  même  de  sa  raine  que  Rembrandt  peignait  cette 
page  touchante.  Les  œuvres  qui  lui  succèdent  ont  le  même  carac- 
tère de  grandeur  et  de  simplicité.  Tel  est,  à  Cassel,  un  admirable 
portrait  de  jeune  homme,  une  tête  fine,  élégante,  gracieusement 
encadrée  dans  de  longs  cheveux  bruns  et  bouclés,  presque  entiè- 
rement estompée  dans  une  tiède  demi-teinte,  à  peine  efïleurée  et 
caressée  pour  ainsi  dire  par  les  reflets  d'une  lumière  discrète  qui 
prête  à  sa  physionomie  un  charme  exquis  de  douceur  et  de  mélan- 
colie. Par  une  rencontre  assurément  fort  imprévue,  ce  séduisant 
jeune  homme  c'est  un  commis  obscur,  Bruyningh,  le  secrétaire  de 
la  chambre  des  insolvables,  avec  lequel,  à  cette  triste  date,  on  sait 
trop  dans  quelles  circonstances  le  peintre  était  entré  en  relations, 
et  qui,  peut-être  en  reconnaissance  de  quelque  service  rendu,  allait 
tenir  de  lui  l'immortalité. 

Dans  le  même  temps,  et  comme  si  par  le  choix  d'un  tel  sujet  il 
voulait  manifester  les  dispositions  mêmes  de  son  âme,  le  maître 
nous  donne  un  témoignage  touchant  des  sentimens  dont  elle  est 
remplie  en  peignant  le  Christ  à  la  colonne  du  musée  de  Darm- 
stadt  (1),  composition  étrange,  pleine  d'oppositions  violentes  et  de 
pathétique.  Au  fond  d'un  cachot  où  tombent  d'en  haut  les  rayons 
d'une  vive  lumière,  deux  rustres  à  figure  bestiale  s'occupent  à  tor- 
turer le  Christ.  Pendant  que  l'un  d'eux,  un  bandit  à  la  chevelure 
et  aux  moustaches  rousses,  à  peine  couvert  d'une  chemise  et  d'une 
culotte  rouge,  assujettit  les  pieds  de  sa  victime,  l'autre,  —  coiffé 
d'une  toque  et  vêtu  d'une  casaque  jaune  à  manches  d'un  gris 
bleuâtre,  —  tire  sur  une  corde  enroulée  après  une  poulie  et  à 
laquelle  le  Christ,  les  bras  élevés  en  l'air,  est  attaché  parles  mains. 
Des  verges,  un  bâton  et  des  armes  sont  jetés  de  part  et  d'autre. 
La  brutalité  de  la  facture,  le  choc  des  lignes  et  des  couleurs,  l'ef- 
fort de  ces  mouvemens  anguleux  font  mieux  ressortir  la  blancheur 
de  ce  long  corps  maigre,  étiré,  frissonnant,  après  lequel  s'achar- 
nent ces  misérables.  La  pâleur  douloureuse  des  chairs  éclate  comme 
un  grand  cri,  qui  déchire  et  remplit  l'espace.  L'exagération  et  l'in- 
vraisemblance de  cette  scène,  sur  laquelle  se  taisent  les  livres  sa- 
crés, sont  de  toute  évidence  ;  mais  on  oublie  vite  ce  qu'elle  a  d'ex- 
cessif quand  le  regard  s'arrête  sur  la  figure  du  Chris!,  quand  on 
contemple  son  expression  sublime  de  beauté,  de  mansuétude  et  de 

(1)  Contrairement  à  l'opinion  de  Burger  et  de  Vosmaer,  il  faut  renoncer  à  voir  dans 
ce  tableau  une  des  dernières  œuvres  de  Rembrandt.  Avec  le  catalogue  et  après  un 
examen  attentif,  nous  croyons  que  c'est  la  date  de  1058  et  non  de  16G8  qu'il  convient  de 
lire,  date  pleinement  confirmée  d'ailleurs  par  la  facture  même  du  tableau. 


612  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

surnaturelle  dignité.  Malgré  la  passion  sauvage  qui  anime  les  bour- 
reaux, la  résignation  et  la  noblesse  du  supplicié  dominent  encore 
l'attention,  et  il  semble  qu'en  retraçant  cet  horrible  drame  Rem- 
brandt ait  voulu  à  la  fois,  au  plus  fort  de  sa  détresse,  attester 
l'énergie  indomptée  de  son  courage  et  se  proposer  l'imitation  de 
ce  noble  exemple. 

Si  âpre  que  soit  la  vie  pour  lui,  son  âme  reste  fière  et  sereine, 
aussi  incapable  d'amertume  que  de  langueur.  Ses  portraits  à  ce 
moment,  celui  de  Dresde,  celui  de  Gassel  surtout,  nous  montrent 
le  vieux  maître  avec  son  mâle  et  large  visage,  éclairé  par  un  sou- 
rire de  contentement,  heureux  encore,  parce  que  rien  n'a  pu  le 
détourner  de  son  art  et  qu'il  peut  toujours  satisfaire  son  amour 
pour  le  travail.  Les  deux  œuvres,  quoiqu'elles  aient  souffert,  sont 
des  exemplaires  de  cette  grande  et  forte  manière  qui  est  plus  que 
jamais  la  sienne.  Avec  une  sobriété  extrême  dans  les  moyens,  elles 
laissent  paraître  cette  entente  toujours  plus  profonde  de  la  vie  qui 
met  le  souffle  de  sa  pensée  sur  les  lèvres  de  ses  figures  et  allume 
dans  leurs  yeux  une  étincelle  empruntée  au  foyer  intérieur  qui  les 
anime.  Nous  sommes  à  l'apogée  de  la  carrière  de  Rembrandt,  dans 
cette  période  de  suprême  puissance  et  de  mesure  parfaite  où  son 
génie  se  manifeste  dans  toute  sa  plénitude,  période  dont  les  Syndics 
d'Amsterdam  demeurent  pour  nous  la  création  la  plus  accomplie. 

Après  les  Syndics,  une  ère  nouvelle  s'ouvre  pour  Rembrandt.  Sa 
vie,  jusque-là  peu  en  vue,  devient  plus  cachée  encore.  Malgré  les 
minutieuses  recherches  des  érudits,  elle  a  conservé  ses  secrets. 
C'est  à  peine  si  de  loin  en  loin,  avec  la  sécheresse  énigmatique  ou 
la  brutalité  concise  de  sa  forme,  un  acte  public  sorti  de  la  pous- 
sière des  archives  nous  apporte  quelques  révélations,  les  unes  em- 
barrassantes et  pénibles  pour  ses  admirateurs  :  une  réprimande 
infligée  à  sa  servante  pour  ses  relations  avec  son  maître,  et,  la 
même  année,  la  naissance  d'un  enfant  venu  de  ce  commerce.  A 
côté  de  CCS  documens  dont  on  voudrait  pouvoir  contester  l'authen- 
ticité, d'autres  qui  sont  plus  honorables  pour  sa  mémoire,  comme 
les  mesures  qu'il  prend  pour  conserver  à  Titus,  le  fils  de  Saskia, 
la  part  du  bien  qui  lui  revient  de  sa  mère,  ou  encore  les  rembour- 
semens  successifs  par  lesquels  il  arrive  à  désintéresser  tous  ses 
créanciers.  Enfin,  à  la  date  du  8  octobre  1669,  une  courte  mention 
sur  un  registre  mortuaire,  et  puis  c'est  tout.  La  rareté  de  ces  infor- 
mations ne  jette  sur  la  vie  du  peintre  qu'une  lumière  douteuse; 
c'est  à  ses  œuvres  elles-mêmes  qu'il  convient  de  demander  des 
indications  plus  formelles.  Elles  aussi  deviennent  plus  rares  à  ce 
moment;  leur  caractère  du  moins  est  bien  marqué  et  il  va  en  s'ac- 
centuant  de  plus  en  plus. 


REMBRANDT.  613 

La  faveur  publique  s'était  retirée  de  Rembrandt.  Il  avait  eu  ses 
jours  de  succès  et  de  gloire  et,  tant  que  son  talent  avait  conservé  en 
face  de  la  nature  la  timidité  consciencieuse  des  premières  années, 
ses  contemporains  l'avaient  célébré.  Mais  ils  n'étaient  pas  disposés 
à  le  suivre  dans  les  voies  aventureuses  où  plus  tard  l'avait  porté 
son  génie.  A  partir  de  la  Ronde  de  nuil,  Yan  der  Helst  répondait 
mieux  au  goût  de  la  plupart  d'entre  eux.  Plus  tard  enfin,  au  mo- 
ment où  nous  sommes,  la  vogue  était  tout  entière  à  une  peinture 
finie,  léchée;  au  joli,  au  gracieux,  à  la  fadeur  apprêtée  des  Miéris, 
des  Nftscher,  des  Lairesse  et  des  Yan  dei'  WerfT.  Rembrandt,  lui, 
semblait  vouloir  braver  l'opinion.  Il  vivait  retiré,  à  peine  entouré 
de  quelques  fidèles,  et  il  s'exaltait  dans  sa  manière.  Ce  n'était  plus 
guère  que  pour  lui-même  qu'il  peignait  et  le  plus  souvent  c'est 
encore  lui-même  qu'ii  prenait  pour  modèle.  A  côté  de  lui  pourtant 
apparaît  déjà  depuis  quelque  temps  une  figure  de  femme;  sans 
doute  cette  servante  qui  allait  être  associée  étroitement  à  sa  vie. 
Quel  échange  d'idées  était  possible  entre  cette  fille  et  son  maître? 
quelle  séduction  avait-elle  pu  exercer  sur  lui  ?  Avec  sa  nature 
tendre  plus  que  raffinée,  spontanée  et  ardente  plutôt  que  réfléchie, 
Rembrandt  avait-il  été  touché  de  l'affection  naïve  dont  il  était  l'ob- 
jet? Quoi  qu'il  en  soit,  une  fois  nouée,  la  liaison  avait  duré.  En 
retrouvant  à  son  foyer,  sinon  une  compagne,  du  moins  une  société, 
le  peintre  avait  en  même  temps  rencontré  des  facilités  d'étude  aux- 
quelles il  devait  pendant  plusieurs  années  largement  recourir.  C'est 
ce  qu'atteste  suffisamment  la  persistance  de  ce  même  type  de  femme 
que  nous  remarquons  successivement  dans  la  Bénédiction  de  Ja- 
cob, dans  la  Bcthsabée  de  la  galerie  Lacaze  et  dans  deux  ouvrages 
considérables  qui,  bien  que  n'étant  pas  datés,  doivent  être  reportés 
tout  à  fait  à  la  fin  de  la  vie  de  Rembrandt  :  nous  voulons  parler 
de  la  Fiancée  juive  du  musée  Yan  der  Hoop  et  du  grand  Tableau 
de  famille  du  musée  de  Brunswick. 

Comme  aspect,  comnie  procédés  employés,  ces  deux  peintures 
diffèrent  complètement  des  créations  antérieures  du  maître.  La 
dernière  surtout,  par  son  importance  capitale,  mérite  de  iixer  notre 
attention.  L'effet  qu'elle  produit  est  saisissant.  Autant  dans  la 
Bénédiction  de  Jacob,  par  exemple,  la  facture  de  Rembrandt  était 
égale  et  mesurée,  autant  il  se  montre  ici  violent,  heurté,  plein 
d'emportemens  et  d'audaces.  Les  moyens  qui  l'ont  conduit  à  la 
perfection  ne  lui  suffisent  plus;  il  ne  saurait  se  répéter.  Il  faut  qu'il 
se  renouvelle  encore,  et  les  tentatives  les  plus  téméraires  l'attirent 
par  leur  témérité  même.  11  a  atteint  le  but,  il  va  le  dépasser,  et  bien 
qu'il  sache  ce  que  vaut  la  règle,  il  ne  s'y  pliera  plus.  Sous  la  main, 
il  a  un  instrument  d'une  puissance  inouïe,  il  en  connaît  toutes  les 


614  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

ressources;  mais,  fiévreux  et  troublé,  il  frappe  sur  lui  à  coups 
redoublés.  Il  veut  en  tirer  des  sons  qu'on  n'ait  point  encore  enten- 
dus, et  alors,  à  côté  des  inspirations  les  plus  pures,  des  cris  sau- 
vages jaillissent  tout  à  coup,  et  des  accens  confus,  désordonnés 
viennent  interrompre  brusquement  les  mélodies  les  plus  sublimes, 
art  grandiose  et  inégal,  absolument  libre,  peu  correct  dans  ses  élans, 
pas  toujours  clair,  mais  passionné,  véhément,  pathétique,  tout  plein 
de  ce  feu  du  génie  qui,  une  dernière  fois,  se  ravive  encore  pour 
jeter  son  plus  grand  éclat! 

La  composition  d'ailleurs  est  des  plus  simples.  On  a  voulu  recon- 
naître Rembrandt  et  sa  famille  dans  ces  cinq  figures  de  grandeur 
naturelle  qui  se  détachent  vigoureusement  sur  un  fond  très  sombre. 
La  femme,  c'est  peut-être  bien  en  effet  cette  Hendriekie  Jaghers 
dont  un  document  compromettant  nous  a  conservé  le  nom,  et  nous 
retrouvons  ici  ses  traits  que  souvent  alors  le  peintre  a  reproduits, 
son  front  large,  son  nez  un  peu  gros,  ses  fossettes  aux  joues,  sa 
bouche  vermeille,  ses  grands  yeux  noirs  et  la  fraîcheur  de  son  teint 
que  font  encore  valoir  les  rouges  hardis  du  vêtement.  Mais  l'homme 
placé  à  gauche,  assurément  ce  n'est  pas  Rembrandt.  Avec  son  visage 
régulier,  son  grand  air,  son  nez  droit  et  ses  longs  cheveux  châtains 
séparés  au  milieu  du  front,  il  offre  une  vague  ressemblance  avec 
notre  Poussin.  Entre  le  père  et  la  mère  sont  groupés  les  trois  en- 
fans.  Tout  blond,  vêtu  de  rouge  et  coiffé  d'un  petit  chapeau  noir  à 
plumes,  le  plus  jeune,  un  bébé  à  l'air  espiègle,  tient  dans  une  main 
un  jouet  et  pose  l'autre  sur  la  poitrine  de  sa  mère.  Près  du  père, 
l'aînée  des  petites  filles  s'avance  portant  une  corbeille  plate  remplie 
•de  fleurs  de  toutes  couleurs.  Sa  chevelure  dorée,  à  reflets  roux,  est 
retroussée  sur  le  front,  qu'elle  laisse  complètement  découvert.  Elle 
est  parée  comme  une  petite  femme  :  des  perles  aux  oreilles,  une 
robe,  très  riche  et  très  ornée,  de  ce  jaune  brun  qui  n'appartient 
qu'à  Rembrandt,  avec  des  crevés  blancs  aux  manches  et  au  corsage. 
Une  petite  figure  rieuse,  irrégulière,  mais  rose,  ferme,  appétis- 
sante et  qui  semble  appeler  les  baisers,  sépare  les  deux  enfans.  Elle 
a,  comme  sa  sœur,  des  cheveux  d'un  brun  un  peu  roux  et  relevés 
sur  le  front.  Sa  robe  est  d'un  bleu  verdâtre^  très  passé,  et  sur  sa 
chemisette  blanche  s'étale  une  chaîne  d'un  travail  élégant. 

A  rencontre  des  ouvrages  de  la  période  précédente,  l'exécution 
cette  fois  ne  s'efface  plus.  Regardez  de  près  le  tableau  :  les  moyens 
y  sont  très apparens,  très  variés,  très  opposés;  on  dirait  que  sur  le 
thème  modeste  qu'il  a  choisi,  le  maître  s'est  proposé  d'épuiser  en 
quelque  sorte  toutes  les  ressources  de  la  peinture.  La  lumière  est 
concentrée  en  plein  sur  les  cinq  personnages.  Avec  l'éclat  singulier 
de  leur  teint,  l'intensité  presque  surnaturelle  de  vie  qui  les  anime. 


REMbRANDT.  615 

avec  l'éclair  de  leur  regard,  ils  semblent  des  apparitions  émergeant 
des  ténèbres  accumulées  autour  d'eux.  Dans  cet  effet  poussé  à  ou- 
trance, il  y  a  place  pour  les  noirs  absolus  et  pour  les  plus  vives 
lumières  ;  et  entre  ces  termes  extrêmes  se  déploient  les  mille  nuances 
d'insaisissables  dégradations.  La  couleur  a  les  mêmes  richesses. 
L'harmonie  générale  va  du  jaune  au  rouge,  mais  c'est  le  rouge  qui 
domine  avec  ses  pompeuses  magnificences,  avec  des  brutalités  sou- 
daines et  des  délicatesses  adorables,  avec  des  transparences  chaudes, 
veloutées,  profondes,  et  des  fanfares  aiguës  dont  quelques  disso- 
nances jetées  çà  et  là  exaltent  encore  la  tonalité.  C'est  comme  un 
écrin  merveilleux,  plein  de  coulées  d'or  qui  ruissellent  sur  un  fond 
de  pourpre  et  de  pierres  précieuses  aux  chatoyantes  scintillations. 
Au  milieu  de  ces  rayonnemens  qui  jaillissent  et  se  croisent,  les 
formes  s'accusent  ou  s'effacent,  tantôt  simplement  indiquées  par  le 
trait  brun  de  l'esquisse,  tantôt  étudiées  à  fond,  suivies  dans  leur 
détail,  avec  des  ménagemens  extrêmes  ou  de  subites  décisions.  A 
tous  ces  contrastes  s'ajoutent  encore  ceux  de  la  touche  elle-même, 
fougueuse  ou  contenue,  martelée,  écrasée  ou  fondue,  noyée  dans 
des  fluidités  onctueuses,  donnée  avec  la  brosse,  avec  la  hampe  ou 
le  couteau.  Sur  des  surfaces  lisses  s'étale  une  couleur  aplanie;  par- 
fois même  la  toile  est  à  nu,  et  tout  à  côté  se  montrent  des  entasse- 
mens  de  rugosités  superposées  ou  sabrées  d'estafilades,  et  des  amas 
dans  lesquels  les  objets  sont  pétris  en  relief. 

Il  y  a  comme  une  folie  dans  ces  emportemens,  et  nous  ne  connais- 
sons aucune  autre  œuvre  qui  réunisse  des  contrastes  aussi  auda- 
cieux et  des  incohérences  aussi  multipliées.  Et  cependant  ces  oppo- 
sitions violentes  de  la  touche,  ces  jeux  de  la  lumière,  ce  fracas 
des  tons,  tout  cela  se  tempère  à  distance.  Éloignez-vous  de  quelque 
pas  et  les  constructions  se  dégagent  logiques  et  puissantes  ;  les 
valeurs  s'équilibrent;  la  couleur  chante  son  hymne  joyeux.  La 
création  du  maître  vous  apparaît  dans  son  unité  puissante,  avec 
toutes  ses  séductions  et  son  incomparable  éclat.  Que  vos  yeux  se 
détournent  un  moment  de  la  toile  enchanteresse,  et  tout  ce  quil'a- 
voisine  vous  semblera  terne,  insignifiant,  inerte.  Votre  regard  sera 
invinciblement  ramené  sur  cette  œuvre  étonnante,  vision  et  réalité 
tout  à  la  fois,  qui  ravit  l'admiration  encore  plus  qu'elle  ne  la  décon- 
certe. 

IV. 

Au  musée  de  Brunswick,  où  se  trouve  ce  Portrait  de  famille^  une 
des  dernières  productions  du  maître,  il  est  placé  tout  à  côté  du  soi- 
disant  portrait  de  Grotius,  cette  peinture  correcte  et  scrupuleuse- 


616  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  exacte  dont  nous  avons  parlé  au  commencement  de  cette 
étude.  C'est  à  douter  que  tous  deux  soient  de  la  même  main,  tant 
les  dissemblances  s'y  accusent  profondes  et  nombreuses.  Le  rap- 
prochement est  instructif;  mais  loin  de  dérouter  la  raison,  il  nous 
paraît,  au  contraire,  qu'il  porte  en  lui-même  ses  enseignemens. 
Entre  les  timidités  de  cette  jeunesse  ardente  et  ces  élans  d'une 
fougue  qui  semble  croître  avec  la  vieillesse,  il  y  a  une  vie  tout  en- 
tière. Si  on  en  repasse  les  phases  diverses,  les  transformations  du 
talent  de  Rembrandt  se  montrent,  dans  leur  suite,  naturelles  et  pro- 
gressives. Les  dons  de  sa  riche  nature,  le  maître  les  a  fécondés  par 
une  culture  sans  relâche.  Il  n'a  pas  voulu  des  faciles  succès  de  la 
redite  ;  il  leur  a  préféré  les  hésitations,  les  exigences  opiniâtres  et 
les  naïvetés  de  la  recherche.  Incessamment  et  à  force  de  travail,  il 
s'est  renouvelé,  donnant  à  chacune  de  ses  œuvres  toutes  la  per- 
fection dont  il  était  capable.  Lorsque,  bien  tard,  il  a  cédé  aux  en- 
traînemens  de  son  génie,  il  avait  mérité  par  de  lentes  et  conscien- 
cieuses études  la  possession  des  ressources  de  son  art.  Un  jour  il 
s'est  affranchi  de  la  règle,  mais  il  avait  commencé  par  s'y  sou- 
mettre. C'est  là  une  leçon  qu'il  convient  de  retenir,  et  même  avec 
Rembrandt,  on  le  voit,  la  logique  ne  perd  pas  tous  ses  droits. 

Mais  la  logique  seule  n'explique  pas  le  génie,  celui  de  Rembrandt 
surtout,  peut-être  le  plus  personnel  qui  fut  jamais.  On  s'égarerait  à 
le  suivre,  et  il  serait  peu  prudent  de  le  prendre  pour  modèle  ;  aussi 
ne  saurions-nous  parler  longuement  ici  de  ses  élèves.  Bien  qu'ils 
soient  très  largement  représentés  dans  les  divers  musées  dont  nous 
venons  de  nous  occuper,  ils  disparaissent  forcément  devant  le 
maître.  Malgré  les  précautions  matérielles  que  celui-ci  imaginait 
pour  les  isoler  (1)  et  pour  maintenir  leur  indépendance,  leurs  phy- 
sionomies ne  dilTèrent  guère;  tous  ont  subi  son  ascendant.  Les 
meilleurs,  dans  leurs  meilleures  œuvres  :  G.  Flinck  dans  les  grandes 
toiles  d'Amsterdam,  F.  Bol,  dans  rÊcliellc  de  Jacob  du  musée  de 
Dresde  (n°  1267),  Victors  dans  Y Anian  et  Estlier  de  Brunswick 
(n"  529),  arrivent  à  lui  ressembler.  Leur  honneur  suprême  est  d'être 
pris  pour  Rembrandt;  mais  le  plus  souvent  ils  n'imitent  de  lui  que 
l'extérieur,  ses  habitudes  de  composition,  ses  bizarreries.  Ils  le  co- 
pient, ils  le  contrefont,  et  la  fière  originalité  de  celui  qui  les  do- 
mine ne  rend  que  plus  manifeste  la  docilité  de  leur  soumission. 

Rembrandt,  en  effet,  appartenait  à  cette  race  d'artistes  qui  ne 
peuvent  avoir  de  descendance  :  la  race  des  Michel-Ange  et  des 
Beethoven.  Comme  ces  Prométhées  de  l'art,  il  a  voulu  ravir  le  feu 
céleste,  mettre  les  palpitations  de  la  vie  dans  des  formes  inertes, 

(1)  Ses  biographes  nous  apprennent  qu'il  avait  dis;, ose  pour  ses  élèves  plusieurs 
ateliers  séparés  par  des  cloisons;  ces  cloisons  figurent  en  effet  dans  son  inventaire. 


REMBRANDT.  6l7 

exprimer  sous  des  traits  sensibles  ce  qui  de  sa  nature  est  immaté- 
riel et  insaisissable.  L'infini  attire  ces  audacieux,  et  l'idéal  rêvé  fuit 
à  chaque  instant  devant  eux.  Cependant,  inassouvis,  haletans,  ils 
s'acharnent  à  la  sublime  poursuite,  et  parce  que  le  sentiment  qui 
les  pousse  existe  en  germe  au  fond  de  toute  âme  humaine,  ils  évo- 
quent en  nous  les  pensées  dont  ils  sont  remplis.  Est-il  besoin  de  le 
dire,  leurs  œuvres  sont  inégales,  excessives,  peu  conformes  aux 
traditions  ;  mais  les  accens  grandioses  par  lesquels  ils  traduisent 
leurs  ardeurs  ou  leurs  défaillances,  ces  accens  leur  appartiennent 
bien.  Ce  ne  sont  pas  des  formules  vides  ou  banales;  ils  y  ont  mis 
le  plus  pur  de  leur  substance.  Rarement  ils  ont  goûté  les  joies  de 
notre  terre  :  ils  vivent  dans  la  retraite,  plus  jaloux  de  leur  indépen- 
dance que  des  applaudissemens  d' autrui.  «  Je  ne  cherche  pas  les 
honneurs,  disait  Rembrandt,  mais  la  liberté.  »  Le  travail  solitaire, 
le  noble  tourment  des  aspirations  sans  limites,  les  perplexités  et  les 
déceptions  que  réserve  l'exécution  d'une  œuvre  qu'on  avait  rêvée 
parfaite,  voilà  leurs  grands  soucis.  Mais  jusque  dans  leurs  découra- 
geniens  ils  sont  pathétiques,  et  leur  désespoir  même  reste  viril.  Ils 
confessent,  ils  acceptent  eux-mêmes  l'impuissance  de  leur  art,  et, 
par  une  inconséquence  qui  nous  vaut  des  chefs-d'œuvre,  leur  art 
est  tout  pour  eux.  Les  plus  vieux  sujets,  ceux  que  l'on  pouvait 
croire  rebattus,  épuisés,  ils  les  rajeunissent  par  ce  souille  de  vie 
qu'ils  communiquent  à  tout  ce  qu'ils  touchent,  et  ils  nous  en  pré- 
sentent des  images  à  la  fois  saisissantes  et  nouvelles.  Ils  trouvent  à 
la  nature  des  beautés  que  leurs  devanciers  n'y  ont  point  soupçon- 
nées, et  ils  cherchent  à  surprendre  ses  secrets.  Mais  bientôt  la  na- 
ture elle-même  ne  peut  plus  les  satisfaire,  car  ils  vont  vite  au  bout 
de  tout  :  ils  veulent  toujours  voir  au  delà.  Après  être  devenus  par 
le  talent  plus  que  les  égaux  de  leurs  contemporains,  ils  semblent 
tenir  peu  de  compte  du  talent  qu'ils  ont  acquis  et  mépriser  toute 
cette  science  apprise.  Sans  y  songer,  et  comme  s'ils  n'avaient  à 
cœur  que  d'exprimer  ce  qu'ils  sentent,  ils  plient  à  leur  us.ige  les 
procédés  anciens  et  ils  découvrent  aussi  des  moyens  qui  leur  sont 
propres  pour  manifester  leur  pensée.  Ce  sont  des  créateurs,  et,  au 
vrai  sens  du  mot,  des  poètes. 

Rembrandt  fut  un  de  ces  novateurs.  Tour  à  tour  arrêté  et  flot- 
tant, mystérieux  et  ingénu,  délicat  et  fort,  aussi  souple  que  tenace, 
très  spontané  et  très  réfléchi,  son  génie  a  bien  des  faces.  Il  ne  se 
révèle  pas  tout  d'un  coup,  et  à  vouloir  envelopper  son  unité  com- 
plexe dans  un  de  ces  jugemens  sommaires  auxquels  se  complaît 
l'opinion,  on  courrait  grand  risque  de  l'amoindrir.  On  a  cru  lui 
faire  honneur  en  lui  attribuant  l'invention  du  clair-obscur,  sans 
penser  que  d'autres  s'en  étaient  servis  avant  lui  :  Léonard,  Cor- 


618  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

rège,  pour  ne  citer  que  les  plus  illustres.  Parmi  ses  compatriotes, 
nous  avons  pu  également  relever  chez  plusieurs  de  ses  contem- 
porains et  jusque  chez  son  maître  cette  préoccupation  du  clair- 
obscur  que  la  nature  même  au  milieu  de  laquelle  ils  vivaient  de- 
vait leur  inspirer.  Les  grandes  luttes  des  nuages  dans  les  vastes 
étendues  du  ciel,  ou  dans  le  miroir  des  eaux  qui  les  reflète,  le 
sourire  furtif  d'un  rayon  de  soleil,  la  décroissance  ou  l'accumu- 
lation des  ombres,  tous  ces  accidens  variés  de  la  lumière  attirent 
involontairement  le  regard  au  milieu  de  ces  plaines  basses  de  la 
Hollande,  où  la  terre  ferme  n'offre  bien  souvent  qu'une  bande 
mince  et  sombre,  resserrée  entre  deux  claires  immensités.  C'est 
un  spectacle  toujours  vivant  et,  dès  son  jeune  âge,  dans  les  cam- 
pagnes qui  avoisinent  Leyde,  Rembrandt  l'avait  eu  sous  les  yeux. 
Mais  ce  n'est  là,  à  tout  prendre,  que  le  côté  pittoresque  et  en 
quelque  sorte  extérieur  du  clair-obscur.  Pour  marquer  dans  ces 
contrastes  ou  ces  épanouissemens  de  la  lumière  une  correspon- 
dance avec  nos  sentimens,  pour  découvrir  et  suivre  à  travers  ses 
dégradations  infinies  les  résonnances  qu'elle  peut  éveiller  en  nous, 
pour  étendre  enfin  au  monde  moral  ces  analogies  secrètes  qui  sont 
l'honneur  suprême  de  l'art,  mais  dont  la  nature  ne  nous  offre 
jamais  qu'un  écho  affaibli,  il  ne  fallait  pas  moins  que  l'accord  d'une 
sensibilité  exquise  et  d'un  talent  supérieur. 

A  cet  élément  que  d'autres  avaient  pu  employer,  mais  dont  ils 
n'avaient  pas  compris  les  ressources,  Rembrandt  seul  a  donné  sa 
complète  signification.  Nous  savons  par  quelle  intime  rénovation 
de  tous  les  élémens  de  son  art  il  y  est  arrivé.  Sur  des  œuvres  trop 
peu  connues,  nous  avons  aimé  à  relever  l'imprévu  de  ses  composi- 
tions, l'éloquence  de  ces  attitudes  saisies  d'un  jet,  mais  dans  les- 
quelles le  visage,  les  mains,  toute  la  personne  enfin  manifestent 
l'énergie  de  la  passion.  L'effroi,  la  pitié,  le  respect,  la  ferveur  d'une 
prière  qui  part  du  fond  de  l'âme,  les  grands  recueillemens  ou  les 
angoisses  de  la  mort,  les  regards  encore  vagues  et  les  gestes  hési- 
tans  de  la  vie  qui  rentre  dans  un  corps  qu'elle  avait  abandonné, 
toutes  les  énergies  et  toutes  les  nuances  des  sentimeiis  les  plus 
divers,  nous  les  avons  trouvées  exprimées  par  ce  maître  étrange  et 
puissant  qui,  jusque  dans  les  plus  subtiles  combinaisons  d'un  art 
très  raffmé,  reste  si  profondément  humain,  et  qui  communique  à 
la  peinture  elle-même  quelque  chose  du  mouvement  et  des  tres- 
saillemens  de  la  pensée. 

Emile  Michel. 


LE 


SOCIALISME  AU  Xir  SIÈCLE 


LA    PHILOSOPHIE    DE    CHARLES    FOURIER. 


Au  moment  de  la  crise  qui  allait  dissoudre  la  secte  saint-simo- 
nienne,  et  que  nous  avons  racontée  dans  un  travail  antérieur  (l), 
un  membre  de  cette  école,  écrivant  à  l'un  de  ses  amis  pour  lui 
expliquer  cette  crise,  terminait  sa  lettre  par  ces  mots  :  «  Avant  de 
continuer  directement  dans  la  voie  saint-simonienne,  je  veux 
m' arrêter  devant  un  homme,  inconnu  encore,  qui  me  paraît  avoir 
apporté  une  grande  et  belle  part  dans  l'œuvre  de  l'avenir.  Cet 
homme  est  Charles  Fourier,  de  Besançon,  auteur  de  la  théorie  des 
Quatre  mouvemens,  publiée  en  1808,  et  du  Traité  d'association 
agricole,  publié  en  1822.  La  valeur  du  système  exposé  dans  ces 
ouvrages  a  été  mal  appréciée,  même  par  les  saint-simoniens.  Mon 
premier  écrit  sera  donc  un  examen  détaillé  du  système  social  et 
cosmogonique  de  Ch.  Fourier.  Je  n'ignore  pas  qu'en  prononçant 
ce  nom,  je  puis  diminuer  et  même  détruire  l'ellet  de  cette  lettre, 
mais  je  ne  sais  pas  reculer  devant  un  devoir  pour  obéir  à  un  pré- 
jugé (2).  »  L'auteur  de  cette  lettre  était  M.  Jules  Lechevallier,  qui 
allait  bientôt  passer,  comme  ces  paroles  le  faisaient  pressentir,  de 
l'école  de  Saint-Simon  à  celle  de  Fourier.  Bientôt  un  autre  saint- 
simonien  des  plus  distingués,  le  plus  grand  prédicateur  de  l'école, 
M.  Abel  Transon,  passait  parla  même  évolution,  et  devait  traverser 
encore  la  secte  phalanstérienne  ou  fouriériste  avant  de  revenir  à 
la  foi  catholique,  dans  laquelle  il  est  mort  récemment.  Ainsi  une 

(1)  Voir  notre  travail  sur  Saint-Simon  et  l'école  saint-simonienne,  dans  la  Revue 
des  15  avril  et  !"■  octobre  1876. 

(2)  Lettre  sur  la  division  de  l'école  saint-simonienne,  par  Jules  Lechevallier,  1831, 
20  décembre. 


620  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

école  disparaissait;  une  autre  allait  éclore.  Qu'était-ce  donc  que  ce 
Ch.  Fourier  qui  allait  recueillir  l'héritage  du  saint-simonisme,  et 
dont  l'école,  pendant  quinze  ou  dix-huit  années,  devait  jeter  un  si 
grand  éclat? 

Si  l'on  considère  les  dates,  on  peut  dire  que,  pour  le  bruit  exté- 
rieur, la  propagande,  l'organisation  sectaire,  l'école  de  Fourier  en 
îant  qu'école  est  postérieure  à  celle  de  Saint-Simon.  Mais,  pour  ce 
qui  est  de  la  conception  même  de  Gh.  Fourier,  et  de  ses  plans  de 
rénovation  sociale,  il  doit  être  considéré  comme  antérieur  à  Saint- 
Simon,  et  il  ne  dérive  de  lui  à  aucun  degré,  à  aucun  point  de  vue. 
Saint-Simon  en  effet  n'a  rien  écrit  sur  l'ordre  social  avant  181A, 
et  ses  premiers  plans  de  réorganisation  sont  de  1817.  Jusque-là, 
il  ne  s'était  occupé  que  de  philosophie  scientifique;  dans  son  In- 
troduction aux  travaux  scientifiques  du  xix*  siècle,  dans  son  Mé- 
moire sur  Vhomyne,  il  ne  faisait  autre  chose  que  continuer  Bacon  et 
d'Alembert,  en  préparant  Auguste  Comte.  Charles  Fourier,  au  con- 
traire, dès  1808,  avait  jeté  les  bases  de  son  système  social,  qui 
dès  lors  était  déjà  entièrement  arrêté  dans  son  esprit.  L'originalité 
de  Fourier  est  donc  incontestable.  Mais  il  était  resté  jusque-là  un 
penseur  isolé,  sans  action  et  sans  lecteurs.  Il  avait  assisté,  en  spec- 
tateur ironique,  aux  saturnales  mystagogiques  du  saint-simonisme 
et  s'était  refusé  aux  avances  d'Enfantin,  sans  avoir  lui-même  ni 
école,  ni  disciple.  Il  est  probable  que  sans  l'ébranlement  causé 
par  le  saint-simonisme,  il  fût  resté  dans  cet  isolement,  ne  laissant 
après  lui  que  la  réputation  d'un  utopiste  à  moitié  fou,  d'un  pen- 
seur bizarre  et  solitaire,  recherché  peut-être  des  curieux,  ignoré  de 
la  foule.  Mais  la  parole  enflammée  des  saint-siirioniens  avait  mis 
le  feu  aux  esprits  :  l'imagination  des  jeunes  gens  attendait  quelque 
chose.  La  chute  d'une  utopie  ne  devait  pas  de  sitôt  décourager  de 
l'esprit  d'utopie  :  on  crut  seulement  qu'on  s'y  était  mal  pris,  qu'on 
s'était  trompé  sur  la  solution,  qu'il  fallait  en  chercher  une  autre. 
Il  y  en  avait  là  une  toute  prête  :  on  dut  passer  de  l'une  à  l'autre; 
et  ceux  qui  étaient  arrivés  trop  tard  pour  avoir  eu  le  temps  de 
s'émouvoir  pour  l'un  de  ces  rêves  se  trouvèrent  tout  prêts  pour  en 
adopter  et  en  propager  un  nouveau. 

I. 

La  différence  des  deux  systèmes,  fouriériste  et  saint-simonien, 
tient  en  grande  partie  à  la  différence  des  deux  génies  et  des  deux 
hommes.  Signalons  d'abord  ce  qu'ils  ont  de  commun.  C'est  une 
aversion  très  grande,  plus  grande  encore  chez  Fourier  que  chez 
Saint-Simon,  contre  le  parti  révolutionnaire  ;  le  socialisme,  qui  se 
présente  aujourd'hui  aux  yeux  du  vulgaire  comme  l'expression  de 


LE   SOCIALISME   AU   XIX^   SIECLE.  621 

la  démagogie  la  plus  radicale,  et  qui  en  effet  a  fini  par  prendre  ce 
caractère  surtout  depuis  Prouclhon,  n'a  été  au  contraire  tout  d'abord 
dans  nos  deux  réformateurs  qu'une  conception  antirévolutionnaire 
et  anti-anarchique.  Ils  pouvaient  avoir  pour  cela  sans  doute  quel- 
ques raisons  personnelles,  ayant  été  l'un  et  l'autre  incarcérés  par 
la  Terreur;  mais,  indépendamment  de  ces  raisons,  ils  avaient 
contre  la  révolution  l'aversion  naturelle  d'esprits  plus  préoccupés 
d'organisation  que  d'affranchissement,  de  discipline  et  d'ordre  que 
de  vague  liberté.  Fourier,  nous  dit  son  biographe,  ne  se  mettait 
jamais  plus  en  colère  que  lorsqu'on  le  confondait  avec  les  républi- 
cains ou  les  prédicateurs  de  morale  :  la  morale  et  la  république 
lui  étaient  également  odieuses;  non  qu'il  fût  monarchique,  mais 
les  disputes  politiques  lui  étaient  abs  lument  indifférentes.  Ici,  ce- 
pendant, il  faut  signaler  une  différence  entre  Fourier  et  Saint- 
Simon.  Celui-ci  critiquait  surtout  l'esprit  négatif  et  anarchique  de 
la  révolution;  mais  tout  en  la  critiquant,  il  prétendait  la  conti- 
nuer :  il  en  voulait  l'achèvement,  il  en  accordait  la  légitimité;  il 
se  chargeait  seulement  de  lui  donner  une  forme  organique  et 
stable  ;  son  système  est  donc  une  suite  du  système  révolutionnaire, 
dont  il  ne  fait  que  répudier  les  excès.  Pour  Fourier,  au  contraire, 
la  révolution  paraît  être  un  accident  insignifiant;  sa  doctrine  en 
est  tout  à  fait  indépendante;  il  le  croit  du  moins.  C'est  à  peine  s'il 
y  fait  allusion.  Il  semble  que  son  système  eût  pu  être  découvert  à 
n  importe  quelle  époque  de  l'histoire.  Ce  qu'il  se  propose  d'exécuter 
est  bien  autre  chose  que  l'achèvement  de  la  révolution  :  c'est  un 
changement  total,  radical  dans  la  condition  de  l'humanité  et  dans 
l'ordre  moral;  c'est  en  quelque  sorte  une  nouvelle  espèce  humaine 
qu'il  s'agit  de  créer.  Le  problème  est  bien  plus  profond  que  dans 
Saint-Simon  :  ce  n'est  pas  seulement  la  société  qu'il  faut  changer, 
c'est  la  nature  humaine.  Au  lieu  d'un  problème  social,  nous  avons 
devant  nous  un  problème  moral  et  métaphysique  :  le  problème  du 
mal. 

Saint-Simon  et  Fourier  ont  l'un  et  l'autre  l'esprit  d'utopie,  mais 
ils  l'ont  différemment.  L'un  et  l'autre,  et  le  second  encore  plus  que 
le  premier,  oublient  volontiers  les  conditions  réelles  de  la  nature 
humaine  et  de  la  société,  et  ils  s'exagèrent  la  possibilité  et  la  faci- 
lité des  changemens  :  voilà  le  trait  commun  qui  caractérise  l'uto- 
piste; mais  ce  caractère  commun  se  modifie  dans  chacun  d'eux. 
Saint-Simon,  à  son  point  de  départ,  est  beaucoup  plus  près  que  Fou- 
rier de  la  condition  actuelle  de  la  société;  ce  ne  sont  d'abord  que  des 
changemens  peu  notables  qui  insensiblement  grandissait,  s'éloignent 
du  réel  et  du  possible,  et  enfin  entre  les  mains  des  disciples  de- 
viennent des  changemens  radicaux;  encore  ceux-ci  étaient-ils  très 
habiles  pour  se  rattacher  le  plus  possible  à  la  société  actuelle.  Leur 


622  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

doctrine  est  le  progrès.  Pour  Fourier,  il  ne  s'agit  plus  de  pro- 
grès, mais  de  changement  absolu;  il  ne  s'agit  pas  d'aller  de  mieux 
en  mieux,  mais  du  mal  au  bien,  du  malheur  absolu  au  bonheur 
absolu.  Quant  au  mode  d'exposition  des  deux  auteurs,  celui  de 
Saint-Simon  est  beaucoup  plus  vague.  Ce  sont  des  vues  plutôt  qu'un 
système.  Fourier  au  contraire  a  un  système  rigoureux,  fermé,  dont 
on  ne  peut  rien  retrancher  :  tout  s'y  tient,  comme  dans  le  méca- 
nisme d'une  horloge.  Il  est  à  la  fois  plus  imaginaire  et  plus  positif. 
Saint-Simon  est  un  brillant  improvisateur,  et  tous  les  élèves  de 
son  école  ont  le  même  caractère  :  ils  prêchent,  ils  prophétisent,  et 
quelquefois  ils  chantent  et  ils  prient.  Fourier,  au  contraire,  est  un 
fouilleur,  un  mineur,  qui  creuse  jusqu'au  dernier  filon,  qui  saisit 
jusqu'au  dernier  détail.  Le  système  de  Saint-Simon  a  quelque  chose 
de  plus  noble,  de  plus  large,  de  plus  libre  :  il  semble  que  l'on  sente 
le  gentilhomme  dans  ses  écrits.  Sans  doute,  c'est  le  gentilhomme 
qui  a  spéculé  et  agioté  sur  les  biens  nationaux  et  qui  a  dévoré  sa 
fortune  dans  toutes  sortes  d'expériences,  pas  toujours  très  fières,  sur 
la  vie;  mais  il  y  a  toujours  en  lui  quelque  grandeur.  Fourier  au 
contraire  est  un  iDourgeois,  un  marchand,  pas  même  un  marchand, 
un  commis-voyageur,  et  comme  il  le  dit  lui-même  «  un  sergent  de 
boutique.  »  Il  apporte  dans  l'utopie  l'esprit  du  commerce,  l'exac- 
titude, le  goût  des  comptes,  et  un  étrange  sentiment  du  réel  dans 
l'imaginaire.  C'est  une  imagination  tout  à  fait  originale  :  rien  de 
vague,  rien  de  vaporeux,  rien  de  laissé  à  l'inconnu;  tout  se  dessine 
dans  son  esprit  avec  une  prodigieuse  précision.  Il  a  l'imagination 
de  l'architecte  et  du  général  d'armée,  et  cela  appliqué  à  des  édifices 
qui  n'existent  pas,  à  des  armées  qui  n'ont  jamais  été  et  qui  ne  se- 
ront jamais  que  dans  son  cerveau.  Tous  les  deux,  Fourier  surtout, 
ont  quelques  grains  de  folie;  mais  la  folie  de  Saint-Simon  res- 
semble plutôt  à  de  l'illuminisme;  celle  de  Fourier  à  de  l'halluci- 
nation. Saint-Simon  est  un  chercheur  d'absolu  à  la  Balzac  :  il  y  dé- 
vorerait des  millions.  Fourier  au  contraire  a  une  vie  humble, 
simple,  réglée,  mais  digne,  austère  et  sans  désordre.  Saint-Simon 
n'est  pas  exempt  de  charlatanisme  :  il  n'y  en  a  pas  trace  dans  Fou- 
rier. 11  est  naïf  et  croit  lui-même  à  ses  plus  folles  espérances.  On 
pourrait  enfin  continuer  longtemps  le  parallèle  sans  l'épuiser.  Mais 
quelques  détails  sur  la  vie  de  notre  réformateur  seront  une  pré- 
paration naturelle  à  l'exposition  de  ses  idées. 

Charles  Fourier  est  né  à  Besançon  (comme  Victor  Hugo  et 
Proudhon),  le  7  avril  1772,  d'un  négociant  aisé.  Il  était  parent 
à  que'que  degré  du  père  Fourier,  béatifié  par  l'église.  Il  entra 
dans  la  vie  par  le  commerce,  et  il  est  permis  de  conjecturer  que  ce 
sont  les  habitudes  peu  droites,  trop  souvent  répandues  dans  le  com- 
merce, qui  ont  contribué  dans  une  certaine  mesure  à  lui  inspirer  la 


LE    SOCIALISME    AU   XIX*    SIÈCLE.  623 

haine  et  le  mépris  de  la  civilisation.  Il  fit  en  1790  son  premier 
voyage  à  Paris;  il  en  reçut  ime  vive  impression  et  fut  particuliè- 
rement «  émerveillé  du  Palais-Royal.  »  Cette  impression  paraît 
avoir  exercé  une  assez  profonde  influence  sur  son  imagination,  car 
le  Palais-Royal  a  été  plus  tard  le  type  de  l'architecture  phalansté- 
rienne,  et  c'est  encore  au  Palais-Royal  que  l'un  de  ses  disciples, 
M.  Cantagrel,  place  la  scène  d'un  de  ses  ouvrages,  imité  du  Neveu 
de  Rameau,  et  où  son  héros,  le  fou  du  Palais-Royal,  comme  il 
l'appelle,  expose  la  théorie  rie  Ch.Fourier.  Après  avoir  fait  des  études 
classiques,  probablement  médiocres,  car  on  n'en  aperçoit  guère 
les  traces  dans  ses  écrits,  il  entra  dans  les  affaires,  d'abord  comme 
commis,  puis  comme  entrepreneur  à  son  propre  compte.  Il  venait 
de  s'établir  à  Lyon,  en  1793,  et  avait  mis  tout  son  patrimoine  dans 
une  spéculation  de  denrées  coloniales,  lorsque  le  siège  et  la  prise 
de  Lyon  par  l'armée  révolutionnaire  vinrent  non-seulement  détruire 
sa  fortune,  mais  compromettre  sa  liberté  et  sa  vie.  Étrange  ren- 
contre, que  nous  avons  déjà  signalée  ailleurs,  mais  qu'on  ne  sau- 
rait trop  méditer!  les  trois  rénovateurs  sociaux  de  la  révolution, 
Rabeuf,  Saint-Simon  et  Gh.  Fourier  furent  incarcérés  en  1793,  et  le 
hasard  seul  les  a  sauvés  de  l'échafaud.  Fourier,  en  particulier, 
fut  sauvé  par  un  mensonge  (on  ne  dit  pas  lequel),  et  il  aimait 
à  rapporter  ce  fait,  disant  qu'il  ne  se  faisait  aucun  scrupule 
d'avoir  menti  pour  sauver  sa  tête,  malgré  la  thèse  des  rigoristes 
qui  soutiennent  qu'il  n'est  pas  permis  de  faire  le  plus  petit  men- 
songe pour  obtenir  même  le  plus  grand  bien.  Une  fois  hors  de 
prison,  Fourier  ne  fut  pas  sauvé  pour  cela  :  il  fut  obligé  de  se 
cacher  et  enfin  de  se  réfugier  à  Besançon  dans  sa  famille. 

Ayant  perdu  sa  fortune,  après  le  siège  de  Lyon,  il  continua  à  se 
livrer  au  commerce,  mais  non  plus  à  titre  de  patron  et  de  chef  de 
maison.  Il  redevint  commis,  et  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  On  dit  que 
c'est  pour  avoir  vu  de  trop  près  les  fraudes  et  les  perfidies  du  com- 
merce qu'il  fut  amené,  en  en  cherchant  les  remèdes,  à  décou- 
vrir ses  propies  projets  de  réforme  sociale.  Chargé,  en  1799,  par 
ses  patron'^,  de  jeter  à  la  mer  une  cargaison  de  riz  qu'ils  avaient 
laissée  périr  pour  faire  hausser  la  denrée,  ce  fut  cette  année-là 
même  qu'il  aurait  trouvé,  nous  dit-on,  la  grande  invention  so- 
ciale qui  doit,  suivant  ses  disciples,  immortaliser  son  nom  :  ce- 
pendant il  n'en  fit  part  au  public  que  quebjues  années  ai>rès. 

La  première  publication  de  Ch.  Fourier  est  un  article  sur  les  af- 
faires extérieures,  qui  parut  le  3  décembre  1803  dans  le  lîuUenn  de 
Lyon^  imprimé  et  dirigé  par  Ballanche  (1).  Cet  article  fi-appa  le  pre- 
mier consul,  qui  invita  le  journal  à  ne  plus  s'occuper  de  ces  matières 

(1)  Voir  dans  le  Correspondant  ,1851)  un  article  de  M.  Ducoiii,  intitulé  :  Parlicula- 
rités  inconnues  sur  quelques  personnages. 


624  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

et  fit  proposer  à  l'auteur  un  poste  au  ministère  des  finances.  Bal- 
lanche,  ayant  à  donner  des  renseignemens  sur  Fourier  à  cette 
époque,  le  représente  comme  «  ayant  une  grande  réputation  de 
science  géographique.  »  Rien  de  plus  obscur  que  la  vie  de  Fourier 
pendant  toutes  les  années  qui  suivirent  :  nous  n'avons  guère  à 
enregistrer  que  la  date  de  ses  ouvrages.  C'est  en  1808,  nous 
l'avons  vu,  qu'il  publia  son  premier  livre  :  Théorie  des  quatre 
mouvemens.  En  1821,  il  se  retire  du  commerce  et  va  vivre  près  de 
Belley,  où  il  médite  sa  théorie  et  lui  donne  sa  forme  complète  et 
définitive  dans  son  monument  capital  :  Traité  de  l'association 
domestique  et  agricole  (1822).  Déjà  cependant  il  avait  trouvé  un 
disciple,  un  seul,  mais  dévoué  et  fidèle  jusqu'à  sa  mort,  et  qu'avait 
convaincu  la  lecture  des  Quatre  mouvemens,  M.  Just  Mairon,  avec 
lequel  Fourier  s'engagea  dans  une  curieuse  correspondance,  que 
nous  possédons  en  partie.  Muiron  ne  se  borna  pas  à  une  admiration 
stérile  :  il  prêta  à  Fourier  un  concours  actif  et  généreux.  Ce  fut  lui 
qui  fit  les  frais  de  la  publication  précédente.  Ce  livre  n'eut  aucun 
succès.  Les  journaux  ne  songèrent  pas  à  s'en  occuper,  et  les  célé- 
brités du  temps,  auxquelles  il  fut  envoyé,  ne  le  lurent  même  pas. 
Fourier  l'avait  adressé,  en  Angleterre,  au  célèbre  Robert  Ovven,  le 
grand  réformateur,  le  seul  qui  ait  obtenu  des  succès  pratiques  : 
celui-ci  ne  paraît  pas  y  avoir  attaché  la  moindre  importance  et  lui 
fit  répondre  par  son  secrétaire.  Les  ressources  de  notre  apôtre  étant 
alors  complètement  épuisées,  il  dut  renoncer  à  sa  retraite  médita- 
tive et  reprendre  un  emploi  :  il  fut  nommé,  à  Lyon,  à  une  place 
de  caissier,  aux  appointemens  de  1,200  francs.  C'est  alors  seule- 
ment, vers  1825,  que  Fourier  commença  à  rallier  autour  de  lui 
quelques  disciples  :  ce  furent,  avec  le  fidèle  Muiron,  M'"^  Clarisse 
Vigoureux,  et  un  jeune  écrivain,  plein  d'ardeur  et  d'imagination, 
qui  devait  être  après  Fourier  le  chef  de  l'école,  M.  Victor  Considé- 
rant. Muiron  publia  vers  cette  époque  un  abrégé  de  la  doctrine  de 
son  maître,  sous  ce  titre  :  Aperçu  sur  les  procédés  industriels.  En 
J826,  Fourier  se  décida  à  venir  habiter  Paris,  toujours  en  qualité  de 
commis  d'une  maison  de  commerce.  En  1826-1  b27,  il  écrit  le  Nou- 
veau monde  industriel,  qui  devait  être  le  résumé  de  son  système, 
mais  il  ne  peut  trouver  un  éditeur,  et  c'est  encore  av<x  faide  de  ses 
amis  qu'il  le  publia  à  Besançon  en  1829.  Il  avait  annoncé  alors 
qu'il  attendait  un  candidat  qui  se  présentât  prêt  à  faire  les  frais  de 
l'expérience  du  phalanstère.  Tous  les  jours,  pendant  dix  ans,  il 
rentra  chez'lui  à  l'heure  de  midi,  pour  ne  pas  manquer  la  visite  de 
ce  messie,  qui  ne  vint  jamais.  Point  d'articles  dans  les  journaux 
sur  son  dernier  ouvrage  :  tout  ce  qu'il  obtint,  par  l'intermédiaire 
d'Amédée  Pichot,  fut  de  ne  pas  être  tourné  en  ridicule  dans  la 
Mevue  de  Paris,  Celui-ci  arrêta  la  satire  d'un  économiste,  qui  allait 


LE   SOCIALISME   AU    XL\*    SIÈCLE.  625 

paraître  dans  ce  recueil.  C'est  seulement  dans  le  Mercure  de  France 
du  wv  siècle  que  l'on  rencontre  pour  la  première  fois  un  jugement 
favorable  (3  janvier  1830)  :  Fourier  y  est  traité  de  Colomb  et 
de  Galilée. 

En  1829,  Fourier  entra  en  rapport  avec  les  saint-simoniens.  Ce 
fut  lui  qui  fît  les  premiers  pas  en  envoyant  à  Enfantin  son  livre 
duAoïivtau  monde,  avec  une  note  où  il  montrait  les  avantages 
de  son  système.  Enfantin  lui  répondit  par  une  très  longue  lettre, 
très  étudiée ,  très  sérieuse ,  et  où  il  répond  aux  critiques  que 
Fourier  avait  élevées  contre  ses  propres  vues.  Celui-ci  reprochait 
aux  saint-simoniens  de  commencer  la  réforme  par  le  moral  au  lieu 
du  physique,  tandis  que  la  méthode  de  Fourier  était  toute  con- 
traire. Il  opposait  «  la  gigantesque  entreprise  des  saint-simoniens  » 
à  «  la  petite  entreprise  »  qu'il  proposait  et  qui  n'exigeait  qu'un 
tiers  de  lieue  carrée,  pour  l'exécution.  Il  demandait  aux  saint-simo- 
niens de  professer  sa  doctrine,  «  au  moins  dubitativement,  »  c'est- 
à-dire  à  litre  de  conception  possible,  problématique,  mais  non 
irréalisable.  A  la  tendance  ploutocratique  des  saint-simoniens, 
qui  mettaient  la  société  entre  les  mains  des  banquiers,  il  opposait 
sa  vieille  aversion  contre  le  commerce  et  contre  ses  procédés  dé- 
loyaux. Enfin,  il  persistait  à  défendre  contre  les  saint-simoniens 
l'inégalité  des  fortunes  et  soutenait  que,  dans  le  phalanstère,  comme 
dans  la  société  actuelle,  il  y  aurait  toujours  des  riches  et  des  pau- 
vres. Enfantin  répondait  à  toutes  ces  objections  et  propositions,  et 
de  même  que  Fourier  voyait  le  faible  des  doctrines  d'Enfantin, 
Enfantin  discernait  le  point  faible  des  doctrines  de  Fourier. 

En  réalité,  celui-ci  détestait  et  méprisait  les  saint-simoniens  et 
leur  affectation  de  religiosité,  et  il  s'élevait  avec  un  bon  sens  clair- 
voyant contre  leurs  dogmes  antisociaux.  «  J'ai  assisté,  écrivait-il 
à  Muiron  (1),  aux  prônes  des  simoniens  dimanche  passé.  On  ne 
conçoit  pas  comment  ces  histrions  sacerdotaux  peuvent  se  former 
si  nombreuse  clientèle.  Leurs  dogmes  ne  sont  pas  recevables  : 
prêcher  au  xix*"  siècle  l'abolition  de  la  propriété  et  de  l'hérédité! 
«  ...  Que  feront-ils  de  la  paternité  sans  la  libre  disposition  de 
l'héritage  ?  Et  pourtant  ils  veulent  favoriser  les  femmes!  Mais  où 
trouveront-ils  une  mère  qui  veuille  dépouiller  sa  fîUe  et  lui  dire  : 
«  Je  croyais  te  laisser  cent  mille  francs,  mais  je  les  donne  aux 
prêtres.  Si  tu  veux  du  travail,  tu  iras  vers  les  prêtres  faire  vérifier 
tes  capacités.  »  —  u  Vous  voulez,  dit-il  encore  à  son  correspondant, 
que  j'imite  leur  ton,  leurs  capucinades  sentimentales,  que  vous 
nommez  effusions  du  cœur.  C'est  le  ton  des  charlatans.  Jamais 

(1)  Morin,  Vie  de  Fourier,  p.  llC-117. 
lOME  XXXV.  --.1879.  40 


626  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

je  ne  pourrai  donner  dans  cette  jonglerie.  »  Enfin  il  accusait  les 
saint-simoniens  de  lui  avoir  pris  ses  idées,  entre  autres  celle  du 
travail  attrayant. 

On  voit  que  l'école  saint-simonienne  n'avait  pas  été  inattentive 
aux  travaux  de  Gh.  Fourier.  Le  Globe  en  avait  même  parlé  avec 
considération  :  «  De  ce  nombre  (des  réformateurs),  est-il  dit  dans 
un  article  de  Guéroult  (1831),  est  M.  Charles  Fourier.  Le  jour  est 
venu  pour  nous,  disciples  d'un  homme  qui  vécut  et  mourut  mé- 
connu, si  ce  n'est  de  quelques-uns,  d'appeler  la  lumière  et  la  jus- 
tice sur  les  écrits  d'un  penseur  dont  les  idées  ont  un  rôle  important 
à  jouer  dans  l'œuvre  que  nous  accomplissons  aujourd'hui.  » 

Malgré  ces  rares  témoignages  d'estime,  Ch.  Fourier  était  demeuré 
presque  entièrement  inconnu  ;  mais  la  chute  de  l'éco'.e  saint-simo- 
nienne fît  la  fortune  de  la  sienne,  et  il  eut  avant  de  mourir  la 
bonne  fortune  de  voir  se  grouper  autour  de  lui  une  jeune  et  active 
clientèle.  Lechevalier  le  premier  commença  des  leçons  publiques 
sur  la  doctrine  de  Fourier.  Abel  Transon  publia  dans  la  Revue  ency- 
clopédique^ de  Pierre  Leroux  et  de  Jean  Reynaud,  un  résumé  de 
la  doctrine  de  Fourier.  Enfin,  en  1832,  l'école  fut  assez  fortement 
constituée  pour  se  donner  un  organe  périodique  :  le  Phalanstère,  ou 
la  Réforme  industrielle,  qui  plus  tard  devine  la  Phalange.  A  cette 
époque,  on  commença  une  expérience  de  colonisation  phalansté- 
rienne  à  Condé-sur-Vesgres,  près  de  la  forêt  de  Ranibouillet.  L'en- 
treprise échoua;  mais,  disent  les  disciples,  faute  de  capitaux  et 
sans  avoir  été  sérieusement  essayée.  On  fit  des  cours  et  des  confé- 
rences; on  essaya  d'obtenir  des  ministres,  MM.  Guizot  et  Thiers, 
de  nouveaux  essais  de  colonisation  agricole.  En  1831,  Fourier  publia 
un  dernier  ouvrage  essentiellement  critique,  la  Fausse  ladastrie  et 
l'Industrie  naturelle.  Enfin,  outre  les  diiTérens  ouvrages  que  nous 
avons  mentionnés,  Fourier  a  écrit  un  grand  nombre  d'articles  au 
journal  le  Phalanstère  ou  la  Phalange,  articles  dont  un  grand  nom- 
bre ont  été  réunis  par  les  disciples,  sous  le  titre  de  Manuscrits  de 
Fourier.  Il  mourut  en  1831. 

Après  la  mort  de  Fourier,  l'école  phalanstérienne  passa  sous  la 
direction  de  M.  Victor  Considérant,  dont  le  livre,  Doctrine  sociale, 
supérieur  littérairement  à  tous  les  autres  livres  de  l'école,  contri- 
bua beaucoup  en  propager  les  idées.  Le  recueil  de  la  Phalange,  jus- 
qu'alors hebdomadaire,  devint  un  journal  quotidien  et  prit  le  titre 
de  Démocratie  pacifique:  on  y  soutint  une  politique  très  conser- 
vatrice et  même  ministérielle.  Cependant,  en18'j8,  l'école  arbora 
franchement  le  drapeau  républicain,  et  son  chef,  M.  Considérant, 
fut  appelé,  ainsi  que  tous  les  autres  chefs  socialistes,  à  l'assemblée 
nationale,  où  ils  purent  développer  leurs  plans.  La  discussion  pu- 
blique n'était  guère  favorable  à,  des  systèmes  essentiellement  arLi- 


LE   SOCIALISME   AU   XIX^   SIÈCLE.  627 

ficiels,  qui  demandaient  à  être  acceptés  tout  entiers  d'un  seul  bloc, 
et  qui  ne  peuvent  avoir  qu'un  intérêt  spéculatif.  La  fin  de  la  répu- 
blique en  1852  fut  la  fm  des  systèmes  socialistes,  et  en  particulier 
du  système  phalanstérien.  L'école  fouriériste  renonça  à  toute  action 
militante:  son  chef,  M.  Victor  Considérant,  renonça  à  la  vie 
publique  ;  uniquement  curieux  de  sciences  et  d'études,  il  vécut  et 
vit  encore  comme  un  sage  antique,  spectateur  paisible  des  événe- 
mens  prodigieux,  plus  prodigieux  que  le  phalanstère,  qui  se  sont 
accomplis  dans  le  monde  depuis  cette  époque  ;  on  le  voit  sur  les 
bancs  des  écoles,  comme  un  vieil  écolier  du  moyen  âge,  débris 
d'une  époque  puissante  par  l'imagination  et  l'invention,  que  bientôt 
on  ne  comprendra  plus.  Peut-être  le  moment  est-il  convenable 
pour  parler  de  ces  écoles  et  sectes  qui  ont  tant  troublé  et  agité 
notre  jeunesse,  mais  dont  nous  sommes  aujourd'hui  assez  éloignés 
pour  en  parler  sans  passion,  en  même  temps  qu'assez  rapprochés 
pour  n'en  avoir  pas  perdu  le  sens  et  la  tradition.  Au  reste,  comme 
le  système  social  de  Fourier  et  ses  plans  de  réorganisation  ont  été 
souvent  exposés  et  ont  perdu  toute  importance  pratique,  nous 
insisterons  surtout  sur  la  philosophie  du  système  :  nous  en  cher- 
cherons le  fil  conducteur,  et  nous  essaierons  de  trouver  une  sorte 
de  suite  et  de  lien  dans  cette  construction  bizarre  et  artificielle  que 
l'on  est  souvent  tenté  de  croire  sortie  de  la  cervelle  d'un  fou. 


IL 


Le  système  de  Fourier  peut  se  ramener  à  deux  théories  fonda- 
mentales :  d'une  part,  l'association  domestique  agricole,  de  l'autre 
l'attraction  passionnelle.  L'une  de  ces  théories  est  une  thèse  écono- 
mique; l'autre  une  thèse  philosophique.  Historiquement,  c'est  par 
la  théorie  économique  que  Fourier  a  commencé,  mais  si  l'on  veut 
se  rendre  compte  de  la  pensée  et  de  l'esprit  du  système,  c'est  par 
la  thèse  philosophique  qu'il  faut  d'abord  l'étudier. 

Le  saint-simonisme  reposait  sur  la  philosophie  de  l'histoire  :  le 
fouriérisme  repose  sur  la  métaphysique,  ou  plutôt  sur  la  théodi- 
cée,  en  un  mot  sur  une  théorie  de  la  Providence.  Aujourd'hui  que 
la  question  du  mal  est  à  l'ordre  du  jour,  on  nous  permettra  d'in- 
sister quelque  peu  sur  la  solution  étrange  que  Fourier  en  a  donnée. 
Cette  solution  est  une  combinaison  très  particulière  de  pessimisme 
et  d'optimisme,  de  pessimisme  provisoire  et  d'optimisme  définitif.  Il 
est  curieux  de  voir  comment  un  esprit  sans  culture,  mais  original 
et  pénétrant,  a  compris  et  essayé  de  résoudre  à  son  tour  cette 
question  accablante  du  mal  qui,  depuis  l'origine  de  la  pensée  hu- 
maine, n'a  cessé  de  tourmenter  les  philosophies  et  les  religions. 


628  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Il  semble  qu'il  n'y  ait  que  trois  solutions  possibles  du  problème 
du  mal  :  l'athéisme,  le  manichéisme,  le  théisme.  Pour  l'athée,  la 
nature  est  aveugle,  par  conséquent  indifférente  :  elle  produit  à  la 
fois  le  bien  et  le  mal,  le  mal  et  le  bien.  Ce  système  peut  prendre 
deux  formes  :  ou  bien  en  vertu  des  lois  du  hasard  et  du  mouvement, 
ces  deux  termes  se  compensent  et  s'égalisent  :  c'est  l'indifférentisme; 
ou  bien  au  contraire,  dans  cette  lutte,  le  mal,  ayant  beaucoup  plus 
de  chances  que  le  bien,  l'emporte  nécessairement,  et  c'est  le  pes- 
simisme. Pour  le  manichéisme,  qui  dérive  de  la  doctrine  de  Zoroas- 
tre,  on  sait  qu'il  y  a  deux  principes  :  le  principe  du  mal  et  le  prin- 
cipe du  bien.  La  création  est  le  théâtre  de  leur  lutte  :  pour  les  uns, 
cette  lutte  n'est  que  provisoire  et  se  terminera  par  le  triomphe 
du  bien;  pour  les  autres,  elle  est  éternelle  :  la  première  de  ces 
deux  formes  rentre  dans  le  théisme,  la  seconde  est  à  proprement 
parler  le  dualisme.  Pour  le  théisme  enfin,  le  bien  seul  est  réel  ;  seul 
il  est  l'effet  direct  de  la  volonté  de  Dieu;  le  mal  n'est  qu'une  limi- 
tation Hée  à  la  condition  de  la  créature.  Ce  système  à  son  tour 
se  divise  en  deux  formes  :  la  doctrine  de  l'expiation  ou  de  la  chute, 
et  celle  de  l'épreuve  et  du  progrès;  la  première  de  ces  deux  formes 
est  un  pessimisme  relatif,  la  seconde  est  l'optimisme. 

Il  semble  qae  ces  hypothèses  épuisent  tout  ce  que  l'on  a  pu 
penser  et  écrire  sur  le  problème  du  mal;  cependant  Fourier  a 
imaginé  une  conception  qui  n'est  aucune  de  celles  que  nous  venons 
de  dire,  quoiqu'elle  se  rattache  cependant  au  troisième  système, 
c'est-à-dire  au  système  théiste;  mais  dans  le  sein  du  théisme  il  est 
original,  si  toutefois  la  bizarrerie  et  l'excentricité  des  idées  peu- 
vent s'appeler  du  nom  d'originaUté. 

Fourier  est  l'adversaire  de  l'athéisme;  c'est,  suivant  lui,  une 
opinion  bâtarde  qui  ne  signifie  rien.  En  présence  de  l'ordre  du 
monde,  nous  ne  pouvons  nier  l'existence  de  Dieu;  mais  aussi,  en 
présence  du  mal  qui  règne  dans  le  monde,  il  faut  convenir  que 
l'athée  est  excusable.  Le  vrai  ennemi  de  Dieu,  le  vrai  ennemi  de  la 
raison,  au  contraire,  est  le  théiste  ou  le  superstitieux  :  car,  en  disant 
qu'il  faut  se  résigner  au  mal,  en  cherchant  à  l'amoindrir  et  à  le 
couvrir  dans  le  monde  par  toutes  sortes  de  subterfuges,  il  empêche 
d'en  chercher  le  remède.  Il  conduit  les  hommes  à  une  lâche  servi- 
tude, au  lieu  de  leur  inspirer  le  désir  de  la  délivrance. 

Entre  les  deux  thèses  extrêmes  de  l'athéisme  et  du  théisme  servile 
(Fourier  ne  parle  pas  du  manichéisme,  disparu  depuis  longtemps), 
il  y  a  une  voie  moyenne  :  c'est  l'impiété,  non  pas  une  impiété 
aveugle,  mais  «  une  impiété  raisonnce.  »  11  faut  commencer,  non 
par  renier  Dieu,  mais  par  le  maudire;  et  cela,  non  pour  s'arrêter 
là,  comme  l'impie  vulgaire,  mais  au  contraire  pour  revenir  à  une 
idée  plus  juste  de  la  Providence  et  de  Dieu.  Le  mal  nous  ramènera 


LE    SOCIALISME    AU   XIX"    SIÈCLE.  629 

au  bien,  le  pessimisme  à  l'optimisme,  la  haine  de  Dieu  à  l'amour 
de  Dieu,  l'impiété  à  la  piété  véritable  (1). 

La  vraie  coupable  est  la  métaphysique.  Elle  n'a  compris  ni  ses 
droits  ni  ses  devoirs.  Elle  devait  se  faire  l'intermédiaire  entre 
Dieu  et  la  science  humaine;  elle  devait  se  faire  juge  de  Dieu, 
lui  demander  compte  de  ses  créations,  examiiner  s'il  a  rempli  ses 
devoirs,  en  un  mot  «  lui  faire  son  procès.  »  D'un  autre  côté,  elle 
devait  aussi  juger  les  sciences  humaines,  qui  prétendent  gouverner 
l'homme,  à  savoir  la  morale,  la  politique,  l'économie  politique, 
montrer  que  ces  sciences  éliminent  Dieu  du  gouvernement  du 
monde  et  en  font  un  Dieu  fainéant;  car,  si  par  la  morale  et  la  poli- 
tique nous  pouvons  gouverner  l'homme,  nous  n'avons  plus  que 
faire  de  Dieu.  La  métaphysique  a  donc  méconnu  son  rôle;  au  lieu 
de  changer  le  cuivre  en  or,  elle  a  changé  l'or  en  cuivre  et  s'est 
perdue  dans  d'inutiles  subtilités. 

L'impiété  raisonnée  ne  nie  pas  l'existence  de  Dieu;  au  contraire 
elle  se  sert  des  preuves  mêmes  que  l'on  donne  de  son  existence 
pour  le  maudire.  On  dit  :  Enarrant  cœli  gloriam  Dei.  Il  faut  dire  : 
Ënarrant  tcrrœ  incuriam  Dei,  et  ahsentiam  providentiœ  ejiis  emin- 
tiat  civilisado.  Plus  la  création  prouve  son  habileté,  plus  nos  maux 
prouvent  son  indifférence.  Dieu  semble  n'avoir  voulu  que  nous 
éblouir.  Que  nous  font  vos  fatras  d'étoiles?  Nous  voulons  du  pain  et 
non  des  spectacles,  panem,  non  circenses.  Si  tous  ces  mondes  sont 
habités,  le  bel  art  de  créer  tant  de  malheureux  !  S'ils  sont  plus  heu- 
reux que  nous,  pourquoi  nous  a-t-il  exceptés  de  ses  faveurs? 

Après  ces  plaintes  générales,  Fourier  fait  un  véritable  réquisitoire 
qu'il  appelle  «  acte  d'accusation  contre  la  Providence.  »  11  accuse 
Dieu  d'être  imprévoyant,  Hmité  en  Providence  et  en  lumière;  il 
l'accuse  d'avoir  été  jaloux  de  la  raison  humaine  et  d'avoir  craint 
que  cette  raison  ne  fût  supérieure  à  la  sienne;  il  l'accuse  d'être 
avilisseur  de  lui-même  et  de  l'homme,  et  d'avoir  fait  naître  par  là 
l'irréligion  et  l'athéisme;  enfin  il  accumule  avec  une  redondance 
diffuse  toutes  sortes  de  griefs  qui  reviennent  tous  au  même,  et  il 
conclut  en  disant  que  «  Dieu  est  l'équivalent  du  diable.  » 

Mais  qui  nous  prouve  que  tous  ces  griefs  viennent  de  Dieu  et 
non  de  la  faute  de  l'homme?  Au  contraire,  ils  retomberont  tous  à 
la  charge  de  la  raison  humaine,  s'il  est  prouvé  que  ce  n'est  pas 
Dieu  qui  a  négligé  de  nous  donner  un  code  qui  as-urerait  notre 
bonheur,  mais  que  c'est  la  fausse  raison  ou  philosophie  qui  s'est 
refusée  obstinément  à  le  voir  et  à  le  proclamer.  Kn  un  mot,  pour 
résumer  ici  les  devoirs  de  l'homme  et  de  Dieu,  «  le  devoir  de  Dieu 

(1)  Toutes  ces  idées  et  ccries  qui  suivent  sont  empruntées  à  un  fragment  de  Fourier 
intitulé  :  Égarement  de  la  raison,  qui,  je  crois,  n'a  jamais  cic  analysé,  soit  par  les 
partisans,  soit  par  les  criti'jues  de  la  doctrins. 


630  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

est  de  nous  donner  un  code,  le  devoir  de  l'homme  est  de  le  cher- 
cher. » 

Il  y  avait  deux  solutions  possibles  du  problème  du  mal  :  la 
malfaisance  de  Hieu,  ou  la  malfaisance  de  la  civilisation.  Il  fallait 
supposer  d'abord  la  première  pour  être  conduit  à  la  seconde,  et  c'est 
en  quoi  l'impiété  raisonnée  valait  mieux  que  l'athéisme  ou  le 
théisme.  En  effet,  l'impie  dit  d'abord  :  «  Dieu,  s'il  l'eût  voulu, 
aurait  pu  nous  rendre  heureux.  »  Un  autre  dit  :  «  Qui  sait  s'il  ne  se 
repentira  pas  de  son  erreur  et  de  son  injustice,  et  s'il  ne  cherchera 
pas  un  plan  pour  nous  rendre  heureux?  »  Un  troisième  dira  enfin  : 
«  Ce  plan  existe,  il  faut  le  trouver.  » 

Comment  le  découvrir?  Fourier  part  d'un  principe  qu'il  appelle 
«  l'économie  de  ressorts,  »  et  qui  n'est  autre,  sous  une  autre  forme, 
que  le  principe  de  Malebranche,  «  de  la  simplicité  des  voies  de  la 
Providence,  »  ou  celui  de  Maupertuis,  «  de  la  moindre  action.  » 
Dieu  étant,  suivant  Fourier,  le  plus  parfait  des  mécaniciens,  comme 
le  prouve  le  système  du  monde  découvert  par  Newton,  il  doit  avoir 
appliqué  le  même  ressort  à  toutes  les  créatures.  Quel  est  ce  ressort 
qui  gouverne  le  ciel  ?  C'est  l'attraction  universelle.  S'il  y  a  unité  de 
système  dans  tout  l'univers,  le  même  ressort  doit  régir  la  nature 
humaine.  L'attraction,  voilà  le  ressort  cherché;  mais  quelle  attrac- 
tion? Les  astres  n'ont  besoin  que  d'être  guidés  dans  leurs  mouve- 
mens,  puisqu'ils  n'ont  ni  sensibilité  ni  intelligence  ;  l'atti'action  y 
sera  donc  exclusivement  mécanique.  Mais  les  hommes  sont  des 
êtres  sensibles,  entraînés  à  l'action  par  les  passions;  l'attraction 
doit  donc  être  passionnelle,  les  passions  doivent  y  être  soumises  à 
une  loi  telle  que,  tout  en  la  suivant,  les  hommes  arrivent  au  plus 
grand  accord,  à  la  plus  grande  harmonie  avec  eux-mêmes  et  avec 
leurs  semblabl<^s;  et  comme  l'harmonie  du  monde  est  produite  par 
deux  forces,  l'attraction  et  la  répulsion,  de  même  l'harmonie  pas- 
sionnelle comme  l'harmonie  musicale  doit  être  à  la  fois  obtenue 
par  le  mélange  des  accords  et  des  discords. 

Niera-t-on  la  possibilité  d'un  pareil  système?  Ce  serait  dire  que 
Dieu,  qui  a  pu  donner  un  code  mécanique,  n'a  pu  donner  un  code 
social  (I).  C'est  ce  qui  est  d'ailleurs  réfuté  par  les  faits;  car  Dieu  a 
donné  un  tel  code  aux  animaux,  lesquels  n'obéissent  qu'aux  lois  de 
l'attraction  passionnelle.  Mais  il  y  a  cette  différence  entre  l'animal 
et  l'homme  que  l'un,  réduit  à  l'instinct,  n'a  rien  à  faire  autre  chose 
que  suivre  ce  code  sans  être  chargé  de  le  découvrir;  l'homme  au 
contraire  a  reçu  la  raison,  en  sus  de  l'instinct,  précisément  pour 
découvrir  ce  code.  S'il  n'a  pas  encore  été  découvert,  ce  n'est  pas  la 

(t)  Cette  expression  de  code,  si  souvent  reproduite  par  Fourier,  paraît  empruntée  au 
Code  de  la  nature  de  Morelly,  dans  lequel  on  retrouve  d'ailleurs,  avec  bien  moius  de 
talent,  des  idéus  analogues  à  celles  de  Fouiicr  sur  le  rôle  des  passions. 


LE    SOCIALISME    AU    XIX*    SIECLE.  631 

faute  de  Dieu,  mais  des  philosophes  :  ajoutez-y  les  moralistes,  les 
économistes,  les  politiques,  contre  lesquels  Fourier  n'a  jamais  assez 
d'anathèmes. 

Qu'ont  fait  tous  ces  faux  savans?  Ayant  vu  dans  l'homme  deux 
choses,  l'attraction  et  la  raison,  au  lieu  de  supposer  que  ces  deux 
choses  sont  faites  l'une  pour  l'autre  et  de  partir  du  principe  de  l'éco- 
nomie de  ressorts,  qui  les  eût  conduits  à  comprendre  que  laraison  doit 
marcher  d'accord  avec  la  passion,  ils  ont  imaginé  une  lutte  entre  l'une 
et  l'autre,  comme  si  Dieu  pouvait  avoir  ainsi  créé  un  être  composé  de 
deux  ressorts  coniradictoires.  Ils  ont  imaginé  en  un  mot  que  Dieu 
nous  a  donné  la  raison  pour  réprimer  les  passions. Quelle  étran::i;e  idée 
se  fait-on  par  là  du  Créateur  !  Que  dirait-on  d'un  père  qui  commen- 
cerait par  donner  des  vices  à  son  fds  et  qui  lui  ferait  ensuite  la 
morale,  d'un  précepteur  qui  mettrait  son  élève  au  milieu  de  toutes 
les  tentations,  qui  éveillerait  ses  sens,  allumerait  son  imagination, 
et  qui  lui  dirait  ensuite  :  Triomphe  de  tous  ces  ennemis?  Et  si  après 
une  telle  épreuve,  le  père  ou  le  maître  insensé  qui  agiraient  ainsi 
condamnaient  à  mort  celui  dont  ils  auraient  eux-mêmes  préparé 
la  perte,  ne  serait-ce  pas  à  une  insigne  imprévoyance  ajouter  une 
abominable  cruauté?  Tel  est  le  rôle  que  les  moralistes  prêtent  à 
Dieu.  Ils  le  rendent  responsable  d'une  contradiction  qui  est  leur 
œuvre.  Ce  que  l'on  appelle  le  devoir  vient  donc  des  hommes;  les 
passions  seules  viennent  de  Dieu.  Le  devoir  varie  suivant  les  temps 
et  suivant  les  lieux;  les  passions  sont  immuaiiles.  Partout  les 
hommes  aiment  la  vie,  la  puissance,  la  fortune,  le  plaisir;  mais  la 
vertu  en  Orient  n'est  point  la  même  que  la  vertu  en  Occident;  la 
vertu  romaine  et  grecque  est  tout  autre  que  la  vertu  moderne. 
Ainsi,  tandis  que  les  philosophes  opposent  précisément  à  la  sensi- 
bilité son  caractère  relatif  et  subjectif  et  réservent  au  devoir  seul  le 
caractère  de  l'absolu,  Fourier,  retournant  l'objection,  nous  montre 
que  l'homme  physique  et  animal  est  au  contraire  partout  sem- 
blable à  lui-même  et  que  c'est  la  morale  qui  varie. 

Encore,  ajoute-t-il,  si  ce  moyen  d'action  que  Dieu  aurait  mis 
en  nous  pour  combattre  les  passions,  si  la  raison  était  en  effet  un 
remède  efficace!  Mais  il  n'en  est  rien.  Pour  que  ce  remède  eût  une 
véritable  action ,  il  eût  fallu  nous  donner  beaucoup  de  raison  et 
peu  d'attraction;  au  contraire,  il  nous  a  été  donné  b  aucoup  d'at- 
traction et  peu  de  raison.  Les  passions  sont  à  la  raison  dans  la  pro- 
portion de  douze  contre  un.  Aussi  la  raison  est-elle  toujours  im- 
puissante, et  elle  l'est  tout  autant  chez  ceux  qui  la  prêchent  que 
chez  les  autres.  Les  parens  et  les  maîtres  prêchent  les  enl'ans,  qui 
valent  mieux  qu'eux.  Les  moralistes  et  les  prédicaieurs  ont  exac- 
tement les  mêmes  passicms  et  les  mêmes  vices  que  Je  reste  des 
hommes.  Qu'arrive-t-il?  C'est  que,  voyant  la  plupart  de  ceux  qui 


(332  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

font  métier  de  morale  s'abandonner  comme  les  autres  à  lem's  pas- 
sions, chacun  s'habitue  à  en  faire  autant;  l'important  n'est  pas 
d'être  vertueux,  mais  de  le  paraître.  La  seule  morale  pratique,  c'est 
l'hypocrisie. 

On  voit  que  Fourier  rejette  sur  tous  les  moralistes  en  général 
l'objection  que  ces  moralistes  eux-mêmes,  quand  ils  sont  libres 
penseurs,  opposent  à  la  morale  ascétique  et  religieuse.  Cette  morale 
leur  paraissant  dépasser  les  forces  humaines,  ils  ne  peuvent  croire 
à  la  sincérité  de  ceux  qui  s'y  engagent,  et  ils  les  accusent  volontiers 
d'hypocrisie.  Mais,  selon  Fourier,  ce  n'est  pas  un  tel  degré  d'exalta- 
tion morale  qui  est  contraire  à  la  nature  humaine,  c'est  la  morale 
elle-même,  c'est  la  prétendue  lutte  du  devoir  et  de  la  passion.  Si 
l'on  suppose,  en  effet,  que  la  volonté,  aidée  de  la  raison,  peut 
vaincre  les  passions,  on  ne  voit  pas  pourquoi  la  vertu  chrétienne  et 
ascétique  serait  plutôt  impraticable  que  toute  autre.  Si  au  contraire 
on  admet  que  la  passion  est  essentiellement  rebelle,  elle  le  sera 
autant  pour  le  philosophe  que  pour  le  religieux.  Or  c'est  cette 
dernière  hypothèse  qui  est  la  vraie,  selon  Fourier.  C'est  pourquoi 
l'imputation  d'hypocrisie  vaut  aussi  bien  contre  l'un  que  contre 
l'autre. 

Nous  n'insisterons  pas  ici  sur  le  tableau  cruel  et  virulent  que 
Ch.  Fourier  nous  étale,  du  désordre  et  du  mensonge  des  mœurs 
mondaines.  Il  s'y  laisse  aller  trop  souvent  à  une  crudité  et  à  un 
cynisme  que  notre  délicatesse  ne  supporte  pas  ;  mais  il  y  déploie 
souvent  aussi  un  talent  de  moraliste  ou  du  moins  de  satiriste  assez 
remarquable,  et  je  m'étonne  que  les  disciples  n'aient  pas  eu  l'idée 
d'extraire  des  œuvres  bizarres  et  illisiljles  de  leur  maître  un  cer- 
tain nombre  de  pages,  écrites  quelquefois  avec  une  sorte  de  verve 
à  la  Rabelais  et  qui  pourraient  assurer  à  leur  auteur  une  place 
qui  ne  serait  pas  sans  honneur  dans  la  série  des  moralistes  français. 

Les  philosophes, les  métaphysiciens,  les  théologiens  ont  donc  mé- 
connu ce  qu'il  y  avait  d'étrange  en  soi  et  d'inconciliable  avec  la  bonté 
de  Dieu  et  sa  justice  dans  la  condition  actuelle  de  l'homme.  Ils 
nous  renvoient  à  la  vie  future;  mais,  si  Dieu  nous  a  préparé  le 
bonheur  dans  l'autre  monde,  pourquoi  pas  dans  celui-ci?  Si  au 
contraire  il  ne  lui  a  pas  répugné  de  nous  rendre  malheureux 
ici-bas,  qui  nous  garantit  qu'il  aura  plus  de  pitié  de  nous  ailleurs? 
Suivant  Fourier,  Dieu  ne  s'occupe  pas  des  individus.  Il  nous  dit 
dans  son  langage  trivial  et  burlesque  :  a  Prenez-vous  Dieu  pour  un 
cuistre  qui  va  s'occuper  de  chaque  ménage,  pour  un  tatillon  qui 
fourre  son  nez  dans  les  affaires  de  chacun?  »  Non,  Dieu  s'occupe 
du  globe  et  non  des  particuliers.  Tous  les  civilisés  lui  sont  en  hor- 
reur. Robespierre  et  Louis  XIV  sont  aussi  coupables  à  ses  yeux.  Ce 
n'est  pas  que  Fourier  soit  opposé  à  l'immoi^-talité  de  l'âme.  Au  con- 


LE    SOCIALISME   AU   XÏX*'   SIÈCLE.  633 

traire,  il  en  donne  môme  une  démonstration  originale,  fondée  sur 
ce  théorème  :  «  Les  attractions  sont  proportionnelles  aux  desti- 
nées. ))  Les  désirs  de  l'homme  sont  infinis,  la  durée  de  son  exis- 
tence doit  l'être  également  :  démonsk'ation  fort  analogue  à  celle 
que  M.  Jouiïroy  a  donnée  plus  tard  dans  son  Cours  de  droit  naturel. 
Mais,  tout  en  admettant  la  vie  future,  Fourier  n'y  voit  qu'un  résultat 
de  la  nature  des  choses,  et  non  une  compensation  pour  les  maux 
que  les  hommes  subissent  ici-bas. 

Ces  maux  sont  l'œuvre  de  la  civilisation.  La  civilisation,  voilà  le 
grand  coupable.  On  reconnaît  ici  dans  Fourier  un  élève  de  Rous- 
seau. Il  est  le  seul  des  philosophes  qui  ait  pris  à  la  lettre  et 
poussé  à  l'excès  les  anathèmes  de  Jean-Jacques  contre  la  civilisa- 
tion. Le  pessimisme  de  celui-ci  n'avait  guère  produit  que  des  opti- 
mistes. Tous  ou  presque  tous  avaient  oublié  les  critiques  amères 
et  les  violentes  déclamations  du  citoyen  de  Genève  contre  la  cor- 
ruption et  la  décadence  des  mœurs,  pour  ne  s'attacher  qu'aux  ten- 
dances idéales  de  V Emile  et  du  Contrat  social.  La  révolution  elle- 
même,  dans  ses  momens  de  plus  grande  cruauté,  était  optimiste, 
et  croyait  toujours  que  le  mal  allait  céder  sa  place  au  bien.  Fou- 
rier, plus  fidèle  à  la  pensée  de  Rousseau,  prend  à  partie  la  civilisa- 
tion tout  entière,  aussi  bien  dans  ses  rêves  de  fausse  perfectibilité 
que  dans  ses  maux  héréditaires.  C'est  le  mal  tout  entier  qu'il  faut 
extirper,  et  cela  en  détruisant  la  «  civilisation  »  pour  y  substituer 
u  l'narmonie.  »  Dieu  a  fait  l'homme  pour  être  heureux  et  pour 
l'être  ici -bas.  Il  suffît  pour  cela  d'étudier  les  lois  de  la  nature  et 
d'appliquer  les  principes  de  l'attraction  passionnelle. 

La  question  du  mal  est  donc  résolue.  Dieu  avait  établi  pour 
l'homme  un  code  naturel,  qu'il  fallait  chercher  et  se  contenter  de 
reconnaître  et  d'appliquer.  La  raison  abstraite  et  orgueilleuse  a  mieux 
aimé  s'attribuer  à  elle-même  l'empire.  Que  ce  code  soit  révélé,  et  le 
mal  cédera  la  place  au  bien. 

Il  reste  toutefois  une  objection.  Que  faire  des  hommes  qui  nous 
ont  précédés  et  qui  ont  été  malheureux?  Fourier  n'est  pas  embar- 
rassé de  cette  objection.  Les  périodes  de  calamité,  selon  lui,  ne 
sont  rien  en  comparaison  des  périodes  bienheureuses  que  l'huma- 
nité a  à  parcourir.  «  Que  sont,  dit-il,  quatre  à  cinq  mille  ans  de 
misère  pour  quatre-vingt  mille  de  bonheur?»  Si  Fourier  eût  su  que 
l'on  donnerait  bientôt  presque  deux  cent  mille  ans  d'existence  à 
l'humanité,  il  s'en  serait  tiré  probablement  en  attribuant  des  mil- 
lions d'années  aux  périodes  harmoniques,  car  il  ne  s'embarrassait 
pas  pour  si  peu. 

De  même  que  Fourier  donnait,  on  vient  de  le  voir,  une  solution 
originale  au  problème  du  mal,  en  nous  promettant  sur  la  terre  une 
sorte  de  paradis  de  Mahomet,  il  donnait  aussi  une  solution  nou- 


634  KEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

velle  au  problème  moral.  Car,  en  morale,  on  ne  connaît  guère  que 
trois  solutions  :  ou  réprimer  les  passions  au  nom  du  devoir;  —  ou 
réprimer  les  passions  au  nom  de  l'utile;  — ou  s'abandonner  à  toutes 
les  passions.  Or  la  première  est  contraire  à  la  sagesse  de  Dieu, 
comme  nous  l'avons  montré.  La  seconde  est  plus  près  de  la  vérité  ; 
mais,  ne  sachant  pas  que  les  passions  s'ordonnent  elles-mêmes 
quand  on  en  connaît  la  loi,  c'est  toujours  dans  la  répression  que 
l'on  clierche  la  solution.  Enfin  l'abandon  à  toutes  les  passions  est 
impossible  en  civilisation.  La  solution  de  Fourier  est  bien  en  effet 
l'abandon  libre  aux  passions,  mais  à  la  condition  d'en  découvrir  la 
loi  et  le  mécanisme.  II  ne  s'agit  pas  de  changer  les  passions,  mais 
d'en  changer  la  marche,  —  elles  tendent  d'elles-mêmes  à  la  con- 
corde. Les  ûiaux  qu'on  leur  impute  ne  viennent  pas  d'elles,  mais 
du  milieu  social,  c'est-à-dire  du  mode  de  leur  application.  C'est  ce 
mode  qu'il  faut  chercher.  Nous  avons  découvert  le  principe,  à  savoir 
l'attraction  passionnelle.  11  faut  chercher  maintenant  le  mécanisme, 
c'est-à-dire  le  moyen,  passer  de  la  théorie  à  la  pratique,  du  pro- 
blème philosophique  au  problème  économique  et  social. 

III. 

Nous  venons  d'étudier  la  première  théorie  de  Fourier,  à  savoir 
l'attraction  passionnelle  :  nous  avons  maintenant  à  exposer  la  se- 
conde, la  théorie  de  l'association  ;  mais,  entre  les  deux  et  pour 
passer  de  l'une  à  l'autre,  il  y  a  une  théorie  intermédiaire  qui  appar- 
tient encore  à  la  philosophie  du  système  :  c'est  celle  du  mécanisme 
passionnel.  Le  mécanisme  passionnel  et  l'association  domestique- 
agricole  sont  deux  doctrines  liées  l'une  à  l'autre;  l'une  est  la  clé 
de  l'autre.  Car  c'est  le  mécanisme  des  passions  qui  conduit  néces- 
sairement à  la  vraie  théorie  du  mécanisme  social. 

Pour  comprendre  le  mécanisme  passionnel,  il  faut  d'abord  étu- 
dier les  passions,  qui  sont  les  modes  ou  espèces  de  l'attraction 
passionnelle.  Celte  attraction  est  l'impulsion  donnée  par  la  nature 
avant  toute  réflexion,  et  persistant  malgré  toutes  les  protesta- 
tions de  la  raison.  Autant  il  y  a  d'impulsions  de  ce  genre,  autant 
il  y  a  de  passions  primitives.  Suivant  Fourier,  il  y  en  a  douze, 
lesquelles  se  ramènent  à  trois  principes  ou  foyers  d'attraction. 
En  premier  lieu,  l'homme  est  porté  au  «  luxe.  »  Fourier  entend 
par  là  le  goût  du  bien-être  intérieur  ou  extérieur,  santé  ou 
richesse  :  c'est  là  une  première  classe  de  passions.  En  second  lieu, 
l'homme  est  né  sociable  et  porté  à  former  des  groupes  et  des  réu- 
nions :  c'est  le  principe  de  la  seconde  classe.  Jusque-là,  rien  de 
bien  nouveau,  rien  qui  n'ait  été  dit  par  tous  les  observateurs  du 
cœur  humain,  par  tous  les  morahstes  ou  psychologues.  Mais  voici 


LE    SOCIALISME    AU   XIX®    SIÈCLE.  635 

ce  que  Fourier  considère  comme  le  nœud  de  son  système,  et  comme 
sa  grande  invention  sociale  :  c'est  que  l'homme  n'est  pas  seulement 
porté  à  former  des  groupes,  il  l'est  aussi  à  former  des  «  séries;  » 
non-seulement  il  obéit  à  certaines  impulsions,  appelées  passions  ; 
mais  ce  que  les  philosophes  n'ont  pas  vu,  c'est  que,  parmi  ces  pas- 
sions, il  en  est  un  certain  nombre  dont  la  fonction  est  précisément 
d'établir  entre  les  aut)*es  un  certain  ordre,  un  certain  mécanisme, 
et  d'en  rendre  possible  le  libre  essor.  C'est  la  découverte  de  ce 
troisième  foyer  d'attraction  qui  constitue  l'originalité  de  la  psycho- 
logie de  Fourier,  et  qui  contient  implicitement  la  solution  du  pro- 
blème social. 

Quelles  sont  les  diverses  passions  qui  se  rattachent  à  ces  trois 
grandes  sources  d'attraction?  Le  bien-être  extérieur  ou  intérieur, 
objet  du  premier  groupe,  n'est  autre  chose  que  la  satisfaction  des 
sens;  et  comme  il  y  en  a  cinq,  il  y  aura  donc  cinq  passions  fonda- 
mentales qui  réunies  composent  ce  que  Fourier  appelle  dans  sa  ter- 
minologie barbare  le  luxisme.  En  second  lieu,  la  tendance  sociale 
ou  affection  que  Fourier  appelle  le  groupisme  donne  lieu  à  quatre 
passions  principales,  parce  qu'il  y  a  lieu  à  former  quatre  espèces 
de  groupes.  Ou  bien  nous  nous  réunissons  par  choix  libre  ou  sym- 
pathie de  caractère  :  c'est  ce  qu'on  appelle  l'amitié;  ou  bien  par 
l'intérêt  commun  ou  similitude  d'occupation  :  c'est  l'esprit  de  corps, 
ou,  suivant  Fourier,  «  lien  corporatif,  »  mobile  qu'il  confond  avec 
l'ambition,  parce  que  l'ambition  peut  être  collective  ou  individuelle; 
collective  lorsqu'on  veut  la  supériorité  de  sa  corporation  sur  les 
autres:  de  ce  genre  est  l'ambition  du  clergé;  individuelle,  lors- 
qu'on cherche  la  supériorité  dans  sa  corporation  propre.  En  troi- 
sième lieu,  les  groupes  sont  formés  par  l'attrait  des  sexes  :  et  c'est 
la  passion  de  l'amour;  d'où  naît  un  quatrième  groupe,  à  savoir  la 
famille,  reposant  sur  un  ensemble  d'affections  que  Fourier  appelle 
familisme.  11  y  a  donc  dans  la  seconde  classe  quatre  passions  fon- 
damentales :  l'amitié  et  l'ambition,  l'amour  et  le  familisme. 

On  remarquera  que,  parmi  les  passions  fondamentales,  Fourier 
ne  range  pas  le  patriotisme.  Sans  qu'il  s'explique  sur  ce  point,  on 
est  autorisé  à  supposer  qu'il  considérait  cette  passion  comme  appar- 
tenant à  l'ordre  civilisé  et  subversif.  La  nature  humaine  étant  la 
même  partout,  il  n''y  a  pas  lieu  à  la  diviser  en  peuples  diiférens. 
La  patrie,  dans  le  système  de  Fourier,  c'est  la  commune  sociétaire, 
la  phalange.  L'amour  de  la  patrie  sera  donc  l'amour  de  la  pha- 
lange :  il  sera  la  résultante  naturelle  de  toutes  les  passions,  la  pha- 
lange étant  le  vrai  milieu  où  elles  peuvent  se  satisfaire. 

Nous  venons  de  constater  l'existence  de  neuf  passions  fondamen- 
tales ramenées  à  deux  types,  l'amour  du  bien-être  et  la  tendance  aux 
groupes.  Supposons  maintenant  un  état  de  choses  où  ces  neuf  pas- 


636  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

sions,  c'est-à-dire  toutes  nos  passions  sensitives  ou  affectives,  trou- 
vant leur  satisfaction,  où  les  sens  et  le  cœur  soient  à  la  fois  satis- 
faits, cet  état  est  ce  qu'on  appelle  le  bonheur.  Le  bonheur,  suivant 
Fourier,  doit  être  «  bi-composé;  »  c'est-à-dire  qu'il  doit  être,  d'une 
part,  composé,  à  la  fois  sensuel  et  spirituel;  en  second  lieu,  qu'il 
doit  nous  fournir,  à  chacun  de  ces  deux  points  de  vue,  une  double 
jouissance,  c'est-à-dire  deux  jouissances  des  sens  et  deux  jouis- 
sances de  l'âme;  et  encore  n'est-ce  là  qu'un  minimum,  car  l'homme, 
selon  Fourier,  est  capable  de  a  plaisir  puissantiel,  »  c'est-à-dire  de 
plaisir  cumulé. 

Or,  nous  avons  vu  précédemment  que  Dieu  nous  doit  le  bonheur 
et  qu'il  eût  été  un  bien  mauvais  mécanicien  s'il  nous  avait  donné 
le  désir  du  bonheur  sans  le  moyen  de  le  satisfaire.  Gomment  ré- 
soudre le  problème?  D'un  côté  en  effet,  le  bonheur  est  dans  la 
satisfaction  des  passions,  ou  comme  s'exprime  Fourier  dans  (d'essor 
continu  et  intégral  des  passions  radicales.  »  D'un  autre  côté,  dans 
l'ordre  social  tel  que  nous  le  connaissons,  les  passions  sont  a  des 
tigres  déchaînés,  des  êtres  démoniaques.  »  D'où  l'on  a  conclu 
qu'elles  étaient  nos  ennemis  naturels  et  qu'il  fallait  les  détruire  ou 
les  réprimer.  C'était  mal  conclure,  car  sont-ce  bien  nos  passions 
qui  sont  nos  ennemis?  Ne  serait-ce  pas  plutôt  le  milieu  dans  lequel 
elles  se  développent,  c'est-à-dire  le  mécanisme  civilisé?  A.u  lieu  de 
changer  et  de  détruire  nos  passions,  ce  que  l'on  n'a  jamais  pu  faire, 
ne  serait-ce  pas  le  mécanisme  lui-même  qu'il  faudrait  changer? 

Si  les  philosophes  avaient  mieux  étudié  la  nature  humaine,  ils 
auraient  trouvé  dans  nos  passions  elles-mêmes  la  loi  de  leur  mé- 
canisme naturel.  Ils  auraient  vu  qu'il  y  a  en  nous  des  passions, 
qu'ils  ont  appelées  des  vices,  parce  qu'ils  n'en  comprenaient  pas  la 
raison  d'être  et  le  but,  et  qui  tendent  précisément  à  l'harmonie  des 
autres  passions  :  ce  sont  celles  qui  forment  le  troisième  groupe  ou 
foyer  d'attraction,  tendant  à  la  formation  des  a  séries,  »  et  que 
Fourier  appelle  sériisme.  De  plus,  comme  ces  passions  ont  pour 
objet  propre  de  déterminer  le  mécanisme  des  autres  passions,  Fou- 
rier les  appelle  mécanisantes],  enfin,  comme  elles  mettent  un  certain 
ordre,  un  certain  rythme  dans  le  jeu  des  autres  ressorts,  il  les 
nomme  aussi  disiributives.  Quelles  sont  ces  trois  passions  pivo- 
talcs,  qui  jouent  un  rôle  si  considérable  dans  la  théorie  de  Charles 
Fourier?  Nous  le  verrons  tout  à  l'heure;  mais,  puisqu'elles  se  rat- 
tachent toutes  trois  à  un  foyer  principal  qui  est  le  sériisme,  puis- 
qu'elles tendent  à  la  formation  des  séries,  demandons-nous  ce  que 
c'est  qu'une  série  dans  la  mécanique  phalanstérienne. 

Reprenons  encore  une  fois  le  problème  à  résoudre.  Le  voici  : 
assurer  à  toutes  nos  passions  le  libre  essor  dans  leur  jeu  interne 
et  externe,  c'est-à-dire  permettre  à  chaque  homme  la  satisfaction 


LE  SOCIALISME    AU   XIX®    SIÈCLE.  637 

de  toutes  ses  passions  sans  se  nuire  à  soi-même  et  sans  nuire 
aux  autres  :  tel  est  le  problème  dont  la  loi  sériaire  ou  le  mécanisme 
sériaire  nous  donne  la  solution. 

La  loi  sériaire  est  une  loi  de  la  nature,  c'est  la  loi  que  Dieu  lui- 
même  a  employée  dans  la  formation  des  êtres.  Les  diiïérens  règnes 
naturels  sont  en  effet  groupés  par  séries.  Ce  sont  ces  groupes  qui 
ont  permis  ies  classifications  des  naturalistes.  Les  animaux  rangés 
par  divisions  et  sous-divisions,  depuis  les  embranchemens  jusqu'aux 
variétés,  forment  une  échelle  et  une  hiérarchie.  Ce  que  l'on  appelle 
la  méthode  naturelle  n'est  autre  chose  que  le  travail  par  lequel  le 
naturaliste  essaie  de  reproduire  dans  ses  cadres  cet  ordre  et  cette 
hiérarchie.  Si  Dieu  a  appliqué  cette  loi  au  règne  aniuial,  pourquoi 
ne  l'aurait-il  pas  appliquée  au  genre  humain?  Gomme  il  y  a  une  série 
animale,  pourquoi  n"y  aurait-il  pas  une  série  passionnelle?  L'homme 
serait-il  «  hors  d'unité  avec  l'univers?  »  Il  y  aurait  donc  duplicité 
de  système;  rien  ne  serait  plus  contraire  au  principe  de  l'économie 
de  ressort. 

Gomment  se  représenter  cependant  la  série  appliquée  aux  pas- 
sions ?  Le  voici  :  «  La  série  passionnelle,  dit  Fourier,  est  une  ligue, 
une  affiliation  de  diverses  petites  corporations  dont  chacune  exerce 
quelque  espèce  d'une  passion,  qui  devient  passion  de  genre  pour 
la  série  entière.  Par  exemple,  vingt  groupes  cultivant  vingt  sortes 
de  roses  forment  une  série  de  résistes  quant  au  genre,  et  de  blancs- 
rosistes,  de  jaunes-rosisies,  de  mousse-rosistes  quant  aux  espèces.  » 
On  se  demandera  en  quoi  la  loi  sériaire  est  un  moyen  d'établir  l'ac- 
cord et  l'harmonie  des  passions,  et  par  conséquent  d'assurer  le 
bonheur.  G'est  que  l'harmonie  des  passions  n'est  possible  qu'à 
deux  conditions  :  la  première,  c'est  que  les  passions  soient  nom- 
breuses; la  seconde,  qu'elles  soient  graduées  :  cette  seconde  condi- 
tion suppose  la  première,  car  il  est  impossible  de  graduer  les  pas- 
sions s'il  n'y  en  a  pas  un  grand  nombre. 

Supposons  en  effet  un  petit  nombre  de  passions  qui  ne  soient 
pas  divisées  en  sous-passions,  celles-ci  subdivisées  à  leur  tour  en 
nuances  de  plus  en  plus  faibles;  dans  ce  cas,  nul  accord  possible. 
Entre  deux  extrêmes  point  de  transition,  et  par  conséquent  point 
de  transaction  ;  même  un  seul  moyen  terme  ne  suffirait  pas  :  de  là 
lutte  et  discorde  allant  jusqu'à  l'animosité.  Supposons,  dit  Fou- 
rier, qui  aime  à  emprunter  tous  ses  exemples  à  la  cuisine,  suppo- 
sons trois  personnes  dînant  ensemble.  L'une  aime  le  pain  très  salé, 
l'autre  demi-salé,  l'autre  point  du  tout.  Nul  accord  possible,  en 
supposant  qu'il  n'y  ait  qu'un  pain  à  se  partager.  Supposons  au  con- 
traire trente  personnes  aimant  chacune  le  pain  à  un  degré  de  cuis- 
son ou  de  salaison  différente;  aussitôt  il  s'établira  des  groupes, 
des  sous-groupes  qui  se  feront  contrepoids  les  uns  aux  autres,  qui 


638  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

lutteront  les  uns  contre  les  autres,  mais  qui  se  soutiendront  aussi  ; 
nul  ne  se  sentira  isolé.  Il  puisera  sa  force  dans  le  groupe  dont  il 
fait  partie  ;  et  dans  ce  groupe  même,  il  aura  des  alliés  et  des  rivaux 
qui  exciteront  et  soutiendront  son  activité  et  lui  feront  produire 
tout  ce  dont  il  sera  capable. 

Cette  division  en  groupes  et  en  sous- groupes  est  donnée  par  la 
nature.  Elle  se  forme  spontanément  partout  où  il  y  a  réunion 
d'hommes.  Dans  toute  assemblée  politique,  il  y  a  un  centre  et  deux 
extrémités;  et  bientôt  même  ce  centre  et  ces  extrémités  se  subdi- 
visent, et  il  se  forme  des  groupes  intermédiaires.  C'est  ainsi  éga- 
lement que,  dans  une  armée,  i!  y  a  un  centre  et  deux  ailes,  et  des 
liaisons  intermédiaires  qui  tiennent  ces  trois  groupes  en  communi- 
cation. 

Appliquez  cette  loi  aux  passions,  vous  avez  la  série  passionnelle. 
Moins  il  y  aura  de  passions  intermédiaires,  plus  il  y  aura  de  luttes, 
de  discordes  et  de  haines  sans  contre-poids.  Plus  au  contraire  il  y 
aura  de  passions  intermédiaires,  plus  il  sera  facile  de  tempérer  les 
discords  par  les  accords  et  de  tout  fondre  dans  une  harmonie 
générale  comme  dans  un  orchestre.  De  là  ce  principe  qui  résume 
tout  le  mécanisme  sériaire  :  «  Tous  les  goûts  sont  bons,  pourvu 
qu'on  puisse  composer  une  série  régulière,  échelonnée  en  ordre 
ascendant  et  descendant,  et  appu^^ée  aux  deux  extrémités  par  des 
goûts  mixtes.  » 

On  doit  donc  se  représenter  la  série  sociétaire  de  Fourier  comme 
une  armée  composée  de  corps  différens  :  chacun  de  ces  corps  sub- 
divisé à  son  tour  en  corps  subordonnés,  régim.ens ,  bataillons, 
compagnies,  etc.  ;  ces  armées  étant  toutes  consacrées  à  la  pro- 
duction, à  la  manutention,  à  la  distribution,  à  la  consommation. 
Il  y  aura  donc  des  groupes  producteurs,  des  groupes  distribu- 
teurs, des  groupes  consommateurs,  chacun  d'eux  formé  spontané- 
ment par  l'attrait.  On  demandera  s'il  y  a  des  goûts  pour  toutes  les 
occupations.  Fourier  a  répondu  d'avance  par  son  grand  théorème 
«  des  attractions  proportionnelles  aux  destinées.  »  Tout  ce  que 
l'homme  est  appelé  à  faire  par  la  nature  trouve  dans  sa  nature 
même  un  attrait  qui  l'y  pousse  et  qui  l'y  convie.  Autrement  Dieu 
aurait  fait  une  œuvre  contraire  à  elle-même. 

Maintenant  que  nous  connaissons  la  loi  sériaire,  nous  sommes 
en  mesure  de  comprendre  le  mécanisme  passionnel.  On  voit  tout 
d'abord  que  le  problème  de  mettre  d'accord  les  passions  avec  elles- 
mêmes  se  confond  avec  le  problème  de  la  plus  grande  production 
possible  de  l'activité  humaine,  et  de  la  meilleure  distribution  pos- 
sible des  produits.  Pourquoi  en  effet  les  hommes  se  haïssent-ils  ? 
C'est  qu'ils  n'ont  pas  en  assez  grande  abondance  les  produits  qui 
doivent  satisfaire  leurs  besoins,  et  que  ces  produits  sont  mal  dis- 


LE    SOCIALISME   AU   XIX^    SIECLE.  63Ô 

tribués.  Ainsi  le  problème  philosophique  et  moral  de  l'harmonie 
des  passions  n'est  autre  en  réalité  que  le  problème  économique 
de  l'organisation  du  travail.  Or  ce  problème,  la  nature  l'a  résolu 
pour  nous  en  nous  donnant  trois  passions  fondamentales  qui  ont 
pour  office  propre  de  déterminer  et  dérégler  le  mécanisme  sériaire. 
Ce  sont  les  passions  mécanisantes  et  distributives  que  nous  avons 
déjà  signalées,  mais  qu'il  nous  reste  à  décrire  et  à  nommer.  Ces  trois 
passions  que  Fourier  appelle  «  des  ressorts  m  sont  la  cabaliste,  la 
papillonne  et  la  composite.  La  cabaliste  est  l'esprit  de  rivalité  et 
d'intrigue  si  funeste  dans  l'état  de  civilisation,  mais  quia  sa  raison 
d'être  dans  le  dessein  de  la  Providence  :  «  Pourquoi  Dieu,  dit  Fou- 
rier, a~t-il  rendu  les  hommes  si  enclins  à  l'intrigue,  et  encore  plus 
les  femmes  ?  C'est  parce  que  dans  l'ordre  sociétaire  tout  homme, 
femme,  enfant  doit  être  membre  de  trente,  quarante,  cinquante 
séries,  y  épouser  chaudement  l'esprit  de  parti,  les  cabales...  Une 
série  ne  souffre  pas  de  sectaire  modéré  :  elle  a  horreur  de  la  modé- 
ration. Qu'en  arrive-t-il  ?  Que  ses  ouvrages  sont  de  niveau  avec  la 
véhémence  de  ses  passions.  »  La  papillonne  est  «  le  besoin  de  va- 
riétés périodiques,  situations  contrastées,  changemens  de  scènes, 
incidens  piquans,  nouveautés  propres  à  créer  l'illusion,  à  stimuler 
sens  et  âme  à  la  fois.  »  Enfin  la  composite  est  la  passion  qui  recher- 
che la  composition  des  plaisirs,  ou,  comme  s'exprime  Fourier, 
(c  l'amorce  composée  »  ,  à  savoir  la  réunion  des  plaisirs  des  sens 
à  ceux  de  l'âme. 

Ces  trois  passions  mécanisantes  ou  ressorts  agissent  par  le  moyen 
d3  trois  leviers  qui  sont  :  l' échelle  compacte,  les  courtes  séances  et 
l'exercice  j^arcellaire.  La  compacité  ou  échelle  compacte  consiste 
dans  ('  le  rapprochement  des  variétés  cultivées  par  des  groupes con- 
tigus.  Par  exemple,  sept  groupes  qui  cultiveraient  des  poires  très 
différentes  ne  pourraient  former  une  série  passionnelle.  Ces  groupes 
n'auraient  ni  sympathie,  ni  antipathie,  ni  rivalité,  ni  émulation, 
faute  de  rapprochement.  La  cabaliste  n'y  aurait  point  son  essor.  »  Il 
faut  donc  des  groupes  compacts,  où  tous  les  intermédiaires  soient 
représentés.  Le  principe  des  courtes  séances  s'explique  assez  par 
lui-même.  Les  plus  longues  ne  dépasseraient  pas  deux  heures. 
Sans  cette  disposition  en  effet,  un  individu  ne  pourrait  s'engager 
dans  une  trentaine  de  séries,  comme  il  est  nécessaire  pour  le  jeu 
de  la  cabaliste.  Le  principe  des  courtes  séances  correspond  à  la 
passion  de  la  papillonne.  Enfin  l'exercice  parcellaire  est  la  troisième 
condition  ou  troisième  levier.  D'après  ce  principe,  le  travail  de  cha- 
cun doit  se  borner  à  telle  parcelle  de  fonctions  :  c'est  la  division  du 
travail  poussée  à  l'extrême.  Le  troisième  levier  sert  à  satisfaire  la 
passion  de  la  composite,  en  permettant,  grâce  à  la  facilité  du 


6ZiO  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

travail,  de  cumuler  le  plaisir  matériel  et  le  plaisir  de  l'esprit  (con- 
versations, jeux,  etc.). 

L'action  de  ces  six  moteurs,  ressorts  et  leviers,  est  inséparable. 
Les  ressorts  sont  causes,  les  leviers  sont  effets.  Par  leur  action  com- 
binée, le  problème  du  mécanisme  passionnel  est  résolu.  En  effet, 
le  jeu  interne  des  passions  est  garanti.  Toutes  peuvent  se  donner 
essor  sans  se  nuire  les  unes  aux  autres.  Toutes  les  passions  sen- 
sibles peuvent  se  donner  carrière,  car  toutes  sont  utiles  ;  en  même 
temps  les  passions  affectives  sont  satisfaites  par  la  formation  des 
groupes,  et  les  trois  procédés  signalés  donnent  satisfaction  aux  pas- 
sions mécanisantes.  Ainsi  nous  savons  par  quel  moyen  passer  de 
l'attraction  passionnelle  à  l'association,  du  principe  à  l'application. 
Il  nous  reste  à  expliquer  dans  ses  lignes  générales  la  seconde 
théorie  de  Fourier,  son  plan  d'organisation  du  travail  :  c'est  la 
partie  la  mieux  connue  de  sa  théorie. 

Dans  l'état  actuel,  le  ménage,  l'industrie,  le  commerce,  l'agricul- 
ture, tout  est  morcelé.  Chaque  famille  a  son  ménage,  chaque  com- 
merçant sa  boutique,  chaque  industriel  son  atelier,  chaque  cultiva- 
teur son  champ.  Chacun  travaille  isolément  et  jouit  isolément.  A 
cet  ordre  de  choses  qu'il  appelle  «  l'ordre  morcelé,  »  Fourier  pro- 
pose de  substituer  «  l'ordre  combiné,  »  c'est-à-dire  l'exploitation  et 
la  consommation  par  association.  Soient  quatre  cents  familles  qui, 
dans  l'état  actuel,  ont  quatre  cents  ménages  différens  :  il  s'agit  de 
les  réunir  en  un  seul  ménage,  de  substituer  à  quatre  cents  ateliers 
un  seul  atelier,  subdivisé  en  groupes  de  fonctions;  à  quatre  cents 
champs  séparés,  un  seul  territoire  à  exploiter  en  commun,  et  ainsi 
de  suite.  11  s'agit  en  un  mot  de  transformer  les  salariés  en  coïnté- 
ressés  et  coassociés. 

Telle  est  l'idée  fondamentale  de  Fourier  en  matière  d'organisa- 
tion sociale.  Il  reconnaît  que  cette  idée  n'est  pas  de  lui,  et  il  fait 
honneur  à  quelques  capitalistes,  notamment  à  M.  Cadet  de  Vaux, 
d'avoir  compris  l'immense  économie  de  frais  généraux  que  produi- 
rait ainsi  la  substitution  d'une  seule  entreprise  combinée  à  quatre 
cents  entreprises  morcelées.  Mais,  suivant  lui,  les  avantages  de 
l'association  n'avaient  été  reconnus  que  dans  l'intérêt  du  capital,  et 
bien  loin  de  profiter  à  tous,  ce  n'était  encore  là  que  le  principe 
d'une  nouvelle  féodalité.  Pour  lui,  il  s'agissait  non  pas  d'associer 
les  capitaux,  mais  d'associer  les  familles,  les  ménages;  c'est  pour- 
quoi il  appelle  son  système  :  association  domestique.  On  dit  qu'il 
n'est  pas  possible  de  faire  vivre  d'accord  trois  ménages  ensemble. 
Trois,  non;  mais  quatre  cents,  oui;  car  la  multiplicité  produit  les 
accords  en  même  temps  que  les  discords.  La  variété  des  goûts  en- 
tretient l'intrigue  nécessaire  aux  perfectionnemens  de  l'industrie, 


LE   SOCIALISME   AU  XlX"   SIÈCLE.  6H 

s'il  y  a  assez  de  goûts  pour  former  des  ligues,  c'est-à-dire  des 
groupes  associés.  De  plus,  cette  association  doit  être  agricole.  C'est 
en  effet  à  l'agriculture  que  ce  système  s'applique  particulièrement. 
Ce  sont  les  travaux  de  la  campagne  qui  se  prêtent  le  mieux  à  la 
formation  de  séries  et  de  groupes,  aux  alternances,  aux  engre- 
nages, à  tous  les  mouvemens  en  un  mot  qu'exige  la  loi  du  méca- 
nisme sériaire. 

Mais  de  là  même  naissait  pour  le  système  une  difficulté  que  Fou- 
rier  ne  résolvait  pas  et  qu'il  n'a  pas  même  examinée.  En  supposant 
qu'il  s'appliquât  en  effet  à  l'agriculture,  était-il  également  appli- 
cable à  l'industrie  manufacturière  et  commerciale?/!  priori^  sans 
doute,  il  n'y  a  rien  là  d'impossible.  Mais  il  se  présente  ici  des  dif- 
ficultés particulières  qui  eussent  mérité  l'examen.  En  effet,  dans 
Fourier  les  exemples  de  séries  sont  toujours  pris  à  l'agriculture,  et 
surtout  au  jardinage.  C'est  toujours  la  série  des  jjoirisles,  des  ro- 
sistes,  etc.,  que  l'on  nous  propose  comme  modèles.  On  ne  réfléchis- 
sait pas  assez  que  la  série  soi-disant  passionnelle  se  calquait  tout 
simplement  sur  la  série  végétale  donnée  par  l'histoire  naturelle.  La 
nature  et  l'art  ayant  créé  des  variétés  de  roses,  des  variétés  de 
poires,  on  supposait  (arbitrairement  d'ailleurs),  que  la  passion  des 
roses  et  des  poires  se  subdivisait  en  autant  d'espèces  qu'il  y  avait 
de  variétés.  Mais  en  est-il  de  même  dans  l'industrie?  Peut-on  di- 
viser la  passion  en  proportion  de  la  division  du  travail?  Y  a-t-il 
des  gens  qui  aiment  la  tête  d'une  épingle,  et  d'autres  qui  en  aiment 
la  pointe?  De  plus,  l'industrie  se  prête-t-elle  comme  l'agriculture 
aux  courtes  séances,  aux  alternances,  à  tous  ces  jeux  du  travail 
attrayant  qui  eussent  fait  du  phalanstère,  suivant  Fourier,  un  vé- 
ritable paradis,  si  toutefois  le  changement  perpétuel  est  aussi 
agréable  qu'il  se  le  figurait?  L'industrie  veut  au  contraire  la  conti- 
nuité, la  répétition  incessante.  L'extrême  habileté  y  résulte  de  l'ex- 
trême spécialité.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  critique,  une  réunion  de 
quatre  cents  familles  liées  en  séries  et  en  groupes  industriels,  ex- 
ploitant une  lieue  carrée  du  sol,  sous  le  gouvernement  d'une  ré- 
gence, est  ce  que  l'on  appelle  une  «  phalange,  »  et  la  ville  ou  le 
village  habité  par  la  phalange  s'appellera  a  phalanstère.  » 

Pour  bien  comprendre l'as-o.iation  phalanstérienne,  comparons-la 
à  l'association  saint-simonienne?  Il  y  a  deux  différences  principales. 
D'une  part,  la  phalange  est  une  association  libre  fondée  dans  une 
société  quelconque  par  l'initiative  privée,  tandis  que  l'association 
saint-simonienne  enveloppe  nécessairement  la  société  tout  entière. 
Fourier  a  toujours  demandé  ce  qu'il  appelait  une  «  épreuve  locale,  » 
pensant  que  l'attrait  seul  suffirait  pour  entraîner  le  reste  des  hommes  : 
deuxou  trois  ans  devaient  suffu-e  pour  convertir  le  globe  tout  entier. 

TOME  XXXV.   —  1879,  41 


642  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Le  saint-simonisme,  au  contraire,  supposait  une  révolution  sociale 
et  une  prise  de  possession  du  gouvernement.  En  second  lieu,  le 
saint-simonisme  supprimait  la  propriété  du  sol  et  le  capital.  Il  ne 
restait  plus  que  des  fonctionnaires.  Dans  le  phalanstère,  au  con- 
traire, les  associés  ne  sont  pas  fonctionnaires,  mais  actionnaires. 
A  moins  de  dire  qu'une  action  de  chemin  de  fer  n'est  pas  une  pro- 
priété, on  doit  reconnaître  que  la  mise  en  actions  d'une  lieue  carrée 
de  territoire,  assurant  à  chacun  un  dividende  proportionnel  à  son 
apport,  ne  change  en  rien  les  conditions  fondamentales  de  la  pro- 
priété actuelle. 

Le  phalanstère  ne  supprime  donc  pas  la  propriété,  mais  il  résout, 
du  moins  Fourierle  croyait,  l'antinomie  entre  la  grande  et  la  petite 
propriété.  Cette  antinomie  se  concilie  par  le  système  de  «  la  pro- 
priété combinée.  »  Le  phalanstère  résout  aussi  les  antinomies  sou- 
levées par  la  division  du  travail,  par  les  machines,  par  la  concur- 
rence, et  il  est  permis  de  dire  que  la  célèbre  méthode  qu'un  autre 
socialiste  fameux,  Proudhon,  a  employée  plus  tard  avec  fracas,  la 
méthode  des  antinomies,  résolues  par  une  synthèse  supérieure,  est 
déjà  en  principe  dans  Fourier,  non  pas  qu'il  ait  employé  cette 
méthode  trichotomique,  mise  à  la  mode  par  Hegel,  et  dont  Prou- 
dhon a  fait  un  usage  si  sophistique  ;  c'est  le  fond  du  système, 
sinon  la  forme  que  l'on  trouverait  dans  Fourier.  11  a  même  encore 
cette  supériorité  sur  Proudhon,  que  celui-ci  excellait  sans  doute  à 
mettre  en  contradiction  la  thèse  et  l'antithèse,  mais  était  absolu- 
ment négatif  et  muet  quand  arrivait  la  synthèse,  tandis  que  Fou- 
rier avait  une  solution,  chimérique  sans  doute,  mais  positive,  et 
qu'il  proposait  avec  une  entîère  sincérité. 

L'idée  fondamentale  du  phalanstère  étant  indiquée,  rappelons 
brièvement  les  idées  qui  s'y  rattachent.  11  y  en  a  quatre  princi- 
pales :  le  travail  attrayant;  —  le  triple  ou  quadruple  produit;  —  le 
minimum  garanti;  —  la  répartition  proportionnelle.  Ces  théories 
sont  trop  connues  pour  que  nous  y  insistions.  Bornons-nous  à  quel- 
ques mots  sur  le  fameux  principe  du  travail  attrayant. 

La  théorie  des  séries  a  pour  conséquence  nécessaire  celle  du 
travail  attrayant.  Suivant  Fourier,  il  n'y  a  aucune  passion  primor- 
diale qui  nous  porte  au  travail  ;  mais  il  n'y  en  a  aucune  qui  nous 
en  éloigne.  iNul  n'aime  travailler  pour  travailler;  mais  nul  ne  se 
refuse  à  travailler  lorsqu'il  y  trouve  la  satisfaction  d'une  passion. 
Or,  dans  le  phalanstère  chacun  choisissant  spontanément  l'occupa- 
tion qui  lui  agrée  le  plus,  la  variant  sans  cesse,  sans  aller  jusqu'à 
la  lassitude,  enfin  étant  exalté  par  la  double  impulsion  des  sens  et 
de  l'âme,  travaille  avec  plaisir,  tandis  que  dans  la  civilisation  le 
travail  est  une  contrainte.  On  dit  que  le  travail  sera  toujours^,  quoi 


LE   SOCIALISME   AU   XIX^    SIÈCLE.  643 

qu'on  fasse,  une  fatigue.  Mais  tel  homme  qui  passe  pour  paresseux 
emploiera  toute  sa  journée  à  la  chasse,  et  souvent  sans  résultat. 
Ainsi  on  ne  recule  devant  nulle  fatigue,  souvent  sans  résultat.  C'est 
donc  en  excitant  la  passion  qu'on  excitera  au  travail.  Ainsi,  sui- 
vant Fourier,  la  paresse  n'est  pas  une  passion  primordiale  et  simple  : 
c'est  le  contre-coup  de  la  subversion  de  nos  penchans  naturels. 
Reste  la  question  des  travaux  répugnans.  Fourier  croit  résoudre 
la  difficulté  en  faisant  remarquer  le  goût  des  enfans  pour  la  malpro- 
preté. Il  croit  qu'en  utilisant  ce  goût  et  en  exaltant  le  sentiment  de 
l'honneur,  on  arrivera  à  faire  produire  par  goût  ce  qui  nous 
paraît  aujourd'hui  affreusement  répugnant.  Telle  est  la  théorie 
célèbre  des  «  petites  hordes  »,  dont  on  s'est  tant  amusé  et  sur 
laquelle  il  est  inutile  d'insister. 

11  y  a  beaucoup  de  vérité  psychologique  dans  les  vues  de  Fou- 
rier sur  le  travail  attrayant;  néanmoins  sa  démonstration  est  encore 
bien  vague,  et  notamment  on  peut  y  signaler  une  équivoque  per- 
pétuelle et  singulière  entre  les  goûts  de  consommation  et  les  goûts 
de  production,  et  une  conclusion  illégitime  des  uns  aux  autres. 
Il  croit  que  parce  qu'on  a  du  goût  à  jouir  d'une  chose,  on  a  par  là 
même  du  goût  à  la  produire.  Il  choisit  pour  exemple  le  goût  que 
les  uns  ont  pour  le  pain  salé,  les  autres  pour  le  pain  demi-salé, 
d'autres  enfin  pour  le  pain  sans  sel.  Soit;  admettons  ces  trois  es- 
pèces de  goût;  s'ensuit-il  qu'il  y  ait  des  gens  qui  aient  du  plaisir  à 
faire  du  pain  sans  sel  et  d'autres  à  faire  du  pain  salé?  La  présence 
ou  l'absence  du  sel  a  de  l'importance  pour  celui  qui  jouit,  mais 
n'en  a  aucune  pour  celui  qui  fabrique;  et  en  général,  de  ce  que 
j'aime  à  jouir  d'une  chose,  il  ne  s'ensuit  pas  que  j'aie  du  plaisir  à 
la  produire.  Faire  un  bon  repas  n'est  pas  la  même  chose  que  faire 
la  cuisine;  le  plus  gourmet  ne  sera  pas  nécessairement  le  meilleur 
rôtisseur.  Quand  il  s'agit  de  jouir,  il  n'y  a  à  tenir  compte  que  du 
plaisir;  quand  il  s'agit  de  produire,  il  faut  tenir  compte  de  la  dif- 
ficulté. Il  y  a  même  des  goûts  où  il  est  impossible  de  se  satisfaire 
soi-même  :  par  exemple,  celui  qui  aime  les  beaux  vers  et  les  beaux 
tableaux,  ne  sera  pas  pour  cela  un  grand  peintre  ou  un  grand  poète. 
Ainsi  les  deux  séries  des  consommateurs  et  des  producteurs  ne  se 
répondent  pas  l'une  à  l'autre,  et  cependant  Fourier  choisit  presque 
toujours  pour  exemple  les  groupes  de  consommation,  parce  que 
là,  en  effet,  il  est  bien  plus  (acile  de  comparer  des  séries  graduées. 
Ce  qu'il  eût  fallu  prouver,  ce  n'est  pas  que  tous  les  goûts  sont 
bons,  mais  qu'il  y  a  des  goûts  et  même  des  passions  pour  toutes 
les  espèces  et  toutes  les  subdivisions  de  ti'avail  qui  sont  nécessaires 
à  l'homme,  et  que  ces  goûts  sont  plus  nombreux  en  raison  de  l'uti- 
lité ou  de  la  nécessité  des  travaux.  Or  Fourie"  ne  s'est  jamais  occupé 
de  ce  côté  de  la  question.  Il  suppose  toujours  que,  par  cela  seul  que 


65 Zi  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

j'aime  les  roses,  j'aurai  du  plaisir  à  produire  des  roses,  sans  réflé- 
chir que  pour  jouir  d'une  rose  il  me  suffît  de  respirer,  tandis  que 
pour  la  produire  il  me  faut  faire  un  travail  considérable,  qui  peut 
même  n'être  pas  suivi  d'effet.  Fourier  n'a  jamais  vu  dans  l'homme 
que  le  plaisir;  il  n'y  a  pas  vu  l'effort,  ou  plutôt  il  a  cru  pouvoir  sup- 
primer l'un  à  l'aide  de  l'autre;  c'est  une  grave  erreur  en  psychologie. 

Fourier  est  venu  échouer  contre  le  même  écueil  qu'Enfantin  : 
je  veux  dire  le  problème  des  sexes.  C'est  que  dans  notre  société 
il  est  beaucoup  plus  dangereux  encore  de  toucher  à  la  famille  qu'à 
la  propriété.  Tant  qu'il  s'agit  de  satires,  de  peintures  de  mœurs, 
fussent-elles  dures  et  sévères  jusqu'à  la  dernière  exagération,  ou 
violentes  jusqu'à  la  crudité  et  au  cynisme,  on  applaudit  parce  qu'on 
aime  à  voir  flageller  les  vices,  et  aussi  par  une  certaine  complicité 
secrète  de  libertinage  qui  trouve  son  compte  dans  la  p' iriture  même. 
Mais  dès  qu'il  s'agit  de  toucher  à  cet  ordre  de  choses,  quelque 
hypocrite  qu'on  le  suppose,  fort  arbitrairement  d'ailleurs,  on  vient 
se  heurter  contre  des  répugnances  invincibles.  Il  y  a  d'ailleurs  une 
sorte  de  contradiction  à  s'armer  des  désordres  qui  peuvent  existera 
tel  ou  tel  degré  pour  en  conclure  une  liberté  absolue,  en  un  mot, 
à  généraliser  le  désordre  pour  le  supprimer. 

Fourier  a  bien  senti  le  danger  de  cette  partie  de  ses  théories. 
Aussi  a-t-il  employé,  ainsi  que  son  école,  le  même  biais  qu'Enfan- 
tin. 11  a  déclaré  la  question  à  l'étude,  et,  tout  en  la  résolvant  d'a- 
vance de  la  manière  la  plus  libre,  il  a  ajourné  l'application  de  ses 
vues  à  une  période  indéterminée.  En  d'autres  termes,  pour  parler 
familièrement,  il  a  renvoyé  le  problème  aux  calendes  grecques. 
Mais  il  n'en  avait  pas  le  droit.  Si,  en  effet,  le  système  est  vrai,  toutes 
nos  passions!,  même  celle-là,  doivent  trouver  leur  satisfaction  dans 
la  liberté.  Or,  comment  accorder  cette  liberté  à  la  passion  sans 
tomber  dans  la  promiscuité?  Et  comment  cette  liberté  pourrait-elle 
ne  pas  aboutir,  comme  elle  a  toujours  fait,  à  l'esclavage  de  la 
faiblesse  par  la  force,  c'est-à-dire  de  la  femme  par  l'homme?  Enfin, 
comment  une  passion  si  exclusive,  si  jalouse,  si  dominatrice, pour- 
rait-elle être  abandonnée  à  elle-même  sans  donner  lieu  aux  luttes 
et  aux  haines  que  l'on  prétend  supprimer?  Sans  doute  Fourier  ne 
détruit  pas  la  famille  dans  son  phalanstère  :  il  la  laisse  subsister 
pour  ceux  qui  en  ont  le  goût.  Mais  ce  goût,  il  ne  l'a  pas  lui-même. 
Il  parle  de  la  famille  en  vieux  garçon.  Il  ne  voit  dans  les  petits  enfans 
que  des  objets  malpropres  et  insupportables.  Il  n'a  aucune  idée  du 
chez  soi,  le  home  des  Anglais.  Les  sontimens  si  doux  et  si  charmans 
de  la  vie  domestique  lui  sont  absolument  étrangers.  C'est  encore  à 
ces  habitudes  cyniques  de  vieux  garçon  qu'il  faut  attribuer  ses  juge- 
mens  satiriques  sur  les  femmes,  et  cette  sorte  d'hallucination  qui 
lui  fait  voir  partout  des  maris  de  Molière.  La  vie  réelle  nous  offre 


LE    SOCIALISME    AU   XTX*    SlÈfXE.  6/15 

heureusement  des  tableaux  très  difîérens.  Je  n'insisterai  pas  d'ail- 
leurs sur  ces  tableaux  que  l'école  pha'anstérienne  a  toujours  laissés 
dans  l'ombre.  Contentons-nous  de  dire  que  toute  doctrine  qui  pré- 
ten  !ra  toucher  à  la  famille  est  par  là  même  frappée  de  mort. 
Cette  vérité  est  démontrée  aujourd'hui  par  un  double  exemple.  Je 
n'examinerai  pas  s'il  y  aurait  lieu  d'introduire  ou  de  repousser  telle 
institution  qui  existe  dans  d'autres  états  de  l'Europe,  par  exemple, 
le  divorce.  J'y  suis  opposé  pour  ma  part  ;  mais  c'est  une  question 
ouverte.  Quant  à  ce  qui  est  de  toucher  au  principe  de  la  monoga- 
mie, il  y  a  là  une  force  traditionnelle  si  puissante,  que  c'est  une 
suprême  imprudence  d'y  toucher.  Toute  polygamie,  sous  quelque 
forme  qu'elle  se  présente,  entraînera  toujours  un  double  péril  : 
l'abaissemf nt  et  l'asservissement  de  la  femme;  l'abandon  des 
enfans.  Sur  ce  point,  l'école  de  Fourier  comme  celle  de  Saint-Simon, 
s'est  jetée  tout  à  fait  en  dehors  de  la  vérité. 

Quant  à  la  théorie  sociale  de  Fourier,  malgré  les  chimères  dont  elle 
est  remplie,  elle  mérite  cependant  un  sérieux  intérêt.  De  tous  les 
socialistes  de  notre  siècle,  Fourier  nous  paraît  le  premier  et  le  plus 
remarcjuable.  C'est  lui  qui  a  le  plus  d'idées,  et  d'idées  ingénieuses. 
Son  système  est  un  peu  grossier  à  la  vérité,  et  l'élément  matériel 
y  joue  un  trop  grand  rôle;  mais  cela  tient  surtout  à  la  nature 
vulgaire  et  prosaïque  de  son  imagination.  Mais  ses  idées  en  elles- 
mêmes  n'ont  rien  de  vtilgaire;  elles  ont  même  une  certaine  gran- 
deur. La  théorie  de  l'attractii  n  passionnelle  et  le  principe  des  attrac- 
tions proportionnelles  aux  destinées  ont  droit  à  une  place  dans 
l'histoire  des  idées  morales.  En  économie  sociale,  sa  découverte 
a  été  le  principe  de  l'association  que  l'on  peut  dégager  de  la 
forme  particulière  et  utopique  qu'il  lui  a  donnée,  et  qui  est  appelé 
à  jout  r  un  rôle  de  plus  en  plus  grand  dans  l'économie  sociale. 
Quelle  est  précisément  la  part  de  Fourier  dans  la  découverte  de  ce 
principe?  C'est  ce  qu'il  n'est  pas  facile  de  dire:  mais  cette  diflîculté 
se  trouve  à  chaque  pas  dans  l'histoire  de  la  philosophie  pour  toutes 
les  grandes  idées.  On  ne  peut  jamais  en  signaler  avec  certitude 
l'inventeur.  Quant  à  la  valeur  réelle  et  aux  limites  du  principe  d'as- 
sociation, ce  sera  l'expérience  qui  prononcera.  Mais  les  consé- 
quences fussent-elles  moins  étendues  qu'on  ne  l'avait  cru  et  que 
Fourier  ne  se  l'était  imaginé,  c'est  un  démenti  auquel  doivent  s'at- 
tendre la  plupart  des  inventeurs.  Il  n'est  pas  question  d'ailleurs  de 
plaid-r  pour  l'utopie  du  [)halanstère  qui  est  bien  et  pour  toujours 
ensevelie  dans  l'histoire  ;  mais  il  est  permis  de  dire  que  l'auteur 
de  cette  chimère  a  été  un  fou  de  beaucoup  d'esprit. 

Paul  Janet. 


LE 

MARÉCHAL  DAVOUT 

SA  JEUNESSE,  SA  VIE  PRIVÉE 

d'apkès  de  nouveaux  documens 


Le  Maréchal   Davout,  prince  cVEchmiihl,  raconté  par  les  siens  et  par  lui-même,  par 
M"'^  la  marquise  de  Blocqueville,  2  vol.  Paris,  1879;  Didier. 


La  révolution  française,  selon  toute  apparence,  n'a  plus  guère 
de  secrets  à  nous  découvrir;  tous  ses  témoins  importans,  ou  à  peu 
près,  ont  été  entendus,  et  ses  dernières  révélations  importantes 
ont  été  faites,  il  y  a  déjà  trente  ans,  avec  les  papiers  de  Mirabeau 
et  la  correspondance  échangée  entre  le  célèbre  tribun  et  le  comte 
de  La  Marck.  C'est  au  tour  du  premier  empire  maintenant  de  lever 
les  derniers  voiles  dont  une  grandeur  jalouse  voulut  que  la  vérité 
fût  recouverte  pour  le  plus  grand  profit  de  son  autorité  et  le  plus 
grand  éclat  de  sa  gloire.  Jusqu'à  une  date  récente,  les  panégyristes 
ont  eu  seuls  la  parole  sur  cette  mémorable  époque;  le  premier 
empire  a  eu  cette  singulière  fortune  que  le  bien  qu'on  en  pouvait 
dire  a  été  dit  tout  de  suite,  et  a  été  dit  seul,  sans  contradiction 
sérieuse  ni  démenti  de  quelque  valeur,  en  sorte  que,  sous  l'in- 
fluence de  cette  apologétique  passionnée,  la  légende  napoléonienne 
s'est  emparée  aussi  sûrement  de  l'opinion  des  classes  lettrées  qu'elle 
s'était  emparée  déjà  de  la  foi  naïve  des  classes  populaires.  Le  règne 
de  cette  période  exclusivement  apologétique  estdésoruiais  terminé, 
et  comme  rien  ne  saurait  arrêter  la  divulgation  de  la  vérité  lorsque 
l'heure  en  est  venue,  c'est  sous  le  second  empire  même,  si  intéressé 
pourtant  à  maintenir  l'opinion  reçue,  que  nous  avons  vu  commencer 
pour  l'ère  napoléonienne  l'époque  critique.  A  la  correspondance  olTi- 


LE  MARECHAL  DAVOUT,  Qk7 

cielle  de  Napoléon,  recueillie  et  éditée  par  les  soins  du  gouverne- 
ment impérial,,  répondirent  la  correspondance  du  roi  Joseph,  si 
remplie  de  récriminations  douloureuses  contre  le  despotisme  fra- 
ternel, les  plaidoyers  habilement  accusateurs  des  Mémoires  de  Mar- 
mont,  les  récits  discrètement  acerbes  du  général  Miot  de  Mélito. 
Depuis  lors  nous  avons  eu  les  Mémoires  du  général  Philippe  de 
Ségm',  qui  sut  allier  à  l'admiration  la  plus  fervente  pour  le  maître 
de  son  choix  l'équité  la  plus  sévère.  L'époque  actuelle,  on  sait  par 
quel  concours  de  circonstances,  est  singulièrement  favorable  à  toute 
divulgation  qui  permettra  de  continuer  cette  enquête  contradictoire 
commencée  sous  le  second  empire  et  en  dépit  de  lui  ;  on  a  pu  le 
voir  tout  récemment  à  la  curiosité  éveillée  par  les  spirituels  récits, 
publiés  ici  même,  où  M"^'  de  Rémusat  a. pour  ainsi  dire  humanisé  le 
bronze  impérial  en  en  dévoilant  les  faiblesses,  voire  même  les  peti- 
tesses intimes.  Tout  document  nouveau  pourvu  qu'il  porte  la  marque 
de  Tauthenticité,  tout  témoignage  pourvu  qu'il  émane  d'une  source 
directe,  seront  sûrs  d'être  bienvenus  auprès  du  public  contempo- 
rain. Les  papiers  et  la  correspondance  du  prince  d'Eckmtihl,  publiés 
par  sa  plus  jeune  fille,  viennent  donc  bien  à  leur  heure;  ils  y  vien- 
nent doublement  bien,  et  parce  qu'ils  introduisent  devant  nous  un 
des  plus  grands  personnages  du  premier  empire,  et  parce  qu'il  y  a 
pour  un  Français  d'aujourd'hui  un  intérêt  très  particulier  à  con- 
naître de  près  le  vaillant  homme  par  qui  la  Prusse  fut  écrasée, 
plus  que  par  aucun  autre,  en  1806,  et  qui,  selon  le  mot  heureux 
de  Lamartine,  aurait  mérité  d'être  appelé  Davout  le  Prussique, 
comme  Scipion  portait  à  Rome  le  surnom  d'Africain. 

Ce  n'est  pas  que  ces  papiers  dévoilent  rien  de  très  important,  au 
point  de  vue  politique  ou  militaire  ;  mais  ils  révèlent  mieux  que  cela  : 
ils  révèlent  un  être  moral,  une  âme  pleine  de  grandeur  et  un  cœur 
plein  de  bonté.  Tous  ceux  qui  ont  eu  l'honneur  d'approcher  W^^  la 
marquise  de  Rlocqueville,  —  et  ceux-là  sont  nombreux  parmi  les 
écrivains  tant  anciens  que  nouveaux  de  ce  recueil,  —  savent  quel 
culte  ardent  elle  porte  à  la  mémoire  de  son  illustre  père.  Jamais 
cette  expression  de  piété  filiale,  qui  donne  une  portée  religieuse  au 
plus  pur  des  sentimens  humains,  ne  fut  justifiée  d'une  manière  plus 
noblement  touchante.  Ce  que  ce  père  à  peine  entrevu  a  laissé  ù  sa 
fille,  c'est  mieux  qu'un  souvenir  dont  elle  a  le  droit  d'être  fîère  et  la 
joie  de  se  parer,  c'est  pour  ainsi  dire  sa  présence  invisible  de  génie 
protecteur  sans  cesse  réclamé  comme  appui ,  sans  cesse  interrogé 
comme  conseil.  Cette  enthousiaste  piété  filiale  a  inspiré  à  M'"*  de 
Rlocqueville  une  tentative  originale,  celle  de  laisser  le  maréchal  se 
révéler  lui-même  devant  la  postérité,  tel  qu'il  fut  dans  le  secret  de 
sa  vie  privée,  par  le  moyen  de  ses  lettres  intimes  et  les  témoignages 
des  siens.  Je  dis  que  la  tentative  est  originale,  car  elle  est  jusqu'à 


648  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cette  heure  sans  précédens  dans  la  littérature  historique  qui  se  rap- 
porte au  premier  empire.  Que  savons-nous  en  effet  des  hommes 
marquans  de  cette  époque?  En  chacun  d'eux  nous  ne  voyons  que 
l'acteur,  mais  l'homme  même  nous  échappe,  impuissans  que  nous 
sommes  à  le  suivre  au  delà  de  son  rôle  officiel  et  extérieur.  Peu 
soucieux  pour  la  plupart  des  choses  littéraires  et  souvent  neufs  aux 
arts  sociaux,  les  compagnons  d'armes  de  Napoléon  et  les  auxiliaires 
de  sa  politique  ont  laissé  échapper  un  des  plus  enviables  privilèges 
de  la  célébrité,  celui  d'être  leurs  propres  peintres  et  de  conquérir 
ainsi  pour  leurs  personnes  autant  de  sympathie  qu'ils  avaient 
conquis  d'admiration  ou  de  respect  pour  leurs  actions.  Cette  re- 
grettable (ttscrétion  qu'ils  ont  gardée  sur  eux-mêmes  a  été  imitée, 
semble-t-il,  par  ceux  qui  les  entouraient;  rares  sont  les  révf^lations 
d'un  caractère  réellement  autobiographique  qui  nous  ont  été  faites 
par  les  témoins  du  temps,  rares  les  traits  anecdoctiques  intéies- 
sans  pour  l'étude  morale  de  l'homme.  Aussi,  tandis  que  le  moindre 
officier  du  règne  de  Louis  XIV  ou  le  plus  chétif  mondain  du  règne 
de  Louis  XV  nous  est  connu  par  le  menu  dans  toutes  les  amusantes 
particularités  de  sa  nature,  nous  ne  voyons  jamais  les  hontmes  de 
l'empire  autrement  que  dans  le  feu  de  l'action,  en  grand  uniforme 
militaire,  dans  un  appareil  de  pompe,  et  sous  une  lumière  unifor- 
mément radieuse  de  gloire  militaire.  De  là  une  impression  de  séche- 
resse et  d'aridité  chez  celui  qui  étudie  l'histoire  de  cette  période  ; 
il  trouve,  non  sans  raison,  que  les  oasis  rafraîchissantes  y  font 
quelque  peu  défaut.  Voici  cependant  un  de  ces  vaillans  hommes 
de  guerre,  un  des  plus  grands,  le  plus  grand  même,  au  dire  des 
vrais  juges  en  ces  matières,  qui  se  présente  à  nous  dans  toute  la 
simplicité  de  la  vie  habituelle,  se  laisse  aborder  avec  cordialité,  et 
nous  raconte  avec  uni  bonhomie  sans  préméditation  non  comiiient 
il  fut  guerrier  illustre,  mais  comment  il  fut  époux,  fils,  frère  et 
ami,  non  comment  il  sut  vaincre,  mais  comment  il  sut  aimer. 
Pascal  se  moque,  dans  une  de  ses  pensées,  de  la  ridicule  erreur 
d'imagination  qui  nous  fait  nous  figurer  Aristole  et  Platon  comme 
des  pédans  en  robe  longue  et  en  bonnet  pointu,  tandis  que  c'é- 
taient d  honnêtes  gens  conversant  volontiers  avec  leurs  amis.  Le 
livre  qui  fait  le  sujet  de  ces  pages  nous  rend  le  service  de  dissiper 
une  erreur  analogue  et  nous  montre  que  les  héros  que  nous  nous 
figurons  toujours  en  casque  et  en  armure  sont  heureux  de  déposer 
cet  attirail  de  guerre  pour  sentir  de  plus  près  les  batieinens  des 
cœurs  qu'ils  aiment,  et  savent  vivre  avec  les  hommes  sans  les  ter- 
rilier  de  leur  majesté. 

Nous  nous  permettrons  cependant  de  contredire  l'auteur  sur  quel- 
ques points.  M"^'  de  Blocqueville  a  ouvert  son  livre  par  une  esquisse 
plutôt  morale  que  biographique,  où  elle  a  rassemblé  tous  les  traits 


LE   MARECHAL    DAVOUT.  649 

du  caractère  du  maréchal  dans  la  pensée  de  répondre  à  ses  détrac- 
teurs et  de  venger  sa  mémoire  des  injustices  dont  il  eut  à  souffrir. 
Qu'elle  nous  permette  de  lui  dire  que  son  imagination  nous  semble 
avoir  singulièrement  grossi  le  nombre  de  ces  détracteurs  et  exagéré 
ces  injustices.  Passe  pour  les  plaintes  qu'elle  élève  contre  la  con- 
duite de  Napoléon  envers  Davout.  Il  est  certain  que  l'empereur, 
nous  le  savons  pertinemment  depuis  la  publication  des  Mémoires 
du  général  Philippe  de  Ségur,  prit  mal  son  parti  de  la  victoire 
d'Auerstaedt,  qu'il  fit  tout  ce  qu'il  put  pour  en  dissimuler  l'impor- 
tance, et  qu'il  s'efforça  contre  toute  évidence  de  la  transformer  en 
un  sim|)Ie  épisode  de  la  bataille  d'Iéna;  néanmoins  il  y  eut  là,  à 
tout  prendre,  plus  d'égoïsme  encore  que  d'injustice,  et  ces  manœu- 
vres de  duplicité  n'allèrent  pas,  le  titre  de  duc  d'Auerstaedt  en 
fit  foi,  quoique  tardivement,  jusqu'à  priver  le  maréchal  des  avan- 
tages de  sa  victoire.  Il  est  certain  encore  que  l'empereur  garda 
toujours  envers  Davout  quelque  froideur;  mais  cette  froideur  ne 
se  traduisit  jamais,  que  nous  sachions,  par  un  manque  de  con- 
fiance ou  par  une  marque  de  défaveur,  ou  par  une  dépréciation 
quelconque  de  ses  grands  talens  militaires.  Nous  comprenons 
également  les  reproches  que  M'"*^  de  Blocqueville  adresse  au  se- 
cond empire  à  propos  du  singulier  oubli  qu'il  a  fait  du  maréchal 
Davout  dans  la  distrit)ution  des  statues  militaires  du  nouveau 
Louvre,  car  les  reproches  sont  cette  fois  amplement  mérités.  Il  est 
inexplicable  en  effet  qu'un  tel  homme  de  guerre  ait  été  oublié  dans 
une  décoration  monumentale  destinée  à  représenter  les  gloires  de 
l'époque  impériale.  Quant  aux  injustices  des  partis  politiques,  de 
l'opinion  et  de  la  postérité,  je  crois  pouvoir  assurer  à  l'auteur  que 
son  zèle  filial  l'abuse  complètement.  Jamais  personne  à  ma  con- 
naissance n'a  élevé  le  moindre  doute  sur  le  génie  militaire  de 
Davout  et  n'a  eu  l'envie  de  lui  contester  l'importance  de  ses  vic- 
toires. Qu'nn  tel  homme  ait  eu  des  ennemis  et  des  jaloux,  cela  n'est 
que  trop  explicable;  ce  qu'on  peut  contester,  c'est  que  ces  ennemis 
aient  eu  pouvoir  de  lui  nuire,  que  leurs  manœuvres  aient  eu  prise 
sur  l'opinion  et  que  leurs  calomnies  aient  été  seuh-ment  connues 
d'elle.  11  a  encouru  à  un  moment  donné  la  défaveur  de  la  restaura- 
tion, mais  celte  défaveur  qu'il  devait  à  sa  fidélité  à  Napoléon  n'était 
pas,  à  tout  prendre,  une  injustice.  Les  actes  d'un  homme  de  cet  ordre 
ne  peuvent  être  pris  indifféremment,  et  il  était  assez  naturel  que  |e 
gouvernement  de  Louis  XVIII  eût  préféré  que  le  défenseur  de  Ham- 
bourg arborât  le  drapeau  blanc  spontanément  et  sur  !a  première 
rumeur  de  la  chute  de  Napoléon  plutôt  que  d'en  attendre  l'ordre 
accompagné  de  la  notificatinn  officielle  de  la  révolution  accomplie. 
II  est  assez  naturel  encore  que  la  seconde  restauration  lui  ait  gardé 
quelque  rancune  de  son  rôle  pendant  les  cent  jours  et  qu'elle  l'ei^it 


650  REYUE    DES    DEUX  MONDES, 

mieux  aimé  hors  de  France  avec  Louis  XVIII  qu'en  France  auprès 
de  Napoléon.  Restent  enfin  certaines  fausses  représentations  de  son 
caractère  et  de  son  cœur  que  sa  fille  réussit  sans  grand'peine  à 
détruire;  est-elle  bien  sûre  cependant  que  ces  fausses  représenta- 
tions aient  jamais  eu  un  véritable  crédit?  Le  maréchal  par  exemple 
a  été  dépeint  comme  brusque,  dur,  bourru,  presque  impoh,  tandis 
qu'il  était,  nous  dit  M""'  de  Blocqueville,  la  courtoisie  même;  mais 
elle  se  trompe,  si  elle  croit  que  cette  qualité  fut  ignorée  des  contem- 
porains. Voici  une  anecdote  que  je  rencontre  dans  une  biographie 
d'Henri  Heine  récemment  publiée  en  Angleterre.  Pendant  une  de 
ses  campagnes  en  Allemagne,  le  maréchal  avait  logé  dans  la  fa- 
mille d'Henri  Heine,  et  comme  on  parlait  quelques  années  après, 
entre  voisins,  des  généraux  de  l'empire,  le  père  de  Heine,  pour 
répondre  plus  victorieusement  à  certaines  attaques,  évoqua  le  sou- 
venir de  Davout.  «Heinrich,  dit- il  en  se  tournant  tout  à  coup  vers 
son  fils,  n'est-C'3  pas  que  c'était  un  aimable  homme?  »  Comme  il 
est  assez  improbable  que  cet  Allemand  soit  le  seul  contemporain 
qui  ait  remarqué  ces  qualités  aimables  du  maréchal,  on  peut  regar- 
der cette  anecdote  comme  une  preuve  à  peu  près  certaine  que 
Davout  a  toujours  été  connu  pour  ce  qu'il  était,  ce  qui  ne  veut 
pas  dire  que  les  jugemens  calomnieux  ou  erronés  lui  aient  pour 
cela  manqué.  Tout  homme  qui  exerce  le  commandement  est  assuré 
de  faire  des  niécontens,  et  certaine  note  vengeresse  de  l'auteur 
contre  un  historien  contemporain  atteste  que  le  maréchal  en  avait 
fait  quelquefois. 

Cette  querelle  une  fois  vidée,  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  profiter 
des  documens  qui  nous  sont  offerts.  Nous  aurions  peut-être  préféré 
un  autre  classement  des  matières,  nous  aurions  désiré  peut-être 
des  élucidatioiis  plus  nombreuses,  surtout  pour  toute  la  partie  mili- 
taire de  ces  papiers.  Tels  qu'ils  sont,  cependant,  ces  documens 
abondent  en  faits  curieux  qui  fournissent  les  élémens  d'une  histoire 
véritablement  neuve  du  maréchal.  C'est  à  ces  faits  inédits,  mal  con- 
nus, que  nous  voulons  nous  attacher  particulièrement  en  nous 
imposant  la  réserve  de  nous  en  tenir  à  ceux-là  seulement  qui  nous 
sont  racontés,  comme  dit  le  titre  du  livre,  par  le  maréchal  même 
ou  par  les  siens. 

Louis  Davout  naquit  à  Annoux,  département  de  l'Yonne,  le 
10  mai  1770,  un  peu  moins  d'une  année,  par  conséquent,  après 
le  grand  capitaine  dont  il  devait  être  un  si  illustre  et  si  essentiel 
lieutenant.  Comme  un  certain  orgueil  plébéien  s'est  toujours  complu 
à  voir  dans  les  ducs  et  princes  de  l'empire  de  glorieux  parvenus, 
fils  de  leurs  propres  œuvres,  ayant,  à  l'instar  du  don  Sanche  de 
Corneille,  leur  épée  pour  mère  et  leur  bras  pour  père,  nous  allons 
étonner  peut-être  quelques-uns  de  nos  lecteurs  en  leur  apprenant 


LE   MARÉCHAL   DAVOUT.  QM 

que  le  vainqueur  du  duc  de  Brunswick  et  du  prince  Charles  n'était 
pas  unhoiiime  d'extraction  nouvelle,  mais  appartenait  à  une  famille 
d'ancienne  noblesse  bourguignonne,  qui  remonte  par  actes  authen- 
tiques au  commencement  du  xiv*  siècle  et  qu'on  trouve  sous  l'éten- 
dard des  ducs  de  la  maison  de  Valois  mêlée  aux  guerres  de  cette 
lugubre  époque.  Son  père,  Jean-François  d' A. vont,  qualifié  chevalier 
et  seigneur  d'Annoux,  était  au  moment  de  la  naissance  de  son  fils, 
ainsi  qu'en  témoigne  l'acte  de  baptême  du  maréchal,  lieutenant  au 
régiment  de  Royal-Champagne  cavalerie;  sa  mère,  Adélaïde Minard 
de  Velars,  descendait  d'Antoine  Minard,  président  à  mortier  au  par- 
lement de  Paris  sous  Henri  II, ardent  magistrat  dont  le  zèle  catho- 
lique dans  le  procès  d'Anne  Dubourg  lui  valut  d'être  assassiné  par 
une  arquebuse  protestante  en  1559.  Louis  Davout  n'était  donc  pas 
le  premier  de  sa  race;  l'éditeur  des  présens  mémoires  a  tenu  jus- 
tement à  l'établir,  non  dans  la  mesquine  pensée  de  retirer  un  nom 
glorieux  aux  classes  dont  le  maréchal  épousa  et  servit  la  cause, 
mais  au  contraire  avec  l'intention  de  rehausser  la  justice  de  cette 
cause.  «  Il  faut  tenir  à  ses  ancêtres,  dit  M'"'  de  Blocqueville,  avec 
une  fierté  pleine  de  finesse,  ne  fût-ce  que  pour  avoir  le  droit  de  se 
faire  le  champion  de  la  liberté  sans  paraître  prendre  un  tel  rôle 
par  un  misérable  sentiment  d'envie.  »  S'il  est  quelqu'un,  en  effet, 
qui  puisse  être  cru  sur  parole  lorsqu'il  affirme  que  la  seule  aristo- 
cratie est  celle  de  l'âme,  c'est  bien  celui  qui  peut  se  vanter  d'une 
antique  origine,  car  celui-là  ne  peut  être  suspect  de  partialité. 

On  aime  à  tout  savoir  sur  les  ascendans  des  hommes  célèbres. 
Nous  n'avons  malheureusement  aucun  détail  sur  le  père  de  Louis 
Davout,  qui  mourut  lorsque  son  fils  était  encore  enfant;  mais  il 
n'en  est  pas  ainsi  pour  sa  mère  dont  les  présens  mémoires  nous 
offrent  une  correspondance  assez  étendue.  Cette  correspondance, 
toute  familière,  nous  la  montre  à  découvert  ;  ce  fut  une  personne 
d'une  âme  en  bon  équilibre,  d'un  caractère  égal  et  modeste,  sans 
ambition  ni  vanité  mondaine,  avec  une  préférence  marquée  pour  la 
vie  tranquille  et  à  demi  obscure.  Au  moment  le  plus  resplendis- 
sant de  la  carrière  militaire  de  son  fils,  dont  elle  suit  les  succès 
avec  bonheur,  mais  sans  éblouissement  d'aucune  sorte,  nous  la 
trouvons  tout  occupée  dans  sa  retraite  de  Ravières  à  filer  du  lin 
que  lui  a  envoyé  la  mère  de  la  maréchale,  M'"'  Leclerc,  une  autre 
personne  pleine  de  bonhomie  bourgeoise  et  de  patiente  humeur 
devant  les  vicissitudes  de  la  fortune.  «  On  dirait  de  la  soie  ;  aussi 
j'ai  bien  du  plaisir  à  tourner  ma  roue.  Je  viens  d'en  acheter  à 
1  franc  12  la  livre,  mais  aussi  quelle  différence  !  c'est  le  jour  et  la 
nuit.  »  Un  trait  remarquable  de  son  caractère,  c'est  l'aisance  avec 
laquelle  elle  sait  garder  son  rang  de  mère  sans  prétendre  pour  elle- 
même  à  celui  que  la  fortune  a  fait  à  son  fils,  sans  se  hausser  pour 


652  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

y  atteindre,  sans  se  diminuer  pour  s'en  écarter.  Cette  grandeur,  elle 
la  regarde  comme  chose  naturelle  et  légitimement  due  à  ceux  à  qui 
elle  est  échu3;  pour  elle,  se  renfeimant  dans  son  rôle  maleruttl,  elle 
n'intervient  dans  cette  existence  princière  que  pour  les  questions 
qui  en  intéressent  le  ménage  intérieur,  ou  qui  peuvent  en  troubler 
le  huis-clos,  —  médisances  mondaines  dont  il  faut  se  méfier,  jalou- 
sies conjugales  qu'il  faut  se  gaixler  d'exciter,  —  ou  pour  en  con- 
templer de  loin  le  rayonnement  du  fond  de  sa  petite  ville,  en  com- 
pagnie de  quelques  bons  voisins  et  amis  de  longue  date.  «  Je  ne 
puis  me  dispenser  devons  dire  un  bon  mot  de  notre  pasteur,  écrit- 
elle  à  son  fils  en  1808;  le  temps  nous  menaçait  d'un  orage,  et  j'ai 
fait  :  «  On  dirait  que  les  nuages  se  dirigent  du  côté  de  la  Pologne.  » 
M.  le  curé  de  répondre  :  «  M.  le  maréchal  Davout  ne  peut  craindre 
le  tonnerre,  il  n'est  jamais  tombé  sur  les  lauriers.  »  —Tout  le  motjde 
l'a  fort  applaudi,  et  moi  très  contente.  »  Quel  contraste  cette  gf^n- 
tille,  scène  de  vie  provinciale  fait  apparaître  entre  cette  existence 
paisible  et  celle  de  l'homme  qui  sortait  d'écraser  la  Prusse  et  qui 
commandait  alors  presque  souverainement  en  Pologne!  Ne  dirait-on 
pas  un  aimable  tableau  de  genre  en  face  de  quelque  tragique  page 
de  Gros? 

Ce  que  fut  Louis  Davout  pendant  les  années  de  l'enfance  et  de 
l'adolescence,  cette  mère  si  sensée  nous  l'a  dit  dans  sa  correspon- 
dance en  deux  mots  qui  sont  un  portrait  achevé,  où  l'on  peut  retrou- 
ver sous  les  traits  de  l'enfant  les  qualités  éminentes  de  l'homme 
de  guerre  que  nous  connaissons.  «  Le  détail  que  vous  me  faites  de 
Joséphine  (la  fille  aînée  du  maréchal),  est  charmant  ;  sa  bruyante 
gaîté  annoiice  un  heureux  caractère  et  une  longue  vie.  Il  me  semble 
voir  son  père  dans  son  enfance  ;  il  faisait  beaucoup  de  tapage  anec 
un  grand  sang-froid,  et  je  n'ai  jamais  connu  d'enfant  plus  doux.» 
L'homme  tint  ce  que  promettait  l'entant.  Toute  sa  vie,  à  Anerstaedt, 
à  Eylau,  à  EcknUïhl,  à  Hambourg,  Louis  Davout  fit  grand  tapage 
avec  un  sang-froid  parfait.  Son  âme  fut  pour  ainsi  dire  comparable 
à  un  tonnerre  sans  craquemens,  et  il  y  eut  toujours  dans  ses  actes 
militaires  tous  les  effets  de  la  furie  guerrière  la  plus  inésisiible 
sans  aucun  des  symptômes  extérieurs  qui  en  révèlent  la  présence. 
Nul  chef  d'armée  ne  sut  écras"r  ses  ennemis,  ce  qui  est  le  comble 
du  tapage,  avec  une  fermeté  plus  tranquille,  ni  regarder  le  péril 
en  face  avec  un  plus  hautain  mépris.  C'était  un  bronze  qui  ren- 
voyait la  défaite  avec  une  impassibilité  terrible;  si  jamais  bataiUes 
présentèrent  un  air  de  fête,  à  coup  sûr  ce  ne  sr)nt  pas  celles  de 
Davout,  qui  méritent  au  contraire  de  rester  classiques  comme  étant 
quelques-unes  de  celles  qui  présentent  l'ima'^e  exacte  de  la  guerre 
dans  toute  sa  tragique  beauté.  La  nature  l'avait  sacré  pour  le  com- 
mandement en  le  douant  d'une  inflexibilité  taciturne  qui  le  dispo- 


LE   MARÉCHAL    DAVOUT.  653 

sait  à  l'action  plus  qu'aux  paroles;  mais  ce  taciturne  avait,  quand  il 
le  fallait,  des  mots  à  l'avenant  de  ses  actes  où  son  caractère  se 
peint  tout  entier,  des  mots  d'une  portée  sombre  et  d'une  mâle 
allure,  faisant  aussi  grand  tapage  avec  sang-froid.  Le  Davout  que 
nous  venons  de  décrire  n'est-il  pas  tout  entier  dans  cette  allocution 
au  moment  de  la  surprise  d'Auerstaedt  faite  pour  troubler  les  plus 
hardis  courages  :  «  Le  grand  Frédéric  a  dit  que  c'étaient  les 
gros  bataillons  qui  gagnaient  la  victoire,  il  en  a  menti,  ce  sont  les 
plus  entêtés.  Faites  comme  votre  maréchal,  en  avant!  »  Lt  ce  qu'on 
peut  appeler  la  religion  de  l'homme  de  guerre  n'est-elle  pas  tout 
entière  dans  ce  mot  admirable  au  matin  d'Eylau  :  «  Les  braves 
mourront  ici,  les  lâches  iront  mourir  en  Sibérie.  »  Je  dis  bien  la  re- 
ligion de  l'homme  de  guerre,  car  ce  mot,  qu'est-il  sinon  le  résumé 
inconscient  de  ce  culte  de  la  vaillance  par  lequel  l'antique  Odin 
apprit  à  ses  Scandinaves  que  toute  vertu  est  contenue  dans  le  cou- 
rage et  tout  vice  dans  la  lâcheté  ? 

Élevé  non  à  l'école  de  Brienae,  comme  ([uelques  biographes  l'ont 
dit  à  tort,  mais  à  l'école  militaire  d'Auxerre,  puis  à  celle  de  Paris, 
nous  le  trouvons  au  moment  où  s'ouvre  la  révolution  française  oHi- 
cier  comme  son  père  au  régiment  de  Royal-Champagne  cavalerie. 
Ce  qu'il  était  physiquement  à  cette  époque,  un  portrait  de  famille 
gravé  par  les  soins  de  l'éditeur  et  placé  en  tête  des  présens  mé- 
moires, nous  l'apprend  d'une  manière  charmante.  C'était  un  joli 
jeune  officier  d'un  front  superbe  qu'une  calvitie  précocement  mena- 
çante laissait  déjà  tout  à  découvert,  de  traits  délicats  et  mâles  en 
même  temps,  d'une  physionomie  à  la  fois  douce  et  peu  endurante, 
d'un  air  juvéuilement  sentimental  tempéré  par  je  ne  sais  quelle 
ironie  étouffée  qui  semble  rire  au  fond  de  l'âme.  Les  yeux  sont 
longs,  profondément  enfoncés  sous  des  sourcils  proéminens,  ouverts 
comme  avec  peine,  affectés  d'un  léger  strabisme,  tous  signes  ma- 
nifestes de  la  myopie  bien  connue  du  futur  maréchal.  Ce  qu'il  était 
au  moral,  les  extraits  de  ses  cahiers  de  lecture  que  sa  fille  nous 
donne,  un  peu  trop  abondamment  peut-être,  sont  là  pour  l'attester. 
Qui  le  croirait  cependant?  les  habitudes  studieuses  dont  témoignent 
ces  cahiers  lui  avaient  fait  dans  son  entourage  une  réputation  de 
rêveur  impropre  à  la  vie  pratique.  Il  y  avait  notamment  dans  ce 
régiment  de  Royal-Champagne,  où  il  servait  comme  lieutenant,  Un 
certain  major,  son  propre  cousin,  qui,  ne  pouvant  se  figurer  un  offi- 
cier français  sous  la  forme  d'un  rat  de  bibliothèque,  confiait  sen- 
tencieusement à  son  carnet  de  poche  ce  pronostic  fâcheux  :  «  Notre 
petit  cousin  Louis  lit  les  philosophes  et  n'entendra  jamais  rien  à 
son  métier.  »  On  ne  nous  dit  pas  si  ce  juge  pénétrant  des  carac- 
tères vécut  assez  pour  entendre  parler  d'Auerstaedt,  d'Eckmùhl,  de 
la  retraite  de  Russie,  de  la  défense  de  Hambourg  ;  mais  voilà  qui 


65A  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

prouve  une  fois  de  plus  que,  si  l'on  tient  à  être  apprécié  de  travers, 
on  peut  s'adresser  aux  siens  en  toute  assurance. 

Entré  dans  la  vie  avec  la  révolution,  il  en  partagea  tous  les 
espoirs  et,  comme  il  était  naturel  à  son  âge,  toute  la  première  tur- 
bulence. Nous  le  voyons  emprisonné  à  Arras  en  1790  pour  avoir 
protesté  contre  le  renvoi  de  trente  cavaliers  de  son  régiment  pour 
cause  d'opinion.  Bientôt  remis  en  liberté,  il  vécut  dans  la  retraite 
jusqu'en  1792,  où  nous  le  trouvons  enrôlé  volontaire  et  comman- 
dant le  3'"^  bataillon  des  gardes  nationales  de  l'Yonne.  Un  peu  plus 
d'un  an  après,  vers  la  fin  de  93,  il  donnait  spontanément  sa  démis- 
sion et  allait  partager  la  prison  de  sa  mère,  arrêtée  pour  correspon- 
dance avec  certains  émigrés.  Parmi  ces  incidens  de  la  vie  de  jeunesse 
de  Davout,  il  en  est  un  qui  doit  nous  occuper  particulièrement,  son 
rôle  comme  commandant  du  3"""  bataillon  de  l'Yonne.  Sur  ce  sujet 
nous  avons  les  renseignemens  les  plus  directs,  les  plus  abondans 
et  les  plus  authentiques,  la  série  même  des  rapports  adressés  par  le 
jeune  officier  aux  administrateurs  de  son  département.  Ils  sont  sin- 
gulièrement curieux  ces  rapports,  moins  encore  pour  les  faits  qui 
s'y  rencontrent,  —  et  ces  faits  ont  cependant  leur  importance, — 
que  parce  qu'ils  nous  permettent  de  mesurer  avec  la  plus  extrême 
exactitude  le  degré  thermométrique  des  passions  républicaines  de 
Davout  pendant  les  deux  terribles  années  qui  suivirent  la  chute  de 
la  monarchie.  Ces  passions,  il  faut  le  dire,  sont  portées  au  plus  haut 
degré  de  chaleur  et  d'énergie.  Nous  apprenons  par  ces  rapports  que 
Louis  Davout  fut  adversaire  ardent  de  la  politique  des  girondins,  et 
qu'il  n'avait  pas  attendu  pour  se  prononcer  à  cet  égard  que  la  for- 
tune se  lut  déclarée  contre  cet  infortuné,  mais  coupable  parti. 

«Les  conspirateurs  de  l'intérieur  et  les  ennemis  déclarés  de  la  répu- 
blique, écrit-il  le  2  juin  93,  trouveront  toujours  le  bataillon  sur  leurs 
pas  prêt  à  s'oppos  r  à  leurs  infâmes  projets.  Car  notre  patriotisme  n'est 
point  équivoque  ;  il  n'est  point  de  circonstance  ;  nous  sommes  et  nous 
mourrons,  toile  chose  qui  arrive,  républicains.  L'àme  de  Pelletier  est 
passée  dans  les  nôtres;  c'est  assez  vous  dire  quelles  sont  nos  opinions 
et  quelle  sera  notre  conduite  dans  la  crise  où  peut-être  va  nous  plonger 
de  nouveau  une  faction  qui  cherche  à  mettre  la  guerre  civile  entre  les 
départemens  et  Paris.  Nous  espérons  qu'aucuns  de  nos  concitoyens  ne 
se  laisseront  égarer  par  la  perfide  éloquence  de  quelques-uns  de  ces 
agens  républicains.  Déployez  toute  votre  énergie, elle  est  plus  que  jamais 
uéccshairo;  surveillez  tous  ces  Tartufes  modérés,  ces  hommes  suspects; 
surveillez-les  de  si  près  au'ils  perdent  dès  ce  moment  l'espoir  de  réali- 
ser leurs  infâmessprojets.  » 

Ces  lignes,  disons-nous,  sont  écrites  du  2  juin  93, 'c'est-à-dire 


LE   MARÉCHAL   DAVOUT.  655 

au  moment  môme  où  s'achevait  à  Paris  la  révolution  commencée 
le  31  mai.  Gomme  il  était  à  peu  près  matériellement  impossible  que 
la  nouvelle  en  fût  arrivée  au  camp  sous  Cambrai,  où  se  trouvait 
alors  Davout,  il  faut  en  conclure  que  les  sentimens  dont  elles  témoi- 
gnent n'ont  rien  dû  aux  circonstances  et  étaient  chez  lui  de  plus 
ancienne  date.  Ennemi  déclaré  de  la  gironde,  faut-il  admettre  pour 
cela  qu'il  fût  pai'tisan  de  la  montagne  ?  Nous  croyons  plutôt  qu'il 
faut  dire  qu'il  fut  en  tout  temps  partisan  déclaré  de  l'unité  de  pou- 
voir et  de  la  prépondérance  de  l'état.  Nous  en  avons  pour  preuve 
une  lettre  écrite  peu  avant  l'émeute  du  l"^"-  prairial  95  à  son  compa- 
triote Bourbotte,  qui,  comme  on  le  sait,  paya  de  sa  vie  en  compa- 
gnie dePiomme,  Ruhl,  Soubrany  et  autres  cette  tentative  de  résur- 
rection terroriste.  Cette  lettre,  connue  depuis  longtemps,  est  fort 
belle,  et  Davout  s'y  montre  aussi  tiède  pour  la  montagne  que  nous 
venons  de  le  voir  ardent  contre  la  gironde.  Ce  qui  lui  déplaît  visi- 
blement avant  tout,  c'est  l'esprit  de  secte  dans  lequel  il  voit  un 
agent  d'anarchie  et  de  guerre  civile,  et  un  obstacle  malfaisant  à 
l'établissement  d'un  gouvernement  vraiment  national  qui  ne  tienne 
compte  que  de  la  patrie.  Et  dans  son  ardeur  antigirondine  de  93, 
et  dans  ses  répugnances  antijacobines  de  95,  on  sent  également 
l'élément  premier  de  l'opinion  qui  allait  se_  former  dans  les  camps 
aux  dépens  de  tous  les  partis,  l'embryon  de  l'ordre  futur  dont  il 
devait  être  un  si  ferme  défenseur. 

A  la  distance  où  nous  sommes  de  ces  formidables  années,  et  de 
sang-froid  comme  nous  le  sommes,  il  est  d'ailleurs  fort  difficile  de  se 
rendre  un  compte  exact  de  l'influence  que  les  événemens  dans  leur 
rapidité  vertigineuse  exerçaient  sur  le  langage  et  le  ton  des  acteurs 
contemporains.  Si  les  paroles  que  nous  avons  citées  plus  haut 
vous  paraissent  trop  incandescentes,  songez  que  la  rédaction  du 
rapport  d'où  nous  les  détachons  a  coïncidé  avec  la  trahison  de 
Dumouriez,  que  le  jeune  officier  en  a  été  témoin,  qu'il  s'est  même 
mis  à  la  poursuite  du  général  fugitif,  et  que  par  conséquent  elles  ont 
été  écrites  sous  le  coup  de  l'indignation  excitée  par  cette  défection. 
Quelques  lignes  plus  bas  en  effet  nous  trouvons  les  détails  suivans 
sur  cette  poursuite  jusqu'ici  à  peu  près  ignorée,  mais  qui  appartient 
à  double  titre  à  la  grande  histoire,  et  parce  qu'elle  se  lie  à  l'une 
des  crises  les  plus  importantes  de  la  révolution,  et  parce  qu'elle  est 
la  première  apparition  sérieuse  de  Louis  Davout  sur  la  scène  de 
l'histoire.  Davout  s'excuse  sur  l'exigence  de  ses  devoirs  militaires 
du  retard  qu'il  a  mis  à  rendre  compte  aux  administrateurs  de 
l'Yonne  de  cette  action  dont  la  convention  nationale  les  a  déjà  féli- 
cités, et  fait  suivre  ces  excuses  de  ce  récit  plein  de  véhémence 
juvénile. 


656  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

«  Un  autre  motif  m'a  empêché  de  vous  donner  des  détails  sur  la  fusil- 
lade de  Duiriouriez,  le  voici:  C'est  que  j'eusse  été  obligé  de  blâmer  la 
conduite  de  quelques  individus  qui  ont  fait  manquer  en  partie  le  projet 
que  j'avais  conçu  pour  sauver  la  république  de  la  crise  où  la  jetaient 
les  trahisons  de  ce  monstre;  la  vérité  m'eût  forcé  de  dire  que  si  l'on 
n'avait  pas  ralenti  l'ardeur  des  volontaires,  si  on  n'avait  pas  crié  en 
retraite,  nous  tenions  Dumouriez;  son  cheval  avait  été  blessé  solis  lui, 
onze  chevaux  de  sa  suite  étaient  pris,  l'Escaut  ét?jit  là  qui  lui  fermait 
toute  retraite,  nous  étions  sur  le  point  de  le  joindre  puisque  nos  balles 
l'atteignaient,  et  c'est  le  moment  qu'on  a  choisi  pour  crier  en  retraite  ! 
Les  volontaires  ignorant  ce  qui  se  p..ssait  derrière  eux  n'ont  pu  faire  au- 
trement que  d'obéir  à  cet  ordre,  et  Dumouiiez  nous  a  échappé.  J'en  ai 
déji  dit  plus  que  je  ne  voulais  sur  cette  affaire,  je  laisse  à  ceux  qui  le 
voudront,  au  conseil  d'adaunistratiun,  s'il  le  désire,  à  instruire  nos  conci- 
toyens qui  savent  ceux  qui,  dans  c-tte  occasion  et  dans  bien  d'autres, 
ont  bien  mérité  ou  démérité  de  la  patrie.  » 

A  la  manière  dont  cette  expédition  est  présentée,  on  voit  que  Da- 
V0ut  la  regarde  comme  son  œuvre  personnelle,  qu'il  avait  engagé 
à  sa  réussite  son  jeune  orgueil  et  l'honneur  de  son  bataillon,  et 
qu'il  a  ressenti  comme  une  demi-trahison  l'ordre  fâcheux  de  re- 
traite qui  l'a  fait  échouer. 

Ces  rapports  font  mieux  que  nous  révéler  le  Davout  des  premiers 
jours  qui  va  mûrir  si  vite  au  feu  des  événemens,  ils  nous  donnent 
la  clé  du  Davout  véritable  et  définitif,  de  celui  que  l'histoire  con- 
naît seul.  On  y  sent,  même  au  milieu  des  illusions  révolutionnaires, 
une  âme  opiniâtre  avec  feu,  animée  d'une  légitime  ambition,  qui 
s'est  sondée,  a  reconnu  sa  valeur,  se  sent  sûre  d'elle-même  et  ne 
permettra  pas  qu'on  la  méconnaisse.  Ses  moindres  mots  respir  nt 
une  confiance  invincible  en  ses  facultés  de  commandement.  Et  ne 
croyez  pas  que  cette  effervescence  républicaine  lui  fasse  jamais  ou- 
blier les  lois  de  l'ordre  nécessaire  à  toute  armée.  Ce  n'est  pas  lui 
qui  confondra  jamais  la  liberté  propre  au  soldat  avec  la  liberté 
propre  au  citoyen.  Dès  le  premier  jour  de  sa  vie  militaire,  il  sait 
que  la  discipline  est  la  condition  essentielle  de  la  guerre,  et  il  s'ap- 
plaudit de  la  trouver  autour  de  lui  stricte,  sévère  et  acceptée  comme 
légiiime.  «  Non,  citoyens,  écrit-il  dans  un  rapport  daté  du  h  sep- 
tembre 1792,  jamais  vous  ne  verrez  aucune  délibération  quel- 
conque de  la  part  de  vos  frères  du  troisième  bataillon  de  l'Yonne, 
qui  sjavent  combien  les  délibérations  des  corps  d'armée  sont  illi- 
cites et  en  même  temps  attentatoires  à  la  liberté  et  à  l'égalité.  » 
C'est  déjà  le  langage  de  l'homme  qui,  plus  tard,  dans  un  ordre  du 
jour  daté  de  Breslau,  en  1807,  prononçait  ces  remarquables  pa- 


LE    MARECHAL   DAVOUT.  657 

rôles  :  «  Bravoure  et  discipline,  telles  sont  les  bases  de  la  morale 
du  soldat.  ))  Il  sait  aussi  dès  le  premier  jour  que  la  probité  est  la 
vertu  indispensable  à  toute  administration  militaire,  et  il  est  prêt  à 
applaudir  à  toute  mesure  de  sévère  justice  capable  d'inspirer  la  ter- 
reur aux  fripons  et  la  confiance  aux  spoliés  ou  exploit*^s.  «  Nous 
sommes  maintenant  occupés  à  débrouiller  les  finances  du  bataillon 
qu'une  administration  illégale  de  six  semaines  seulement  a  plongées 
dans  un  chaos  qui,  lorsqu'il  sera  débrouillé,  mettra  au  grand  jour 
le  brigandage,  et,  suivant  toute  apparence,  quelques  individus  qui 
se  sont  justement  acquis  la  réputation  de  lâches  pourront  aussi  fort 
bien  mériter  celle  de  fripons,  ces  deux  qualités  coïncidant  parfai- 
tement. » 

Les  talens  militaires  d'un  homme  de  cet  ordre  n'étaient  pas  de 
ceux  qui  peuvent  rester  ignorés,  pas  plus  que  son  caractère  n'était 
de  ceux  qui  se  laissent  dédaigner.  Appelé  au  commandement  d'une 
division  dès  1793,  il  refusa  cependant  ce  grade,  ne  se  croyant  pas 
l'expérience  nécessaire  pour  l'occuper,  et  c'est  avec  le  titre  de  gé- 
néral de  brigade  que  nous  le  retrouvons,  en  1795,  à  l'armée  de 
Rhin-et-Moselle.  C'est  à  cette  époque  qu'il  se  lia  avec  le  général 
Marceau  d'une  amitié  qui  |)araît  avoir  été  des  plus  vives  et  des  plus 
réciproques.  Une  belle  lettre,  remplie  d'expansion,  de  bonne  hu- 
meur, et  tout  empreinte  de  cette  fraternité  républicaine  qui  régnait 
dans  les  armées  d'alors  nous  en  a  conservé  le  témoignage.  Les  deux 
compagnons  d'armes  rêvèrent  même,  paraît-il,  un  instant,  une  inti- 
mité plus  étroite  encore  :  introduit  par  Davout  au  sein  de  sa  fa- 
mille, Marceau  songea  à  épouser  la  sœur  de  son  ami,  M"^  Julie 
Davout,  depuis  femme  du  général  comte  de  Beaumont.  La  mort 
arrêta  ces  projets  en  fleur,  comme  elle  mit  fin  aussi  à  une  autre 
illustre  amitié,  celle  de  Desaix,  qui  fut  l'introducteur  de  Davout  au- 
près de  Bonaparte  peu  avant  la  campagne  d'Egypte.  Si,  comme  le 
veut  un  proverbe  populaire,  nous  devons  être  jugés  par  nos  ami- 
tiés, rien  ne  plaide  davantage  en  faveur  de  l'élévation  de  nature  et 
de  la  noblesse  de  sentimens  de  Davout  que  d'avoir  su  conquérir 
l'affection  des  deux  plus  pures  gloires  des  armées  républicaines. 

Sur  la  campagne  d'Egypte,  les  présens  Mémoires  ne  nous  don- 
nent qu'un  seul  document,  une  lettre  du  18  nivôse  an  vn,  datée  du 
camp  de  Belbk  et  relative  à  la  prise  d'El-Ârisch  par  le  grand-vizir; 
mais  le  récit  que  le  jeune  général  y  fait  de  cette  aftaire  humiliante 
suffit  pour  révéler  l'accent,  ou  mieux  le  timbre  propre  de  cette 
âme  en  qui  le  mot  de  lâcheté,  toutes  les  fois  qu'il  doit  être  pro- 
noncé, rend  une  résonnance  extraordinaire.  Pour  Davout,  ce  mot 
exprime  le  crime  entre  tous  ineffaçable.  Dès  sa  première  jeunesse, 
on  a  pu  le  voir  par  nos  citations  précédentes,  ce  sentiment  était 

TOME  XXXV.  —  1879.  42 


-658  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

porté  au  plus  haut  point,  en  sorte  qu'on  peut  dire  que  le  mot  su- 
î)lime  du  matin  d'Eylau  fut,  non  l'heureuse  inspiration  d'une  heure 
terrible,  mais  l'expression  laconique  de  ce  qui  fut  le  catéchisme  mi- 
litaire de  toute  sa  vie.  Voici  le  récit  de  cette  affaire,  où,  sans  blâmer 
ouvertement  le  commandant  de  la  place,  le  jeune  général  le  stig- 
matise d'un  dédain  voilé  en  accolant  à  son  titre  militaire  le  titre 
de  monsieur,  comme  César,  un  jour  qu'il  avait  à  se  plaindre  d'une 
légion ,  ne  trouva  pas  de  meilleur  moyen  d'en  punir  les  soldats 
que  de  les  flageller  du  nom  de  Quirites. 

«  Je  vous  invite,  mon  camarade,  à  me  faire  connaître  ce  qui  pourra 
venir  à  votre  connaissance  sur  l'armée  du  grand-vizir,  qui,  comme  vous 
en  êtes  sans  doute  déjà  instruit,  s'est  emparé  d'El-Arisch,  le  9  de  ce  mois, 
après  un  siège  de  huit  jours  ;  mais  son  armée,  au  lieu  d'exécuter  la  ca- 
pitulation et  de  laisser  sortir  et  retirer  tranquillement  sur  Kadish  les 
Français  qui  défendaient  le  fort,  s'est  rejetée  sur  cette  malheureuse 
garnison,  qui  a  été  assassinée,  à  l'exception  d'une  ceutaine  d'hommes 
que  l'on  a  faits  prisonniers.  Un  soldat  de  cette  garnison,  voyant  cette 
infâme  trahison,  a  été  mettre  le  feu  au  magasin  à  poudre  et  a  donné  la 
mort,  parce  généreux  dévoûment,  à  plus  de  deux  mille  de  ces  brigands 
qui,  par  leur  conduite,  ont  appris  à  ceux  d'entre  nous  qui  seraient  assez 
lâches  pour  se  rendre  dans  les  combats  que  nous  pourrons  avoir  avec 
eux  le  sort  qui  nous  est  réservé. 

«  Le  chef  de  bataillon  Grandpéré  a  été  du  nombre  des  assassinés;  les 
Turcs  ont  poussé  la  cruauté,  auparavant  de  lui  couper  la  tête,  jusqu'à 
lui  faire  faire  plusieurs  fois  le  tour  du  fort  entièrement  nu  et  en  le 
frappant  à  chaque  pas;  quelques  autres  officiers  des  plus  distingués  de 
cette  garnison  ont  eu  un  pareil  sort.  Le  commandant  de  place,  M.  Ga- 
zai, n'a  pas  été  assez  heureux  pour  avoir  ce  traitement  :  il  a  survécu  à 
son  déshonneur. 

((  Lorsque  cet  officier  a  pris  sur  lui  de  capituler,  le  fort  était  encore 
sans  brèche,  et  il  n'avait  eu  que  vingt  hommes  tués  ou  blessés  depuis  le 
commencement  du  siège.  Les  Turcs  n'auraient  peut-être  jamais  pu  par- 
venir à  faire  une  brèche,  puisqu'ils  n'avaient  que  du  8,  du  3  et  du  5.» 

Revenu  en  France  avec  Desaix  après  la  bataille  d'Héliopolis, 
Davout  se  trouvait  marqué  d'avance  pour  un  des  grands  rôles  du 
régime  inauguré  par  le  18  bramaire.  Dès  le  premier  jour,  Bona- 
parte eut  les  yeux  sur  lui  et  mit  la  main  à  sa  fortune.  Nous  ne 
voulons  pas  parler  seulement  de  tous  les  titres  dont  Davout  fut 
investi  successivement  pendant  les  années  du  consulat,  comman- 
dant en  second  de  la  garde  des  consuls,  général  de  division,  bientôt 
maréchal  de  France,  mais  d'une  faveur  tout  autrement  rare,  qui 
montrait  assez  en  quelle  estime  le  nouveau  maître  de  la  France 


LE   MARECHAL   DAVOUT.  059 

tenait  le  jeune  soldat.  C'est  sous  ses  auspices  et  ceux  de  Joséphine 
que  s'accomplit  le  mariage  de  Louis  Davout  avec  M"' Aimée  Leclerc, 
et  en  parlant  ainsi  nous  ne  craignons  pas  de  trop  nous  avancer,  car 
nous  avons  pour  nous  l'autorité  même  du  maréchal,  qui,  dans  ses 
lettres  intimes  à  sa  femme,  lui  rappelle  à  vingt  reprises  dilîérentes 
que  c'est  au  premier  consul  qu'ils  doivent  leur  heureuse  union. 
M"''  Aimée  Leclerc  était  la  sœur  du  général  Leclerc,  premier  mari 
de  Pauline  Bonaparte  et  par  conséquent  beau-frère  du  premier 
consul  ;  en  favorisant  cette  union,  Bonaparte  rapprochait  donc  Davout 
de  sa  propre  famille  aussi  étroitement  qu'il  pouvait  en  être  rap- 
proché, sans  en  faire  directement  partie,  et  semblait  dire  qu'il 
l'associait  d'avance  à  toute  la  grandeur  qu'elle  allait  atteindre. 
M"«  Aimée  Leclerc,  de  son  côté,  était  digne  de  cette  union.  Née 
d'une  famille  d'excellente  bourgeoisie,  qui  allait  devenir  sous  le 
consulat  et  l'empire  une  famille  toute  militaire,  elle  unissait  à  une 
rare  beauté  une  grande  fermeté  de  caractère  et  cette  loyauté  du 
cœur  qui  seule  fait  les  tendresses  sûres  et  sensées.  Elle  avait  reçu 
la  meilleure  éducation  qu'il  fût  possible  de  recevoir  au  sortir  du 
grand  déluge,  éducation  qui  aurait  suffi  pour  la  mettre  d'em- 
blée au  niveau  de  la  haute  fortune  que  cette  union  allait  lui  faire, 
quand  bien  même  elle  n'y  aurait  pas  été  préparée  de  longue  date 
par  les  leçons  d'une  mère  excellente,  les  exemples  de  la  famille  et 
les  dons  d'une  nature  foncièrement  droite  et  sans  petitesses  d'au- 
cune sorte.  Son  éducatrice  mérite  bien  de  nous  arrêter  un  instant, 
car  elle  ne  fut,  autre  que  la  célèbre  M'"*  Campan,  l'ex-femme  de 
chambre  de  Marie-Antoinette  et  l'auteur  de  curieux  Mémoires  pour 
lesquels  nous  demanderons  la  permission  d'être  moins  sévère  qu'on 
ne  l'a  été  tout  récemment  ici-même. 

Au  sortir  de  la  terreur.  M'"®  Campan  eut  l'idée  d'établir  à  Saiut- 
Germain-en-Laye  une  institution  pour  les  demoiselles,  où  elle  pût 
sauver  du  naufrage  de  l'ancien  régime  ces  principes  de  bonne  éduca- 
tion, ces  traditions  de  politesse  et  ces  méthodes  de  tenue  correcte 
qui  méritaient  de  lui  survivre,  en  les  modifiant  légèrement  pour  les 
mettre  au  ton  du  jour.  C'est  dans  cette  institution  que  furent  éle- 
vées à  cette  époque  la  plupart  des  jeunes  filles  de  la  haute  bour- 
geoisie et  de  ce  qui  restait  encore  de  noblesse  en  France. 
M*"»  Campan  fut  donc  pour  les  hautes  classes  de  la  société  fran- 
çaise au  sortir  de  la  révolution  à  peu  près  ce  qu'avait  été,  sous  les 
dernières  années  de  la  monarchie,  M""*"  de  Genlis  pour  l'aristocratie 
libérale,  et  si  l'empire  put  avoir  une  cour,  c'est  en  partie  à  elle 
qu'il  le  dut.  Cette  personne,  sinon  supérieure,  au  moins  peu  com- 
mune, grâce  à  son  institution,  se  trouva,  dès  la  première  heure  de 
la  fortune  de  Bonaparte,  en  relations  presque  intimes  avec  tous  les 
membres  de  sa  famille  et  de  celle  de  Joséphine.  Rien  de  plus 


660  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

étrange  que  d'entendre,  dans  les  lettres  qu'à  cette  date  de  1800 
elle  adresse  à  son  élève,  M""  Leclerc,  l'ancienne  femme  de  chambre 
de  Marie-Antoinette  nommer  familièrement  ces  futures  reines  et  ces 
princes  en  voie  d'éclosion  :  «  J'irai  demain  à  Paris,  et  j'y  verrai 
pour  vous  l'aimable  Caroline  et  Hortense,  »  dit-elle  dans  une  de 
ces  lettres.  Dans  une  autre  elle  invite  M'"'  Davout  et  son  mari  à 
venir  prendre  dans  son  pensionnat  un  thé  qui  leur  sera  servi  par 
les  plus  grandes  de  ses  ex-compagnes,  et  ajoute  :  «  11  n'y  aura 
d'hommes  que  vos  maris,  Jérôme,  Eugène  et  Henri.  »  Caroline  est 
la  future  reine  de  Naples,  l'épouse  de  Murât,  Hortense  la  prochaine 
reine  de  Hollande,  Eugène  est  le  prince  Eugène  Beauharnais, 
Jérôme  le  futur  roi  de  WestphaUe.  Quoi  donc!  il  n'y  a  pas  plus  de 
huit  ans  que  M'"" Campan  vivait  auprès  de  la  reine  Marie-Antoinette 
et  de  Louis  XVI,  et  la  société  française  a  été  à  ce  point  renouvelée! 
Connaissez -vous  rien  qui  soit  mieux  fait  pour  donner  avec  plus  de 
vivacité  le  sentiment  que  la  figure  du  monde  est  dans  un  perpétuel 
changement,  pour  parler  comme  Bossuet  après  saint  Augustin? 
C'est  avec  une  parfaite  justesse  que  M'"^  de  Blocqueville  dit  de  ces 
lettres  de  M'"^  Campan  à  son  élève ,  qu'elles  sont  comme  un  trait 
d'union  entre  l'ancien  régime  et  l'époque  impériale;  cependant  il 
faut  bien  vite  ajouter  que  les  affinités  d'idées  et  de  sentimens  sont 
plus  grandes  avec  l'empire  qu'avec  l'ancienne  monarchie.  Par  sa 
naissance,  M'"'  Campan  appartenait  aux  classes  nouvellement  éman- 
cipées, et  le  ton  de  ses  célèbres  Mémoires  nous  dit  assez  qu'elle  ser- 
vit la  famille  royale  avec  fidélité  plutôt  qu'avec  enthousiasme,  et 
qu'elle  observa  les  mœurs  de  l'ancien  régime  avec  réserve  et  équité, 
mais  sans  engouement.  11  y  avait  chez  elle  et  chez  les  siens  un  cer- 
tain fonds  de  libéralisme  discret;  elle-même  et  M'"''  de  Genhs  se 
sont  chargées  de  nous  apprendre  quel  rôle  son  frère,  le  citoyen  Ge- 
nêt, avait  joué  dans  le  parti  d'Orléans;  quant  à  elle,  elle  ne  trouva 
rien  dans  ses  souvenirs  qui  pût  l'empêcher  d'applaudir  et  de  prendre 
part  au  régime  napoléonien  avec  toute  l'ardeur  qui  était  compatible 
avec  son  humeur  sensée.  En  lisant  les  lettres  que  nous  présentent 
ces  Mémoires,  il  me  vient  à  la  pensée  que  l'inlluence  qu'elle  a 
exercée  sur  les  générations  de  l'empire  a  été  plus  forte  qu'on  ne  l'a 
dit  et  qu'on  ne  l'a  su,  et  qu'on  a  attribué  à  de  plus  illustres  une 
action  qui  lui  appartient.  On  connaît  les  modes  de  costume,  d'es- 
prit, et  j'oserai  dire  de  cœur  de  l'époque  impériale,  les  femmes 
sensibles  et  essenlielles,  la  sentimentalité  conjugale,  la  maternité 
attendrie,  et  d'ordinaire  on  en  fait  honneur  à  l'influence  prolongée 
de  Jean-Jacques  Rousseau,  mais  on  peut  soutenir,  sans  amour 
aucun  du  paradoxe,  que  cet  honneur  revient  bien  plus  directement 
à  M"'"  Campan.  Son  originalité  en  matière  d'éducation,  c'est  d'avoir 
donné  à  tout  ce  que  lui  avait  appris  l'ancien  régime  des  formes  et 


LE  MARÉCHAL  DAVOUT.  (561 

des  couleurs  bourgeoises.  L'idéal  de  femme  qu'elle  avait  conçu  et 
qu'elle  s'efforce  de  façonner,  c'était  celui  d'une  ménagère  femme 
du  monde,  qui  vécût  pour  son  mari  sans  l'enfermer  dans  son  amour 
comme  dans  une  solitude,  et  qui  fît  profiter  son  intérieur  de  toutes 
les  élégances  et  de  toute  l'animation  qu'exige  la  vie  mondaine. 
Écoutez  plutôt  ces  conseils  à  son  élève  et  cette  esquisse  de  la  femme 
selon  ses  préférences  : 

«  Vous  allez  être  une  de  celles  qui  réaliserez  ce  qu'on  a  caractérisé  de 
ma  chimère,  occupée  de  convenir  à  tout  le  monde  et  de  faire  le  bon- 
heur d'un  seul;  soignée  dans  les  moyens  décens  de  plaire,  mais  pour 
donner  uniquement  à  son  mari  le  plaisir  d'avoir  une  femme  aimable. 
Une  bonne  tête  unie  à  un  bon  cœur  sont  nécessaires  pour  savoir  bien  aimer 
et  pour  aimer  constamment.  Croyez-vous  qu'un  mari  puisse  être  jamais 
infidèle,  quand  il  trouvera  réuni  dans  sa  femme  de  la  grâce  et  de  la  sim- 
plicité dans  les  manières,  du  goût  dans  sa  parure,  mais  de  la  modestie 
dans  la  mise  et  de  l'économie  dans  la  dépense;  quand  elle  aura  le  matin 
veillé  aux  plus  petits  détails  d'ordre  dans  sa  maison,  inspecté  jusqu'à 
la  propreté  qui  y  est  nécessaire,  et  que  le  soir  elle  recevra  ses  amis 
avec  empressement,  égards  et  politesse  ;  quand  elle  entretiendra  son 
jugement  par  des  lectures  utiles,  et  partagera  son  temps  entre  l'aiguille 
et  le  crayon;  quand  elle  n'aura  jamais  de  caprices,  connaîtra  les  pré- 
rogatives des  hommes  et  se  réservera  seulement  le  droit  modeste  et 
aimable  de  la  représentation?  Il  faudrait  rencontrer  un  être  odieux  pour 
n'être  pas  sûre  de  son  bonheur.  » 

Est-ce  qu'à  la  lecture  de  ce  portrait  sensé  et  aimable  vous  ne 
voyez  pas  apparaître  l'image  d'une  grande  dame  du  temps  de  l'em- 
pire dans  un  intérieur  à  la  fois  somptueux  et  ordonné,  sans  fouillis 
et  sans  nudité,  revêtue  du  costume  décent  et  défavorable  à  la  beauté 
qui  était  alors  à  la  mode  :  corsage  montant,  jupe  longue  et  traî- 
nante, manches  plates,  ceinture  marquée  trop  haut  de  manière  à 
faire  ressortir  dava,ntage  les  signes  des  fonctions  maternelles  que 
les  élégances  de  la  forme.  Une  vision  qui  attendrit  plus  qu'elle  ne 
fascine  et  qui  appelle  l'estime  plus  qu'elle  ne  provoque  la  séduc- 
tion! 

M"' Aimée  Leclerc,  la  future  princesse  d'Eckmïihl,  était  extrême- 
ment belle,  d'une  beauté  imposante  et  fière  qui  la  sacrait  pour  les 
pompes  des  fêtes  royales  et  dont  nombre  de  contemporains  ont  pu 
admirer  jusque  dans  ces  dernières  années  les  superbes  vestiges. 
Nul  mensonge  dans  cette  beauté,  qui  tenait  non  à  ces  charmes  pas- 
sagers destinés  à  s'évanouir  avec  les  années,  mais  à  ce  qu'il  y  a 
dans  l'être  humain  de  plus  indestructible,  c'est-à-dire  la  forme  et 
la  structure  même.  Comme  sa  belle-sœur  la  future  princesse  Bor- 
ghèse,  la  nature  l'avait  créée  avec  une  franchise  exempte  de  toute 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mièvrerie  et  une  correction  pleine  de  magnificence.  Nous  ne  crai- 
gnons pas  d'appuyer  sur  cet  aimable  sujet,  car,  si  la  beauté  sous  tous 
les  régimes  a  toujours  eu  une  influence  sociale  considérable,  elle 
eut  sous  le  régime  consulaire  une  importance  de  premier  ordre  et 
fut  pour  ainsi  dire  un  des  instrumens  politiques  du  nouveau  régime. 
Ce  n'était  pas  sans  arrière-pensée  personnelle  que  Bonaparte  s'oc- 
cupait de  marier  ses  lieutenans  et  qu'il  leur  voulait  des  compagnes 
dignes  d'eux;  mais  il  faut  convenir  que  cette  arrière-pensée  avait 
sa  grandeur.  Vous  rappelez  -  vous  cette  première  scène  des  mé- 
moires de  Consalvi,  envoyé  par  le  pape  Pie  VII  comme  négociateur 
du  concordat  auprès  de  Bonaparte?  Il  arrive  aux  portes  d'un  palais 
entouré  de  gardes  en  grand  uniforme,  traverse  de  vastes  salles  où 
partout  l'image  de  la  puissance  militaire  s'impose  à  ses  regards,  et 
lorsqu'enfin  une  dernière  porte  s'est  ouverte  et  qu'une  dernière  ten- 
ture est  retombée,  il  est  ébloui  par  le  plus  inattendu  des  spectacles, 
le  premier  consul  siégeant  comme  un  roi  au  milieu  de  sa  famille,  de 
ses  généraux  reluisans  de  l'or  de  leurs  costumes,  et  de  leurs  femmes 
étincelantes  de  bijoux  et  de  pierreries.  Il  avait  cru  être  envoyé  dans 
une  nation  veuve  de  toutes  ses  splendeurs,  et  il  tombait  dans  une 
cour  aussi  magnifique  par  la  pompe  et  plus  séduisante  par  le  choix 
des  personnes,  toutes  saisies  par  la  grandeur  dans  la  fleur  même 
de  leurs  années,  qu'aucune  de  celles  que  ses  yeux  avaient  jamais 
vues.  Le  service  que  l'incomparable  artiste  politique  demandait  à  la 
jeunesse  et  à  la  beauté,  c'était  de  montrer  à  l'Europe,  après  la 
grande  tourmente,  le  miracle  d'un  printemps  social  qui  fût  la  justifi- 
cation visible  de  la  prétention  qu'affichait  la  France  de  s'être  renou- 
velée par  la  révolution.  Le  renouveau  était  là  évident  dans  ces  fiers 
jeunes  gens  revêtus  de  l'uniforme,  et  dans  ces  femmes  toutes  bril- 
lantes de  grâce  et  d'élégance.  Il  fallait  qu'on  sût  que  cette  France 
ne  s'était  pas  tellement  décapitée  elle-même  qu'elle  fût  désormais 
le  seul  séjour  de  la  tristesse,  de  la  laideur  et  de  la  médiocrité. 
((  Nous  avions  toutes  vingt  ans,  et  ils  avaient  tous  trente  ans ,  » 
disait  un  jour  devant  nous  la  maréchale  d'Eckmûhl,  repassant  le 
souvenir  de  sesjeunes  années.  Quelques  semaines  après,  nous  lisions 
les  mémoires  de  Consalvi  et  nous  comprenions  toute  la  portée  de 
ces  mots  si  simples. 

Si  le  premier  consul  avait  trop  compté  sur  les  services  de  repré- 
sentation oflîcielle  que  cette  belle  j^ersonne  pouvait  rendre  à  ses 
réceptions  et  à  ses  fêtes,  il  dut  éprouver  quelque  désappointement. 
La  maréchale,  on  le  voit  par  ses  lettres  intimes,  ne  goûtait  que  mé- 
diocrement les  fatigans  plaisirs  du  monde ,  et  s'abstenait  d'y 
paraître  autant  qu'elle  pouvait.  Elle  préférait  la  tranquille  existence 
de  son  Savigny,  même  avec  un  peu  de  solitude,  à  toutes  les  pompes 
delà  cour;  embellir  cette  belle  demeure,  en  diriger  les  construc- 


LE   MARÉCHAL  DAVOUT.  663 

tions  et  les  plantations,  surveiller  sa  laiterie,  ses  moulins  et  sa  basse- 
cour  étaient  son  occupation  favorite;  pour  elle,  ces  soins  de  ménagère 
étaient  tout  plaisir,  et  le  reste  était  tout  corvée.  Les  simples  visites 
semblent  avoir  été  pour  elle  une  charge  trop  lourde;  il  n'y  a  pas 
pour  ainsi  dire  une  lettre  de  son  mari  qui  ne  fasse  foi  de  cette  dis- 
position qui  le  contrariait  vivement,  et  souvent  même  l'affligeait. 
A  chaque  instant,  il  la  rappelle  à  ces  devoirs  d'étiquette  dont  leur 
position  commune  lui  fait  une  loi.  «  Es-tu  enfin  allée  voir  ]VI"i'  Bo- 
naparte, va  donc  voir  M'"''  Bonaparte,  je  te  recommande  instam- 
ment d'aller  chez  M'"'  Bonaparte,  »  est  le  refrain  presque  obligé  de 
chacun  de  ses  billets.  Il  est  aisé  de  voir  à  cette  insistance  que  le 
maréchal  craint  les  impressions  défavorables  que  ces  lenteurs  de  sa 
femme  peuvent  créer  chez  le  premier  consul  et  Joséphine,  et  les 
situations  embarrassantes  où  cette  circonstance  peut  le  placer.  A 
bien  y  regarder,  on  aperçoit  autre  chose  peut-être  que  l'ennui  du 
monde  dans  ce  peu  d'empressement  de  la  maréchale,  et  cette  autre 
chose  est,  croyons-nous,  la  quasi-parenté  qui  l'unissait  à  la  famille 
du  premier  consul,  et  plus  tard  de  l'empereur,  et  qui  était  faite 
pour  rendre  les  relations  souvent  difficiles  et  toujours  délicates. 
Dans  une  telle  situation,  la  susceptibilité  s'effarouche  })lus  aisément, 
la  timidité  redouble,  l'imagination  s'exagère  le  plus  mince  incident, 
et  l'on  trouve  de  la  froideur  dans  le  moindre  geste,  de  la  défaveur 
dans  le  moindre  regard,  de  l'indifférence  dans  le  plus  court  silence. 
Nous  voyons  que  la  maréchale  avait  été  plusieurs  fois  affectée  de 
l'attitude  de  Joséphine  à  son  égard.  S'il  y  avait  eu  en  effet  quelques 
froissemens,  il  ne  faut  guère  en  chercher  la  cause  que  dans  certains 
incidens  qui  étaient  nés  de  cette  quasi-par&nté.  La  maréchale  Da- 
vout  était  la  sœur  du  général  Leclerc,  et  elle  avait  pour  ce  frère  si 
prématurément  enlevé  une  affection  des  plus  profondes.  Peut-être 
le  second  mariage  de  Pauline  Bonaparte  succédant  si  vite  au  pre- 
mier lui  fut-il  une  blessure  trop  sensible  pour  qu'elle  réussît  à  la 
cacher,  et  peut-être  cette  piété  fraternelle  mal  dissimulée  fut-elle 
prise  avec  déplaisir  par  la  famille  consulaire.  Qu'il  y  ait  eu  en  tout 
cas  certaine  piqûre  qui  ait  été  ressentie  vivement  par  Pauline  Bona- 
parte, et  par  suite  par  son  entourage,  cela  n'est  pas  douteux,  car 
une  lettre  du  maréchal  nous  apprend  que  sa  fenmie  avait  eu  à  se 
plaindre  de  procédés  inconvenans  de  la  part  du  prince  Borghèse 
pendant  une  visite  à  Savigny.  Cette  piqûre  d'ailleurs  n'était  pas 
précisément  une  de  ces  misères  pour  lesquelles  les  femmes  se  brouil- 
lent entre  elles,  selon  un  mot  philosophique  de  Thiers  à  propos  de 
je  ne  sais  quelle  querelle  entre  femmes  de  la  cour  impériale.  Pau- 
line avait  un  fils  du  général  Leclerc,  un  fils  bizarrement  nommé 
Dermide  par  le  premier  consul  par  suite  du  goût  non  moins  bizarre 
qu'il  afficha   toute  sa  vie  pour  les  poèmes  d'Ossian,  goût  dans 


66/i  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lequel,  pour  le  dire  en  passant,  il  nous  a  toujours  paru  que  la 
politique  avait  plus  de  part  que  le  sentiment  littéraire.  La  maré- 
chale voulut  retenir  auprès  d'elle  l'enfant  de  son  frère  et  fit  à  cet 
effet  à  plusieurs  reprises  des  démarches  auprès  du  premier  consul, 
qui  parut  un  moment  disposé  à  consentir,  mais  qui  finit  par  laisser 
l'enfant  à  sa  mère.  Le  petit  Dermide  accompagna  donc  Pauline 
Bonaparte  à  Rome  dans  la  demeure  des  Borghèse  ;  un  an  après  il 
était  mort,  ce  qui  fut  pour  la  maréchale  un  grand  chagrin  en 
même  temps  qu'une  justification  de  ses  trop  légitimes  appréhen- 
sions. Cet  événement  n'était  pas  pour  la  guérir  de  son  éloignement 
pour  les  pompes  officielles;  on  en  eut  une  preuve  à  ce  moment 
même.  Lorsque  le  consulat  céda  la  place  à  l'empire,  la  maréchale 
Davout  fut  désignée  pour  faire  partie  de  la  maison  de  l'impéra- 
trice-mère,  sur  la  demande  même  de  M'"*  Lœlitia.  Cette  faveur 
assujettissante  fut  reçue  avec  désespoir  par  la  maréchale,  et  cetîe 
fois  avec  un  profond  ennui  pour  son  mari,  qui  la  laissa  libre  de 
faire  à  sa  volonté,  en  lui  conseillant  cependant  d'accepter  pour  ne 
pas  paraître  ag'r  parégoïsme  et  s'attirer  le  reproche  d'ingratitude. 
La  maréchale  suivit  le  conseil  de  son  mari,  mais  à  la  première 
occasion  elle  prétexta  son  état  de  santé  et  se  démit  de  sa  charge. 
Que  cette  retraite  ait  été  mal  prise  par  l'empereur,  qui,  comuie  on 
le  sait,  aimait  peu  qu'on  se  dérobât  à  ses  volontés,  cela  n'a  rien 
d'inadmissible,  et  qui  nous  dit  que  ce  n'est  pas  dans  les  incidens 
que  nous  venons  de  passer  en  revue  qu'il  faut  chercher  une  des 
causes  de  cette  froideur  dont  l'auteur  de  ces  mémoires  l'accuse 
envers  le  prince  d'Eckniiihl?  C'est  là  sans  doute  une  cause  plus 
mesquine  que  la  victoire  d'Auerstaedt  et  les  vues  prêtées  à  Davout 
sur  la  Pologne,  mais  l'histoire  du  verre  d'eau  de  la  reine  Anne  est 
de  tous  les  temps,  et  nous  croyons  fort  qu'elle  a  joué  un  rôle  con- 
sidérable dans  les  rapports  de  ces  deux  grands  hommes  d'action. 
Parmi  les  documens  rassemblés  dans  les  présens  volumes  nous  trou- 
vons une  longue  correspondance  delà  famille  Leclerc,dont  la  partie 
la  plus  intéressante  revient,  cela  va  sans  dire,  à  l'individualité  la  plus 
remarquable  de  cette  famille,  l'infortuné  mari  de  Pauline  Bona- 
parte. Ces  lettres  adressées  de  Saint-Domingue,  tant  à  son  beau- 
frère  Davout  qu'à  son  beau-frère  le  premier  consul,  et  aux  minis- 
tres de  la  guerre  et  de  la  marine  d'alors,  écrites  d'un  excellent  style 
militaire,  où  la  correction  ne  nuit  en  rien  à  la  vivacité,  sont  d'un 
elTet  dramatique  saisissant.  C'est  l'appel  d'un  naufragé,  luttant 
contre  toute  espérance  et  employant  ses  dernières  forces  à  faire 
des  signaux  de  détresse  à  un  heureux  navire  qui  vogue  sous  un 
vent  favorable,  pavillon  déployé,  trop  loin  de  lui  pour  le  voir  et 
l'entendre.  Le  vulgaire  proverbe  que  les  absens  ont  tort  reçoit  ici 
une  eff"royable  justification.  «  Depuis  le  21  germinal,  écrit-il  au 


LE   MARÉCHAL    DAVOUT.  665 

ministre  de  la  marine,  je  n'ai  reçu  aucune  lettre  de  vous.  J'ai  cor- 
respondu avec  vous  très  exactement,  et  vous  ne  répondez  à  aucune 
de  mes  hîttres;  l'abandon  où  vous  me  laissez  est  cruel.  Je  vous 
demande  des  effets  d'hôpitaux,  d'artillerie...  rien!  pas  une  de  vos 
lettres  ne  médit  si  le  gouvernement  était  satisfait  de  ma  conduite  ; 
on  a  besoin  d'encouragement  dans  la  position  où  je  me  trouve.  » 
—  «  Nos  hôpitaux  sont  toujours  encombrés,  écrit-il  au  premier 
consul  à  la  date  du  14  thermidor  an  x,  mes  généraux  de  division 
sont  tous  au  lit,  et  la  majeure  partie  de  mes  généraux  de  brigade  ; 
mon  ordonnateur  est  très  malade  et  mon  administrateur  est  assez  mal. 
Les  employés  et  officiers  de  santé  sont  morts  en  grande  partie.  La 
marine  est  écrasée.  La  maladie  fait  des  ravages  affreux  à  bord  des 
bâtimens.  Je  serai  sans  argent,  et  ce  n'est  que  les  douanes  qui  me 
rendent  six  cent  mille  francs  par  mois.  »  —  «  La  position  n'est  pas 
bonne,  mon  cher  Davout,  —  écrit-il  le  5  vendémaire  de  l'an  xi,  avec 
ce  reste  d'espérance  que  l'on  voit  parfois  aux  agonisans  à  leurs 
suprêmes  minutes,  —  mon  armée  entière  est  morte  ou  mourante; 
tous  les  jours  on  vient  tirer  à  mes  oreilles  au  Cap,  et  je  ne  puis 
que  repousser  les  coquias  et  rester  sur  une  défensive  pénible... 
Je  vous  embrasse,  ainsi  que  ma  chère  sœur.  Je  serai  avec  plaisir 
le  parrain  de  votre  fils.  »  Mélancoliques  paroles  quand  on  songe 
à  la  fin  si  prochaine,  et  dont  l'accent  de  confiance  est  plus  lugubre 
qu'un  tocsin  d'agonie  !  On  ne  peut  s'empêcher  de  trouver  réellement 
barbare  de  la  patt  du  premier  consul  l'abandon  de  ce  beau-frère 
si  dévoué,  qui,  lorsqu'il  apprend  la  nouvelle  de  la  transformation 
du  pouvoir  consulaire  en  1802,  fait  taire  un  instant  toutes  ses 
inquiétudes  pour  lui  adresser,  en  son  nom  et  au  nom  de  l'armée  de 
Saint-Domingue,  une  adresse  de  félicitations  enthousiastes,  et  qui, 
au  milieu  de  sa  suprême  détresse,  écrit  à  Davout  c-^s  ligues,  où 
respire  tant  d'affectueuse  admiration  pour  l'ingrat  dominateur  : 
(c  Adieu,  mon  cher  Davout;  plaignez-moi  :  depuis  mon  départ  de 
France,  je  suis  constamment  à  la  brèche;  que  dis-je?  félicitez-moi 
d'être  à  même  de  donner  au  premier  consul  de  grandes  marques  de 
dévoûment  et  de  justifier  sa  confiance.  »  Cet  abandon,  si  cruel  qu'il 
soit,  ne  nous  semble  pas  cependant  motiver  l'hypothèse  de  prémé- 
ditation criminelle  que  l'éditeur  decesdocumens  ne  craint  pas  d'é- 
mettre à  l'égard  du  premier  consul.  En  dépit  des  actes  coupables 
que  l'on  peut  lui  reprocher,  nous  nous  refusons  à  reconnaître  la 
nature  de  Bonaparte  dans  un  projet  aussi  pervers  que  celui  d'envoyer 
son  beau-frère  au-devant  d'une  mort  certaine.  Il  y  a  bien  de  la 
finesse  et  bien  de  la  vérité  dans  ces  mots  par  lesquels  M'""  de  Bloc- 
quevillo  essaie  de  préciser  la  vraie  nature  de  son  accusation  :  «  Il 
y  a  des  énormités  que  l'on  commet  sans  consentir  à  en  avoir  cons- 
cience, car  on  n'oserait  certainement  pas  les  accomplir  si  on  lea. 


660  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

regardait  bien  en  face;  »  mais, même  avec  cette  atténuation,  nous 
repoussons  une  telle  hypothèse.  Le  macliiavélisme  de  Bonaparte, 
—  il  en  eut  un,  —  fut  un  machiavélisme  de  tête,  qui,  il  faut  le  dire 
à  sa  louange,  ne  descendit  jamais  dans  son  cœur,  et  qui,  tout  en 
le  rendant  capable  d'une  certaine  jactance  d'inhumanité,  ne 
se  traduisit  jamais  par  de  froides  méchancetés  ou  des  noirceurs  de 
parti  pris.  Pour  être  juste  à  cet  égard  pour  Bonaparte,  il  faut 
toujours  se  rapporter  à  cette  parole  d'un  vrai  hbéral,  Sismondi, 
dans  une  de  ses  lettres  à  la  comtesse  d'Albany  :  «  J'ai  l'expérience 
de  l'histoire,  et  je  vous  déclare  que  je  n'y  ai  jamais  rencontré  de 
fondateur  de  dynastie  ou  de  gouvernement  qui  ait  moins  versé  le 
sang  par  politique.  »  Ce  jugement  nous  paraît  l'équité  même;  tenons- 
nous-y  jusqu'à  révélation  du  contraire,  car  l'impartiale  histoire  n'a 
pas  la  complaisance  des  passions  et  ne  se  paie  pas  d'hypothèses. 

A  l'époque  de  son  mariage,  1801,  Davout  était  général  de  divi- 
sion, commandant  la  cavalerie  de  l'armée  d'Italie,  et  c'est  en  cette 
qualité  qu'il  prit  part  ta  la  bataille  de  Marengo.  Parmi  les  papiers 
qui  se  rapportent  à  cette  époque,  nous  trouvons  une  pièce  singuliè- 
rement caractéristique  en  ce  qu'elle  témoigne  ouvertement,  et  cette 
fois  sans  réserve  ni  réticence,  de  cette  confiance  invincible  en  lui- 
même  que  nous  avons  déjà  notée  comme  un  des  traits  les  plus 
essentiels  de  Davout.  C'est  une  pièce  adressée  de  Milan,  à  la  date 
du  19  thermidor  an  vi[i,  au  ministre  de  la  guerre,  et  relative  à 
certains  arrêtés  de  l'autorité  militaire  supérieure  qui  scindaient  le 
commandement  dont  il  avait  été  investi;  la  pièce  vaut  d'être  citée 
tout  entière,  tant  elle  donne  le  ton  juste  de  cette  âme  née  pour  le 
commandement  : 

«  J'ai  rhonneur  de  vous  rendre  compte  que  je  suis  arrivé  d 'puis  le  com- 
mencement de  ce  mois  à  cette  armée,  et  que  l'arrêté  qui  me  donne  le 
commandement  de  la  cavalerie  n'a  eu  son  exécution  qu'en  partie. 

«  L'intention  primitive  du  général  Masséna  a  été  de  l'exécuter,  mais 
le  général  Labuissière.à  qui  le  général  en  chef  avait  déj^  donné  le  com- 
mandement, a  représenté  qu'il  était  très  ancien  général  de  division.  Le 
général  Masséna  a  adopté  un  tempérament  auquel  j'ai  cru  devoir  me 
soumettre  en  ce  qu'il  a  l'air  de  reconnaître  l'arrêté  du  gouvernement 
qui  me  concerne  et  de  lui  obéir.  Il  a  donné  au  général  Laboissière  le 
commandem*^nt  de  la  réserve  de  cavalerie,  composée  de  la  grosse  cava- 
lerie de  l'armée..  Ce  général  ne  doit  correspondre  qu'avec  le  général  ea 
chef;  cependant  en  ligne  je  commanderai  toute  la  cavalerie;  hors  cette 
circonstance,  je  ne  commande  que  les  hussards,  chasseurs  et  dragons. 

«  Il  ne  m'appartient  point,  citoyen  ministre,  d'examiner  si  ce  tempé- 
rament peut  être  nuisible  au  service,  j'ai  accédé  par  les  raisons  que 
je  viens  de  déduire.  J'avais  observé  au  général  en  chef  que,  s'il  tran- 


LE   MARÉCHAL   DAVOUT.  667 

chait  et  exécutait  à  la  lettre  les  ordres  du  gouvernement,  il  pouvait  être 
tranquille  sur  les  obstacles  d'obéissance  qu'il  prétendait  que  j'éprouve- 
rais, que  tous  les  petits  moyens  de  la  jalousie  et  des  autres  petites  pas- 
sions m'étaient  très  indiiférens,  et  que,  dans  vingt-quatre  heures,  une 
fois  mis  en  possession  du  commandement,  tout  le  monde  aurait  obéi,  et 
que,  depuis  que  je  connaissais  quelque  chose  à  ce  que  c'était  que  le 
commandement,  j'avais  bien  su  mépriser  toutes  ces  misères  et  utiliser 
les  hommes  selon  leurs  talens.  » 

La  correspondance  du  maréchal  Davout  avec  sa  femme  remplit  à 
peu  près  tout  le  deuxième  volume  de  ces  Mémoires.  Elle  va  de 
1801  à  la  fin  de  1810,  embrassant  ainsi  le  commandement  de  l'ar- 
mée du  Nord  pendant  les  années  du  consulat,  poste  difficile  qui  lui 
fut  assigné  aussitôt  après  son  mariage  et  où  il  rendit  à  Bonaparte 
de  si  utiles  services,  Austerlitz,  Auerstaedt  et  la  guerre  de  Prusse, 
Eylau,  le  commandement  de  Pologne  en  1807,  et  enfin  cette  mémo- 
rable campagne  de  1809,  où  il  marcha  par  une  suite  de  combats 
terribles  à  cette  sanglante  bataille  de  deux  jours  qui  lui  valut  son 
second  titre,  harcelant  et  étreignant  pour  ainsi  dire  la  fortune  de 
son  poignet  de  fer  pour  qu'elle  lui  livrât  la  victoire  qu'il  récla- 
mait d'elle,  c'est-à-dire  la  série  entière  des  années  radieuses,  sans 
jours  sombres,  sans  gloire  ingrate  comme  le  seront  les  années  qui 
vont  suivre.  On  se  tromperait  cependant  beaucoup  si  l'on  croyait 
que  c'est  le  grand  homme  de  guerre  que  ces  lettres  mettent  parti- 
culièrement en  lumière;  assurément  il  n'en  est  pas  absent,  nous  le 
verrons  bientôt;  mais  ce  n'est  pas  lui  qu'elles  sont  avant  tout  am- 
bitieuses de  nous  montrer,  c'est  un  second  Davout,  plus  inconnu 
de  la  postérité,  l'homme  privé,  le  chef  de  famille,  le  héros  au  repos 
pendant  les  rapides  minutes  de  trêve  que  lui  laisse  l'action,  cette 
maîtresse  impérieuse  de  toutes  ses  heures.  Arrêtons-nous  donc  de- 
vant ce  second  Davout,  et  voyons  s'il  ne  justifie  pas  exactement  le 
mot  du  père  d'Henri  Heine  :  «  Heinrich,  n'est-ce  pas  que  c'était  un 
aimable  homme  ?  » 

L'étendue  de  cette  correspondance,  que  nous  sommes  loin  d'avoir 
tout  entière  (l'éditeur  n'ayant  pu  nous  donner  que  les  lettres  qui  sont 
en  sa  possession  ou  qui  lui  ont  été  communiquées),  suffirait  seule  à 
nous  faire  comprendre  combien  fut  forte  et  soutenue  cette  affection 
conjugale.  Davout  est  vraiment  un  modèle  d'exactitude  maritale;  à 
peine  se  passe-t-il  un  jour  sans  qu'il  écrive  à  la  maréchale,  à  qui 
cependant  cette  ponctualité  suffît  à  peine;  pendant  les  quati-e  an- 
nées de  commandement  de  l'armée  du  Nord  surtout,  où  il  était 
moins  engagé  dans  le  feu  de  l'action  qu'il  ne  le  fut  à  partir  de  1805 
et  qu'on  peut  appeler  les  années  de  miel  de  ce  mariage,  les  lettres 
pleuvent  sans  discontinuer  d'Ostende  et  d'Ambleteuse  sur  l'austère 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

demeure  de  Savigny,  que  les  époux  avaient  acquise  dès  le  début  de 
leur  union.  Davout  aime  sa  femme  comme  un  bourgeois  et  comme 
un  amant,  c'est-à-dire  avec  familiarité  et  avec  passion,  mélange  qui 
est  peut-être  la  meilleure  manière  d'aimer  et  celle  qui  résiste  le 
mieux  à  l'action  du  temps,  l'universel  destructeur.  Rien  de  fardé  ni 
d'artificiel  dans  cet  amour,  nul  sacrifice  aux  conventions  du  monde, 
nul  souci  des  formes  aristocratiques  et  de  cette  politesse  conjugale 
mise  à  la  mode  par  l'ancienne  société,  instrument  prétendu  de 
mutuel  respect  et  trop  souvent  en  réalité  actif  agent  de  création  de 
ce  mur  de  glace  qui  s'élève  si  rapidement  entre  les  cœurs  les  mieux 
épris.  Oserai-je  dire  qu'il  a  encore  une  troisième  manière  de  l'ai- 
mer, beaucoup  plus  inattendue  que  les  deux  premières?  Aurait-on 
jamais  imaginé  un  Davout  jeune  premier,  amoureux  comme  un 
enfant  libre  de  toute  autre  préoccupation  que  la  poursuite  de  son 
bonheur,  et  trouvant  sans  recherche  pour  exprimer  ses  sentimens 
les  rotiretti  les  plus  ingénieux,  et  les  motifs  les  plus  heureux  de  son- 
nets à  la  française  et  de  lieds  à  l'allemande?  cependant  ce  Davout 
a  existé  en  toute  vérité.  Il  aime  en  poète,  et  comme  on  ne  nous  croi- 
rait pas  sans  prouves,  nous  allons  en  demander  quelques-unes  à 
cette  correspondance,  où  elles  abondent.  «  Je  m'attends  à  bien  des 
questions,  écrit-il  dans  une  de  ses  lettres  de  1801,  pour  savoir  d'où 
je  tiens  ces  particularités.  C'est  que  je  suis  avec  toi  en  intention, 
en  esprit.  Mon  corps  est  resté  à  Bruges,  j'ai  envoyé  le  reste  à  Paris. 
Ce  sont  des  espions  qui  ne  te  quittent  pas,  et  qui  toutes  les  nuits 
me  font  de  fidèles  rapports;  oui,  ma  petite  Aimée,  toutes  les  nuits 
ils  me  parlent  de  toi.  »  N'est-il  pas  vrai  qu'il  y  a  dans  ces  lignes  la 
matière  d'une  jolie  chanson  d'amour  à  la  manière  de  Heine,  et  de 
fait  il  nous  semble  qu'il  s'en  trouve  une  sur  un  motif  analogue  dans 
l'œuvre  du  nerveux  poète.  «Je  t'assure,  ma  petite  Aimée,  que, 
pour  peu  que  tu  continues,  je  ferai  de  toi  une  petite  Amazone. 
Comment  !  tu  ne  veux  pets  douter  de  la  fortune  pour  en  obtenir 
plus  souvent  les  faveurs  !  Mais  tu  connais  donc  le  secret  de  notre 
état?  Ce  sont  ceux  qui  mettent  cette  théorie  en  pratique  qui  sont 
les  braves  par  excellence.  »  C'est  le  style  même  que  l'on  pourrait 
supposer  à  Othello  écrivant  à  Dcsdémone,  et  Davout,  sans  y  songer, 
s'est  rencontré  dans  cette  phrase  avec  le  grand  poète  anglais,  tant 
la  petite  Amazone  semble  une  traduction  libre  de  la  belle  guerrière 
du  Maure  amoureux.  «  Malgré  mes  occupations,  dit-il  après  une 
légère  querelle  (]ue  lui  avait  cherchée  la  maréchale,  il  faut  que  je 
trouve  le  temps  de  m'entretenir  avec  toi;  à  la  fréquence  de  mes 
lettres,  tu  dois  voir  que  cela  m'est  nécessaire  pour  supporter  ton 
absence...  Aimée,  je  t'écrirais  des  sottises  que  cela  ne  doit  te  tou- 
cher qu'un  moment,  parce  que  cela  ne  tient  ni  au  cœur  ni  à  la 
tête...  Voilà  assez  de  métaphysique  de  sentiment,  je  ne  te  fais  pas 


LE   MARÉCHAL   DAVOUT.  669 

l'injure  de  croire  que  tous  ces  raisonnemens  t'étaient  nécessaires 
pour  apprécier  l'âme  de  ton  petit  Louis;  elle  est  toute  de  feu  pour 
mon  Amîée,  et  les  mille  baisers  que  je  t'envoie  t'assurent  de  cet 
élément.  »  D'aucuns  trouveront  peut-être  dans  ces  lignes  l'accent 
du  dernier  siècle  finissant,  et  il  y  est  en  effet,  car  n'est-il  pas  vrai 
qu'on  ne  s'étonnerait  pas  de  les  trouver  au  bas  de  quelqu'une  des 
lettres  de  Mirabeau  à  Sophie,  voire  même,  en  changeant  le  sexe, 
de  M"''  de  Lespinasse  à  M.  de  Giiibert?  Ce  qui  est  certain  toutefois, 
c'est  que  cette  marque  est  inconsciente  et  qu'en  dépit  d'elle  le  sen- 
timent garde  toute  sa  spontanéité.  Que  dites-vous  encore  de  l'amu- 
sante anecdote  de  volière  que  voici  :  «  Je  ne  croyais  pas,  ma  petite 
Aimée,  qu'il  pût  se  trouver  quelque  circonstance  où  il  fût,  sinon 
permis,  au  moins  excusable  de  battre  sa  moitié.  Cependant  tu 
prends  tellement  le  parti  da  pauvre  faisan  qui ,  se  voyant  frustré 
dans  ses  espérances  de  se  reproduire,  est  entré  en  fureur  contre 
sa  femme  et  s'est  porté  à  des  extrémités  telles  que  la  pauvre  mal- 
heureuse eût  succombé  sans  tes  secours  et  ton  intervention,  tu 
prends  tellement,  dis-je,  le  parti  du  faisan  que  l'on  pourrait  croire 
que  tu  approuves  sa  brusquerie.  Je  ne  partage  pas  ton  indulgence 
pour  le  faisan,  ma  petite  Aimée  :  les  maris  doivent  dans  des  cir- 
constances pai-eilles  consoler  leurs  femmes,  toujours  plus  sensibles 
et  par  conséquent  plus  affligées  de  ces  malheurs.  »  Ou  nous  nous 
trompons  fort,  ou  cela  est  par  le  ton,  l'enjouement,  la  moralité  . 
piquante,  de  la  meilleure  plaisanterie  française.  Ni)tez  pour  plus 
de  saveur  que  cette  moralité  est  une  gracieuse  leçon  conjugale 
indirectement  adressée  à  la  maréchale,  qui  se  désespérait  de  ne 
mettre  au  monde  que  des  filles  et  avait  laissé  percer  plusieurs 
fois  la  crainte  que  cette  circonstance  ne  refroidît  pour  elle  son 
mari,  soupçon  que  Davout  avait  repoussé  avec  tendresse  en  assu- 
rant sa  femme  que  les  filles  qu'elle  lui  donnait  lui  seraient  aussi 
chères  que  des  garçons.  Nous  pourrions  multiplier  nos  citations, 
mais  il  faut  se  borner,  et  celles  que  nous  venons  de  donner  suffi- 
ront sans  doute  pour  montrer  que  ce  soldat  sévère  savait  se  dérider 
en  face  des  siens  et  leur  présenter  un  tout  autre  visage  que  celui 
dont  il  regardait  l'ennemi. 

Ce  n'est  vraiment  pas  assez  que  de  dire,  comme  nous  venons  de 
le  faire,  qu'aimer  en  bourgeois  et  en  amant  est  la  meilleure  ma- 
nière d'aimer,  nous  devrions  dire  que  c'est  la  plus  complète,  car 
c'est  la  seule  qui  embrasse  l'être  aimé  dans  son  intégrité,  corps  et 
âme  à  la  fois.  Davout  nous  en  est  un  exemple.  Comme  il  aime  sa 
femme  en  bourgeois,  sa  tendresse  est  minutieusement  inquiète  de 
tout  ce  qui  regarde  son  bonheur  matériel,  et  comme  il  l'aime  en 
amant,  elle  est  soucieuse  à  l'excès  de  tout  ce  qui  peut  lui  conserver 
son  bonheur  moral.  Aux  plus  longues  distances  et  dans  les  momens 


670  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  plus  critiques,  il  voit  par  les  yeux  du  cœur  les  nécessités  de  son 
ménage,  non-seulement  dans  les  lignes  principales,  mais  dans  les 
plus  menus  détails  ;  il  multiplie  les  combinaisons  pour  alléger  à 
sa  femme  le  double  fardeau  que  lui  fait  leur  existence  divisée,  et 
pour  ménager  son  repos  en  la  rassurant  sur  la  dépense.  D'ordinaire 
c'est  le  mari  qui  est  obligé  de  rappeler  sa  moitié  aux  règles  de  la 
bonne  économie  domestique;  ici,  au  contraire,  c'est  lui  qui  stimule 
la  femme  à  ne  respecter  ces  règles  que  juste  autant  qu'elles  ne 
seront  pas  contraires  à  l'agrément  de  sa  vie.  Il  la  presse,  autant 
qu'il  est  en  son  pouvoir,  de  prendre  sa  part  des  plaisirs  du  monde, 
de  ne  pas  s'ennuyer  à  la  campagne,  de  louer  un  hôtel  à  Paris  et  d'y 
fréquenter  les  réunions  agréables  et  les  spectacles.  «  J'ai  vu  avec 
peine,  ma  chère  Aimée,  que  tu  as  rejeté  ma  proposition  d'employer 
l'argent  du  bien  d'Italie  à  t' acheter  des  diamans,  »  écrit-il,  en  1802, 
époque  à  laquelle  sa  fortune  n'était  encore  qu'à  ses  débuts^et  où  il 
l'avait  grevée  d'avance  par  la  lourde  acquisition  de  sa  terre  de 
Savigny  ;  mais  il  venait  alors  de  perdre  son  premier  enfant,  et  toute 
considération  d'économie  disparaissait  devant  le  désir  de  créer  une 
diversion  à  la  douleur  de  sa  femme.  «  Je  ne  suis  pas  du  tout  de 
l'avis  de  la  petite  Aimée  sur  l'emploi  qu'elle  fait  de  son  argent, 
écrit-il  un  an  plus  tard  ;  en  le  mettant  à  se  donner  ce  qu'elle  appelle 
des  chiffons,  elle  m'eût  fait  bien  plus  de  plaisir  qu'en  l'employant 
à  me  donner  des  surprises.  J'ai  cherché  à  deviner  ce  qu'elle  me 
préparait,  mais  en  vain.  Pour  en  revenir  aux  chiffons,  ils  sont  né- 
cessaires, ma  bonne  amie,  ne  les  néglige  pas  trop.  Je  sais  bien  que 
ta  figure,  ta  tournure  n'en  ont  pas  besoin,  mais  ils  sont  reçus  dans 
le  monde,  et,  je  t'en  conjure,  pense  un  peu  à  toi.  »  Ne  pouvant 
réussir  à  donner  à  sa  femme  des  goûts  mondains,  il  ne  veut  au 
moins  laisser  échapper  aucune  occasion  de  la  flatter  dans  ceux  qui 
lui  sont  particuliers.  11  sait  qu'elle  aime  son  jardin,  et  il  lui  envoie 
de  Belgique  des  oignons  de  tulipes  et  de  renoncules  ;  il  sait  qu'elle 
aime  son  rôle  de  ménagère,  et  il  lui  envoie  d'Allemagne  du  linge 
de  Saxe.  Il  est  d'autres  soins  de  nature  moins  matérielle  qu'exi- 
gent les  bons  mariages,  et  Davout  s'en  acquitte  avec  un  tact  parfait. 
Mille  inquiétudes,  et  quelques-unes  de  nature  bien  cuisante,  obsè- 
dent l'imagination  de  M'""  Davout  toujours  séparée  de  son  mari. 
Depuis  la  fable  antique  de  Vénus  et  de  Mars,  les  femmes  aiment 
les  victorieux;  et  Davout,  elle  le  sait,  n'est  pas  de  ceux  qui  sont 
faits  pour  être  à  l'abri  des  provocations  de  la  beauté.  Bonaparte 
n'a-t-il  pas  eu  la  cruauté  de  lui  faire  certaines  plaisanteries  sur 
les  belles  dames  de  Gand  à  son  retour  de  Belgique?  Joséphine 
n'a-t-elle  pas  vu  le  général  rire  avec  une  jolie  personne  et  ne 
l'a-t-elle  pas  menacé  d'en  prévenir  sa  femme?  Pendant  qu'elle  va- 
rie ainsi  de  \ingt  manières  diverses  le  mot  du  pigeon  de  La  Fon- 


LE  MARÉCHAL   DAVOUT.  671 

taine  :  V absence  est  le  plus  grand  des  maux,  Davout  met  toute  son 
âme  à  l'assurer  qu'il  ne  méritera  jamais  du  moins  qu'elle  lui  appli- 
que le  vers  suivant  de  la  fable  :  JSon  pas  pour  vous,  cruel!  Il  marche 
droit  cà  ces  fantômes  de  jalousie,  les  dissipe,  et  l'apaise  par  des 
sermens  d'invariable  affection  dont  le  ton  de  loyauté  indique  qu'ils 
méritent  d'être  crus.  S'il  reçoit  quelquefois  des  reproches,  Davout 
n'en  adresse  jamais  à  sa  femme,  et  c'est  en  cela  peut-être  que  se 
montre  le  mieux  toute  la  délicatesse  de  cet  amour.  11  y  avait  cepen- 
dant un  sujet  qui  aurait  justifié  ses  plaintes,  la  négligence  de  sa 
femme  à  cultiver  ses  rapports  d'amitié  et  de  parenté  avec  la  famille 
consulaire,  négligence  cpii,  nous  l'avons  vu,  lui  avait  été  très  sen- 
sible. Plus  d'un  mari  en  pareil  cas  se  croirait  autorisé  à  reprocher 
à  sa  femme  les  difficultés  de  situation  où  cette  négligence  pourrait 
le  mettre,  les  obstacles  ou  les  retards  qu'elle  pourrait  apporter  à  sa 
carrière,  les  mécomptes  qu'elle  pourrait  faire  subir  à  son  ambition, 
et  ces  reproches  ne  paraîtraient  ni  injustes  ni  mal  fondés.  Davout 
évite  cependant  d'en  exprimer  aucun,  et  le  seul  blâme  qu'il  inflige 
à  cette  négligence  est  la  prière  mainte  fois  répétée  de  ne  pas  la 
faire  dégénérer  en  ingratitude. 

La  même  bonté  éclate  dans  ses  rapports  avec  tous  les  siens,  mais 
avec  cette  nuance  fort  curieuse  à  noter  qu'il  n'eut  jamais  avec  aucun 
d'eux  la  familiarité  que  nous  venons  de  lui  voir  avec  sa  femme.  Ce 
n'est  pas  qu'il  les  aime  moins,  mais  il  les  aime  autrement.  Même 
avec  ceux  qui  lui  sont  le  plus  proches  par  le  sang  le  tutoiement  est 
banni  ;  pour  sa  mère  il  montre  une  tendresse  profondément  res- 
pectueuse, pour  son  frère  une  amitié  protectrice  pleine  de  généro- 
sité. On  pourrait  dire  avec  exactitude  que  Davout  aima  ses  proches 
avec  les  formes  de  l'ancienne  société,  et  qu'il  aima  sa  femme  avec 
l'expansion  ennemie  de  la  contrainte  qui  caractérise  l'esprit  nou- 
veau. Cette  différence  dans  les  formes  de  l'affection  est  toute  cà 
l'honneur  de  l'homme  qui  sut  la  comprendre.  La  seule  bonne  ma- 
nière d'aimer  ses  parens  sera  toujours  de  les  aimer  à  la  façon  de 
l'ancien  régime,  c'est-à-dire  avec  déférence,  retenue  et  respect,  et 
la  manière  la  moins  périlleuse  d'aimer  sa  femme  sera  toujours  de 
l'aimer  avec  une  vivacité  assez  intime  pour  écarter  toute  froideur. 
La  générosité  dont  cette  correspondance,  tant  avec  sa  mère  et  son 
frère  qu'avec  sa  femme,  donne  un  si  grand  no.nbre  de  preuves 
montre  bien  d'ailleurs  que  cette  absence  de  familiarité  n'impliquait 
pas  une  diminution  d'affection.  Dès  qu'il  eut  conquis  à  la  pointe  de 
son  épée  sa  magnifique  dotation  de  Pologne,  il  s'empressa  d'asso- 
cier tous  ceux  qu'il  aimait  à  son  opulence. 

«Il  est  bien  juste,  ma  chère  mère,  écrit-il  en  1808,  que  vous  vous 
ressentiez  de  la  grande  fortune  que  je  liens  de  l'empereur.  Je  prendrai 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  arrangemens  aussitôt  après  ma  rentrée  en  France  pour  que  vous 
puissiez  vous  en  ressentir  et  établir  vos  dépenses  en  conséquence;  en 
attendant  je  vous  enverrai  de  temps  à  autre  quelques  fonds.  Vers  la 
fin  de  ce  mois,  ou  dans  le  courant  de  Tautre,  je  vous  ferui  passer 
12  ou  1,500  francs;  je  vous  prierai  de  donner  sur  cette  somme  de 
2  à  300  francs  à  cette  pauvre  Fanchoanette  (sa  nourrice).  Il  n'est  pas 
en  mon  pouvoir  de  lui  rendre  ce  qu'elle  a  perdu,  mais  assurez-la  que 
je  lui  donnerai  des  secours  et  que  j'aurai  soiû  de  son  aîué. 

(t  Alexandre  m'a  fait  part  de  vos  projets  de  mariage  pour  lui.  Connais- 
sant l'amitié  que  je  lui  porte,  vous  ne  pouvez  douter  du  désir  d'une 
réussite,  si  la  jeune  personne,  aux  conditions  de  la  fortune  qu'elle  a, 
joint  de  bonnes  qualités  physiques  et  morales;  mon  amitié  pour  mon 
frère  ne  peut  consister  en  des  uiots,  et  je  me  regarderais  comme  un 
très  mauvais  frère  si,  malgré  que  je  ne  tienne  pas  la  brillante  fortune 
que  j'ai  d'héritage,  mais  de^  bienfaits  de  mon  souverain,  je  ne  faisais 
rien  que  des  vœux  pour  l'établissement  d'Alexandre.  Je  vous  autorise 
à  annoncer  que  je  m'engage  à  lui  donner  100,000  francs;  je  paierai 
la  moitié  au  moins  de  cette  somme  comptant;  quant  à  l'autre  moitié, 
les  intérêts  jusqu'au  remboursement  qui  aura  lieu  au  plus  tard  dans 
les  deux  ans.  Indépendamment  de  cet  avantage,  vous  pouvez  lui  don- 
ner et  je  vous  autorise  à  lui  céder  tous  les  avant  iges  que  vous  m'aviez 
faits  pour  mon  mariage,  c"est-à-  Jire  la  maison,  le  bien  de  *^*,  et  même 
je  m'engage  à  acheter  du  général  de  Beaumont  le  bien  de  Ravières  à 
la  condition  qu'Alexandre  ne  pourra  jouir  de  tous  ces  derniers  articles 
qu'après  votre  mort,  et  lui  et  moi  souhaitons  que  ce  ne  soit  pas  de  sitôt.» 

Alexandre  Davout,  militaire  comme  son  frère,  dont  il  était  un 
des  aides  de  camp,  n'avait  sans  doute  pas  parcouru  une  aussi  ma- 
gnifique carrière  que  son  aîné;  cependant  sa  position  n'était  pas  de 
celles  qui  sont  à  dédaigner.  Il  était  colonel,  baron  d'empire,  com- 
mandant de  la  Légion  d'honneur,  et  à  ces  divers  titres  il  réunissait 
encore  une  trentaine  de  mille  livres  de  rente,  dont  le  maréchal  dé- 
taille les  chifl'res  dans  une  seconde  lettre  à  sa  mère.  C'est  ce  frère 
déjà  si  bien  pourvu  que  nous  venons  de  voir  doter,  et  ce  fait 
parle  avec  assez  d'éloquence  en  faveur  de  la  générosité  du  maré- 
chal. Sa  bienfaisance  ne  s'arrêtait  pas  à  sa  famille,  ses  olTiciers, 
ses  serviteurs,  ses  anciens  maîtres,  ses  amis,  en  ressentaient  jour- 
nellement les  efl'ets.  Ici  c'est  une  vieille  nourrice  qu'il  soutient,  là 
c'est  un  jeune  aide  de  camp  aux  prises  avec  des  embarras  pécu- 
niaires dont  il  veut  })ayer  les  dettes,  plus  loin  c'est  un  ancien 
professeur  qu'il  installe  principal  du  collège  d'Auxerre,  une  autre 
fois  c'est  un  vieil  ami  de  sa  famille  tombé  dans  l'indigence  auquel 
il  fait  passer  à  diverses  reprises  des  secours  considérables.  Quant 
à  sa  protection,  il  est  toujours  prêt  à  l'étendre  sur  quiconque  en 


LE   MAEECIIAL   DAVOUT.  673 

est  digne;  mais  il  est  un  point  qu'il  faut  se  garder  d'aborder  avec 
lui  si  l'on  n'a  pas  de  goût  pour  les  refus,  le  service  militaire.  Qu'on 
n'essaie  pas  de  lui  arracher  à  cet  égard  la  moindre  complaisance, 
les  êtres  qui  lui  sont  les  plus  chers,  femme,  mère,  frère,  sont  sûrs 
d'être  repoussés,  et  de  manière  à  n'avoir  pas  envie  de  revenir  à  la 
charge.  Lisez  les  deux  fragmens  de  lettres  suivans,  et  dites  si  le 
sentiment  du  devoir  militaire  parla  jamais  un  plus  ferme  et  plus 
moral  langage.  La  première  de  ces  lettres  est  adressée  à  sa  femme, 
à  cette  Aimée  si  chérie,  si  soignée,  à  laquelle  il  ne  refusa  jamais 
rien  et  qu'il  grondait  de  ne  pas  assez  lui  demander. 

«Ostemle,  9  fiimoire  an  xii.  —  J'ai  reçu,  ma  petite  Aimée,  tes  lettres 
des  2,  3  et  A  frimaire.  Tous  ces  petits  détours  que  ton  adresse  prend 
pour  m'inviter  à  empêcher  un  conscrit,  dcsignè  par  le  sort  pour  l'armée 
active,  de  rejoindre  l'armée,  ne  sont  point  capables  de  me  faire  com- 
mettre une  pareille  inconséquence.  Si  on  se  relâche  sur  les  lois  de  la 
conscription,  il  n'y  aura  Mentor  plus  d'armée  française,  et  si  nous  avions 
jamais  une  guerre  continentale,  le  gouvernement  serait  obligé  d'avoir 
recours  à  des  levées  en  masse  et  autres  moyens  qui  soulèveraient  les 
esprits  sans  rien  produire.  Je  ne  puis  donc  entrer  dans  ta  commiséra- 
tion...» 

La  seconde  lettre  est  bien  plus  significative  encore.  Elle  est 
adressée  à  sa  mère,  et  il  s'y  agit  de  ce  frère  Alexandre  pour  lequel 
nous  connaissons  l'affection  du  maréchal  : 

u  Vous  me  dites,  ma  chère  mère,  que  votre  désir  est  qu'il  s.ît  nommé 
général  de  brigade;  je  ne  pense  pas  que  votre  désir  se  réalise,  et  j'es- 
time assez  mon  frèie  pour  être  convaincu  qu'il  ne  partage  pas  ce  désir, 
auparavant  au  moins  le  rétablissement  de  sa  santé,  puisque  tant  qu'il 
sera  dans  l'état  où  il  est,  il  ne  pourra  pas  servir  l'empereur.  Il  faut  qu'il 
s'occupe  du  soin  de  sa  santé;  il  a  toutes  les  ressources  possibles  étant 
près  de  vous  et  de  sa  feumie.  Il  ne  faut  pas,  ma  chère  mère,  avoir  de 
ces  idées  que  rien  ne  justifie,  et  vous  me  connaissez  assez  pour  être  per- 
suadée que  je  ne  les  partagerai  pas  lorsqu'elles  seiont  contre  mes 
devoirs;  lorsque  vous  m'en  exprimerez  de  pareilles,  vous  m'affligerez 
en  me  mettant  dans  la  nécessité  de  ne  pas  les  seconder  ou  de  les 
improu\er.  Quant  à  ce  que  vous  me  demandez  pour  Charles  (un  second 
frère),  j'ai  mis  sous  les  yeux  de  l'empereur  ses  services,  et  S.  M.  a  eu 
la  bonté  de  le  nommer  chef  d'escadron.  J'e?père  qu'il  continuera  à  se 
bien  compor'er,  et  il  trouvera  en  moi  un  bon  frère.  » 

Parmi  ces  papiers  de  famille,  il  en  est  un  très  exceptionnel,  d'une 
réelle  et  sérieuse  beauté.  C'est  une  lettre  écrite  par  le  prince 

TOME  XXXV.  —  1879.  43 


674  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'Eckmûhl  à  son  frère  Alexandre  pour  lui  annoncer  la  mort  de 
leur  mère  survenue  en  1810,  lettre  que  la  fille  du  maréchal  a  raison 
d'appeler  antique,  tant  l'âme  qui  s'y  révèle  apparaît  ferme  devant 
les  cruautés  de  la  nature,  stoïque  envers  elle-même  et  pleine  de 
mâle  sensibilité.  Voici  cette  lettre  que  tout  lecteur  ayant  l'expé- 
rience des  choses  vraiment  nobles  nous  remerciera  de  lui  avoir  fait 
connaître. 

«  Ravières.ce  8  septembre  1810. —  Mon  cher  Alexandre,  sur  la  nou- 
velle qui  m'a  été  donnée  que  notre  mère  était  indisposée,  ma  femme 
et  moi  sommes  venus  à  Ravières  pour  lui  donner  nos  soins;  nous  avons 
entendu  faire  avec  bien  du  plaisir  l'éloge  de  votre  femme,  tout  ce  que 
nous  avons  entendu  dire  d'elle  ne  peut  qu'ajouter  au  désir  que  nous 
avions  de  faire  sa  connaissance.  Vous  et  moi  sommes  très  heureux  par 
nos  femmes.  Aussi  est-ce  un  devoir  pour  nous  de  faire  leur  bonheur.  Je 
vous  avoue  que  ce  qui  m'a  fait  supporter  le  malheur  que  j'ai  éprouvé 
en  perdant  un  fils  unique,  c'est  l'idée  que  je  me  devais  à  mon  excel- 
lente Aimée  et  à  mes  autres  enfans.  Sans  cette  idée,  la  vie  m'eût  été 
odieuse.  Le  moment,  mon  cher  Alexandre,  de  mettre  cette  morale  en 
pratique  de  nouveau  est  arrivé.  Ainsi,  supportez  tous  les  malheurs  do- 
mestiques avec  fermeté;  ce  serait  un  crime  que  de  s'y  abandonner 
quand  on  a  comme  vous  une  femme  estimable  et  un  enfant  en  bas 
âge.  Lorsqu'on  est  seul  dans  le  monde,  on  peut  sans  inconvénient  ne 
point  vouloir  lutter  contre  la  mauvaise  fortune;  mais  ce  n'est  point 
notre  cas.  Imitez-moi  donc,  supportez,  par  les  considérations  qui  nous 
sont  communes,  le  malheur  commun  que  nous  venons  d'éprouver.  Notre 
mère  n'est  plus.  Je  pars  à  l'instant  avec  mon  Aimée,  que  je  ne  pourrais 
laisser  plus  longtemps  ici  dans  l'état  oi^i  elle  est. 

Achevez  votre  gaérison,  je  vous  le  répète,  et  montrez-vous  un  Iiomme. 
Assurez  votre  excellente  femme  de  tout  notre  attachement.  Vous  savez 
que  nous  vous  portons  depuis  longtemps  ce  sentiment;  comptez  que 
que  nous  vous  le  conserverons.  » 

Que  le  cœur  est  poète,  cela  est  chose  connue  depuis  longtemps; 
ce  qui  est  plus  contestable  et  plus  contesté,  c'est  qu'il  puisse  être 
artiste  au  môme  degré,  et  cependant  ici  nous  le  voyons  artiste  ac- 
compli. La  plus  superficielle  lecture  de  cette  admirable  lettre  suf- 
fira pour  faire  apercevoir  l'habile  bonté  avec  laquelle  elle  a  été 
composée.  Quels  ménagemens  exquis  pour  empêcher  que  la  nou- 
velle que  le  maréchal  doit  annoncer  à  ce  frère  toujours  malade, 
alors  en  traitement,  et  qu'il  sait  plus  faible  que  lui-même,  ne  lui 
soit  trop  cruelle,  pour  ouater  en  quelque  sorte  le  coup  qu'il  va  rece- 
voir! Quelle  science  instinctive  des  gradations  dans  cette  succession 
d'étapes  par  lesquelles  il  l'achemine  à  la  fatale  vérité!  La  lettre 


lE   MAKÉCHAL   DAVOUT.  675 

commence  presque  sur  un  ton  d'indifférence,  annonçant  une  indis- 
position de  leur  mère,  puis,  de  la  manière  la  plus  naturelle,  et 
comme  un  incident  né  d'une  réunion  de  famille,  il  lui  transmet 
l'éloge  de  l'être  qui  lui  est  le  plus  cher,  sa  jeune  femme,  afin 
d'éveiller  doucement  en  lui  le  sentiment  des  devoirs  qui  le  lient  à 
elle,  et  que  ce  sentiment  devançant  la  triste  nouvelle  le  prépare 
à  l'entendre  avec  plus  de  fermeté  ;  il  insiste  sur  ce  sentiment,  il  se 
donne  en  exemple,  et  par  cette  insistance  qui  devra  nécessairement 
faire  naître  chez  le  lecteur  de  la  lettre  un  certain  étonnement,  il 
crée  un  pressentiment  du  fait  irrévocable  que  la  ligne  suivante  va 
révéler.  Quant  à  lui,  il  a  pris  de  longue  date  l'habitude  d'imposer 
silence  à  la  douleur,  et  il  ne  se  dément  pas  même  en  cette  circon- 
stance. C'est  un  chef-d'œuvre  que  cette  lettre,  qui  serait  classique 
depuis  longtemps  si  elle  se  rencontrait  parmi  les  epistolœ  d'un  Sé- 
nèque  ou  d'un  Pline  le  Jeune,  et  qui  mériterait  de  le  devenir  si  le 
sentiment  qui  l'a  dictée  n'était  à  la  fois  trop  haut  et  trop  compliqué 
pour  la  plupart  des  hommes. 

Parler  du  militaire  tel  qu'il  transperce  dans  ces  lettres  à  la  ma- 
réchale d'EckmiJhl  et  à  ses  autres  parens,  c'est  encore  parler  de 
l'homme  privé,  tant  il  s'y  fait  un  rôle  effacé,  tant  il  y  parle  avec 
retenue  de  ses  actions  les  plus  glorieuses.  Davout  avait  horreur  de 
se  mettre  en  scène  pour  une  occasion  quelconque,  il  détestait  l'af- 
fiche, comme  on  dit  vulgairement,  et  ces  Mémoires  nous  en  four- 
nissent quelques  exemples  remarquables.  Désigné  par  les  électeurs 
de  l'Yonne  pour  présider  le  collège  électoral  de  ce  département,  il 
refusa  cet  hommage  bien  naturel,  et  il  fallut  pour  le  lui  jfaire  accepter 
que  le  ministre  de  l'intérieur  d'alors  lui  en  lit  un  devoir.  Entre  Aus- 
terlitz  et  Auerstaedt,  la  municipalité  d'Auxerre  décréta  qu'un  buste 
en  marbre  du  maréchal  serait  placé  dans  la  salle  de  l'hôte  1-de -ville 
où  se  réunissait  le  conseil  afin  de  donner  au  plus  illustre  enfant 
du  pays  un  témoignage  d'admiration  et  de  respect.  Davout  pria  le 
conseil  municipal  de  ne  pas  donner  suite  à  sa  délibération,  n'esti- 
mant pas  que  ses  actions  lui  méritassent  encore  une  marque  d'hon- 
neur de  cette  nature.  Ces  sentimens,  il  les  conservait  même  avec 
ses  proches,  et  il  laissait  volontiers  la  renommée  les  informer  en 
détail  de  ses  succès  militaires.  Encore  l'éloge  de  ces  succès  l'indis- 
posait-il  fréquemment  lorsqu'il  lui  revenait  par  l'organe  des  siens 
sans  qu'il  l'eût  en  rien  provoqué.  La  maréchale  l'ayant  un  jour  féli- 
cité sur  son  éloquence  militaire  en  reçut  une  réponse  légèrement 
froissée  et  comme  une  semonce  amicale.  «  Tu  es  bien  indulgente, 
bien  prévenue  en  ma  faveur,  ma  petite  Aimée,  pour  trouver  que  je 
suis  éloquent  sur  les  champs  de  bataille  et  en  parlant  aux  troupes... 
Je  garantis  ma  bonne  volonté,  mon  zèle  et  mon  dévoûment,  il  ne 
faut  pas  me  supposer  autre  chose  ;  quant  à  l'éloquence,  permets- 


676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moi,  ma  chère  Aimée,  de  rire  de  tes  éloges.  J'ai  le  mérite  d'expri- 
mer ce  que  je  pense  sans  la  plus  petite  prétention.  »  Cet  éloge  de 
son  éloquence  lui  était  valu  par  un  discours  qu'il  avait  prononcé  à 
une  fête  donnée  par  les  Polonais  en  l'honneur  de  la  bataille  d'Auer- 
staedt,  discours  auquel  les  journaux  du  temps  avaient  fait  une  publi- 
cité qui  lui  avait  fort  déplu,  h  ayant  beaucoup  plus  d'envie,  dit-il 
dans  cette  même  lettre,  de  servir  de  mon  mieux  l'empereur  que 
de  me  voir  cité  dans  des  journaux  quand  ce  n'est  pas  dans  un  bul- 
letin. ))  S'il  se  plaii-ait  ainsi  à  s'effacer,  ce  n'ésait  pas  par  une  étroite 
modestie,  qui  chez  un  tel  homme  aurait  été  fai!)lesse  plus  que 
vertu,  c'était  au  contraire  par  une  juste  conscience  de  sa  valeur 
qui,  lui  faismt  trouver  une  bataille  gagnée  chose  toute  naturelle 
pour  kd  et  allant  de  soi,  le  détournait  de  toute  manifestation  exté- 
rieure de  contentement  et  de  toute  ivresse  d'amour-propre.  Cette 
légitime  fierté  lui  fit  détester  toute  sa  vie  les  petits  manèges  poli- 
tiques par  lesquels  les  hommes  se  poussent  en  avant,  se  prônent 
eux-mêmes  et  mettent  leurs  services  au-dessus  de  ceux  de  leurs 
rivaux  :  c'est  aux  hommes  sans  valeur,  pensait-il  et  disait-il,  à  user 
de  tels  moyens;  mes  actions  parlent  pour  moi,  et  elles  sont  assez 
hautes  pour  que  je  n'aie  pas  à  craindre  qu'aucun  rival  indigne  essaie 
d'y  atteindre  et  d'en  diminuer  l'importance.  Quant  à  se  servir  de  ces 
actions  pour  écraser  celles  des  autres,  c'est  un  autre  genre  d'indi- 
gnité dont  se  rendre  coupable  serait  la  preuve  que  la  fortune  s'est 
trompée  en  me  fournissant  des  occasions  de  gloire  que  je  ne  méri- 
tais pas.  Aussi,  dans  cette  longue  correspondance  intime,  ne  sur- 
prend-on ni  la  plus  légère  jalousie  des  succès  d'autrui,  ni  la  plus 
petite  impatience  devant  les  lenteurs  d'équité  du  souverain,  ni  le 
plus  petit  dépit  devant  la  non-ré.alisation  de  ses  espérances.  «  Il 
faut  attendre,  désirer  môme,  les  bienfaits  de  notre  souverain,  écrit-il 
à  sa  femme,  et  ne  jamais  murmurer  lorsqu'ils  n'arrivent  pas  aus- 
sitôt qu'on  les  souhaite.  Il  y  a  toujours  autant  de  bonheur  au  moins 
que  de  justice  lorsqu'on  en  est  l'objet,  car  si  votre  amour-propre 
vous  dit  que  vous  les  avez  aufant  mérités  que  tel  ou  tel,  la  justice 
dit  que  mille  autres  les  ont  mérités  au  moins  autant  que  vous,  et 
ces  mille  autres  cependant  seront  oubliés  pnrce  que  la  fortune 
n'aura  pas  fait  connaître  leurs  services.  »  Nond^re  de  grands  capi- 
taines ont  proclamé  que  c'était  à  la  fortune  plutôt  qu'à  eux-mêmes 
qu'ils  devaient  leurs  succès,  mais  avez-vous  souvenir  d'aucun  qui 
ait  fait  cette  confession  avec  plus  de  noblesse,  d'une  manière  moins 
blessante  pour  l'égalité  et  avec  un  plus  délicat  sentiment  du  droit? 
A  la  fin  d'une  des  lettres  écrites  après  Auerstaedt,  Davout  parle 
des  débris  de  \si  Jaetancieuse  anm'e  prussienne  qu'il  avait  vaincue. 
Cette  ôpithète  robuste  exprime  admirablement  le  contraire  de  tout 
ce  qu'il  fut.  Dans  ces  lettres  intimes  c'est  à  peine  si  un  mot  çà  et  là 


LE   MARÉCHAL    DAVOUT.  677 

jeté  en  courant  vient  nous  rappeler  que  le  personnage  qui  parle  est 
quelqu'un  de  plus  qu'un  mari  heureux  ou  un  propriétaire  soigneux 
qui  envoie  ses  reconiinandations  au  plus  cher  de  ses  intendans.  Ses 
relations  de  batailles,  rares  et  sommaires,  sont  remarquables  par 
l'absence  complète  de  tout  accent  d'égoïste  personnalité.  Après 
Austerlitz,  il  se  contente  d'écrire  à  sa  femme  qu'il  a  eu  dans  cette 
journée  son  bonheur  ordinaire.  Cette  discrétion  sur  sa  personne 
n'étonne  cependant  pas  trop  pour  cette  bataille  où  il  n'eut,  comme 
on  le  sait,  qu'une  action  secondaire  soutenue  principalement  par 
la  division  Priant,  mais  elle  est  la  même  pour  Eylau,  où  il  eut  un 
rôle  si  considérable  ;  elle  est  presque  la  même  pour  Auerstaedt,  qui 
ne  releva  que  de  son  génie  et  de  son  initiative;  nous  ne  disons  rien 
d'Eckmûhl,  les  lettres  qu'il  écrivit  à  la  maréchale  après  ces  deux 
célèbres  journées  s'étant  perdues  ou  n'étant  pas  en  la  possession  de 
l'éditeur  de  cette  correspondance.  Mais  laissons  ce  héros  sans  jac- 
tance nous  raconter  lui-même  quelques-unes  de  ses  batailles;  c'est 
le  meilleur  moyen  de  bien  connaître  la  nature  de  cette  discrétion, 
qui  n'excluait  d'ailleurs,  comme  on  va  le  voir,  ni  le  talent  de 
peindre  à  grands  traits,  ni  le  don  des  expressions  fortes.  Lisez  ces 
fragmens  sur  Eylau,  et  dites  si  ces  impressions  de  la  première 
heure,  rédigées  en  toute  hâte,  n'ont  pas  saisi  et  rendu  avec  vigueur 
le  caractère  de  cette  journée  tel  qu'il  reste  fixé  dans  les  'imagi- 
nations par  les  récits  laborieusement  composés  des  historiens  et  la 
mise  en  scène  pathétique  du  chef-d'œuvre  de  Gros. 

((Nous  prenons  nos  quartiers  d'hiver,  et  je  t'assure  que  les  RusS'^s  n'au- 
ront pas  cette  f)is  l'envie  de  1-s  venir  troubler;  la  grande  et  sanglante 
bataille  du  8  (février  1807)  les  a  dégoûtés  de  l'envie  de  nous  com- 
battre; je  dis  sanglante,  car  elle  a  fait  de  ï impression  même  sur  les  indi- 
vidus de  Varmte  victorieuse.  Il  est  vrai  que  ces  individus  ne  sont  pas  ce 
qu'il  y  a  de  mieux  dans  notre  armée  ;  mais  cela  explique  la  grande  ter- 
reur qui  règne  dans  l'armée  vaincue.  Elle  est  telle  que,  obligée  d'évacuer 
un  pays  qui  n'offrait  plus  de  subsistances  pour  leshoamies  et  les  chevaux 
et  par  conséquent  de  faire  une  retraite  d'une  trentaine  de  lieues  devant 
une  armée,  —  objet  toujours  délicat,  —  les  Russes  n'ont  pas  osé  nous 
suivre.  Toutes  ces  réflexions,  ma  bien  bonne  amie,  sont  peut-être  trop 
du  métier,  mais  la  femme  d'un  militaire  doit  s'abonner  à  en  entendre 
de  pareilles... 

«  Cette  bataille  du  8  a  produit,  à  en  juger  par  ta  lettre,  un  effet  que 
j'ai  remarqué  sur  bien  des  figures  habituées  à  faire  des  campagnes  jus- 
que là  peu  meurtrières;  maintenant  on  n'est  point  satisfait  d'une 
bataille  à  moins  que  tout  un  pays,  beaucoup  de  places  fortes  et  cent 
mille  prisonniers  n'en  soient  le  résultat.  L'empereur,  ma  bien  bonne 


678  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Aimée,  nous  a  gâtés  par  tous  ses  prodiges;  dans  cette  journée,  il  avait 
assez  bien  manœuvré  pour  pouvoir  espérer  ce  résultat;  mais  les  tem- 
pêtes, les  plus  grandes  contrariétés  et  le  destin  en  avaient  autrement 
décidé.  Cette  bataille  devait  être  gagnée  après  avoir  été  bien  disputée; 
mais  le  gain  devait  se  borner  au  champ  de  bataille.  Cependant  ce  n'est 
point  peu  de  chose,  car  plus  le  champ  de  bataille  a  été  disputé,  plus 
l'armée  qui  est  forcée  à  l'abandonner  après  des  pertes  immenses  doit  re- 
noncer à  l'espoir  de  vaincre  à  l'avenir.  Chaque  jour  nous  nous  aperce- 
vons que  les  Russes  ont  perdu  cet  espoir  et  qu'ils  ne  se  relèveront  pas  de 
sitôt  des  perles  majeures  qu'ils  ont  faites;  nous,  au  contraire,  nous  les 
réparons  chaque  jour.  Jamais  les  Russes  n'ont  plus  désiré  la  paix  que 
depuis  cette  journée,  et  il  est  vraisemblable  que  leur  empereur  finira 
par  céder  à  ce  vœu.  Ainsi  il  est  présumable  que  ce  sera  la  dernière 
bataille  qui  se  donnera  d'ici  à  longtemps.  J'ai  vu  avec  plaisir,  ma  bien 
bonne  petite  Aimée,  que  le  bulletin  n'avait  pas  fait  mention  de  ma 
légère  blessure,  car  tu  n'aurais  pas  manqué  de  croire  que  l'on  avait 
mis  légè7'e  pour  en  imposer,  et  ton  imagination  bien  ingénieuse  à  te 
tourmenter  t'aurait  fait  supposer  ton  Louis  blessé  dangereusement...  » 

IN'est-ce  pas  là  une  esquisse  d'une  touche  magistrale  et  n'y  sen- 
tez-vous pas  l'impression  de  glaciale  horreur  de  cette  bataille  san- 
glante, premier  avertissement  donné  par  le  destin  au  vainqueur  de 
l'Europe  et  prophétie  des  boucheries  effroyables  que  tient  en  ré- 
serve un  avenir  prochain?  Le  soleil  d'Austerlitz  s'est  voilé,  et  c'est 
sous  un  ciel  blafard  et  sur  un  champ  de  neige  que  la  victoire  s'est 
abattue  d'un  vol  contraint  et  d'un  visage  sévère.  Il  lui  tarde  visi- 
blement de  changer  de  camp,  et  elle  restreint  maintenant  ses 
faveurs  à  ^a  seule  présence.  Eylau,  c'est  le  point  tournant  de  la  for- 
tune de  Napoléon.  Désormais  la  guerre  va  changer  de  caractère,  et 
d'héroïque  et  lumineuse  qu'elle  avait  été  jusqu'alors  elle  va  devenir 
sauvage  et  implacable.  Vous  aurez  aussi  certainement  remarqué 
au  passage  la  piquante  observation  de  Davout  sur  les  exigences 
insensées  de  l'opinion  de  l'époque,  observation  qui  démontre  à 
quel  point  les  nations  se  blasent  vite  sur  toute  chose,  et  combien 
il  est  inutile  pour  les  retenir  de  les  mettre  au  régime  des  prodiges, 
la  surprise  au  bout  de  peu  de  temps  leur  paraissant  manquer  d'im- 
prévu et  le  miracle  de  nouveauté. 

Des  deux  grandes  batailles  de  Davout,  Auerstaedt  et  Eckmiihl, 
Eckmiihl  sombre,  acharnée,  meurtrière,  opiniâtre,  est  peut-être  la 
plus  typique,  en  ce  sens  que  c'est  elle  qui  exprime  le  plus  pleine- 
ment le  génie  sévère  de  son  auteur;  mais  Auerstaedt  est  la  plus  ori- 
ginale par  l'imprévu  de  la  situation,  la  plus  priinesautière  par  l'élan 
et  l'entrain  de  l'action.  Les  documens  nouveaux  nous  manquent, 


LE   MARÉCHAL   DAVOUT.  679 

nous  l'avons  dit,  pour  la  première  de  ces  deux  batailles,  mais  nous 
sommes  plus  heureux  avec  la  seconde,  que  Davout  lui-même  va 
nous  raconter  sans  vanité  d'auteur,  de  sa  plume  simple  et  mâle. 

«Ma  bien  bonne  petite  Aimée,  depuis  neuf  jours  il  m'a  été  impossible 
de  décrire  faute  de  communications.  Crois  que,  sachant  apprécier  les 
inquiétudes  que  mon  silence  t'aura  données,  j'ai  été  moi-même  très 
tourmenté.  J'espère  qu'à  l'avenir  je  serai  plus  heureux;  peut-être  que, 
malgré  mon  silence,  tu  auras  eu  connaissance  auparavant  cette  lettre 
des  rapports  sur  les  opérations  de  l'armée  qui  auront  dissipé  tes  inquié- 
tudes sur  ton  Louis,  en  même  temps  que  tu  auras  éprouvé  une  grande 
joie  de  voir  qu'une  belle  occasion  s'était  offerte  de  chercher  à  mériter 
les  marques  d'e-^time  et  de  bienveillance  de  mon  souverain. 

«  Le  U,  le  roi  de  Prusse,  le  duc  de  Brunswick,  les  maréchaux  de  Mœl- 
lendorf,  Kalkreuth,  enfin  tout  ce  qu'il  restait  à  l'armée  prussienne  des 
anciens  compagnons  de  gloire  du  grand  Frédéric,  avec 80, 000  hommes, 
l'élite  de  l'armée  prussienne,  ont  marché  sur  moi  qui  leur  ai  évité  une 
partie  du  chemin.  Aussi,  dès  les  sept  heures  du  matin,  la  bataille  a 
commencé,  elle  a  été  très  disputée,  et  très  longue  et  très  sanglante; 
mais  enfin,  malgré  l'extrême  inégalité  des  forces  (le  corps  d'armée  n'é- 
tait fort  que  de  25,000  hommes),  à  quatre  heures  du  soir  la  bataille 
était  gagnée,  presque  toute  l'artillerie  de  l'ennemi  en  notre  pouvoir, 
beaucoup  de  généraux  ennemis  tués,  parmi  lesquels  se  trouve  le  duc 
de  Brunswick.  Ce  succès  inespéré  est  dû  au  bonheur  qui  accompagne  les 
armes  de  notre  souverain  et  au  courage  de  ses  soldats;  la  terreur  est 
dans  l'armée  prussienne;  aussi  cette  guerre  peut-elle  être  regardée 
comme  finie.  Pour  mettre  le  comble  à  ta  satisfaction,  je  t'envoie  copie 
de  la  lettre  que  m'a  écrite  l'empereur,  et  l'annonce  que  je  n'ai  pas  été 
blessé  dans  cette  glorieuse  et  sanglante  journée.  Toi,  ma  petite  Aimée., 
dont  l'existence  est  employée  à  ajouter  à  la  considération  de  ton  mari, 
qui  as  vécu  de  privations  pour  payer  mes  dettes,  et  empêcher  par  là 
qu'on  ne  puisse  croire  que  mes  affaires  étaient  dérangées,  tu  ressentiras, 
j'en  suis  certain,  une  vive  joie  d'apprendre  que  j'ai  eu  le  bonheur  de 
remplir  les  intentions  de  l'empereur  et  d'acquérir  quelques  titres  à  son 
estime  et  à  sa  bienveillance  (1).  » 

(1)  Sur  cette  bataille  d'Auerstaedt,  les  mémoires  contiennent  nombre  de  documeus 
nouveaux.  Malgré  Tintérôt  qu'ils  présentent,  nous  les  passerons  sous  silence  pxr  l'ex- 
cellente raison,  qu'en  ayant  obtenu  communication  il  y  a  quelques  années  par  une 
faveur  toute  bienveillante,  nous  avons  pu  déjà,  en  faire  connaître  à  nos  lecteurs  quel- 
ques-uns des  plus  curieux  (*),  par  exemple  les  piquans  récits  anecdotiques  du  général 
de  Trobriand,  aide  de  camp  de  Davout  et  envoyé  par  lui  auprès  de  Bernadette  pour 
l'arracher  à  l'inaction  calculée  dont,  comme  on  le  sait,  il  refusa  de  sortir.  Toutefois 
parmi  ces  documens  il  en  est  un  fort  curieux,  quoique  secondaire,  dont  nous  ne  voulons 
pas  priver  nos  lecteurs.  C'est  un  court  billet  dont  le  prince  de  Talleyrand  accompagna 

(*)  Voyez  Souvenirs  de  Bourgogne.  Aaxerre  et  le  maréchal  Davout,  a»  du  15  octobre  187-2. 


680  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Ce  n'est  pas  la  moindre  gloire  du  maréchal  Davout  que  d'avoir 
éveillé  par  ce  succès  d'Aucrstaedt,  non  pas  la  jalousie,  comme  on 
l'a  dit,  mais  l'ombrageuse  personnalité  de  Napoléon.  Il  est  certain 
qu'il  fut  coupable  envers  Davout  de  la  pire  des  injustices,  l'injus- 
tice par  duplicité  et  dissimulation.  Subtilement  il  essaya  (le  mot 
n'est  pas  trop  fort)  d'escamoter  au  maréchal  sa  victoire  et  de  le 
réduire  contre  toute  évidence  au  simple  rang  de  collaborateur  de 
sa  gloire  impériale.  Cette  iinustice  lui  a  été  reprochée  à  bon  droit, 
et  lui-même  s'en  est  repenti;  cependant,  pour  dire  toute  notre 
pensée,  rien  ne  nous  paraît  plus  explicable  que  cette  conduite,  pour 
peu  qu'on  réfléchisse  à  la  politique  que  suivit  toujours  Napoléon 
et  qui  lui  était  jusqu'à  un  certain  point  commandée  par  sa  situation 
de  souverain  parvenu.  «  La  différence  entre  vous  et  moi,  écrivait  à 
Béranger  un  des  chefs  du  libéralisme  sous  la  restauration,  Benjamin 
Constant,  si  ma  mémoire  est  fidèle,  c'est  que  je  crois,  au  contraire 
de  vous,  la  liberté  beaucoup  plus  assurée  sous  une  vieille  dynastie 
que  sous  une  nouvelle.  »  Ce  que  ce  libéral  disait  des  libertés  publi- 
ques, on  peut  le  dire  bien  mieux  encore  d'une  certaine  justice,  de 
celle  qui  s'applique  aux  individualités  éminentes  et  aux  actes  excep- 
tionnels. Un  souverain  d'une  vieille  dynastie  peut  être  juste  envers 
ses  serviteurs  sans  craindre  pour  son  autorité,  et  peut  voir  sans 
jalousie  leurs  succès  les  plus  éclatans,  parce  que  le  pouvoir  tradi- 
tionnel dont  il  est  investi  le  dispense  d'être  leur  égal  par  la  nature. 
Mais  il  n'en  va  pas  ainsi  avec  un  souverain  qui,  comme  Napoléon, 
a  acquis  son  pouvoir  par  son  prestige  personnel  et  à  la  pointe  de 
son  épée;  ses  serviteurs,  dont  il  n'était  hier  encore  que  le  compa- 
gnon d'armes,  sont  trop  près  de  lui  pour  qu'il  n'ait  pas  à  craindre 
de  les  voir  rétablir  par  leurs  actions  l'égaUté  rompue  entre  eux 
par  le  titre  trop  nouveau  de  souverain.  Eu  outre,  un  tel  })Ouvoir, 
reposant  sur  cette  opinion  accréditée  que  le  chef  de  l'état  ne  saurait 
été  remplacé  parce  que  nul  ne  pourrait  faire  les  mêmes  choses  que 
lui,  tout  doit  nécessairement  émaner  du  souverain  et  se  rapporter 

l'envoi  à  la  maréchale  de  la  note  officielle  sur  la  bataille  d'Iéna,  note  où  Anerstaedt 
était  présenté  à  dessoin  comme  un  simple  épisode  d'Icna;  le  voici  : 

«  Madame, 

i(  Je  m'empresse  de  vous  donner  connaissance  d'une  note  que  je  viens  de  recevoir 
du  quartier  général  sur  la  victoire  d'Icna.  M.  le  maréchnl  Davout  en  est  revenu,  sui- 
vant son  usage,  avec  une  belle  branche  de  lauriers  que  vous  pourrez  ajouter,  Madame, 
à  sa  collection  précédente.  Je  vous  prie,  Madame,  d'agréer,  etc.  » 

Ce  billet  est  précieux  non  pour  ce  qu'il  dit,  mais  pour  ce  qu'il  ne  dit  pas.  Talleyrnnd, 
malgré  sa  clairvoyance,  a  t  il  été  lui-même  dupe  à  la  première  heure  de  la  ruse  impé- 
riale, ou  birn,  en  fin  renard  politique,  a-t-il  flairé  l'intention  du  maître  et  a-t-il  rédigé 
en  conséquence  ce  billet  où,  comme  on  le  voit,  il  libelle  en  quelque  sorte  l'injustice 
commise  en  mnfondant  inconsciemment  ou  en  feignant  de  confondre  ces  deux  batailles 
en  une  seule? 


LE   MARECHAL   DAVOUT.  681 

au  souverain.  INapoleon  avait  raison  lorsqu'il  se  représentait  tou- 
jours comme  l'homme  de  la  fatalité,  car  la  nécessité  est  le  véri- 
table titre  d'une  telle  souveraineté  ;  mais  que  devient  ce  titre  si  les 
événemens,  trouvant  d'autres  moteurs,  se  chargent  de  prouver  que 
ni  la  nature,  ni  le  destin  n'ont  dit  leur  dernier  mot  en  enfantant 
une  grande  personnalité?  Dans  de  telles  conditions,  toute  victoire 
qui  n'est  pas  remportée,  soit  par  le  souverain  en  personne,  soit 
sous  sa  direction  immédiate,  peut  bien  être  un  triomphe  pour  la 
nation  qu'il  commande,  mais  ne  vaut  pas  mieux  pour  lui  qu'une 
défaite,  car  elle  porte  atteinte  à  son  pouvoir.  Gela  dit,  il  est  facile 
de  comprendre  quel  déplaisir  secret  lui  fut  cette  surprise  d'Auer- 
staedt.  Gomment  donc!  il  y  avait  eu  deux  batailles  livrées  en  même 
temps,  et  de  ces  deux  batailles  il  y  en  avait  une  qu'il  n'avait  pas 
prévue  et  qui  avait  été  gagnée  sans  sa  participation!  Gomment!  la 
principale  armée  prussienne  n'était  pas  celle  qu'il  avait  battue  à 
léna,  c'était  celle  que  Davout  avait  battue  à  Auer-taedt!  Mais  alors 
la  bataille  où  il  commandait  était  donc  la  moins  importante  des 
deux!  mais  alors  le  véritable  vainqueur  de  la  Prusse,  celui  qui  l'a- 
vait mise  dans  l'impossibilité  de  résister,  ce  n'était  pas  lui,  c'était 
Davout!  Autrefois,  il  est  vrai,  tels  et  tels  de  ses  lieutenans  avaient 
remporté  des  victoire?  ponr  leur  propre  compte,  mais  il  y  avait 
longtemps  de  cela,  c'était  à  l'aube  première  de  .«a  gloire,  et  eux- 
mêmes  semblaient  avoir  perdu  la  ménioire  qu'ils  pussent  rien  faire 
de  pareil.  D'un  coup  d'œil  Napoléon  vit  la  situation  originale  que 
cette  bataille  faisait  à  Davout  et  le  rang  exceptionnel  qu'elle  allait 
lui  créer  parmi  ses  compagnons  d'armes,  et  alors,  ne  pouvant  la 
détruire,  il  la  couvrit  de  son  ombre,  dissimula  la  vérité  sans  la 
nier,  atténua  et  éteignit  le  succès  de  son  lieutenant  autant  qu'il  put, 
et  retint  la  récompense  qui  en  aurait  été  la  constatation  authentique. 
Il  ne  fut  cependant  pas  sans  remords  de  cette  dissimulation  peu 
loyale  et  de  ce  déni  de  justice  peu  digne  d'un  victorieux  comme  lui. 
Ge  qui  prouve  mieux  peut-être  que  le  titre  de  duc  d'Auerstaedt,  qu'il 
accorda  par  la  suite  îi  Davout,  la  réalité  de  cts  remords,  c'est  un 
fait  fort  curieux  consigné  dans  les  présens  mémoires,  fait  où  le 
besoin  de  réparer  et  de  rendre  hommage  à  la  vérité  est  manifeste. 
Dans  ses  dernières  années,  la  vieille  maréchale  d'Eckmiihl  se  plai- 
sait à  raconter  que  lorsque  l'empereur  l'avail  revue  à  Paris  pour  la 
saluer  duchesse  d'Auerstaedt,  il  lui  avait  dit  ces  paroles  remarqua- 
bles :  «  Votre  mari  s'est  tracé  un  chemin  à  l'iuimortaUté.  En  Italie, 
j'ai  vaincu  'lélas  avec  des  forces  bien  inférieures  en  nombie,  mais 
j'avais  divisé  ses  corps.  »  Tardive  réparation  c-j)endant  :  l'injustice 
de  Napoléon  avait  porté  coup  et  avait  eu  des  conséquences  qui  se 
continuent  encore  aujourd'hui.  Il  est  certain,  par  exemple,  que  cette 
victoire  d'Auerstaedt,  si  complète,  si  originale,  si  décisive  par  ses 


682  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

résultats,  si  admirée  de  tous  les  véritables  juges  en  matière  mili- 
taire, n'a  jamais  eu  la  popularité  dont  tant  de  batailles  moins  im- 
portantes restent  entourées,  et  à  quoi  cela  tient-il,  sinon  à  la 
demi-obscurité  que  lui  fit  l'égoïste  duplicité  de  Napoléon?  Mais  si 
notre  peuple  n'en  a  pas  gardé  un  souvenir  en  rapport  avec  son 
importance,  il  n'en  a  pas  été  de  même  du  peuple  dont  elle  con- 
somma la  ruine.  Une  anecdote  contemporaine,  trop  curieuse  pour 
n'être  pas  citée,  mais  dont  nous  laissons  la  responsabilité  à  l'édi- 
teur de  ces  documens,  atteste  la  fidélité  de  la  mémoire  prussienne. 
Pendant  son  séjour  à  Paris,  en  1867,  l'empereur  actuel  d'Allemagne, 
visitant  une  après-midi  la  salle  des  maréchaux  aux  Tuileries  en 
compagnie  du  maréchal  G...,  qui  lui  avait  été  donné  pour  cicérone^ 
se  complut  à  se  faire  nommer  chacun  de  ces  hommes  de  guerre  à 
mesure  qu'il  s'arrêtait  devant  un  buste  nouveau.  «  Et  celui-ci,  quel 
est-il  ?  demanda  le  roi  lorsqu'il  fut  arrivé  devant  le  buste  de  notre 
héros.  —  Davout.  —  Et  quel  titre  portait-il?  —  Il  était  prince 
d'Eckmûhl.  »  Un  silence,  puis  brusquement  et  d'une  voix  forte  le 
roi  foudroya  son  interlocuteur  de  ces  paroles  :  «  11  s'appelait  aussi 
le  duc  d'Auerstaedt,  la  Prusse  le  sait.  » 

Ce  déni  de  justice  fut  un  coup  très  sensible  pour  Davout,  non- 
seulement  parce  qu'il  essayait  de  le  frustrer  d'une  partie  de  sa 
gloire  méritée,  mais  parce  qu'il  portait  atteinte  en  même  temps  à 
l'idole  qu'il  s'était  formée  et  qu'il  avait  adorée  jusqu'alors  avec  une 
confiance  qui  est  un  modèle  de  la  foi  militaire  parfaite.  Nous  nous 
sommes  trop  avancés  en  effet  en  disant  que  les  lettres  du  maréchal 
Davout  ne  sont  pleines  que  de  sa  femme  et  de  l'amour  qu'il  ressent 
pour  elle  ;  il  y  a  dans  cette  correspondance  une  autre  personne  et 
un  autre  amour  qui  occupent  au  moins  autant  de  place,  la  personne 
et  l'amour  de  Napoléon.  Cet  amour  fondé  d'abord  sur  une  admira- 
tion sans  bornes  va  si  loin  qu'il  lui  fait  identifier  en  Bonaparte 
patrie,  civilisation  et  humanité.  Il  ne  conçoit  pas  la  France  sans  lui 
et  la  révolution  autrement  que  par  lui;  c'est  en  lui  que  l'une  et 
l'autre  ont  réellement  la  vie,  le  mouvement  et  l'être.  Aussi  quelles 
craintes  lorsque  quelque  événement  semble  menacer  ou  menace  en 
effet  cette  existence  en  qui  tout  se  résume  pour  lui!  Un  jour  une 
lettre  de  sa  femme  lui  apporte  l'histoire  de  l'honnue  en  casaque  rouge 
qui  s'est  dressé  subitement  devant  le  premier  consul,  —  le  fameux 
petit  homme  rouge  de  Déranger  et  de  Henri  Heine,  —  et  aussitôt 
son  imagination  lui  a  présenté  le  spectacle  de  la  France  ressaisie 
par  l'anarchie  et  du  chaos  renaissant,  a  L'histoire  de  cet  habit  rouge 
me  fait  encore  frissonner,  tu  sais  assez  que  ce  n'est  pas  par  inté- 
rêt. Pour  moi  je  sais  bien  que  je  nui  de  salut  que  dans  le  premier 
consul;  je  nen  veux  point  chercher  d'autre;  mais  l'impression 
que  m'a  faite  ton  récit  n'a  été  que  pour  le  consul.  Que  deviendrait 


LE   MARECHAL   DAVOUT.  683 

ma  patrie  s'il  venait  à  nous  manquer?  Mon  imagination  ne  me 
fournit  dans  cette  hypothèse  que  les  plus  affreux  spectacles  et  l'a- 
venir le  plus  funeste.  Il  est  toujours  sauvé  par  des  circonstances 
extraordinaires...  »  Ne  surprenez-vous  pas  dans  ces  paroles  l'ac- 
cent même  de  la  religion  ?  C'est  qu'en  effet  c'est  une  religion  véri- 
table pour  Davout  que  ce  culte  de  Bonaparte.  Toujours  dans  ces 
premières  années,  l'accent  que  nous  venons  de  noter  se  maintient  : 
«  Partout  où  le  consul  passe,  écrit-il  pendant  le  voyage  de  Bona- 
parte en  Belgique,  il  sème  l'enthousiasme,  et  il  avarice  dans  les  pays 
conquis  de  vingt-cinq  ans  l'époque  oii  tous  les  intérêts  se  confondront 
avec  les  nôtres.  »  Gomme  tous  les  croyans  fervens  et  sincères,  Davout 
ne  s'interroge  jamais  sur  l'objet  de  sa  croyance.  Pour  ce  grand  homme 
de  guerre  comme  pour  le  plus  naïf  des  hommes  du  peuple,  Bonaparte 
est  un  créateur  de  miracles,  un  artisan  de  prodiges,  le  génie  même 
qui  s'est  fait  chair,  la  lumière  qui  a  lui  subitement  dans  les  ténèbres 
et  que  pour  leur  bonheur  les  ténèbres  ont  comprise.  Ce  n'est  donc 
pas  un  maître  qu'il  s'est  choisi  arbitrairement,  c'est  un  maître  qui 
s'est  imposé  à  son  âme,  auquel  il  s'est  donné  tout  entier,  et  qu'il  a 
fait  vœu  de  servir  avec  constance,  fidéhté  et  désintéressement.  Sur 
ce  dernier  sentiment  surtout,  Davout  se  montre  d'une  délicatesse 
scrupuleuse,  qui  met  sa  renommée  à  l'abri  de  ce  genre  de  reproches 
qui  ont  atteint  plus  d'un  de  ses  compagnons.  «  Je  n'aurai  jamais 
d'autre  fortune  que  celle  que  le  premier  consul  (  ou  l'empereur 
selon  la  date  des  lettres)  me  fera,  »  répète-t-il  sans  cesse  à  sa 
femme.  C'est  donc  en  vain  qu'elle  l'entretient  de  leurs  affaires  em- 
barrassées. <(  Je  ne  demanderai  certainement  au  premier  consul 
rien  de  plus  que  ce  que  j'en  ai  reçu,  répond-il;  plutôt  vendre  notre 
Savigny  que  de  laisser  soupçonner  que  le  vil  motif  de  l'argent  est 
pour  quelque  chose  dans  mon  dévoûment.»  Jusqu'à  l'époque  de  sa 
dotation  d'Eckmiihl,  le  maréchal  n'eut  pas  de  demeure  à  Paris,  ce 
qui  était  souvent  un  grand  embarras  pour  la  maréchale,  qui  insistait 
souvent  auprès  de  son  mari  pour  qu'il  s'ouvrît  à  l'empereur  sur  ce 
chapitre.  Davout  promit  à  sa  femme  de  faire  à  l'empereur  cette  de- 
mande, mais,  quand  il  fallut  l'exécuter,  il  se  conduisit  comme  les 
amoureux  timides  qui  remettent  toujours  leur  déclaration  au  len- 
demain, et  finalement  ce  projet  de  sollicitation,  toujours  renvoyé  de 
quinzaine  en  quinzaine,  resta  en  suspens  pendant  des  années  sans 
qu'il  pût  trouver  un  jour  favorable.  Aussi,  fort  de  ce  désintéresse- 
m'ent,  Davout  se  croyait-il  à  l'abri,  non-seulement  de  toute  dis- 
grâce, mais  de  toute  marque  de  froideur,  et  rejetait-il  bien  loin 
tous  les  conseils  de  défiance  et  tous  les  avis  que  la  maréchale  lui 
faisait  passer  sur  les  manœuvres  secrètes  de  ses  rivaux  et  les  me- 
nées ténébreuses  de  ses  envieux.  D'ailleurs  sa  prudence  égalait  sa 
fidélité.  Comprenant  et  acceptant  les  exigences  du  pouvoir  que  la 


QSll  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

France  s'était  donné,  il  s'était  fait  une  loi  d'imposer  à  ses  paroles 
une  retenue  constante,  de  ne  tenir  jamais  compte  des  détails  où  sa 
vanité  seule  pourrait  être  intéressée,  et  de  s'effacer  dans  toutes  les 
occasions  où  il  était  moins  utile  à  l'empereur  qu'à  lui-même  qu'il 
se  montrât.  Un  exemple  remarquable  de  cette  prudence,  c'est  le  refus 
motivé  de  l'hommage  que  le  conseil  municipal  d'Auxerre  avait  voulu 
lui  décerner  après  Austerlitz,  hommage  et  refus  dont  nous  avons 
déjà  fait  mention.  Qii'avait-il  donc  à  craindre,  puisque  son  unique 
souci  était  le  service  du  souverain,  et  n'avait-il  pas  bien  le  droit  de 
se  moquer  des  inquiétudes  de  la  maréchale  lorsqu'elle  lui  écrivait 
quenombrr  de  ses  lettres  lui  arrivaient  décachetées?  Il  fallut  l'af- 
faire d'AutrsIaedt  pour  lui  prouver  que  faire  son  devoir  n'assure 
pas  toujours  contre  l'injustice  et  pour  lui  révéler  le  colosse  de 
personnalité  égnïste  auquel  il  avait  affaire. 

C'est  de  cette  époque  qu'il  faut  faire  dater  la  sourde  mésintel- 
ligence qui  devait  désormais  séparer  Davout  et  Napoléon,  sans 
aboutir  jamais  à  une  rupture  ou  à  une  disgrâce,  mésintelligence 
toujours  respectueuse  du  côté  de  Davout,  discrète  quoique  souvent 
acerbe  du  côté  de  Napoléon,  soigneusement  voilée  de  silence  et 
qui  attendit  pour  éclater  les  scènes  tragiques  de  la  campagne  de 
Russie.  A  partir  d'Auerstaedt,  le  ton  de  cette  correspondance  change 
sensiblement.  Ce  n'est  point  d'abord  qu'il  doute  de  l'empereur, 
mais  il  a  entendu  siffler  à  ses  oreilles  les  serpens  delà  jalousie,  et  il 
est  entré  en  méfiance  de  ceux  qui  l'approchent,  a  Je  suis  très  flatté, 
écrit-il  à  la  maréchale,  de  l'impression  qu'ont  faite  sur  toi  les  élo- 
ges que  l'empereur  a  bien  voulu  donner  à  ma  conduite...  J'aurai 
plus  besoin  que  jainais  de  sa  bienveillance  ;  ceci  n'est  pas  trop  en 
faveur  de  mes  collègues,  mais  enfin  c'est  la  vérité.  Peu  me  par- 
donneront le  bonheur  que  le  3«  corps  a  eu  de  battre  avec  vingt- 
cinq  mille  hommes  au  plus,  dont  mille  seulement  de  cavalerie, 
l'armée  du  roi  de  Prusse...  Si  je  me  réjouis  de  cet  événement,  je 
te  le  jure,  quelque  gloire  que  cela  me  donne,  c'est  plus  parce 
qu'il  a  été  utile  à  mon  souverain  que  pour  tout  autre  motif.  Je 
m'en  serais  réjoui  de  bien  bon  cœur  si  cela  était  arrivé  à  un  de  mes 
camarades.  »  Le  commandement  de  Pologne  (1807-1808)  vint  bien- 
tôt donner  un  nouvel  aliment  à  cette  mésintelligence.  Les  Polo- 
nais, croyant  les  circonstances  favorables,  s'agitaient  beaucoup  pour 
amener  l'empereur  à  reconstituer  le  royaume  de  Pologne  et  se 
montraient  disposés  à  accepter  le  roi  français  qu'il  voudrait  leur 
donner,  soit  un  prince  de  sa  famille,  soit  même  un  de  ses  lieute- 
tenans,  et  un  parti  favorable  au  vainqueur  d'Auerstaedt  commen- 
çait à  se  former.  Que  se  passa-t-il  réellement  alors  entre  Napoléon 
et  Davout  ?  L'inquiétude^^  du  souverain  éveillée  depuis  cette  con- 
trariante bataille  qui  avait  soudainement  donné  une  rivale  à  celle 


LE   MARÉCHAL   DAVOUT.  685 

d'Iéna  le  porta-t-elle  à  accueillir  comme  fondés  les  soupçons  que 
la  malveillance  faisait  courir  sur  les  projets  de  Davout?  le  capitaine 
victorieux  qui  se  sentait  grandi  ouvrit-il  réellement  son  cœur  à 
l'ambition,  rêva-t-il  sérieusement  un  trône  et  eut-il  l'espérance  que 
la  main  de  l'empereur  l'aiderait  à  s'y  asseoir?  Dans  tout  ce  qui  nous 
est  dit  à  ce  sujet,  nous  ne  voyons  rien  d'assez  précis  pour  autoriser 
autre  chose  que  des  conjectures;  un  fait  seul  est  positif,  c'est  que 
Davout  se  déclara  ouvertement  pour  la  reconstitution  de  la  Pologne 
et  que  l'empereur  fit  obstinément  la  sourde  oreille  à  tout  projet  de 
ce  genre.  Si  Davout  avait  eu  d'ailleurs  les  velléités  ambitieuses 
qu'on  lui  prêtait^  il  se  serait  bien  vite  aperçu  qu'il  y  avait  un  obs- 
tacle insurmontable  à  ses  visées  dans  le  commandement  qu'il 
exerçait  en  Pologne.  De  qui  le  tenait-il  en  effet?  De  l'empereuft-, 
qui  était  défavorable  à  la  reconstitution  polonaise,  en  sorte  que 
Davout  se  trouvait  par  sa  position  obligé  de  décourager  des  espé- 
rances qui  lui  apparaissaient  comme  sacrées  et  de  combattre  les 
idées  même  dont  il  s'était  déclaré  partisan.  Les  contrariétés  de 
cette  fausse  situation  sont  si  vives  qu'elles  lui  arrachent  à  lui, 
l'homme  ferme  et  circonspect  par  excellence,  un  cri  de  dégoût 
et  de  lassitude.  «  Crois  qu'à  l'avenir  je  serai  plus  exact,  puisque 
tu  attaches  autant  d'importance  à  recevoir  de  mes  nouvelles, 
écrit-il  à  la  maréchale  à  la  date  de  novembre  1807.  Je  n'aimais 
pas  à  t'en  donner  lorsque  je  me  trouvais  dans  un  de  ces  momens 
de  contrariété,  parce  que  mon  style  s'en  ressentait  et  devait  alors 
f affecter;  mais  lorsque  j'y  serai,  je  ne  t'entretiendrai  que  de  moi 
et  je  serai  laconique.  Depuis  un  mois  j'en  éprouve  du  reste  beau- 
coup moins.  Cest  malgré  cela  un  rude  métier  que  je  fais,  parce 
que  l'eynpereur  Va  voulu,  et  qui  est  bien  peu  dans  tnes  goûts.  » 
il  est  évident  qu'il  y  a  à  cette  époque  entre  ces  deux  âmes  un  état 
d'hostilité  sourde  qui  se  traduit  chez  Davout  par  un  stoïcisme 
amer,  et  chez  iNapoléon  par  de  brusques  rudesses  et  un  ton  de 
froid  mécontentement.  Par  exemple,  Davout  ayant  cru  devoir  faire 
remarquer  au  maître  linsuffisance  de  ressources  dans  laquelle  cer- 
taines réductions  nouvellement  opérées  vont  le  laisser  pour  couvrir 
les  fiais  de  sa  maison  militaire,  l'empereur  lui  répond  sèchement 
que  sa  dotation  bien  administrée  doit  rapporter  300,000  francs, tandis 
que  celle  du  maréchal  Lannes  ne  produit  que  150,000  francs.  Eh 
bien,  qui  le  croirait  ?  i'eifet  le  plus  certain  de  cette  mésiatelligeTice 
est  de  faire  apparaître  sous  un  jour  plus  éclatant  la  fidélité  de  Da- 
vout. Il  faut  citer,  pour  faire  comprendre  à  quel  point  cette  fidélité 
est  admirable,  quelques  fragmens  des  leitres  de  ces  deux  années 
1807,  1808.  Rien  ne  peut  l'ébranler,  nil'injusLice  des  soupçons,  ni 
la  fausseté  des  accusations,  ni  la  perspective  même  d'une  disgrâce 
possible.  L'empereur  fùt-il  inique  envers  lui,  son  dévoîtment  res- 


686  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tera  le  même  ;  il  s'est  donné  une  fois  et  pour  toujours.  Et  puis,  par 
derrière  l'empereur,  il  y  a  la  France  qu'il  ne  conçoit  pas  sans  lui, 
et  cette  pensée  suffirait,  même  lût-il  privé  de  ses  faveurs,  pour 
qu'il  désirât  encore  le  maintien  de  son  pouvoir  et  la  continuation 
de  ses  triomphes. 

17  novembre  1807.  —  «  Je  sers  mon  souverain  du  mieux  que  je 
peux,  et  les  petites  intrigues  et  jalousies  ne  m'ont  jamais  inquiété  pour 
deux  puissantes  raisons  :  la  première  qu'elles  ne  peuvent  avoir  d'in- 
fluence sur  lui,  la  deuxième  que,  me  conduisant  dans  l'intention  de 
faire  tout  ce  qui  peut  et  doit  être  bon  pour  son  service,  je  suis  parfai- 
tement tranquille  sur  les  résultats.  J'appelle  être  tranquille  sur  les 
résultats,  ma  chère  Aimée,  de  ne  pas  craindre  une  disgrâce.  Mon  dévoù- 
ment  sans  bornes  à  l'empereur,  l'indifférence  que  j'ai  pour  mes  propres 
intérêts,  le  désintéressement  que  j'apporterai  dans  toutes  mes  actions, 
mille  et  mille  raisons,  toutes  aussi  bonnes,  et  qui,  alors  même  que  je 
ferais  des  fautes,  m'inspirent  la  plus  grande  tranquillité,  parce  que 
mes  intentions  sont  toujours  droites,  me  dictent  que  la  disgrâce  n'au- 
rait aucun  motif  fondé,  et  dès  lors  elle  me  serait  indifférente.  Je  trou- 
verais dans  l'attachement  de  ma  petite  Aimée,  dans  celui  de  mes 
enfans  et  dans  ma  propre  conscience,  non -seulement  mille  motifs  de 
consolation,  mais  le  vrai  bonheur,  car  il  serait  à  espérer  que  les  petites 
jalousies  me  laisseraient  tranquille.  » 

24  novembre  1807.  —  «  ...  Si  je  passe  un  jour  sans  me  donner  le 
plaisir  de  t'écrire,  crois  que  la  faute  n'en  tient  qu'à  mes  occupations. 
Elles  sont  toujours  bien  ennuyeuses  et  bien  discordantes  avec  mes  goùLS; 
mais,  dans  cette  circonstance  comme  dans  toutes,  je  ne  consulterai 
que  ce  que  prescrit  le  service  de  l'empereur...  Ma  chère  Aimée,  ma 
conscience  me  rassure  tellement  que  je  ne  redoute  rien  que  d'être  au- 
dessous  des  bienfaits  de  sa  majesté.  Si  jamais  elle  me  retirait  sa  bien- 
veillance, je  ne  l'eusse  point  mérité,  et  je  n'en  éprouverais  aucun 
mécontentement.  Mesvœux  pour  l'empereur,  mon  admiration,  ma  recon- 
naissance seraient  les  mêmes,  et  mon  bonheur  particulier  peut-être 
plus  certain.  Je  m'y  livrerais  tout  entier,  et  j'y  trouverais  mille  satisfac- 
tions que  je  ne  peux  pas  espérer  dans  les  grandes  places.  » 

19  février  1808.  —  «...  Je  suis  comblé  des  bienfaits  de  l'empereur. 
Eii  bien  !  je  te  jure  que  demain  il  me  les  retirerait  que  je  ne  lui  en 
porterais  pas  moins  ces  sentimens  d'admiration  et  d'amour  que  tout 
bon  Français  doit  éprouver  pour  le  sauveur  de  notre  patrie,  parce  que 
rien  ne  peut  m'empêchcr  d'être  bon  Français...  » 

22  janvier  1808.  —  «  ...  Tant  que  de  tels  désagrémens  ne  me  vien- 
draient pas  de  l'empereur,  je  n'y  ferais  aucune  attention.  S'ils  me 
venaient  de  l'empereur,  alors  le  seniiment  qui  me  fait  agir  et  qui  me 
iait  valoir  quelque  chose,  celui  de  servir,  de  mériter  l'estime  du  libé- 
rateur de  ma  patrie,  de  celui  qui  Ta  portée  au  plus  haut  degré  do 


LE   -AIARECIIAL   DAVOUT.  687 

gloire,  dont  tous  les  raomens  sont  consacrés  à  la  France,  alors,  dis-je, 
le  jour  où  ce  véhicule  me  manquerait,  je  me  retirerais  en  continuant 
à  faire  des  vœux  pour  la  conservation  de  jours  si  précieux  à  la  France...  n 

La  véhémence  de  ces  sentimens  pourra  surprendre  aujourd'hui  ; 
mais  songez,  pour  la  comprendre,  que  c'est  un  lieutenant  de  Napoléon 
qui  parle,  que  nous  sommes  en  1807,  au  lendemain  de  TiJsitt,  et 
cfue  l'on  croit  la  paix  assurée,  l'Europe  vaincue  et  la  nouvelle  société 
française  à  l'abri  de  toute  aventure  sous  la  tutelle  de  l'empire. 

En  nous  révélant  un  Davout  inconnu,  celui  de  l'intimité,  un  Da- 
vout  bon  et  cordial,  humain,  familier,  ces  mémoires  n'ont  pas  effacé 
pour  cela  le  Davout  de  la  tradition,  le  chef  militaire  inflexible,  taci- 
turne, stoïque,  laconique,  opiniâtre,  car,  tout  en  montrant  les  traits 
du  premier,  ils  n'ont  pas  cessé,  on  vient  de  le  voir,  de  nous  laisser 
présente  l'image  du  second.  Est-ce  donc  que  ce  sont  deux  hommes 
distincts,  et  sommes-nous  ici  en. présence  d'un  de  ces  caractères 
à  faces  multiples  qui  font  penser  à  l'homme  ondoyant  et  divers  de 
Montaigne?  Non,  la  nature  du  maréchal  est  essentiellement  simple, 
sans  complexité  d'aucune  sorte.  C'est  un  personnage  tout  d'une 
pièce,  d'une  personnalité  nettement  tranchée,  et  pour  lequel  les 
nuances  changeantes  n'ont  jamais  existé.  La  contradiction  entre  les 
deux  hommes  que  nous  avons  montrés  n'est  qu'apparente  et  ne  peut 
embarrasser  que  si,  parlant  comme  le  vulgaire,  on  consent  à  appe- 
ler dureté  ce  qui  est  justice,  et  farouche  humeur  ce  qui  est  sérieux 
d'esprit  ou  rectitude  de  caractère.  «  Lorsque  Dieu  créa  le  cœur  et 
les  entrailles  de  l'homme,  dit  Bossuet,  il  y  mit  premièrement  la 
bonté.  »  C'est  à  propos  des  héros  que  le  grand  orateur  sacré  pro- 
nonce cette  parole  mémorable,  et  nous  avons  vu  que  Davout  n'est 
pas  pour  la  démentir.  Mais  cette  parole  a  besoin  d'être  comprise  et 
complétée.  Oui,  lorsque  Dieu  crée  les  entrailles  de  quelqu'un  de 
ces  hommes  qu'il  désigne  pour  le  commandement  ou  sacre  pour 
l'autorité,  il  y  met  premièrement  la  bonté,  mais  il  l'y  met  tout  au 
fond,  comme  base  de  toutes  les  autres  vertus,  il  l'y  cache  pour 
qu'elle  n'y  soit  connue  que  de  celui  c|ui  la  possède,  de  manière 
que,  restant  ignorée,  elle  .puisse  être  à  l'abri  des  atteintes  de  la 
perversité  ou  des  séductions  de  l'hypocrisie,  et  pour  mieux  rendre 
invulnérable  celui  qu'il  doue  de  cette  sainte  faiblesse,  il  l'arme 
d'une  indomptable  énergie,  revêt  son  visage  d'un  masque  de  sévé- 
rité et  met  dans  le  son  de  sa  voix  un  accent  de  menace.  Ce  secret  de 
la  contradiction  apparente  qui  se  remarque  en  Davout  comme  en  tant 
d'autres  grands  hommes  d'action,  c'est  cette  sage  précaution  de 
l'esprit  qui  mène  le  monde  pour  préserver  contre  tout  abus  des 
natures  inférieures  ses  créatures  d'élite;  il  n'en  faut  pas  chercher 
d'autre.  Emile  Montégut. 


LA 


COMMUNE  A  L'HOTEL  DE  VILLE 


POST-SCRIPTU 


Après  avoir  terminé  cette  série  d'études  sur  quelques  faits  relatifs 
à  la  commune  de  1871,  je  crois  devoir  expliquer  aux  lecteurs  de  la 
Ueime  pourquoi  je  ne  leur  ai  point  offert  un  travail  d'ensemble  et 
pourquoi  j'ai  procédé  par  épisodes,  ou,  pour  mieux  dire,  par  mo- 
nographies. Je  n'ai  jamais  eu  l'intention  d'écrire  une  histoire  com- 
plète de  la  commune,  par  l'excellente  raison  que  les  documens 
m'ont  fait  défaut.  Si  je  m'en  étais  rapporté  aux  journaux  du  temps, 
aux  Hvres  nombreux  que  l'on  s'est  hâté  de  publier  aussitôt  que  la 
victoire  de  la  légalité  a  été  obtenue,  je  me  serais  exposé  à  com- 
mettre de  regrettables  erreurs;  car,  dans  ce  premier  moment  d'ef- 
farement et  d'indignation,  on  a  accueilli  sans  critique  ni  contrôle 
les  récits  les  moins  vraisemblables  et  les  fables  les  plus  extrava- 
gantes. Les  écrivains  qui  aujourd'hui  parlent  de  la  commune  avec 
une  indulgence  pleine  de  tendresse  ne  se  sont  fait  faute  alors  de 
répéter  sans  scrupule  les  bruits  souvent  calomnieux  que  la  foule 
exaspérée  propageait  avec  une  excessive  crédulité.  J'ai  dû  négliger 
cette  source  de  renseignemens,  car  ceux  que  j'y  aurais  puisés  ne 
présentaient  que  bien  peu  de  garantie.  J'ai  voulu,  autant  que  cela 
m'a  été  possible,  ne  me  servir  que  de  pièces  dont  l'authenticité  ne 
paraissait  jias  discutable,  et  c'est  pourquoi  j'ai  dû  limiter  mon 
récit  aux  seuls  épisodes  que  j'étais  en  mesure  de  raconter  d'après 
des  preuves  justificatives  et  suffisantes.  En  un  mot,  j'ai  cherché  à 
mettre  en  lumière  les  documens  que  j'avais  entre  les  mains;  ils 
pourront  n'être  pas  inutiles  à  une  histoire  future  de  la  commune; 
mais  cette  histoire,  je  ne  pouvais  l'écrire,  car  les  élémens  n'en  sont 
point  encore  réuHis. 

Je  n'ai  rien  su,  je  n'ai  rien  pu  savoir  des  séances  à  huis-clos  du 


LA    COMMUNE    A    LHOTEL    DE    VILLE.  689 

comité  ceiitral,  cle  la  coaiamne,  du  coaiiLé  de  salut  public;  je  ne 
sais  rien  de  la  délégation  à  la  guerre  ;  les  instructions  secrètes 
remises  aux  délégués  qui  furent  envoyés  vers  la  province  pour  la 
soulever  me  sont  mal  connues;  les  relations  mystérieuses  qui  ont 
existé  directement  entre  plusieurs  personnages  de  la  commune  et 
II.  Thiers  restent  pour  moi  dans  une  demi-obscurité  un  peu  con- 
fuse; les  opérations  militaires  delà  fédération  m'échappent,  peut- 
être  à  cause  de  leur  incohérence  même;  j'ignore  ce  qui  s'est  passé 
au  ministère  de  l'iiUériear,  au  ministère  des  finances,  au  ministère 
des  travaux  publics,  où  l'on  besogna  beaucoup;  sur  l'octroi,  sur 
l'assistance  publique,  sur  les  hôpitaux,  qui  alors  furent  si  intéres- 
sans,  sur  les  difficultés  du  ravitail'enient,  qui  parfois  furent  consi- 
dérables, sur  certains  incendies,  je  n'ai  que  des  notes  incomplètes, 
curieuses  à  plus  d'un  titre,  mais  sans  valeur  déterîninante  pour 
l'histoire.  La  destruction  de  l'Hôtel  de  Ville,  celle  de  la  préfecture 
de  police,  celle  du  Palais  de  Justice,  ont  anéanti  une  prodigieuse 
quantité  de  docuniens,  car  la  commune  fut  très  écrivassière.  Les 
endroits  où  trônait  le  gouvernement  de  la  commune,  où  se  vau- 
traient les  délégués  à  la  sûreté  générale,  où  gîtait  Raoul  Rigault 
avec  ses  substituts,  étaient  à  étudier  en  détail  et  à  décrire  par  le 
menu  ;  c'était  là  une  tâche  bien  tentante,  mais  à  laquelle  il  a  fallu 
renoncer,  la  preuve  matérielle  manque,  le  feu  a  tout  détruit;  quant 
aux  téaioins  qui  jadis  furent  si  bavards,  ils  sont  devenus  muets 
aujourd'hui,  et  la  plupart  ont  trouvé  prudent  d'avoir  perdu  la 
mémoire.  Dans  trop  de  cas,  j'en  aurais  été  réduit  à  procéder  par 
induction,  méthode  toujours  faillible  et  souvent  périlleuse.  J'ai  donc 
résolument  écarté  de  mon  récit  une  masse  de  faits  qu'il  ne  m'a  pas 
été  donné  d'approfondir  dans  des  conditions  de  sécurité  satisfaisante. 
La  plupart  de  ces  faits  seront  probablement  connus  plus  tard  et 
permettront  d'écrire  une  véritable  histoire  de  la  commune,  œuvre 
émouvante  et  de  haute  portée  que  j'ai  dû  renoncer  à  entreprendre, 
car  il  ne  m'eût  pas  été  possible  de  la  mener  à  bonne  fin. 

Le  grand  dépôt  des  documens  inédits  pour  servir  à  l'histoire  de 
la  commune  n'est  point  ouvert;  j'ai  vainement  frappé  à  sa  porte 
qui,  je  crois,  restera  longtemps  fermée.  Je  parle  des  greffes  des 
conseils  de  guerre  ;  il  y  a  là  environ  cinquante  mille  dossiers  qui 
ne  sont  encore  que  des  instrumens  judiciaires,  mais  qui  forcément 
deviendront  un  jour  des  documens  historiques  d'une  incomparable 
valeur;  tout  est  là:  rapports,  dépositions,  enquêtes,  correspon- 
dances, pièces  holographes;  c'est  une  mine  inépuisable;  on  n'aura 
qu'à  y  fouiller  pour  en  faire  sortir  la  vérité  sur  chaque  événement, 
sur  les  moindres  détails  de  cette  détestable  époque.  Là  aussi  on 
trouvera  toutes  les  pièces  officielles  que  les  généraux  de  la  com- 

lOME  XXX.V.  —  1879,  4i 


690  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

mune  ont  accumulées  au  ministère  de  la  guerre,  et  que,  sur  l'ordre 
de  M.  Thiers,  une  commission  a  classées,  cataloguées  et  placées  à 
l'abri  des  investigations  actuelles  de  l'histoire.  Les  greffes  de  la 
justice  militaire,  les  greffes  de  la  justice  criminelle  sont  clos;  lorsque 
l'heure  sera  venue  de  les  ouvrir,  on  verra  apparaître  une  histoire 
anecclotique,  morale  et  politique  de  la  commune  qu'il  me  paraît 
impossible  d'écrire  aujourd'hui.  Tout  ce  que  l'on  peut  faire  à  cette 
heure,  c'est  d'utiliser  les  documens  qui  ont  échappé  aux  incendies, 
qui  n'ont  pas  été  enfouis  dans  les  cartons  de  la  justice,  et  qui  sont 
restés  là  où  la  commune  les  avait  expédiés  :  dans  les  prisons,  au 
Louvre,  à  la  Banque,  au  ministère  de  la  marine,  et  ailleurs;  c'est 
ce  que  j'ai  essayé  de  faire ,  sans  me  dissim.uler  les  lacunes  aux- 
quelles un  pareil  travail  était  condamné. 

Ce  travail  offre  en  outre  un  inconvénient  qu'un  écrivain  plus 
habile  que  moi  aurait  sans  doute  réussi  à  éviter,  mais  auquel  je 
n'ai  pas  pu  échapper.  J'ai  souvent  dans  ces  diverses  monographies 
côtoyé  des  sujets  dont  j'avais  déjà  parlé,  car  ils  se  développaient 
parallèlement  auxévénemens  que  je  racontais  et  exerçaient  sur  eux 
une  sérieuse  influence.  Prenant  l'histoire  d'une  administration  au 
début  môme  de  l'insurrection  et  la  conduisant  jusqu'à  la  fin  de 
celle-ci,  j'ai  dû,  pour  rester  clair  et  aussi  complet  que  possible, 
revenir  sur  des  incidens  qui  avaient  précédemment  trouvé  place 
dans  mon  récit.  C'est  là  un  grave  défaut  de  composition,  je  le  recon- 
nais ;  car  il  m'a  entraîné  à  des  répétitions,  à  des  redites,  plus  appa- 
rentes peut-être  que  réelles,  mais  qui  ont  pu  surprendre  et  fatiguer 
le  lecteur.  Mon  excuse  est  donc  un  besoin  d'exactitude  poussé  par- 
fois jusqu'à  la  minutie.  A  ce  besoin  j'ai  tout  sacrifié,  même  l'or- 
donnance de  l'ouvrage  entier. 

Il  est  un  fait  que  j'ai  volontairement  négligé  :  c'est  le  fait  du 
18  mars,  que  j'ai  eu  à  indiquer,  mais  que  je  n'ai  pas  cru  devoir 
raconter  avec  les  développemens  qu'il  pourrait  comporter.  On  m'a 
reproché  d'avoir  gardé  le  silence  à  cet  égard,  j'ai  donc  à  m'expli- 
quer.  Des  témoins  se  sont  offerts,  les  documens  abondent,  et  je 
crois  que  toute  lumière  peut  être  faite;  mais,  si  le  18  mars  est  un 
point  de  départ,  ce  qui  n'est  pas  douteux,  le  point  de  départ  de  la 
commune,  il  est  avant  tout  une  conséquence  :  il  est  la  réalisation 
des  projets  formés,  la  mise  en  œuvre  des  doctrines  professées  dans 
les  sociétés  secrètes  depuis  plus  de  quarante  ans;  projets  et  doc- 
trines connus,  que  les  hommes  du  gouvernement  de  la  défense  na- 
tionale ont  eu  lu  nonchalance  de  ne  pas  combattre,  et  qui  se  sont 
cristallisés  dans  la  foruiidable  association  armée  de  la  fédération  de 
la  garde  nationale.  Au  18  mars,  on  a  saisi  une  occasion  propice  que 
le  gouvernement  offrit  imprudemment  lui-môme,  et  que  sans  cela 
l'on  était  résolu  à  faire  naître  bientôt  sous  n'importe  quel  prétexte. 


LA    COMMUNE   A   L  HOTEL  DE   VILLE.  691 

L'histoire  du  ^8  mars  devrait  donc  être  un  ouvrage  spécial,  racon- 
lant  les  origines,  remontant  aux  causes  lointaines,  dévoilant  le  mys- 
tère des  sociétés  révolutionnaires  sous  le  règne  de  Louis-Philippe, 
la  seconde  république,  le  second  empire,  et  démontrant  que  la  ca- 
pitulation de  Paris  n'a  été  qu'un  prétexte  dont  on  s'est  servi  pour 
faire  réussir  les  tentatives  qui  avaient  échoué  plus  d'une  fois  depuis 
l'attentat  de  Fieschi  jusqu'au  22  janvier  1871.  Le  projet  et  les  doc- 
trines étaient  étroitement  liés  dans  la  cervelle  des  saccageurs  de 
société;  le  18  mars  vit  l'accomplissement  du  projet,  la  commune 
fut  l'application  des  doctrines  ;  nous  nous  sommes  borné  à  expli- 
quer, par  le  récit  des  faits,  comment  celles-ci  avaient  été  mises  en 
pratique. 

Ces  faits  ne  sont  point  appréciés  aujourd'hui  de  la  même  façon 
par  tout  le  monde;  on  dirait  qu'en  vieillissant  ils  ont  changé  d'as- 
pect, et  que  les  flammes  du  pétrole  sont  devenues  des  flammes  de 
Bengale.  Les  hommes  que  n'entraîne  aucune  passion  politique,  qui 
pour  satisfaire  leur  ambition  n'ont  besoin  de  s'appuyer  ni  sur  les 
foules  aveugles,  ni  sur  les  foules  criminelles,  n'ont  point  eu  à  mo- 
difier leur  opinion  première  et  motivée;  pour  eux,  comme  pour 
tout  individu  doué  de  sens  commun,  épris  de  justice  et  aimant  la 
liberté,  la  commune  reste  ce  qu'elle  a  réellement  été  :  un  forfait 
exécrable.  On  peut  en  amnistier  les  auteurs  et  les  rendre  à  leurs 
droits  politiques,  l'acte  en  lui-même  demeure  justiciable  de  l'his- 
toire désintéressée,  qui  ne  l'amnistiera  jamais.  La  commune  nous 
apparaît  aujourd'hui  telle  que  nous  l'avons  contemplée  à  la  lueur 
des  incendies  allumés  par  elle  :  un  accès  d'envie  furieuse  et  d'épi- 
lepsie  sociale.  Ceux  qui  menèrent  le  branle  de  cette  énorme  des- 
truction n'eurent  même  pas  la  franchise  de  leurs  détestables  instincts  ; 
ils  furent  hypocrites.  Sous  prétexte  de  défendre  la  république  que 
nul  n'attaquait,  ils  assassinèrent,  le  18  mars,  le  vieux  répubUcain 
Clément  Thomas  ;  sous  prétexte  de  donner  une  leçon  de  patriotisme 
à  nos  généraux  et  à  l'assemblée  nationale,  ils  tentèrent,  le  29  mai, 
de  livrer  le  fort  de  Vincennes  aux  Allemands  victorieux  :  toute  la 
commune  est  contenue  entre  ces  deux  dates  et  entre  ces  deux  faits  ; 
l'intervalle  n'est  rempli  que  de  crimes,  u  11  n'est  point  de  pouvoir 
qu'on  ne  puisse  accuser,  a  dit  Charles  Nodier;  il  n'est  point  de 
révolte  qu'on  ne  puisse  défendre;  »  s'il  avait  été  le  témoin  de  la 
commune,  il  n'aurait  point  ainsi  parlé,  car  dans  cette  révolte  il  n'y 
eut  rien  qui  ne  fût  absolument  condamnable.  La  présence  de  l'en- 
nemi sur  notre  sol  bouleversé  par  les  défaites  la  rendait  sacrilège; 
la  façon  dont  elle  fut  conduite  la  rend  grotesque  ;  les  crimes  inutiles 
et  prémédités  au  milieu  desquels  elle  s'effondra  la  rendent  odieuse. 
Les  gens  qui  la  dirigeaient  sont  d'une  si  intense  nullité  que,  malgré 
tout  le  sang,  tout  le  pétrole  yersés,  il  est  impossible  de  les  prendre 


692  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

au  sérieux.  Lorsque  l'on  étudie  leur  histoire,  il  faut  toujours  se 
rappeler  leurs  forfaits  pour  ne  pas  éclater  de  rire. 

Cette  opinion  dont  la  sévérité  n'a  rien  d'excessif,  lorsque  l'on  se 
reporte  par  le  souvenir  aux  actes  qui  l'ont  fait  naître,  n'est  plus  de 
mise  aujourd'hui.  La  commune  a  trouvé  des  défenseurs  et  des  apo- 
logistes. Tous  les  torts  sont  du  côté  de  la  légalité,  du  côté  de  Ver- 
sailles, comme  l'on  dit;  le  droit  est  devenu  criminel,  la  révolte  est 
devenue  sacrée.  L'assassinat  des  généraux  sur  les  buttes  Mont- 
martre, le  massacre  des  otages,  l'incendie  de  Paris,  ne  sont  plus 
que  des  peccadilles,  à  moins  que  ce  ne  soient  des  calomnies  monar- 
chistes et  cléricales.  Que  pouvaient  donc  faire  ces  pauvres  révolu- 
tionnaires de  la  fédération,  du  comité  central,  de  la  commune, 
sinon  se  défendre  contre  la  France,  la  France  tout  entière,  qui  ne 
voulait  pas  leur  permettre  de  faire  sauter  l'édifice  social?  C'est  la 
vieille  histoire  du  loup  qui  se  plaint  du  berger,  quand  celui-ci  ne 
le  laisse  pas  tranquillement  égorger  le  troupeau;  étrange  façon  de 
travestir  la  réalité  :  c'est  l'incendiaire  qui  crie  :  Au  feu  !  c'est  l'as- 
sassin qui  crie  :  Au  meurtre!  Cela  n'est  pas  grave  et  cela  passera, 
rien  ne  prévaut  contre  la  vérité  :  les  passions  ambitieuses  et  les 
scélérats  malsains  peuvent  parfois  l'obscurcir;  mais  ce  n'est  que 
pour  peu  de  temps ,  elle  reparaît  bientôt  dans  son  énergique  nu- 
dité, et  il  lui  suffit  d'un  regard  pour  dissiper  tous  les  mensonges. 

On  a  beau  inventer  des  légendes,  les  propager,  les  mettre  en 
prose  ou  en  vers;  on  a  beau  parler  de  la  grande  bataille  du  Père 
La  Chaise,  des  ZiO,000  exécutions  sommaires,  de  l'héroïsme  des  com- 
munards, de  la  férocité  des  soldats,  tout  cela  tombe,  tout  cela 
tombera  devant  l'étude  impartiale  des  faits;  les  auteurs  de  ces  er- 
reurs volontaires  en  seront  pour  leurs  frais  d'imagination,  et  d'elles- 
mêmes  ces  historiettes  rentreront  dans  le  néant.  Elles  ont  cepen- 
dant actuellement  une  influence  qui  doit  être  signalée  :  elles  ont  fait 
croire  aux  révoltés  de  J871  qu'ils  avaient  été  les  chevaliers  et  les 
apôtres  d'une  cause  méconnue.  En  vérité,  ils  ont  été  les  chevaliers 
de  la  débauche  et  les  apôtres  de  l'absinthe;  mais  ils  ne  le  croient 
guère  et  ils  s'enorgueillissent.  Ils  ne  sont  pas  des  coupables  repentis, 
comme  les  honnêtes  gens  pourraient  se  le  figurer;  non  pas,  ce  sont 
des  victimes  injustement  condamnées,  ce  sont  de  glorieux  vaincus. 
Ils  racontent  la  commune  comme  un  soldat  raconte  ses  campagnes; 
ils  ne  portent  plus  les  galons  qui  leur  étaient  si  chers,  mais  ils 
ont  conservé  les  titres  dont  ils  s'étaient  affublés  pendant  ces  jours 
de  désolation,  ils  signent  leurs  lettres  :  ancien  chef  du...  bataillon 
fédéré,..,  ancien  chef  d  état-major  de..,,  ancien  délégué  k...  Ils  assi- 
gnent au  jour  de  la  revanche  ceux  qui  écrivent  leur  histoire,  et  dans 
les  juges  qui  les  ont  condanmés  ils  ne  voient  que  «  des  soudards 
ivres  d'eau-de-vie  et  de  sang.  »  Il  faut  sourire,  cela  ne  vaut  pas  plus. 


à 


LA   C0M3IUNE    A   l'hOTEL   DE    VILLE.  693 

Ils  ont  parfois  des  fanfaronnades  singulières.  Dans  le  buffet 
d'une  gare  étrangère,  j'ai  entendu  un  homme  se  vanter  d'avoir  été 
un  des  assassins  de  l'aichevêque;  il  entrait  avec  complaisance  dans 
toute  sorte  de  détails  et,  malgré  son  état  de  demi-ivresse,  parlait 
avec  un  tel  accent  de  sincérité  qu'une  femme  qui  l'écoutait  s'éloi- 
gna en  pleurant.  Or  je  sais  d'une  façon  positive  que  cet  homme  a 
léussi  à  quitter  Paris  le  22  mai  et  qu'il  était  à  Nancy  le  2!\,  dans  la 
soirée,  au  moment  où  Genton,  Lolive,  Mégy,  Vérig  et  les  autres 
assassinaient  les  otages  dans  le  chemin  de  ronde  de  la  Grande- 
Pioquette;  j'ajouterai  que  cet  homme,  —  ce  vantard  pour  la  mau- 
vaise cause,  — quoique  lieutenant-colonel  et  soldat  de  la  révolte, 
avait  été  pendant  toute  la  durée  de  la  commune  en  relations  suivies 
et  rémunérées  avec  un  des  agens  directs  d'Ernest  Picard,  alors 
ministre  de  l'intérieur.  Ce  fait  n'est  pas  rare,  il  s'est  reproduit  sou- 
vent dans  le  huis  clos  des  cabarets  et  des  tavernes  ;  entre  quel- 
ques bouteilles,  plus  d'un  contumax  s'est  attribué  des  crimes  qu'il 
n'a  jamais  commis.  Ce  n'est  que  de  la  gloriole;  les  vieux  juges 
savent  qu'il  y  en  a  parmi  les  scélérats  plus  que  partout  ailleurs. 

Cette  recrudescence  dans  l'hyperbole  est  due  en  grande  partie 
aux  défenseurs  de  la  révolte,  —  défenseurs  quand  môme,  —  qui 
font  semblant  de  croire  que  les  flammes  des  incendies  sont  les 
lueurs  d'une  aurore.  La  plupart,  je  me  hâte  de  le  dire,  combat- 
traient énergiquement  la  commune,  si  elle  tentait  trop  manifeste- 
ment de  continuer  l'œuvre  interrompue  par  l'intervention  de  l'armée 
française;  mais  ils  croient  actuellement  qu'il  est  de  leur  intérêt 
politique  de  glorifier  les  actes  les  plus  coupables  qui  fuient  jamais, 
et  ils  ne  s'en  font  pas  faute.  A  ces  protecteurs  de  l'illégaliié,  à  ces 
souteneurs  de  la  revendication  par  la  violence,  les  études  que  je 
viens  de  terminer  n'ont  pas  eu  le  don  de  plaire.  Il  n'est  injure, 
médisance  et  calomnie  dont  ils  n'aient  essayé  de  me  frapper.  Gela 
m'a  paru  bien  peu  imj)ortaut  au  point  de  vue  de  la  vérité,  et  je  n'en  ai 
tenu  compte.  J'ai  trop  voyagé  dans  les  pays  d'Orient  pour  n'en  point 
connaître  les  proverbes;  je  me  suis  rappelé  la  parole  turque  :  «  Si  tu 
t'arrêtes  à  jeter  des  pierres  aux  chiens  qui  aboient  contre  toi,  tu 
n'arriveras  jamais  au  but  de  ton  voyage.  »  J'ai  laissé  aboyer  et  j'ai 
continué  ma  route.  Et  puis,  lorsque  l'on  se  souvient  du  traitement 
qui  a  été  infligé  à  des  archevêques  et  à  des  présidons  de  chambre 
de  la  cour  de  cassation,  ce  serait  se  montrer  bien  susceptible  que 
d'être,  non  pas  blessé,  mais  atteint  par  quelques  extraits  du  caté- 
chisme poissard  ;  on  éprouve  même  une  certaine  satisfaction  à  ne 
pas  se  sentir  indigne  de  la  colère  de  ceux  qui  se  font  ouvertement 
les  champions  des  massacreurs  et  des  incendiaires.  La  seule  réponse 
à  faire  était  de  ne  point  répondre,  de  poursuivre  mon  travail  et  de 
rester  fidèle  aux  engagemens  que  j'avais  contractés  envers  le  public. 


694  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Parmi  les  reproches  qui  m'ont  été  adressés,  il  en  est  un  que  l'on  a 
répété  à  satiété.  On  m'a  très  nettement  dit  que  je  piétinais  sur  des  ca- 
davres; seulement  on  a  négligé  de  m'apprendre  sur  lesquels,  et  je 
ne  sais  pas  encore  si  j'ai  piétiné  sur  les  assassins  ou  sur  les  victimes. 
En  attendant  que  l'on  veuille  bien  m' éclairer  à  ce  sujet,  je  crois  pou- 
voir affirmer  que  je  n'ai  piétiné  ni  sur  Mégy,  ni  sur  Félix  Pyat,  ni 
sur  Gabriel  Ranvier,  ni  sur  Eudes,  ni  sur  tant  d'autres  qui  traitaient 
de  capitulards  nos  soldats  écrasés  par  le  nombre,  qui  reprochaient 
à  nos  généraux  de  n'avoir  pas  su  se  faire  tuer,  qui  poussaient  au 
crime  le  troupeau  affolé  de  la  fédération,  qui  resteront  à  jamais 
rouges  du  sang  qu'ils  ont  fait  verser;  mais  qui  n'ont  eu  le  courage 
que  de  se  sauver  et  d'aller  attendre  hors  de  nos  frontières  le  moment 
de  revenir  achever  leur  œuvre.  Non,  sur  le  cadavre  de  ceux-là  je 
n'ai  point  piétiné. 

Par  une  étrange  aberration,  on  m'a  aussi  reproché  d'attaquer  la 
forme  actuelle  du  gouvernemeni  et,  en  flétrissant  la  commune,  de 
porter  préjudice  à  la  république.  Cela  m'eût  rempli  de  surprise,  si 
je  n'avais  su,  dès  longtemps,  que  l'esprit  de  parti  modifie  arbitrai- 
rement la  valeur  des  mots  selon  les  besoins  de  sa  polémique  quo- 
tidienne. Ceux  qui  ont  soutenu  cette  thèse  insensée  n'ont  pas  com- 
pris que  la  commune  fut  précisément  l'inverse  de  la  république  et 
que  la  violation  du  pouvoir  par  une  bande  d'incapables  furieux, 
l'absence  de  toute  garantie  pour  la  liberté  et  la  vie  des  citoyens,  le 
service  insurrectionnel  obhgatoire,  la  suspension  du  culte  dans 
les  églises,  le  despotisme  le  plus  abject  imposé  à  la  population, 
était  le  contraire  d'un  ordre  de  choses  qui  admet,  en  principe,  la 
libre,  l'équitable  répartition  des  droits  et  des  devoirs. 

Plus  tard,  lorsi  jue  l'on  verra  dans  son  ensemble  toute  cette  commune 
dont  je  n'ai  pu  que  découvrir  quelques  coins,  on  reconnaîtra  que  la 
politique  n'y  fut  jamais  pour  rien.  Ceux  qui  l'inventèrent,  l'impo- 
sèrent à  Paris  et  ne  reculèrent  devant  aucun  forfait  pour  la  pro- 
longer, se  disaient  républicains  :  ce  n'est  là  qu'une  étiquette;  lors- 
qu'on la  soulève,  on  s'aperçoit  promptement  qu'elle  cache  des 
ambitieux  amoureux  d'eux-mêmes  et  ivres  de  pouvoir.  Si  un  des- 
pote leur  eût  offert  la  puissance,  la  fortune  et  des  titres,  eussent-ils 
refusé?  J'en  doute.  En  voyant  la  persécution  qu'ils  se  hâtent 
d'exercer,  dès  qu'ils  sont  les  maîtres,  contre  tous  ceux  qui  ne  s'in- 
clinent pas  devant  eux,  en  comptant  les  crimes  qu'ils  ont  froide- 
ment commis  avant  de  disparaître,  je  me  suis  toujours  rappelé 
cette  lettre  fameuse  :  «  Je  viens  de  faire  tomber  deux  cents  têtes  à 
Lyon;  je  me  promets  d'en  faire  tomber  autant  tous  les  jours;  les 
larmes  de  la  joie  et  de  la  vertu  inondent  mes  paupières  sous  l'effort 
d'une  sainte  sensibilité.  »  Le  «  sans-culotte  »  qui  écrivait  ceci  devait 
plus  tard  être  duc  d'Otrante,  exécuter  les  œuvres  secrètes  de  l'empire 


LA   COMilUNE   A   l'iIOTEL   DE   VILLE.  695 

et  protéger  la  seconde  restauration,  dont  il  fut  le  ministre.  Les  vices 
et  l'ambition  de  Fouché  étaient  à  l'Hôtel  de  Ville  pendant  la  com- 
mune; mais  j'y  cherche  son  intelligence,  et  je  ne  la  trouve  pas. 

On  n'a  laissé  à  ces  usurpateurs  ni  le  loisir,  ni  l'occasion  de 
prouver  que,  pour  le  plus  grand  nombre,  la  raideur  des  opinions 
n'était  que  la  brutalité  des  convoitises  ;  ils  restent  des  hommes  vio- 
iens,  obtus,  dont  la  logomachie  ne  trompera  personne.  Ce  n'étaient 
que  des  malfaiteurs  qui  ont  invoqué  des  prétextes  parce  qu'ils 
n'avaient  aucune  bonne  raison  à  donner  :  les  assassins  ont  dit  qu'ils 
frappaient  les  ennemis  du  peuple,  et  ils  ont  tué  les  plus  honnêtes 
gens  du  pays;  les  voleurs  ont  dit  qu'ils  reprenaient  le  bien  de  la 
nation,  et  ils  ont  pillé  les  caisses  publiques,  déuieublé  les  hôtels 
particuliers,  dévalisé  les  caisses  municipales;  les  incendiaires  ont 
dit  qu'ils  élevaient  des  obstacles  contre  l'armée  monarchique,  et  i's 
ont  mis  le  feu  partout  ;  seuls,  les  ivrognes  ont  été  de  bonne  foi  : 
ils  ont  dit  qu'ils  avaient  soif,  et  ils  ont  défoncé  les  tonneaux.  Les 
uns  et  les  autres  ont  obéi  aux  impulsions  de  leur  perversité;  mais 
la  question  politique  était  le  dernier  de  leurs  soucis,  et  la  forme 
gouvernementale  ne  leur  importait  guère.  Cette  vérité  ressortira 
avec  évidence  de  l'étude  des  documens,  lorsque  ceux-ci  seront 
livrés  aux  historiens  futurs. 

On  s'étonnera  aussi  de  reconnaître  que,  pendant  un  règne  de  deux 
mois,  ces  hommes,  qu'ils  appartiennent  au  comité  central  ou  à  la 
commune,  ne  peuvent  faire  que  le  mal,  et  qu'il  n'est  pas  une  seule 
de  leurs  actions  qui  ne  soit  coupable.  Gela  est  naturel  ;  lorsque  la 
cause  est  criminelle,  les  effets  sont  forcément  funestes.  C'est  à  la 
commune  que  l'on  peut,  plus  qu'à  toute  autre  tyrannie,  appliquer 
la  belle  pensée  d'Ernest  Renan  :  «  Il  est  un  comble  de  méchanceté 
dans  le  gouvernement  qui  ne  permet  pas  au  bien  de  vivre,  même 
sous  la  forme  la  plus  résignée.  »  Ce  fut  le  cas  de  la  commune  : 
non-seulement  elle  fit  le  mal,  mais  elle  ne  put  tolérer  le  bien,  car 
celui-ci  était  absolument  contraire  à  son  essence  ;  c'est  pourquoi 
elle  persécuta  les  humbles  et  les  petits  :  les  sœurs  de  charité,  les 
frères  ignorantins,  les  gendarmes,  dont  le  modeste  dévoûment 
effarouchait  ses  mauvais  instincts.  Eu  vain  quelques-uns  de  ces 
législateurs  improvisés  luttèrent  pour  empêcher  la  révolte  de  glisser 
sur  la  pente  où  elle  était  fatalement  entraînée;  ils  ne  furent  point 
écoutés,  et  on  se  disposait  à  les  traiter  en  ennemis  publics,  lorsque 
nos  têtes  de  colonne  franchirent  les  fortifications  de  Paris. 

Ai-je  été  trop  sévère  en  parlant  de  cette  époque  maudite?  Je  ne 
le  crois  pas;  toute  violence  me  fait  horreur,  qu'elle  vienne  de  César 
ou  qu'elle  vienne  de  Brutus,  et  la  commune  n'a  été  qu'une  explo- 
sion de  violence,  explosion  d'autant  plus  douloureuse  à  supporter, 
d'autant  plus  impie,  qu'elle  se  produisait  à  un  moment  où  le  plus 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

simple  patriotisme  commandait  le  recueillement,  I3  retour  sur  soi- 
même,  l'effort  individuel  au  profit  de  la  communauté,  la  soumission 
aux  lois  et  le  respect  de  sa  propre  dignité  en  présence  de  l'en- 
nemi.Si  l'indignation  que  j'ai  ressentie  alors  s'est  apaisée,  ellea  été 
ravivée  par  l'attitude  provocante  que  les  contumax  ont  affectée,  par 
les  projets  de  revanche  qu'ils  ont  formulés,  par  les  accusations  ini- 
ques qu'ils  ont  portées  contre  la  France,  qui  avait  été  réduite  à  les 
combattre  et  à  les  vaincre  pour  ne  pas  périr,  lis  frelataient  si  réso- 
lument leur  histoire  qu'il  m'a  paru  convenable  de  dire  ce  que  j'en 
savais  pour  lui  rendre  les  médiocres  et  honteuses  proportions  dans 
lesquelles  elle  se  meut. 

Du  18  mars  au  28  mai,  je  suis  resté  à  Paris,  attentif  aux  faits 
dont  j'étais  le  témoin,  me  mêlant  aux  hommes,  regardant  les  choses 
et  prenant  des  notes;  un  goût  inné  pour  la,  recherche  desdocumens 
originaux  m'a  poussé  à  réunir  de  nombreuses  pièces  authentiques; 
des  collections  importantes  d'autographes  m'ont  été  ouvertes,  des 
correspondances  écrites  alors  au  jour  le  jour  m'ont  été  confiées, 
des  journaux  intimes  rédigés  par  des  hommes  considérables  ont  été 
mis  à  ma  disposition,  de  grandes  administrations  m'ont  libérale- 
ment ouvert  leurs  archives.  Appuyé  sur  de  tels  élémens,  j'ai  pu 
écrire  quelques  fragmens  d'une  histoire  de  la  commune  et  leur 
donner,  —  je  le  crois  du  moins,  —  un  degré  d'exactitude  qui 
mérite  d'inspirer  confiance  au  lecteur.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire 
que  si,  dans  ces  récits  et  dans  les  détails  multiples  qu'ils  compor- 
tent, il  s'est  glissé  des  erreurs,  ces  erreurs  sont  absolument  invo- 
lontaires :  nul  esprit  de  parti  ne  m'a  guidé,  car  je  n'appartiens  à 
aucune  faction  politique  ;  l'étiquette  gouvernemiintale  m'est  indiffé- 
rente, pourvu  que  le  gouvernement  assure  à  chacun  la  sécurité  à 
laquelle  donne  droit  le  paiement  de  l'impôt  ;  je  n'ai  recherché  que  la 
vérité  ;  j'ai  tout  mis  en  œuvre  pour  la  découvrir  et  la  faire  connaître. 

riaise  à  Dieu  que  le  récit  de  cette  lugubre  aventure  en  épargne 
le  retour  à  la  ville  incomparable  et  terrible  dont  j'ai  essayé  de  ra- 
conter la  vie  normale  et  les  convulsions;  plaise  à  Dieu,  comme  dit 
le  chœur  dans  les  Euménidcs  d'Eschyle,  «  que  jamais  au  sein  de 
notre  cité,  la  discorde  insatiable  de  crimes  ne  fasse  entendre  ses 
clameurs,  que  jamais  la  poussière  ne  ^ioit  abreuvée,  ne  soit  rougie 
du  sang  des  citoyens,  que  l'intérêt  de  l'état  domine  dans  tous  les 
cœurs,  que  l'un  pour  l'autre  les  hommes  soient  pleins  d'amour!  » 
Puissent  ceux  qui  viendront  après  nous  vivre  loin  des  malheurs 
qui  nous  ont  accablés!  Puisse  le  vaisseau  symbolique  de  Paris, 
échappé  déjà  à  tant  d'orages,  ne  pas  faire  mentir  sa  vieille  devise: 
Fluctuât  nec  mcrgiturl  Qu'il  vogue  avec  bon  vent  de  fortune,  et 
que  jamais  il  n'ait  plus  à  lutter  contre  les  tempêtes  déchaînées  par 
l'alcoolisme,  l'ignorance  et  l'envie!  Maxime  Du  Camp. 


LES  AMOURS 


FERDINAND  LASSALLE 


On  a  souvent  prononcé  le  nom  de  Lassalle  dans  ces  derniers  temps; 
M.  de  Bismarck  sest  chargé  lui-même  de  remettre  en  honneur  sa 
mémoire.  Tout  récemment  encore,  lorsque  le  Reichstag  discutait  la  loi 
de  sûreté  publique,  le  chancelier  de  l'empire  sut  trouver  l'occasion  de 
parler  avec  éloge  du  célèbre  agitateur,  de  l'éloquent  tribun  qui  institua 
au  printemps  de  1863  l'association  générale  des  ouvriers  allemands, 
dont  il  fut  jusqu'au  terme  de  sa  trop  courte  vie  le  président  ou  plutôt  le 
dictateur.  M.  de  Bismarck,  on  s'en  souvient,  se  plut  à  célébrer  la  vigueur 
et  l'étendue  de  son  esprit,  la  diversité  de  ses  talens,  Tagrément  de  ses 
manières,  le  charme  infiai  de  sa  conversation,  et  par  forme  de  conclu- 
sion, il  insinua  que  si  ce  grand  révolutionnaire  vivait  encore,  il  renie- 
rait ses  disciples  et  ses  héritiers,  qu'il  serait  aussi  malheureux  dans  leur 
société  qu'un  aigie  enfermé  dans  une  basse-cour.  11  est  permis  de  com- 
parer Lassalle  à  un  aigle;  il  en  avait,  paraît-il,  les  yeux  et  le  regard, 
il  en  avait  aUssi  le  bec,  le  cri,  les  serres  puissantes,  et  quand  il  déployait 
la  vaste  envergure  de  ses  ailes,  le  vent  qui  conspire  avec  les  oiseaux 
de  haut  vol  l'emportait  parfois  sur  des  .ommets  où  ne  montent  jamais 
les  corbeaux  et  les  chouettes. 

La  loi  de  sûreté  publique  n'a  pas  encore  produit  les  effets  décisifs 
qu'on  en  attendait;  les  succès  que  viennent  d'obtenir  les  socialistes 
dans  les  élections  saxonnes  eu  font  foi.  Il  est  naturel  que  les  Allemands 
se  demandent  ce  qui  serait  advenu  du  socialisme  si,  à  trente-neuf  ans, 
son  fondateur  n'avait  été  frappé  mortellement  dans  ce  tragique  duel 
qui  fit  tant  de  bruit.  Chacun  arrange  les  choses  à  sa  façon;  dès  qu'il 
s'agit  de  conjectures,  fimaginatioa  a  beau  jeu.  «Ce  qui  nous  manque, 
disent  les  démocrates  socialistes,  c'est  un  chef  qui  soit  un  grand  poli- 
tique. Nous  l'avions,  nous  ne  l'avons  plus,  et  cependant  nous  sommes 


698  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

devenus  redoutables;  si  nous  l'avions  encore,  nous  aurions  déjà  ville 
prise.  »  —  Les  conservateurs  de  leur  côté  regrettent  que  Lassalle  soit 
mort  dans  la  force  de  l'âge,  avant  d'avoir  dit  son  dernier  mot.  Il  était 
patriote  et  il  n'était  pas  communiste.  Il  y  aurait  eu  moyen  de  s'entendre 
avec  lui,  il  aurait  tenu  tête  à  M.  Marx  et  au  communisme  international; 
son  autorité  aidée  de  son  éloquence  aurait  eu  raison  des  fous  et  des 
énergumènes, 

Il  est  certain  que  Lassalle  n'était  pas  communiste.  On  ne  peut  nier 
non  plus  qu'il  ne  fût  à  sa  manière  homme  de  gouvernement  ou  qu'au 
moins  il  n'eût  un  penchant  naturel  de  sympathie  pour  ceux  qui  savent 
gouverner.  Dix-huit  mois  avant  sa  mort,  il  disait  aux  ouvriers  :  «  J'ai 
toujours  été  républicain;  mais  promettez-moi,  mes  amis,  que  si  jamais 
la  lutte  éclatait  entre  la  royauté  de  droit  divin  et  cette  misérable  bour- 
geoisie libérale,  vous  seriez  pour  le  roi  contre  le  bourgeois.  »  Qu'on 
relise  la  tragédie  historique,  Franz  von  Sickingen,  qu'il  publia  en  1859. 
Il  y  déclare  que  l'épée  est  le  dieu  de  ce  monde,  la  parole  faite  chair,  l'in- 
strument de  toutes  les  grandes  délivrances,  l'outil  nécessaire  à  toutes 
les  grandes  entreprises.  Les  vers  sont  faibles,  rocailleux;  la  pensée  est 
nette  et  ne  saurait  déplaire  à  M.  de  Moltke  et  à  l'empereur  Guillaume, 
qui  plus  d'une  fois  l'ont  exprimée  en  prose,  ne  se  piquant  ni  l'un  ni 
l'autre  d'être  poètes.  Qu'on  lise  surtout  dans  la  scène  3"  du  m^  acte  les 
hautaines  protestations  de  Franz  von  Sickingen  contre  les  prêtres  et 
leurs  basses  ambitions,  contre  les  petits  princes  et  la  médiocrité  de 
leurs  pensées  :  —  «  Comment  faire  entrer  une  âme  de  géant  dans  des 
corps  de  pygmées?..  Ce  que  nous  voulons,  ajoute-t-il,  c'est  une  Alle- 
magne unitaire  et  puissante,  la  rupture  avec  Rome,  un  grand  empire 
gouverné  par  un  empereur  évangélique.  »  Quelqu'un  s'est  chargé  d'exé- 
cuter ce  programme.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  ce  même  Franz 
s'écrie  :  «  Je  suis,  moi  aussi,  du  bois  dont  on  fabrique  les  empereurs.» 
Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  qu'après  s'être  longuement  entretenu 
avec  cet  ambitieux,  Charles-Quint,  qui  s'était  flatté  de  le  gagner  à  ses 
desseins  et  qii  a  deviné  son  secret,  se  dit  à  lui-même  :  «  L'homme  est 
grand,  mais  ce  n'est  pas  la  grandeur  que  je  cherche  et  que  je  peux 
employer.  » 

Dcr  Mann  ist  gross,  doch  ist  es  nicht  die  Grosse 
\^'elche  ich  suche  und  gebrauchen  kann. 

Voilà  apparemment  ce  que  s'est  dit  M.  de  Bismarck  après  avoir  causé 
et  fumé  avec  Ferdinand  Lassalle.  On  a  ouvert  la  fenêtre,  la  fumée  est 
sortie,  et  il  n'est  rien  resté  que  le  souvenir  d'une  conversation  agréable 
avec  un  homme  d'esprit. 

Il  est  à  présumer  que  tout  le  monde  se  trompe.  On  peut  croire  que 
les  conservateurs  se  font  illusion  quand  ils  s'imaginent  que  Lassalle 
aurait  fini  par  s'entendre  avec  eux,  et  il  est  probable  que  les  socialistes 


LES    AMOURS    DE  FERDINAND   LASSALLE.  699 

s'abusent  lorsque  ils  prétendent  qu'il  possédait  la  trompette  qui  fait 
tomber  les  murailles  de  Jéricho.  On  peut  mourir  à  trente-neuf  ans  et 
avoir  dit  son  dernier  mot  ou  tout  au  moins  l'avant-dernier.  La  vie  et 
la  mort  ont  leurs  mystères,  et  ce  n'est  pas  la  vertu,  c'est  la  vieillesse 
qui  n'attend  pas  le  nombre  des  années.  Quand  on  rapporta  de  Genève 
le  corps  du  grand  homme,  le  médecin  de  Dusseldorf  qui  l'examina  y 
découvrit  tous  les  symptômes  d'une  phtisie  du  larynx  très  avancée.  A 
d'autres  indices  encore  il  est  facile  de  reconnaître  que  Lassalle  était 
atteint  dans  sa  force,  dans  la  libre  possession  de  lui-même,  qu'il  ne 
s'appartenait  plus  tout  entier.  La  meilleure  preuve  qu'on  en  puisse  don- 
ner, c'est  que  celui  qui  se  vantait  d'avoir  toujours  été  maître  de  son 
cœur  commençait  à  aimer  les  femmes  d'un  amour  d'obédience  qu'il 
avait  jadis  considéré  comme  la  suprême  servitude.  L'heure  des  défaites 
avait  sonné  pour  cette  fière  et  audacieuse  volonté. 

Les  femmes  ont  joué  un  grand  rôle  dans  la  destinée  de  Lassalle  ;  c'est 
une  femme  qui  a  commencé  sa  gloire,  c'est  une  femme  qui  l'a  tué.  Ce 
fut  un  malheur  pour  Samson  d'avoir  connu  Dalila;  mais  il  pouvait  se 
féliciter  d'avoir  rencontré  dans  sa  première  jeunesse  la  femme  de 
Thimna,  car  elle  fut  cause,  comme  dit  l'Écriture,  que  «  l'esprit  de  l'É- 
ternel commença  à  l'agiter.  »  Il  brûlait  du  désir  d'entrer  en  dispute  avec 
les  Philistins,  qui  dominaient  alors  sur  Israël;  ce  fut  elle  qui  lui  fournit 
l'occasion  qu'il  cherchait,  et  l'amour  qu'elle  lui  inspirait  le  rendit  si  fort 
qu'il  déchira  de  ses  mains  un  jeune  lion  rugissant,  mit  le  feu  aux  mois- 
sons et  aux  plantations  d'oliviers  des  Philistins,  et  massacra  mille  hommes 
avec  une  mâchoire  d'âne.  Voilà  les  effets  d'un  grand  amour. 

Les  femmes  font  les  héros,  mais  ce  sont  les  femmes  aussi  qui  les 
défont,  car  elles  aiment  à  défaire  ce  qu'elles  ont  fait,  et  en  ceci  l'his- 
toire de  Lassalle  ressemble  à  celle  de  Samson.  Comme  le  fils  de 
Manoach,  il  aspirait  à  batailler  contre  les  Philistins.  S'il  n'avait  pas 
rencontré  en  18^15  la  comtesse  de  Hatzfeld,  si  la  comtesse  n'avait  pas 
été  belle,  si  cette  femme  de  quarante  ans  n'avait  pas  inspiré  un  goût 
assez  vif  à  cet  ambitieux  jouvenceau,  si  elle  n'avait  pas  eu  un  très 
vilain  mari  qui,  non  content  de  la  maltraiter,  la  dépouillait  de  ses  biens, 
si  Lassalle  ne  s'était  pas  fait  son  avocat,  son  champion  et  son  chevalier, 
il  eût  peut-être  attendu  longtemps  l'occasion  de  débuter  avec  éclat  dans 
le  monde  et  de  rompre  en  visière  à  la  société.  On  peut  douter  qu'il  l'ait 
aimée  passionnément;  il  est  probable  qu'il  l'aima  parce  qu'il  trouvait 
son  compte  à  l'aimer.  Elle  était  femme,  elle  était  belle,  mais  surtout 
elle  était  l'occasion  désirée.  Ce  fut  en  plaidant  sa  cause  pendant  huit 
années  devant  trente-six  tribunaux  différens  qu'il  put  révéler  tout  ce 
qu'il  y  avait  en  lui  de  ressources  d'esprit,  d'énergie  de  caractère,  et  ce 
don  de  fascination  par  lequel  il  attirait  sur  lui  le  regard  des  foules.  Il 
n'a  jamais  méconnu  le  service  qu'elle  lui  avait  rendu  en  l'aidant  à  se 
faire  connaître  ;  il  lui  est  demeuré  attaché  avec  une  constance  qu'on 


700  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lui  a  souvent  reprochée,  car  la  comtesse  avait  beaucoup  d'ennemis. 
Certaines  gens  qui  recherchaient  avidement  la  société  de  Lassalle  évi- 
taient d'aller  chez  lui  de  peur  d'y  rencontrer  «  une  femme  de  soixante 
ans,  fardée  au  delà  de  ce  qui  est  possible,  avec  de  faux  sourcils  en  forme 
de  sangsues,  le  teint  jaune,  la  gorge  sèche,  fumant  tout  le  jour  entre 
de  fausses  dents  des  cigares  de  Havane  longs  de  deux  pieds,  remarquable 
au  demeurant  par  son  intelligence,  versée  dans  l'économie  politique 
et  dans  le  droit  romain  autant  qu'un  savant  de  profession,  en  un  mot 
un  vieux  homme-femme,  ein  ailes  Mannweib.  »  —  «  Il  est  des  circon- 
stances, disait  Lassalle,  où  je  mangerais  mes  propres  entrailles,  mais 
jamais  je  ne  tromperai  quelqu'un  qui  m'a  dit:  Je  crois  en  vous.  »  — 
C'est  une  belle  v(  rtu  que  la  fidélité,  c'est  une  belle  carrière  que  la  che- 
valerie errante;  mais  tel  chevalier  est  doublé  d'un  homme  d'affaires, 
et  quand  il  défend  l'innocence  opprimée,  il  s'arrange  pour  y  trouver 
quelque  profit.  Lassalle,  qui  reprochait  aux  journalistes  de  prostituer  leur 
plume  en  touchant  le  prix  de  leurs  articles,  a  touché  sans  scrupule 
jusqu'à  la  fin  la  pension  viagère  que  lui  servait  son  ancienne  maîiresse. 
Il  y  a  vraiment  dans  la  biographie  de  ce  Gracque  prussien  beaucoup 
de  détails  à  sauvor.  Homme  supérieur  assurément,  mais  caractère  trou- 
ble, équivoque,  missionnaire  jouisseur,  humanitaire  à  gants  jaunes, 
un  de  ces  apôtres  dont  les  convictions  n'ont  jamais  contrarié  les  inté- 
rêts et  les  plaisirs  et  qui  en  définitive  ne  croient  sérieusement  qu'à  leur 
tremplin.  Don  Quichotte  a  récolté  sur  les  grands  chemins  de  l'Espagne 
beaucoup  de  mésaventures,  force  coups  de  bâton,  et  sa  gloire  n'en  est 
point  diminuée;  mais  il  suffirait  d'une  comtesse  de  Hatzfeld  et  d'une 
pension  viagère  pour  nous  gâter  son  histoire. 

On  assure  que  de  toutes  les  passions  la  reconnaissance  est  celle  qui 
laisse  le  cœur  le  plus  tranquille,  et  La'^salle  n'était  pas  homme  à  se 
contenter  des  passions  tranquilles.  Il  était  né  pour  la  vie  de  tempête, 
il  éprouvait  le  besoin  d'agiter  ses  jours  et  ses  nuits,  c'est  à  cela  que 
lui  servaient  ks  femmes.  Il  aimait  peu,  mais  il  entendait  qu'on  l'aimât 
avec  fureur,  avec  emportement.  Ses  caprices  lui  étaient  sacrés,  il  n'ad- 
mettait pas  qu'on  leur  résistât.  Ce  superbe  suUan,  qui  remplissait  Berlin 
du  bruit  de  ses  bonnes  fortunes,  jetait  presque  au  hasard  son  mouchoir, 
et  son  mouchoir  était  toujours  ramassé.  Il  avait  une  tête  d'empereur 
romain,  et  il  en  était  fier.  On  lui  rapporta  que  le  célèbre  helléniste 
Bœckh  avait  dit  de  lui  :  «Lassalle  est  l'homme  le  plus  génial  et  le  plus 
savant  que  je  connaisse.  »  Cet  éloge  le  laissa  froid.  On  lui  rapporta  aussi 
que  le  môme  soir  une  Berlinoise  avait  dit  :  «  Lassalle  est  le  plus  bel 
homme  que  j'aie  jamais  vu.  »  Ce  propos  le  ravit,  et  il  s'écria  :  «  Être 
le  plus  bel  homme  de  son  temps,  voilà  la  vraie  gloire;  il  faudra 
graver  cette  sentence  sur  mon  tombeau,  afin  que  la  postérité  n'en 
ignore.  »  A  la  beauté  il  joignait  l'audace;  il  méprisait  les  longs  sièges, 
il  emportait  les  citadelles  d'assaut,  et  il  exigeait  qu'on  se  rendît  sans 


LES    ASIOlRS    de    FERDINAND   L\SSALLE.  701 

conditions,  sans  rien  stipuler,  sans  rien  lui  demander.  Il  écrivait  un 
jour  dans  un  français  dont  les  incorrectio.js  ne  sont  point  déplaisantes 
que  «  son  amour  était  un  feu  dévorant  pour  les  femmes  qui  s'y  pr>;cipi- 
taient  »  et  que  parmi  toutes  celles  qu'il  avait  le  plus  aimées  il  n'en  était 
pas  une  qui  eût  pu  lui  parler  de  mariage  s;ms  le  faire  frémir.  —  u  C'est 
pour  cola,  ajoutait-il,  que  j'évitais  toujours  les  jeunes  fiiles.  Deux  fois 
seulement  je  parlai  d'amour  à  des  jeunes  filles  qui  m'aimaient  bien  et  qui 
donnèrent  à  moi  le  désir  de  1"S  posséder,  et  cependant  je  débutais  d.ns 
tous  les  deux  cas  avec  la  déclaration  que  je  ne  les  épouserais  jamais. 
Sauf  ces  deux  exceptions,  je  m'en  suis  tenu  seulement  aux  femmes 
mariées,  dont  j'étais,  voas  l'avez  dit,  l'enfant  gâté,  et  dont  quelques- 
unes  m'aimaient  bien  fortement.  Vous  i^avez,  les  femmes,  quand  elles 
aiment,  ont  l'habitude  de  questionner;  aucune  à  laquelle  je  n'aie  avoué 
à  sa  demande  avec  ma  franchise  ordinaire  que,  dans  le  cas  où  elle  serait 
libre,  je  ne  l'épouserais  pas  du  tout.  Et  malgré  cela,  et  peut-être  pour 
cela,  on  m'a  bien  aimé.  Je  voulais  prendre,  mais  ne  pas  me  donner.  » 

Pascal  a  dit  qu'une  vie  est  heureuse  quand  elle  commence  par  l'a- 
mour et  qu'elle  finit  par  l'ambition.  «  Si  j'avais  à  en  choisir  une,  je 
prendrais  celle-ci.  »  Malheureusement  on  ne  choisit  pas  sa  destinée. 
Celle  de  Lassalle  était  de  commencer  par  l'ambition  et  de  finir  par  l'a- 
mour. Ce  grand  vainqueur  fut  vaincu  à  son  tour;  l'une  après  l'autre 
deux  jeunes  filles  le  réduisirent  en  servitude.  Elles  se  sont  donné  le 
plaisir  de  raconter  à  tout  l'univers  le  détail  de  leur  victoire,  car  à  quoi 
sert  de  vaincre  si  l'univers  n'en  sait  rien?  Quand  don  Juan  se  met  à 
aimer,  cela  prouve  que  sa  volonté  et  son  orgueil  sont  bien  malades  et 
qu'avant  pu  les  femmes  auront  leur  revanche.  Au  théâtre,  la  punition 
de  don  Juan  consiste  à  être  englouti  par  une  trappe  qui  conduit  à  l'é- 
tang de  feu  et  de  soufre  oîi  l'on  est  brûlé  tout  vif.  Dans  la  vie  réelle, 
il  rencontre  tôt  ou  tard  une  petite  fille  qui,  honnête  ou  perverse,  a  le 
diable  dans  les  yeux  et  se  moque  du  monde.  C'est  le  vrai  châtiment, 
pire  que  tous  les  étangs  de  soufre. 

La  première  de  ces  héroïnes  a  voulu  garder  l'incognito,  elle  a  pensé 
que  la  suprême  coquetterie  était  d'arriver  à  la  célébrité  par  le  mys- 
tère (1).  Comme  César,  elle  parle  d'elle-même  à  la  troisième  personne 
et  ne  nous  dit  guère  que  ce  qu'il  lui  convient  de  nous  dire.  Elle  se 
contente  de  nous  apprendre  qu'elle  est  Russe,  qu'elle  s'appelle  Sophie 
Adrianovna,  qu'elle  avait  vingt-cinq  ans  lorsqu'on  1860,  Lassalle  la  rea- 
contra  à  Aix-la-Chapelle,  qu'à  première  vue  il  fut  frappé  de  sa  figure, 
qu'il  se  fit  présenter  à  elle,  qu'il  la  charma  par  sa  conversation  pleine 
de  verve,  de  feu  et  d'éloquence,  que  de  son  côté  elle  le  subju^nia  par 
son  chant  et  sa  musique.  Elle  ajoute  «  que  nourrie  dès  son  enfance  des 
idées  qui  vers  cette  époque  éveillaient  la  Russie  à  une  vie  nouvelle, 

(1)  Une  Page  d'amour  de  Ferdinand  Lassalle,  récit,  correspondance,  confessions. 
Leipzig,  Brockhaus,  1878. 


702  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avec  sa  jeune  et  énergique  nature,  bouillonnant  d'un  désir  ardent  d'ac- 
tivité et  d'abnégation,  elle  crut  au  bout  de  quelques  semaines  de  con- 
naissance intime  avec  Lassalle,  trouver  en  lui  l'incarnation  vivante  de 
son  idéal,  de  l'apôtre  social  que  sa  jeune  tête  avait  rêvé,  mais  que,  tout 
en  étant  fière  des  attentions  qu'il  lui  témoignait,  elle  ne  se  doutait 
guère  de  l'attachement  sérieux,  de  la  passion  fiévreuse  qu'elle  lui  avait 
inspirée.  »  Bientôt  Lassalle  se  déclara;  ce  grand  ennemi  du  mariage  de- 
manda la  main  de  Sophia  Adrianovna,  Quelque  penchant  qu'on  ait  pour 
le  nihilisme  et  pour  l'abnégation,  on  ressent  quelque  plaisir  à  la  pensée 
a  d'avoir  inspiré  une  passion  fiévreuse  »  à  un  homme  célèbre,  et  on  se 
complaît  à  snvourer  son  triomphe.  Sophia  Adrianovna  n'eut  garde  de 
décourager  brutalement  Lassalle;  elle  lui  répondit  que,  n'ayant  pas  en- 
core aimé,  il  y  avait  une  place  d'attente  dans  son  cœur  et  que  peut- 
être  il  la  prendrait.  Elle  le  pria  de  lui  laisser  le  temps  de  la  réflexion, 
et  il  fut  convenu  qu'on  s'écrirait.  Il  ne  savait  pas  le  russe,  elle  ne  savait 
guère  l'allemand,  il  fallut  recourir  au  français,  quoique  Lassalle  pe 
plaignît  ((  qu'il  lui  était  impossible  d'avoir  aucun  épanchement  de  cœur 
dans  une  autre  langue  que  la  sienne.  —  Ah!  si  je  vous  écrivais  en 
allemand;  quelle  vie,  quel  mouvement  il  y  aurait  dans  cette  lettre  !  Ce 
ne  seraient  pas  comme  maintenant  des  lettres  mortes,  ce  seraient  autant 
de  petits  oiseaux  aux  ailes  dorées,  qui  s'envoleraient  d'eux-mêmes  et 
s'abaisseraient  devant  vous  pour  vous  baiser  les  mains  et  les  pieds.  » 
L'inconnue  n'a  publié  que  les  lettres  de  Lassalle  :  on  sait  que  les  in- 
connues ne  publient  jamais  leurs  réponses.  —  a  Les  hommes  de  ma 
trempe,  écrivait-il  de  Berlin  le  7  octobre  1860,  sont  nés  pour  souffrir. 
Je  suis  né,  comme  Hiiiie  l'a  dit  de  moi  lorsque  j'avais  dix-neuf  ans, 
pour  mourir  comme  un  gladiateur  le  sourire  à  la  lèvre.  Que  d'autres 
soient  heureux  !  A  des  natures  comme  moi  il  suffit  de  combattre,  de 
verser  lentement  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  leur  sang,  de  manger 
leur  cœur  et,  la  mort  dans  l'âme,  de  paraître  souriant...  Vous  m'avez 
forcé  de  vous  aimer.  Oui,  je  vous  aime,  et  il  en  coûte  beaucoup  plus  à 
ma  fierté  d'homme  de  faire  cet  aveu  qu'il  n'a  jamais  coûté  à  la  timi- 
dité de  la  fille  la  plus  pudique...  Il  n'est  qu'une  seule  chose  dont  je 
vous  prierai,  Sophie,  ne  me  laissez  pas  à  la  torture,  dans  l'attente. 
D'être  mort,  cela  se  supporte  très  bien;  mais  de  ne  savoir  pas  si  l'on 
est  mort  ou  vivant,  oh  !  c'est  affreux.  »  Il  dut  se  résigner  cependant  à 
demeurer  quelque  temps  suspendu  entre  la  vie  et  la  mort;  on  ne  lui 
donnait  que  de  vagues  espérances.  Pour  être  juste,  il  faut  avouer  que 
ses  exigences  étaient  grandes  et  ses  prétentions  excessives.  11  deman- 
dait à  Sophie  de  l'aimer  «  de  toutes  les  forces  de  son  existence,  de  tous 
les  abîmes  de  son  cœur;  »  il  entendait  que  son  amour  fût  «  un  oura- 
gan. »  Il  lui  représentait  aussi  que  la  femme  qui  épouse  Gains  Gracchus 
doit  se  tenir  prête  «  à  passer  par  l'eau  et  par  le  feu,  »  à  tout  endurer, 
l'exil,  la  prison,  la  pauvreté,  les  derniers  supplices.  —  «  Je  ne  suis  in- 


LES    AMOURS    DE   FERDINAND   LASSALLE.  703 

différent  à  personne,  disait-il.  Le  monde  se  divise  à  mon  égard  en  deux 
parties.  L'une  me  craint,  me  hait  et  me  déteste.  La  seconde  m'estime, 
m'aime  et  souvent  m'adore.  Pour  ceux-ci,  j^suis  un  homme  du  plus 
grand  génie  et  d'un  caractère  presque  surhumain,  dont  il  faut  attendre 
les  plus  grandes  choses.  Ceux-là,  les  ennemis,  s'attendent  eux  aussi  à 
de  très  grandes  choses  de  moi.  Mais  c'est  précisément  pour  cala  qu'ils 
me  haïssent  outre  mesure...  Quant  aux  femmes,  pendant  que  les  unes 
ne  vous  pardonneront  pas  d'avoir  épousé  un  homme  tel  que  moi,  d'au- 
tres vous  envieront  cet  avantage  comme  un  bonheur  dépassant  votre 
mérite.  La  haine  chez  mes  ennemis,  l'envie  haineuse  chez  beaucoup 
de  femmes,  voilà  ce  qui  vous  attend...  Qu'aurez-voiis  en  retour  de  tous 
vos  sacrifices?  Rien  que  deux  choses,  un  homme  et  un  cœur,  mais  un 
homme  dans  le  vrai  sens  du  mot  et  un  cœur  qui,  s'il  se  donne  à  quel- 
qu'un, se  donne  pour  l'éternité.  » 

Ce  qu'il  faut  le  plus  admirer  dans  les  lettres  de  Lassalle  publiées  par 
l'inconnue,  c'est  la  prodigieuse  naïveté  de  cet  homme  d'esprit  qui  ne 
s'aperçoit  pas  qu'on  se  moque  de  lui,  que  Sophie  est  fermement  réso- 
lue à  ne  jamais  l'épouser,  qu'elle  s'amuse  à  le  faire  grimper  à  l'arbre. 
Il  finit  pourtant  par  s'en  apercevoir,  et  son  orgueil  fut  piqué  au  vif.  On 
lui  offrait  une  tendre  et  pure  amitié;  on  lui  disait  :  «  Ne  nous  épousons 
pas,  mais  écrivons-nous.  »  Il  répondit  sèchement  qu'il  acceptait  l'ami- 
tié, mais  que  désormais  Sophie  devrait  écrire  deux  lettres  au  moins 
pour  avoir  le  droit  d'espérer  une  réponse.  Tout  pesé,  ceci  nous  fait 
croire  que  Sophie  s'abuse ,  que  Lassalle  n'eut  pour  elle  qu'un  amour 
de  tête.  Les  passions  de  feu  ne  se  consolent  pas  si  vite  de  leurs  décon- 
venues. D'ailleurs,  quand  on  est  Samson,  on  n'aime  dans  toute  sa  vie 
que  deux  femmes.  La  première,  on  l'aime  ou  on  croit  Taimer,  d'abord 
parce  que  c'est  la  première ,  ensuite  parce  qu'on  cherchait  l'occasion 
de  partir  en  guerre  contre  les  Philistins.  Mais  on  ne  donne  son  cœur 
tout  entier  qu'à  la  dernière,  à  la  femme  qui  tue.  Comme  Samson,  Las- 
salle n'aima  véritablement  que  Dalila,  «  qui  l'endormit  sur  ses  genoux, 
lui  coupa  les  sept  tresses  de  ses  cheveux  et  le  dompta.  » 

Quand  on  apprit  en  Allemagne  que,  le  29  août  1864,  Lassalle  s'était 
fait  tuer  pour  les  beaux  yeux  de  M"«  Hélène  de  Dônniges,  il  s'éleva  de 
toutes  parts  un  cri  de  pitié  ou  d'indignation.  Ses  amis  conçurent  l'é- 
trange pensée  de  promener  son  corps  de  ville  en  ville,  la  police  y  mit 
bon  ordre.  Quant  aux  ennemis,  ils  se  laissèrent  attendrir  par  cette  fin 
misérable ,  et  tout  le  monde  se  réunit  pour  maudire  Dalila,  qui  ne 
trouva  pas  un  seul  défenseur.  Dalila  s'est  tue  pendant  quinze  ans.  Elle 
avait  toujours  rêvé  de  monter  sur  les  planches,  elle  a  satisfait  son  goût 
et  accompli  son  rêve.  Un  jour  qu'elle  jouait  à  Breslau  dans  un  travesti, 
son  entrée  en  scène  excita  de  bruyans  murmures  dans  plus  d'une  loge. 
En  la  voyant  paraître,  on  avait  cru  voir  Lassalle  en  chair  et  en  os.  Cet 
incident  lui  remit  en  mémoire  que  Lassalle  lui  avait  dit  une  fois  :  «Vous 


70Ji  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  moi,  nous  nous  ressemblons  beaucoup.  »  A  ce  propos  aussi,  la  pen- 
sée lui  vint  que,  dans  l'intérêt  de  sa  carrière,  elle  ferait  bien  de  dissi- 
per certaines  préventions  dont  l'injustice  l'afflige,  et  de  donner  un  coup 
d'époussette  à  son  passé.  Quoi  qu'il  en  soit,  Dalila  a  rompu  le  silence; 
elle  a  écrit  son  apol)gie,  et  le  petit  volume  de  près  de  deux  cents 
pages,  qu'elle  vient  de  publier,  est  agréable  à  lire  (1).  Elle  a  de  l'es- 
prit, de  la  littérature,  l'art  de  conter,  du  pittoresque,  des  traits  heureux, 
et  une  plume  qu'a  taillée  le  diable  en  personne;  c'est  un  service  qu'il 
rend  volontiers  à  toutes  les  femmes  qu'il  aime.  Si  elle  s'est  proposé 
d'amuser,  elle  y  a  réussi;  mais  si  elle  a  voulu  sérieusement  se  justifier, 
elle  aurait  mieux  fait  de  continuer  à  se  taire,  car  on  trouvera  peut-être 
que  son  apologie  ressemble  singulièrement  à  un  réquisitoire  en  forme 
contre  M'"^  Hélèno  de  Racowitza,  née  de  Dônniges.  Qu'on  en  juge  par 
la  traduction  et  le  résumé  très  succincts,  mais  très  fidèles  que  vo'cit 

«  Mon  père,  nous  dit-elle,  était  un  homme  distingué,  fort  aimé  du 
roi  de  Bavière,  très  bien  en  cour,  faisant  à  Munich  la  pluie  et  le  beau 
temps,  disposant  de  toutes  les  places,  choyé,  caressé  de  tout  ce  qui 
avait  un  nom.  Ce  qui  m'agréait  en  lui,  c'est  qu'il  avait  une  vo^x  char- 
mante; mais  au  reste  c'était  un  triste  père,  et  j'ai  attendu  pieusement 
qu'il  fût  mort  et  enterré  pour  dire  tout  le  mal  que  je  pense  de  lui.  Ma 
mère,  amie  intime  de  la  reine,  était  jolie,  gracieuse,  intelligente,  mais 
légère,  frivole  à  l'excès  et  infiniment  personnelle.  Mon  bonheur  lui 
était  fort  indifférent,  elle  ne  s'intéressait  à  moi  que  pour  le  lustre  que 
ma  beauté  donnait  à  son  salon.  J'ava's  des  gouvernantes,  mais  je  m'é- 
levai toute  seule  par  la  grâce  de  Dieu.  A  peine  sortais-je  de  l'enfance 
que  j'avais  déjà  l'esprit  mûr.  J'avais  tout  lu  et  tout  vn,  tout  appris  ou 
tout  deviné  :  je  connaissais  l'endroit  et  l'envers  de  toute  chose,  et  j'étais 
fermement  convaincue  que  l'univers  est  un  lieu  de  plaisance  qui  a  été 
inventé  tout  exprès  pour  que  les  petites  fiHes  s'amusent.  Aussi  je  m'a- 
musais beaucoup  et  je  n'avais  qu'un  médiocre  respect  pour  la  vieille 
morale  allemande.  Je  venais  d'atteindre  ma  douzième  année  quand  il 
plut  à  ma  mère  de  me  fiancer  avec  le  commandant  de  la  citadelle 
d'Alexandrie,  que  je  n'avais  jamais  vu;  elle  avait  pris  en  goût  cet  Ita- 
lien, parce  qu'il  faisait  la  cuisine  comme  un  maître-queux,  c'était  son 
seul  mérite.  Je  fus  charmée  d'apprendre  qu'il  lui  avait  sutfi  de  voir 
mon  portrait  pour  tomber  éperdument  amoureux  de  moi,  et  je  conçus 
pour  la  première  fois  la  pensée  que  ma  beauté  était  irrésistible,  pen- 
sée fort  judicieuse  dans  laquelle  m'ont  confirmée  tous  les  événeinens 
de  ma  vie.  Mais  quand  je  vis  mon  fiancé,  sa  barbe  hérissée  me  fit  peur 
et  je  le  pris  en  aversion.  Un  peu  plus  tard,  on  m'envoya  à  Berlin  chez 
ma  grand'mère,  et  j'y  fis  la  connaissance  d'un  jeune  boyard,  le  prince 
Yanko  R  icowitza,  qui  avait  à  peu  près  mon  âge.  C'était  un  charmant 

(1)  Meine  Beziehungen  zu  Ferdinand  Lassalle,  von  Hélène  von  Racowitza,  geb.  v. 
Dônnigea,  Breslau  und  Leipzig,  1879. 


LES    A310!jRS    de    FERDiNAiM)    LASSALLE.  ,705 

garçon,  le  teint  basané, les  cheveux  crépus,  'es  veux  d'un  noir  de  V(dours, 
qui  était  tout  le  portrait  d'Othello.  11  s'éprit  de  moi  comme  l'Italien;  il 
me  plaisait,  je  lui  faisais  faire  mes  dix  mille  volontés,  je  le  considérais 
comme  ma  chose,  comme  ma  propriété,  et  je  l'appelais  mon  page  noir. 
De  Berlin,  je  retournai  en  Italie,  où  je  conçus  une  tendre  sympathie  pour 
un  officier  de  la  marine  russe.  Il  en  résulta  que  j'eus  le  courage  de 
déclarer  au  commandant  de  la  citadelle  d'Alexandrie  que  je  le  détes- 
tais et  de  rompre  avec  lui,  ce  qui  Ot  pousser  les  hauts  cris  à  ma  mère. 
Je  passai  un  hiver  à  Nice,  où  mon  père  avait  accon  pagné  le  roi.  Il  y 
avait  là  beaucoup  de  personnages  de  di.^tinction,  Meyerbeer,  la  grande- 
duchesse  Hélène,  Cari  Vogt,  lord  Lytton  Bulwer,  et  avec  eux  une  écume 
où  se  trouvaient  réunis  côte  à  côte  le  plus  beau  monde,  le  demi-monde 
et  le  pire  de  tous  les  mondes.  Cette  écume  me  plut  infiniment.  J'étais 
charmée  des  hommages  qu'on  me  prodiguait;  je  passais  à  Nice  pour 
l'écuyère  la  plus  intrépide,  pour  la  danseuse  la  plus  infatigable,  pour 
la  reine  de  toutes  les  folies,  et  je  me  brouillais  de  plus  en  plus  avec  la 
vieille  morale  allemande.  De  Nice,  je  retournai  à  Berlin;  j'y  r^ trouvai 
mon  boyard,  le  jeune  Yanko,  et  pour  la  première  fois  j'entendis  parler 
de  Lassalle;  quelqu'un  m'assura  que  j'étais  la  seule  femme  vraiment 
digne  d'épouser  ce  grand  homme.  J'étais  fort  curieuse  de  le  voir;  je  le 
rencontrai  enfin  à  l'un  des  mardis  de  l'avocat  Hirzemenzel.  Je  me  tins 
quelque  temps  à  l'écart,  assise  sur  un  tabouret,  masquée  par  un  sopha. 
Il  ne  me  voyait  pas,  et  je  l'écoutais.  Je  sortis  brusquement  de  ma  ca- 
chette, je  courus  à  lui,  nous  nous  regardâmes  les  yeux  dans  les  yeux, 
muets,  étonnés,  confondus.  Ce  fut  un  coup  de  foudre.  Il  finit  par  me 
dire  :  «  Vous  êtes  Brunhilde,  vous  êtes  Adrienne  de  Cardoville,  vous 
êtes  le  joli  renard  dont  on  m'a  parlé,  vous  êtes  Hélène  de  Dônniges.  » 
Là-dessus  on  soupa;  nous  restâmes  ensemble  jusqu'au  petit  jour  sans 
déparler.  Quand  je  sortis,  il  me  tutoyait  depuis  deux  heures,  et  il  me 
prit  dans  ses  bras  pour  descendre  l'escalier.  Cela  me  parut  tout  natu- 
rel. Il  me  raconta  en  me  reconduisant  chez  ma  grand'mère  qu'un  de 
ses  amis  lui  avait  dit  :  «  Je  t'ai  trouvé  une  femme,  mais  cette  femme 
est  un  renard.  »  H  en  conclut  qu'il  voulait  m'épouser.  Je  ressentais  eu 
l'écoutant  la  voluptueuse  souffrance,  ivonnigc  Quai,  que  peut  éprouver 
une  somnambule  sous  le  regard  du  magnétiseur.  Cependant  je  pré- 
voyais que  mes  relations  avec  cet  illustre  démagogue  seraient  très  mal 
vues  de  ma  famille;  j'eus  soin  de  ne  rien  dire  à  ma  grand'mère.  Heu- 
reusement il  se  trouva  dans  le  meilleur  monde  de  Berlin  beaucoup  de 
gens  distingués  qui  se  chargèrent  de  nous  ménager  des  rendez-vous. 
Je  revis  Lassalle,  et  il  me  déclara  une  fois  de  plus  qu'il  était  écrit  au 
ciel  que  je  l'épouserais.  » 

Si  l'on  en  croit  M""*^  Hélène  de  Racovvitza,  il  se  passerait  des  choses 
étranges  dans  le  meilleur  monde  de  Berlin,  et  on  pourrait  remarquer  à 

TOMF.  XXXV.  —  1870,  45 


706  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ce  sujet...  Ne  remarquons  rien  et  laissons  la  parole  k  Dalila.  —  «  Peu 
après,  ma  grand'mère  mourut,  et  avant  de  mourir,  elle  déclara  à  Yanko 
qu'elle  le  regardait  comme  mon  fiancé.  Je  ne  dis  pas  non,  mais  je  con- 
IJai  à  mon  jeune  page  que,  si  je  l'aimais  beaucoup,  j'adorais  Lassalle. 
Cet  aveu  l'allligea.  Je  lui  représentai  que  je  n'avais  jamais  eu  l'habi- 
tude d'imposer  aucune  contrainte  à  mes  passions.  C'est  précisément 
cette  sauvagerie  effrénée  de  ma  nature,  dièse  WildJieit,  die  Schrankcn- 
losigkeii  meincr  Natur,  qui  fait  le  charme  irrésistible  de  ma  personne; 
il  faut  bien  qu'on  en  accepte  les  côtés  désagréables.  Après  avoir  enterré 
ma  grand'mère,  j'allai  rejoindre  ma  famille  en  Suisse,  où  mon  père 
était  chargé  d'affaires  ;  il  résidait  pour  le  moment  à  Genève.  Yanko  ne 
tarda  pas  à  m'y  suivre;  il  fit  la  conquête  de  mes  parens,  qui  l'accep- 
tèrent de  grand  cœur  pour  leur  futur  gendre.  Je  tombai  malade,  ma 
convalescence  fut  longue.  Pour  me  remettre  tout  à  fait,  on  m'envoya 
faire  un  tour  dans  les  montagnes,  so.is  la  garde  d'une  dame  anglaise 
et  de  ses  enfans.  Quoique  Lassaile  ne  m'eût  paS  donné  de  ses  nou- 
velles, je  saviais  de  science  certaine  qu'il  faisait  au  Ri.j;hi  un3  cure  de 
petit-lait.  En  passant  à  Kaltbad,  je  dis  à  un  gamin  :  —  «  Lnssalle  est 
ici,  va  me  chercher  Lassalle.  »  Le  gamin  partit  comme  un  trait  et  il 
m'amena  Lassalle,  qui  s'écria  :  «  Par  tous  les  dieux  de  la  Grèce!  c'est 
elle! — Eh  oui,  c'est  elle,  lui  Yépondis-je.nSur  quoi  il  nous  accompagna 
au  Kighi-Kulm,  pour  y  assister  au  lever  du  soleil.  Nous  ne  vîmes  pas  le 
Soleil,  mais  Lassalle  eut  le  plaisir  de  me  voir 

....  dans  l;  simple  appareil 
D'une  beauté  qu'on  vient  d'urnicher  au  sommeil. 

Ce  qui  lui  fournit  î'occasio.i  de  mi  co.nparer  à  toutes  les  déesses  de 
l'Olympe.  » 

Voilà  une  fille  bien  gardée,  et  on  pourrait  s'étonner  que  la  dame 
anglaise...  Ne  nous  étonnons  de  rien,  sous  peine  de  nous  étonner  de  tout. 
Nous  ne  sommes  pas  en  Suisse,  nous  sommes  en  pleine  bohème  gerfna- 
nique.  —  «  Lassalle  me  mit  au  pied  du  mur,  il  me  proposa  ou  dem'en- 
lever  ou  de  demander  ma  main  à  mes  parens.  Je  me  prononç  ù  contre 
l'enlèvement,  et  j'eus  grand  tort.  Quant  au  mariage,  je  demandai  qua- 
rant^huit  heures  pour  rélléchir.  Avant  de  nous  séparer,  Lassalle  m'offrit 
de  faciliter  les  choses  en  abjurant  le  judaïsme.  Je  lui  répondis  :  —  u  Fais 
ce  qu'il  te  plaira,  la  religion  ne  m'importe  guère,  il  m'est  plus  facile 
decioire  à  plusieurs  dieux  qu'à  un  seul.  —  Est-i^e  là  au^si  ton  principe 
en  amour?  me  demanda-t-il,  et  trouves-lu  que  plusieuùs  hommes  valent 
mieux  qu'un  seul?  »  —  11  avait  rencontré  juste,  et  sa  question  m'a- 
musa, ((  Je  dois  avouer,  lui  dis-je,  que  jusqu'à  présent  un  homme  ne 
m"a  j  unais  sufii.  Depuis  le  jour  où  j'ai  rencontré  rolïicier  de  la  marine 
russe  qui  fut  l'objet  de  ma  première  passion,  j'ai  toujours  pensé  qu'il 
f>|i;nt  n-ois  honi'ucH  [)uur  eu  faire  uu,  et  j'ai  partagé  mon  cœur  en 


LES   AMOURS    DE    FERDINAND   LASSALLE.  707 

trois.  »  Là-dessus  je  voulus  lui  faire  le  récit  fidèle  de  toute  ma  vie  et 
le  détail  de  tous  les  attentats  que  j'ai  pu  commettre  contre  la  vieille 
morale  allemande;  mais  il  me  ferma  la  bouche  en  me  disant  :  «  Non, 
non,  pour  l'amour  de  Dieu,  pas  de  fouilles  de  Pompéi,  et  ne  pensons 
qu'à  l'avenir.  » 

On  demandera  peut-être  quel  âge  avait  alors  M"^  Hélène  de  Dôn- 
niges.  Elle  n'avait  pas  encore  vingt  ans,  et  elle  fouillait  déjà  Porapci. 
Elle  a  eu  soin  de  nous  apprendre  «  qu'elle  est  la  femme  la  plus  femme 
de  l'univers,  c'est-à-dire  irresponsable,  capricieuse  et  fille.  »  Elle  nous 
apprend  aussi  «  qu'elle  a  toujours  payé  de  sa  personne  où  elle  croyait 
voir  un  vrai  sentiment.  »  Elle  nous  dit  cela  en  français,  car  elle  sait 
très  bien  le  français.  —  «  La  nuit  suivante,  j'écrivis  à  Lassalle  :  «  Vous 
m'avez  demandé  mon  consentement  et  vous  m'avez  déclaré  que  vous 
vous  chargiez  du  reste.  Je  consens,  chargez-vous  du  reste.  »  En  quit- 
tant le  Piighi,  j'allai  à  Berne,  oii  Lassalle  vint  me  retrouver.  Nous  avions 
besoin  de  nous  voir  pour  concerter  nos  plans.  Nous  passâmes  des  jour- 
nées délicieuses,  les  meilleures  de  ma  vie.  Je  l'adorais  comme  un  chré- 
tien peut  adorer  le  Christ,  et  je  l'aimais  aussi  comme  on  aime  un  gros 
chien,  à  qui  l'on  dit  :  Couche-toi  là!  et  qui  se  couche.  Je  lui  disais  : 
Couche  dich!  et  il  se  couchait.  Un  soir,  il  enjamba  ma  fenêtiC  et  de- 
meura la  moitié  d'une  nuit  dans  ma  chambre;  mais  j'atteste  à  tout 
l'univers  que  nous  employâmes  tout  notre  temps  à  parler  de  M.  de 
Bismarck.  Au  jour  fixé,  je  partis  pour  Genève;  Las.>alle  devait  m'y 
rejoindre  quelques  heures  plus  tard.  J'étais  chargée  de  préparer  les 
voies,  il  devait  faire  le  reste.  J'arrivai  comme  ma  sœur  Marguerite  venait 
d'être  fiancée  au  comte  Kayserling.  Mesparens  étaient  ravis  de  ce  ma- 
riage, et  je  voulus  profiter  de  l'heureuse  disposition  où  je  les  voyais, 
pour  obtenir  leur  consentement  au  mien.  A  peine  en  eus-je  touché  un 
mot,  ma  mère  s'emporta  et  mon  père  entra  dans  une  fureur  que  je 
renonce  à  décrire.  Il  suflit  de  dire  que  dans  toute  cette  affaire  il  tint 
une  conduite  où  le  ridicule  le  disputait  à  l'odieux.  Je  résolus  de  me 
sauver,  d'aller  attendre  Lassalle  à  l'hôtel  où  il  devait  descendre.  Je  pris 
mon  chapeau,  mon  manteau,  quelque  argent  et  un  petit  poignard.  » 

Peut-être  voudra-t-on  savoir  tout  de  suite  à  quoi  servit  ce  poignard. 
A  rien  du  tout,  absolument  à  rien,  et  ce  n'était  pas  la  peine  d'en  parler. 
—  «  Je  rencontrai  Lassalle,  je  l'entrahiai  dans  une  maison  amie,  et 
cette  fois  je  le  suppliai  de  m'enlever.  11  n'y  consentit  pas;  la  partie  était 
engagée,  il  entendait  la  gagner.  Ma  mère  nous  surprit  au  milieu  de 
notre  délibération,  elle  nous  accabla  des  injures  les  plus  grossières. 
Lassalle  lui  dit  :  «  Vous  vous  méprenez  sur  mon  caractère;  je  vous 
rends  votre  enfant,  mais  avant  peu  je  reprendrai  mon  dépôt.  C'est  de 
votre  main  qu'Héiône  me  sera  donnée.  »  Puis  il  me  dit  à  moi-même  : 
u  Je  le  quitte  pour  peu  de  teuips;  tu  me  connais,  tu  sais  que  je  veux 
b''en  ce  que  je  veux.  Je  vais  m'uccuper  d'assurer  notn^  bonheur;  je  ne 


708  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

te  demande  qu'un  peu  de  patience.  Crois  en  moi,  et  je  réponds  de  la 
victoire.  »  A  ces  mots,  il  sortit,  et  je  ne  l'ai  pas  revu.  Cependant  mon 
père  arriva  et  me  ramena  chez  lui  en  me  traînant  par  les  cheveux.  » 

On  trouvera  sans  doute  que,  de  la  part  d'un  chargé  d'affaires  ou  d'un 
ministre  plénipotentiaire,  ce  procédé  était  un  peu  vif.  Encore  un  coup 
nous  sommes  en  pleine  bohème;  on  y  rencontre  quelquefois  des  diplo- 
mates, (c  On  m'enferma  sous  clé,  on  me  mit  au  pain  et  à  l'eau,  continue 
Dalila.  Aux  invectives,  aux  menaces  de  mes  parens,  mes  frères  et  mes 
sœurs  joignaient  de  larmoyantes  supplications.  Je  demeurai  inflexible, 
intraitable  ;  j'étais  un  vrai  rocher.  Tout  à  coup  le  rocher  changea  d'idée, 
et  ce  jour-là  mon  père  me  déclara  que  j'étais  un  ange,  un  être  ado- 
rable, un  idéal  de  fille.  Pour  plus  de  sûreté,  on  m'emmena  de  nuit  sur 
l'autre  rive  du  lac  ;  la  police  escortait  notre  bateau.  De  là  je  fus  con- 
duite à  Bex,  011  j'eus  la  surprise  de  voir  Yanko  apparaître  un  matin 
devant  moi.  Je  fus  sensible,  très  sensible  à  la  tendresse  qu'il  me  témoi- 
gna, et  ce  fut  pour  cela  que  je  lui  dis  :  «  Toi  et  les  autres,  je  voudrais 
vous  assommer,  vous  empoisonner,  vous  étrangler  tous  de  ma  propre 
main.  »  Comme  l'esprit  de  conséquence  est  la  première  des  vertus  et 
qu'il  faut  toujours  conformer  ses  actions  à  ses  paroles,  je  me  résolus  à 
ne  plus  rien  refuser  à  mon  père.  Il  prétendait,  cet  homme  odieux,  me 
contraindre  à  déclarer  que  je  renonçais  à.Lassalle  librement,  de  mon 
plein  gré.  Je  dis,  j'écrivis  tout  ce  qu'on  voalut,  et  je  signai  des  deux 
mains.  Pendant  ce  temps,  Lassalie,  fidèle  à  sa  promesse,  remuait  ciel  et 
terre;  il  avait  bien  raison  de  se  vanter  qu'il  voulait  bien  ce  qu'il  vou- 
lait. 11  avait  couru  à  Munich,  il  faisait  agir  tous  les  ressorts  et  les  plus 
hautes  influences.  Il  finit  par  intéresser  à  sa  cause  le  ministre  des 
affaires  étrangères,  le  baron  de  Schrenk,  et  le  baron  chargea  un  avocat 
de  Munich,  le  do;teur  Haeule,  de  partir  pour  Genève  et  de  faire 
entendre  raison  à  mon  père.  Le  docteur  Hœnle  me  fut  présenté,  et  il 
me  fut  permis  de  lui  parler.  Je  lui  affirmai  ma  ferme  volonté  de  ne 
jamais  épouser  Lassalie,  et  il  se  peut  même  que,  comme  on  le  prétend, 
j'aie  assaisonné  cette  affirmation  de  termes  ironiques,  grossiers,  outra- 
geans,  vraiment  dignes  d'une  femme  sans  cœur,  unglaublich  henlose 
Anlworten.  J'espérais  que  le  docteur  ne  croirait  pas  un  mot  de  ce  que 
je  lui  disais,  mais  il  s'avisa  sottement  de  tout  croire,  et  quand  mes  ré- 
ponses furent  rapportées  à  Lassalie,  il  ne  respira  plus  que  la  vengeance, 
et  il  provoqua  mon  père  en  duel.  Mon  père,  qui  ne  se  souciait  pas  de 
se  battre,  trouva  tout  naturel  que  Yanko  se  battît  pour  lui,  et  Yanko, 
qui  faisait  tout  ce  qu'on  lui  disait  de  faire,  se  battit  pour  lui.  Le  pauvre 
garçon  n'avait  jamais  touché  un  pistolet,  Lassalie  était  un  tireur  de 
première  force.  Je  ne  doutai  pas  un  moment  que  Yanko  ne  fût  tué,  et 
cette  certitude  me  remplissait  d'aise  et  de  joie.  Je  me  disais  :  «  Quand 
on  rapportera  ici  le  cadavre  de  Yanko,  tout  le  monde  perdra  la  tête,  la 
maison  sera  sens  dessus  dessous,  et  j'en  profiterai  pour  m'évader  et  me 


LES    AMOLRS    DE    FERDINAND    LASSALLE.  709 

réfugier  auprès  de  l'homme  que  j'adore.  »  Il  se  trouva  malheureuse- 
ment que  ce  fut  Yanko  qui  tua  Lassalle.  J'en  fus  au  désespoir,  car  je 
vous  ai  dit  que  j'adorais  Lassalle,  et  après  m'être  consultée,  je  ne  vis 
pas  d'autre  moyen  de  me  consoler  que  d'épouser  son  meurtrier.  Il  en 
résulta  que  six  mois  plus  tard  j'éiais  la  femme  de  Yanko  de  Racowitza, 
sans  m'êlre  avisée  qu'il  avait  sur  lui  le  sang  de  l'homme  que  j'avais 
adoré.  Là-des-us,  lecteur,  embrassons-nous  ;  la  sagesse  des  nations  a 
décidé  que  tout  comprendre,  c'est  tout  pardonner.  »  Peut-être  le  lec- 
teur se  plaindra-t-il  d'avoir  trop  compris;  peut  être  pensera-t-il  que 
l'apologie  de  M'"*"  de  Racowitza  pèche  par  un  excès  de  clarté. 

Quand  on  réfléchit  sur  l'emportement  avec  lequel  Lassalle  s'est  pré- 
cipité dans  celte  funeste  et  misérable  intrigue  où  il  a  laissé  sa  vie,  on 
ne  peut  s'empêcher  de  penser  que  ce  joueur  ne  croyait  plus  à  ses  cartes 
et  qu'il  a  voulu  se  venger  sur  lui-même  des  déceptions  de  sa  destinée. 
Il  est  des  âmes  que  Tinsuccès  rend  impitoyables  pour  elles-mêmes. 
L'homme  qui  s'est  chargé  d'une  mission  sociale  et  qui  croit  résolument 
à  sa  mission  ne  risque  pas  sa  tête  pour  avoir  raison  des  refus,  des  ca- 
prices et  des  repentirs  de  M''^  Hélène  de  Dônniges.  L'âme  de  Lassalle 
n'éiait  plus  entière,  et  sa  fin  n'a  pas  été  précoce,  il  était  mûr  pour  le 
tombeau.  En  faisant  le  tour  de  sa  forêt  pour  y  régler  ses  coupes  pro- 
chaines, le  bûcheron  avait  fait  une  entaille  à  ce  chêne,  et  il  avait  dit  à  sa 
cognée  :  Jeté  le  donne.  La  grande  association  ouviière  que  Lassalle  avait 
créée  n'était  pour  lui  qu'un  moyen,  une  machine  politique  ;  elle  se  propa- 
geait lentement,  et,  son  attente  ayant  été  trompée,  il  se  prenait  à  douter 
de  son  tremplin.  On  voit  par  une  lettre  qu'il  adressait  à  la  comtesse  de 
Hatzfeld  un  mois  avant  sa  mort  qu'il  était  inquiet,  découragé  (1).  En 
terminant  le  discours  qu'il  avait  prononcé  à  Roiisdorf  le  22  mai  186Zi, 
il  s'était  écrié  :  Exoriare  aliquis  nostrls  ex  ossibus  ultor  !  Il  commençait 
à  se  lasser  des  tracasseries  de  la  police,  des  poursuites  judiciaires  qui 
su  multipliaient,  des  condamnations  qui  pleuvaient  sur  lui,  de  la  sot- 
tise de  quelques-uns  de  ses  partenaires,  des  haineuses  jalousies  aux- 
quelles il  était  en  butte,  des  complots  ourdis  contre  sa  dictature  par 
des  intrigans  de  bas  étage,  qui  le  traitaient  d'insolent  parce  qu'il  les 
dépassait  de  la  tête.  Pour  surmonter  les  dégoûts,  il  faut  avoir  une  forte 
conviction  et  beaucoup  de  désintéressement.  Lassalle  vénérait  la  mé- 
moite  de  Robespierre,  dont  il  possédait  la  canne,  qu'il  ne  quittait 
jamais.  Il  était  assurément  fort  supérieur  à  Robespierre,  le  plus  mé- 
diocre des  hommes  qui  ont  joué  un  rôle  dans  l'Iiistoire;  mais  il  était 
beaucoup  moins  convaincu  que  lui.  Henri  Heine,  qui  le  connaissait 
bien,  écrivait  un  jour  à  un  ami  :  «  Ferdinand  Lassalle  est  un  vrai  fils 
des  temps  nouveaux,  à  qui  il  ne  faut  parler  ni  d'abnégation  ni  de  mo- 
destie. Cette  nouvelle  génération  entend  jouir  et  faire  la  roue  eu  plein 

(1)  Die  deiitsche  Socialdemokratie,  ihre  Geschichte  und  ihre  Lehre,  von  Franz  Moli- 
ring.  Bremeii,  1877. 


710  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

soleii.  »  Lui-même  disait  à  M"«  de  Dônniges  :  «  ï'imagioes-tu  vraiment 
que  je  sacrifie  le  repos  de  mes  nuits,  la  moelle  de  mes  os,  la  vigueur 
de  mes  poumons  pour  tirer  les  marrons  du  feu  et  les  laisser  manger  à 
d'autres?  Ai-je  l'encolure  d'un  martyr  poliiique?  Je  consens  à  agir  et 
à  combattre,  mais  je  prétends  jouir  du  prix  du  combat.  »  Ajoutons 
qu'ayant  débuté  dans  la  vie  par  une  aventure,  c'est  par  une  aventure 
qu'il  en  est  sorti;  ainsi  le  veut  le  destin.  Dans  l'intervalle  il  avait 
expliqué  Heraclite,  composé  une  tragédie,  publié  un  livre  sur  les  ori- 
gines du  droit  que  les  socialistes  ne  sont  pas  seuls  à  admirer,  et  la 
parole  de  ce  tribun  avait  remué  les  foules  et  arraché  un  verdict  d'ac- 
quittement à  plus  d'un  tribunal,  —  après  quoi  l'aventurier  a  reparu, 
car  nous  finissons  toujours  comme  nous  avons  commencé.  Vraiment  il 
est  permis  de  croire  que  la  balle  qui  l'a  tué  avait  été  fondue  le  jour 
même  de  sa  naissance  par  cette  main  fatale  qui  fait  tout  et  qu'on  ne 
voit  pas. 

Quant  à  ceux  qui  prétendent  que,  s'il  avait  vécu,  il  n'aurait  pas  tardé 
à  se  brouiller  avec  ses  utopies  et  à  transiger  avec  les  gouvernemens,  ils 
affectent  d'oublier  sa  dévorante  ambition.  Dans  la  nuit  où  il  escalada 
la  fenêtre  de  Dalila,  il  lui  dit  :  «  Nous  ne  nous  sommes  pns  entendus, 
Bismarck  et  moi,  et  nous  ne  pouvions  nous  entendre.  Nous  sommes 
tous  les  deux  tmp  finassicrs,  nous  avons  deviné  notre  finasserie  réci- 
profiue.  En  vérité,  nous  aurions  fini  par  nous  rire  au  nez,  mais  nous 
sommes  trop  bien  élevés  pour  cela;  au?si  nous  sommes-nous  contentés 
de  nous  voir  et  de  causer  ensemble  comme  dtuix  hommes  d'espiit.  »  Il 
était  de  cette  race  d'ambitieux  qui  ne  peuvent  s'accommoder  que  de  la 
première  place;  or  la  première  place  était  prise  et  bien  gardée.  Il  s'en 
consolait  en  caressant  des  chimères  dont  il  n'était  qu'à  moiiié  la  dupe, 
11  promettait  à  M""  de  Dônniges  qu'elle  entrerait  un  jour  à  Berlin  assise 
à  ses  côtés  dans  une  voiture  attelée  de  six  chevaux  blancs,  au  milieu 
des  acclamations  de  tout  un  peuple.  Il  lui  annonçait  qu'avant  peu  il 
seraii.  Ferdinatîd,  l'élu  de  la  nation  allemande,  Ferdinand,  présidimt  de 
la  grande  république  unitaire.  Puis,  l'entraînant  d;-vant  une  glace  et 
attachant  sur  elle  ses  yt^-ux  d'oiseau  de  proie  :  —  «  Regar.le  dans  cette 
glace  nos  de.ux  images.  Ne  voilà-t-il  pas  nu  fiir  couple,  vraiment  royal? 
La  nature  n'a-t-ellc  pas  créé  ces  deux  êtres  dans  un  nioment  de  joyeuse 
et  superbe  humeur?  et  n'est-il  pas  vrai  qu!!  la  souveraine  puissance 
nous  siérait  à  merveille?  Enfant,  applaudis-ioi  de  m'avoir  choisi  entre 
tous.  Vive  la  république  et  sa  présilente  aux  cheveux  d'or!  »  Q^'elque 
jusiice  qu'on  puisse  rendre  aux  talens  de  Lassalle  et  à  la  générosité  na- 
turelle de  son  esprit,  l'Allemagne,  il  faut  en  convenir,  n'a  pas  sujet  de 
regretter  qu'il  ait  emiiorté  dans  la  tombe  ses  amours,  son  rêve  et  s? 
république.  Quelle  république,  grand  Dieu!  et,  malgré  ses  cheveux  d'or, 
quelle  présidente! 

G.  Valbert. 


CHRONIQUE  DE  Lk  QUINZAINE 


30  icntoiiibre  1S7Q, 


Oui  vraiment,  il  y  a  encore,  à  ce  qu'il  paraît,  de  beaux  jours  pour 
les  voyages  à  fracas,  les  représentations  bruyantes  et  les  vaines  paroles. 
Oui,  cl^^puis  plus  (l'une  semaine,  —  !a  première  semaine  du  «  beau, 
vendémiaire,  »  selon  l'expression  orthodoxe,  —  il  y  a  un  certain  nombre 
de  nos  contemporains  ,  sans  oublier  quelques  ministres,  qui  semblent 
fort  contens  d'eux-mêmes,  heureux  de  vivre,  de  se  monti^-r  aux  popula 
tions  et  de  distribuer  des  harangues.  Ce  ne  sont  dans  certaines  régions 
de  la  France  que  fêtes,  réjouissaiices ,  ovations,  banquets  et  discours, 
tantôt  à  propos  d'un  monument  qu'on  élève,  tantôt  ?i  prppos  d'un  anni- 
versaire, tantôt  à  l'occasion  du  passage  d'un  ministre  et  de  rariicle  7, 
tantôt  pour  rien. 

Dans  l'est,  à  Moinbéliard,  c'est  la  slatue  de  M.  le  coloi;iel  Denfert-. 
Rochereau.le  défenseur  de  l3elfQ!t,  qu'où  inaugure,  et  AI.  le  ministre  de 
l'intérieur  en  profite  pour  aller  de  vide  ep  ville,  déployant  une  intarisr 
sable  faconde  entre  le  Jura  et  les  Vosges,  non  loin  du  la  retraite  de  M.  le 
président  de  la  république,  qui  ne  paraît  pas,  quaqtà  lui,  aimer  le  bruit. 
Ai'erpignan,  en  pleiti  Rousbjllon,  c'est  i'ipauguriition  d'ui\e  autre  staïue, 
tardif  hommage  rendu  à  un  gi'aqd  homniç  de  science ,  François  Arago ,  et 
M.  le  ministre  de  rin^tructiyn  publique,  en  visite  unive[;iita:re  à  Bor- 
deaux ot  à  TouJQUse,  ari'ivi^  aus-iiôt  pour  êtie  de  la  qérémoitue ,  pour 
rivali.sa'  d'éloquence  avec  M.  Paul  Bert  uut'jur  de  la  statue,  coraïue  dans 
le  festin  obligé,  I,e-s  Uistoriographes  ne  peuvet;t  plus  suiliie  à  raconter 
Ils  étonnans spectacles,  — réceptions  enthousiastes,  multitudes  joyeuses, 
illuminations,  toasts,  ipiprovisations  sans  nombre.  On  parle  partout  vt> 
à  tout  venant  dans  ces  bienheureux  voyages,  on  parle  5ur  le  sommet  du 
Lomont,  on  parle  du  haut  des  balcons  ou  dans  les  gares  de  cheipint^de 
fer.  M.  Jules  Ferry,  pour  avoir  dialogué  avec  quelques  désœuvrés 
poussant  des  cris  sur  son  passage,  reste  convaincu  que  la  nation  fran- 
çaise tout  entière,  y  compris  les  enfans  de  sept  ans,  a  l'aiticle  7  gravé 
dans  son  cœur.  Et,  comme  il  faut  que  les  fêtes  soient  complètes,  comme 
il  faul  qu'il  y  ait  de  l'enthoui-iasme  pour  tout  le  mon  le,  M.  Louis  Blanc, 


712  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  son  tour,  débarquant  à  Marseille,  voit  dételer  les  chevaux  de  sa  voi- 
ture; quelques  Marseillais,  avec  ce  sentiment  de  fierté  qui  n'aj3partient 
qu'à  des  hommes  libres,  s'attellent  civiquement  à  son  char  de  triomphe, 
—  ce  qui  fait  un  grand  honneur  à  M.  Louis  Blanc  ainsi  traîné  et  à  ceux  qui 
le  traînent.  M.  Blanqui,  arrivant  peu  après,  n'a  pas  obtenu  tout  à  fait  la 
même  faveur,  il  n'en  a  pas  moins  eu  comme  d'autres  son  jour  dans  la 
grande  semaine  des  fêtes,  des  banquets  et  des  discours;  il  a  trouvé  l'oc- 
casion de  dire  que  M.  le  président  Jules  Grévy  était  un  despote  et  que  la 
république  était  en  danger!  Tout  cela  est  certainement  assez  ridicule  et 
ne  laisse  pas  cependant  d'avoir  sa  gravité,  d'autant  plus  qu'à  ce  jeu,  au 
milieu  de  toutes  ces  excitations  de  la  vanité  et  de  l'esprit  de  parti,  on 
s'échauffe  à  plaisir,  on  dit  souvent  ce  qu'où  ne  devrait  pas  dire  quand 
on  est  ministre;  on  a  l'air  d'accepter  un  rôle  dans  des  minifestations 
qui  ne  sont  pas  toujours  innocenLes,  et  on  risque  d'engager  le  gouver- 
nemeni:,  les  pouvoirs  publics  plus  qu'il  ne  le  faudrait;  on  prend  au  sé- 
rieux des  ovations  puériles  et  on  finit  par  perdre  le  sens  de  la  réalité 
dans  tout  ce  tapage,  assourdissant,  artificiel,  de  voyages  et  de  fêtes  qui, 
de  loin,  fait  un  si  singulier  contraste  avec  la  paix  laborieuse  du  reste  de 
la  France, 

11  faut  s'entendre.  Tout  est  évidemment  affaire  de  mesure.  Des 
ministres  sont  à  coup  sûr  dans  leur  droit  et  même  dans  leur  devoir 
quand  ils  parcourent  les  provinces,  étudiant  avec  sollicitude  les  be- 
soins moraux  et  matériels  du  pays,  écoutant  tous  ceux  qui  représen- 
tent les  intérêis  locaux,  et  si  sur  leur  chemin  ils  trouvent  un  ac- 
cueil empressé,  cordial,  rien  n'est  plus  simple  et  plus  honorable.  De 
même,  c'est  assurément  une  pensée  légitime,  une  inspiration  ;digne 
d'un  peuple  intelligent,  de  vouloir  honorer  ceux  qui  l'ont  défendu 
de  leur  épée  ou  illustré  par  leur  science,  et  de  consacrer  ces  souve- 
nirs de  l'héroïsme  ou  du  génie  par  l'éclat  des  solennités  publiques; 
mais  lorsque  des  ministres  passent  à  travers  le  bruit,  les  ovations  et 
les  banquets,  ayant  l'air  de  rechercher  une  popularité  équivoque  et 
lorsque  les  inaugurations  de  statues  ne  sont  plus  que  l'occasion  de  ma- 
nifestations intéressées  de  parti,  tout  cela  devient  réellement  une  assez 
triste  comédie.  Certes  Arago,  par  sa  science,  méritait  tous  les  honneurs, 
il  était  de  ceux  dont  la  renommée  appartient  à  la  France.  Est-ce  bien 
toutefois  le  savant  illustre  qui  a  reçu  l'autre  jour  de  si  bruyans  hom- 
mages à  Perpignan?  No.i,  vraiment,  c'est  avant  tout  et  par-dessus  tout 
le  républicain,  c'est  le  père  du  suffrage  universel,  et  même  aussi,  à  ce 
qu'il  paraît,  le  père  de  l'article  7  de  la  loi  Ferry;  c'est  le  politique  qui 
a  été  fêté,  et  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique,  qui  s'entend 
aussi  bien  à  caractériser  les  hommes  qu'à  juger  le  passé,  a  même  trouvé 
le  moyen  de  transfigurer  Arago,  de  faire  de  lui  un  «administrateur 
incomparable!  »  Soyez  donc  un  des  premiers  personnages  de  la  science 
dans  votre  siècle  pour  être  exposé  un  jour  à  subir  cette  banalité  do. 


REVUE.    —   CHRONlnilR.  713 

parti!  Ce  n'est  pas  tout  cependant,  et  ce  n'est  pas  même  là  ce  qu'il  y  a 
de  plus  grave.  La  vérité  est  qu'il  y  a  eu  visiblement  une  intention,  une 
préméditation  dans  la  coïncidence  de  toutes  ces  fêtes,  inaugurations  de 
statues,  commémorations,  banquets  qui  ont  eu  lieu  dans  la  même 
semaine,  le  même  jour,  —  le  21  septembre  :  c'est  le  grand  anniver- 
saire républicain  qu'on  a  essayé  de  remettre  en  honneur!  M.  le  ministre 
de  l'intérieur,  au  surplus,  l'a  dit  lui-même  à  Montbéliard,  M.  Paul  Bert 
l'a  dit  à  Perpignan,  tout  le  monde  l'a  dit  plus  ou  moins.  On  a  voulu 
célébrer,  sinon  officiellement,  du  moins  moralement,  la  «  date  mémo- 
rable, »  et  c'est  là  justement  ce  qui  fait  la  gravité  de  ces  manifesta- 
tions. Ce  n'est  rien,  dira-t-on,  c'est  une  fantaisie  sans  conséquence; 
c'est  beaucoup,  au  contraire,  puisque  c'est  le  signe  d'une  sorte  de 
superstitieuse  faiblesse  pour  des  souvenirs  qu'on  devrait  répudier  dans 
l'intérêt  même  de  la  république  nouvelle. 

Qu'a  donc  affaire  cette  république  d'aujourd'hui,  qu'on  se  plaît  sans 
cesse  à  proclamer  éternelle  et  à  qui  M.  Thiers,  avec  son  ingénieuse  sagesse, 
souhaitait  d'être  simplement  durable,  qu'a-i-elle  affaire,  cette  république 
nouvelle,  avec  cette  autre  république  de  1792  qui  naissait  sous  les 
effroyables  auspices  des  journées  de  septembre,  dont  l'existence  n'a 
été  qu'une  longue  et  sinistre  convulsion?  Assurément,  si  on  veut  dire 
que  la  révolution  française  dans  son  ensemble  est  la  grande  ère  mo- 
derne, qu'elle  a  créé  un  monde  nouveau,  que  nous  venons  d'elle,  que 
ses  œuvres  et  ses  principes  sont  partout  dans  notre  société,  c'est  un 
fait  qui  ne  risque  pas  d'être  oublié;  c'est  de  l'histoire.  Un  peuple  ne 
renie  pas  son  passé  sans  doute;  mais  apparemment  il  n'est  pas  en- 
chaîné dans  sa  vie  présente  à  un  mot,  à  une  date,  à  des  souvenirs  qui 
ne  peuvent  que  le  troubler,  et,  en  acceptant  le  passé,  il  accepte  aussi 
les  redoutables  lumières  de  l'expérience,  il  garde  le  droit  de  choisir  dans 
son  histoire,  dans  ses  traditions.  Si  on  ne  cède  pas  tout  simplement  à  la 
plus  vulgaire  et  à  la  plus  dangereuse  des  superstitions,  quel  avantage 
politique  trouve-t-on  à  évoquer  ces  sanglans  anniversaires,  à  paraître 
rattacher  un  régime  naissant  à  des  temps  qui  heureuseuient  ne  sont  plus, 
à  faire  revivre  des  confusions  avec  lesquelles  on  croyait  en  avoir  fini? 
Y  pense-t-on  bien?  Cette  époque  qu'on  ré!î''hre,  d'où  l'on  pr'^tend  dater  et 
qu'on  propose  sans  doute  en  exemple,  elle  n'a  vécu,  à  partir  de  1792, 
que  d'insurrections  et  de  coups  d'état  :  coups  d'état  sous  toutes  les 
formes,  depuis  celui  qui  a  fait  du  roi  un  captif  et  une  viciiine  jusqu'à 
celui  qui  a  fait  des  muets  avec  des  révolutionnaires  de  la  veille  et  des 
chambellans  avec  des  jacobins!  coup  d'état  contre  la  royauté,  coup 
d'état  supprimant  la  république  modérée  par  l'exclusion  de  la  Gironde, 
coup  d'état  supprimant  Danton,  coup  d'état  conti^e  Robespierre  lui-même  ! 
Puis  encore  les  vendémiaire,  les  prairial,  les  fructidor,  jusqu'au  moment 
oi^i  cette  république,  qui  n'a  pas  un  seul  jour  connu  le  règne  de  la  loi, 
expire  d'un  dernier  coup  sous  l'épée  d'un  victorieux!  Il  faut  bien  savoir 


714  BEVUE  DES  DEUX  MONDES, 

ce  qu'on  fait  :  si  on  se  passe  la  fantaisie  de  jouer  avec  ces  malfaisans 
souvenirs,  de  réliabiliter  la  politique  de  sédition,  l'ère  des  dictatures 
révolutionnaires,  quel  droit  garde-t-on  pour  condamner  les  18  bru- 
maire? Cette  <(  date  mémorable  »  dont  on  parlait  l'autre  jour,  elle  ne 
rappelle  qu'une  carrière  livrée  à  la  force,  ouverte  par  la  force,  close  par 
la  force;  elle  inaugure  cette  série  d'attentats  de  toute  nature  qui  faisait 
dire  à  M.  Royer-Collard  que  «  notre  histoire  était  une  grande  école 
d'immoralité.  »  Est-ce  là  le  genre  d'histoire  qu'on  veut  enseigner  au 
peuple  français  d'aujourd'hui?  Est-ce  à  cette  école  qu'on  veut  le  con- 
duire en  recommandant  à  ses  respects  des  temps  oii  la  force  a  régné? 

Ce  n'est  point  là  sans  doute  a]:)solumcnt  ce  que  veulent  faire  tous 
ceux  qui  à  l'heure  qu'il  est  célèbrent  gravement  ou  naïvement  le 
«  quatre-vingt-septième  anniversaire  de  la  fondation  de  la  république 
en  France.  »  Ces  réhabilitations  choquantes,  plus  ou  moins  lyriques,  qui 
se  produisent  par  momens,  qui  se  sont  renouvelées  l'autre  jour  dans 
les  banquets  du  21  septembre,  ces  réhabilitations,  dit-on,  sont  l'œuvre 
de  quelques  fanatiques  obstinés,  de  quelques  radicaux  excentriques, 
insensibles  à  toute  expérience;  elles  ne  sont  pas  dans  la  pensée  de  la 
masse  du  parti  républicain  d'aujourd'hui.  C'est  probable  en  effet,  c'est 
certainement  désirable.  Il  est  évident  que  les  républicains  sérieux  qui 
sont  entrés  dans  les  affaires  depuis  quehiue  tem;  s  n'ont  pas  envie  de 
faire  une  république  à  la  façon  de  1792  et  des  années  qui  ont  suivi. 
Nous  l'entendons  bien  ainsi;  mais  alors  que  signifie  cette  coïncidence 
de  fêtes  de  toute  sorte  cMébrées  le  21  septembre,  à  l'est  et  au  midi, 
avec  la  complicité  de  quelques  ministres?  Pourquoi  ne  pas  saisir  cette 
occasion  de  marquer  par  un  généreux  désaveu  des  excentiicités  révolu- 
tionnaires, par  l'aflirmation  claire  et  ferme  d'une  politique  nouvelle  la 
distinction  nécessaire  entre  le  passé  et  le  présent  ?  Qu'on  le  remarque 
bien  :  la  république  française  d'aujourd'hui  a  eu  cette  fortune  unique 
de  naître  dans  des  conditions  toutes  particulières  de  légalité  et  de  régu- 
larité, avec  la  sanction  graduelle  du  pays,  Elle  s'est  promptement  établie 
et  accréditée,  un  peu  sans  doute  parce  que  tout  le,  reste  était  devenii 
impossible,  mais  en  même  tenips  parce  qu.'çlle  a  ressemblé  aussi  peu 
que  possible  à  la  république  d'autrefois,,parce  qu'elle  a  été  entourée  dès 
l'oriyine  de  toutes  les  garanties  d'une  organisation  sérieuse,  parce  qu'en 
un  mot  elle  est  apparue  comme  un  régime  d'équité  libérale  et  conser- 
vatrice. C'est  sa  force,  c'est  son  titre.  Tout  ce  qui  tend  à  la  déiiaturer 
en  la  rattachant  à  d'autres  traditions  est  un  danger  pour  elle.  Tout  ce 
qui  la  fixe  de  plus  en  plus  dans  les  conditions  premières  de  son  établis- 
sement est  aussi  pour  elle  une  garantie  de  durée,  et  ce  n'est  qu'ains 
qu'elle  pont  remplir  sans  trouble  son  double  rôle  de  protectrice  de  la 
sécurité  à  l'intérieur,  de  gardienne  de  la  considération  nationale  à  l'ex- 
térieur. 

Qu'on  voyage  et  qu'on  pérore  do  Monthéliardà  Perpignan,  du  Lomont 


REVUE.    — -   CHRONIQUE.  715 

au  Canigou,  soit.  Pendant  ce  temps,  il  y  a  d'autres  voyages  qui  ont  cer- 
tainement aujourd'hui  un  peu  plus  d'importance  pour  l'Europe,  pour 
les  relations  générales  du  continent.  Après  l'entrevue  de  l'empereur 
d'Allemagne  et  de  l'empereur  de  Russie  à  Alexandrovo,  c'est  mainte- 
nant M.  de  Bismarck  qui  vient  de  faire  une  excursion  passablement  re- 
tentissante à  Vienne.  Le  chancelier  allemand  ne  s'est  pas  contenté  des 
entretiens  qu'il  a  eus  il  y  a  quelques  jours  à  Gastein  avec  le  comte  An- 
drassy,  il  a  tenu  à  se  rendre  en  personne  dans  la  capitale  de  l'Autriche, 
où  il  a  été  reçu  avec  un  éclat  exceptionnel.  «  Les  peuples  comme  les 
hommes  ont  peu  de  mémoire,  »  aurait  dit  récemment,  à  ce  qu'on  as- 
sure, ce  grand  sceptique.  Le  fait  est  quïl  y  a  treize  ans  déjà  que  l'ar- 
mée prussienne  était  aux  portes  de  Vienne,  que  drpuis  ce  jour  bien  des 
événemens  se  sont  accomplis,  et  que  cette  fois  M,  de  Bismarck  a  été 
accueilli  par  la  population  viennoise  non-seulement  comme  un  hôte 
illustre,  mais  encore  comme  un  ami,  messager  de  bonnes  nouvelles.  Il 
a  été  fêté  partout.  L'empereur  François-Joseph  est  allé  le  visiter  dans 
son  hôtel  et  l'a  reçu  avec  des  honneurs  particuliers  à  Schœnbrunn.  Les 
entrevues  et  les  conférences  se  sont  succédé.  Or,  quand  un  politique 
comme  M.  de  Bismarck  fait  avec  un  si  grand  apparat  un  voyage  de  ce 
genre,  quand  un  souverain  comme  l'empereur  François-Joseph  témoigne 
à  son  hôte  une  courtoisie  si  marquée,  quand  de  tels  incidens  se  pro- 
duisent dans  certaines  circonstances,  il  est  assez  simple  qu'ils  soient 
aussitôt  l'objet  de  tous  les  commentaires,  qu'ils  soient  interrogés  curieu- 
sement comme  le  signe  d'une  situation  nouvelle,  de  quelque  évolution 
dans  les  rapports  publics.  Quelle  est  donc  cette  situation  nouvelle? 
quelle  est  celte  évolution  de  diplomatie  que  le  voyage  de  M.  de  Bis- 
marck à  Vienne  pourrait  inaugurer? 

Voilà  bien  des  questions  (obscures  qui  depuis  quelques  jours  ont  fait 
le  tour  de  l'Europe.  Et  d'abord  il  faudrait,  ce  nous  semble,  écarter  la 
France  de  tout  ce  travail  dont  le  but  est  jusqu'ici  invisible  et  insaisis- 
sable. Un  journal  anglais,  hardi  dans  ses  interprétations,  disait  récem- 
ment que  l'alliance  de  l'Allemagne  et  de  l'Autriche  inaugurée  par  le 
voyage  de  M.  de  Bismarck  devait  avoir  pour  résultat  de  contenir  a  les 
as!)irations  agressives  attribuées  à  la  Russie  et  à  la  France,  »  et  qu'à 
ce  point  de  vue,  elle  ne  pouvait  être  considérée  que  «  comme  une  ga- 
rantie déplus  du  maintien  de  la  paix  en  Europe.  »  Si  le  chancelier  alle- 
mand n'avait  que  cette  pensée,  il  n'avait  pas  besoin  d'aller  à  Vienne, 
il  pouvait  tout  aussi  bien  continuer  sa  cure  à  Gastein  ou  aller  se  repo- 
ser à  Varzin.  Assurément  la  France,  en  ce  qui  la  touche,  n'a  pas  la 
moindre  «  aspiration  agressive,  »  pas  même  l'intention  d'ajouter  aux 
difficultés  que  les  autres  suffisent  parfaitement  à  se  créer.  Depuis  long- 
temps elle  n'a  pas  fait  un  geste  qui  puisse  être  malignement  interprété, 
et  le  mérite  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  est  justement 
d'avoir  maintenu  nos  relations  dans  les  termes  les  plus  simples  et  les 


71t)  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  corrects,  d'avoir  mis  sa  droiture  à  défendre  notre  politique  de  toute 
intrigue.  La  France  ne  menace  personne,  et  elle  a  la  confiance  de  n'être 
menacée  par  personne.  Elle  n'a  pas  plus  à  briguer  qu'à  accepter  des 
alliances  de  fantaisie  qui  ne  répondraient  à  rien,  qui  ne  sont  que  de 
vaines  imaginations,  et  ce  serait  vraiment  la  croire  par  trop  facile,  par 
trop  crédule  que  de  la  supposer  si  prompte  à  prendre  feu  au  premier 
signal,  à  la  première  tentation.  Ce  qu'elle  a  de  mieux  à  faire  pour  le 
moment,  c'est  de  rester  ce  qu'elle  a  été  jusqu'ici,  attentive,  réservée, 
exacte  dans  ses  rapports,  zélée  dans  ses  efforts  pour  la  paix  commune, 
et  de  voir  passer  les  combinaisons  nouvelles  qui  peuvent  se  produire 
comme  elle  a  vu  passer  déjà  bien  d'autres  combinaisons,  bien  d'autres 
incidens  qui  se  sont  produits  et  se  sont  succédé  depuis  sept  ou  huit  ans. 
Toute  sa  politique,  c'est  de  garder  sa  liberté  et  son  indépendance,  avec 
la  certitude  qu'une  nation  de  trente-cinq  millions  d'hommes  relevée 
par  degré  d'incomparables  malheurs,  unie  par  une  même  pensée  de 
patriotisme,  conduite  avec  prudence,  retrouve  un  jour  ou  l'autre  son 
action  utile,  bienfaisante,  efficace  dans  le  mouvement  des  influences 
et  des  intérêts  européens.  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères,  avec 
le  sentiment  qu'il  a  de  ses  devoirs,  ne  semble  nullement  disposé  à  dé- 
vier de  cette  politique  bonne  aujourd'hui  comme  hier,  et  tout  ce  qu'il 
peut  demander,  c'est  qu'on  ne  lui  crée  pas  capricieusement  à  l'intérieur 
des  difficultés  de  nature  à  affaiblir  l'action  et  la  considération  de  notre 
pays  au  dehors. 

Cela  dit  et  la  France  écartée,  quelle  est  la  significaiion  réelle  de  ce 
bruyant  voyage  de  M.  de  Bismarck  à  Vienne?  quel  peut  en  être  l'objet 
direct  et  positif?  M.  de  Bismarck  est-il  allé  chercher  une  garantie  de 
plus  pour  l'exécution  du  traité  de  Berlin,  une  alliance  contre  la  Russie? 
Esi-il  allé  préparer  des  événemens  destinés  à  surprendre  le  monde  un 
de  ces  jours?  Vraisemblablement  on  exagère  beaucoup  en  attribuant  au 
chancelier  allemand  toute  sorte  de  projets  compliqués  ou  de  profonds 
calculs.  Que  M.  de  Bismarck  ait  eu  l'intention  de  rétablir  entre  l'Alle- 
magne et  l'Autriche  des  habitudes  d'intimité,  une  entente  politique  plus 
ou  moins  permanente  complétée  par  quelques  arrangemens  commer- 
ciaux et  qu'il  ait  espéré  par  ce  rapprochement  créer  au  centre  de  l'Eu- 
rope une  force  particulière  de  résistance  faite  pour  avertir  la  Russie, 
c'est  possible.  Dans  ces  limites  d'une  certaine  solidarité  d'intérêts,  d'un 
certain  accord  général,  ce  n'est  rien  de  nouveau.  C'est  la  politique  qu'a 
suivie  jusqu'ici  le  comte  Andrassy  et  à  laquelle  s'est  prêté  le  chancelier 
allemand,  qui  a  fait  son  apparition  au  congrès  de  Berlin  et  qui  a  survécu 
au  congrès.  Au  delà  il  no  peut  vraiment  y  avoir  une  alliance  réelle 
affectant  un  caractère  plus  actif,  ayant  un  objet  déterminé,  itnpliquant 
ou  préparant  des  événemens  prochains.  Évidemment  ce  qui  pourrait 
convenir  à  Berlin  ne  conviendrait  pas  à  Vienne.  Les  combinaisons  qui 
pourraient  satisfaire  les  ambitions  de  l'Allemagne  ne  deviendraient  pos- 


KEVUE.    —    CHRONIQUE.  717 

sibles  qu'avec  des  compensations  qui  altéreraient  complètement  les 
conditions  essentielles  d'existence  de  la  monarchie  des  Habsbourg. 
L'Autriche  aurait  acheté  trop  cher  une  alliance  qui  pour  des  garanties 
douteuses  l'enchaînerait  à  l'empire  allemand.  Rien  de  semblable  n'a 
donc  pu  être  débattu  dans  les  conversations  devienne.  Il  ne  s'agit  ni  de 
destinées  nouvelles  pour  l'Autriche  engagée  vers  l'Orient,  ni  de  nou- 
velles révolutions  d'équilibre  par  des  remaniemens  territoriaux,  provi- 
soirement laissés  sous  le  voile.  Tout  cela  est  du  domaine  de  la  chimère, 
en  dehors  de  celte  vie  réelle  où  les  plus  puissans  eux-mêmes  ne  font 
pas  toujours  tout  ce  qu'ils  veulent,  où  ils  risquent  de  se  heurter  à  chaque 
pas  contre  Tinvincible  nature  des  choses. 

Ce  qu'il  y  a  de  pius  clair,  c'est  que  M.  de  Bismarck,  provisoire- 
ment à  demi  détaché  de  la  Russie ,  a  laissé  son  empereur  aller  à 
Alexandrovo  et  a  pris,  quant  à  lui,  le  chemin  de  Vienne.  Après  tout, 
ce  n'est  pour  M.  de  Bismarck  qu'une  phase  de  plus,  une  évolution  de 
plus.  C'est  la  tactique  assez  ordinaire  du  chancelier  allemand  de  modi- 
fier, non  pas  sa  politique,  mais  ses  amitiés,  ses  alliances,  ses  combi- 
naisons selon  les  circonstances.  11  procède  dans  sa  diplomatie  comme 
dans  les  affaires  intérieures  de  l'empire.  Hier,  il  faisait  campagne  avec 
les  libéraux  allemands,  il  dirigeait  la  guerre  du  Kulturkampf  et  il  disait 
fièrement  qu'il  n'irait  pas  à  Canossa;  aujourd'hui,  il  se  replie  vers  les 
conservateurs,  les  catholiques  et  le  centre  parlementaire,  qui  l'ont  aidé 
à  rétablir  la  protection  commerciale  en  Allemagne,  et  à  qui  il  doit  bien 
quelques  ménagemens.  S'il  ne  va  pas  à  Canossa,  il  négocie  la  paix  reli- 
gieuse, et  ces  jours  derniers  encore,  il  mettait  une  certaine  affectation 
à  rendre  visite  au  nonce  du  pape  à  Vienne.  Selon  toute  apparence,  il 
attend  le  résultat  des  élections  qui  se  font  en  ce  moment  pour  fixer  la 
mesure  d'une  évolution  qui  se  manifestait  il  y  a  quelque  temps  déjà 
par  les  discussions  du  parlement  et  par  la  modification  partielle  du 
ministère  de  Berlin.  Il  en  est  de  même  dans  les  affaires  extérieures. 
C'est  M.  de  Bismarck  lui-même  qui,  il  y  a  quelques  années,  mettait  la 
main  à  cette  œuvre  merveilleuse  de  l'alliance  des  trois  empereurs,  qui 
représentait  cette  alliance  intime  comme  la  sauvegarde  de  la  paix.  Il 
n'y  a  pas  trouvé  sans  doute  tout  ce  qu'il  espérait,  ou  du  moins  il  a  fini 
par  y  découvrir  des  inconvéniens  qu'il  n'avait  pas  entrevus  d'abord, 
et  maintenaut  il  se  détourne  de  Saint-Pétersbourg  pour  concentrer 
ses  prédilections  sur  Vienne.  C'est  avec  l'Autriche  qu'il  veut  resserrer 
ses  liens.  A  l'alliance  à  trois  il  substitue  plus  ou  moins  l'alliance  à 
deux.  Il  n'est  toujours  préoccupé  que  de  la  paix,  c'est  entendu,  il  ne 
cesse  de  le  répéter,  et  il  faut  l'en  croire.  Il  n'a  aucun  des  projets  chi- 
mériques et  démesurés  qu'on  lui  prête;  il  ne  songe  tout  simplement 
qu'à  la  paix,  à  l'exécution  du  traité  de  Berlin,  au  maintien  des  rapports 
existans.  Il  a  courtoisement  visité  l'ambassadeur  de  France,  M.  Teisse- 
renc  de  Bort,  et  il  a  tenu  à  ne  point  laisser  ignorer  à  notre  représen- 


718  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tant  que  sa  présence  à  Vienne  n'avait  aucune  signification  propre  à 
inquiéter  notre  pays.  Rien  de  niieux.  Seulement  il  est  bien  permis  de 
le  dire,  si  M.  de  Bismarck  n'a  en  vue  que  la  Russie  en  se  rapprochant 
de  l'Autriche,  s'il  voit  un  danger  dans  l'extension  de  la  puissance  russe 
en  Orient,  c'est  lui-même  qui  a  contribué  à  aggraver  ce  danger  contre 
lequel  il  sent  le  besoin  de  se  prémunir  aujourd'hui;  s'il  ne  veut  que 
la  paix,  le  meilleur  moyen  de  garantir  cette  paix  précieuse  n'est  pas  de 
faire  de  ces  voyages  mystérieux  qui  laissent  toujours  des  impressions 
équivoques,  qui  réveillent  tous  les  doutes  et  ouvrent  la  carrière  aux 
imaginations  défiantes. 

Si  engagée  qu'elle  ait  été  depuis  quelque  temps  dans  le  vaste  mou- 
vement des  affaires  européennes,  l'Angleterre  ne  semble  pas  s'émou- 
voir d'une  manière  particulière  aujourd'hui  de  ce  qui  se  passe  sur  le 
continent.  Elle  peut,  comme  d'autres  nations,  suivre  avec  curiosité, 
interroger  le  nouveau  travail  diplomatique  dont  une  partie  reste  plus 
ou  moins  mystérieuse;  elle  commente  avec  sa  liberté  d'interprétation 
le  voyage  de  M.  de  Bismarck,  les  incidens  de  Vienne,  de  même  qu'elle 
commentait  dernièrement  l'entrevue  de  l'empereur  Guillaume  et  de 
l'empereur  Alexandre.  Elle  observe  toute  cette  agitation  à  demi  énig- 
matique  entre  les  puissances  du  nord;  elle  n'y  voit  évidemment  rien 
qui  soit  de  nature  à  altérer  la  position  qu'elle  a  prise,  rien  qui  puisse 
troubler  ou  modifier  les  récens  arrangemens  des  affaires  orientales. 

L'Angleterre  a,  il  est  vrai,  d'autres  affaires  plus  pressantes,  d'autres 
sujets  de  préoccupation;  elle  a  surtout  cette  question  de  l'Afghanistan, 
qui  vient  de  renaître  à  l'improviste  et  qui  ne  se  simplifie  nullement, 
qui  semble  au  contraire  s'aggraver  et  se  compliquer,  qui  nécessite  dans 
tous  les  cas  de  nouveaux  efforts.  Les  troupes  anglaises  en  viendront  à 
bout,  cela  n'est  point  douteux;  elles  réussiront  à  dominer  le  mouve- 
ment insurrectionnel  qui  a  éclaté  par  le  massacre  de  Caboul,  et  à 
rétablir  une  paix  telle  quelle,  avec  quelques  garanties  de  plus,  avec  un 
traité  de  Gandamak  plus  avantageux  :  elles  sont  déjà  en  marche  de 
toutes  parts.  Ce  n'en  est  pas  moins  une  épreuve  pénible,  peut-être  très 
meurtrière  pour  l'armée  anglaise,  une  déception  irritante  pour  le  pays, 
un  embarras  pour  le  gouvernement,  et  pour  lopposiiinn  une  occasion 
nouvelle  de  reprendre  le  procès  de  la  politique  ministérielle,  de  re- 
mettre en  cause  l'esprit  d'aventure  du  chef  du  cabinet.  La  guerre  contre 
lord  Beaconsfield  avait  été  déjà  vivement  engagée  à  la  fin  de  la  dernière 
session  du  parlement;  elle  continue  et  s'anime  plus  que  jamais  dans  les 
iDeetiims  qui  se  succèdent.  Le  désastre  de  l'Afghanistan  est  devenu  un  pré- 
texte de  pi  us,  et  il  y  a  quelqu^is  jours,  dans  des  réunions  populaires,  à  New- 
castle,  le  chef  de  l'opposition,  lord  Ilartington,  a  visiblement  touché  le 
point  vulnérable  du  ministère,  en  évoquant  quelques-uns  des  plus  récens 
mécomptes  de  la  politique  anglaise.  Est-ce  par  un  savant  calcul  de  stra- 
tégie, est-ce  par  une  vieille  habitude  d'optimisme?  le  fait  est  que  lord 


REVUE,    —   CHRONIQUE.  719 

Beaconsfield,  lui  aussi,  a  eu  récemment  à  parler  au  milieu  des  proprié- 
taires et  des  fermiers  d'Aylesbury,  et  il  a  mis  son  art  le  plus  raffiné  à 
ne  pas  même  dire  un  mot  de  tout  ce  qui  préoccupe  l'opinion.  On  atten- 
dait peut-être  de  lui  un  discours  politique,  quelques  explications  sur 
l'Afghanistan  :  il  a  déconcerté  tout  le  monde,  il  a  parlé  avec  une  imper- 
turbable assurance  de  la  crise  agricole,  des  fermages,  du  Canada  et 
des  ressources  qu'il  offre  à  Témigration.  C'était  se  tirer  d'affaire  en 
habile  homme,  accoutumé  à  jouer  avec  les  auditoires  et  les  difficultés. 

Au  fond,  lord  Beaconsfield  sait  bien  qu'en  penser,  et  s'il  avait  eu 
d'abord  l'idée  de  faire  des  élections  au  lendemain  de  ce  qu'il  considérait 
comme  une  série  de  succès  diplomaiiques  ou  militaires,  il  est  proba- 
blement moius  disposé  aujourd'hui  à  risquer  cette  aventure  sous  le 
coup  des  sanglans  incidens  de  Caboul.  Les  vacances  sont  longues  en 
Angleterre;  le  parlement,  tel  qu'il  est,  ne  se  réunira  guère  quau  mois 
de  janvier  ou  dti  février.  D'ici  là  tout  aura  pu  être  réparé.  On  en  a  déjà 
fini  à  peu  près  avec  la  guerre  du  Zoulouland  par  la  récente  capture  de 
ce  petit  roi  barbare  Ceiiiwayo.  Quelques  mois  suffiront  sans  doute  pour 
mener  à  bonne  fin  la  nouvelle  campagne  de  l'Afghanisian.  Lord  Bea- 
consfield y  compte  bien,  il  compte  toujours  sur  sa  fortune,  et  il  retrou- 
vera sûrement  la  parole  dès  qu'il  le  faudra,  quand  il  pourra  aiguiser 
sa  mordante  et  superbe  ironie  contre  ses  adversaires,  contre  l'opposi- 
tion qui  le  menace  de  ses  assauts.  C'e^t  un  joueur  audacieux  qui  ne 
réussit  pas  toujours,  qui  est  souvent  trahi  par  ^on  imagination;  il  a  eu 
du  moins  le  mérite  de  relever  l'Angleterre,  de  la  replacer  fièrement 
dans  les  conseils  de  l'Europe,  de  donner  satisfaction  à  son  orgueil  aussi 
bien  qu'à  ses  intérêts.  C'e-t  ce  qui  a  fait  sa  popularité,  et  sous  ce  rap- 
port comme  pour  sa  belle  humeur,  il  est  de  la  race  de  ce  ministre 
d'autrefois  qui  revit  avec  son  originale  physionomie  dans  un  livre  dont 
la  seconde  partie  vient  d'êire  mise  au  jour  :  Lord  Palmerston  et  sa  cor- 
respondance intime. 

Y  aura-t-il  désormais,  dans  noiie  monde  moderne  si  changeant,  y 
aura-t-il  même  en  Angleterre  de  ces  grandes  existences  vouées  tout 
entières  aux  affaires  publiques,  confondues  pour  ainsi  dire  avec  la  vie 
nationale?  Paimerston  avait  eu  cette  fortune  d'être  membre  de  la 
chambre  des  communes  avant  vingt-cinq  ans,  d'être  ministre,  même 
ministre  de  la  guerre  dès  1810  en  face  du  prenjier  empire  napoléonien 
et  il  ne  s'est  éteint  qu'en  1865  :  il  est  mort  debout,  premier  ministre 
de  l'Angleterre,  après  avoir  vu  quatre  ou  cinq  révolutions  passer  sur  la 
France  et  un  autre  Napoléon  reparaître  sur  la  scène.  Pendant  plus  de 
soixante  années,  il  n'a  cessé  un  instant  de  voir  de  près  les  plus  grandes 
affaires,  d'être  mêlé  à  tout,  d'avoir  un  rôle  souvent  prépondérant  soit 
dans  le  parlement,  soit  au  pouvoir,  de  manier  tous  les  ressorts  de  la 
puissance  de  son  pays.  Il  a  parcouru  cette  carrière  d'un  pied  léger,  en 
homme  à  l'esprit  toujours  vif,  aux  goùls  mondains,  à  la  parole  prompte 


720  REVtJE   BES    DEUX   MONDES. 

aux  railleries,  accomplissant  les  choses  les  plus  sérieuses  sans  se  départir 
de  sa  bonne  humeur  et  gardant  jusqu'au  bout  assez  de  force  pour  faire 
à  quatre-vingts  ans  de  longues  courses  à  cheval  ou  pour  aller  haranguer 
des  multitudes  sous  la  pluie  et  lèvent.  C'était  un  tempérament  robuste 
et  gai.  A-t-il  été  un  whig  ou  un  tory?  Il  a  été  avant  tout  un  grand 
Anglais  au  pouvoir,  Anglais  de  caractère,  de  préjugé,  d'ambitions.  Il  ne 
connaissait  que  sa  nation  dans  la  politique  qu'il  suivait,  il  se  refusait  à 
admettre  qu'il  y  eût  des  alliés  éternels  ou  des  ennemis  perpétuels  pour 
l'Angleterre  et  il  répétait  volontiers  :  a  II  n'y  a  que  nos  intérêts  qui  sont 
éternels  et  perpétuels.  »  II  reprenait  pour  lui  le  mot  de  Canning  disant 
que  «  pour  un  ministre  les  intérêts  de  l'Angleterre  devaient  être  le 
shibbolelh  de  sa  politique.  »  Le  point  culminant  de  cette  carrière  est  évi- 
demment ce  jour  de  1850  où,  dans  une  discussion  solennelle,  lord  Pal- 
merston  revendiquait  fièrement  pour  tous  les  sujets  britanniques  dis- 
persés dans  le  monde  le  privilège  d'invoquer  le  Clvis  romanus  sum, 
avec  la  certitude  d'être  protégés  par  «  l'œil  vigilant  et  les  bras  vigou- 
reux de  l'Angleterre.  »  C'est  là  le  secret  de  sa  force,  de  son  crédit  gran- 
dissant à  travers  les  règnes  et  les  révolutions.  Lord  Palmerston  parlait 
au  sentiment  anglais  par  cette  combinaison  singulière  d'un  égoïsme 
superbe  dans  les  affaires  nationales  et  d'un  certain  libéralisme  allant 
jusqu'aux  connivences  révolutionnaires  dans  la  politique  extérieure. 
Tel  il  était,  tel  il  se  peint  dans  cette  Correspondance  intime  qui  touche 
à  tous  les  incidens  d'une  longue  vie,  aux  révolutions  de  1848,  à  la  bour- 
rasque du  2  décembre  1851,  à  la  période  agitée  de  l'empire  jusqu'à  ces 
derniers  jours  de  1865  où  le  vieux  Pam  récite  encore  quelques  vers  de 
Virgile  avant  de  se  livrer  à  la  mort  qui  attend. 

Et  Palmerston,  lui  aussi,  était  de  son  vivant  accusé  de  faire  de  la  poli- 
tique de  coups  de  théâtre,  de  la  «  politique  de  sensation:» c'était  Cobden 
qui  lui  faisait  particulièrement  ce  reproche  que  M.  Gladstone  et  l'oppo- 
sition d'aujourd'hui  adressent  à  lord  Beasconfield.  Palmerston  lui  aussi 
était  accusé  de  jeter  l'Angleterre  dans  les  aventures,  dans  des  campa- 
gnes diplomatiques  inutiles,  dans  des  guerres  lointaines,  d'imposer  au 
pays  des  armemens  ruineux  par  sa  politique  agitatrice.  Lord  Palmers- 
ton, bien  loin  de  s'émouvoir,  remerciait  galamment  M.  Cobden  de  ces 
accusations  qui,  selon  lui,  ne  pouvaient  que  constater  son  zèle  pour  l'a- 
grandissement de  la  puissance  anglaise.  Il  savait  que  les  nations  par- 
donnent beaucoup  à  ceux  qui  se  font  les  représentans  jaloux  et  passion- 
nés de  leurs  intérêts,  de  leurs  ambitions  et  même  de  leurs  préjugés. 
Lord  Beaconsficld  le  sait  comme  lord  Palmerston,  et  c'est  ce  qui  fera 
probablement  sa  force  dans  les  luttes  qu'il  aura  un  jour  ou  l'autre  à 
soutenir  devant  le  parlement  d'abord,  puis  devant  l'opinion  publique 
de  l'Angleterre. 

Ch.  de  Mazade. 
Le  (Jirectewr-géranl;  C,  Buluz. 


MEMOIRES 

DE 

MADAME  DE  RÉMUSAT 

1802-1808 


CHAPITRE  VIII  (1). 

(180i.) 


Procès  du  général  Moreau.  —  Condamnation  de  MM.  de  Poligoac,  de  Rivière,  ctt.  — 
Grâce  de  M.  de  Poligoac.  —  Lettre  de  Louis  XVIII. 


La  création  de  l'empire  avait  distrait  les  esprits  de  la  procédure 
du  général  Moreau,  que  l'on  continuait  d'instruire  cependant.  Les 
accusés  avaient  comparu  plusieurs  fois  devant  le  tribunal;  mais 
plus  on  avançait,  plus  on  perdait  l'espoir  de  la  condamnation  de 
Moreau,  qui  chaque  jour  devenait  plus  nécessaire.  J'ai  l'intime  con- 
viction que  l'empereur  n'eût  point  laissé  couler  son  sang.  Moreau 
condamné  et  pardonné  lui  eût  suffi,  mais  il  avait  besoin  de  répondre 
par  un  jugement  positif  à  ceux  qui  l'accusaient  d'avoir  mis  de  la 
précipitation  et  de  l'animosité  personnelle  dans  cette  affaire. 

Tous  ceux  qui  ont  apporté  quelque  froideur  dans  l'examen  de 
cet  événement  se  sont  accordés  à  trouver  que  Moreau  avait  montré 
de  la  faiblesse  et  une  assez  grande  médiocrité  d'esprit  sur  le  banc  des 
accusés;  il  n'eut  ni  l'importance,  ni  la  grandeur  à  laquelle  on  s'at- 
tendait. Il  ne  parut  point,  comme  Georges  Cadoudal,  un  homme 
déterminé  qui  convenait  fièrement  des  hauts  projets  qui  l'avaient 
animé,  ni  comme  un  innocent  indigné  d'une  accusation  qu'il  n'a  point 

(1)  Le  premier  volume  des  Mémoires  de  M^^  de  Rcmusat,  dont  nous  avons  puVilJc 
quelques  fragmens  dans  la  Revue  du  15  juin,  du  1"  et  du  15  juillet,  va  paraître  à  la 
librairie  Calmann  Lcvy.  M.  Paul  de  Rémusat  veut  bien  nous  communiquer  encore 
plusieurs  chapitres  des  volumes  qui  doivent  suivre. 

TOME  XXXY,  —  15  OCTOBRE  1879,  46 


722  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

méritée.  Il  tergiversa  dans  quelques-unes  de  ses  réponses;  il  atténua 
un  peu  l'intérêt  qu'il  inspirait;  mais,  même  alors,  Bonaparte  ne 
gagnait  rien  à  cet  affaiblissement  de  l'enthousiasme,  et  l'esprit  de 
parti,  et  peut-être  aussi  la  raison,  n'en  blâmait  pas  moins  haute- 
ment un  éclat  qu'on  attribuait  toujours  à  la  haine  personnelle. 

Enfin,  le  30  mai,  l'acte  d'accusation  en  forme  parut  dans  le  Moni- 
teur. Ce  document  était  accompagné  de  lettres  de  Moreau  écrites  en 
1795,  avant  le  18  fructidor,  qui  prouvaient  qu'à  cette  époque  ce 
général,  ayant  été  convaincu  que  Plchegru  entretenait  des  corres- 
pondances secrètes  avec  les  princes,  l'avait  dénoncé  au  directoire.  Et 
quand,  dans  cette  seconde  conspiration,  Moreau,  pour  se  justifier, 
s'appuyait  sur  ce  qu'il  n'eût  pas  cra  qu'il  fût  convenable  de  révéler 
au  premier  consul  le  secret  d'un  complot  dans  lequel  il  avait  refusé 
d'entrer,  on  ne  pouvait  s'empêcher  de  demander  pourquoi  Moreau 
agissait  cette  fois  d'une  manière  si  différente  de  la  première. 

Le  6  juin,  on  publia  les  interrogatoires  de  tous  les  accusés.  Il  y 
en  avait  parmi  eux  qui  déclaraient  positivement  qu'en  Angleterre 
les  princes  ne  doutaient  point  qu'ils  ne  dussent  compter  sur  Moreau. 
Ils  disaient  que  c'était  sur  cette  espérance  que  Pichegru  avait  passé 
en  France,  et  que  les  deux  généraux  avaient  eu  ensemble,  conjoin- 
tement avec  Georges,  quelques  entrevues.  Ils  allaient  même  jusqu'à 
affn-mer  qu'à  la  suite  de  ces  entretiens,  Pichegru  s'était  montré  fort 
mécontent,  se  plaignant  que  Moreau  ne  les  secondait  qu'à  moitié, 
et  qu'il  semblait  vouloir  profiter  pour  son  compte  du  coup  qui  frap- 
perait Bonaparte.  Un  nommé  Rolland  alla  même  jusqu'à  lui  prêter 
ces  paroles  :  (t  qu'il  fallait,  préalablement  à  tout,  faire  disparaître 
le  premier  consul,  n 

Moreau,  interrogé  à  son  tour,  répondit  «  que  Pichegru,  lorsqu'il 
était  en  Angleterre,  lui  avait  fait  demander  s'il  le  servirait  dans  le 
cas  où  il  voudrait  obtenir  sa  rentrée  en  Franco,  et  qu'il  avait  promis 
de  l'aider  au  succès  de  ce  projet.  »  On  pouvait  bien  s'étonner  que 
Pichegru,  dénoncé  quelques  années  auparavant  par  Moreau  lui- 
même,  s'adressât  à  lui  pour  demander  sa  radiation.  Pichegru,  inter- 
rogé, nia  ces  démarches,  mais  en  même  temps  il  nia  aussi  qu'il 
eût  vu  Moreau,  quoique  Moreau  en  convînt,  et  il  ne  voulut  jamais 
appuyer  sa  venue  en  France  que  sur  l'aversion  que  lui  inspiraient 
les  pays  étrangers,  et  sur  le  désir  qu'il  éprouvait  de  rentrer  dans  sa 
patrie.  Peu  de  temps  après,  il  fut  trouvé  étranglé  dans  sa  prison, 
sans  qu'on  ait  jamais  pu  avérer  les  circonstances  qui  causèrent  sa 
mort,  ni  comprendre  les  motifs  qui  auraient  pu  la  rendre  néces- 
saire (1).  Moreau  convint  donc  d'avoir  reçu  chez  lui  Pichegru  qui, 

(1)  Il  semble  que  l'auteur,  ici  comme  dans  le  chapitre  précédent,  n'est  pas  assez  prc'cis 
sur  la  cause  de  la  mort  du  général  Pichegru.  C'était  une  opinion  fort  répandue  alors  de 
douter  de  son  suicide,  et  l'empereur  expiait  la  mort  du  duc  d'Enghien.  Depuis  ce  crime,  on 


MÉMOirxES  DE   M\T)AME  DE  RÉMUSAT.  723 

disait-il,  était  venu  le  surprendre  ;  mais,  en  même  temps,  il  déclara 
qu'il  avait  positivement  refusé  d'entrer  dans  un  projet  qui  remet- 
tait la  maison  de  Bourbon  sur  le  irône,  puisque  son  retour  devait  com- 
promettre la  propriété  des  biens  nationaux,  et  il  ajouta  que,  pour 
ce  qui  le  regardait  personnellement,  il  avait  répondu  que  ses  pré- 
tentions seraient  insensées,  car  il  faudrait,  pour  qu'elles  réussissent, 
qu'on  eût  fait  disparaître  le  premier  consul,  les  deux  autres  con- 
suls, le  gouverneur  de  Paris  et  la  garde.  Il  déclara  n'avoir  vu  Piche- 
gru  qu'une  fois,  quoique  d'autres  accusés  assurassent  qu'il  y  avait 
eu  plusieurs  entrevues,  et  il  demeura  toujours  sur  ce  système  de 
défense,  ne  pouvant  nier  cependant  qu'il  avait  découvert  assez  tard 
que  Fresnières,  son  secrétaire  intime,  avait  beaucoup  de  relations 
avec  les  conjurés.  Ce  secrétaire,  dès  le  commencement  de  l'affaire, 
avait  pris  la  fuite. 

Georges  Cadoudal  répondit  que  son  projet  était  d'attaquer  de  vive 
force  le  premier  consul,  qu'il  n'avait  pas  douté  que,  dans  Paris 
même,  il  ne  se  présentât  des  ennemis  du  régime  actuel  qui  l'aide- 
raient dans  son  entreprise,  qu'il  eût  tenté  de  tout  son  pouvoir  de 
remettre  Louis  XVIIl  sur  son  trône.  Mais  il  nia  qu'il  connût  ni 
Pichegru,  ni  Moreau  ;  il  termina  ses  réponses  par  ces  paroles  : 
«Vous  avez  assez  de  victimes:  je  n'en  veux  pas  augmenter  le 
nombre.  » 

Bonaparte  parut  frappé  de  la  fermeté  de  ce  caractère  et  nous  dit 
à  cette  occasion  :  «  S'il  était  possible  que  je  pusse  sauver  quel- 
ques-uns de  ces  assassins,  ce  serait  à  Georges  que  je  ferais  grâce.  » 

M.  de  Polignac,  l'aîné,  répondit  qu'il  n'était  venu  secrètement  en 
France  que  pour  s'assurer  positivement  de  l'opinion  publique  et 
des  chances  qu'elle  pouvait  offrir,  que,  lorsqu'il  s'était  aperçu  qu'il 
était  question  d'un  assassinat,  il  avait  pensé  à  se  retirer,  et  qu'il 
serait  sorti  de  France  s'il  n'eût  pas  été  arrêté. 

M.  de  Rivière  répondit  de  la  même  manière,  et  Jules  de  Polignac 
prouva  qu'il  avait  seulement  suivi  son  frère. 

était  prompt  à  lui  en  prêter  d'autres  qu'auparavant  ses  plus  grands  ennemis  n'auraient 
osé  lui  imputer.  11  est  pourtant  certain  qu'on  n'a  jamais  établi  Tintcrôt  qu'aurait  eu 
Napoléon  à  ce  que  l'accusé  ne  parût  point  devant  ses  juges.  M.  Tliicrs  a  très  forte- 
ment démontré  que  sa  présence  aux  débats  était  nécessaire.  Toutes  les  dcpositions 
des  accusés  de  tous  les  partis  l'accablaient  également.  Son  crime  légal  était  certain,  et 
il  ne  pouvait  manquer  d'être  condamné  et  de  paraître  mériter  sa  condamnation. 
Jj'homme  à  redouter,  c'était  Moreau.  On  a  dit,  il  est  vrai,  qu'un  rapport  de  gens  de 
l'art  existe  à  la  faculté  de  médecine,  établissant  l'impossibilité  du  suicide  dans  les 
conditions  où  l'on  disait  qu'il  s'était  passé,  avec  une  cravate  de  soie  dont  il  avait  fait 
une  corde  et  une  cheville  de  bois  dont  il  avait  fait  un  levier.  Mais  la  médecine  légale, 
il  y  a  plus  de  soixante-dix  ans,  était  une  science  bien  conjecturale,  et  des  travaux 
récens  ont  démontré  combien  le  suicide  par  strangulation  est  facile  et  demande  peu 
d'efforts  et  de  temps.  (P.  R.) 


724  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

Enfin,  le  10  juin,  vingt  des  accusés  furent  déclarés  convaincus  et 
condamnés  à  la  peine  de  mort.  A  leur  tête  était  Georges  Cadoudal, 
et,  parmi  eux,  le  marquis  de  Rivière  et  le  duc  de  Polignac. 

Le  jugement  portait  que  Jules  de  Polignac,  Louis  Léridan,  Mo- 
reau  et  Rolland,  étaient  coupables  d'avoir  pris  part  à  la  dite  conspi- 
ration, mais  qu'il  résultait  de  l'instruction  et  des  débats  des  circon- 
stances qui  les  rendaient  excusables,  et  que  la  cour  réduisait  la 
peine  encourue  par  eux  à  une  punition  correctionnelle. 

J'étais  à  Saint-Gloud  quand  cette  nouvelle  y  arriva.  Tout  le  monde 
en  fut  atterré.  Le  grand  juge  s'était  témérairement  engagé  vis-à-vis 
du  premier  consul  à  la  condamnation  à  mort  de  Moreau,  et  Bona- 
parte éprouva  un  tel  mécontentement  qu'il  ne  fut  pas  maître  d'en 
dissimuler  les  effets.  On  a  su  avec  quelle  véhémente  fureur,  à  sa 
première  audience  publique  du  dimanche,  il  accueillit  le  juge  Le- 
courbe,  frère  du  général,  qui  avait  parlé  au  tribunal  avec  beaucoup 
de  force  pour  l'innocence  de  Moreau.  Il  le  chassa  de  sa  présence 
en  l'appelant  juge  prévaricateur,  sans  qu'on  pût  deviner  quelle 
signification  dans  sa  colère  il  donnait  à  cette  expression,  et,  peu 
après,  il  le  destitua. 

Je  revins  à  Paris  fort  abattue  des  impressions  que  je  rapportais 
de  Saint-Gloud,  et  je  trouvai  dans  la  ville,  chez  un  certain  parti, 
une  joie,  insultante  pour  l'empereur,  du  dénoûment  de  cet  événe- 
ment. Mais  la  noblesse  était  affligée  de  la  condamnation  de  M.  le 
duc  de  Polignac. 

J'étais  avec  ma  mère  et  mon  mari,  déplorant  les  tristes  effets  de 
ces  procédures  et  les  nombreuses  exécutions  qui  allaient  suivre, 
quand  on  m'annonça  tout  à  coup  M™"  de  Polignac,  femme  du  duc, 
et  sa  tante.  M'""  Dandlau,  fille  d'Helvétius,  que  j'avais  souvent  ren- 
contrée dans  le  monde.  Toutes  deux  étaient  en  larmes,  la  première, 
grosse  de  quelques  mois,  m'attendrit  vivement  :  elle  venait  me  de- 
mander de  l'aider  à  parvenir  jusqu'aux  pieds  de  l'empereur;  elle 
voulait  obtenir  la  grâce  de  son  époux;  elle  n'avait  aucun  moyen 
d'arriver  dans  l'intérieur  de  Saint-Gloud  et  se  flattait  que  je  lui  en 
procurerais.  M.  de  Rémusat,  ma  mère  et  moi,  nous  sentîmes  tous 
trois  les  difficultés  de  l'entreprise;  mais  tous  trois  nous  pensâmes 
en  même  temps  qu'elles  ne  devaient  point  m'arrêter;  et,  comme 
nous  avions  quelques  jours  à  cause  de  l'appel  que  les  condamnés 
avaient  fait  de  leur  jugement,  j'engageai  ces  deux  dames  à  se  rendre 
le  lendemain  matin  à  Saint-Gloud;  je  promis  de  les  précéder  de 
quelques  heures,  et  de  tenter  de  décider  M'"''  Bonaparte  à  les  re- 
cevoir. 

En  effet,  je  retournai  à  Saint-Gloud  le  lendemain,  et  il  ne  me  fut 
pas  difficile  d'obtenir  de  mon  excellente  impératrice  d'accueillir  une 


MÉMOIRES    DE   MADAME  DE   RÉMUSAT.  725 

si  malheureuse  personne.  Mais  elle  montra  un  peu  d'effroi  d'aborder 
l'empereur  dans  un  moment  où  il  était  si  mécontent. 

«  Si  Moreau,  me  dit-elle,  eût  été  condamné,  je  serais  plus  sûre 
de  notre  succès;  mais  il  est  dans  une  si  grande  colère  que  je  crains 
qu'il  ne  nous  repousse,  et  qu'il  ne  vous  sache  mauvais  gré  de  la  dé- 
marche que  vous  allez  me  faire  faire.  »  J'étais  trop  émue  de  l'état 
et  des  larmes  de  M-""  de  Polignac  pour  qu'une  pareille  considéra- 
tion m'arrêtât,  et  je  fis  de  mon  mieux  à  l'impératrice  la  peinture  de 
l'impression  que  ces  jugemens  avaient  produite  à  Paris.  Je  lui  rap- 
pelai la  mort  du  duc  d'Enghien,  je  lui  représentai  son  élévation  au 
trône  impérial  tout  environnée  d'exécutions  sanglantes,  et  l'effroi 
général  qui  serait  apaisé  par  un  acte  de  clémence  que  du  moins  on 
pourrait  citer  à  côté  de  tant  de  sévérités. 

Tandis  que  je  lui  parlais  ainsi  avec  toute  la  chaleur  dont  j'étais 
capable  et  sans  pouvoir  retenir  mes  larmes,  l'empereur  entra  tout 
à  co;ip  dans  la  chambre,  arrivant,  selon  sa  coutume,  par  une  ter- 
rasse extérieure  qui  lui  servait  souvent  le  matin  à  venir  ainsi  se  re- 
poser près  de  sa  femme.  11  nous  trouva  toutes  deux  fort  émues; 
dans  un  autre  moment,  sa  présence  m'eût  rendue  interdite,  mais,  le 
profond  attendrissement  que  j'éprouvais  l'emportant  sur  toutes 
considérations,  je  répondis  à  ses  questions  par  l'aveu  de  ce  que 
j'avais  osé  faire,  et  comme  l'impératrice  vit  son  visage  devenir  fort 
sévère,  elle  n'hésita  point  à  me  soutenir,  en  lui  déclarant  qu'elle 
avait  consenti  à  recevoir  M'""  de  Polignac. 

L'empereur  commença  par  nous  refuser  de  l'entendre  et  par  se 
plaindre  que  nous  allions  le  mettre  dans  l'embarras  d'une  position 
qid  lui  donnerait  l'attitude  de  la  cruauté.  «  Je  ne  verrai  point  cette 
femme,  me  dit-il.  Je  ne  puis  faire  grâce;  vous  ne  voyez  pas  que  ce 
parti  royaliste  est  plein  de  jeunes  imprudens  qui  recommenceront 
sans  cesse  si  on  ne  les  contient  par  une  forte  leçon.  Les  Bourbons 
sont  crédules;  ils  croient  aux  assurances  que  leur  donnent  certains 
intrigans  qui  les  trompent  sur  le  véritable  esprit  public  de  la  France, 
et  ils  m'enverront  ici  une  foule  de  victimes.  » 

Cette  réponse  ne  m'arrêta  point,  j'étais  exallée  à  l'excès,  et  par 
l'événement  même,  et  peut-être  aussi  par  le  petit  danger  que 
je  courais  d'avoir  déplu  à  ce  maître  redoutable.  Je  ne  voulais  pas 
avoir  à  mes  propres  yeux  le  tort  de  reculer  par  considération  per- 
sonnelle, et  ce  sentiment  me  rendit  courageuse  et  tenace.  Je  m'é- 
chauffai beaucoup,  au  point  que  l'empereur,  qui  m' écoutait  en  se 
promenant  à  pas  précipités  dans  la  chambre,  s'arrêta  tout  à  coup 
devant  moi,  et,  me  regardant  fixement  :  «  Quel  intérêt  prenez-vous 
donc  à  ces  gens-là?  me  dit-il;  vous  n'êtes  excusable  que  s'ils  sont 
vos  parens.  —  Sire,  repris-je  avec  le  plus  de  fermeté  que  je  pus 
en  trouver  au  dedans  de  moi,  je  ne  les  connais  point,  et  jusqu'à  hier 


726  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

matm  je  n'avais  jamais  vu  M'"''  de  Polignac.  —  Eh  bien!  vous 
plaidez  ainsi  la  cause  des  gens  qui  venaient  pour  m'assassiner  1  — 
Non,  sire,  mais  je  plaide  celle  d'une  malheureuse  femme  au  déses- 
poir, et,  je  dirai  plus,  la  vôtre  même.  »  Et  en  même  temps,  emportée 
par  mon  émotion,  je  lui  répétai  tout  ce  que  j'avais  dit  à  l'impéra- 
trice; celle-ci,  attendrie  comme  moi,  me  seconda  beaucoup;  mais 
nous  ne  pûmes  rien  obtenir  dans  ce  moment,  et  l'empereur  nous 
quitta  de  mauvaise  humeur  en  nous  défendant  de  l'étourdir  davan- 
tage. 

Ce  fut  peu  (Vinstans  après  qu'on  vint  me  prévenii-  que  M'"''  de 
Polignac  ariivait.  L'impératrice  alla  la  recevoir  dans  une  pièce  écar- 
tée de  son  appartement;  elle  lui  cacha  le  premier  refus  que  nous 
avions  éprouvé,  et  lui  promit  de  ne  rien  épargiier  pour  obtenir  la 
grâce  de  son  époux., 

Dans  le  cours  de  cette  matinée,  qui  fut  certainement  une  des 
plus  agitées  de  ma  vie,  deux  fois  l'impératrice  pénétra  jusque  dans 
le  cabinet  de  son  mari  et  fut  obligée  d'en  sortir  deux  fois,  toujours 
repoussée:  elle  me  revenait  découragée,  et  moi-même  je  commen- 
çais à  l'être  et  à  frémir  de  la  dernière  réponse  qu'il  faudrait  donner 
à  M""'  de  Polignac.  Enfin  nous  apprîmes  que  l'e'npereur  travaillait 
seul  avec  M.  de  Talleyrand.  Je  l'engageai  à  une  dernière  démarche, 
pensant  que  M.  de  Talleyrand,  s'il  en  était  témoin,  pourrait  bien 
contribuer  à  déterminer  l'empereur.  En  effet,  il  la  seconda  sur-le- 
champ,  et  enfin  Bonaparte,  vaincu  par  des  sollicitations  si  redou- 
blées, consentit  à  ce  que  M'"'  de  Polignac  lut  introduite  chez  lui. 
C'était  tout  promettre,  car  il  n'était  pas  possible  de  prononcer  un 
non  cruel  devant  une  telle  présence.  M'""  de  Polignac,  introduite 
dans  le  cabinet ,  s'évanouit  en  tombant  aux  pieds  de  l'empereur. 
L'impératrice  était  en  larmes  :  un  petit  article,  rédigé  par  M.  de 
Talleyrand,  qui  a  paru  le  lendemain  dans  ce  qu'on  appelait  alors  le 
Journal  de  V Empire,  a  rendu  fort  bien  compte  de  cette  scène,  et 
la  grâce  du  duc  de  Polignac  fut  obtenue. 

Quand  M.  de  Talleyrand  sortit  du  cabinet  de  l'empereur,  il  me 
trouva  dans  le  salon  de  l'impératrice  et  me  conta  tout  ce  qui  ve- 
nait de  se  passer;  au  travers  des  larmes  qu'il  me  faisait  répandre, 
et  de  l'émotion  que  lui-môme  avait  éprouvée,  il  me  fit  sourire  par 
le  récit  d'une  petite  circonstance  ridicule  que  son  esprit  malin 
n'avait  eu  garde  de  laisser  échapper.  La  pauvre  M""'  Dandlau,  qui 
accompagnait  sa  nièce  et  qui  voulait  aussi  produire  son  petit  effet, 
loul  en  relevant  et  soignant  M'"''  de  Polignac,  qui  avait  peine  à  re- 
prendre ses  sens,  ne  cessait  de  s'écrier:  «Sire,  je  suis  la  fille 
d'Ilelvélius.  »  Et  avec  ces  paroles  vaniteuses,  disait  M.  de  Talley- 
rand, elle  a  pensé  nous  refroidir  lous. 

La  peine  du  duc  de  Polignac  fut  commuée  en  quatre  années  de 


J 


MEMOIRES  DE  MADAME  DE  REMUSAT.  727 

prison  qui  devaient  être  suivies  de  la  déportation.  On  le  réunit  à 
son  frère.  Ils  ont  tous  deux  été  gardés  depuis,  et  après  avoir  été 
renfermés  dans  une  forteresse,  on  les  retint  dans  une  maison  de 
santé,  d'où  ils  s'échappèrent  pendant  la  campagne  de  ISlZi.  A  cette 
époque,  on  a  soupçonné  le  duc  de  Rovigo,  alors  ministre  de  la 
police,  d'avoir  favorisé  leur  évasion,  pour  s'ouvrir  la  faveur  d'un 
parti  qu'il  voyait  près  de  triompher. 

Sans  chercher  à  me  faire  valoir  dans  cette  occasion  plus  que  je 
ne  le  mérite,  je  puis  cependant  convenir  que  les  circonstances  s'ar- 
rangèrent alors  de  manière  à  permettre  que  je  rendisse  à  la  famille 
Polignac  un  service  très  réel,  et  il  paraîtrait  assez  naturel  qu'elle  en 
eût  consei-vé  quelque  souvenir.  Cependant  depuis  le  retour  du  roi  en 
France,  j'ai  été  à  portée  d'éprouver  à  quel  point  l'esprit  de  parti, 
et  surtout  dans  les  gens  de  cour,  efface  les  sentimens  qu'il  réprouve, 
quelque  justes  qu'ils  soient. 

Après  cet  événement,  M""^  de  Polignac  se  crut  obligée  de  me 
faire  quelques  visites,  mais  peu  à  peu,  nos  relations  étant  assez  dif- 
férentes, nous  nous  perdîmes  de  vue  pendant  les  années  qui  s'écou- 
lèrent, jusqu'à  l'instant  de  la  restauration.  A  cette  époque,  le  roi 
envoya  le  duc  de  Polignac  à  la  Malmaison  pour  y  remercier  l'impé- 
ratrice Joséphine,  en  son  nom,  du  zèle  qu'elle  avait  montré  pour 
sauver  les  jours  de  M.  le  duc  d'Enghien.  M.  de  Polignac  profita  de 
cette  occasion  pour  lui  offrir  en  même  temps  l'expression  de  sa 
propre  reconnaissance.  L'impératrice, qui  me  conta  cette  visite,  me 
dit  que,  sans  doute,  le  duc  passerait  aussi  chez  moi,  et,  je  le  con- 
fesse, je  m'attendais  à  quelques  marques  de  son  att^iition.  Mais  je 
n'en  reçus  aucune  ;  et  comme  il  n'était  pas  dans  mon  caractère  de 
chercher  à  échaulTer  par  des  paroles  une  reconnaissance  à  laquelle 
je  n'eusse  attaché  quelque  prix  que  si  elle  eût  été  volontaire, 
je  me  tins  paisible  chez  moi,  sans  essayer  de  rappeler  un  évé- 
nement qu'on  paraissait  vouloir  oublier.  Un  soir,  le  hasard  me 
fit  rencontrer  M'""  de  Polignac  chez  M.  le  duc  d'Orléans.  Ce  prince 
recevait  ce  jour-là,  cliacun  s'y  faisait  présenter,  il  y  avait  un  monde 
énorme.  Le  Palais-Royal  était  décoré  avec  le  plus  grand  luxe;  toute 
la  noblesse  française  s'y  trouvait  réunie,  et  les  grands  seigneurs  et 
les  gentilshommes,  à  qui  la  restauration  semblait  au  premier  mo- 
ment rendre  leurs  droits,  s'abordaient  avec  cette  assurance  et  ces 
manières  satisfaites  et  aisées  que  l'on  reprend  toujours  avec  le 
succès. 

Au  milieu  de  cette  foule  brillante,  j'aperçus  la  duchesse  de  Poli- 
gnac. Après  une  assez  longue  suite  d'années,  je  la  retrouvais 
remise  à  son  rang,  recevant  toutes  les  félicitations  qui  lui  étaient 
dues,  satisfaite,   environnée  d'un  monde  qui  se  pressait  autour 


728  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'elle;  je  me  rappelais  l'état  où  elle  m'était  apparue  pour  la  pre- 
mière fois,  ses  larmes,  son  effroi,  l'air  dont  elle  m'avait  abordée 
quand  je  la  vis  entrer  dans  ma  chambre  et  tomber  presque  à  mes 
genoux.  Je  me  sentais  émue  de  cette  comparaison.  Étant  seulement 
à  quelques  pas  d'elle,  entraînée  par  un  mouvement  assez  vif  qui 
tenait  à  l'intérêt  qu'elle  m'avait  inspiré,  je  m'approchai  d'elle,  et 
je  lui  adressai  d'un  ton  de  voix  réellement  attendri  une  sorte  de 
compliment  sur  cette  situation  si  différente  où  je  la  voyais  dans  cet 
instant.  Je  ne  lui  aurais  demandé  qu'un  mot  de  souvenir  qui  eût 
répondu  à  l'émotion  qu'elle  me  faisait  éprouver.  Cette  émotion  fut 
promptement  glacée  par  l'air  indifférent  et  gêné  avec  lequel  elle 
reçut  mes  paroles.  Elle  ne  me  reconnut  point,  ou  parut  ne  point 
me  reconnaître  ;  je  dus  me  nommer;  son  embarras  s'accrut.  Dès 
que  je  m'en  aperçus,  je  m'éloignai  d'elle  promptement,  emportant 
une  impression  pénible,  parce  qu'elle  refoulait  vivement  les  ré- 
flexions que  sa  présence  m'avait  inspirées,  et  que  j'avais  cru  d'a- 
bord qu'elle  aurait  faites  avec  le  même  attendrissement  que  moi. 

La  manière  dont  l'impératrice  avait  obtenu  la  grâce  de  M.  de 
Polignac  fit  beaucoup  de  bruit  à  Paris  et  devint  une  nouvelle  occa- 
sion de  célébrer  sa  bonté,  à  laquelle  on  rendait  justice  très  généra- 
lement. Aussitôt  les  femmes,  les  mères  ou  les  sœurs  des  autres 
condamnés  assiégèrent  le  palais  de  Saint-Gloud,  et  tâchèrent  d'être 
admises  en  sa  présence,  pour  parvenir  aussi  à  l'attendrir.  On  s'a- 
dressa en  même  temps  à  sa  fille,  et  l'une  et  l'autre  obtinrent  de 
l'empereur  d'autres  commutations  de  peine.  11  s'apercevait  des 
sombres  couleurs  que  tant  d'exécutions  multipliées  allaient  jeter 
sur  son  avènement  au  trône,  et  il  se  montrait  accessible  aux  de- 
mandes qui  lui  étaient  adressées.  Ses  sœurs,  qui  ne  partageaient 
nullement  la  bienveillance  publique  qu'inspirait  l'impératrice,  ja- 
louses d'en  obtenir,  s'il  était  possible,  quelques  marques  pour  elles- 
mêmes,  firent  avertir  les  femmes  de  quelques-uns  des  condamnés 
qu'elles  pouvaient  aussi  s'adresser  à  elles  ;  elles  les  conduisirent  à 
Saint-Cloud  dans  leur  voiture,  avec  une  sorte  d'apparat,  pour  solli- 
citer la  grâce  de  leurs  époux.  Ces  démarches  sur  lesquelles  l'em- 
pereur, je  crois,  avait  été  consulté  d'avance,  eurent  quelque  chose 
de  moins  naturel  que  celle  de  l'impératrice,  parce  qu'elles  paru- 
rent trop  bien  concertées.  Mais,  enfin,  elles  servirent  à  conserver 
la  vie  à  un  certain  nombre  d'individus. 

Murât  qui,  par  sa  conduite  violente  et  son  animadversion  contre 
Moreau,  avait  excité  une  indignation  universelle,  voulut  aussi  se 
réhabiliter  par  une  démarche  de  ce  genre,  et  obtint  la  grâce  du 
marquis  dellivière.  11  apporta  en  même  temps  une  lettre  de  Georges 
Cadoudal   adressée  à  Bonaparte  dont  j'entendis  la  lecture.  Cette 


MEMOIRES    DE   MADAME   DE    REMUSAT.  729 

lettre  était  ferme  et  belle,  telle  qu'un  homme  résigné  à  son  sort  peut 
l'écrire,  quand  il  est  animé  par  l'opinion  que  les  démarches  qu'il 
a  faites,  et  qui  l'ont  perdu,  ont  été  dictées  par  des  devoirs  généreux 
et  des  résolutions  invariablement  prises.  L'empereur  en  fut  assez 
frappé  et  montra  encore  du  regret  de  ne  pouvoir  comprendre 
Georges  dans  ses  actes  de  clémence. 

Ce  véritable  chef  de  la  conspiration  mourut  avec  un  froid  cou- 
rage. Sur  les  vingt  condamnés,  sept  virent  leur  arrêt  de  mort 
changé  en  une  détention  plus  ou  moins  prolongée.  Voici  leurs 
noms  :  le  duc  de  Polignac,  le  marquis  de  Rivière,  Russillon,  Ro- 
chelle, d'Hozier,  Lajollais,  Gaillard.  Les  autres  furent  exécutés,  et 
le  général  Moreau  fut  conduit  à  Bordeaux  pour  être  embarqué  sur 
un  vaisseau  qui  devait  le  mener  aux  États-Unis.  Sa  famille  vendit 
ses  biens  par  ordre;  l'empereur  en  acheta  une  partie  et  donna  la 
terre  de  Grosbois  au  maréchal  Berthier. 

Quelques  jours  après,  on  mit  dans  le  Moniteur  une  protestation 
de  Louis  XVIII  contre  l'avènement  de  Napoléon.  Elle  fut  publiée  le 
1"'  juillet  180Zi,  et  produisit  peu  d'effet.  La  conspiration  de  Georges 
avait  peut-être  encore  refroidi  les  sentimens  déjà  si  faibles  que  l'on 
conservait  à  peine  pour  l'ancienne  dynastie.  Cette  conspiration 
avait  été  si  mal  ourdie,  elle  paraissait  appuyée  sur  une  telle  igno- 
rance de  l'état  intérieur  de  la  France  et  des  opinions  qui  la  parta- 
geaient, les  noms  ou  les  caractères  des  conspirateurs  excitaient  si 
peu  de  confiance,  et  surtout  on  craignait  si  généralement  les  nou- 
veaux troubles  que  de  grands  changemens  eussent  entraînés,  qu'en 
exceptant  un  certain  nombre  de  gentilshommes  intéressés  au  retour 
d'un  ordre  de  choses  détruit,  il  n'y  eut  point  en  France  de  regrets 
de  ce  dénoûment  qui  alfermissait  le  système  qu'on  voyait  s'établir. 
Soit  par  conviction,  ou  besoin  de  repos,  ou  soumission  à  la  fortune 
imposante  du  nouveau  chef  de  l'état,  les  adhésions  à  son  élévation 
furent  nombreuses,  et  la  France  prit  dès  cette  époque  une  assiette 
paisible  et  ordonnée.  Le  découragement  se  mit  dans  les  partis 
opposés,  et,  comme  cela  arrive  communément,  il  fut  suivi  de  ten- 
tatives secrètes  que  chacun  des  individus  qui  les  composaient 
firent  pour  rattacher  leurs  existences  aux  chances  qui  s'ouvraient 
avec  tant  d'innovations.  Gentilshommes  et  plébéiens,  royalistes  et 
libéraux,  tous  commencèrent  leurs  démarches  pour  être  employés. 
Les  ambitions  et  les  vanités  éveillées  sollicitèrent  de  tous  côtés,  et 
Bonaparte  vit  briguer  l'honneur  de  le  servir  par  ceux  sur  lesquels 
il  aurait  dû  le  moins  compter. 

Cependant  il  ne  se  pressa  pas  dans  son  choix,  et  il  attendit  quel- 
que temps  afin  d'entretenir  les  espérances  et  d'augmenter  le  nombre 
des  aspirans.  Pendant  ce  répit,  je  quittai  la  cour  pour  aller  respi- 


730  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rer  à  la  campagne;  je  demeurai  un  mois  dans  la  vallée  de  Mont- 
morency chez  M"^'  d'Houdetot,  dont  j'ai  déjà  parlé;  la  vie  douce 
que  j'y  menai  me  reposa  des  émotions  pénibles  que  je  venais  d'é- 
prouver presque  sans  interruption.  J'avais  besoin  de  cette  retraite; 
ma  santé  qui,  depuis,  a  toujours  été  plus  ou  moins  faible,  com- 
mençait  à  s'altérer  ;  elle  me  donnait  quelque  tristesse  qui  s'aug- 
mentait encore  des  impressions  nouvelles  que  je  recevais  par  les 
découvertes  que  je  faisais  peu  à  peu  et  sur  les  choses  en  générai, 
et  sur  quelques  personnages  en  particulier.  Le  voile  doré  dont 
Bonaparte  disait  que  les  yeux  sont  couverts  dans  la  jeunesse  com- 
mençait, pour  moi,  à  perdre  de  son  éclat,  et  je  m'en  apercevais  avec 
une  surprise  qui  fait  toujours  plus  ou  moins  souffrir,  jusqu'à  ce 
que  l'expérience  en  ait  amorti  les  premiers  elïets. 


CHAPITRE  IX. 

(1804.) 

Organisation  de  la  flotte  de  Boulogne.  —  Article  du  Moniteur.  —  Les  grands  officiers 
de  la  couronne.  —  Les  dames  du  palais.  —  L'anniversaire  du  14  juillet.  — •"  Beauté 
de  l'impératrice.  —  Projets  de  divorce.  —  Préparatifs  du  courooaeracnt. 

Peu  à  peu  les  différentes  flottilles  const^^uites  dans  nos  ports 
venaient  toutes  se  réunir  à  celle  de  Boulogne;  quelquefois,  dans 
le  trajet,  elles  essuyaient  des  échecs, car  les  vaisseaux  anglais  croi- 
saient incessamment  sur  les  côtes  pour  s'opposer  à  ces  jonctions. 
Les  camps  de  Boulogne,  de  Monlreuil  et  de  Compiègne  offraient  le 
coup  d'œil  le  plus  imposant,  et  l'armée  devenait  de  jour  en  jour 
plus  nombreuse  et  plus  redoutable. 

Sans  doute  ces  préparatifs  excitèrent  de  l'inquiétude  en  Europe, 
de  même  que  les  discours  qu'ils  faisaient  tenir  à  Paris,  car  on  inséra 
dans  les  journaux  un  article  qui  ne  produisit  pas  alors  un  grand 
effet,  mais  qu'il  m'a  paru  assez  important  de  conserver,  parce  qu'il 
est  un  récit  exact  de  tout  ce  qui  a  été  fait  depuis. 

Cet  article  parut  dans  le  Moniteur,  le  10  juillet  180^ ,  le  même  jour 
que  l'on  y  rendit  compte  de  l'audience  que  l'empereur  donna  à  tous! 
les  ambassadeurs  qui  venaient  de  recevoir  de  nouvelles  lettres  dô 
créance  auprès  de  lui;  quelques-unes  étaient  accompagnées  de] 
paroles  flatteuses  des  souverains  étrangers  sur  sou  avènement  au. 
trône.  Voici  l'article  : 

«  De  tout  temps,  la  capitale  a  été  le  pays  des  on-dit.  GhaqueJ 
jour  fait  naître  une  nouvelle  que  le  lendemain  voit  démentir.  Quoi- 


MÉMOIRES   DE   MADAME   DE   RÉMUSAT.  731 

qu'on  ait  remarqué  récemment  plus  d'activité  et  une  certaine  direc- 
tion dans  les  on-dit  dont  s'amuse  la  crédulité  des  oisifs,  on  serait 
disposé  cà  penser  qu'il  faut  s'en  remettre  au  temps  à  cet  égard,  et 
que  le  silence  est  de  toutes  les  réponses  qu'on  peut  faire  la  meil- 
leure et  la  plus  sensée.  Quel  est,  d'ailleurs,  le  Français  homme  de 
sens  qui,  mettant  quelque  intérêt  à  découvrir  la  vérité,  ne  parvienne 
bientôt  à  reconnaître  dans  les  bruits  qui  se  répandent  le  résultat 
d'une  malignité  plus  ou  moins  intéressée  à  les  propager  ?  Dans  un 
pays  où  tant  d'hommes  savent  ce  qui  est  et  peuvent  juger  ce  qui 
n'est  pas,  si  quelqu'un  croit  trouver  dans  les  on-dit  des  sujets  d'in- 
quiétudes réelles,  si  la  crédule  confiance  trompe  les  spéculations 
de  son  commerce  ou  ses  intérêts  intérieurs,  son  erreur  n'est  pas 
durable,  ou  bien  il  doit  s'en  prendre  à  son  défaut  de  réflexion. 

«  Mais  les  étrangers,  les  personnes  attachées  aux  missions  diplo- 
matiques, n'ayant  ni  les  mêmes  m.oyens  d'arrêter  leurs  jugemens, 
ni  la  même  connaissance  du  pays,  sont  souvent  abusés;  quoiqu'ils 
aient  lieu  d'observer  depuis  longtemps  avec  quelle  constance  les 
événemens  se  jouent  des  bruits  qui  circulent,  ils  ne  les  propagent 
pas  moins  dans  les  pays  étrangers,  et  leurs  récits  font  naître  sur  la 
France  les  idées  les  plus  fausses.  JNous  croyons,  en  conséquence, 
qu'il  n'est  pas  hors  de  propos  de  dire  dans  ce  journal  quelques 
mots  sur  les  on-dit. 

«  On  dit  que  l'empereur  va  réunir  sous  son  gouvernement  la 
république  italienne,  la  république  ligurienne,  la  république  de 
Lucques,  le  royaume  d'Étrurie,  les  états  du  saint-père,  et  par  une 
suite  nécessaire,  Naples  et  la  Sicile.  On  dit  que  la  Suisse  et  la 
Hollande  auront  le  même  sort;  on  dit  que  le  pays  d'Hanovre  offrira 
à  l'empereur  par  sa  réunion  le  moyen  de  devenir  membre  du  corps 
germanique. 

«  On  tire  plusieurs  conséquences  de  ces  suppositions,  et  la  pre- 
mière qui  se  présente,  c'est  que  le  pape  abdiquera,  et  que  le  car- 
dinal Fesch  ou  le  cardinal  Ruffo  occuperont  le  trône  pontifical. 

«  Nous  avons  déjà  dit,  et  nous  répétons,  que  si  la  France  devait 
influer  sur  des  changemens  relatifs  au  souverain  poniile,  ce  serait 
plutôt  pour  influer  d'autant  sur  le  bonheur  du  saint-père,  et  pour 
accroître  la  considération  du  saint-siège  et  ses  domaines,  au  lieu  de 
les  diminuer. 

((  Quant  au  royaume  de  Naples,  les  agressions  de  M.  Acton  et 
son  système  constamment  hostile  auraient  autrefois  donné  à  la 
France  assez  de  motifs  légitimes  pour  faire  la  guerre,  qu'elle  n'eût 
jamais  entreprise  avec  le  projet  de  réunir  les  Deux-Siciles  à  l'em- 
pire français. 

«  Les  républiques  italienne  et  ligurienne,  et  le  royaume  d'Étrurie 


732  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ne  cesseront  pas  d'exister  comme  états  indépendans,  et  il  est  assu- 
rément peu  vraisemblable  que  l'empereur  méconnaisse  en  même 
temps  les  devoirs  attachés  au  pouvoir  qu'il  tient  des  comices  et 
la  gloire  personnelle  qu'il  a  acquise  en  rendant  deux  fois  à  l'indé- 
pendance des  états  qu'il  avait  deux  fois  conquis. 

«  On  peut  se  demander,  à  l'égard  de  la  Suisse,  qui  a  empêché 
sa  réunion  à  la  France  avant  l'acte  de  médiation?  Cet  acte,  résul- 
tat immédiat  des  soins  et  des  pensées  de  l'empereur,  a  rendu  la 
tranquillité  à  ces  peuples,  et  la  garantie  de  leur  indépendance  et 
de  leur  sûreté,  tant  qu'eux-mêmes  ne  briseront  point  cette  égide 
en  substituant  aux  élémens  dont  elle  est  formée  les  volontés  d'un 
des  corps  constitués  ou  d'un  des  partis. 

«  Si  la  France  eût  voulu  réunir  la  Hollande,  la  Hollande  serait 
française  comme  la  Belgique.  Si  elle  est  puissance  indépendante, 
c'est' que  la  France  a  senti  à  l'égard  de  ce  pays,  ainsi  que  pour  la 
Suisse,  que  les  localités  exigeaient  une  existence  individuelle  et  une 
organisation  particulière. 

«  Le  Hanovre  est  l'objet  d'une  supposition  qui  a  quelque  chose 
de  plus  ridicule.  La  réunion  de  cette  province  serait  le  présent  le 
plus  funeste  qu'on  pût  faire  à  la  France,  et  il  ne  fallait  pas  de 
longues  méditations  pour  s'en  apercevoir.  Le  Hanovre  deviendrait 
un  sujet  de  rivalité  entre  le  peuple  français  et  le  prince  qui  s'est 
montré  l'allié  et  l'ami  de  la  France  dans  un  temps  où  l'Europe  était 
conjurée  contre  elle. 

((  Le  Hanovre,  pour  être  conservé,  exigerait  un  état  militaire 
dont  les  dépenses  seraient  hors  de  toute  proportion  avec  quelques 
millions  qui  constituent  tous  les  revenus  de  ce  pays.  Le  gouverne- 
ment, qui  a  sacrifié  aux  principes  de  la  nécessité  d'une  ligne  de 
frontières  simple  et  continue  jusqu'aux  fortifications  mêmes  de 
Strasbourg  et  de  Mayence,  sur  la  rive  droite,  serait-il  assez  peu 
éclairé  pour  vouloir  l'incorporation  du  Hanovre?  Mais  on  dit  qu'à 
cette  possession  est  attaché  l'avantage  d'être  membre  du  corps 
gernianiqup.  Le  titre  seul  d'empereur  des  Français  répond  à  cette 
sin""nlièro  idée.  Le  corps  germanique  se  compose  de  rois,  d'élec- 
teurs, de  princes,  et  n'admet  relativement  à  lui  qu'une  seule  dignité 
impériale.  Ce  serait  d'ailleurs  mal  connaître  la  noble  vanité  de  notre 
pays  que  de  croire  possible  qu'il  consentît  à  entrer  comme  élément 
dans  un  cor[>s  particulier.  Si  telle  chose  eût  été  compatible  avec  la 
dignité  nationale,  qui  eût  empêché  la  France  de  conserver  ses  droits 
au  cercle  de  Bourgogne  et  ceux  que  lui  donnait  la  poss^^ssion  du 
Palaiinat?  Nous  le  disons  même,  avec  le  sentiment  d'un  juste  or- 
gueil que  personne  ne  pourra  blâmer,  qui  a  empêché  la  France  de 
garder  une  partie  des  états  de  Bade  et  du  territoire  de  la  Souabe? 


MEMOIRES   DE   MADAME   DE   REMUSAT.  733 

u  Non,  la  France  ne  passera  jamais  le  Rhin,  et  ses  armées  ne  le 
franchiront  plus,  à  moins  qu'il  ne  faille  garantir  l'empire  germa- 
nique et  ses  princes,  qui  lui  inspirent  tant  d'intérêt  par  leur  affec- 
tion pour  elle  et  par  leur  utilité  pour  l'équilibre  de  l'Europe. 

«  Si  ces  on-dit  sont  nés  de  l'oisiveté,  nous  y  avons  assez  répondu. 

«  S'ils  doivent  leur  origine  à  l'inquiète  jalousie  de  quelques  puis- 
sances habituées  à  crier  sans  cesse  que  la  France  est  ambitieuse 
pour  masquer  leur  propre  ambition,  il  est  une  autre  réponse.  Grâces 
aux  deux  coalitions  successivement  formées  contre  nous,  et  aux 
traités  de  Gampo-Formio  et  de  Lunéville,  la  France  n'a  à  la  proxi- 
mité de  son  territoire  aucune  province  qu'elle  doive  désirer  de 
garder,  et  si  dans  les  événemens  passés  elle  a  fait  preuve  d'une 
modération  sans  exemple  dans  l'histoire  moderne,  il  en  résulte 
pour  elle  cet  avantage  qu'elle  n'aura  plus  désormais  besoin  de 
prendre  les  armes. 

«  Sa  capitale  est  située  au  centre  de  son  empire,  ses  frontières 
sont  environnées  de  petits  états  qui  complètent  son  système  poli- 
tique, elle  n'a  géographiquement  rien  à  désirer  de  ce  qui  appar- 
tient à  ses  voisins,  elle  n'est  donc  en  inimitié  naturelle  avec  per- 
sonne» et  comme  il  n'existe  pour  elle  ni  une  autre  Finlande  ni 
d'autres  lignes  de  l'Inn,  tlle  se  trouve  dans  une  situation  qui  n'est 
celle  d'aucune  autre  puissance. 

«  Parallèlement  à  ces  on-dit,  ayant  pour  but  de  faire  croire  que 
la  France  a  une  ambition  démesurée,  on  en  fait  circuler  d'une  autre 
espèce. 

«  Tantôt  la  révolte  est  dans  nos  camps  :  avant-hier  trente  mille 
Français  ont  refusé  de  s'embarquer  à  Boulogne;  hier  nos  légions 
se  battaient  dix  contre  dix,  trente  contre  trente,  drapeau  contre 
drapeau.  On  disait  aux  quatre  départemens  du  Rhin  que  nous 
allions  les  rendre  à  leur  ancienne  domination. 

«  Aujourd'hui  on  dit  peut-être  que  le  trésor  public  est  sans 
argent,  riue  les  travaux  ont  cessé,  que  la  discorde  est  partout  et  que 
les  contributions  ne  se  paient  nulle  part.  Si  l'empereur  part  pour  les 
camps,  on  dira  peut-être  qu'il  court  y  apaiser  des  troubles. 

c  Enfin  qu'il  reste  à  Saint-Gloud,  qu'il  aille  aux  Tuileries,  qu'il 
demeure  à  la  Malmaison,  ce  sera  autant  de  sujets  de  propos  tous 
plus  ridicules  les  uns  que  les  autres. 

«  Et  si  ces  bruits,  simultanément  colportés  dans  les  pays  étran- 
gers, avaient  à  la  fois  pour  but  d'alarmer  sur  l'ambition  de  l'em- 
pereur et  de  s'enhardir  en  donnant  quelque  espoir  sur  la  faiblesse 
de- son  administration,  à  des  démarches  inconvenantes  et  erronées, 
nous  ne  pourrions  que  répéter  ce  qu'un  ministre  a  été  chargé  de 
dire  en  quittant  la  cour  :   L'empereur  des  Français  ne  veut  U 


734  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guerre  avec  qui  que  ce  soit,  il  ne  la  redoute  avec  personne.  Il  ne 
se  mêle  pas  des  affaires  de  ses  voisins  et  il  a  droit  à  une  conduite 
réciproque.  Une  longue  paix  est  le  désir  qu'il  a  constamment  mani- 
festé; mais  l'histoire  de  sa  vie  n'autorise  pas  à  penser  qu'il  soit 
disposé  à  se  laisser  outrager  ou  mépriser.  » 

Cependant,  après  m'être  reposée  quelque  temps  à  la  campagne, 
je  revins,  et  je  rentrai  dans  le  tourbillon  de  notre  cour,  où  le  mal 
de  la  vanité  semblait  de  jour  en  jour  s'emparer  davantage  de  nous. 
Bonaparte  nomma  alors  les  grands  officiers  de  sa  maison.  Le  général 
Duroc  fut  grand  maréchal  du  palais;  Berthier,  grand  veneur; 
M.  de  Talleyrand,  grand  chambellan  ;  le  cardinal  Fesch,  grand  au- 
mônier; M.  de  Gaulaincourt,  grand  écuyer;  et  M.  de  Ségur,  grand 
maître  des  cérémonies.  M.  de  Rém^usat  reçut  le  titre  de  premier 
chambellan.  Il  marchait  immédiatement  après  M.  de  Talleyrand  qui, 
paraissant  devoir  être  occupé  par  les  affaires  étrangères,  abandon- 
nerait à  mon  mari  la  plus  grande  partie  des  attributions  de  sa 
place.  Gela  fut  en  effet  réglé  ainsi  d'abord.  Mais  peu  après  l'empe- 
reur fit  des  chambellans  ordinaires  ;  parmi  eux  étaient  le  baron  de 
Talleyrand,  neveu  du  grand  chambellan,  des  sénateurs,  des  Belges 
distingués  par  leur  naissance,  un  peu  plus  tard  aussi  des  gentils- 
hommes français.  Avec  eux  commencèrent  les  petites  prétentions  de 
préséances,  les  mécontentemens  des  distinctions  qui  n'étaient  pas 
pour  eux;  M.  de  Rémusat  se  trouva  en  butte  à  leur  jalousie  perpé- 
tuelle, et  dans  un  certain  état  de  guerre,  qui  me  causa  des  chagrins 
dont  je  rougis  aujourd'hui  quand  je  me  les  rappelle.  Mais  quelle 
que  soit  la  cour  qu'on  fréquente,  et  celle-là  en  était  devenue  une 
bien  véritable,  il  est  impossible  de  n'y  pas  donner  de  l'importance  à 
tous  ces  riens  qui  en  composent  les  élémens.  Un  honnête  homme, 
un  homme  raisonnable  a  souvent  honte  vis-à-vis  de  lui-même  des 
joies  ou  des  peines  que  lui  fait  éprouver  le  métier  de  courtisan,  et 
cependant  il  ne  peut  guère  échapper  aux  unes  et  aux  autres.  Un 
cordon,  une  légère  différence  dans  un  costume,  le  passage  d'une 
porte,  l'entrée  de  tel  ou  tel  salon,  voilà  des  occasions,  chétives  en 
apparence,  d'une  foule  d'émotions  toujours  renaissantes.  En  vain  on 
voudrait  pourtant  s'endurcir  contre  elles.  L'importance  qu'un  grand 
nombre  de  gens  y  attachent  vous  force  malgré  vous  de  les  appré- 
cier. En  vain  l'esprit,  la  raison  se  dressent  contre  un  tel  emploi  des 
facultés  humaines  ;  tout  mécontent  de  soi  qu'on  est,  il  faut  s'ape- 
tisser  avec  tout  le  monde,  et  fuir  la  cour  tout  à  fait,  ou  consentir  à 
prendre  sérieusement  toutes  les  niaiseries  dont  est  composé  l'air 
qu'on  y  respire. 

L'empereur  ajouta  encore  aux  inconvéniens  attachés  aux  usages 
des  palais  ceux  de  son  caractère.  Il  ordonna  l'étiquette  avec  lasévé- 


MÉMOIRES    DE   MADAME  DE   RÉMUSAT.  735 

rilé  de  la  disciplhiB  militaire.  Le  cérémonial  s'exécutait  comme  s'il 
était  dirigé  par  un  roulement  de  tambour;  tout  se  faisait  en  quelque 
sorte  au  pas  de  charge,  et  cette  espèce  de  précipitation,  cette 
crainte  continuelle  qu'il  inspirait,  jointe  au  peu  d'habitude  des 
formes  d'une  bonne  moitié  de  ses  courtisans  donna  à  sa  cour  un 
aspect  plutôt  triste  que  digne,  et  marqua  sur  tous  les  visages  une 
impression  d'inquiétude  qui  se  retrouvait  au  milieu  des  plaisirs 
et  des  magnificences  dont,  par  ostentation,  il  voulut  sans  cesse  être 
entouré. 

La  nouvelle  impératrice  eut  pour  dame  d'honneur  sa  cousine 
M'"^dela  Rochefoucauld,  et  pour  dame  d'atours  M"^*^  de  la  Valette.  On 
leur  nomma  douze  dames  du  palais.  Peu  à  peu  leur  nombre  fut  aug- 
menté, et  nous  y  vîmes  appeler  des  grandes  dames  de  tous  les  pays, 
des  personnes  fort  étonnées  de  se  trouver  ainsi  rapprochées.  Mais 
sans  entrer  ici  dans  aucun  détail,  aujourd'hui  fort  inutile,  combien 
ne  vis-je  pas,  à  cette  époque,  de  demandes  faites  par  des  personnes 
qui  maintenant  affectent  une  sévérité  de  royalisme  peu  compatible 
avec  les  tentatives  qu'elles  essayèrent  alors!  Disons-le  franchement, 
toutes  les  classes  voulurent  dans  ce  moment  prendre  leur  part  de 
ces  nouvelles  créations,  et  je  pus  remarquer,  à  part  moi,  nombre 
de  gens  qui,  après  m'avoir  blâmée  d'être  arrivée  à  cette  cour  par 
suite  d'une  ancienne  amitié,  n'épargnèrent  rien  pour  s'y  placer 
par  ambition.  Quant  à  l'impératrice,  elle  était  enchantée  de  se  voir 
environnée  d'ui.e  suite  nombreuse  et  qui  plaisait  à  sa  vanité.  La 
victoire  qu'elle  avait  remportée  sur  M™"  de  la  Rochefoucauld  en 
l'attachant  à  sa  personne ,  le  plaisir  de  compter  M.  d'Aubusson 
de  la  Feuillade  parmi  ses  chambellans,  M'"''  d'Arberg,  de  Ségur  et 
des  maréchales  parmi  les  dames  du  palais,  l'enivrait  un  peu.  Mais 
il  faut  convenir  que  sa  joie  toute  féminine  n'ôtait  rien  à  sa  bonne 
grâce  accoutumée;  elle  eut  toujours  une  adresse  infinie  pour  con- 
server la  supériorité  de  son  rang,  tout  en  montrant  une  sorte  de  dé- 
férence polie  envers  ceux  ou  celles  qui  par  l'éclat  de  leurs  noms  y 
ajoutaient  un  lustre  nouveau. 

Dans  le  même  temps,  le  ministère  de  la  police  générale  fut 
recréé  et  Fouché  y  fut,  de  nouveau,  nommé.  L'époque  du  couronne- 
ment fut  fixée  d'abord  au  18  brumaire,  et,  en  attendant,  pour  mon- 
trer qu'on  ne  perdait  pas  de  vue  les  époques  révolutionnaires,  le 
1/i  juillet  de  cette  année,  l'empereur  se  rendit  en  grande  pompe 
aux  Invalides,  et  après  avoir  entendu  la  messe,  y  distribua  les 
croix  de  la  Légion  d'honneur  à  une  foule  considérable  composée  de 
toutes  les  classes  qui  formaient  le  gouvernement,  l'armée  et  la 
cour.  Comme  on  doit  s'attendre  à  retrouver  dans  ces  souvenirs,  de 
temps  en  temps,  des  particularités  qui  rappellent  qu'ils  sont  dictés 


736  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

par  une  mémoire  féminine,  je  ne  négligerai  pas  cette  occasion  de 
dire  à  quel  point  l'impératrice  sut,  par  le  goût  de  sa  parure  et  l'ha- 
bileté de  sa  recherche,  paraître  jeune  et  agréable  en  tête  d'un 
nombre  considérable  de  jeunes  et  jolies  femmes  dont,  pour  la  pre- 
mière fois,  elle  se  montrait  entourée.  Cette  cérémonie  se  fit  à  l'éclat 
d'un  soleil  brillant.  On  la  vit,  au  grand  jour,  vêtue  d'une  robe  de 
tulle  rose,  semée  d'étoiles  d'argent,  fort  découverte  selon  la  mode 
du  moment,  couronnée  d'un  nombre  infini  d'épis  de  diamans,  et 
cette  toilette  fraîche  et  resplendissante,  l'élégance  de  sa  démarche, 
le  charme  de  son  sourire,  la  douceur  de  ses  regards  produisirent 
un  tel  effet,  que  j'ai  ouï  dire  à  nombre  de  personnes  qui  assistèrent 
à  la  cérémonie  qu'elle  effaçait  tout  le  cortège  qui  l'environnait. 

Peu  de  jours  après,  l'empereur  partit  pour  le  camp  de  Boulogne, 
et  si  l'on  en  croit  les  bruits  publics  qui  se  répandirent,  les  Anglais 
commencèrent  à  redouter  réellement  la  tentative  de  la  descente. 
Pendant  plus  d'un  mois,  il  parcourut  les  côtes,  passa  en  revue  les 
différens  camps  de  son  armée,  alors  si  nombreuse,  si  florissante  et 
si  animée.  Il  assista  à  plusieurs  engagemens  qui  eurent  lieu  entre 
les  vaisseaux  qui  nous  bloquaient  et  nos  flottilles,  qui  prenaient  un 
aspect  redoutable.  Tout  en  se  livrant  à  ces  occupations  militaires,  il 
rendit  plusieurs  décrets  qui  tendaient  à  fixer  les  préséances  et  le 
rang  des  diverses  autorités  qu'il  venait  de  créer.  Sa  préoccupation 
atteignait  tout  à  la  fois.  Il  avait  déjà  conçu  le  projet  secret  d'appe- 
ler le  pape  à  son  couronnement,  et,  pour  y  parvenir,  il  ne  négligeait 
ni  la  puissance  de  sa  volonté  qu'il  lui  manifestait  de  manière  à  ne 
point  éprouver  de  refus,  ni  l'adresse  avec  laquelle  il  pouvait  espé- 
rer de  le  gagner.  Il  envoya  la  croix  de  la  Légion  d'honneur  au  car- 
dinal Gaprara,  légat  du  pape.  Cette  distinction  fut  accompagnée  de 
paroles  flatteuses  pour  le  souverain  pontife  et  consolantes  pour  le 
rétablissement  de  la  religion.  On  les  publia  dans  le  Moniteur, 

Quand  il  communiqua  cependant  au  conseil  d'État  son  projet 
d'appuyer  son  élévation  d'une  telle  pompe  religieuse,  il  eut  à  sou- 
tenir la  résistance  d'une  partie  de  ses  conseillers  d'État  effarouchés 
de  ce  saint  appareil.  Treilhard,  entre  autres,  s'y  opposa  fortement. 
L'empereur  le  laissa  parler,  et  lui  répondit  ensuite  :  «  Vous  con- 
naissez moins  que  moi  le  terrain  sur  lequel  nous  sommes  ;  sachez 
que  la  religion  a  bien  moins  perdu  de  sa  puissance  que  vous  ne  le 
pensez.  Vous  ignorez  tout  ce  que  je  viens  à  bout  de  faire  par  le 
moyen  des  prêtres  que  j'ai  su  gagner.  Il  y  a  en  France  trente  dépar- 
temens  assez  religieux  pour  que  je  ne  voulusse  pas  être  obligé  d'y 
lutter  de  pouvoir  contre  celui  du  pape.  Ce  n'est  qu'en  compromettant 
successivement  toutes  les  autorités  que  j'assurerai  la  mienne,  c'est-à- 
dire  celle  de  la  révolution,  que  nous  voulons  tous  consolider.  » 


MEMOIRES  DE  MADAME  DE  REMUSAT.  /ô/ 

Tandis  que  l'empereur  parcourait  les  ports,  l'impératrice  partit 
pour  aller  prendre  les  eaux  à  Aix-la-Chapelle.  Elle  y  fut  accompa- 
gnée d'une  partie  de  sa  nouvelle  maison.  M.  de  Rémusat  (1)  eut 
ordre  de  l'y  suivre,  pour  y  attendre  l'empereur,  qui  devait  la 
rejoindre.  Je  fus  assez  contente  de  ce  nouveau  répit  ;  je  ne  pouvais 
pas  trop  me  dissimuler  que  tant  de  nouveaux  venus  effaçaient  un 
peu  de  la  valeur  que  m'avait  donnée  pendant  les  premières  années 
l'impossibilité  des  comparaisons,  et,  quoique  jeune  encore  sur  les 
expériences  da  monde,  je  compris  qu'un  peu  d'absence  me  serait 
utile  pour  reprendre  ensuite,  non  la  première  place,  mais  celle 
que  je  choisirais.  L'impératrice  emmena  donc  M""^  de  la  Rochefou- 
cauld. C'était  une  femme  alors  d'environ  trente-six  h  quarante  ans, 
petite,  bossue,  d'une  physionomie  assez  piquante,  d'un  esprit  ordi- 
naire, mais  dont  elle  tirait  bon  parti,  hardie  comme  les  femmes  mal 
faites  qui  ont  eu  quelque  succès  malgré  leurs  difformités,  gaie  et 
nullement  méchante  (2).  Elle  affichait  toutes  les  opinions  de  ce  qu'on 
appelait  les  aristocrates  pendant  la  révolution,  et,  comme  elle  eût 
été  embarrassée  de  les  allier  avec  sa  situation  présente,  elle  pre- 
nait son  parti  d'en  rire,  et  ses  plaisanteries  retombaient  sur  elle- 
même  avec  assez  de  bonne  grâce.  Elle  plut  à  l'empereur,  parce 
qu'elle  était  légère  et  incapable  d'intrigue.  Au  reste,  soit  sagesse, 
heureux  hasard  ou  impossibilité,  jamais  cour  aussi  nombreuse 
par  les  femmes  n'offrit  moins  de  chances  pour  aucune  espèce  d'in- 
trigue. Les  affaires  de  l'état  se  concentraient  dans  le  seul  cabinet 
de  l'empereur;  on  les  ignorait  et  on  savait  que  personne  n'eût  pu 
s'en  mêler;  de  faveur,  personne  non  plus  ne  pouvait  se  flatter  d'en 
avoir.  Le  petit  nombre  de  ceux  que  l'empereur  distinguait,  habi- 
tuellement suspendus  à  l'exécution  de  sa  volonté,  étaient  inabor- 
dables sur  tout.  Duroc,  Savary,  Maret  ne  laissaient  échapper  aucune 
parole  inutile  et  s'appliquaient  à  nous  communiquer  immédiate- 
ment les  ordres  qu'ils  recevaient.  Nous  ne  leur  apparaissions,  et 
nous  ne  nous  apparaissions  nous-mêmes,  en  faisant  uniquement  la 
chose  qui  nous  était  ordonnée,  que  comme  de  vraies  machines  à 
peu  près  pareilles,  ou  peu  s'en  fallait,  aux  meubles  élégans  et  dorés 
dont  on  venait  d'orner  les  palais  des  Tuileries  et  de  Saint-Cloud. 

Une  remarque  que  je  fis  dans  ce  temps  et  qui  m'amusait  assez, 
fut  qu'à  mesure  que  les  grands  seigneurs  d'autrefois  arrivèrent  à 

(1)  Il  venait  d'être  nomme  premier  chambellan  de  l'empereur.  (P.  R.) 

(2)  «  Une  personne  de  haute  naissance,  a  dit  M,  Thiers  (tome  v,  livre  xix,  p,  124), 
M"^  de  la  Rochefoucauld,  privée  de  beauté,  mais  non  d'esprit,  distinguée  par  son  édu- 
cation et  ses  manières,  autrefois  fort  royaliste,  et  riant  maintenant  avec  assez  de  gràco 
de  ses  passions  éteintes,  fut  destinée  à  être  dame  d'honneur  de  Joséphine.  » 

(P.  P..) 
TOME  XXXV,  —  1879,  47 


738  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

cette  cour,  ils  éprouvèrent  tous,  quelle  que  fût  la  différence  de  leur 
caractère,  (in  petit  désappointement  assez  curieux  à  observer.  Quand 
ils  apparaissaient  pour  la  première  fois,  en  se  retrouvant  dans  quel- 
ques-unes des  habitudes  de  leur  première  jeunesse,  en  respirant 
de  nouveau  l'air  des  palais,  en  revoyant  des  distinctions,  des  cor- 
dons, des  salles  du  trône,  en  reprenant  les  locutions  ordinaires  dans 
les  demeures  royales,  ils  cédaient  assez  vite  à  l'illusion  et  croyaient 
pouvoir  apporter  la  manière  d'être  qui  leur  avait  réussi  dans  ces 
mêmes  palais  où  le  maître  seul  avait  changé.  Mais  bientôt  une 
parole  sévère,  une  volonté  cassante  et  neuve  les  avertissait  tout  à 
coup,  et  durement,  que  tout  était  renouvelé  dans  cette  cour  unique 
au  monde.  Alors  il  fallait  voir  comme  gênés  et  contraints  sur  toutes 
leurs  futiles  habitudes,  et  sentant  le  terrain  mouvoir  sous  leurs  pas, 
ils  perdaient  tout  aplomb  malgré  leurs  efforts.  Déroutés  de  leurs 
usages,  trop  vains  ou  trop  faibles  pour  les  remplacer  par  une  gra- 
vité étrangère  aux  mœurs  qu'ils  s'étaient  faites  dès  longtemps,  ils 
ne  savaient  quel  langage  tenir.  Le  métier  de  courtisan  aupjès  de 
Bonaparte  était  nui.  Gomme  il  ne  menait  à  rien,  il  n'avait  aucune 
valeur;  il  y  avait  du  risque  à  rester  homme  en  sa  présence,  c'est- 
à-dire  à  conserver  l'exercice  de  quelques-unes  de  ses  facultés  intel- 
lectuelles ;  il  fut  donc  plus  court  et  plus  facile  pour  tout  le  monde, 
ou  à  peu  près  tout  le  monde,  de  se  donner  l'attitude  de  la  servi- 
tude, et  si  j'osais,  je  dirais  bien  à  quelle  espèce  d'individus  ce  parti 
parut  le  moins  coûter.  Mais,  en  m'étendant  davantage  sur  ce  sujet, 
je  donnerais  à  ces  mémoires  la  couleur  d'une  satire,  et  cela  n'est 
pas  dans  mes  goûts,  ni  dans  mon  esprit. 

Pendant  que  l'empereur  était  à  Boulogne,  il  envoya  à  Paris  son 
frère  Joseph,  qui  fut  harangué,  ainsi  que  sa  femme,  par  tous  les 
corps  du  gouvernement.  Il  faisait  ainsi  peu  à  peu  la  place  de  cha- 
cun et  dictait  la  suprématie  des  uns  conime  la  servitude  des  autres. 
Vers  le  3  septembre,  il  rejoignit  sa  femme  à  Aix-la  Chapelle;  il  y 
demeura  quelques  jours,  y  tenant  une  cour  fort  brillaute  et  rece- 
vant les  princes  d'Allemagne,  qui  commençaient  à  venir  remettre 
leurs  mU'vèis  dans  ses  mains.  Pendant  ce  séjour,  M.  de  Rémusat  eut 
ordre  de  faire  venir  à  Aix-la-Chapelle  le  second  Théâtre-Français  de 
Paris,  dirigé  alors  par  Picard,  et  on  donna  en  présence  des  élec- 
teurs quelques  fêtes  assez  belles,  quoiqu'elles  n'approchassent 
point  encore  de  la  magnificence  de  celles  quenous  avons  vu  donner 
plus  tard.  L'électeur  archichancelier  de  l'empire  germanique  et 
l'électeur  de  Bade  firent  à  nos  souverains  une  cour  assidue.  L'em- 
pereur et  l'impératrice  visitèrent  Cologne  et  remontèrent  le  Rhin 
jusqu'à  Mayence,  où  ils  trouvèrent  encore  une  foule  de  princes  et 
d'étrangers  distingués  qui  les  attendaient. 


MÉMOIRES   DE  MADAME   DE  RÉMUSAT.  739 

Ce  voyage  dura  jusqu'au  mois  d'octobre.  Le  11  de  ce  mois, 
M""^  Louis  Bonaparte  accoucha  d'un  second  fils  (1).  L'empereur  arriva 
à  Paris  peu  de  jours  après.  Cet  événement  causait  une  grande  joie 
à  l'impératrice;  elle  en  tirait  des  conséquences  flatteuses  pour  la 
certitTide  de  son  avenir,  et  cependant,  dans  ce  moment  même,  il  se 
tramait  contre  elle  un  nouveau  complot  qu'elle  ne  parvint  à  déjouer 
qu'après  beaucoup  d'efforts  et  d'inquiétudes. 

Depuis  que  l'on  avait  appris  que  le  pape  viendrait  à  Paris  pour 
le  couronnement  de  l'empereur,  sa  famille  était  fort  empressée  à 
empêcher  que  M'"'=  Bonaparte  n'eût  sa  part  d'une  si  grande  céré- 
monie. La  jalousie  de  nos  princesses  était  fort  échauffée  sur  cet 
article.  Il  leur  semblait  qu'un  pareil  honneur  mettrait  trop  de  dif- 
férence entre  elles  et  leur  belie-sœur,  et  d'ailleurs  la  haine  n'a  pas 
besoin  d'un  motif  d'intérêt  qui  lui  soit  personnel  pour  être  blessée 
de  ce  qui  satisfait  l'objet  haï.  L'impératrice  désirait  vivement  son 
couronnement;  i!  devait  à  ses  yeux  consolider  son  rang,  et  elle 
s'inquiétait  du  silence  de  son  époux.  Il  paraissait  hésiter  sur  ce 
point.  Joseph  Bonaparte  n'épargnait  rien  pour  l'engager  à  ne  faire 
de  sa  femme  qu'un  témoin  de  la  cérémonie  du  sacre.  Il  allait 
même  jusqu'à  renouveler  la  question  du  divorce;  il  conseillait  de 
profiter  de  l'événement  qu'on  préparait  pour  s'y  déterminer.  Il 
démontrait  l'avantage  de  s'allier  à  quelque  princesse  étrangère,  ou 
au  moins  à  quelque  héritière  d'un  grand  nom  en  France;  il  pré- 
sentait habilement  l'espoir  qu'un  autre  mariage  donnerait  d'une 
succession  directe,  et  il  se  faisait  d'autant  mieux  écouter  sur  ce 
point  qu'en  même  temps  il  faisait  valoir  le  désiutéressement  avec 
lequel  il  poussait  à  une  détermination  qui  devait  personTiellement 
l'éloigner  du  trône. 

L'empereur,  harcelé  sans  cesse  par  sa  famille,  semblait  prêter 
l'oreille  à  ces  discours,  et  quelques  paroles  qui  lui  échappaient 
jetaient  sa  femme  dans  un  trouble  extrême.  L'habitude  qu'elle  avait 
de  me  confier  ses  peines  me  rendit  toutes  ses  confidences.  J'étais 
assez  embarrassée  pour  lui  donner  un  bon  conseil  et  je  craignais 
d'être  un  peu  compromise  dans  un  si  grand  démêlé.  Un  incident 
inattendu  pensa  hâter  le  coup  que  nous  redoutions.  Depuis  un 
temps  M""^  Bonaparte  croyait  s'apercevoir  d'un  redoublement  d'in- 
timité entre  son  époux  et  M'"®  de  ***.  En  vain  je  la  conjurais  de 
ne  point  fournir  à  l'empereur  le  prétexte  d'une  querelle  dont  on 
tirerait  parti  contre  elle;  trop  animée  pour  se  montrer  prudente, 
elle  épiait,  malgré  mes  avis,  l'occasion  de  se  convaincre  de  ce 

(1)  Ce  second  fils  do  la  reine  Hortensc  était  Napoloon-Louis,,  mort  subitement  pen- 
dant l'insurrection  des  états  pontiScaux  contre  le  pape,  à  laquelle  il  prenait  part.  Le 
troisième  fils  de  la  reine,  qui  devait  ôtre  Napoléon  IIÏ,  est  ne  le  20  avril  1808.  (P.  R.) 


7h0  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

qu'elle  soupçonnait.  A  Saint-Gloud,  l'empereur  occupait  l'apparte- 
ment qui  donne  sur  le  jardin  et  qui  est  de  plain-pied  avec  lui.  Au- 
dessus  de  cet  appartement,  il  avait  fait  meubler  un  petit  logement 
particulier  qui  communiquait  avec  le  sien  par  un  escalier  dérobé. 
L'impératrice  avait  quelque  raison  de  craindre  la  destination  de 
cette  retraite  mystérieuse.  Un  matin  qu'il  se  trouvait  assez  de  monde 
dans  son  salon  (M'^''  de  ***  étant  établie  depuis  quelques  jours 
à  Saint-Gloud),  l'impératrice,  la  voyant  sortir  tout  à  coup  de  l'ap- 
partement, se  lève  peu  d'instans  après  son  départ,  et  me  prenant 
dans  l'embrasure  d'une  fenêtre  :  «  Je  vais,  me  dit-elle,  éclaircir 
tout  à  l'heure  mes  soupçons  :  demeurez  dans  ce  salon  avec  tout 
mon  cercle,  et,  si  on  cherche  ce  que  je  suis  devenue,  vous  direz 
que  l'empereur  m'a  demandée.  »  J'essayai  de  la  retenir,  mais  elle 
était  hors  d'elle-même,  et  ne  m'écouta  point;  elle  sortit  au  même 
moment,  et  je  demeurai  très  inquiète  de  ce  qui  allait  se  passer.  Au 
bout  d'une  demi-heure  d'absence,  elle  rentra  brusquement  par  la 
porte  de  son  appartement  opposée  à  celle  par  où  elle  était  sortie; 
elle  paraissait  fort  émue  et  pouvait  à  peine  se  contraindre,  elle  se 
rassit  à  un  métier  qui  était  dans  le  salon.  Je  me  tenais  loin  d'elle, 
occupée  de  quelque  ouvrage  et  évitant  de  la  regarder;  mais  je 
m'apercevais  facilement  de  son  trouble  à  la  précipitation  de  tous 
ses  mouvemens,  habituellement  si  doux. 

Enfin,  comme  elle  était  incapable  de  garder  en  silence  une  forte 
émotion  quelle  qu'elle  fût,  elle  ne  put  demeurer  longtemps  dans 
cette  contrainte,  et,  m' appelant  à  haute  voix,  elle  m'ordonna  de  la 
suivre,  et  dès  qu'elle  fut  dans  sa  chambre  :  «  Tout  est  perdu,  me 
dit-elle;  ce  que  j'avais  prévu  n'est  que  trop  avéré.  J'ai  été  chercher 
l'empereur  dans  son  cabinet,  il  n'y  était  point;  alors  je  suis  mon- 
tée par  l'escalier  dérobé  dans  le  petit  appartement;  j'en  ai  trouvé 
la  porte  fermée,  et  au  travers  de  la  serrure  j'ai  entendu  les  voix  de 
Bonaparte  et  de  M'"*"  de  ***.  J'ai  frappé  fortement  en  me  nommant; 
vous  concevez  le  trouble  que  je  leur  ai  causé;  ils  ont  fort  tardé  à 
m'ouvrir,  et  quand  ils  l'ont  fait,  l'état  dans  lequel  ils  étaient  tous 
deux  et  leur  désordie  ne  m'ont  pas  laissé  le  moindre  doute.  Je  sais 
bien  que  j'aurais  dû  me  contraindre;  mais  il  ne  m'a  pas  été  pos- 
sible; j'ai  éclaté  en  reproches.  M'""'  de  ***  s'est  mise  à  pleurer, 
Bonaparte  est  entré  dans  une  colère  si  violente  que  j'ai  eu  à  peine 
le  temps  de  m'enfuir  pour  échapper  à  son  ressentiment.  En  vérité, 
j'en  suis  encore  tremblante,  car  je  ne  sais  à  quel  excès  il  l'aurait 
porté.  Sans  doute,  il  va  venir,  et  je  m'attends  à  une  terrible  scène.  » 
L'émotion  de  l'impératrice  excita  la  mienne,  comme  on  peut  bien 
le  penser.  «  Ne  faites  pas,  lui  dis-je,  une  seconde  faute,  car  l'em- 
pereur ne^vous  pardonnerait  pas  d'avoir  mis  qui  que  ce  soit  dans 


MÉMOIRES    DE   MADAME   DE   REMLSAT.  7/ll 

votre  confidence.  Laissez-moi  vous  quitter,  madame.  Il  faut  l'at- 
tendre; qu'il  vous  trouve  seule,  et  tcâchez  de  l'adoucir  et  de  répa- 
rer une  si  grande  imprudence.  »  Après  ce  peu  de  mots,  je  la  quittai 
et  je  rentrai  dans  le  salon,  où  je  trouvai  M"""  de  ***,  qui  lança  sur 
moi  des  yeux  inquiets.  Elle  était  fort  pâle,  ne  parlait  que  par  mots 
entrecoupés,  et  cherchait  à  deviner  si  j'étais  instruite.  Je  ine  remis 
à  mon  ouvrage  le  plus  tranquillement  que  je  pus;  mais  il  était 
assez  difficile  que  M'"*  de  ***,  en  me  voyant  sortir  de  cet  appar- 
tement, ne  comprît  pas  que  je  venais  d'y  recevoir  une  confidence. 
Tout  le  monde  dans  ce  salon  se  regardait  et  ne  comprenait  rien  à 
ce  qui  se  passait. 

Peu  de  momens  après,  nous  entendîmes  un  grand  bruit  dans 
l'appartement  de  l'impératrice,  et  je  compris  que  l'empereur  y  était 
et  quelle  scène  violente  se  passait.  M'"^  de  ***  avait  demandé  ses 
chevaux  et  partit  pour  Paris.  Cette  absence  subite  ne  devait  point 
adoucir  l'orage.  J'y  devais  retourner  dans  la  soirée.  Avant  mon 
départ,  l'impératrice  me  fit  appeler  et  m'apprit  avec  beaucoup  de 
larmes  que  Bonaparte,  après  l'avoir  outragée  de  toutes  manières  et 
avoir  brisé  dans  sa  fureur  quelques-uns  des  meubles  qui  s'étaient 
rencontrés  sous  sa  main,  lui  avait  signifié  qu'il  fallait  qu'elle  se 
préparât  à  quitter  Saint-Gloud,  et  que,  fatigué  d'une  surveillance 
jalouse,  il  était  décidé  à  secouer  un  pareil  joug  et  à  écouter  désor- 
mais les  conseils  de  sa  politique,  qui  voulait  qu'il  prît  une  femme 
capable  de  lui  donner  des  enfans.  Elle  ajouta  qu'il  avait  envoyé  à 
Eugène  de  Beauharnais  l'ordre  de  venir  à  Saint-Gloud  pour  régler 
les  circonstances  du  départ  de  sa  mère,  et  qu'elle  se  voyait  perdue 
sans  ressources.  Elle  m'ordonna  d'aller  voir  sa  fille  dès  le  lendemain 
à  Paris,  et  de  lui  faire  le  reçoit  de  tout  ce  qui  s'était  passé. 

En  effet,  je  me  rendis  chez  M""''  Louis  Bonaparte.  Elle  venait  de 
voir  son  frère;  il  arrivait  de  Saint-Gloud.  L'empereur  lui  avait 
signifié  sa  résolution  de  divorcer,  qu'Eugène  avait  reçue  avec  sa 
soumission  accoutumée  et  en  refusant  tous  les  dédommagemens 
personnels  qui  lui  avaient  été  offerts  comme  consolation,  déclarant 
qu'il  n'accepterait  rien,  au  moment  où  un  tel  malheur  allait  tomber 
sur  sa  mère,  et  qu'il  la  suivrait  dans  la  retraite  qu'on  lui  donnerait, 
fût-ce  à  la  Martinique  même,  sacrifiant  tout  au  besoin  qu'elle  aurait 
d'une  pareille  consolation.  Bonaparte  avait  paru  frappé  de  cette  réso- 
lution généreuse  et  l'avait  écouté  dans  un  farouche  silence.  Je  trou- 
vai M'""  Louis  moins  émue  de  cet  événement  que  je  ne  m'y  étais 
attendue  :  «  Je  ne  puis  me  mêler  de  rien,  me  dit-elle,  car  mon  mari 
m'a  positivement  défendu  la  moindre  démarche.  Ma  mère  a  été 
bien  imprudente;  elle  va  perdre  une  couronne,  mais  au  moins  elle 
aura  du  repos;  ah!  croyez-moi,  il  y  a  des  femmes  plus  malheu- 


7il2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

reuses  !  »  Elle  prononça  ces  mots  avec  une  tristesse  qui  faisait  devi- 
ner toute  sa  pensée;  mais,  comme  elle  ne  permettait  jamais  un  mot 
sur  sa  situation  personnelle,  je  n'osai  pas  lui  répondre  de  manière 
à  lui  prouver  que  je  l'eusse  comprise.  «  Au  reste,  me  dit-elle  en 
finissant,  s'il  y  a  une  chance  de  raccommodement  dans  cette  affaire, 
elle  se  trouvera  dans  l'empire  que  la  douceur  et  les  larmes  de  ma 
mère  exercent  sur  Bonaparte;  il  faut  les  laisser  à  eux-mêmes,  éviter 
de  se  trouver  entre  eux ,  et  je  vous  conseille  de  ne  point  aller  à 
Saint-Cloud,  d'autant  que  M"'^  de  ***  vous  a  nommée  et  croit  que 
vous  donneriez  des  conseils  violens.  » 

Et  voilà,  pour  le  dire  en  passant,  comme  il  est  assez  souvent  im- 
possible d'être  mieux  comprise  dans  les  cours,  et  comme  des  cir- 
constances, puériles  en  apparence,  nous  mettent  dans  une  évidence 
dont  on  n'est  pas  maître  de  se  débarrasser. 

Je  demeurai  deux  jours  sans  me  montrer  à  Saint-Cloud,  pour 
suivre  les  avis  de  M'"^  Louis  Bonaparte,  et,  le  troisième,  j'allai 
retrouver  mon  impératrice,  dont  le  sort  m'inquiétait  profondément. 

Elle  était  hors  d'une  partie  de  ses  angoisses;  ses  larmes  et  sa  sou- 
mission avaient  en  effet  désarmé  son  mari;  il  n'était  plus  question 
de  son  courroux,  ni  de  ce  qui  l'avait  causé.  Mais,  après  un  tendre 
raccommodement,  l'empereur  venait  de  mettre  sa  femme  dans  une 
nouvelle  agitation  en  lui  montrant  de  quelle  importance  le  divorce 
était  pour  lui.  «  Je  n'ai  pas  le  courage,  lui  disait-il,  d'en  prendre 
la  dernière  résolution,  et  si  tu  me  montres  trop  d'affliction,  si  tu 
ne  fais  que  m'obéir,  je  sens  que  je  ne  serai  jamais  assez  fort  pour 
t'obliger  à  me  quitter,  mais  j'avoue  que  je  désire  ijeaucoup  que  tu 
saches  te  résigner  à  l'intérêt  de  ma  politique,  et  que,  toi-même,  tu 
m'évites  tous  les  embarras  de  cette  pénible  séparation.  «En parlant 
ainsi,  l'impératrice  ajoutait  qu'il  avait  répandu  beaucoup  de  larmes. 
Tandis  qu'elle  me  parlait,  je  me  souviens  encore  que  je  concevais 
intérieurement  pour  elle  le  plan  d'un  grand  et  généreux  sacrifice. 
Croyant  alors  le  sort  de  la  France  irrévocablement  attaché  à  celui 
de  Napoléon,  je  pensais  qu'il  y  aurait  une  véritable  grandeur  d'âme 
à  se  dévouer  à  tout  ce  qui  devait  l'affermir,  et  que  si  j'avais  été  la 
femme  à  qui  on  eût  adressé  un  pareil  discours,  j'aurais  été  forte- 
ment tentée  d'abandonner  ce  poste  si  brillant,  où  l'on  ne  me  voyait 
fjTi'avec  une  sorte  de  regret,  pour  me  retirer  dans  une  solitude  où 
j'aurais  vécu  paisiblement  et  satisfaite  de  mon  sacrifice.  Mais,  en 
considérant  le  trouble  dont  les  paroles  impériales  avaient  laissé  les 
traces  sur  le  visage  de  M'"'^  Bonaparte,  je  me  rappelai  co  que  j'avais 
souvent  entendu  dire  à  ma  mère  :  que  pour  donner  un  conseil  utile, 
il  fallait  toujours  le  mesurer  au  caractère  de  la  personne  à  qui  on 
l'adressait.  Je  jugeai,  en  môme  temps,  à  l'eflroi  que  la  retraite  inspi- 


MÉMOIRES    DE   MADAME   DE   RÉMUSAT.  /A 3 

rait  à  l'impératrice,  à  son  goût  pour  le  luxe  et  l'éclat,  de  l'ennui 
qui  la  dévorerait  quand  elle  aurait  rompu  avec  le  monde,  et  alors, 
revenant  du  sentiment  exalté  qui  s'était  emparé  de  moi  un  moment, 
je  lui  dis  que  je  ne  voyais  pour  elle  que  deux  partis  à  prendre  :  ou 
se  dévouer  avec  dignité  et  résolution  à  ce  qu'on  exigeait  d'elle,  et, 
dans  ce  cas,  dès  le  lendemain  matin  il  faudrait  partir  pour  la  Mal- 
maison, d'où  elle  écrirait  à  l'empereur  qu'elle  lui  rendait  sa  liberté; 
ou  bien,  si  elle  voulait  demeurer,  se  montrer  incapable  de  rien  dé- 
cider de  son  sort,  toujours  prête  à  obéir,  mais  déclarer  bien  positi- 
vement qu'elle  attendrait  des  ordres  directs  pour  descendre  du  trône 
où  on  l'avait  fait  monter. 

Ce  dernier  conseil  fut  celui  qu'elle  adopta,  et  avec  une  douceur 
adroite  et  tendre,  prenant  toute  l'attitude  d'une  victime  soumise, 
elle  parvint  à  émousser,  encore  pour  cette  fois,  les  traits  que  la 
jalousie  de  sa  famille  avait  lancés  contre  elle.  Triste,  complaisante, 
entièrement  soumise,  mais  adroite  à  profiter  de  l'ascendant  qu'elle 
exerçait  sur  son  époux,  elle  le  réduisit  à  un  état  d'agitation  et  d'in- 
certitude dont  il  ne  pouvait  sortir.  Enfin,  harcelé  un  peu  trop  vive- 
ment par  ses  frères,  et  s' apercevant  de  la  joie  que  les  Bonapartes 
laissèrent  voir  en  se  croyant  arrivés  au  but  de  leurs  vœux,  touché 
de  la  comparaison  intérieure  qu'il  fit  de  la  conduite  de  sa  femme 
et  de  ses  enfans,  et,  autant  que  je  puis  m'en  souvenir,  blessé  de  l'air 
de  triomphe  des  siens,  qui  eurent  l'imprudence  de  se  vanter  de 
l'avoir  mené  à  leurs  fins,  éprouvant  un  secret  plaisir  à  déjouer  le 
plan  qu'il  voyait  ourdi  autour  de  lui,  après  une  longue  hésitation 
pendant  laquelle  l'impératrice  se  livrait  à  de  moitelles  inquiétudes, 
tout  à  coup  il  lui  déclara  un  soir  que  le  pape  allait  arriver,  qu'il 
les  couronnerait  tous  les  deux,  et  qu'elle  pouvait  s'occuper  sérieu- 
sement des  préparatifs  de  cette  cérémonie. 

On  peut  se  représenter  la  joie  causée  par  un  pareil  dénoûment 
et  la  mauvaise  humeur  des  Bonapartes,  et  de  Joseph  particulière- 
ment. Car  l'empereur,  fidèle  à  ses  habitudes,  ne  manqua  point  de 
dire  à  sa  femme  toutes  les  tentatives  qu'on  avait  faites  pour  le 
déterminer,  et  on  conçoit  que  ces  révélations  ajoutèrent  encore  à 
la  haine  secrète  entre  les  deux  partis. 

Ce  fut  à  cette  occasion  que  l'impératrice  me  confia  que,  depuis 
longtemps,  elle  désirait  afiermir  encore  son  mariage  par  la  cérémonie 
religieuse  qui  avait  été  négligée  à  l'époque  où  il  fut  conclu.  Elle  en 
parlait  quelquefois  à  l'empereur,  qui  n'y  montrait  aucune  répu- 
gnance, mais  qui  répondait  qu'en  faisant  même  venir  un  prêtre 
chez  lui,  ce  ne  pourrait  jamais  être  avec  assez  de  mystère  pour 
qu'on  n'apprît  pas  par  là  que  juscju'alors  il  n'avait  point  été  marié 
devant  l'église,  et  soit  que  ce  fût  sa  vraie  raison,  suit  qu'il  voulût 


7ll!l  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

garder  pour  l'avenir  cette  facilité  de  rompre  son  mariage  quand  il 
le  croirait  vraiment  utile,  il  repoussait  toujours,  mais  avec  dou- 
ceur, les  demandes  de  sa  femme  à  cet  égard.  Elle  se  détermina  à 
attendre  l'arrivée  du  pape,  se  flattant  avec  raison  qu'en  pareille 
occasion  il  entrerait  facilement  dans  ses  intérêts. 

A  ce  moment,  toute  la  cour  se  livra  sans  relâche  aux  apprêts 
des  cérémonies  du  couronnement  et  l'impératrice  s'entoura  des  meil- 
leurs artistes  de  Paris  et  des  marchands  les  plus  fameux.  Aidée  de 
leurs  conseils,  elle  détermina  la  forme  du  nouvel  habit  de  cour  et 
son  costume  particulier.  On  pense  bien  qu'il  ne  fut  pas  question 
de  reprendre  le  panier,  mais  seulement  d'ajouter  à  nos  vêtemens 
ordinaires  ce  long  manteau,  qu'on  a  conservé  lors  du  retour  du  roi, 
et  une  collerette  de  blonde  appelée  chérusque^  qui  montait  assez  haut 
derrière  la  tête,  était  attachée  sur  les  deux  épaules,  et  qui  rappelait  le 
costume  de  Catherine  deMédicis.  On  l'a  supprimée  depuis,  quoique, 
à  mon  avis,  elle  donnât  de  la  grâce  et  de  la  dignité  à  tout  l'habit. 
L'impératrice  avait  déjà  des  diamans  pour  une  somme  considérable. 
L'empereur  en  ajouta  encore  à  sa  parure.  Il  mit  dans  ses  mains 
ceux  qu'on  possédait  au  trésor  public,  et  voulut  qu'elle  les  portât 
ce  jour-là.  On  lui  monta  un  diadème  brillant  qui  devait  être  sur- 
monté de  la  couronne  fermée  que  l'empereur  lui  poserait  sur  la 
tête.  On  fit  secrètement  des  répétitions  de  cette  cérémonie,  et  le 
peintre  David,  qui  devait  en  faire  ensuite  le  tableau,  dirigea  les 
positions  de  chacun.  Il  y  eut  d'abord  d'assez  grandes  discussions 
sur  le  couronnement  particulier  de  l'empereur.  La  première  idée 
était  que  le  pape  placerait  cette  couronne  de  ses  propres  mains;  mais 
Bonaparte  se  refusait  à  l'idée  de  la  tenir  de  qui  que  ce  fût,  et  il  dit 
à  cette  occasion  ce  mot  que  M""^  de  Staël  a  rappelé  dans  son  ouvrage  : 
«  J'ai  trouvé  la  couronne  de  France  par  terre,  je  l'ai  ramassée.  » 
Il  eût  pu  ajouter  :  «  avec  la  pointe  de  mon  épée.  »  Enfin,  après  de 
longues  délibérations,  on  détermina  que  l'empereur  se  couronne- 
rait lui-même,  et  que  le  pape  donnerait  seulement  sa  bénédiction. 
Rien  ne  fut  négligé  pour  l'éclat  des  fêtes  :  l'aflluence  devint  nom- 
breuse à  Paris.  Une  partie  des  troupes  y  fut  appelée;  toutes  les 
autorités  principales  des  provinces,  l'archichancelier  de  l'empire 
germanique  et  une  foule  d'étrangers  y  arrivèrent  aussi.  Quelles  que 
fussent  les  opinions  particulières,  on  se  laissa  aller  dans  la  ville  au 
plaisir  et  à  la  curiosité  qu'inspiraient  un  événement  si  nouveau  et 
la  vue  d'un  spectacle  que  tout  annonçait  devoir  être  magnifique.  Les 
marchands  fort  occupés,  les  ouvriers  de  tout  genre  employés  se 
réjouissaient  d'une  telle  occasion  de  gain  pour  eux;  la  population 
de  la  ville  semblait  doublée  ;  le  commerce,  les  établissemens  pu- 
blics, les  théâtres  y  trouvaient  leur  profit,  et  tout  paraissait  actif 


MÉMOIRES   DE   MADAME   DE  RÉMUSAT.  745 

et  content.  On  invita  les  poètes  à  célébrer  ce  grand  événement. 
Chénier  eut  ordre  de  composer  une  tragédie  qui  consacrât  ce  sou- 
venir ;  il  prit  Cyrus  pour  son  héros.  L'Opéra  prépara  ses  ballets. 
Dans  l'intérieur  du  palais  nous  reçûmes  de  l'argent  pour  les 
dépenses  que  nous  avions  à  faire,  et  l'impératrice  fit  à  ses  dames 
du  palais  de  beaux  présens  en  diamans. 

On  régla  aussi  le  costume  des  hommes  autour  de  l'empereur  ;  il 
était  beau  et  allait  très  bien.  L'habit  français,  de  couleurs  diffé- 
rentes pour  les  services  qui  dépendaient  du  grand  maréchal,  flu 
grand  chambellan  et  du  grand  écuyer  ;  une  broderie  d'argent  pour 
tous  ;  le  manteau  sur  une  épaule,  en  velours  et  doublé  de  satin  ; 
l'écharpe,  le  rabat  de  dentelle  et  le  chapeau  retroussé  sur  le  de- 
vant garni  d'un  panache.  Les  princes  devaient  porter  cet  habit  en 
blanc  et  or;  l'empereur,  en  habit  long,  ressemblant  assez  à  celui 
de  nos  rois,  un  manteau  de  pourpre  semé  d'abeilles,  et  sa  couronne 
formée  d'une  branche  de  lauriers  comme  celle  des  Césars. 

Je  crois  encore  rappeler  un  rêve,  mais  un  rêve  qui  tient  un  peu 
des  contes  orientaux,  quand  je  me  retrace  quel  luxe  fut  étalé  à  cette 
époque  et  quelle  était  en  même  temps  l'agitation  des  préséances, 
des  prétentions  de  rang,  des  réclamations  de  chacun.  L'empereur 
voulut  que  les  princesses  portassent  le  manteau  de  l'impératrice  (1)  ; 
on  eut  bien  de  la  peine  à  les  déterminer  à  y  consentir,  et  je  me  sou- 
viens même  que,  dans  le  premier  moment,  elles  s'y  prêtèrent  de 
si  mauvaise  grâce  qu'on  vit  le  moment  où  l'impératrice,  emportée 
par  le  poids  de  ce  manteau,  ne  pourrait  point  avancer,  tant  ses 
belles-sœurs  le  soulevaient  faiblement.  Elles  obtinrent  que  la  queue 
de  leur  habit  serait  portée  par  leurs  chambellans,  et  cette  distinc- 
tion les  consola  un  peu  de  l'obligation  qui  leur  était  imposée. 

Cependant  on  avait  appris  que  le  pape  avait  quitté  Rome  le  2  no- 
vembre. La  lenteur  de  son  voyage  et  l'immensité  des  préparatifs 
firent  reculer  le  couronnement  jusqu'au  2  décembre,  et  le  24  no- 
vembre la  cour  se  rendit  à  Fontainebleau  pour  y  recevoir  Sa  Sainteté, 
qui  y  arriva  le  lendemain. 

(1)  Les  mémoires  du  comte  Miot  de  Mélito  renferment  des  renseignemens  précieux 
sur  l'intérieur  de  la  cour  du  premier  consul  et  de  l'empereur,  et  sur  les  querelles 
de  celui-ci  avec  ses  frères  à  propos  de  l'hérédité  du  trône  et  de  l'adoption  du  jeune 
fils  de  Louis  Bonaparte,  et  racontent  avec  détail  les  querelles  de  préséance  et  la  grande 
question  du  manteau  de  l'impératrice.  C'est  après  une  discussion  entre  l'archichan- 
celier,  l'architrésoricr,  le  ministre  de  l'intérieur,  le  grand  chambellan,  le  grand  écuyer 
et  le  grand  maréchal  de  la  cour,  les  princes  Louis  et  Joseph,  présides  par  l'empereur, 
que  l'on  renonça  à  donner  à  ces  derniers  priaces  le  grand  manteau  d'hermine,  «  attri- 
but, disait-on,  de  la  souveraineté  »  et  que  l'on  se  décida  à  employer  dans  le  procès- 
verbal  les  mots  :  soutenir  le  manteau,  au  lieu  de  :  porter  la  queue.  {Mémoires  du 
comte  Miot  de  Mélito,  vol.  II,  p.  23  et  suiv.)  (P.  R.) 


7!iQ  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Avant  de  clore  ce  chapitre,  je  veux  rappeler  une  circonstance 
qui  me  paraît  bonne  encore  à  conserver.  L'empereur  ayant  renoncé 
pour  ce  moment  au  divorce,  mais  toujours  pressé  du  désir  d'avoir 
un  héritier,  demanda  à  sa  femme  si  elle  consentirait  à  en  accepter 
un  qui  n'appartiendrait  qu'à  lui,  et  à  feindre  une  grossesse  avec 
assez  d'habileté  pour  que  tout  le  monde  y  fut  trompé.  Elle  était 
loin  de  se  refuser  à  aucune  de  ses  fantaisies  à  cet  égard.  Alors  Bo- 
naparte, faisant  venir  son  premier  médecin  Gorvisatt,  en  qui  il  avait 
une  confiance  étendue  et  méritée,  lui  confia  son  projet  :  «  Si  je 
parviens,  lui  dit-il,  à  m' assurer  de  la  naissance  d'un  garçon  qui  sera 
mon  fils  à  moi,  je  voudrais  que,  témoin  du  feint  accouchement 
de  l'impératrice,  vous  fissiez  tout  ce  qui  serait  nécessaire  pour 
donner  à  cette  ruse  toutes  les  apparences  d'une  réalité.  »  Gorvisart 
trouva  que  la  délicatesse  de  sa  probité  était  compromise  par  cette 
proposition;  il  promit  le  secret  le  plus  inviolable,  mais  il  refusa  de 
se  prêter  à  ce  qu'on  voulait  exiger  de  lui.  Ge  n'est  que  longtemps 
après,  et  depuis  le  second  mariage  de  Bonaparte,  qu'il  m'a  confié 
cette  anecdote,  en  m' attestant  la  naissance  légitime  du  roi  de  Rome, 
sur  laquelle  on  avait  essayé  d'exciter  des  doutes  parfaitement  in- 
justes. 

CHAPITRE   X. 

(Décembre  1804.) 

Arrivée  du  pape  à  Paris.  —  Plébiscite.  —  Mariage  de  l'impératrice  Joséphine.  —  Le 
couronnement.  —  Fêtes  au  champ  de  Mars,  à  l'Of  cra,  etc.  —  Cercles  de  l'impé- 
ratrice. 

11  est  vraisemblable  qu'on  ne  détermina  le  pape  à  venir  en  France 
qu'en  lui  présentant  tous  les  avantages  et  les  concessions  qu'il  reti- 
rerait, pour  le  rétablissement  de  la  religion,  d'une  pareille  complai- 
sance. Il  arriva  à  Fontainebleau,  déterminé  à  se  prêter  à  tout  ce 
qu'on  exigerait  de  lui  et  qu'il  pourrait  se  permettre;  et,  malgré  la 
supériorité  que  pensait  avoir  sur  lui  le  vainqueur  qui  l'avait  con- 
traint à  ce  grand  déplacement,  et  le  peu  de  dispositions  que  toute 
cette  cour  eût  à  éprouver  du  respect  pour  un  souverain  qui  ne 
comptait  poinL  l'épée  au  nombre  de  ses  ornemens  royaux,  il  im- 
posa à  tout  le  monde  par  la  dignité  de  ses  manières  et  la  gravité 
de  son  maintien. 

L'empereur  alla  au-devant  de  lui  de  quelques  lieues,  et  quand 
les  voitures  se  rencontrèrent,  il  mit  pied  à  terre  ainsi  que  Sa  Sain- 
teté. Tous  deux  s'embrassèrent  et  remontèrent  dans  le  même  car- 


aiÉMOIRES    DE   MADAME   DE   RÉMUSAT.  747 

rosse,  l'empereur  montant  le  premier  pour  domier  la  droite  au 
pape  (dit  le  Moniteur  de  ce  jour),  et  ils  revim-ent  ensemble  au 
château. 

Le  pape  était  arrivé  un  dimanche  (1)  à  midi.  Après  avoir  pris 
quelque  repos  dans  son  appartement  où  l'avaient  conduit  le  grand 
chambellan  (c'est-à-dire  M.  de  Talleyrand),  le  grand  maréchal  et 
le  grand  maître  des  cérémonies,  il  alla  faire  une  visite  à  l'empe- 
reur, qui  le  reçut  en  dehors  de  son  cabinet,  et,  au  l)out  d'un  entre- 
tien d'une  demi-heure,  le  reconduisit  jusqu'à  la  salle  dite,  alors,  des 
grands-officiers.  L'impératrice  avait  reçu  l'ordre  de  le  faire  asseoir 
à  sa  droite. 

Après  ces  visites,  le  prince  Louis,  les  ministres,  l'archichance- 
lier  et  l'architrésorier,  le  cardinal  Fesch  et  les  grands-officiers  qui 
se  trouvaient  à  Fontainebleau  furent  présentés  au  pape.  Il  reçut 
tout  le  monde  avec  bonté  et  politesse.  Il  dîna  ensuite  avec  l'empe- 
reur, et  se  retira  de  bonne  heure  pour  prendre  du  repos. 

Le  pape,  à  cette  époque,  était  âgé  de  soixante-deux  ans.  Sa  taille 
parut  assez  haute,  sa  figure  belle ,  grave  et  bienveillante.  Il  était 
entouré  d'un  nombreux  cortège  de  prêtres  italiens  qui  furent  loin 
d'imposer  comme  lui,  et  dont  les  manières  vives,  communes  et 
étranges  ne  pouvaient  entrer  en  comparaison  avec  la  bonne  tenue 
ordinaire  au  clergé  français.  Le  château  de  Fontainebleau  offrait  en 
ce  moment  un  aspect  bizarre,  par  le  mélange  de  personnages  va- 
riés dont  il  était  habité  :  souverains,  princes,  militaires,  prêtres, 
femmes,  tout  était  à  peu  près  pêle-mêle  dans  les  différens  salons 
où  l'on  se  réunissait  à  des  heures  indiquées.  Dès  le  lendemain,  Sa 
Sainteté  reçut  toutes  les  personnes  de  la  cour  qui  se  présentèrent 
chez  elle.  Nous  fûmes  tous  admis  à  l'honneur  de  lui  baiser  la  main, 
et  de  recevoir  sa  bénédiction.  Sa  présence  en  pareil  lieu,  et  pour 
une  si  grande  occasion,  me  causa  une  assez  forte  émotion. 

Ce  même  lundi,  les  visites  entre  les  souverains  recommencèrent. 
Quand  le  pape  fut  venu  pour  la  seconde  fois  chez  l'impératrice, 
celle-ci  exécuta  le  plan  secret  qu'elle  avait  formé,  et  lui  confia  qu'elle 
n'était  point  mariée  devant  l'église.  Sa  Sainteté,  après  l'avoir  félici- 
tée des  actes  de  bonté  auxquels  elle  employait  sa  puissance,  et 
l'appelant  toujours  en  lui  répondant  du  nom  de  sa  fille,  lui  promit 
d'exiger  de  l'empereur  qu'il  fît  précéder  son  couronnement  d'une 
cérémonie  nécessaire  à  la  légitimité  de  son  union  avec  elle,  et  en 
effet,  l'empereur  se  trouva  forcé  de  consentir  à  ce  qu'il  avait  éludé 
jusqu'alors.  Ce  fut  au  retour  à  Paris  que  le  cardinal  Fesch  le  maria, 
comme  je  le  dirai  tout  à  l'heure. 

(i)  25  novembre  1804,  ou  4  frimaire  an  XIII.  (P.  R.) 


7/18  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Dans  la  soirée  du  lundi ,  on  avait  fait  venir  quelques  chanteurs 
pour  exécuter  un  concert  dans  les  appartemens  de  l'impératrice  ; 
mais  le  pape  refusa  d'y  assister,  et  se  retira  au  moment  où  on  allait 
commencer. 

A  cette  époque,  le  goût  de  l'empereur  pour  M""®  de  X...  com- 
mença à  se  faire  sentir  au  dedans  de  lui.  Soit  que  la  satisfaction 
qu'il  éprouvait  du  succès  des  projets  qu'il  avait  formés  lui  donnât 
une  joie  qui  éclaircissait  son  humeur,  soit  que  son  amour  naissant 
lui  inspirât  quelque  désir  de  plaire,  il  parut,  durant  le  petit  voyage 
de  Fontainebleau,  serein  et  d'un  abord  plus  facile  que  de  cou- 
tume. Quand  le  pape  était  retiré,  il  demeurait  chez  l'impératrice, 
et  causait  de  préférence  avec  les  femmes  qui  s'y  trouvaient.  Sa 
femme,  frappée  de  son  changement  et  très  avisée  sur  tout  ce  qui 
pouvait  éveiller  sa  jalousie,  soupçonna  que  quelque  nouvelle  fan- 
taisie en  était  la  cause;  mais  elle  ne  put  encore  découvrir  le  véri- 
table objet  de  sa  préoccupation  parce  qu'il  mit  assez  d'adresse  à 
s'occuper  de  nous  tontes  tour  à  tour;  et,  M"'*  de  X...,  montrant 
une  extrême  réserve,  ne  parut  pas  voir  dans  ce  moment  si  elle 
était  le  but  caché  de  cette  galanterie  générale  que  l'empereur 
affecta  assez  bien  de  partager  entre  nous.  Quelques  personnes 
eurent  même  l'idée  que  la  maréchale  Ney  allait  recevoir  ses  hom- 
mages. Elle  est  fille  de  M.  Auguié,  ancien  receveur  général  des 
finances  et  de  M'"^  Auguié,  femme  de  chambre  de  la  dernière  reine. 
Elle  avait  été  élevée  par  M'"'  Gampan,  sa  tante,  et  se  trouvait  par 
cela  même  compagne  et  amie  de  M'"'  Louis  Bonaparte.  Elle  avait 
alors  vingt-deux  ou  vingt-trois  ans;  son  visage  et  sa  personne 
étaient  assez  agréables,  quoiqu'un  peu  trop  maigres.  Elle  avait 
peu  d'usage  du  monde  et  une  extrême  timidité,  et  ne  pensait  nul- 
lement à  attirer  les  regards  de  l'empereur,  dont  elle  avait  une 
extrême  peur. 

Pendant  notre  séjour  à  Fontainebleau,  parut  dans  le  Moniteur 
le  sén.itus-consulte  qui,  vu  la  vérification  faite  par  une  commission 
du  sénat  des  registres  des  votes  émis  sur  la  question  de  l'empire, 
reconnaissait  Bonaparte  et  sa  famille  comme  appelés  au  trône  de 
France. 

Le  total  général  des  votans  se  montait  à  3,57/1,898.  Pour  le  oui, 
3,572,329;  pour  le  non,  2,569. 

La  cour  retourna  à  Paris  le  jeudi  29  novembre.  L'empereur  et 
le  pape  revinrent  dans  la  même  voiture,  et  Sa  Sainteté  fut  logée  au 
pavillon  de  Flore,  l'empereur  ayant  nommé  une  partie  de  sa  mai- 
son pour  la  servir. 

Dans  les  premiers  jours  de  sa  présence  à  Paris,  le  pape  ne  trouva 
pas  dans  les  habitans  le  respect  auquel  on  devait  s'attendre.  Une 


MÉMOIRES    DE   MADAME   DE   RÉMUSAT.  7/i9 

vive  curiosité  poussait  la  foule  sur  son  passage,  quand  il  visitait  les 
églises,  et  sous  son  balcon,  aux  heures  où  il  s'y  montrait  pour 
donner  sa  bénédiction.  Mais,  peu  à  peu,  les  récits  que  faisaient 
ceux  qui  l'approchaient  de  la  dignité  de  ses  manières,  quelques 
paroles  nobles  et  touchantes  qu'il  prononça  en  diverses  occasions  et 
qui  furent  répétées,  et  l'aplomb  avec  lequel  il  soutenait  une  situa- 
tion si  étrange  pour  le  chef  de  la  chrétienté,  produisirent  un  chan- 
gement marqué  même  chez  les  classes  inférieures  du  peuple.  Bien- 
tôt la  terrasse  des  Tuileries  se  vit  couverte  durant  toutes  les 
matinées  d'un  monde  immense  qui  l'appelait  à  grands  cris,  et  qui 
s'agenouillait  devant  la  bénédiction.  On  avait  permis  que  la  galerie 
du  Louvre  se  remplît  à  certaines  heures  de  la  journée,  et  alors  le 
pape  la  parcourait  et  y  bénissait  ceux  qui  s'y  trouvaient.  Nombre 
de  mères  lui  présentaient  leurs  enfans,  qu'il  accueillait  avec  une 
bienveillance  particulière.  Un  jour,  un  homme  connu  par  ses  opi- 
nions antireligieuses,  se  trouvait  dans  cette  galerie,  et  voulant 
satisfaire  seulement  une  vaine  curiosité,  se  tenait  à  l'écart  comme 
pour  éviter  d'être  béni.  Le  pape,  «'approchant  de  lui  et  devinant  sa 
secrète  et  hostile  intention,  lui  adressa  ces  paroles  d'un  ton  doux  : 
c(  Pourquoi  me  fuir,  monsieur?  La  bénédiction  d'un  vieillard  a-t-elle 
quelque  danger?  » 

Bientôt  tout  Paris  retentit  des  louanges  du  pape,  et  bientôt  aus;4 
l'empereur  commença  à  en  être  jaloux.  Il  prit  quelques  arrange- 
mens  qui  obligèrent  Sa  Sainteté  à  se  refuser  à  l'empressement  trop 
vif  des  fidèles,  et  le  pape,  qui  pénétra  l'in  [uiétude  dont  il  était 
l'objet,  redoubla  de  réserve,  sans  jamais  laisser  paraître  la  moindre 
apparence  du  plus  petit  orgueil  humain. 

Deux  jours  avant  le  couronnement,  M.  de  Rémusat,  qui  en  même 
temps  que  premier  chambellan  était  aussi  maître  de  la  garde-robe, 
et  qui  par  cette  raison  se  trouvait  chargé  de  tous  les  préparatifs  des 
costumes  impériaux,  allant  porter  à  l'impératrice  son  élégant  dia- 
dème qui  venait  d'être  achevé,  la  trouva  dans  un  état  de  satisfac- 
tion qu'elle  avait  peine  à  dissimuler  publiquement.  Prenant  mon 
mari  à  part,  elle  lui  confia  que,  dans  la  matinée  de  cette  journée, 
un  autel  avait  été  préparé  dans  le  cabinet  de  l'empereur,  et  que  le 
cardinal  Fesch  l'avait  mariée  en  présence  de  deux  aides  de  camp. 
Après  la  cérémonie,  elle  avait  exigé  du  cardinal  une  attestation  par 
écrit  de  ce  mariage.  Elle  la  conserva  toujours  depuis  avec  soin,  et 
jamais,  quelques  efforts  que  l'empereur  ait  faits  pour  ro])tenir,'elle 
n'a  consenti  à  s'en  dessaisir. 

On  a  dit,  depuis,  que  tout  mariage  religieux  qui  n'a  point  pour 
témoin  le  curé  de  la  paroisse  où  il  est  célébré  renferme  par  cela 
même  une  cause  de  nullité,  et  que  c'est  à  dessein  qu'on  se  réserva 


750  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ce  moyen  de  rupture  pour  l'avenir.  11  faudrait,  dans  ce  cas,  que  le 
cardinal  lui-même  eût  consenti  à  cette  fraude.  Cependant  la  con- 
duite qu'il  tint  dans  la  suite  ne  le  donne  point  à  penser,  car,  lors 
des  scènes  assez  vives  auxquelles  le  divorce  a  donné  lieu,  l'impé- 
ratrice alla  quelquefois  jusqu'à  menacer  son  époux  de  publier  l'at- 
testation qu'elle  avait  entre  les  mains,  et  le  cardinal  Fesch,  con- 
sulté alors,  répondait  toujours  qu'elle  était  en  bonne  forme  et  que 
sa  conscience  ne  lui  permettrait  pas  de  nier  que  le  mariage  n'eût 
été  consacré  de  manière  à  ce  qu'on  ne  pouvait  le  rompre  que  par 
un  acte  arbitraire  d'autorité. 

Après  le  divorce,  l'empereur  voulut  ravoir  encore  cette  pièce  dont 
je  parle;  le  cardinal  conseilla  à  l'impératrice  de  ne  point  s'en  des- 
saisir. Ce  qui  prouvera  à  quel  point  était  poussée  la  défiance  entre 
tous  les  personnages  de  cette  famille,  c'est  que  l'impératrice,  tout 
en  profitant  d'un  conseil  qui  lui  plaisait,  me  disait  alors  qu'il  lui 
arrivait  quelquefois  de  croire  que  le  cardinal  ne  le  lui  donnait  cpie 
de  concert  avec  l'empereur,  qui  eût  voulu  la  pousser  à  quelque  éclat 
afin  d'avoir  une  occasion  de  la  renvoyer  de  France.  Cependant 
l'oncle  et  le  neveu  étaient  brouillés  alors  par  suite  des  affaires  du 
pape. 

Enfin,  le  2  décembre,  la  cérémonie  du  couronnement  eut  lieu.  Il 
serait  assez  difficile  d'en  décrire  toute  la  pompe  et  d'entrer  dans 
les  détails  de  cette  journée.  Le  temps  était  froid,  mais  sec  et  beau; 
les  rues  de  Paris  pleiiies  de  monde;  le  peuple  plus  cnrieux  qu'em- 
pressé; la  garde  sous  les  armes  et  parfaitement  belle., 

Le  pape  précéda  l'empereur  de  plusieurs  heures  et  montra  une 
patience  admirable  en  demeurant  longtemps  ai^sis  sur  le  tt'ône 
qui  lui  avait  été  préparé  dans  l'église,  sans  se  plaindre  du  froid 
ni  de  la  longueur  des  heures  qui  se  passèrent  avant  l'arrivée 
du  cortège.  L'église  de  Notre-Dame  était  décorée  avec  goût  et  ma- 
gnificence. Dans  le  fond  de  l'église,  on  avait  élevé  un  trône  pom- 
peux où  l'empereur  pouvait  paraître  entouré  de  toute  sa  cour.  Avant 
le  départ  pour  Notre-Dame,  nous  fûmes  introduites  dans  l'apparte- 
ment de  l'impératrice.  Nos  toilettes  étaient  fort  brillantes,  mais 
leur  éclat  pâlissait  devant  celui  de  la  famille  impériale.  L'im- 
pératrice surtout,  resplendissante  de  diamans,  coiffée  de  mille 
boucles  comme  au  temps  de  Louis  XIV,  semblait  n'avoir  que  vingt- 
cinq  ans  (1).  Elle  était  vêtue  d'une  robe  et  d'un  manteau  de  cour 
de  satin  blanc,  brodés  en  or  et  en  argent  mélangés.  Elle  avait  un 
bandeau  de  diamans,  un  collier,  des  boucles  d'oreilles  et  une  cein- 
ture du  plus  grand  prix,  et  tout  cela  était  porté  avec  sa  grâce  ordi- 

(1)  Elle  avait  quarante  et  nn  ans,  étant  née  le  23  juin  17C3,  à  la  Martinique.  (P.  R  ) 


MEMOIRES    DE   MADAME    DE   REMUSAT.  751 

naire.  Ses  belles-sœurs  brillaient  aussi  d'un  nombre  infini  de  pierres 
précieuses,  et  l'empereur,  nous  examinant  toutes  les  unes  après  les 
autres,  souriait  à  ce  luxe,  qui  était,  comme  tout  le  reste,  une  créa- 
tion subite  de  sa  volonté. 

Lui-même  aussi  portait  un  costume  brillant.  Ne  devant  revêtir 
qu'à  l'église  ses  habits  impériaux,  il  avait  un  habit  français  de  ve- 
lours rouge  brodé  en  or,  une  écharpe  blanche,  un  manteau  court 
semé  d'abeilles,  un  chapeau  retroussé  par  devant  avec  une  agrafe 
de  diamans  et  surmonté  de  plumes  blanches,  le  collier  de  la  Légion 
d'honneur  en  diamans.  Toute  cette  toilette  lui  allait  fort  bien.  La 
cour  entière  était  en  manteau  de  velours  brodé  d'ai'gent.  Nous 
nous  faisions  un  peu  spectacle  les  uns  aux  autres,  il  faut  en  con- 
venir; mais  ce  spectacle  était  réellement  beau. 

L'empereur  monta  dans  une  voiture  à  sept  glaces  toute  dorée, 
avec  sa  femme  et  ses  deux  frères,  Joseph  et  Louis.  Chacun,  ensuite, 
se  rendit  cà  la  voiture  qui  lui  était  désignée,  et  ce  nombreux  cor- 
tège alla  au  pas  jusqu'à  Notre-Dame.  Les  acclamations  ne  man- 
quèrent pas  sur  notre  passage.  Elles  n'avaient  point  cet  élan  d'en- 
thousiasme qu'aurait  pu  désirer  un  souverain  jaloux  de  recevoir 
les  témoignages  d'amour  de  ses  sujets;  mais  elles  pouvaient  satis- 
faire la  vanité  d'un  maître  orgueilleux  et  point  sensible. 

Arrivé  à  Notre-Dame,  l'empereur  demeura  quelque  temps  à  1! ar- 
chevêché pour  y  revêtir  ses  grands  habits.  Le  costume  paraissait 
l'écraser  un  peu.  Sa  petite  taille  se  fondait  sous  cet  énorme  manteau 
d'hermine.  Une  simple  couronne  de  laurier  ceignait  sa  tête;  il  res- 
semblait à  une  médaille  antique.  Mais  il  était  d'une  pâleur  extrême, 
véritablement  ému,  et  l'expression  de  ses  regards  paraissait  sévère 
et  un  peu  troublée. 

Toute  la  cérémonie  fut  très  imposante  et  belle.  Le  moment  où  l'im- 
pératrice fut  couronnée  excita  un  mouvement  général  d'admiration, 
non  pour  cet  acte  en  lui-même,  mais  elle  avait  si  bonne  grâce,  elle 
marcha  si  bien  vers  l'autel,  elle  s'agenouilla  d'une  manière  si  élé- 
gante et  en  même  temps  si  simple,  qu'elle  satisfit  tous  les  regards. 
Quand  il  fallut  marcher  de  l'autel  au  trône,  elle  eut  un  moment 
d'altercation  avec  ses  belles-sœurs,  qui  portaient  son  manteau 
avec  tant  de  répugnance  que  je  vis  l'instant  où  la  nouvelle  impé- 
ratrice ne  pourrait  point  avancer.  L'empereur,  qui  s'en  aperçut, 
adressa  à  ses  sœurs  quelques  mots  secs  et  fermes  qui  mirent  tout 
le  monde  en  mouvement. 

Le  pape,  durant  toute  cette  cérémonie,  eut  toujours  un  peu  l'air 
d'une  victime  résignée,  mais  résignée  noblement  par  sa  volonté  et 
pour  une  grande  utilité. 

\'er3  deux  ou  trois  heures,  nous  reprîmes  en  cortège  le  chemin 


752  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

des  Tuileries,  et  nous  n'y  rentrâmes  qu'à  la  nuit,  qui  vient  de  bonne 
heure  au  mois  de  décembre,  éclairés  par  les  illuminations  et  par  un 
nombre  infini  de  torches  qui  nous  accompagnaient.  Nous  dînâmes 
au  château  chez  le  grand  maréchal,  et,  après,  l'empereur  voulut 
recevoir  un  moment  les  personnes  de  la  cour  qui  ne  s'étaient  point 
retirées.  Il  était  gai  et  charmé  de  la  cérémonie;  il  nous  trouvait 
toutes  jolies,  se  récriait  sur  l'agrément  que  donne  la  parure  aux 
femmes,  et  nous  disait  en  riant  :  «  C'est  à  moi,  mesdames,  que 
vous  devez  d'être  si  charmantes.  »  11  n'avait  point  voulu  que  l'im- 
pératrice ôtât  sa  couronne,  quoiqu'elle  eût  dîné  en  tête-à-tête  avec 
lui,  et  il  la  complimentait  sur  la  manière  dont  elle  portait  le  dia- 
dème ;  enfin  il  nous  congédia. 

Quand  je  rentrai  chez  moi,  je  trouvai  un  assez  grand  nombre  de 
mes  amis  et  de  personnes  de  ma  connaissance  qui,  demeurant  étran- 
gers à  toutes  ces  brillantes  nouveautés,  s'étaient  rassemblés  pour 
se  donner  l'amusement  de  me  voir  dans  mes  nouveaux  atours.  Dans 
le  détail  comme  dans  l'ensemble  de  cette  journée,  tout  ce  qui  se 
passa  servit  de  spectacle  à  la  ville  de  Paris;  mais  on  applaudit  en 
général,  parce  qu'il  faut  convenir  que  la  représentation  fut  ma- 
gnifique. 

Pendant  un  mois,  un  nombre  infini  de  fêtes  et  de  réjouissances 
suivirent.  Le  5  décembre,  l'empereur  se  rendit  au  champ  de  Mars 
avec  le  même  cortège  que  celui  du  2,  et  distribua  les  aigles  à 
nombre  de  régimens.  L'enthousiasme  des  soldats  fut  bien  plus  vif 
que  celui  du  peuple.  Le  mauvais  temps  nuisit  à  cette  seconde  jour- 
née; il  pleuvait  à  verse;  une  foule  de  monde  couvrait  cependant 
les  gradins  du  champ  de  Mars  :  «  Si  la  situation  des  spectateurs 
était  pénible,  il  n'en  est  pas  un  qui  ne  trouvât  un  dédommagement 
dans  le  sentiment  qui  l'y  faisait  demeurer  et  dans  l'expression  des 
vœux  que  ses  acclamations  manifestaient  de  la  manière  la  plus 
éclatante.  »  Voilà  comme  M.  Maret  rendait  compte  de  cette  pluie 
dans  le  Moniteur. 

Une  des  flatteries  les  plus  communes  dans  tous  les  temps,  quoi- 
qu'elle soit  la  plus  ridicule,  c'est  celle  qui  tend  à  faire  croire  que 
le  besoin  qu'un  roi  a  du  soleil  arrive  à  avoir  de  l'influence  sur  sa 
présence.  J'ai  vu,  au  château  des  Tuileries,  l'opinion  comme  établie 
que  l'empereur  n'avait  qu'à  déterminer  une  revue  ou  une  chasse  à 
tel  ou  tel  jour,  et  que  le  ciel,  ce  jour-là,  ne  manquerait  pas  d'être 
serein.  On  remarquait  avec  assez  de  bruit  chaque  fois  que  cela 
arrivait,  et  on  glissait  sur  les  temps  de  brouillard  et  de  pluie.  On 
voit  au  reste  que  c'était  la  même  chose  sous  Louis  XIV.  Je  voudrais 
pour  l'honneur  des  souverains  qu'ils  reçussent  avec  tant  de  froi- 
deur, je  dirai  presque  de  dégoût,  cette  puérile  flatterie,  que  per- 


MÉMOIRES    DE   MADAME    DE   REMUSAT.  753 

sonne  ne  s'avisât  plus  d'en  essayer  l'effet.  Il  ne  fut  pourtant  pas 
possible  de  dire  qu'il  n'avait  pas  plu  au  champ  de  Mars  pendant  la 
distribution  des  aigles,  mais  combien  ai-je  vu  de  gens  qui  assu- 
raient le  lendemain  que  la  pluie  ne  les  avait  pas  mouillés  ! 

On  avait  élevé  pour  la  famille  impériale  et  sa  suite  un  grand 
échafaudage  sur  lequel  était  le  trône,  recouvert  du  mieux  qu'on 
avait  pu  à  cause  du  mauvais  temps.  Les  toiles  et  les  tentures  furent 
promptement  percées.  L'impératrice  fut  forcée  de  se  retirer  avec 
sa  fille,  qui  relevait  de  couches,  et  leurs  belles-sœurs,  à  l'excep- 
tion de  M'"^  Murât,  qui  demeura  courageusement  exposée  au  mau- 
vais temps,  quoique  légèrement  vêtue.  Elle  s'accoutumait  dès  lors 
((  à  supporter,  disait-elle  en  riant,  les  contraintes  inévitables  du 
trône.  » 

Ce  même  jour,  il  y  eut  aux  Tuileries  un  banquet  somptueux. 
Dans  la  galerie  de  Diane,  sous  un  dais  éclatant,  on  dressa  une  table 
pour  le  pape,  l'empereur,  l'impératrice  et  le  prince  archichance- 
lier  de  l'empire  germanique.  L'impératrice  avait  l'empereur  à  sa 
droite  et  le  pape  à  sa  gauche.  Ils  étaient  servis  par  les  grands  offi- 
ciers. Plus  bas,  une  table  pour  les  princes,  parmi  lesquels  était  le 
prince  héréditaire  de  Bade;  une  autre,  pour  les  ministres;  une, 
pour  les  dames  et  les  officiers  de  la  maison  impériale;  le  tout  servi 
avec  un  grand  lu^e;  une  belle  musique  pendant  le  repas;  ensuite 
un  cercle  nombreux,  un  concert  auquel  le  pape  voulut  bien  assister, 
et  un  b;dlet  exécuté  au  milieu  du  grand  salon  des  Tuileries  par  les 
danseurs  de  l'Opéra.  A  l'instant  où  commença  le  ballet,  le  pape  se 
retira.  On  joua  à  la  fin  de  la  soirée,  et  l'empereur  en  se  retirant 
donna  le  signal  du  départ  de  tout  le  monde. 

Le  jeu  à  la  cour  de  l'empereur  entrait  seulement  dans  le  céré- 
monial. Il  ne  voulut  jamais  qu'on  jouât  d'argent  chez  lui  ;  on  fai- 
sait des  parties  de  whist  et  de  loto  ;  on  se  mettait  à  une  table  pour 
avoir  une  contenance,  mais  le  plus  souvent  on  tenait  les  cartes  sans 
les  regarder,  et  on  causait.  L'impératrice  aimait  à  jouer,  même 
sans  argent,  et  faisait  réellement  un  whist.  Sa  partie,  ainsi  que  celle 
des  princesses,  était  établie  dans  le  salon  qu'on  appelait  le  cabinet 
de  l'empereur  et  qui  précède  la  galerie  de  Diane.  Elle  jouait  avec 
les  plus  grands  personnages  qui  se  trouvaient  dans  le  cercle,  étran- 
gers, ambassadeurs  ou  Français.  Les  deux  dames  de  semaine  au 
palais  demeuraient  assises  derrière  elle,  un  chambellan  près  de 
son  fauteuil.  Tandis  qu'elle  jouait,  toutes  les  personnes  qui  rem- 
plissaient les  salons  venaient,  les  unes  après  les  autres,  lui  faire 
une  révérence.  Les  sœurs  et  les  frères  de  Bonaparte  jouaient  et 
faisaient  inviter  à  leurs  parties  par  leurs  chambellans;  de  même  sa 
mère,   qu'on  appela  Madame  Mère,  qu'on  fit  princesse  et  à  qui  on 

TOMB  XXXV.  —  1879  48 


7bà  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

donna  une  maison.  Tout  le  reste  de  la  cour  jouait  dans  les  autres 
salons.  L'empereur  se  promenait  partout,  parlait  à  droite  et  à 
gauche,  précédé  de  quelques  chambellans  qui  annonçaient  sa  pré- 
sence. Quand  il  approchait,  il  se  faisait  un  grand  silence,  on  de- 
meurait sans  bouger,  les  femmes  se  levaient  et  attendaient  les  paroles 
insignifiantes,  et  assez  souvent  peu  obligeantes,  qu'il  allait  leur 
adresser.  Il  ne  se  souvenait  jamais  d'un  nom,  et  presque  toujours 
la  première  question  était  •  «  Gomment  vous  appelez-vous?  »  11  n'y 
avait  pas  une  femme  qui  ne  fût  charmée  de  le  voir  s'éloigner  de 
la  place  où  elle  était. 

Ceci  me  rappelle  une  assez  jolie  anecdote  relative  à  Grétry.  Gomme 
membre  de  l'Institut,  il  se  rendait  assez  souvent  aux  audience?  du 
dimanche,  et  il  était  arrivé  déjà  plus  d'une  fois  à  l'empereur,  qui 
s'était  accoutumé  à  reconnaître  son  visage,  de  s'approcher  de  lui, 
presque  machinalement,  en  lui  demandant  son  nom.  Un  jour  Grétry, 
fatigué  de  cette  éternelle  question  et  peut-être  un  peu  blessé  de 
n'avoir  pas  produit  un  souvenir  plus  durable,  à  l'instant  où  l'em- 
ppreur  lui  disait  avec  la  brusquerie  ordinaire  de  son  interrogation  : 
«  Et  vous ,  qui  êtes-vous  donc?  »  Grétry  répondit  avec  un  peu  d'im- 
patience :  ((  Sire,  toujours  Grétry.  »  Depuis  ce  temps,  l'empereur 
le  reconnut  parfaitement. 

L'impératrice,  au  contraire,  avait  une  mémoire  admirable  pour 
les  noms  et  les  petites  circonstances  particulières  de  chacun. 

Les  cercles  se  passèrent  longtemps  comme  je  viens  de  le  conter. 
Plus  tard  on  y  ajouta  des  concerts  et  des  ballets,  tels  que  ceux  qu'on 
avait  imaginés  à  l'occasion  du  couronnement,  et  ensuite  des  spec- 
tacles; je  dirai  tout  cela  dans  son  temps.  Dans  ces  brillantes  assem- 
blées, l'empereur  voulut  qu'on  donnât  aux  dames  du  palais  des 
places  particulières  ;  ces  petites  préséances  excitèrent  de  petites 
humeurs  qui  enfantèrent  de  grandes  haines,  comme  il  arrive  dans 
les  cours.  La  vanité  est  toujours  de  toutes  les  faiblesses  humaines 
celle  qui  reprend  le  plus  vite  son  métier. 

A  cette  épojue,  l'empereur  ne  s'épargna  aucune  cérémonie;  il 
les  aimait,  surtout  parce  qu'elles  faisaient  partie  de  ses  créations. 
Il  les  compliquait  toujours  un  peu  par  sa  précipitation  naturelle, 
dont  il  avait  peine  à  se  défendre,  et  par  la  crainte  extrême  qu'on 
éprouvait  que  tout  ne  se  fît  point  à  sa  fantaisie.  Un  jour,  placé  sur 
son  trône,  environné  des  grands  officiers,  des  maréchaux  et  du  sénat, 
il  reçut  les  révérences  de  tous  les  préfets  et  de  tous  les  présidens 
des  collèges  électoraux.  Dans  une  seconde  audience  qu'il  donna 
aux  premiers,  il  leur  recommanda  fortement  d'exécuter  la  con- 
scription. «  Sans  elle,  leur  dit-il  (et  ces  paroles  furent  insérées 
dans  le  Moniieur),  il  ne  peut  y  avoir  ni  puissance,  ni  indépendance 


MÉMOIRES    DE   MADAME   DE   REMUSAT.  755 

nationales.  »  Il  nourrissait  sans  doute  dès  lors  le  projet  de  placer 
sur  sa  tête  la  couronne  d'Italie  et  il  sentait  que  ses  projets  devaient 
finir  par  allumer  la  guerre.  D'ailleurs  l'impossibilité  de  la  descente 
en  Angleterre,  quoiqu'on  continuât  les  préparatifs,  lui  était  démon- 
trée, et  bientôt  il  lui  faudrait  employer  son  armée  dont  la  présence 
pouvait  être  un  poids  pour  la  France.  11  eut  au  milieu  de  cela  une 
petite  occasion  d'humeur  contre  les  Paiisiens.  Il  avait  ordonné  à 
Chénier  une  tragédie  qui  pût  être  donnée  à  l'occasion  du  couronne- 
ment. Chénier  avait  traité  le  sujet  de  Gyrus,  et  le  cinquième  acte 
de  son  ouvrage  représentait  assez  fidèlement  en  effet  le  couronne- 
ment de  ce  prince  et  la  cérémonie  de  Notre-Dame.  La  pièce  était 
médiocre,  les  applications  commandées  et  trop  indiquées.  Le 
parterre  parisien,  toujours  indépendant,  siflla  l'ouvrage  et  se  permit 
même  de  rire  au  moment  de  l'installation  sur  le  trône.  L'empereur 
fut  méconient;  il  bouda  mon  mari  chargé  de  l'administration  du 
théâtre,  comme  s'il  eût  dû  répondre  de  l'approbation  du  public, 
et  dès  lors  ce  même  public  apprit  par  quel  côté  faible  il  pouvait 
se  venger,  au  théâtre,  du  silence  qui,  partout  ailleurs,  lui  était  ri- 
goureuseu.ent  imposé. 

Le  sénat  donna  aussi  une  belle  fête;  plus  tard,  le  corps  législatif 
l'imita.  Le  16,  on  en  célébra  une  magnifique,  qui  endetta  la  ville  da 
Paris  pour  plusieurs  années.  Grand  festin,  feu  d'artifice,  bal  ;  service 
de  vermeil,  et  toilette  de  vermeil  aussi,  offerts  à  l'empereur  et  à  l'im- 
pératrice; harangues,  légendes  flatteuses  à  outrance  inscrites  par- 
tout. On  a  beaucoup  parlé  des  éloges  prodigués  à  Louis  XIV  sous 
son  règne;  je  suis  sûre  qu'en  les  réunissant  tous,  ils  ne  feraient  pas 
la  dixième  partie  de  ceux  qu'a  reçus  Bonaparte.  Je  me  rappelle  que 
dans  une  autre  fête  donnée  encore  à  l'empereur  par  la  ville  quel- 
ques années  après,  comme  on  était  à  bout  d'inscriptions,  on  inventa 
de  mettre  en  lettres  d'or  au-dessus  du  trône  où  il  devait  s'asseoir 
ces  paroles  de  l'Écriture  :  Ego  sum  qui  siim,  et  personne  ne  s'en 
montra  scandalisé. 

La  Fiance  aussi  fut  dévouée  pendant  ce  temps  aux  fêtes  et  aux 
réjouissances  ;  on  frappa  des  médailles  qui  furent  distribuées  avec 
profusion.  Enfin  les  maréchaux  donnèrent  aussi  leur  fête  dans  la 
salle  de  l'Opéra.  Elle  coûta  dix  mille  francs  à  chaque  maréchal.  On 
avait  mis  le  théâtre  de  plain-pied  avec  la  salle;  les  loges  étaient 
décorées  de  gaze  d'argent,  éclairées  de  lustres  brillans  et  ornées 
de  femmes  très  parées.  La  famille  impériale  était  sur  une  estrade; 
on  dansait  dans  celte  grande  enceinte.  La  profusion  des  Heurs,  des 
diamans,  la  richesse  des  costumes,  la  magnificence  de  la  cour, 
donnèrent  à  cette  fête  un  grand  éclat.  Il  n'est  pas  une  d'entre  nous 
qui  ne  fit  de  grandes  dépenses  pour  toutes  ces  cérémonies.  On 


756  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

accorda  aux  dames  du  palais  10,000  francs  pour  les  en  dédomma- 
ger; ils  furent  loin  de  nous  suffire.  Les  dépenses  du  couronnement 
se  montèrent  à  près  de  A  millions. 

Les  princes  et  les  étrangers  de  marque  qui  se  trouvaient  à  Paris 
faisaient  une  cour  assidue  à  nos  souverains,  et  de  son  côté  l'empe- 
reur mettait  assez  de  grâce  à  leur  faire  les  honneurs  de  Paris.  Le 
prince  Louis  de  Bade  était  alors  fort  jeune,  assez  embarrassé  de  sa 
personne  et  se  mettait  peu  en  évidence.  Le  prince  primat  était  un 
homme  de  plus  de  soixante  ans,  aimable,  gai,  un  tant  soit  peu 
bavard,  connaissant  bien  la  France  et  Paris,  qu'il  avait  habité  dans 
sa  jeunesse,  amateur  des  lettres  et  lié  avec  les  anciens  académi- 
ciens. Ils  étaient  admis,  et  quelques  autres  encore,  aux  petits  cercles 
qui  se  tenaient  chez  l'impératrice.  Durant  cet  hiver,  une  ou  deux 
fois  par  semaine,  on  invitait  une  cinquaniaine  de  femmes  et  un 
assez  bon  nombre  d'hommes  à  souper  aux  Tuileries.  On  s'y  ren- 
dait à  huit  heures,  dans  une  toilette  recherchée,  mais  sans  habits 
de  cour.  On  jouait  dans  le  salon  du  rez-de-chaussée  qui  est  aujour- 
d'hui celui  de  Madame.  Quand  l'empereur  arrivait,  on  passait  dans 
une  salle  où  des  chanteurs  italiens  donnaient  un  concert  qui  du- 
rait une  demi-heure;  ensuite  on  rentrait  dans  le  salon  et  on  repre- 
nait les  parties,  l'empereur  allant  et  venant,  causant  ou  jouant 
selon  sa  fantaisie.  A  onze  heures,  on  servait  un  grand  et  élégant 
souper  :  les  femmes  seules  s'y  asseyaient.  Le  fauteuil  de  l'empe- 
reur demeurait  vide;  il  tournait  autour  de  la  table,  ne  mangeait 
rien  et,  le  souper  fini,  iî  se  retirait.  A  ces  petites  soirées  étaient 
toujours  invités  les  princes  et  les  princesses,  les  grands  officiers 
de  l'empire,  deux  ou  trois  ministres  et  quelques  maréchaux,  des 
généraux,  des  sénateurs  et  des  conseillers  d'état  avec  leurs  femmes. 
11  y  avait  là  de  grands  assauts  de  toilettes;  l'impératrice  y  paraissait 
toujours,  ainsi  que  ses  belles-sœurs,  avec  une  parure  nouvelle  et 
beaucoup  de  perles  et  de  pierreries.  Elle  a  eu  dans  son  écrin  pour 
un  million  de  perles.  On  commençait  alors  à  porter  beaucoup  d'é- 
toffes lamées  en  or  et  en  argent.  Pendant  cet  hiver,  la  mode  des 
turbans  s'établit  à  la  cour;  on  les  faisait  avec  de  la  mousseline 
blanche  ou  de  couleur,  semée  d'or,  ou  bien  avec  des  étoffes  turques 
très  brillantes.  Les  vôtemens,  peu  à  peu,  prirent  aussi  une  forme  orien- 
tale ;  nous  mettions  sur  des  robes  de  mousseline  richement  brodées 
de  petites  robes  courtes,  ouvertes  par-devant,  en  étoffe  de  couleur 
éclatante,  les  bras,  les  épaules  et  la  poitrine  découverts.  Souvent, 
pendant  cette  saison,  il  arriva  que  l'empereur,  de  plus  en  plus 
amoureux,  comme  je  le  dirai  plus  bas,  et  cherchant  à  dissimuler 
sa  préférence  en  s'occupant  de  toutes  les  femmes,  semblait  n'être 
à  l'aise  qu'au  milieu  d'elles,  et  chacun  des  hommes  de  la  cour, 


MÉMOIRES    DE    MADAME    DE    BÉMUSAT.  757 

s'apercevant  que  sa  présence  le  gênait,  se  retirait  dans  un  autre 
salon  voisin  de  celui  où  on  se  tenait.  Alors  nous  pouvions  assez 
bien  figurer  un  harem  :  j'en  fis  un  soir  la  plaisanterie  à  Bonaparte; 
il  était  en  belle  humeur  et  s'en  amusa;  mais  elle  ne  plut  nullement 
à  l'impératrice. 

Pendant  ce  temps,  le  pape,  qui  vivait  fort  retiré  le  soir,  employait 
ses  matinées  cà  visiter  les  églises,  les  hôpitaux  et  les  établissemens 
publics.  Il  alla  officier  à  Notre-Dame,  et  une  foule  considérable  fut 
admise  à  lui  baiser  les  pieds.  Il  parcourut  Versailles,  les  environs 
de  Paris,  fut  reçu  d'une  manière  touchante  aux  Invalides,  et  ce  fut 
alors  qu'il  commença  à  produire  plus  d'effet  que  l'empereur  ne  l'eût 
voulu.  J'entendais  dire  à  cette  époque  que  Sa  Sainteté  désirait  fort 
de  retourner  à  R  )rae;  je  ne  sais  pourquoi  l'empereur  le  retenait  tou- 
jours, je  n'en  ai  pas  pu  éclaircir  le  motif. 

Le  pape  était  toujours  vêtu  de  blanc;  il  avait  une  robe  de  moine, 
parce  que  d'abord  il  avait  été  moine.  Cette  robe  était  de  laine,  et, 
par-dessus,  une  sorte  de  camisole  en  mousseline  garnie  de  dentelle 
faisait  un  assez  étrange  effet.  Sa  calotte  était  de  laine  blanche. 

A  la  fin  de  décembre,  le  corps  législatif  fut  ouvert  en  grande  cé- 
rémonie; on  s'y  évertua  en  discours  sur  l'importance  et  le  bonheur 
du  grand  événement  qui  venait  de  se  passer,  et  on  y  fît  encore  un 
rapport  beau  et  vrai  de  l'état  prospère  de  la  France. 

Cependant  les  demandes  se  multipliaient  pour  obtenir  des  places 
à  la  nouvelle  cour  ;  l'empereur  accéda  à  quelques-unes.  Il  prit  aussi 
des  sénateurs  parmi  les  présideus  des  collèges  électoraux.  Il  fit 
Marmont  colonel-général  des  chasseurs  à  cheval,  et  il  distribua  le 
grand  cordon  de  la  Légion  d'honneur  à  Cambacérès,  à  Lebrun,  aux 
maréchaux,  au  cardinal  Fesch,  à  MM.  Duroc,  de  Caulaincourt,  de 
Talleyrand,  de  Ségur,  à  plusieurs  ministres,  au  grand  juge,  à 
M.  Gaudin  et  à  M.  Portalis,  ministre  des  cultes.  Ces  nominations,  ces 
faveurs,  ces  promotions,  tenaient  le  monde  en  haleine.  Dès  ce  mo- 
ment le  mouvement  fut  donné;  on  s'accoutuma  à  désirer,  à  attendre, 
avoir  incessamment  quelque  nouveauté;  chaque  jour  produisit  un 
petit  incident,  inattendu  dans  le  détail,  mais  prévu  par  l'habitude 
que  nous  prîmes  tous  de  voir  toujours  quelque  chose.  Depuis,  l'em- 
pereur a  étendu  à  toute  la  nation,  à  toute  l'Europe,  ce  système 
d'éveiller  sans  cesse  l'ambition,  la  curiosité  et  l'espérance;  ce  n'a 
pas  été  un  des  secrets  les  moins  habiles  de  son  gouvernement. 


GEORGETTE 


DEUXIÈME   PARTIE   (1). 


V. 

«  —  Je  me  suis  mariée  bien  jeune,  commença  M'"''  de  Yillard,  et 
pour  que  vous  compreniez  dans  quelles  dispositions  j'étais  alors,  il 
faut  que  je  remonte  loin,  presque  au  jour  de  ma  triste  naissance, 
qui  fat  celui  de  la  mort  de  ma  mère.  On  me  confia  aux  soins  de 
mon  aïeule  maternelle,  qui  m'éleva  auprès  d'elle  jusqu'à  l'âge  de 
sept  ou  huit  ans  dans  un  vieux  château  de  Bretagne  où  n'arrivaient 
que  les  hruits  monotones  de  l'Océan,  et  d'où  l'on  ne  découvrait 
qu'un  horizon  de  landes  et  de  rochers.  Cette  lugubre  demeure  était 
en  harmonie  avec  le  caractère  et  les  habitudes  de  ma  grand'mère. 
Infirme  et  d'une  dévotion  ausière,  accablée  par  la  douleur  de 
survivre  à  ses  nombreux  enfans,  elle  s'était  volontairement  cloîtrée, 
ne  recevant  personne  que  le  curé  du  village,  un  saint,  disait-on, 
mais  farouche  et  in.culte,  dont  le  grand  mérite  aux  yeux  de  la  pauvre 
femme  était  d'avoir  connu  tous  ceux  qu'elle  pleurait.  Il  m'ensei- 
gnait le  catéchisme  et  m'entretenait  beaucoup  de  l'enfer;  d'autre 
part,  ma  grand'mère  me  faisait  passer  de  longues  heures  avec 
elle  dans  une  église  froide  et  délabrée  dont  je  ne  me  rappelle  que 
les  ossuaires.  Tanriis  qu'elle  priait,  je  m'amusais  à  compter  dans 
leur  encadrement  de  granit  les  crânes  qui  tombaient  en  poussière 
ou  qui  grimaçaient  encore  un  hideux  sourire;  j'épelais  en  même 
temps  les  inscriptions  consacrées  à  chaque  défunt  :  —  Ci  gist 
le  chef  de  Jean  L'Hostie.  —  Ci  gist  le  chef  cVYvon  Kerhic...  — 
Ces  noms  me  sont  restés  dans  la  mémoire  mêlés  à  l'horreur  de 
la  mort  visible  et  familière  pour  ainsi  dire,  telle  qu'elle  m'apparut 
dès  mes  premières  années.  Quand  on  m'emmenait  ensuite  prier 

(1)  Voir  la  Uevue  du  1*^^'"  octobre  1879. 


GEORGETTE.  759 

sur  le  tombeau  de  famille  où  étaient  réunis  ma  mère  et  mes  oncles 
défunts,  mon  imagination  frappée  évoquait  le  souvenir  de  ces  crânes 
et  je  frissonnais...  Ces  crânes  mettaient  pour  moi  en  fuite  toutes  les 
visions  du  paradis.  Je  grandis  donc  ainsi  entre  l'église  et  des  tom- 
bes, fians  une  véritable  forteresse  noircie  et  moussue,  comme  il  en 
existe  encore  quf-lqnes-unes  en  Bretagne,  qui  représentent,  malgré 
les  mutilations  qu'elles  ont  sul)ies,  l'architecture  militaire  au  moyen 
âge.  Faut-il  s'étonner  que  de  cette  première  éducation  il  me  soit 
resté  un  certain  éloignement  pour  les  pratiques  de  piété  avec  les- 
quelles la  dévotion  beaucoup  plus  douce  du  couvent  où  je  fus  placée, 
aussitôt  après  la  mort  de  ma  grand'mère,  ne  suffit  pas  à  me  récon- 
cilier? Derrière  la  jolie  Vierge  de  notre  chapelle,  —  vêtue  d'une 
écharpe  bleue  nouée  sur  sa  robe  blanche,  couronnée  de  perles, 
souriant  à  travers  les  cierges  et  les  lis  d'argent,  —  derrière  la  figure 
sentimentale  et  mystique  du  sacré  cœur,  je  revoyais  toujours,  malgré 
moi,  les  ossemens  affreux  qui  blanchissaient  dans  leur  boîte  de  pierre, 
la  chapelle  remplie  de  membres  difformes  modelés  en  cire,  où  l'on 
conduisait  les  enfaris  noués,  et  les  chapiteaux  romans  qui  symboli- 
saient avec  une  brutalité  naïve  les  péchés  capitaux,  et  l'unique  ta- 
bleau enfin  de  l'église  de  Kerogan  :  une  épouvantable  image  de  la 
sainte  Trinité  formée  de  trois  faces  humaines  réunies  par  le  fr.mt 
avec  trois  nez,  trois  bouches,  trois  mentons  et  trois  yeux  entourés 
d'un  cartouche  en  caractères  gothiques  :  —  Ma  Douez:  Mon  Dieu. 
—  Si  j'insiste  sur  ces  dé;.ails,  c'est  pour  arriver  à  vous  dire  que 
le  frein  de  la  piété,  fort  utile,  assure-t-on,  dans  les  circonstances 
décisives  de  la  vie,  n'exista  pas  suffisamment  pour  moi.  La  reli- 
gion ne  m'apparut  que  terrible  à  l'excès  ou  entourée  de  mièvreries 
qui  suffirent  à  mon  âme  pendant  la  période  placide  de  la  pre- 
mière jeunesse,  mais  qui  ne  pouvaient  la  fortifier  contre  les  luttes 
de  la  vie  proprement  dite. 

Le  temps  que  je  passai  au  couvent  me  fait  l'effet,  quand  j'y  pense, 
d'un  long  sommeil  entremêlé  de  songes  puérils.  Les  religieuses,  ne 
trouvant  |)as  de  défaut  sérieux  à  réprimer  en  moi,  car  j'éiais  soumise 
à  la  règle  et  reconnaissante  des  moindres  marques  d'affection,  me 
choyaient  à  l'envi  comme  la  fille  adoptive  de  toute  la  communauté. 
Aucune  autre  élève  n'était  en  effet  aussi  complètement  livrée  à  leurs 
soins.  Mon  père,  qui  n'était  pas  venu  plus  de  deux  ou  trois  fois  en 
Bretagne  pendant  que  j'y  demeurais  et  toujours  pour  un  laps  de 
temps  très  court,  se  montrait  plus  souvent  depuis  qu'il  m'avait  rap- 
prochée de  lui,  mais  sans  me  témoigner  autrement  que  par  des  dons 
multipliés  de  jouets  et  de  bonbons  qu'il  songeât  beaucoup  à  moi.  Les 
années  avaient  passé  sur  son  veuvage;  il  était  redevenu  célibataire 
avec  toute  l'insouciance  que  ce  titre  comporte;  il  l'était  redevenu 
d'autant  plus  aisément  qu'il  n'avait  jamais  su  en  somme  remplir  un 


760  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

autre  rôle,  bien  qu'il  eût  essayé  autrefois  de  celui  de  mari  et  que 
les  notes  du  couvent  lui  rappelassent  de  temps  en  temps  qu'il  était 
père.  Quand  il  avait  constaté  que  j'embellissais  tous  les  jours,  d'ail- 
leurs sans  grande  satisfaction,  autant  que  j'en  pouvais  juger,  il  ne 
trouvait  plus  rien  à  dire  ni  aux  religieuses,  ni  à  moi.  Mon  père 
se  faisait,  je  l'ai  compris  plus  tard,  une  assez  triste  idée  des  per- 
sonnes de  mon  sexe,  dont  il  n'avait  connu  que  les  pires  échantil- 
lons, sauf  un  seul,  cette  petite  provinciale  timide,  qui,  épousée  à 
la  légère,  était  morte  trop  tôt  pour  qu'il  pût  apprécier  ses  qualités. 
La  beauté  lui  semblait  un  don  enviable  et  funeste  à  la  fois,  le 
seul  qui  fût  susceptible  de  l'attirer,  le  seul  dont  il  admît  que  la 
femme  en  général  eût  le  droit  de  se  vanter,  mais  qui,  si  on  le  ren- 
contrait à  un  trop  haut  degré  chez  sa  propre  femme  ou  chez  sa 
propre  fille,  pouvait  devenir  un  sujet  d'inquiétudes.  Or  il  me  croyait 
très  belle,  à  tort  ou  à  raison,  et  il  avait  peur...  Le  plus  sûr  était 
de  tenir  longtemps  fermées  sur  Uioi  les  grilles  d'un  couvent;  du 
reste,  je  vous  le  répète,  ces  grilles  ne  me  paraissaient  nullement 
oppressives;  je  ne  les  maudissais  pas  plus  qu'une  petite  Turque 
ne  doit  maudire  celles  du  harem,  ou  un  oiseau  né  en  captivité 
les  barreaux  de  sa  cage,  car  mon  bon  et  cher  couvent  était  pour 
moi  la  maison  paternelle,  tout  autrement  que  ne  l'avait  été  Ke- 
rogan,  où  ma  pauvre  grand'mère  vivait  bien  moins  avec  moi  qu'a- 
vec les  âmes  des  morts.  Ici  les  religieuses  m'entouraient  de  toutes 
les  gâteries  qu'elles  réservent  si  volontiers  aux  élèves  qu'aucune 
influence  du  dehors  ne  vient  disputer  à  la  leur.  Cet  objet  qui  leur 
appartenait,  qu'elles  espéraient  former  à  leur  gré,  devait  nécessai- 
rement jouir  de  privilèges  d'affection  tout  particuliers,  privilèges 
dont  j'étais  reconnaissante,  bien  qu'un  esprit  de  justice  rigoureuse- 
ment observé  empêchât  qu'ils  ne  se  traduisissent  en  préférences 
trop  sensibles  ;  aussi  les  aimais-je  toutes...  toutes  également  comme 
si  elles  n'eussent  été  qu'une  même' providence. 

«  Mon  genre  de  vie,  quelque  doux  qu'il  fût,  était  si  monotone  que 
la  première  visite  de  M'"^  Danemasse  se  détache  comme  un  grand 
événement  sur  cette  trame  de  huit  années.  M'"*  Danemasse  vint  un 
jour  au  parloir  avec  mon  père,  et  il  me  sembla  que  je  n'avais  jamais 
vu  de  personne  aussi  aimable.  Bien  d'autres  plus  difficiles  et  plus 
compétens  avaient  fait  avant  moi  la  même  remarque.  C'était  une 
ancienne  amie  de  mon  aïeule  et  de  ma  mère;  peut-être  même 
quelques  liens  de  parenté  lointaine  unissaient- ils  dans  le  passé 
sa  famille  et  la  mienne.  Quoi  qu'il  en  fût,  elle  avait  été  ma  mar- 
raine et  elle  exigea  tout  de  suite  que  je  lui  en  donnasse  le  nom. 
J'obéis  avec  élan.  Elle  représentait  une  sorte  de  marraine-fée  qui 
allait  tout  changer  pour  le  mieux  autour  de  moi.  Qu'est-ce  que 
je  désirais?  Rien  encore,  mais  cette  marraine  charmante  saurait 


GEORGETTE.  761 

sans  doute  deviner,  prévenir  mes  souhaits;  ainsi  elle  gronda  verte- 
ment mon  père  de  ne  jamais  se  charger  de  moi  pendant  les  va- 
cances et  lui  fit  promettre  de  m'amener  cette  année-là  chez  elle, 
dans  un  lieu  qu'elle  me  donna  le  plus  vif  désir  de  connaître.  Mon 
père  devait  oublier  sa  promesse  ou  trouver  d'excellentes  raisons 
pour  ne  pas  la  tenir,  iN'importe,  un  séjour  aux  Granges,  c'était  le 
nom  de  la  propriété  que  M'""'  l'anemasse  habitait  en  Franche-Comté, 
resta  longtemps  le  but  de  tous  mes  rêves,  ilélas  !  quels  réveils  la 
réalité  nous  réserve! 

((  impossible  d'être  plus  séduisante  que  ne  l'était  M'"'"  Danemasse  ; 
jamais,  à  l'en  croire  elle-même,  elle  n'avait  été  très  jolie  et  elle 
n'était  plus  jeune,  mais  il  lui  restait  et  elle  devait  garder  jusqu'au 
bout  le  don  souverain  de  la  grâce.  Son  sourire  lui  eiit  ouvert  les 
cœurs  les  plus  obstinément  fermés,  sa  voix  vous  enlaçait  d'in- 
flexions caressantes,  son  regard  prenait  possession  de  vous  à  votre 
insu.  Elle  déroutait  les  opinions  préconçues  de  mon  père  sur  les 
femmes,  et  était  pour  lui  par  conséquent  un  sujet  d'étonnement 
mêlé  de  quelque  méfiance;  il  lui  accordait  cependant  le  grand 
mérite  d'avoir  su  dompter  un  mari  indomptable,  une  espèce  de 
sanglier  des  montagnes  sur  lequel,  sans  que  ce  rustre  s'en  rendît 
compte,  elle  était  arrivée  à  prendre  un  singulier  ascendant  :  — 
Pour  cela  il  a  fallu,  disait  mon  père,  plus  de  patience  et  d'esprit 
que  toutes  les  autres  femmes  réunies  ne  seraient  capables  d'en 
avoir.  —  Elle  avait  beaucoup  d'esprit  en  elTet  et  quelque  chose 
de  supérieur  encore  à  l'esprit,  je  ne  sais  quoi  d'enlaçant,  de  per- 
suasif, d'irrésistible.  Jamais  je  n'ai  découvert  un  angle,  une  aspé- 
rité quelconque  dans  ce  caractère  assoupli  sans  doute  par  un  long 
effort,  car  il  y  avait  peu  d'années  que  ma  marraine  était  veuve. 
Tant  qu'avait  vécu  son  tyran,  devenu  esclave  peu  à  peu,  mais  qui 
ne  restait  tel  qu'à  force  d'adresse  de  sa  part,  elle  avait  dû  s'obser- 
ver et  se  contraindre;  ce  travail  incessant  sur  elle-même  avait 
nécessairement  laissé  son  empreinte  chez  M'"*  Danemasse  ;  nul  ne 
savait  mieux  s'insinuer,  plaire  et  ménager  les  gens.  Sa  douceur,  sa 
bonté  superficielle,  résultats  d'un  calcul  qui  à  la  longue  avait 
dégénéré  en  habitude,  me  frappèrent  comme  les  qualités  natives 
d'une  belle  âme,  ou  plutôt  je  ne  songeai  pa^,  enfant  que  j'étais,  à 
m'expliquer  son  charme;  je  le  subis.  La  première  elle  m'inspira 
une  amitié  particulière,  profonde,  exclusive,  et  l'on  sait  tout  ce 
qu'il  entre  de  passion,  de  confiance  aveugle  dans  le  sentiment 
accordé  par  une  très  jeune  fille  à  sa  première  amie,  surtout  lors- 
que cette  amie  a  sur  elle  toutes  les  supériorités  que  donne  l'ex- 
péiience  fine  et  profonde  des  choses  de  la  vie  et  un  esprit  d'élite 
qu'on  est  naturellement  fîère  d'occuper  et  d'intéresser.  Ma  mar- 
raine semblait  s'être  prise  pour  moi  d'un  gotit  très  vif  à  première 


762  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vue;  elle  revint  souvent,  tantôt  avec  mon  père,  tantôt  seule,  et 
comme,  fixée  en  province,  elle  ne  faisait  à  Paris  que  de  rares 
voyages,  elle  me  proposa  bientôt  de  remplir  les  lacunes  de  l'ab- 
sence par  de  longues  lettres  que  nous  échangerions  régulièrement. 

«  J'ai  relu  depuis  cette  correspondance  et  j'ai  été  malgré  moi  émer- 
veillée de  fart  inoui  qu'élit-  déploya  pour  pétrir  à  sa  guise  une  pâte 
encore  molle.  Elle  avait  dès  lors  ses  vues  sur  moi.  Elle  écrivait  à  ra- 
vir; c'était  un  mélange  de  gaî\é,  de  raison,  d'agrémens  de  tout  genre 
que  je  n'ai  retrouvé  sous  aucune  autre  plume;  elle  savait  redevenir 
jeune,  m'amuser  par  des  enfantillages,  ce  qui  ne  l'empêchait  de 
toucher  en  passant  aux  questions  les  plus  sérieuses  ou  les  plus  déli- 
cates, et  de  disserter  sur  le  bonlieur,  de  manière  à  me  le  fau-e  entre- 
voir dans  le  sort  qu'elle  préparait  pour  moi,  comme  une  araignée 
ourdit  sa  toile ,  sans  grande  certitude  que  la  mouche  s'y  laisse 
prendre,  mais  à  tout  hasard,  patiemment  et  résolument.  Tantôt  c'é- 
tait une  pastorale  exquise  sur  la  vie  qu'elle  menait  dans  sa  chartreuse 
du  Jura,  comme  elle  nommait  les  Granges,  tantôt  de  longues  tira<les 
sur  son  fils  George,  qu'elle  présentait  à  mon  imagination  sous  les 
traits  d'un  héros  de  roman,  ou  tout  au  moins  de  ce  que  je  pouvais  me 
représenter  sous  ce  nom,  les  lettres  de  ma  marraine  étant  le  premier 
roman  qu'on  m'eût  jamais  pennis  de  lire.  Mon  cœur  battait  quand  je 
reconnaissais  l'enveloppe  bleu  d'azur,  l'écriture  allongée  de  M'"^  Da- 
nemasse.  En  dehors  du  caquet  des  petites  pensionnaires,  des  exhor- 
taiions  de  nos  bonnes  religieuses,  de  mes  livres  d'étude  et  de  quel- 
ques autres  livres  de  piétendue  morale  récréative  aussi  fades  que 
possible,  je  ne  connaissais  rien  jusque-là.  Tout  un  monde  de  sen- 
sations et  de  réflexions  nouvelles  me  fut  apporté  par  ces  lettres 
dont  les  mcres  ne  se  méfiaient  pas.  De  mon  côté,  je  lui  envoyai  la 
confidence  ingénue  de  mes  moindres  pensées;  elle  savait  si  bien 
m'interroger,  et  j'étais  si  disposée  à  tout  dire!  Cependant  il  est  peu 
probable  qu'elle  eût  atteint  aisément  son  but,  qui  était,  vous  favez 
deviné,  de  faire  épouser  cette  petite  niaise  pourvue  d'une  grosse 
dot  à  son  fils  George,  si  la  mort  de  mon  père  ne  fût  venue  favoriser 
la  réalisation  de  ce  hardi  projet. 

«  A  l'improviste  je  fus  appelée  près  de  mon  père,  que  j'avais  vu 
plein  de  vigueur  et  d'entrain  huit  jours  auparavant  et  qu'une  attaque 
d'apoplexie  avait  frappé  au  sortir  de  l'Opéra.  11  n'était  plus  lui- 
même  ;  le  peu  qui  lui  restait  de  soufïle  allait  bientôt  s'éteindre, 
et,  comme  tous  les  hommes  de  plaisir  qui  n'ont  contracté  que  des 
amitiés  passagères  fondées  sur  ce  qui  s'écroule  aux  approches  de 
la  maladie  et  de  la  mort,il  était  seul.  Personne, parmi  les  complices 
de  sa  vie  agitée,  ne  se  souciait  d'affronter  un  spectacle  qui,  pour  la 
plupart  d'entre  eux,  était  un  avertissement,  une  sorte  de  menace. 
Malgré  ma  bonne  volonté,  j'eusse  été  bien  insuffisante  dans  cette 


GEORGETTE.  763 

crise,  si  l'idée  ne  me  fût  venue  d'écrire  à  celle  qu'alors  j'appelais 
mon  bon  ange.  M""'  Danemasse  accourut  sans  retard  du  fond  de  sa 
province,  et  tant  que  dura  l'affreuse  agonie,  fit  preuve  d'un  dévoù- 
nient  qui  triompha  de  toutes  les  petites  préventions  que  mon  père 
avait  nourries  autrefois  contre  elle.  Cette  intelligence  affaiblie  subit 
même  peu  à  peu  le  genre  d'ascendant  qu'exerce  toujours  sur  un 
malade  la  personne  dont  les  soins  lui  sont  devenus  indispensables. 
Dans  les  intervalles  où  son  cerveau  paraissait  se  dégager,  mon  père 
eut  avec  M'""  Danemasse  plusie:  rs  entretiens  dont  je  fus  l'objet, 
paraît-il,  et  quand  une  seconde  attaque,  trop  prévue,  l'eut  enlevé 
à  quelques  semaines  de  là,  ce  fut  M""'  Danemasse  qui  remplaça  pour 
moi  la  famille  qui  me  manquait.  Ses  premières  paroles  à  cette  heure 
douloureuse  m'apportèrent  ce  qui  pouvait  être  pour  moi  la  plus  effi- 
cace consolation  ;  elle  m'annonça  qu'elle  m'emmènerait  aux  Granges 
passer  le  temps  de  mon  deuil;  ensuite,  il  dépendrait  de  moi  soit 
de  rentrer  au  couvent,  décision  qu'on  ne  pouvait  raisonnablement 
attendre  d'une  fille  de  sei/:e  ans,  soit  de  rester  indéfiniment  auprès 
d'elle,  la  volonté  de  mon  père  l'ayant  investie  d'une  espèce  de 
tutelle  purement  morale,  cela  va  sans  dire,  car  l'administration  de 
ma  fortune  était  entre  les  mains  de  curateurs  que  je  ne  connaissais 
pas.  Ce  fut  ainsi  qu'au  lendemain  des  obsèques  je  partis  pour  le 
Jura,  encore  tout  étourdie  par  la  joie  inespérée  qui  se  mêlait  à  mon 
chagrin,  très  profond  d'ailleurs,  car  je  m'étais  tendrement  attachée 
à  mon  pauvre  père  pendant  ces  tristes  jours  qui  me  l'avaient  mon- 
tré soufflant  et  malheureux. 

«  Les  Granges  n'étaient  pas  précisément  cet  Éden  que  m'avaient 
fait  pressentir  les  descriptions  de  leur  propriétaire;  si  je  vous  mon- 
trais ce  domaine  tel  que  me  le  représentent  aujourd'hui  mes  sou- 
venirs, vous  auriez  peine  à  comprendre  que  j'eusse  été  enchantée 
tout  d'abord;  mais  songez  que  j'en  étais  à  mon  premier  voyage,  et 
que  les  seuls  mots  d'Alpes  et  de  Suisse  auraient  suffi  pour  me  faire 
prendre  en  gré  l'antichambre,  pour  ainsi  dire,  de  ces  régions  tant 
vantées.  Voir  les  Alpes,  parcourir  la  Suisse,  c'est  la  plus  belle  récom- 
pense qu'on  puisse  promettre  à  une  échappée  de  pension.  En  atten- 
dant, j'avais  fait  connaissance  avec  la  route  pittoresque  de  Pontarlier 
à  Neuchâtel,  et  il  me  semblait  impossible  que  rien  de  plus  beau  pût 
exister  dans  le  genre  agreste.  L'habitation  des  Danemasse  était  située 
au  delà  de  la  masse  rébarbative  du  fort  de  Joux,  près  de  la  frontière... 
Connaissez-vous  ce  pays-là?  De  hauts  rochers,  que  revêt  la  verdure 
noire  des  sapins,  dominant,  encaissant  de  larges  prairies  baignées 
par  des  petites  rivières  qui,  détournées  de  leurs  cours  pour  les  be- 
soins de  l'industrie,  forment  çà  et  là  des  chutes  bruyantes.  Une  de 
ces  chutes  emplissait  d'une  humidité  fraîche  et  d'un  perpétuel  pou- 
droiement d'eau,  d'où  se  détachaient  soir  et  matin  des  brouillards 


76/4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

blanchâtres,  le  creux  qui  abritait  la  maison  de  ma  marraine,  une 
grande  maison  grise,  d'apparence  bourgeoise,  devant  laquelle  se 
dressait  comme  un  écran  la  montagne  boisée;  en  somme  c'était 
froid  et  austèi'e  ;  les  voisins,  riches  manufacturiers,  éleveurs  ou  tan- 
neurs pour  la  plupart,  n'avaient  de  remarquable  que  la  simplicité 
de  leurs  habitudes  et  une  laideur  quasi  puritaine,  mais  nul  n'était 
tout  à  fait  stupide  et  ennuyeux  auprès  de  ma  marraine,  tant  elle 
excellait  à  obtenir  de  chacun  tout  ce  qu'il  pouvait  donner,  en  tirant 
de  son  propre  fonds  des  ressources  inépuisables.  Aussi  je  ne  m'a- 
perçus pas  que  rien  manquât,  ni  dans  la  maison,  ni  au  dehors. 

«  Le  fils,  ce  fameux  George  dont  on  m'avait  tant  parlé,  ne  se 
trouvait  pas  aux  Granges  lorsque  nous  y  arrivâmes ,  il  faisait 
une  tournée  de  naturaliste.  Sa  mère  m'apprit  qu'il  était  fort  in- 
struit, géologue,  botaniste,  entomologiste,  que  sais -je  encore? 
Des  collections  que  je  contemplai  de  loin  avec  respect  attestaient 
la  variété  de  ses  connaissances  en  matière  de  sciences  naturelles. 
Ma  marraine  avait  pour  sa  part  une  bibliothèque  purement  lit- 
téraire, assez  complète,  où,  avec  son  autorisation,  je  me  plongeai 
à  corps  perdu.  Walter  Scott  m'enivra  comme  il  enivre  les  jeunes 
filles  qui  n'ont  jamais  rien  lu;  je  vis  poindre  dans  tous  les  sites 
de  la  montagne,  qui  à  la  rigueur  pouvaient  rappeler  l'Ecosse, 
ces  premières  idoles  de  notre  adolescence,  Fergus,  Rob-Roy,  Ed- 
gard  de  Ravenswood;  il  y  avait  à  l'extrémité  de  l'étroite  vallée 
deux  rochers  très  proches  l'un  de  l'autre,  entre  lesquels  s'échappait 
en  écumant  le  plus  rapide  et  le  plus  furieux  des  ruisseaux.  Un 
sapin  frangé  de  lichens  formait  au-dessus  une  sorte  de  pont  rus- 
tique. Cette  frêle  passerelle  me  faisait  toujours  penser  à  la  poétique 
rencontre  de  Waveiley  et  de  la  belle  Flora  Mac-Ivor,  celle-ci  s'a- 
vançant  au-dessus  de  la  cascade  sur  le  chemin  aérien  qui  la  sépare 
du  jeune  capitaine,  frappé  d'amour  à  première  vue.  Je  m'asseyais 
sur  un  banc  commodément  cr.usé  dans  le  roc,  et,  là,  tout  enve- 
loppée du  silence  des  bois,  où  ne  résonnait  que  le  bruit  sourd  et 
lointain  de  la  hache  de  quelque  bûcheron,  un  livre  ouvert  devant 
moi,  le  cœur  épanoui  par  cette  liberté  si  nouvelle  d'errer,  de  rêver 
à  ma  guise  dont  on  me  laissait  jouir,  j'attendais  à  mon  insu,.,  oui, 
j'attendais  ma  destinée. 

«  Elle  m'apparut  un  matin  de  juin  en  ce  lieu  propice  aux  évo- 
CHtions,  mais  j'avoue  que,  malgré  mes  pressentimens,  j'hésitai  à 
la  reconnaître,  car  le  jeune  homme  qui,  tout  poudreux,  en  habit 
de  voyage,  un  bâton  ferré  à  la  main,  une  boîte  à  herboriser  en 
sautoir,  franchissait  le  pont  rustifjue  d'un  pas  fatigué,  n'était  ni 
Fergus  ni  Ravenswood.  Il  s'arrêta  comme  intimidé  à  ma  vue,  salua 
assez  gauchement  et  continua  sa  route  sans  laisser  la  moindre 
trace  dans  ma  pensée,  qui  était  remontée  sur  les  hauteurs  du  ro- 


GEORGETTE.  765 

man  ;  mais,  une  heure  après,  la  cloche  du  déjeuner  m'ayant  rap- 
pelée aux  Granges,  je  fus  stupéfaite  de  retrouver  cet  inconnu 
dans  la  salle  à  manger,  où  ma  marraine  me  présenta  snn  fils  !  Mon 
premier  sentiment  fut  que  l'orgueil  maternel  l'avait  aveuglée  :  ce 
George  tant  vanté  ne  ressemblait  guère  au  portrait  qu'elle  m'en 
avait  fait.  Et  pourtant,  à  un  an  de  là,  j'épousai  ce  même  George! 
Pourquoi?  par  suite  de  quelle  aberration?  me  demanderez-vous  peut- 
être...  Non,  vous  connaissez  trop  bien  le  monde  et  le  cœur  humain 
pour  me  demander  cela;  vous  comprendrez,  sans  que  je  vous  le 
dise,  comment  une  fenmie  astucieuse,  qui  a  résolu  d'arriver  à  ses 
fins,  peut  triompher  des  hésitations,  des  répugnances  mêmes 
d'une  enfant  qui  a  en  elle  confiance  absolue.  M'"^  Danemasse  me 
fit  la  cour  pour  George  en  me  répétant  les  prétendus  aveux  dont  elle 
était  dépositaire,  elle  me  signala  son  apparente  tristesse  et  la  mit 
sur  le  compte  d'un  amour  sans  espoir,  elle  inventa  pour  les  lui 
prêter  des  trésors  de  poésie  et  de  sensibilité  cachés  sous  des  façons 
réservées  à  l'excès,  presque  craintives.  Ce  n'était  pas  sa  faute,  hélas  ! 
il  avait  dû  plier  sous  le  joug  paternel,  et  elle-même,  M""^  Danemasse, 
s'accusait  de  l'avoir  trop  accaparé  depuis,  par  excès  de  tendresse, 
de  ne  lui  avoir  pas  permis  de  chercher  dans  une  carrière  où  il  se 
serait  assurément  distingué,  l'emploi  de  son  énergie,  de  sa  haute 
intelligence.  Il  en  étaii  résulté  chez  lui  une  mélancolie  habituelle, 
une  touchante  méfiance  de  soi,  qui  ne  se  dissiperait  que  sous  l'in- 
fluence encourageante  et  tendre  d'une  femme  aimée.  Ah!  la  belle 
tâche  qu'aurait  celle  femme,  et  comme  elle  la  bénirait,  elle,  la  mère! 
En  même  temps  mon  adroite  marraine  me  mettait  en  garde  contre 
l'influence  que  chercheraient  immanquablement  à  prendre  sur  moi 
mes  amies  les  religieuses,  pour  me  décider  à  prononcer  des  vœux  ; 
elle  me  traçait  un  tableau  lamentable  des  côtés  les  plus  mornes  et 
les  plus  mesquins  de  la  vie  claustrale;  pourtant  il  faudrait  y  ren- 
trer bientôt  dans  ce  couvent,  plein  de  pièges,  à  l'entendre!  Elle  ne 
pouvait  me  garder  auprès  d'elle,  quelque  désir  qu'elle  en  eût,  au 
risque  devoir  son  malheureux  fils  se  consumer  dans  de  folles  espé- 
rances et  perdre  son  repos  déjà  bien  compromis.  Si,  antre  hypo- 
thèse, je  me  mariais  à  Paris,  ce  serait  par  les  soins  d'un  tuteur 
indifférent,  sans  que  mon  goût  fût  consulté...  les  notaires  arrange- 
raient cela...  on  me  retirerait  du  couvent  pour  me  livrer  à  un 
inconnu  aimable  peut-être,  auquel  je  finirais  par  m' attacher...  un 
homme  du  monde  comme  mon  père.  Quels  maris  que  ceux-là! 

«Alors,  entre  deux  soupirs,  elle  me  faisait  entrevoir  tout  ce  que 
ma  pauvre  mère,  jalouse  et  délaissée,  avait  souffert  pendant  sa 
courte  union  avec  un  de  ces  hommes  séduisans  qui  prodiguent  au 
dehors  tout  ce  qu'ils  ont  de  qualités  brillantes  et  frivoles,  jusqu'à 
ne  rien  garder  pour  le  foyer  qu'ils  abandonnent  le  plus  possible. 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Quand,  bouleversée  par  toutes  ces  révélations  inattendues,  je  lui 
demandais  si  elle  approuvait  pourtant  qu'on  se  mariât  sans  amour: 

—  Une  honnête  femme  aime  toujours  son  mari,  répondait  ma  mar- 
raine en  m'embrassant;  j'ai  bien  aimé  M.  Danemasse  ! 

a  En  parlant  ainsi,  je  crois  encore  qu'elle  ne  mentait  pas;  elle  avait 
pu  aimer  ce  mari,  autant  qu'elle  était  capable  d'aimer,  elle  l'avait 
aimé  coniine  on  aime  son  œuvre,  le  témoignage  vivant  et  présent  de  sa 
puissance  et  de  son  habileté.  Ne  l'avait-elle  pas  en  elTet  dégrossi,  fa- 
çonné, dominé,  rendu  supportable?  IN'avait-elle  pas  tiré  parti  de  la 
maussade  vie  qui  lui  était  faite?  Pourquoi  une  autre  aurait-elle 
moins  de  courage  et  moins  de  bonheur?  —  Enfin  elle  s'était  juré  de 
bien  établir  son  fils  en  dépit  des  obstacles  qui  n'étaient  jamais 
qu'un  stimulant  pour  sa  volonté,  et  elle  en  vint  à  bout  comme  elle 
était  toujours  venue  à  bout  de  ce  qu'elle  entreprenait.  Le  héros  de 
l'aventure  ne  l'aida  pas  d'une  manière  bien  active,  j'en  conviens, 
mais  il  était  de  ces  gens  qui  parlent  peu  et  auxquels  il  est  permis 
par  conséquent  de  prêter  tous  les  sentimens  qu'ils  n'expriment 
point  sans  qu'ils  nous  contredisent.  Que  vous  dirai-je  ?  le  respect 
ému  et  craintif  qu'il  me  marquait  laissait  un  libre  champ  aux 
éloquentes  interprétations  de  sa  mère.  Celle-ci  nous  fit  voyager 
ensemble.  Elle  savait  qu'on  peut  tirer  parti  de  l'enthousiasme 
qu'allument  en  une  âme  toute  neuve  les  grands  spectacles  de  la  na- 
ture, que  les  émotions  inspirées  par  un  splendide  coucher  de  soleil 
ou  un  poétique  orage  se  déversent  où  elles  peuvent,  qu'une  sorte 
de  vertige  moral  autant  que  physique  accompagne  toujours  une 
grande  dépense  d'admiration  et  d'activité.  Tout  conspirait  pour 
elle  et  contre  moi.  Les  rapports  familiers  qui  s'établissent  forcé- 
ment entre  compagnons  de  route,  les  fréquens  tête-à-tête  ménagés 
par  la  prévoyance  maternelle  et  qui  peu  à  peu  enhaidirent  M.  George 
Danemasse  en  lui  procurant  l'occasion  de  se  déclarer,  la  pensée  du 
bonheur  que  ce  oui  qui  ne  se  décidait  qu'à  grand'peine  à  sortir 
de  mes  lèvres  causerait  à  ma  marraine,  le  désir  de  ne  jamais  la 
quitter,  tout  cela  paralysa  mes  instincts  de  résistance.  J'écartai 
le  type  d'amant  idéal  que  m'avaient  présenté  quelques  lectures 
romanesques,  je  me  dis  en  soupirant  :  —  C'est  de  la  fiction,  et 
la  fiction  n'a  rien  à  faire  avec  la  vie.,.  Ma  marraine  l'affirme... 
pourquoi  me  tromperait-elle, puisqu'elle  ne  désire  que  mon  bien?.. 

—  Là-dessus,  je  ne  sais  si  j'accordai  bien  volontiers  ma  main  à 
M.  Danemasse,  mais  je  consentis  assurément  de  grand  cœur  à  deve- 
nir la  fille  de  ma  chère  marraine. 

«  J'ai  découvert  plus  tard  que  dans  le  pays  cet  accaparement  d'une 
héritière  au  profit  de  son  fils  avait  mis  le  comble  à  la  réputation  de 
maîtresse- femme  dont  M'""  Danemasse  jouissait  parmi  ses  voisins 
et  amis.  Cette  fois  pourtant,  il  me  semble,  son  habileté  fut  surfaite. 


GEORGETTE.  767 

Égarer  le  Jugement  à  peine  formé  d'une  enfant  de  dix-sept  ans 
n'est  pas  bien  difficile  !  » 

M'"*"  de  Villard  avait  parlé  avec  tant  d'abondance  jusque-là  que 
je  n'aurais  eu  garde  d'intercaler  la  moindre  réflexion  clans  son 
récit;  elle  semblait  trouver  une  sorte  de  soulagement  à  répandre 
le  flot  pressé  de  ses  souvenirs,  sans  se  hâter  d'en  venir  à  ce  qui  était 
pour  moi  le  point  essentiel  ;  ce  fut  en  approchant  de  cet  endroit 
intéressant  que  sa  verve  se  tarit  comme  il  arrive  presque  toujours. 
Voyez  si  au  plus  beau  moment  de  leurs  mémoires  ou  de  leurs  con- 
fessions, les  femmes  ne  se  mettent  pas  toujours  à  éluder!  Je  vis 
qu'il  fallait  lui  venir  en  aide  par  des  questions  diiectes. 

—  Ainsi,  commençai-je,  vous  croyez  avoir  été  victime  d'une 
captation,  d'un  froid  et  indigne  complot  ourdi  entre  la  mère  et  le 
fils? 

—  Je  l'ai  cru,  répondit-elle  évasivement;  aujourd'hui  encore  je 
suis  persuadée  que  M"'^  Danemasse  eut  un  seul  but  :  enrichir  et 
relever  sa  maison. 

—  Mais  le  fils?..  Pensez-vous  vraiment  qu'il  ait  été  complice, 
que  cette  mère  ambitieuse  ne  se  soit  pas  plutôt  servie  de  la  pas- 
sion qu'il  devait  inévitablement  éprouver  pour  vous,  de  même 
qu'elle  abusait  de  votre  jeunesse... 

—  M.  Danemasse  n'a  pas  de  passions,  interrompit  M""*  de  Yil- 
lard  avec  un  léger  haussement  d'épaules...  il  n'aime  que  la  bota- 
nique et  les  papillons  épingles... 

—  Il  ne  vous  aimait  pas!  m'écriai-je  incrédule. 

—  Je  n'ai  jamais  songé  à  me  demander  cela,  répondit-elle  avec 
beaucoup  de  logique,  ne  l'aimant  pas  moi-même.  Non,  il  n'a  ja- 
mais su  me  persuader  qu'il  m'aimât... 

—  Et  c'est  celte  impossibilité  de  vous  attacher  à  lui  qui  a  été 
cause  de  votre  malheur  ?  dis-je,  décidé  à  lui  arracher  la  vérité. 
Gomment  auriez-vous  pu  en  effet  éprouver  autre  chose  que  de  l'in- 
différence pour  ce  personnage  que  je  vois  d'ici...  une  espèce  de 
Genevois  lourd,  glacial  et  taciturne...  langage  de  pédant...  manies 
de  collectionneur... 

—  Mon  Dieu  !  s'écria-t-elle  avec  impatience,  ne  vous  attendez 
pas  que  je  vous  explique  pourquoi  je  ne  l'ai  pas  aimé.  Le  sais- 
je  moi-même?  Je  ne  sais  pas  non  plus  s'il  m'a  rendue  malheu- 
reuse, comme  vous  l'avez  dit  à  ma  fille...  non,  il  ne  m'a  ni  maltrai- 
tée, ni  outragée...  un  tribunal  ne  lui  trouverait  probablement  aucun 
tort,  mais... 

Elle  se  redressa,  serra  autour  d'elle  les  plis  de  sa  mante,  et,  la 
bouche  frémissante  d'une  sorte  de  défi  altier  : 

—  Il  a  eu  le  plus  grand  de  tous  les  torts,  celui  de  prendre  pos- 
session de  ma  vie  avant  que  mon  cœur  eût  parlé  ou  se  connût  seu- 


768  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lement  lui-même.. .  Je  pense,  je  sens  que  le  mariage  sous  cette  forme 
est  un  acte  odieux  d'oppression  et  de  tyrannie,  que  celle  qui  l'a 
subi  peut  s'y  dérober  comme  à  la  pire  humiliation  et  qu'il  n'y  a  de 
vrai  devant  Dieu  et  devant  nous-mêmes  que  l'union  de  deux  êtres 
qui  se  donnent  librement  l'un  à  l'autre  en  sachant  ce  qu'ils  font, 
à  quoi  ils  s'engagent,  bref  tout  ce  que  je  ne  savais  pas  lorsque 
j'épousai  M.  Danemasse...  Chacun  de  nous,  ajouta-t-elle,  tandis 
que  je  faisais  la  réflexion  qu'à  cette  période  décisive  de  sa  vie  elle 
avait  dû  lire  non  plus  Walter  Scott,  mais  George  Sand,  et  se  péné- 
trer outre  mesure  de  cet  axiome  que  le  mariage  n'est  bon  que  pour 
les  amans,  comme  but  suprême  de  l'amour,  —  chacun  de  nous  a 
droit  à  sa  part  de  bonheur,  n'est-ce  pas?.. 

En  la  contemplant  animée  par  le  feu  intérieur  d'une  vive  exalta- 
tion, je  ne  pus  m'empêcher  de  reconnaître  que  cette  royale  créa- 
ture si  exceptionnellement  douée  avait  des  droits  sans  doute  à  une 
plus  belle  part  que  qui  ce  fût,  qu'elle  n'était  vraiment  pas  née  pour 
souffrir  et  courber  la  tête  comme  le  vulgaire  des  femmes. 

—  Eh  bien  !  poursuivit-elle,  je  ne  pouvais  être  heureuse,  moi, 
qu'à  la  condition  de  faire  un  Dieu  de  l'homme  aimé,  je  n'étais  ni 
une  sainte  qui  se  résigne,  ni  une  de  ces  épouses  dominatrices  qui 
se  contentent  d'être  maîtresses  dans  leur  ménage,  j'eusse  voulu 
pouvoir  admirer  mon  mai-i,  faire  de  lui  mon  maître,  et  c'était  mon 
mari  au  contraire  qui  semblait  craintif,  perplexe  et  méfiant  devant 
moi  comme  il  l'eût  été  devant  une  énigme. 

—  J'imagine,  fis-je  observer,  que  vous  deviez  être  pour  lui  une 
énigme  très  redoutable  en  effet;  et  je  ne  puis  m'empêcher  de  le 
plainih'e  presque  autant  que  vous. 

—  Je  crois  qu'il  se  plaignit  avant  moi,  dit  M'""  de  Villard;  pour 
ma  part,  je  ne  trouvai  mon  sort  réellement  misérable  que  lorsque 
ma  belle-mère  me  manqua.  Tant  qu'elle  avait  été  là,  j'étais  restée 
dupe  de  l'espèce  de  mirage  qu'avait  créé  autour  de  moi  son  habi- 
leté profonde.  Klle  s'efforçait  si  bien  de  me  faire  croire  à  ce  qu'elle 
appelait  mon  bonheur,  qu'elle  y  réussissait  presque.  Sans  doute 
elle  eût  voulu  rendre  la  vie  que  je  m'étais  laissé  imposer  aussi 
douce  que  possible;  elle  me  dirigeait,  elle  conseillait  son  fils.  Con- 
naissez-vous ce  conte  bleu  où  des  noix  sèches  sont  transformées 
en  diamans  par  la  magie  d'un  coup  de  baguette  ?  Ma  marraine  était 
capable  d'opérer  ces  prodiges,  mais  un  jour,  vous  savez,  les  diamans 
redeviennent  autant  de  vieilles  coquilles  autour  du  cou  de  la  prin- 
cesse désabusée.  Il  est  vrai  que  je  n'avais  jamais  cru  les  miens  d'une 
bien  belle  eau;  il  fallut  toutefois  que  M'"*"  Danemasse  disparût  pour 
que  je  me  rendisse  compte  du  peu  qu'ils  valaient.  Ma  belle-mère  fut 
enlevée  en  quelques  jours  par  une  maladie  aiguë.  Sa  mort  me  laissa 
seule  et  désemparée  en  face  de  mon  mari.  Alors  je  vis  clair  :  le 


GEORGETTE.  769 

pays  me  parut  lugubre,  la  maison  me  fit  l'effet  d'im  tombeau, 
tout  l'ensemble  de  ma  destinée,  M.  Danemasse  compris,  me  devint 
insupportable.  L'ennui,  un  ennui  écrasant,  mortel,  s'était  emparé 
de  moi.  Mon  mari  s'en  aperçut,  bien  qu'il  fût  peu  perspicace,  et 
m'emmena  passer  quelques  mois  d'hiver  à  Paris,  où  il  vécut,  quant 
à  lui,  à  peu  près  comme  aux  Granges,  enfermé  dans  son  cabinet, 
plongé  dans  ses  paperasses;...  il  n'aimait  ni  les  arts,  ni  le  luxe,  ni 
les  plaisirs  :  le  peu  de  gens  que  je  recevais  considéraient  M.  Dane- 
masse comme  un  vrai  sauvage,  une  sorte  de  maniaque.  A  peine 
pouvais -je  le  décider  à  m'accompagner  au  théâtre,  où  il  bâillait 
le  plus  souvent,  n'étant  capable  de  s'intéresser,  je  suppose,  qu'aux 
veines  d'un  silex  ou  à  l'aile  d'un  coléoptère.  Cependant  je  compris 
pour  la  première  fois  tout  ce  que  l'argent  peut  procurer  de  jouis- 
sances dans  une  vie  élégante  et  mondaine;  par  contre,  à  quoi  me 
servait  le  raien?  Il  avait  servi  à  provoquer  la  cupidité  des  coureurs 
de  dot,  à  me  faire  épouser  par  intérêt...  Aussitôt  que  j'eus  entrevu 
le  monde  si  peu  que  ce  fût  et  mesuré  l'importance  qu'on  y  donne 
aux  richesses,  cette  idée  me  vint  et  elle  acheva  de  nuire  à  M.  Dane- 
masse dans  mon  esprit. 

—  Permettez-moi  une  question,  dis-je  en  réprimant  un  sourire 
ironique,  cette  idée,  assez  naturelle  d'ailleurs,  ne  vous  l'a-t-on  pas 
suggérée  plutôt  qu'elle  ne  vous  est  venue? 

Elle  rougit  légèrement  et  détourna  la  tête. 

—  Je  ne  me  trompe  pas,  vous  avez  senti  toute  l'étendue  des  torts 
qu'on  avait  eus  envers  vous,  lorsqu'apparut  à  l'horizon  de  votre 
immense  ennui  M.  de  Thymerale?.. 

—  Eh  bien!  oui!  s'écria-t-elle  avec  un  soudain  éclat  de  fran- 
chise. Le  hasard  nous  mit  en  présence  et  je  sentis  aussitôt  que  toutes 
les  rêveries  enthousiastes  dont  s'était  bercée  ma  jeunesse  n'avaient 
pas  menti,  qu'il  n'y  avait  de  mensonges  que  les  froids  raisonne- 
mens  et  les  vulgaires  convenances  qui  avaient  présidé  à  mon  ma- 
riage. J'essayai  de  lutter,  je  voulus  fuir  et  priai  M.  Danemasse  de 
me  ramener  aux  Granges...  Celui  que  je  redoutais  m'y  suivit,  et... 
je  ne  crois  pas  nécessaire,  ajouta  M'""  de  Villard  dont  les  joues  s'é- 
taient vivement  colorées  en  parlant,  je  ne  crois  pas  nécessaire  d'in- 
sister sur  un  événement  de  ma  vie  que  tout  le  monde  connaît. 
M.  de  Thymerale  avait-il  calculé  dès  le  premier  jour  les  consé- 
quences inévitables  d'un  amour  tel  que  celui  qu'il  m'offrait?  Je  ne 
sais,.,  mais  pour  moi  il  n'y  avait  pas  de  demi-mesures  ni  de  transac- 
tions possibles.  J'étais  incapable  de  tromper.  Je  le  lui  dis.  Je  lui 
dis  hardiment  que  je  pouvais  mourir  s'il  refusait  d'accepter  le  don 
de  toute  ma  vie,  mais  que  je  ne  me  partagerais  jamais  entre  un 
amant  et  mon  mari.  Il  eut  peur  un  instant,.,  oh  !  peur  pour  moi  de 

TOMB  XXXV.  —  1879.  49 


770  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  réprobation  à  laquelle  je  m'exposais  ;  il  ne  se  croyait  pas  digne, 
disait- il,  d'un  si  grand  sacrifice  ;  ses  scrupules  tinrent  peu  contre 
un  entraînement,.,  que  je  partageais  au  point  de  n'éprouver  ni 
combat  ni  hésitation,  ni  remords.  Je  me  disais  :  —  M.  Danemasse 
a  voulu  ma  fortune.  Qu'il  la  garde!..  Moi  je  quitterai  son  nom,  je 
redeviendrai,  pour  disposer  de  moi-même,  Blanche  de  Villard..  11 
n'y  aura  plus  de  ¥""•  Danemasse.  —  Ces  arrangemens  eussent 
suffi  à  me  mettre  l'esprit  en  repos,  si  le  vertige  auquel  je  cédais 
m'eût  permis  de  réfléchir. 

—  El  Geoigette?.. 

Ces  deux  mots  m'échappèrent  malgré  moi.  Il  y  avait  longtemps 
déjà  que  j'aurais  voulu  parler  de  Georgette,  jeter  au  milieu  de  cette 
orgueilleuse  justification  de  la  passion  triomphante  le  reproche  si 
naturel  : 

—  Mais  votre  enfant?  votre  enfant?..  Il  était  là  dans  c»  tte  maison 
que  vous  qualifiez  de  tombeau,  et  que  son  sourire  aurait  dû  égayer, 
il  était  là  pour  vous  faire  comprendre  autrement  le  devoir,  et  la 
famille,  et  la  douleur,  et  le  sacrifice,  et  toute  la  vie,  pour  v(jUS 
inspirer  ce  besoin  de  soufirir  et  de  se  dévouer  qu'éprouvent  les  vraies 
mères,  pour  vous  guider  au  milieu  des  écueils  et  vous  aider  à  ré- 
sister même  à  cet  irrési-tible  amour?..  —  Mais  je  n'osai  pas...  De 
quel  droit  aurais-je  parlé?  Et  à  quoi  bon  maintenant?.. 

—  Georgette?  dit-elle  en  relevant  mon  exclamation.  Eh  bien  !  je 
l'ai  emmenée...  Croyez-vous  que  fidée  eût  pu  me  venir  de  l'a- 
bandonner?.. Philippe  a  été  généreux  jusqu'au  bout,  reprit-elle 
après  avoir  attendu  un  instant  ce  que  je  pouvais  avoir  à  répondre 
et  ce  que  je  retins  prudemment  sur  mes  lèvres.  Il  m'a  prise  tout  à 
lui  pour  toujours,  moi,  mon  enfant  et  la  pauvreté  qui,  croyait-il, 
devait  être  mon  partage,  car  nous  ne  pouvions  prévoir  ni  l'un  ni 
l'autre  la  résolution  de  M.  Danemasse. 

—  Quelle  résolution?  demandai-je  avec  curiosité. 

—  Oh!  une  sorte  de  vengeance,  quand  on  y  songe,.,  mais  qui 
indiquait  cependant  un  désintéressement  auquel  j'étais  loin  de  m'at- 
tendre...  M.  Danemasse  ne  voulut  garder  rien  qui  iût  à  moi.  Philippe 
s'attendait  à  ce  qu'il  nous  poursuivît,  à  ce  qu'il  le  provoquât...  Il 
ne  fit  que  m'iuformer  de  ses  intentions  par  l'entremise  d'un  homme 
d'affaires  dévoué  à  mes  intérêts  et  que  j'avais  vu  à  Paris  pour  le 
prier  de  s'occuper  de  la  vente  de  quelques  diamans...  Quoique 
j'eusse  accepté  de  tout  devoir  à  celui  qui  allait  être  le  compagnon 
de  ma  vie,  je  ne  me  résignais  pas  sans  peine  à  une  telle  dépen- 
dance, pour  ma  fille  surtout,...  moins  généreuse  que  lui  en  ceci, 
je  le  reconnais...  Je  voulais  donc  me  défaire  d'un  superflu  incom- 
patible, pensais-je,  avec  ma  situation  nouvelle.  Cette  situation,  je 
m'y  préparais  avec  joie,  devait  être  aussi  modeste  que  possible. 


GEOllGETTE.  771 

Mais  M.  Danemasse  ne  l'entendait  pas  ainsi.  Il  me  fit  dire  que  mes 
revenus  me  parviendraient  régulièrement  en  quelque  lieu  qu'il  me 
plût  de  vivre. 

—  Et  vous  n'avez  plus  entendu  parler  de  votre  mari? 

—  Jamais. 

—  Il  n'a  rien  tenté  pour  revoir  sa  fille,  pour  vous  la  reprendre?.. 

—  Non,  dit  M'"  de  Villard  en  pâlissant  un  peu,  mais  il  m'a  fait 
parvenir,  il  y  a  longtemps  déjà,  —  toujours  par  la  même  voie,  — 
une  lettre  avec  cette  suscription  :  —  Pour  être  remise  à  Georgette 
Danemasse,  le  jour  où  elle  aura  besoin  de  son  père. 

—  Vous  ne  savez  pas  ce  que  cette  lettre  renferme?.. 

—  Gomment  le  saurais-je?  Elle  est  cachetée.  • 
]\.jme  ^Q  Villard  répondait  d'une  voix  brève;  le  sujet  que  nous 

avions  abordé  lui  était  évidemment  fort  pénible.  Aussi  bien  que 
moi,  elle  devait  sentir  ce  qu'il  y  avait  de  noble  dans  cette  prétendue 
vengeance  du  mari,  répudiant  la  fortune  qu'on  l'accusait  d'avoir 
convoitée,  dépouillant  l'adultère  de  toute  poésie  et  de  toute  gran- 
deur par  cette  simple  renonciation,  permettant  à  sa  femme  de  garder 
son  enfant  comme  une  dernière  planche  de  salut  dans  la  vie  cou- 
pable où  elle  s'était  jetée,  songeant  cependant  aux  intérêts  futurs 
de  cette  enfant  et  se  fiant  assez  sinon  à  la  loyauté,  du  moins  aux 
sentimens  maternels  de  celle  qui  l'avait  trahi,  pour  la  laisser  libre 
de  décider  de  l'heure  et  des  circonstances  où  il  pourrait  être  utile 
à  Georgette  d'apprendre  qu'elle  avait  un  père. 

Ce  que  je  découvrais  là  modifia  singulièrement  la  première  opinion 
que  je  m'étais  formée  de  ce  botaniste  morose.  Je  compris  alors  que 
]\]iiie  (jg  Villard,  tout  en  n'ayant  pu  supporter  l'ennui  de  vivre  auprès 
de  lui,  ne  permît  pas  qu'on  le  calomniât. 

—  Et,  dis-je,  répondant  assez  indiscrètement  à  ma  propre  pensée, 
vous  n'avez  jamais  eu  de  regrets? 

Elle  me  jeta  un  regard  singulier  et  répliqua  : 

—  Jamais.  J'aime  M.  de  Tbymerale,..  —  d'un  ton  qui  mettait  fin 
très  nettement  à  la  conversation. 

YI. 

Ces  confidences  ne  resserrèrent  pas  les  liens  d'indécise  sympathie 
qui  existaient  entre  M""'  de  Villard  et  moi,  au  contraire.  Une  péche- 
resse non  repentie,  qui  trouve  dans  sa  faute  un  bonheur  hardiment 
proclamé,  sans  souci  des  devoirs  et  peut-être  des  affections  qu'il 
lui  a  fallu  fouler  aux  pieds  pour  atteindre  à  ce  bonheur,  sans 
préoccupation  apparente  des  fatalités  que  ce  bonheur  attirera  sur 
d'autres  encore  qu'elle-même,  ne  peut  inspirer  le  genre  de  com- 
passion émue  qui  parfois  s'attache  aux  femmes  le  plus  bas  tombées. 


772  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Celle-ci  se  parait  fièrement  de  sa  déchéance  ;  elle  en  était  à  cette 
heure  fugitive  où  la  puissance  infinie  d'amour  et  de  félicité  que 
renferme  notre  pauvre  cœur  humain  semble  satisfaite.  Le  dévoû- 
ment  le  mieux  intentionné  n'aurait  rien  pu  pour  la  maîtresse  de 
M.  de  Thymerale  ;  la  mettre  en  garde  contre  le  lendemain  eût  été 
inutile.  Elle  aurait  répondu  :  —  J'aime...  —  de  ce  ton  intrépide  qui 
m'avait  une  fois  déjà  fermé  la  bouche. 

Jamais,  depuis  l'entretien  qu'il  lui  avait  plu  de  provoquer  et  qui 
me  laissa  pénétré  du  vague  regret  d'avoir  fait  injure  à  M.  Danemasse, 
nous  ne  revînmes  sur  ces  choses  délicates.  Je  voyais  néanmoins 
M'""  de  Villard  plus  souvent  encore  que  par  le  passé  ;  elle  me  rappe- 
Tait  immanquablement  par  un  billet  quand  je  restais  deux  ou  trois 
jours  sans  me  présenter  chez  elle,  car  ce  n'était  qu'avec  moi  qu'elle 
pouvait  causer  de  Georgette;  elle  savait  que  la  présence  de  ma 
petite  nièce  d'adoption  me  manquait  beaucoup,  elle  savait  que 
j'allais  la  voir  à  son  pensionnat,  que  je  m'informais  avec  sollici- 
tude de  ses  progrès,  de  tous  les  détails  de  sa  vie  nouvelle  ;  seul  sur 
ce  point,  apparemment,  j'étais  digne  de  m'entendre  avec  la  mère  : 
aussi  Thymerale,  quand  il  venait  nous  interrompre,  me  compa- 
rait-il en  riant  à  demi  à  ce  marquis  d'Estréhan  dont  parlent  les 
mémoires  de  M"""  de  Genlis,  confesseur  des  vrais  secrets,  armé  de 
son  grand  âge  comme  d'unpasse-partout  pour  mieux  pénétrer  dans 
les  consciences  féminines,  homme  dangereux  à  sa  manière.  Il  était 
intéressant  alors  et  assez  triste  de  voir  M™*  de  Villard,  sérieuse  et 
attendrie  tout  à  l'heure,  changer  brusquement  de  ton,  entrer  dans 
ce  badinage  et  déguiser  sous  mille  folies  le  véritable  sujet  de  nos 
petits  conciliabules,  car  elle  ne  voulait  pas  que  Thymerale  s'aperçût 
qu'elle  souffrît  de  la  séparation  dont  il  avait  été  cause  ;  elle  tenait 
à  ce  qu'il  la  crût  toujours  en  plein  enchantement,  en  plein  ciel... 
Le  masque  auquel  les  femmes  savent  si  bien  avoir  recours  pour  ca- 
cher leurs  émotions  coupables  lui  servait  ici  pour  dissimuler  le 
sentiment  le  plus  pur  et  le  plus  digne  de  respect...  la  mère  cédait  la 
place  à  l'amante.  Jamais  je  n'ai  mieux  vu  combien  ces  deux  rôles 
sont  inconciliables:  l'un  fait  toujours  du  tort  à  l'autre,  de  quehfue 
illusion  que  se  paient  certaines  âmes  romanesques  qui  entrepren- 
nent de  les  remplir  à  la  lois. 

Peut-être  en  somme,  et  j'étais  le  premier  à  en  convenir,  avait-on 
pris  le  meilleur  parti  dans  l'intérêt  même  de  Georgette  :  les  prévi- 
sions de  M""  Despreux  s'étaient  réalisées,  elle  s'accoutumait  à  mer- 
veille au  régime  de  la  pension  et  nous  apportait  au  parloir,  quand 
nous  l'y  faisions  demander,  une  mine  souriante  où  ne  se  rellétait 
plus  nucuiie  mélancolie.  Son  antipathie  jalouse  contre  Thymerale 
s'apaisa  aussitôt  qu'elle  eut  cessé  d'avoir  chaque  jour  sous  les 
yeux  des  incidens  qui,  tout  voilés  qu'ils  fussent,  lui  auraient  sug- 


GEORGETTE.  773 

géré  à  la  longue  un  vague  soupçon  de  la  vérité;  il  ne  lui  resta, 
grâce  à  la  société  d'autres  enfans  de  son  âge,  que  des  pensées  et 
des  sentimens  d'enfant,  autant  du  moins  que  j'en  pouvais  juger. 
Une  vive  émulation  la  poussait  à  s'élever  dans  sa  classe  au  pre- 
mier rang;  ses  maîtres  attendaient  beaucoup  de  son  intelligence, 
ses  compagnes  la  recherchaient  comme  un  boute-en -train,  et  elle 
les  trouvait  charmantes  sans  exception,  mais  son  cœur  s'était  donné 
d'emblée  cependant  à  l'une  d'elles,  que  j'iippris  bientôt  à  connaître 
sous  le  nom  de  Denise,  car  il  n'était  question  que  des  perfections 
de  Denise;  on  m'invitait  à  me  munir  toujours  d'un  double  sac  de 
bonbons  et  d'une  double  provision  de  gâteaux  pour  Denise.  Cette 
fameuse  Denise  était  de  beaucoup  l'aînée  de  Georgette,  et  je  crois 
que  l'orgueil  d'être  en  termes  d'intimité  avec  une  grande  contri- 
buait à  l'engouement  de  ma  jeune  amie.  Dans  toute  autre  maison 
d'éducation,  la  différence  d'âge  les  eût  séparées,  mais  vu  le  petit 
nombre  des  élèves,  chez  M™-  Despreux  toutes  les  classes  se  réunis- 
saient pour  les  récréations,  les  filles  raisonnables  exerçant  même 
une  sorte  de  protection,  très  bien  entendue,  à  mon  avis,  envers  leurs 
cadettes.  J'entrevis  deux  ou  trois  fois  la  Denise  en  question,  brune 
et  délicate  personne,  au  sourire  pâle,  à  l'œil  profond,  qui  traversait 
les  limbes  de  l'âge  ingrat,  un  peu  plo\ée  comme  une  branche  de 
saule,  embarrassée  de  sa  croissance  hâtive  :  —  Une  eau  dormante, 
disait  M'"'  Despreux,  qui  se  piquait  de  connaître  à  fond  le  caractère 
de  toutes  ses  élèves,  mais  le  diable  n'y  perd  rien;  non  que  ce  ne 
soit  une  excellente  enfant,  — la  droiture  et  la  franchise  mêmes,  — 
mais  ce  qu'elle  veut  elle  le  veut  bien.  Heureusement  pour  Geor- 
gette l'entêtement  n'est  pas  un  mal  contagieux,  sans  quoi  elle  l'au- 
rait vite  gagné  dans  la  société  de  Denise  d'Orfeuil  !  —  Nous  enten- 
dîmes ainsi  pour  la  première  fois,  quinze  jours  après  l'entrée  de  Geor- 
gette au  pensionnat,  le  nom  de  famille  de  sa  nouvelle  amie,  nom  qui 
fit  tressaillir  M'""  de  Villard  en  lui  rappelant  la  désagréable  aventure 
qu'elle  avait  quelques  années  auparavant  subie  aux  Pyrénées.  Des 
rencontres  fâcheuses  auraient  lieu,  il  fallait  s'y  attendre,  dans  cette 
maison  que  je  croyais  avoir  si  bien  choisie  en  vue  de  les  éviter. 
J'essuyai  le  premier  feu  un  jour  que  j'étais  venu  seul  au  parloir. 
A  deux  pas  de  moi,  sur  une  banquette,  se  répandaient  les  falbalas 
de  M'"*  d'Orfeuil.  Elle  bondit  et  vint  à  moi  : 

—  Vous  ici?.,  par  quel  miracle?  Un  vieux  garçon  chez  des  pe- 
tites demoiselles?  Le  loup  dans  la  bergerie!  Il  y  a  des  siècles  que 
je  ne  vous  ai  vu...  depuis  le  mariage  de  Berthe,  n'est-ce  pas?  Main- 
tenant il  va  falloir  penser  à  celui  de  ma  fille  cadette,  Aurélie.  J'ai 
assez  d'une  ombre  à  la  fois  qui  m'accompagne  partout...  Oh  !  le  mé- 
tier de  mère!..  On  n'en  a  jamais  fini  avec  ses  corvées,  ([uand  on 
s'en  acquitte  consciencieusement,.,  aussi  j'ai  placé  ici  mon  troi- 


77A  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

sième  et  dernier  souci,  Denise.  C'est  un  nouvel  essai...  Berthe  avait 
été  élevée  au  couvent  de  ***,  où,  entre  nous,  je  puis  le  dire  mainte- 
nant qu'elle  est  mariée,  —  on  ne  lui  avait  rien  appris,  pas  même 
à  mettre  l'orthographe...  Aurélie,  elle,  a  suivi  des  cours,  c'est-à- 
dire  que  j'ai  été  gouvernante,  répétiteur,  esclave,  et  pis  que  cela, 
tant  qu'a  duré  cette  éducation...  Je  me  suis  bien  juré  qu'on  ne  m'y 
reprendrait  plus  et  j'ai  fait  une  dernière  expérience;  comme  cela  on 
pourra  dire  que  nous  avons  tâié  de  tout.  L'avantage  de  cette  mai- 
son-ci, c'est  qu'on  s'y  perfectionne  dans  les  langues  étrangères,.. 
un  diminutif  de  la  tour  de  Babel,  avez-vous  remarqué?  M'""  Des- 
preux m'assure  cependant  que  toutes  ces  Chinoises  et  Iroquoises 
sont  des  filles  bien  nées...  J'ai  confiance  en  elle,  la  connaissant  de 
longue  date,.,  elle  n'était  pas  faite  pour  le  métier  de  maîtresse  de 
pension,  pauvre  créature!..  Autrefois  nous  étions  du  mètiie  monde 
et  piesqiie  liées...  Ah!  voilà  Denise!.,  comme  elle  se  tient  mal!  A 
qui  donc  donns-t-elle  la  main? 

Denise  et  Georgette  entraient  en  effet  bras  dessus  bras  dessous 
comme  toujours.  La  première  alla  tendre  son  front  à  sa  mère,  qui 
lui  prédit  aussitôt  qu'elle  deviendrait  bossue,  la  seconde  courut  à 
moi  et  se  mit  à  fouiller  sans  façon  toutes  mes  poches.  Le  regard 
perçant  de  M™^  d'Orfeuil  glissa  sur  elle  sans  la  reconnaître,  bien  en- 
tendu, mais  nous  fûmes  moins  heureux  la  semaine  suivante.  La 
mère  de  Denise  se  trouvait  encore  là  quand  arriva  la  mère  de  Geor- 
gette; un  coup  d'oeil  qui  équivalait  à  une  déclaration  de  guerre  inso- 
lemment lancée  d'une  part,  tranquillement  acceptée  de  l'autre,  fut 
échangé  par  les  deux  femmes,  et,  en  sortant,  M""*  de  Villard  vit 
M'""  d'Orfeuil  gesticuler  avec  véhémence  dans  le  petit  salon  de  la 
directrice  en  reprochant  à  cette  dernière  la  composition  douteuse 
de  son  pensionnat,  qui  n'était  censé  abriter  que  des  filles  bien  nées; 
M'"^  Despreux  écoutait  avec  l'immuable  sourire  que  nous  lui  con- 
naissions. Sans  doute  elle  finit  par  faire  entendre  rai^^on  à  s  m  an- 
cienne amie,  car  cette  algarade  n'eut  pas  de  suites,  et  M'"*"  de  Villard, 
qui  s'attendait,  non  sans  angoisse,  à  ce  qu'on  la  priât  de  reprendre 
sa  fille,  continua  d'être  reçue  avec  les  mêmes  égards,  la  même 
ignorance  apparente  de  sa  véritable  situation.  Seulement,  à  quelque 
temps  de  là,  une  question  innocente  de  Georgette  la  fit  changer  de 
couleur  sous  son  voile. 

—  Pourquoi  donc  la  maman  de  Denise  m'en  veut-elle?  demanda 
la  petite  fille.  Je  suis  toujours  au  tableau  d'honneur  et  parmi  les 
plus  sages;.,  eh  bien!  elle  a  pourtant  défendu  à  Denise  de  jouer 
et  de  causer  avec  moi  comme  si  j'étais  d'un  mauvais  exemple, 
moi  qui  prends  exemple  en  tout  sur  Denise,  au  contraire.  C'est 
méchant,  n'est-ce  pas?..  Denise  n'a  rien  voulu  promettre,  et  elle 
m'a  dit:  —  Je  désobéirai,  va,  parce  que  je  t'adore!..  —  Bonne 


GEORGETTE.  775 

Denise!  Seulement,  tu  vois,  nous  ne  nous  faisons  plus  de  signes  au 
parloir,  nous  n'avons  plus  l'air  de  nous  connaître  en  public.  Il  le 
faut;...  mais  c'est  bien  injuste,  et  je  n'y  comprends  rien. 
Nous  comprenions,  hélas  !  sa  mère  et  moi! 

VII. 

L'intimité  défendue  persista  jusqu'à  l'époque  bien  douloureuse 
pour  Georgette  où  M"^  d'Orfeuil,  trouvant  sans  doute  sa  troisième 
fille  su  (Il -animent  versée  dans  la  connaissance  des  langues  étrangères, 
la  reprit  à  M'"*  Despreux;  elle  persista  même  au  delà,  car  Denise, 
suivie  d'une  femme  de  chambre,  venait  encore  de  loin  en  loin  ren- 
dre visite  à  ses  anciennes  compagnes,  parmi  lesquelles  Georgette 
était  toujours  appelée  au  parloir.  Nous  entendions  donc  parler  de 
cette  amie  exquise  et  incomparable  presque  autant,  que  par  le  passé  : 

—  Elle  commence  à  aller  dans  le  monde,  disait  Ge-orgette  à  sa 
mère;  i!  paraît  que  l'on  va  dans  le  monde  en  sortant  de  pension  et 
que  c'est  très  amusant.  Tu  m'y  conduiras  un  jour,  n'est-ce  pas, 
maman?  Denise  me  parle  de  toutes  les  maisons  où  elle  danse.  Il 
faudra  nous  y  faire  inviter. 

Deux  sentimens  nouveaux,  coïncidant  avec  le  retour  dans  sa 
famille  de  M""  d'Orfeuil,  s'éveillèrent  presque  à  la  fois  chez  Geor- 
gette :  le  désir  de  sortir  elle-même  de  pension  pour  aller  dans  le 
monde,  où  elle  rencontrerait  Denise,  et  une  bienveillance  soudaine, 
inexplic  ble,  pour  M.  de  Thymerale.  Elle  demandait  de  ses  nouvelles, 
ce  qu'elle  n'avait  jamais  fait,  et  elle  alla  jusqu'à  se  plaindre  de  ce 
qu'il  ne  venait  plus  chez  sa  mère  les  joui^s  de  congé.  M'"^  de  Villard, 
par  une  précaution  à  laquelle  Thymerale  se  prêtait  lui-même  assez 
volontiers,  l'éloignait  en  effet  de  la  maison  ces  jours-là.  Une  re- 
marque si  imprévue  la  remplit  d'étonnement  : 

—  Il  craint  peut-être,  répondit-elle,  de  nous  importuner,  et  puis,., 
autrefois  tn  ne  l'aimais  guère,  ce  pauvre  Thymerale...  Il  s'en  sou- 
vient probablement. 

—  J'en  serais  fâchée,  repartit  Georgette  avec  vivacité;.,  si  je 
l'avais  en  grippe,  c'est  que  je  le  jugeais  mal...  J'étais  si  petite! 
Maintenant  je  serais  contente  de  le  voir  au  contraire. 

—  Et  peut-on  vous  demander  ce  qui  vous  a  fait  changer  d'avis 
aussi  complètement?  hasardai-je. 

—  C'est  une  personne  en  qui  j'ai  toute  confiance  et  que  j'aime 
beaucoup,.,  beaucoup...  En  disant  cela  je  la  nomme,  n'est-ce  pas? 
C'est  Denise. 

—  Comment!  s'écria  M"*  de  Yillard,...  elle  le  connaît? 

—  Mais  oui;...  elle  va  tous  les  mercredis  travailler  pour  les  pau- 
vres chez  la  tante  de  M.  de  Thymerale,  la  chanoinesse,  M"*  de  Bri- 


776  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

nay,..  et  il  paraît  que  là  elle  le  rencontre  quelquefois.  M°«  de  Brinay, 
qui  est  une  vieille  fille  pourtant,  passe  sa  vie  à  faire  des  mariages, 
ajouta  Georgette  en  riant;  déjà  elle  a  proposé  plus  d'un  bon  parti 
pour  Denise,  mais  Denise  ne  veut  pas  se  marier... 

Et  Georgette  pinça  les  lèvres  de  l'air  d'une  personne  qui,  toute 
fière  d'être  dépositaire  d'un  secret,  trouve  néanmoins  ce  secret  pe- 
sant et  brûle  de  le  répandre. 

—  Jamais?.,  jamais? 

—  Oh  !  quelle  idée!..  Je  veux  dire  seulement  qu'elle  n'épousera 
que  celui  qui  lui  plaît  et  que  celui-là  ne  se  presse  pas  de  faire 
attention  à  elle.  Je  parie  que  vous  avez  déjà  deviné  qui  est  celui-là? 
acheva  Georgette  d'un  air  fin. 

—  Ce  ne  serait  pas  Thymerale? 

—  Oh!  s'écria-t-elle  en  battant  des  mains,  vous  êtes  sorcier,  ma 
parole,  car  enfin  je  ne  l'ai  pas  dit!  Vous  êtes  témoins  tous  les  deux 
que  je  ne  l'ai  pas  dit...  Seulement  maintenant  que  vous  savez... 
Gomme  c'est  singulier,  n'est-ce  pas?  il  doit  être  si  vieux!..  Mainte- 
nant que  vous  savez,  aidez  donc  un  peu  cette  pauvre  Denise.  Peut- 
être  M.  de  Thymerale, qui  est  très  distrait,  ne  la  regardera-t-il  jamais 
au  milieu  d'autres  jeunes  filles...  Tandis  que,  si  vous  lui  disiez  tout 
simplement  :  —  Cette  petite,  à  côté  de  qui  vous  passez  sans  la  voir, 
est  un  trésor...  —  Qui  sait?..  Il  a  grande  confiance  en  toi,  chère 
maman,  nous  le  connaissons  depuis  si  longtemps!  Essaie,  je  l'en 
prie... 

M""«  de  Villard,  tandis  que  Georgette  parlait  en  la  câlinant,  pas- 
sait d'un  air  pensif  la  main  sur  les  cheveux  de  sa  fille  et  regardait 
droit  devant  elle,  le  sourcil  contraclé.  J'étais  aussi  mal  à  l'aise 
qu'elle  paraissait  l'être  elle-même.  Malheureuse  mère  qu'un  mot 
de  son  enfant  peut  faire  rougir...  combien  je  la  plaignais!.. 

—  Tu  lui  en  parleras  bien  mieux  que  moi,  dit  enfin  M"""  de  Vil- 
lard  avec  cet  aplomb  déses|)éré  qui  vient  toujours  en  aide  aux 
femmes  dans  les  situations  difficiles.  Dimanche  prochain,  puisque 
tu  le  désiies,  M.  de  Thymerale  dînera  avec  nous. 

—  Oh  !  je  n'oserai  jamais  !  s'écria  Georgette ,  devenant  toute 
rouge,  et  puis  ce  serait  trahir  Denise  ! 

Néanmoins,  le  dimanche  suivant,  elle  osa  dans  une  certaine  me- 
sure. J'élais  du  dîner.  Thymerale  fit  bonne  mine  à  Georgette,  la 
complimenta  gaîment  et  rompit  la  glace  par  des  plaisanteries,  si 
bien  qu'elle  se  mit  à  l'intriguer  avec  une  gaîté  égale  à  la  sienne, 
lui  affirmant  que,  sans  le  voir,  elle  était  au  courant  de  tous  ses  faits 
et  gestes...  Oh!  il  avait  beau  se  dérober,  elle  était  fée...  Pour  le 
prouver,  elle  lui  raconta  une  foule  d'incidens  puérils  qui  le  con- 
cernaient plus  ou  moins  et  qui  s'étaient  passés  dans  le  salon  de 
M'"''  de  Brinay. 


GEORGETTE.  777 

—  Ah!  çà,  dit-il,  quel  espion  avez-vous  mis  à  mes  trousses?..  Je 
suis  curieux  de  le  savoir. 

Là-dessus  elle  se  renversa  sur  sa  chaise  en  riant  de  ce  beau  rire 
clair  de  l'enfance  qui  est,  bon  gré  mal  gré,  communicatif.  M'"^  de 
Villard  seule  ne  s'y  joignit  pas. 

—  Allons!  ne  le  tourmente  plus,  dit-elle  à  la  fin  d'un  ton  bref. 
Puis  se  tournant  vers  Thymerale  : 

—  Georgette  a  une  petite  amie  qui  vous  rencontre  chez  votre 
tante  de  Brinay.  Je  ne  vous  savais  pas,  par  parenthèse,  si  assidu 
chez  cette  tante-là. 

—  Oh  !  assidu  !..  J'y  vais  trois  ou  quatre  fois  dans  l'hiver,  et  ces 
visites  ne  sont  pas  des  parties  de  plaisir.  Mais  M'"''  de  Brinay  com- 
pose à  elle  seule  toute  la  famille  qui  me  reste,  je  suis  son  unique  hé- 
ritier,., je  lui  dois  donc  quelques  égards,  reprit  en  riant  Thyme- 
rale, et  le  meilleur  moyen  de  garder  ses  bonnes  grâces  est  d'aller 
croquer  des  gâteaux  secs,  très  secs,  entre  quatre  et  cinq  heures  à 
ses  mercredis.  L'effort  est  méritoire,  car  ils  ne  sont  pas  précisé- 
ment f(jlàtres,  les  mercredis  de  ma  tante!  Figurez -vous  un  vé- 
nérable hôtel  rue  Saint-Guillaume ,  un  hôtel  borné  à  droite  par 
un  orphelinat,  à  gauche  par  un  magasin  d'articles  de  dévotion. 
D^.vant  cet  hôtel  stationne  à  jour  fixe  une  longue  file  de  voitures, 
et  de  chacune  de  ces  voitures,  armoriées  pour  la  plupart,  descend 
une  femme  en  tenue  ascétique,  robe  noire  couvrant  discrètement 
jusqu'au  bout  de  la  bottine,  moins  de  cheveux  et  plus  de  chapeau 
qu'à  l'ordinaire,  l'air  angélique  et  pénétré  que  prend  toute  dévote 
partant  en  tournée  d'aumônes  ou  en  conquête  d'âmes.  On  se  salue 
avec  le  muet  recueillement  qui  sanctifie  les  politesses  échangées 
après  vêpres  sur  les  degrés  de  Saint-Thomas-d'Aquin.  L'aspect  de 
la  maison  et  du  jardin  prépare  à  celui  de  la  maîtresse  de  céans. 
Jamais  on  n'a  sarclé  l'herbe,  qui  pousse  où  bon  lui  semble,  même 
«ntre  les  pierres  disjointes  du  perron  conduisant  à  notre  ouvroir. 
C'était  il  y  a  cent  ans  un  salon  où  l'on  tenait  bureau  d'esprit;  mais 
les  caillettes  qui  seraient  venues  il  y  a  cent  ans,  une  bobine  de 
parfilage  dans  leur  sac,  se  piquent  maintenant  les  doigts  sur  des 
layettes  de  grosse  toile  destinées  aux  enfans  trouvés,  aux  petits 
Chinois  et  autres  petits  mécréans. 

Dans  ce  salon  ,  poursuivit  Thymerale ,  qui  se  battait  les  flancs 
pour  égayer  Georgette  et  chasser  les  nuages  qui  assombrissaient  le 
front  de  sa  mère,  Jean,  le  vieux  valet  de  chambre  qui  a  l'air  d'un 
sacristain  en  livrée,  introduit  chaque  nouvelle  venue.  La  maîtresse 
de  la  maison  salue  d'un  signe  de  tête,  car  il  est  réglé  dans  les  sta- 
tuts de  l'association  qu'on  évitera  de  se  lever  afin  de  ne  pas  dérober 
aux  pauvres  un  seul  instant  de  zèle,  et  l'on  s'assied  en  rond  autour 
des  grandes  tables  de  travail. 


778  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  En  somme ,  c'est  très  bien  de  la  part  de  toutes  ces  belles 
dames,  fit  observer  Georgette,  c'est  de  la  charité.  Pourquoi  donc 
n'y  vas-tu  pas,  maman,  toi  qui  es  si  adroite  l'aiguille  à  la  main? 
M'""  de  Brinay  serait  ravie.  Tu  dois  connaître  M""'  de  Brinay,  puisque 
son  neveu... 

—  Non,  interrompit  précipitamment  Tbymerale,  les  yeux  fixés 
sur  le  fond  de  son  assiette,  votre  maman  ne  s'est  jamais  souciée 
de  faire  connaissance  avec  la  bosse  et  le  nez  rouge  de  M"^  de  Bri- 
nay; je  ne  veux  pas  dire  que  ce  soit  une  méchante  personne,  mais 
elle  a  tant  de  ridicules  ! 

—  Lesquels? 

—  D'abord  elle  s'appelle  Rogatienne. 
Georgette  par  lit  d'un  éclat  de  rire. 

—  Et  puis  des  ridicules  de  vanité...  On  vous  aura  dit,  puisque 
vous  savez  tout,  qu'elle  est  madame  et  comtesse  du  droit  que  con- 
fère auxchanoinesses  le  chapitre  le  plus  ancien  du  monde  chrétien. 
Le  grand  cordon  et  la  croix  d'émail  qu'elle  a  le  droit  de  porter  ont 
conso'é  ma  tante  Bogatienne  d'être  horriblement  défigurée  par  la 
petite  vérole... 

—  Tant  mieux,  pauvre  femme  !  Vous  ne  lui  connaissez  pas  d'au- 
tres défauts? 

—  Mon  Dieu  1  répliqua  Thymerale,  pressé  sans  miséricorde,  en 
critiquant  ses  ridicules,  je  pensais  surtout  à  ceux  de  son  salon.  11 
est  certain  que  plus  d'une  sotte  vient  chez  elle  pour  avoir  l'horP- 
neur  de  s'asseoir  à  côté  de  quelque  duchesse  qui  ailleurs  ne  lui 
eût  jamais  adressé  la  parole,  pour  quêter  des  invitations  dans  le 
grand  monde,  ou,  comme  M""''  d'Orfeuil,  cette  peste,  pour  marier 
ses  filles...  —  Georgette  me  poussa  vivement  le  coude.  —  Car, 
reprit  Thymerale,  il  s'est  décidé  plus  de  mariages  dans  ee  cénacle 
qu'en  aucun  autre  lieu  du  monde.  Par  contre,  la  plus  grosse  dot, 
les  quartiers  de  noblesse  les  plus  irréprochables  ne  suffiraient  pas 
toujours  de  l'autre  côté  de  l'eau  pour  établir  le  mérite  d'une  demoi- 
selle à  marier,  si  l'on  n'y  ajoutait  le  prestige  d'une  année  au  moins 
de  mercredis  chez  la  cointesse  de  Brinay.  Votre  amie,  puisque  vous 
avez  une  a  nie  dans  îa  place,  a  dû  vous  dire  cela... 

—  Il  y  a  aussi,  ajouta  Thymerale  à  demi-voix,  en  s'adi-essant 
à  M""=  de  Villard,  tandis  que  Georgette  se  penchait  vers  moi  pour 
parler  tout  bas  de  Denise,  il  y  a  aussi  bon  nombre  d'hypocrites 
qui  viennent  chercher  là  un  certificat  de  vertu.  Tenez,  M"'"  de  Saint- 
Béat  elle-même  traverse  quelquefois  le  salon  comme  un  ouragan, 
en  semant  sur  son  passage  de  petits  béguins  fabriqués  par  sa  femme 
de  chambre  ou  des  ornemens  d'église  taillés  dans  ses  vieilles  robes 
de  bal.  Il  n'en  faut  pas  davantage  pour  que  le  lendemain  on  dise 
en  chœur  à,  ce  pauvre  diable  de  Saint-Béat,  qui  vient,  en  jaloux 


GEORGETTE.  779 

qu'il  est,  aux  informations  chez  ma  tante,  que  sa  femme  a  édifié 
l'ouvroir...  Elle  n'a  fait  cependant  qu'y  passer  sous  prétexte 
qu'elle  était  en  train  de  visiter  les  pauvres  et  qu'elle  avait  encore 
dix-sept  étages  à  monter...  Si  on  la  rencontre  en  fiacre,  dans  des 
quartiers  peu  fréquentés,  c'est  encore  pour  les  pauvres...  Les  pau- 
vres ont  bon  dos  ! 

—  Qu'est-ce  que  vous  dites?  demanda  Georgette,  qui  n'avait 
entendu  que  la  fin  de  la  phrase. 

—  Nous  parlons  de  l'abbé  Coussin,  répondit  effrontément  Thy- 
merale,  du  bon  abbé  Coussin,  doux,  replet  et  arrondi  comme  son 
nom,  qui  visite  quelquefois  le  salon-atelier  de  la  rue  Saint-Guil- 
laume... 

—  Oh  !  oui,  s'écria  Georgette,  Denise  m'a  parlé  de  lui...  Il  exhorte 
ces  dames  et  il  les  flatte  un  peu  aussi... 

—  S'il  les  flatte!  J'ai  entendu  sa  dernière  allocution.  Sainte 
Elisabeth  de  Hongrie,  sainte  Chantai,  la  fleur  de  l'aristocratie  cé- 
leste lui  fournissaient  des  comparaisons  qui  n'étaient  pas  trop  au 
désavantage  du  paradis  de  ma  tante.  11  place  en  tête  de  tous  les 
mérites  l'active  charité  de  «  ces  chères  abeilles  du  bon  Dieu  » 
(c'est  son  mot),  et  les  chères  abeilles  en  l'écoutant  prennent  des  poses 
séraphif|ues... 

—  Que  vous  êtes  méchant!  s'écria  Georgette,  et  que  vous  êtes 
drôle!..  Il  me  semble  entendre  Denise... 

—  Denise, c'est  votre  amie  qui  me  connaît?  demanda  Thymerale. 
Georgette  fit  un  signe  affirmatif. 

—  Comment  est-elle,  cette  fine  mouche? 

—  Oh  !  charmante... 

—  Ces  demoiselles  le  sont  toutes...  Vous  ne  m'apprenez  donc 
rien. 

—  Rappelez  vos  souvenirs,  Thymerale,  dis-je  malicieusement. 
Une  grande  brune,  un  peu  maigre... 

—  Mince  tout  au  plus,  interrompit  Georgette  avec  indignation. 
Et  depuis  que  vous  ne  l'avez  vue,  elle  a  beaucoup  engraissé. 

—  Signe  particulier,  continuai-je,  force  taches  de  rousseur,  ce 
qui  est  rare  avec  les  cheveux  noirs. 

Georgette  se  récria  :  —  Quelle  calomnie!  Des  taches  de  rous- 
seur! elle  n'en  a  que  deux  ou  trois  et  si  bien  placées  dans  le  rose 
des  joues  !  Cela  lui  donne  un  petit  air  hâlé  dont  tout  le  monde  lui 
fait  compliment. 

—  Calinez-vous,  dit  gravement  Thymerale,  je  raffole  des  taches 
de  rousseur  et  le  portrait  que  cet  homme  mal  intentionné  me  fait 
de  votre  amie  ne  lui  nuit  en  aucune  façon,  au  contraire;  mais  je 
ne  crois  pas  l'avoir  jamais  aperçue.  Il  y  en  a  tant  de  ces  petites 
filles  ! 


780  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  li  y  en  a  bien  peu  qui  la  valent,  repartit  Georgette  d'un  ton 
piqué  ;  d'ailleurs  Denise  n'est  pas  une  petite  fille  ;  elle  a  dix-sept 
ans  et  demi. 

—  Vraiment!  dit  Thymerale  avec  indifférence.  Alors  M'"''  de 
Brinay  doit  penser  déjà  à  la  marier.  Quelques  jeunes  gens  rôdent 
autour  de  cet  assortiment  de  vertus  chrétiennes  et  de  dots  rondes 
patronné  par  ma  tante;  à  l'un  elle  impose  des  billets  de  loterie,  à 
l'autre  elle  recommande  un  livre  de  dévotion,  à  tous  elle  distribue 
des  conseils.  Il  ne  leur  faut  pas  beaucoup  d'esprit  pour  faire  ainsi 
leur  chemin. 

—  Et  vous?.,  quels  conseils  peut-on  bien  vous  donner?  demanda 
M""'  de  Yillard  d'une  voix  sèche  qui  chez  elle  trahissait  toujours 
l'émotion  contenue.  On  vous  presse  de  vous  marier,  je  suppose? 

—  Naturellement...  depuis  des  siècles...  et  vous  savez  avec  quel 
succès.  Il  n'est  plus  temps  pour  moi  de  songer  à  faire  mon  chemin. 
J'ai  passé  l'âge.  Qu'en  dites-vous,  M"'  Georgette  ? 

—  Mais,  je  ne  trouve  pas,  répondit  celle-ci  en  devenant  pourpre 
comme  si  elle  eût  livré  à  la  fois  tous  les  secrets  de  son  amie.  11  y  a 
des  jeunes  filles  qui  aiment  les  vieux  maris,  et  si  vous  vouliez... 

Thymerale  la  déconcerta  en  lui  faisant  un  beau  salut  comme  pour 
la  remercier  de  son  indulgence. 

—  Vous  entendez  votre  fille,  madame,  je  ne  serais  plus  qu'un 
vieux  mari... 

jypne  (jg  Yillard  prit  part  à  notre  gaîté,  mais  sourire  était  un  peu 
nerveux,  et  elle  tourmentait  le  tapis  du  bout  de  son  pied  avec  impa- 
tience. 

—  Mon  Dieu  !  me  dit  Georgette  à  l'oreille,  je  m'y  suis  mal  prise, 
je  crois...  c'est  votre  faute  aussi...  Gomment  faire?.. 

—  Bah!  répondis-je  en  guise  de  consolation,  il  saura  la  recort- 
naître  maintenant.  Les  taches  de  rousseur  sont  un  signalement. 

Furieuse,  elle  refusa  de  me  dire  bonsoir. 

Tandis  que  M'""  de  Villard  reconduisait  elle-même  sa  fille  au 
pensionnat  «luelques  minutes  après,  Thymerale  alluma  une  ciga- 
rette, se  jeta  dans  un  fauteuil  et  se  mit  à  fumer  en  silence.  Je  l'ob- 
servais, essayant  de  suivre  ses  pensées  dans  les  spirales  bleues  qui 
montaient  rêveuses  vers  le  plafond. 

—  Comme  les  enfans  grandissent  vite!  dit-il  enfin.  Georgette  ne 
pourra  rester  bien  longtemps  en  pension...  Que  fera-t-on  d'elle 
ensuite?  ajoula-t-il  après  une  panse. 

—  Oui,  que  fera-t-on  d'elle?  répétai-je  comme  un  écho. 

Il  continua  de  fumer,  puis  haussant  les  épaules  :  —  Pauvre 
petite  ! 

Je  crois  que  pour  la  première  fois  il  pensait  au  tort  irréparable 
que  lui  avait  fait  sa  mère,  au  tort  dont  il  était  complice.  Cette  jeune 


GEORGETTE.  781 

destinée  prise  et  broyée  entre  l'élan  de  leur  passion  et  la  rigueur 
des  lois  sociales,  lui  inspirait  de  la  pitié;  ce  ne  fut  qu'un  éclair. 

Thymerale,  semblable  à  beaucoup  d'hommes  de  ce  temps-ci, 
avait  adopté  la  doctrine  commode  du  combat  pour  l'existence,  pour 
le  bonheur,  pour  le  succès,  et  la  poussait  à  ses  dernières  limites. 
Il  lui  semblait  naturel  et  fatal  qu'un  certain  nombre  de  victimes 
subalternes  fussent  immolées  à  la  satisfaction  des  instincts  de  quel- 
ques privilégiés.  S'il  fallait,  quand  on  enlève  une  belle  jeune 
femme  dont  on  est  amoureux,  réfléchir  que  l'on  brise  du  même 
coup  l'avenir  d'une  petite  fdle  encore  presque  au  berceau,  ce  serait 
trop  ridicule!  Et  pourtant  ce  soir-là  Thymerale  se  sentait  attendri 
malgré  lui  par  la  candeur  de  cette  enfant  prête  à  entrer  si  confiante 
dans  le  monde,  qui  ne  lui  réservait  que  des  humiliations  et  des  dé- 
boires... peut-être  allait-il  jusqu'à  s'adresser  des  reproches.  Plus 
probablement  il  accusa  tout  bas  la  femme  qu'un  fol  amour  pour 
lui  avait  entraînée  sans  doute,  mais  qui  après  tout  était  mère  et  qui 
à  ce  titre  aurait  dû  résister.  Oui,...  il  l'accusa,...  je  le  vis  à  l'expres- 
sion dure  de  son  visage  tout  à  l'heure  ému,...  et  après  tout,  c'était 
sinon  le  meilleur  moyen,  du  moins  le  plus  facile  de  se  mettre  la 
conscience  en  repos. 


VIII. 

A  dix-sept  ans,  quand  elle  sortit  de  pension,  Georgette  était  vrai- 
ment une  aimable  créature  sincère  et  bonne,  simple  et  enjouée, 
facile  à  rendre  heureuse.  Elle  ressemblait  beaucoup  à  sa  mère,  bien 
qu'elle  fût  loin  d'être  aussi  belle  ;  mais  sa  physionomie  était  diffé- 
rente, franche  jusqu'à  l'indiscrétion  au  lieu  d'être  impénétrable. 
Je  m'amusais  parfois  à  les  comparer  :  celle-ci,  pensais-je,  n'exigera 
de  la  vie  que  ce  qu'elle  peut  donner ,  elle  ne  s'égarera  pas  dans 
des  rêves,  elle  se  contentera  du  lot  le  plus  modeste  pourvu  qu'il  lui 
soit  permis  d'exercer  dans  le  cercle  étroit  de  la  famille  son  dévoû- 
ment  et  cette  grâce  étrangère  à  toute  coquetterie  qui  n'est  le 
partage  que  de  quelques  femmes  d'élite,  cette  grâce  qu'on  a  si  bien 
définie  :  la  bonté  en  action.  Le  devoir  lui  sera  facile,  et  comme 
naturel.  Sa  piété  est  celle  d'un  petit  enfant;  toutes  les  raisons  que 
l'autre  invoque  pour  s'être  détournée  des  pratiques  religieuses 
n'auraient  rien  pu  contre  une  foi  aussi  ferme  et  aussi  naïve  ;  il 
n'y  a  en  elle  aucun  désir  de  briller,  elle  est  capable  de  s'attacher 
naïvement  et  pour  toujours  au  premier  honnête  homme  qui  lui  dira 
qu'il  l'aime,  sans  s'inquiéter  que  cet  honnête  homme  bien  épris 
ressemble  ou  non  à  un  héros  de  roman;  avec  lui,  elle  s'accommo- 
dera de  tous  les  genres  d'existence: elle  saurait  vivre  contente,  en 


782  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fermière,  à  la  campagne,  de  même  que  pour  le  moment  elle  jouit 
de  tout  son  cœur  des  plaisirs  de  Paris. 

Je  me  disais  cela  avec  un  intérêt  plus  tendre  encore  qu'à  l'ordi- 
naire, certain  soir  à  l'Opéra,  en  la  regardant  de  loin  boire  à  longs 
traits,  pour  ainsi  dire,  savourer  par  tous  les  pores  la  musique  d'un 
chef-d'œuvre,  ravie,  les  yeux  braqués  sur  la  scène  avec  une  curio- 
sité palpitante,  les  oreilles  ouvertes  à  la  voix  d'une  grande  cantatrice 
comme  elles  l'eussent  été  à  celle  des  anges.  Parfois  une  larme  invo- 
lontaire roulait  sur  sa  joue,  semblable  aux  gouttes  de  rosée  sur  les 
pétales  d'une  fleur,  puis  presque  aussitôt  un  sourire  séchait  cette 
larme  dont  elle  ne  s'était  pas  aperçue,  et  l'expression  de  son  visage, 
ouvert  comme  un  livre  que  tout  le  monde  pouvait  lire  sans  qu'elle 
eût  à  en  rougir,  disait  pendant  les  duos  d'amour  :  —  Moi  aussi  je 
serai  aimée!  —  Il  n'y  avait  dans  cette  espérance  visible  à  fleur  de 
peau  aucun  mélange  d'inquiétude  ni  de  trouble;  l'hymne  sublime 
des  amans  était  une  promesse  qui  tombait  d'en  haut,  droit  à  son 
jeune  cœur,  voilà  tout.  Elle  la  recueillait  sans  la  bien  comprendre 
encore. 

De  ma  place,  je  ne  perdais  rien  de  ce  qui  se  passait  dans  la  loge 
au  bord  de  laquelle  étaient  posées  ses  petites  mains  gantées  de 
blanc;  au-dessus  s'avançait,  souple  et  frêle  encore,  un  joli  buste 
noyé  dans  une  buée  de  tulle  blanc  aussi  d'où  émergeait  sa  tête 
attentive  couronnée  d'une  tresse  superbe,  sans  autre  ornement 
qu'une  seule  rose.  Auprès  d'elle  sa  mère,  à  demi  renversée  dans 
son  fauteuil,  prenait  cette  attitude  convenue,  indolente  et  un  peu 
banale,  des  femmes  qui  sentent  que  les  regards  s'attachent  sur  elles 
et  qui  ne  veulent  pas  paraître  s'en  soucier.  Comme  à  l'ordinaire  en 
effet,  elle  ne  se  souciait  que  de  Thymerale,  qui,  assis  derrière  elle, 
lui  parlait  bas  de  temps  à  autre  avec  une  indifférence  alfectée.  Du 
même  air,  elle  laissait  tomber  (Quelque  monosyllabe,  s'accordant 
avec  lui  pour  critiquer  tel  acteur,  tel  passage  de  musique,  au  grand 
désespoir  de  la  jeune  (ille,  qui  trouvait  tout  parfait. 

La  salle  était  très  brillante,  les  habitués  à  leur  poste,  les  femmes 
en  grande  toilette,  parmi  elles  M""  de  Saint-Béat,  coiffée  d'un  pa- 
pillon de  diamans,  ses  épaules  satinées,  audacieusement  sorties  du 
corsage,  qui  ne  tenait  pas;  —  c'était  le  signe  particulier  de  tous  les 
corsages  de.  M'""  de  Saint-Béat  ;  —  elle  persistait  dans  des  mouve- 
mens  d'oiseau  d'une  pétulance  qui  n'était  plus  en  rapport  avec  son 
âge,  relevait  dix  fois  dans  une  minute  son  épaulette  prête  à  tomber, 
lorgnait,  se  retournait,  gesticulait,  distjibuait  à  droite,  à  gaurhe, 
des  bonjours  du  bout  de  son  éventail ,  parlait  aux  plus  beaux  en- 
droits et  faisait  évidemment  ses  délices  du  défilé  de  petits  jeunes 
gens  qui  se  renouvelait  dans  sa  loge  à  chaque  entr'acte,  véritable 
invasion  devant  laquelle  se  retirait,  avec  une  discrétion  mélan- 


GEORGETTE.  783 

colique  et  résignée,  M.  de  Saint-Béat,  le  mieux  dressé  des  maris, 
pour  aller  faire  un  tour  au  foyer.  Entre  le  second  et  le  troisième 
acte,  je  suivis  le  flot,  et  la  reine  de  tant  de  cœurs  daigna  me  retenir 
un  instant;  nous  causâmes,  elle  n'était  occupée  qu'à  se  faire  in- 
diquer les  célébrités  du  demi-monde,  les  célébrités  de  la  veille, 
s'entend,  car  toutes  les  autres,  elle  les  connaissait  et  les  nommait 
très  haut,  discutant,  approuvant  cette  robe,  cette  coiffure,  cette  ma- 
nière de  poser  le  fard  :  —  Elles  sont  plus  fortes  que  nous,  répé- 
tait-elle avec  une  vague  envie.  Les  femmes  du  monde  n'osent  pas. 
Dites,  connaissez-vous  une  femme  du  monde  assez  courageuse  pour 
arborer  cette  perruque  rousse,  et  cependant  quoi  de  plus  joli? 

Je  pensai  à  part  moi,  que,  le  lendemain,  elle  oserait  probable- 
ment. 

—  Oui,  reprit-elle  après  avoir  promené  de  nouveau  sa  lorgnette 
à  travers  la  salle,  oui,  elles  y  sont  toutes...  sans  exception...  Tiens, 
votre  amie.  M'""  de  Yillard!...  toujours  imperturbablement  belle... 
Quel  secret  ont  donc  ces  femmes-là  pour  ne  pas  changer? 

Je  ne  pus  relever  l'impertinence  d'un  rapprochement  à  peine 
indiqué,  mais  cependant  facile  à  saisir  ;  déjà  M""^  de  Saint-Béat  pour- 
suivait avec  volubilité  :  —  Sa  fille  la  vieillit  pourtant,...  rien  ne 
vieillit  comme  le  voisinage  d'une  grande  fille.  Il  est  impossible  que 
Thymerale  ne  s'en  aperçoive  pas...  Sa  fidélité  va  devenir  tout  à  fait 
ridicule...  Voyez  donc  cette  mine  de  beau-père!  Pourquoi  n'avoir  pas 
condamné  la  demoiselle  aux  robes  courtes  à  perpétuité?  Une  per- 
sonne d'esprit  laisserait  au  logis  cette  preuve  de  ses  trente-cinq, 
quarante...  quel  âge  peut-elle  bien  avoir.  M'"" de  Villard?..  Attendez, 
nous  allons  trouver  cela,...  ce  n'est  pas  difficile...  Autant  exhiber 
son  acte  de  naissance  tout  simplement  qu'une  progéniture  aussi 
compromettante. 

M'""  de  Saint-Béat  n'avait  jamais  eu  d'enfans,  ce  qui  lui  permet- 
lait  d'avoir  l'âge  qu'elle  voulait  en  dépit  des  démentis  chaque  jour 
plus  impérieux  que  lui  donnait  son  miroir. 

Au  fond,  cette  coquette  raisonnait  logiquement...  Je  savais 
M"'"  de  Villard  assez  faible  et  assez  préoccupée  de  l'opinion  de 
Thymeralepour  souffrir  en  effet,  quelque  tendresse  qu'elle  eût  pour 
sa  fille,  de  l'épanouissement  de  cette  beauté  naissante  auprès  de 
la  sienne  encore  intacte,  mais  prête  à  décliner.  Jalousie  odieuse?.. 
Non,  cette  souffrance  involontaire  n'avait  rien  de  commun  avec  la 
jalousie;  mais  c'était  en  regardant  grandir  Georgette  que  Thyme- 
rale  avait  pu  compter  les  années  de  leur  liaison;  la  présence  de 
Georgetle  était  une  perpétuelle  dénonciation  du  secret  que  toute 
femme  qui  tient  à  son  empire  souhaite  le  plus  de  cacher.  Sans 
doute,  le  sentiment  maternel  aidait  W"^  de  Villard  à  prendre  son 
parti  de  ce  qui  était  au  fond  un  sujet  d'angoisses  pour  elle,  mais 


784  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chaque  fois  néanmoins  que  Thymerale  lui  disait  :  —  Georgette  de- 
vient femme,  —  ou  —  Georgette  embellit,  —  il  lui  semblait  qu'il 
ajoutât  intérieurement  : 

—  Vos  charmes  pâlissent  à  mesure  que  les  siens  se  développent... 

—  et  qu'il  lui  découvrît  des  rides  au  front.  Certes  elle  était  belle 
autant  que  jamais,  nul  ne  pouvait  nier  cela,  mais  elle  atteignait 
l'âge  où  d'autres  cessent  de  l'être,  et  cet  âge,  grâce  à  la  présence 
de  Georgette,  le  monde  pouvait  maintenaut  à  quelques  jours  près 
le  calculer,  et  Thymerale  avec  le  monde. 

Les  mauvais  sentimens  sont  fatalement  engendrés  dans  les  plus 
nobles  âmes  par  ces  situations  ambiguës  que  la  morale  réprouve. 
Elle  s'en  rendait  compte...  elle  repoussait  des  pensées  indignes 
d'elle,  e\U  s'accusait  de  vanité,  de  bassesse,  d'égoïsme.  Pourquoi 
ce  qui  réjouit  toutes  les  mères  lui  inspirait-il  des  réflexions  pénibles? 

—  Hélas  !  c'est  que  la  mère  de  Georgette  était  aussi  la  maîtresse 
de  Thymerale  ! 

Je  plaignais  M"''  de  Villard  et  je  m'irritais  contre  elle  tout  en  sui- 
vant les  couloirs  pour  regagner  ma  stalle,  quand  une  main  se  posa 
sur  mon  épaule,  celle  de  Samiel.  Jamais  je  ne  revoyais  ce  person- 
nage sans  un  secret  déplaisir  depuis  l'aventure  du  duel  :  un  peu 
plus  fané,  un  peu  plus  rabougri,  avec  une  insolence  et  une  audace 
plus  marquées,  en  homme  qui  n'a  désormais  rien  à  perdre,  il  s'ef- 
forçait de  continuer  le  même  petit  métier  à  travers  le  monde  et  les 
journaux;  seulement  son  étoile  s'était  réduite  aux  proportions  d'une 
pâle  veilleuse,  comme  il  arrive  toujours  pour  les  succès  de  mauvais 
aloi;  il  avait  perdu  la  vogue,  d'autres  avaient  pris  son  rôle  en  y 
apportant  des  qualités  nouvelles;  les  articles  et  le  ton  de  Samiel 
avaient  leur  date...  Ils  n'étaient  plus  dans  le  mouvement. 

—  Eh  bien  !  me  dit-il,  vous  êtes  donc  toujours  le  cavalier  servant 
de  cette  éternelle  Blanche?  En  voilà  une  qui  peut  se  flatter  d'atta- 
cher ses  amis!..  Du  reste  à  la  rigueur  cela  se  conçoit.  Elle  est  éton- 
namment conservée...  Oui,  elle  se  défend  mieux  qu'aucune  femme 
que  j'aie  jamais  connue,  poursuivit  Samiel  en  appuyant  avec  féro- 
cité sur  chacun  de  ces  mots  qui  eussent  assassiné  la  malheureuse 
si  elle  eût  pu  les  entendre.  Mais  c'est  égal,  j'ai  mes  idées  sinon  sur 
votie  constance,  du  moins  sur  celle  de  Thymerale.  La  petite  est 
bien  gentille,  —  un  vrai  bouquet  de  roses  de  mai!  —  Vous  qui 
savez  le  fond  des  choses...  ne  croyez-vous  pas  que  peut-être... 

—  Ne  parlez  pas  de  cette  enfant,  je  vous  prie,  interrompis-je 
d'un  ton  si  impérieux  que  Samiel  fit  la  grimace  comme  si  je  lui 
eusse  dit  :  —  Je  vous  défends  de  parler  d'elle  1 

Mais  il  se  ravisa,  enfonça  son  chapeau  sur  sa  tête,  haussa  légère- 
ment les  épaules,  tourna  les  talons  et  s'éloigna  en  répliquant  d'un 
air  d'insouciance  :  —  Au  fait,  cela  m'est  égal,  vous  comprenez!... 


GEORGETTE.  785 

Cela  lui  était  égal  absolument,  je  n'en  doutais  pas,  mais  il  avait 
jeté  son  venin...  Il  l'avait  jeté  peut-être  dans  mainte  oreille  plus 
complaisante  que  la  mienne.  Pendant  tout  le  dernier  acte  je  fus 
sourd  à  la  musique  ;  j'étais  plongé  dans  mes  réflexions.  Tantôt 
j'observais  Georgette,  toujours  étrangère  à  ce  qui  n'était  pas  le 
spectacle,  tantôt  la  loge  de  M'"'  d'Orfeuil,  presqu'en  face  de  celle 
de  M'"'=  Villard.  M'""  d'Orfeuil  coifïee  sans  prétention  d'une  espèce 
de  turban,  s'effaçait  derrière  ses  filles.  Denise  était  là;  elle  n'avait 
pu  adresser  à  son  amie  qu'un  salut  rapide  à  la  dérobée  pour 
éviter  les  admonestations  maternelles,  et  maintenant  elle  écou- 
tait, les  yeux  fixés  sur  Thymerale  indifférent  à  sa  présence,  ce 
mélodieux  langage  qui  pour  son  cœur  déjà  torturé,  avait  un  tout 
autre  sens  que  pour  le  cœur  libre  et  ingénu  de  Georgette.  Mieux 
que  Georgette  elle  comprenait.  Ces  cris  d'amour  et  de  désespoir 
éveillaient  au  plus  profond  d'elle-même  un  écho  douloureux;  ce 
n'était  pas  une  fiction  qui  se  déroulait  devant  elle,  c'était  la  vie, 
sa  propre  vie,  cette  vie  à  peine  commencée,  où  le  rêve  pourtant 
avait  déjà  fait  place  à  d'amères  déceptions. 

Elle  se  dominait  bravement,  mais  sous  ses  bras  croisés,  je  voyais 
haleter  sa  poitrine  et  ses  lèvres  se  serraient  de  façon  à  rendre 
plus  frappante  encore  l'expression  de  son  visage  aminci,  altéré.  En 
vain  essayait-elle  de  regarder  la  scène  où  se  poursuivait  le  dénoû- 
ment  tragique,  toujours  ses  grands  yeux  noirs  brûlans  d'un  feu 
sombre  revenaient  à  Thymerale  comme  attirés  par  un  aimant.  Pour 
moi  le  drame  était  tout  entier  dans  la  salle,  je  ne  voyais  que  ces 
deux  jeunes  filles,  l'une  menacée,  l'autre  atteinte  déjà  par  l'im- 
placable fatalité  qui  ne  se  lasse  pas  de  faire  des  victimes.  Mon  cœur 
se  serrait;  c'est  que  le  bonheur  de  laj'.unesse  m'est  je  ne  sais  quoi 
de  sacré...  il  semble  si  naturel  d'être  heureux  à  cet  âge  rayonnant 
où  tout  s'épanouit,  où  tout  gazouille!..  S'imagine-t-on  le  prin- 
temps sans  fleurs?  La  jeunesse  triste  et  dépossédée  est  une  ano- 
malie au  moins  égale.  Certes,  dans  ce  milieu  brillant  et  paré,  il  y 
avait  bien  d'autres  douleurs;  ces  sourires,  ces  jeux  d'éventails,  ca- 
chaient à  chaque  rang  de  loges  plus  d'une  plaie  secrète  :  comment 
en  douter?  Mais  il  ne  s'agissait  plus  d'enfans.  Un  temps  vient  où 
nos  malheurs  sont  le  résultat  de  nos  fautes,  tout  au  moins  de  nos 
imprudences,  enfin  de  nos  propres  actes,  où  nous  en  avons  la  res- 
ponsabilité; et  puis  la  raison  s'est  fait  jour  au  milieu  de  nos  émo- 
tions confuses,  on  est  pourvu  de  cette  sagesse  mondaine  qui  atténue 
chez  chacun  la  faculté  de  souffrir,  on  a  pris  son  parti  de  l'inévi- 
table, triste  mot!..  On  se  contente  de  ces  à-peu-près  qui  font  hor- 
reur à  l'âge  de  la  foi  et  de  l'enthousiasme,  à  l'âge  où  l'on  attend 
tout  de  la  vie,  où  l'on  est  digne  en  effet  de  tout  recevoir! 

TOiiE  XXXV  —  1879,  50 


786  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Pourquoi  ne  m'aime-t-il  pas?  devait  se  demander  Denise,  in- 
capable dans  son  innocence  de  comprendre  quels  liens  secrets  et 
flétris  retenaient  loin  d'elle  celui  qu'elle  croyait  libre,  puisqu'il 
n'était  pas  marié. 

—  Pourquoi  le  monde  me  repousse-t-il?  devait  bientôt  se  de- 
mander Georgette. 

Et  si  un  jour  elles  devinaient  l'énigme  que  leur  posait  un  sphinx 
prêt  de  toute  façon  à  les  dévorer,  le  supplice  ne  serait  que  pire... 
Pauvres,  pauvres  petites!..  J'abandonnais  encore  à  son  sort  Denise 
d'Orfeuil,  qdi  ne  m'intéressait  que  d'une  façon  secondaire,  mais 
Georgette!  Que  n'aurais-je  pas  donné  pour  qu'un  homme  brave  et 
dévoué,  un  mari  digne  d'elle,  la  transplantât,  sans  lui  laisser  le 
temps  de  s'éveiller,  du  songe  heureux  qui  la  berçait  encore,  dans 
une  douce  et  honorable  réalité  !  Hélas  !  c'était  en  vain  que  je  cher- 
chais ce  protecteur,  cet  époux,  ce  sauveur,  parmi  les  jeunes  gens 
qui  autour  de  moi  frappaient  méthodiquement  l'une  contre  l'autre 
leurs  mains  gantées  ou  ramenaient  sur  leur  front,  tout  en  parlant 
entre  eux  des  prochaines  courses  du  bois  de  Boulogne,  de  petites 
mèches  de  cheveux  ondes  comme  ceux  des  femmes.  Ils  lorgnaient 
les  jambes  des  danseuses  et  filaient  après  le  ballet.  S'ils  accor- 
daient un  regard  à  quelque  loge  honnêtement  garnie,  c'est  qu'une 
grosse  dot  s'y  prélassait  sous  la  garde  d'une  famille  bien  posée. 
J'étudiais  leurs  physionomies  sèches,  éteintes,  où  rien  ne  révé- 
lait la  passion  généreuse,  où  se  peignaient  en  revanche  l'égoïsme, 
le  contentement  de  soi  :  ils  étaient  tous  blasés,  incapables  de  courir 
le  moindre  risque  pour  l'amour  de  qui  que  ce  fût;  toute  entre- 
prise romane-sque  les  eût  fait  sourire  de  dédain.  Ils  s'amusaient  à 
leur  manière,  prudemment,  modérément  pour  la  plupart,  jusqu'à 
l'heure  d'un  mariage  froidement  accepté  comme  la  fin  inévitable 
de  folies  faites  sans  fougue,  par  habitude  plutôt,  par  genre.  Si 
j'eusse  dit  à  l'un  d'eux:  —  Le  bonheur  est  là...  vous  voyez...  cette 
ravissante  enfant  à  cheveux  blonds,  en  robe  blanche,..  —  il  eût  de- 
mandé aussitôt,  je  n'en  pouvais  douter  :  —  Qu'a-t-e11e?..  Qui  est- 
elle?..  —  Et,  en  admettant  que  j'eusse  réussi  à  le  satisfaire  sur  la 
première  question,  il  m'eût  été  difficile  de  répondre  à  la  seconde. 

Tu.  Bentzon. 


{La  troisième  partie  au  prochair  «",) 


LORD  BEACONSFIELD 

ET    SON   TEMPS 


Il  \ 

LA   JEUNE    ANtîLETERRE. 


I. 

«  Nous  nous  rencontrerons  à  Philippes.  »  Ainsi  se  terminait  la 
lettre  de  défi  que  M.  Disraeli  avait  adressée,  le  5  mai  1835,  à 
O'Connell.  Le  7  décembre  1837,  trois  semaines  après  l'ouverture 
du  premier  parlement  de  la  reine  Victoria,  une  motion  de  M.  Smith 
O'Brien  provoquait,  sur  les  affaires  d'Irlande,  une  discussion  dans 
laquelle  O'Connell  intervint.  A  peine  le  grand  agitateur  avait-il 
terminé  son  discours  que  M.  Disraeli,  à  son  tour,  prenait  la  parole. 
Aussitôt  des  murmures  et  des  vociférations  éclatèrent  sur  les  bancs 
où  siégeait  la  députation  irlandaise  :  les  amis  d'O'Gonnell,  tantôt  par 
des  cris,  tantôt  par  des  rires  affectés  et  bruyans,  s'efforçaient  de 
couvrir  la  voix  de  l'orateur.  La  tradition  veut  qu'ils  aient  réussi, 
que  M.  Disraeli,  troublé  et  impuissant  à  dominer  le  tumulte,  ait  dû 
renoncer  à  la  parole.  Cette  tradition  exagère  les  faits.  M.  Disraeli 
avait  parlé  trop  fréquemment  sur  les  hustings,  au  milieu  des  cris, 
des  grognemens  et  des  sifflets  d'auditoires  tumultueux,  pour  se 
laisser  aussi  facilement  déconcerter.  On  peut  lire  son  discours  dans 
les  journaux  du  temps  et  dans  l'impartial  Ilamard,  qui  a  fidèlement 
enregistré  et  les  bruyantes  interruptions  dont  il  fut  fréquemment 
l'objet  et  les  marques  d'approbation  qui  lui  furent  données  à  plu- 
sieurs reprises  par  les  tories.  On  remarqua  même  que  sir  Robert 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  octobre. 


788  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Peel,  d'ordinaire  fort  peu  démonstratif,  fut  un  de  ceux  qui  applau- 
dirent le  plus  souvent  et  avec  le  plus  de  vivacité.  M.  Disraeli  alla 
donc  jusqu'au  bout  de  son  discours;  mais  il  est  évident,  pour  qui 
sait  lire,  qu'il  s'était  tracé  un  cadre  trop  étendu  et  que,  vaincu  par 
la  fatigue,  il  n'a  pu  donner  à  sa  pensée  tout  le  développement  qu'il 
avait  projeté.  Les  témoignages  contemporains  attestent  également 
que,  la  ténacité  de  l'orateur  surexcitant  l'animosité  de  ses  adver- 
saires, sa  voix  fut  plusieurs  fois  couverte  par  des  clameurs  au  mi- 
lieu desquelles  elle  se  perdait.  Quant  à  la  phrase  célèbre  par  laquelle 
il  termina  son  discours,  en  voici  le  texte  d'après  Ilansard  :  «  Pour 
bien  des  choses  j'ai  dû  m'y  reprendre  à  plusieurs  fois,  et  j'ai  sou- 
vent fini  par  réussir.  Je  m'arrête  pour  aujourd'hui,  mais  le  temps 
viendra  où  vous  m'écouterez.  »  On  sait  si  cette  fière  prédiction 
s'est  accomplie. 

L'accueil  fait  à  M.  Disraeli  était  d'autant  plus  propre  à  le  décou- 
rager, qu'il  est  de  tradition,  dans  les  deux  chambres  du  parlement, 
de  témoignf^r  une  grande  bienveillance  aux  orateurs  qui  débutent. 
Pourtant,  loin  de  se  laisser  abattre,  il  ne  vit  dans  sa  mésaventure 
qu'une  leçon  dont  il  devait  faire  son  profit.  Il  comprit  la  nécessité 
de  s'abstenir  de  parler  longuement  jusqu'à  ce  qu'il  eût  acquis  l'o- 
reille de  la  chambre,  de  modérer  l'exubérance  de  ses  gestes  et  de 
corriger  certaines  intonations  de  sa  voix.  Sept  jours  après  son  pre- 
mier discours,  il  prenait  de  nouveau  la  parole,  mais  dans  un  débat 
où  personne  ne  pouvait  contester  sa  compétence,  pour  appuyer  la 
présentation  du  bill  de  M.  Talfourd  sur  la  propriété  littéraire.  Il 
parla  un  peu  plus  longuement  au  cours  de  la  seconde  lecture  de  ce 
bill,  invoquant  l'exemple  d'écrivains  éminens  dont  la  vie,  comme 
celle  de  Southey,  n'avait  été  qu'une  longue  lutte  contre  la  pau- 
vreté, tandis  que  leurs  œuvres  enrichissaient  les  libraires.  Les  en- 
gagemens  qu'il  avait  pris  vis-à-vis  des  électeurs  lui  faisaient  une 
obligation  de  se  prononcer  contre  la  motion  par  laquelle  M.  Yilliers 
demandait  annuellement  l'aboUtion  des  droits  d'entrée  sur  les 
céréales.  Il  le  fit  dans  un  discours  très  court  et  très  simple,  où  il 
s'efforça  de  démontrer  que  l'existence  des  Corn  Luws  n'était  pas 
préjudiciable  à  l'industrie  manufacturière,  parce  que  le  renchéris- 
sement que  ces  lois  pouvaient  produire  dans  le  prix  du  pain  ne  re- 
présentait qu'une  fraction  infinitésimale  des  salaires  habituels.  Une 
courte  protestation  contre  le  principe  d'un  bill  sur  l'administration 
municipale  en  Irlande,  qu'il  considérait  comme  un  pas  vers  la  cen- 
tralisation, fut  son  dernier  elfort  pour  cette  année. 

Dès  la  session  de  1839,  il  se  sentit  plus  sûr  de  son  terrain  et 
prit  plus  souvent  la  parole.  Le  ministère  ayant  présenté  de  nou- 
veau le  bill  sur  les  municipalités  irlandaises,  M.  Disraeli,  dans  un 
discours  qui  obtint  l'approbation  et  les  applaudissemens  d'O'Gon- 


LORD   BEACONSFIELD   ET    SON   TEMPS.  789 

nell,  combattit  cette  mesure,  ainsi  qu'il  l'avait  fait  l'année  précé- 
dente, comme  un  empiétement  sur  l'indépendance  municipale  et 
une  atteinte  aux  libertés  de  l'Irlande.  Une  motion  de  M.  Hume,  en 
faveur  de  l'extension  du  droit  de  suffrage  à  tous  les  locataires  d'une 
maison  entière,  lui  fournit  l'occasion  d'exposer  quant  au  rôle  et  à 
la  composition  du  corps  électoral  les  idées  qu'il  avait  développées 
dans  son  livre  sur  la  constitution  anglaise,  et  qui  devaient  servir 
de  base  au  bill  de  réforme  de  1867.  A  son  avis,  le  bill  de  1832  au- 
rait dû  avoir  pour  objet  d'accorder  une  représentation  aux  intérêts 
nouveaux  qui  n'étaient  pas  représentés  et  qui  avaient  droit  à  l'être. 
Ce  bill,  au  contraire,  partie  en  supprimant  des  collèges  entiers  et 
partie  en  faisant  absorber  les  électeurs  existans  par  la  multitude 
à  laquelle  l'abaissement  de  la  franchise  conférait  le  droit  de  suf- 
frage, avait  retiré  à  l'ancien  corps  électoral  la  part  d'influence  qu'il 
possédait  en  vertu  de  titres  consacrés  par  la  tradition.  Le  bill  de 
1832  ne  reposait  donc  ni  sur  le  développement  historique  des 
institutions  anglaises,  ni  sur  un  principe  clair  et  défini.  Partant  de 
la  règle  fondamentale  de  la  constitution,  qui  veut  qu'impôt  et  repré- 
sentation aillent  de  pair,  M.  Disraeli  admettait  avec  M.  Hume  que 
les  citoyens  qui  paient  l'impôt  indirect  sont  fondés  à  demander 
d'être  représentés  comme  ceux  qui  paient  l'impôt  direct  ;  ils  avaient 
donc  droit,  non  point  à  être  tous  électeurs,  mais  à  avoir  au  sein  du 
corps  électoral,  qui  est  un  des  pouvoirs  de  l'état,  des  représo  -t  ns 
qui  concourussent  à  la  direction  des  affaires  publiques.  Le  tort  des 
radicaux,  aux  yeux  de  M.  Disraeli,  était  de  vouloir  transformer  les 
membres  de  la  chambre  des  communes,  qui  représentent  les  divers 
intérêts  dont  la  réunion  constitue  la  nation,  en  de  simples  délégués 
de  ce  qu'ils  appelaient  le  peuple,  c'est-à-dire  d'une  seule  classe  à 
qui  sa  supériorité  numérique  assurerait  la  prépondérance  et  à  la 
merci  de  laquelle  tomberaient  tous  les  intérêts  ainsi  que  les  desti- 
nées de  la  nation. 

•Ce  fut  à  l'occasion  du  bill  de  lord  John  Russell  sur  l'instruction 
primaire  que  M.  Disraeli  prononça,  pour  la  première  fois,  un  grand 
discours.  Le  parlement  votait  depuis  plusieurs  années  un  crédit  de 
20,000  livres  qui  était  réparti,  à  titre  de  subventions,  entre  les  écoles 
établies  par  deux  sociétés  :  l'une  la  Société  nationale,  qui  plaçait 
ses  écoles  sous  la  surveillance  exclusive  des  ministres  de  l'église 
anglicane,  et  l'autre,  la  Société  des  écoles  nationales  et  étrangères, 
dont  les  écol-'s  étaient  sous  la  direction  des  ministres  dissidens. 
Aucune  surveillance  n'était  exercée  par  l'état  sur  ces  écoles;  aucun 
compte  de  l'emploi  des  fonds  n'était  rendu  au  parlement.  Le  bill 
de  lord  John  Russell  avait  pour  objet  l'institution  d'un  conseil 
de  cinq  membres  pour  présider  à  la  distribution  du  crédit,  la 
création  d'inspecteurs  chargés  de  visiter  les  écoles  qui  recevraient 


790  RETUE  DES  DEUX  MONDES, 

une  subvention,  la  fondation  d'une  école  normale  pour  former  des 
maîtres  et  enfin  l'établissement  d'écoles  pom*  les  petits  enfans.  L'é- 
cole normale  et  les  écoles  primaires  devaient  être  ouvertes  à  tous, 
sans  distinction  d'opinions  religieuses.  Ce  bill,  qui  a  été  le  point  de 
départ  de  l'organisation  d'une  instruction  publique  en  Angleterre, 
souleva  une  ardente  opposition  de  la  part  du  clergé  anglican,  et 
ne  triompha,  à  une  majorité  de  deux  voix,  que  par  l'appui  des  dé- 
putés catholiques.  Le  parti  tory  fut  unanime  à  le  repousser. 
M.  Gladstone,  qui  était  alors  un  tory  ardent,  se  signala  par  la  véhé- 
mence de  son  opposition.  Son  principal  argument  mérite  d'être 
signalé  par  le  contraste  qu'il  offre  avec  les  opinions  subséquentes  et 
la  réputation  de  libéralisme  de  cet  orateur.  «  Le  bill,  au  jugement 
de  M.  Gladstone,  était  une  tentative  pour  établir  entre  les  diverses 
sectes  chrétiennes  une  certaine  égalité  :  un  pareil  principe  était 
contraire  à  la  constitution.  Il  mettait  la  vérité  et  l'erreur  sur  un 
pied  d'égalité.  La  pratique  de  la  constitution  avait  été  jusqu'à  ce 
moment  et  la  loi  présente  du  pays  était  encore  de  soutenir  unique- 
ment l'église  que  la  législature  avait  déclarée  être  l'église  du  pays. 
Si  l'on  prétendait  que  l'état  a  le  devoir  de  subventionner  toutes 
les  écoles,  ne  serait-ce  pas  aussi  son  devoir  de  subventionner  toutes 
les  églises?  » 

M.  Disraeli  combattait  le  bill  à  un  tout  autre  point  de  vue.  Ce 
qu'il  repoussait,  c'était  l'intervention  de  l'état;  c'était  la  création 
d'un  mécanisme  officiel.  L'éducation  des  enfans  intéresse  surtout 
la  famille  :  c'est  donc  une  matière  essentiellement  domestique  où  il 
faut  faire  la  part  des  citoyens  aussi  large  et  la  part  de  l'état  aussi 
restreinte  que  possible.  Les  gouvernemens  qui  supplé(^nt  par  l'ac- 
tion administrative  à  l'accomplissement  des  devoirs  privés,  les  gou- 
vernemens  qui  s'intitulent  paternels,  sont  les  plus  prompts  à  dégé- 
nérer en  despotisme.  «  Il  y  avait,  en  ce  monde,  un  pays  où  l'in- 
struction était  donnée  par  l'état,  où  elle  était  le  seul  titre  aux 
emplois  publics.  Ce  pays  devait  être  assurément,  aux  yeux  des  au- 
teurs du  bill,  l'école  normale  des  nations,  la  société  modèle.  Or  ce 
pays  était  la  Chine.  Pour  ne  point  sortir  de  l'Europe,  le  gouverne- 
ment paternel  de  la  Prusse  faisait  assez  voir  que  la  plus  sûre  mé- 
thode pour  inculquer  à  une  nation  l'obéissance  passive  était  de  la 
façonner  à  la  tyrannie  dès  le  berceau.  Le  parlement  devait  réfléchir 
avant  de  permettre  un  seul  pas  dans  cette  voie.  Que  l'état  vînt  en 
aide  à  tous  les  efforts  tentés  en  faveur  de  l'instruction,  qu'il  secondât 
toutes  les  initiatives,  mais  qu'il  n'hitervînt  à  aucun  titre  dans  la  dis- 
tribution de  l'enseignement:  son  assistance  suffisait.  M 'était-ce  pas 
à  l'initiative  et  à  la  générosité  privées  que  l'Angleterre' était  rede- 
vable de  ses  universités,  de  ses  cathédrales  et  de  ses  collèges?  » 

Ainsi,  en  combattant  la  même  mesure,  M.  Gladstone  puisait  ses 


LORD    BEACONSFIELD    ET   SON   TEMPS.  791 

objections  dans  l'intolérance  la  plus  exclusive;  M.  Disraeli  em- 
pruntait ses  argumens  à  l'exagération  d'un  principe  libéral  et  vrai, 
la  nécessité  de  protéger  les  droits  de  la  famille  contre  les  empiète- 
mens  de  l'état. 

Le  premier  incident  parlementaire  qui  fixa  l'attention  sur  M.  Dis- 
raeli fut  le  débat  auquel  donna  lieu,  le  12  juillet  1839,  la  mémo- 
rable pétition  des  cbartistes.  A  ce  moment,  les  classes  ouvrières 
étaient  en  proie  à  l'agitation  la  plus  redoutable  :  des  rassemble- 
mens  tumultueux  avaient  lieu  journellement  dans  les  villes  manu- 
facturières et  dans  les  districts  houillers  ;  le  langage  le  plus  mena- 
çant s'y  faisait  entendre  :  on  parlait  ouvertement  d'en  appeler  à  la 
force  si  les  réclamations  du  peuple  n'étaient  pas  écoutées.  La  ville 
de  Llandloes,  dans  le  pays  de  Galles,  était  demeurée  quelque 
temps  au  pouvoir  de  l'émeute  :  le  sang  avait  coulé  à  Birmingham. 
Une  pétition,  couverte  d'un  million  et  demi  de  signatures,  deman- 
dait à  la  reine  de  renvoyer  le  ministère  et  de  prendre  de  nouveaux 
ministres  qui  fissent  de  l'adoption  des  cinq  points  de  la  charte  une 
question  de  cabinet.  Feargus  O'Connor  reconmiandait,  dans  le 
Northern  Star,  que  cette  pétition  fût  portée  au  parlement  par  une 
procession  de  cinq  cent  mille  hommes,  s' avançant  paisiblement  et  en 
bon  ordre,  mais  ayant  tous  un  mousquet  sur  l'épaule.  Le  gouverne- 
ment avait  donc  de  sérieuses  inquiétudes  :  lord  Melbourne,  déjà 
fatigué  du  pouvoir,  avait  essayé  de  se  soustraire  à  une  tâche  trop 
lourde  ;  mais  il  avait  dû  reth'er  sa  démission  quelques  jours  après 
l'avoir  donnée.  C'est  dans  ces  circonstances  critiques  qu'un  débat 
s'engagea  au  sein  de  la  chambre  des  communes.  La  pétition  avait 
été  apportée  à  Westminster  par  les  délégués  de  la  convention  char- 
triste,  sur  un  énorme  chariot  :  on  avait  dû  construire  un  appareil 
spécial  pour  introduire  cette  masse  de  parchemin  clans  la  salle  des 
séances,  où  elle  demeura  jusqu'après  la  discussion,  couvrant  de  ses 
Ilots  une  partie  du  parquet.  Dans  un  discours  habile  et  modéré, 
M.  Attwood,  député  radical  de  Birmingham,  demanda  à  la  chambre 
de  prendre  la  pétition  en  considération;  il  adjura  ses  collègues  de 
ne  pas  repousser  sans  examen  les  prières  et  les  vœux  de  plus  d'un 
million  d'hommes  qui  composaient  l'élite  de  la  classe  ouvrière,  et  il 
termina  par  un  parallèle  entre  la  situation  présente  de  l'Angleterre 
et  celle  de  la  France  avant  la  révolution  de  1789.  Lord  John  Rus- 
sell,  ministre  de  l'intérieur,  répondit  à  M.  Attwood  avec  une  extrême 
hauteur  et  comme  irrité  qu'on  eût  osé  appuyer  la  pétition.  A  son 
avis,  les  demandes  des  pétitionnaires  ne  pouvaient  être  prises  au 
sérieux  parce  qu'elles  reposaient  sur  une  erreur  :  à  savoir  que  la 
concession  des  droits  politiques  pouvait  conjurer  l'effet  des  causes 
économiques  qui  influaient  sur  le  bien-être  des  classes  ouvrières. 


792  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

D'après  le  ministre,  l'agitation  chartiste  n'était  qu'un  mouvement 
séditieux,  organisé  et  dirigé  par  quelques  factieux  qui  voulaient 
exploiter  les  souffrances  d'une  partie  des  ouvriers. 

Ce  fut  alors  que  M.  Disraeli  prit  la  parole  :  a  Si  les  ouvriers, 
dit-il,  avaient  tort  de  chercher  dans  des  changemens  politiques  le 
remède  à  leurs  maux,  qui  leur  avait  inculqué  cette  erreur,  sinon 
les  hommes  qui,  pour  intimider  les  pouvoirs  publics  et  faire  passer 
le  bill  de  réforme,  avaient  soulevé  partout  les  classes  laborieuses, 
en  leur  répétant  que  cette  mesure  inaugurerait  pour  elles  une  ère 
de  prospérité  et  de  bien-être?  N'était-ce  pas  un  membre  du  gou- 
vernement qui  avait  proposé,  en  1832,  de  faire  marcher  cent  mille 
hommes  de  Birmingham  sur  Londres,  si  le  bill  de  réforme  n'était 
pas  voté?  Les  chartistes  ne  faisaient  donc  que  mettre  en  pratique 
les  leçons  qui  leur  avaient  été  données  par  les  whigs.  Non-seule- 
ment les  ouvriers  avaient  été  laissés  en  dehors  de  la  réforme  élec- 
torale, mais  toutes  les  conséquences  de  cette  mesure,  notamment 
la  nouvelle  loi  municipale  et  la  nouvelle  loi  des  pauvres,  avaient  été 
pour  eux  ou  des  déceptions  ou  des  causes  de  souffrances.  Aussi 
leur  hostilité  ne  s'adressait-elle  nia  l'aristocratie,  ni  à  la  législation 
sur  les  céréales,  mais  à  la  façon  de  gouverner  de  ces  classes 
moyennes  sur  lesquelles  le  ministère  s'appuyait  exclusivement.  » 
M.  Disraeli  se  refusait  à  voir  uniquement  l'œuvre  de  quelques  fac- 
tieux dans  un  mouvement  d'opinion  qui  entraînait  plus  d'un  mil- 
lion de  sujets  anglais.  Aussi,  tout  en  reconnaissant  que  les  demandes 
des  pétitionnaires  étaient  inadmissibles  dans  la  forme  sous  laquelle 
elles  étaient  produites,  il  ne  craignait  pas  d'avouer  sa  sympathie 
pour  les  chartistes,  parce  qu'il  y  avait  là  des  plaintes  légitimes  et 
des  souffrances  incontestables  qui  méritaient  autre  chose  que  le 
dédain  qu'on  témoignait  pour  elles. 

La  motion  de  M.  Att^\ood  fut  rejetée.  Quelques  jours  plus  tard, 
lorsque  de  nouvelles  émeutes  eurent  éclaté  à  Birmingham,  lord 
John  Russell  demanda  l'autorisation  de  renforcer  la  police  par  une 
levée  supplémentaire  de  cinq  mille  hommes.  M.  Disraeli,  consé- 
quent avec  lui-même,  combattit  cette  mesure  et  fut  presque  seul  à 
le  faire;  il  ne  croyait  pas  qu'on  piit  avoir  raison  par  la  force  d'un 
mal  qui  exigeait  d'autres  remèdes  qu'une  répression  implacable. 
Lorsqu'on  passa  au  vote,  son  ami  Duncombe  et  lui  formèrent,  avec 
trois  autres  députés,  toute  la  minorité. 

Le  chiffre  de  la  minorité  suffit  à  montrer  qu'il  y  avait,  de  la  part 
de  M.  Disraeli,  quelque  courage  à  prendre  cette  attitude  et  à  tenir 
ce  langage  au  milieu  d'une  crise  qui  semblait  justifier  l'emploi  de 
mesures  exceptionnelles,  et  lorsque  le  gouvernement  déclarait  ne 
pouvoir  autrement  répondre  de  la  tranquillité  publique.  Non-seu- 


LORD   BEACONSFIELD    ET    SON    TEMPS.  793 

lement  son  discours  du  12  juillet  fut  l'objet  des  plus  vives  attaques 
de  la  part  des  journaux  ministériels,  mais  lui-même  eut  à  se  dé- 
fendre personnellement  contre  le  chancelier  de  l'échiquier  et  contre 
un  sous-secrétaire  d'état,  M.  Fox  Maule,  qui  l'accusèrent  de  se  mon- 
trer par  ses  voles  l'avocat  du  désordre  et  de  l'émeute.  M.  Disraeli 
releva  ces  personnalités  avec  une  extrême  vivacité;  mais  le  seul 
fait  que  des  ministres  se  permettaient  de  semblables  imputations 
suffit  à  faire  voir  quel  était  alors  l'état  des  esprits.  Si  l'attitude 
de  M.  Disraeli  irritait  les  partisans  du  gouvernement,  elle  ne  devait 
pas  trouver  beaucoup  d'approbateurs  parmi  les  tories,  dont  la  plu- 
part partageaient  les  alarmes  du  cabinet. 

Ces  inquiétudes  étaient  justifiées  par  l'attitude  de  plus  en  plus 
menaçante  des  chartistes.  Les  émeutes  se  multiplièrent  et  le  gou- 
vernement dut  recourir  à  des  mesures  de  rigueur  :  il  fit  disperser 
par  la  force  les  rassemblemens  ;  il  fit  arrêter  un  certain  nombre  des 
principaux  meneurs  et  les  traduisit  en  justice;  trois  chartistes, 
Jones,  Frost  et  Williams  furent  condamnés  à  mort  pour  trahison  et 
n'échappèrent  à  la  peine  capitale  que  grâce  à  un  vice  de  forme 
dans  le  jugement.  Néanmoins,  au  début  de  la  session  de  18/iO, 
M.  Disraeli  n'hésita  pas  à  réitérer  l'expression  de  ses  sentimens.  Le 
28  janvier,  une  motion  de  refus  de  confiance  fut  proposée  à  Ja 
chambre  des  communes  :  en  la  combattant,  un  des  ministres,  sir 
George  Grey,  par  une  évidente  allusion  à  M.  DisraeH,  signala  l'al- 
liance qu'il  prétendait  exister  entre  les  chartistes  et  certains  tories. 
M.  Disraeli  ayant  exprimé,  dans  sa  réponse,  le  regret  que  des  deux 
côtés  de  la  chambre  on  n'eût  pas  témoigné  plus  de  sympathie  aux 
chartistes,  les  députés  ministériels  accueillirent  ces  paroles  comme 
un  aveu  de  l'alliance  stigmatisée  par  sir  George  Grey.  L'orafeur 
s'empressa  d'ajouter  qu'il  ne  craignait  pas  d'avouer  ses  sympathies 
pour  plusieurs  millions  de  ses  concitoyens  et  sa  conviction  qu'en 
présence  des  souffrances  d'une  partie  considérable  de  la  nation, 
le  parlement  avait  le  devoir  d'étudier  les  causes  de  cette  situation. 
Quelque  temps  après,  M.  Disraeli  appuyait,  dans  un  discours  cha- 
leureux, la  protestation  de  M.  Duncombe  contre  les  traitemens 
infligés  cà  Gollins  et  à  Lovât,  qui,  condamnés  à  quelques  mois  d'em- 
prisonnement pour  un  écrit  séditieux,  avaient  été  assujettis  au  même 
régime  que  les  plus  vils  criminels,  confondus  avec  eux  et  obligés 
même  à  partager  leur  lit  avec  des  assassins  et  des  faux  monnayeurs. 
M.  Disraeli  demanda  avec  indignation  si  les  lois  du  pays  étaient 
changées,  et  où  les  ministres  puisaient  le  droit  d'aggraver  les  peines 
édictées  par  la  justice. 

A  partir  de  18A0,  M.  Disraeli  prit  part  à  tous  les  débats  impor- 
tans.  11  forçait  l'attention  de  ses  adversaires  comme  de  ses  amis 
par  la  façon  dont  il  rajeunissait  toutes  les  questions,'en  introdui- 


794  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

sant  dans  le  débat  des  considérations  nouvelles,  des  argumens  im- 
prévus. Nul  ne  songeait  à  contester  son  talent  de  parole,  et  sa  verve 
sarcastique  le  faisait  redouter  des  jouteurs  les  plus  expérimentés 
du  parlement.  Il  votait  habituellement  avecles  tories,  mais  il  n'hési- 
tait pas  à  se  séparer  d'eux,  à  parler  et  à  voter  en  faveur  des  motions 
présentées  par  les  radicaux,  si  la  liberté  de  conscience  ou  l'égalité 
civile  étaient  en  jeu.  Il  reconnaissait  néanmoins  sir  Robert  Peel 
pour  son  chef  et  se  déclarait  fier  d'être  un  de  ses  soldats.  Il  était 
surtout  frappé  de  la  persévérance  et  de  l'habileté  merveilleuse  avec 
lesquelles  Peel  avait  su  reconstituer  le  parti  conservateur  après  les 
élections  qui  avaient  suivi  le  bill  de  réforme.  Peel  avait  trouvé  ce 
parti  réduit  à  cent  cinquante-cinq  membres,  abattu,  découragé  et 
abandonnant  la  lutte.  11  l'avait  rallié  et  ramené  au  combat;  il  avait 
tourné  son  attention  et  ses  efforts  vers  la  préparation  des  élections, 
et  au  bout  de  quelques  années  ce  parti  était  redevenu  assez  puissant 
pour  balancer  les  forces  ministérielles  et  prétendre  au  pouvoir. 
M.  Disraeli  retrouvait  donc  dans  Peel  quelques-uns  des  mérites 
qu'il  avait  lui-même  célébrés  dans  Bolingbroke  et  dans  Pitt,  et  il 
fit  son  éloge  dans  les  termes  les  plus  nobles  et  les  plus  élevés,  en 
appuyant,  en  mars  ISZil,  une  motion  dirigée  par  son  chef  contre  le 
ministère. 

Sauvé  d'une  défaite  en  18/iO  par  une  faible  majorité,  parce  que 
beaucoup  de  conservateurs  n'avaient  pas  voulu  faire  coïncider  le 
mariage  de  la  reine  avec  une  crise  ministérielle,  le  cabinet  Mel- 
bourne avait  depuis  lors  marché  d'échec  en  échec.  Il  avait  com- 
primé par  la  force  l'agitation  chartiste;  il  ne  l'avait  pas  apaisée,  et 
M.  Duncombe  avait  pu  présenter  une  pétition  couverte  de  treize 
cent  mille  signatures  qui  demandait  la  grâce  des  chartistes  con- 
damnés. En  Irlande,  O'Gonnell  avait  peine  à  maintenir  dans  les 
limites  de  la  légalité  l'agitation  en  faveur  du  rappel  de  l'union.  Les 
finances  étaient  en  désordre,  et  le  ministère  ne  savait  comment  réta- 
bhr  l'équilibre  du  budget.  Il  acheva  de  se  perdre  en  voulant  toucher 
à  la  législation  sur  les  céréales  par  l'établissement  d'un  droit  fixe 
réduit  à  8  shillings.  La  motion  de  censure,  que  M.  Disraeli  soutint 
de  toutes  ses  forces  fut  adoptée  à  une  voix  de  majorité;  le  minis- 
tère répondit  à  ce  vote  par  la  dissolution  du  parlement. 

M.  Disraeli  ne  se  représenta  point  à  Maidstone.  Il  n'avait  pas 
de  relations  personnelles  avec  le  comté  de  Kent.  Son  collègue, 
M.  Wyndham  Lewis,  à  l'appui  duquel  il  avait  dû  son  élection, 
était  mort;  des  compétitions  s'annonçaient  parmi  les  propriétaires  ! 
du  comté,  et,  dans  l'intérêt  du  parti  conservateur,  M.  Disraeli  pré- 
féra leur  laisser  le  champ  libre.  Il  déclina  la  candidature  qui  lui 
fut  proposée  par  les  électeurs  de  Wycombe,  mais  il  accepta  celle 
qui  fut  offerte  à  M.  Tomline  et  à  lui  par  les  électeurs  de  Shrews- 


LORD   BEACONSFIELD   ET   SON   TEMPS.  795 

bury.  Les  deux  députés  de  ce  bourg,  l'un  tory,  l'autre  whig, 
renonçaient  tous  deux  à  se  représenter,  et  deux  candidats  minis- 
tériels s'étaient  mis  sur  led  rangs;  il  s'agissait  donc  de  défendre  le 
siège  qui  était  acquis  à  l'opposition  et  de  conquérir  l'autre.  Aussi 
la  lutte  fut- elle  des  plus  vives.  Les  journaux  whigs  concentrèrent 
tous  leurs  efforts  contre  M.  Disraeli.  Non-seulement  les  anciennes 
accusations  furent  reproduites,  mais  l'animosité  des  whigs  ne  s'ar- 
rêta pas  devant  la  vie  privée.  Leur  agent  électoral  accusa  M.  Dis- 
raeli d'être  perdu  de  dettes  et  produisit  plusieurs  jugemens  obtenus 
contre  lui;  il  fallut  que  M.  Disraeli  expliquât  qu'il  avait  répondu  pour 
le  marquis  de  Chandos,  et  que  celui-ci  avait  satisfait  ses  créanciers. 
Le  mariage  que  M.  Disraeli  venait  de  contracter  le  mettait  au  con- 
traire dans  une  situation  de  fortune  tout  à  fait  indépendante.  Les 
deux  candidats  conservateurs  furent  élus  à  une  forte  majorité; 
leur  victoire  constituait  un  succès  pour  le  parti,  et  M.  Disraeli  s'em- 
pressa d'en  informer  sir  Robert  Peel. 

Les  élections  eurent  pour  résultat  la  nomination  de  366  tories 
et  de  292  whigs  ou  radicaux  :  le  ministère  était  donc  condamné. 
Le  vote  d'un  amendement  à  l'adresse  contraignit  lord  Melbourne 
à  céder  la  place  à  sir  Robert  Peel.  Lord  Lyndhurst  reprit  le  poste 
de  lord  chancelier  et  lord  Aberdeen  les  affaires  étrangères  ;  sir 
James  Graham  devint  ministre  de  l'intérieur  et  M.  Gladstone  pré- 
sident du  bureau  du  commerce.  On  a  prétendu  que  l'hostiUté  de 
M.  Disraeli  contre  sir  Robert  Peel  datait  de  la  formation  de  ce 
ministère,  dans  lequel  on  aurait  refusé  de  lui  faire  une  place.  Cette 
accusation  s'appuie  sur  une  insinuation  que  sir  Robert  Peel  laissa 
échapper  quelques  années  plus  tard  dans  un  moment  d'exaspéra- 
tion; on  ne  prend  pas  garde  qu'il  dut  la  retirer  lorsque  M.  Disraeli 
le  mit  en  demeure  de  fournir  ses  preuves.  Cette  imputation  de  mo- 
tifs intéressés  ne  saurait  se  soutenir  en  présence  de  la  circulaire 
que  M.  Disraeli  adressait  aux  électeurs  de  Shrewsbury  plusieurs 
mois  avant  la  formation  du  ministère  et  dans  laquelle  on  lit  : 
«  Puisque  l'on  a  poussé  la  curiosité  jusqu'à  vouloir  pénétrer  dans 
ma  vie  privée,  on  ne  pourra  m'accuser  d'ostentation  si  je  déclare 
que  je  n'aurais  pas  sollicité  vos  suffrages  si  je  n'étais  en  possession 
de  cette  large  indépendance  qui  fait  qu'excepté  comme  marque  et 
récompense  de  services  publics,  l'obtention  d'une  fonction  quel- 
conque m'est  absolument  indifférente.  »  M.  Disraeli  comptait  dans 
le  ministère  des  amis ,  et  particulièrement  lord  Lyndhurst ,  qui 
auraient  soutenu  ses  prétentions,  s'il  en  avait  élevé.  La  vérité  est 
qu'au  moment  de  la  formation  du  ministère,  un  des  confidens  de 
Peel  vint  trouver  M.  Disraeli  et  lui  donna  à  entendre  que,  s'il  de- 
mandait à  faire  partie  de  la  nouvelle  administration ,  il  recevrait 
satisfaction.  M.  DisraeU  répondit  que,  si  l'on  jugeait  ses  services 


796  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Assez  utiles  au  parti  pour  le  comprendre  dans  la  combinaison  mi- 
nistérielle, il  accepterait  les  fonctions  qui  lui  seraient  proposées, 
mais  qu'il  n'avait  rien  à  demander  et  ne  demanderait  rien.  A  défaut  de 
l'intérêt,  serait-ce  l'amour-propre  qui  aurait  été  blessé  chez  M.  Dis- 
raeli? Gela  est  encore  moins  vraisemblable.  M.  Disraeli  n'avait 
montré  aucune  de  ces  aptitudes  spéciales  qui  désignent  d'avance 
un  homme  public  pour  certains  postes;  il  était  un  nouveau  venu 
dans  la  chambre  et  dans  son  parti,  tandis  que  Peel  avait  autour  de 
lui  une  foule  d'hommes  éprouvés  et  déjà  rompus  aux  affaires.  On 
n'aurait  donc  pu  lui  proposer  qu'une  place  de  sous-secrétaire  d'état 
ou  quelque  autre  de  ces  postes  secondaires  habituellement  attri- 
bués aux  jeunes  gens  qui  débutent  et  que  l'on  veut  essayer.  A 
trente-sept  ans,  dans  la  plénitude  du  talent  et  avec  la  conscience 
de  ses  forces,  M.  Disraeli  pouvait-il  ambitionner  un  poste  subal- 
terne? Était-ce  pour  si  peu  qu'il  eût  abdiqué  sa  liberté  d'action  et 
se  fût  soumis  à  la  discipline  de  fer  que  Peel  faisait  peser  sur  ses 
amis  et  surtout  sur  ses  collègues?  Ne  devait-il  pas  porter  ses  vues 
plus  haut  et  attendre  que  le  temps,  les  circonstances,  le  dévelop- 
pement de  sa  situation  parlementaire,  qui  ne  pouvait  que  se  for- 
tifier, lui  conquissent  une  situation  plus  en  rapport  avec  sa  valeur 
réelle?  iN'était-il  pas  préférable  de  conserver  son  indépendance  afm 
de  pouvoir  se  consacrer  librement  à  la  propagation  de  ses  idées 
politiques  et  travailler  à  grossir  le  noyau  qui  se  formait  déjà  autour 
de  lui? 

II. 

Parmi  les  jeunes  députés  que  les  deux  dernières  élections  géné- 
rales avaient  fait  entrer  à  la  chambre,  plusieurs  s'étaient  laissé 
séduire  par  les  théories  politiques  que  M.  Disraeli  exposait  avec 
une  éloquence  communicative.  11  en  était  dans  le  nombre  que  leur 
position  sociale  mettait  fort  en  évidence  :  M.  Monkton  Miles,  lord 
John  Manners,  second  fils  du  duc  de  Rutland,  M.  George  Smythe, 
fils  et  héritier  du  comte  Strangford.  A  côté  d'eux  se  rangeaient  des 
lettrés  et  des  hommes  du  monde  :  Henry  Ilope,  le  fils  de  l'auteur 
à.' Aiiastasiiis, V^h^tehreàd,  que  son  zèle  apostolique  devait  conduire 
au  martyre,  Faber,  le  futur  restaurateur  de  l'ordre  de  l'Oratoire  en 
Angleterre,  Tennyson,  qu'il  suffit  de  nommer.  Presque  tous  étaient 
poètes,  tous  avaient  les  nobles  ardeurs  et  les  généreuses  illusions 
de  la  jeunesse.  Tous  rêvaient  la  régénération  morale  de  l'Angleterre 
par  le  réveil  des  idées  religieuses,  la  réconciliation  de  l'aristocratie 
et  des  classes  laborieuses,  le  soulagement  de  la  misère  par  la  cha- 
rité, mais  surtout  par  la  prévoyance,  l'apaisement  des  haines  et 
des  préjugés  de  caste  par  une  législation  plus  libérale  et  plus  hu- 


LORD   BEACONSFIELD   ET   SON   TEMPS.  707 

maine;  enfin  l'effacement  des  anciens  partis  par  l'avènement  des 
jeunes  générations,  imbues  d'idées  plus  larges  et  plus  élevées.  Tous 
ensemble,  par  la  parole  ou  la  plume,  déterminèrent  ce  mouve- 
ment d'idées  remarquable  dont  le  souvenir  est  inséparable  de  celui 
de  la  jeune  Angleterre,  nom  par  lequel  on  désignait  ironiquement 
le  groupe  de  novateurs  dont  M.  Disraeli  était  le  chef.  Ce  mouve- 
ment, à  la  fois  religieux,  philanthropique  et  politique,  tient  une  trop 
grande  place  dans  l'histoire  morale  de  l'Angleterre  contemporaine, 
et  le  rôle  de  M.  Disraeli  y  a  été  trop  considérable  pour  qu'il  ne  con- 
vienne pas  d'y  insister. 

L'église  anglicane,  à  partir  des  premières  années  du  xyiii*^  siècle, 
était  tombée  dans  un  état  de  torpeur  funeste;  de  plus  elle  était  des- 
cendue à  l'état  de  simple  dépendance  du  gouvernement.  Les  dignités 
ecclésiastiques  étaient  devenues  une  monnaie  h  l'usage  des  partis,  qui 
les  distribuaient  en  récompense  de  service  ^  politiques.  Les  digni- 
taires ainsi  choisis,  sans  qu'il  leur  fut  demandé  de  justifier  d'aucun 
titre,  ni  même  d'aucune  aptitude,  se  contentaient  de  toucher  leur 
prébende,  voyageaient  sur  le  continent  et  se  renfermaieiit  dans  une 
opulente  oisiveté,  abandonnant  les  soins  du  ministère  à  des  subs- 
tituts assez  mal  rétribués  pour  être  aussi  pauvres  que  leurs  plus 
pauvres  paroissiens.  L'église  avait  ainsi  perdu  toute  action  sur  les 
âmes,  toute  influence  sur  la  société.  Les  seules  productions  qui 
sortissent  des  plumes  ecclésiastiques  étaient  des  recueils  d'homé- 
lies ou  des  traités  de  morale  affadie.  Cette  apathie  d'une  église 
dotée  de  revenus  considérables  et  indifférente  à  ses  devoirs  spiri- 
tuels formait  un  contraste  trop  frappant  avec  le  zèle  et  l'activité 
des  sectes  dissidentes,  soutenues  uniquement  par  les  contributions 
volontaires  de  leurs  adhérens,  pour  ne  pas  avoir  attiré  l'attention 
des  réformateurs.  Les  disciples  de  Bentham  dirigeaient  les  attaques 
les  plus  vives  contre  la  dotation  de  l'église  et  surtout  contre  le 
commerce  simoniaque  des  bénéfices  qui  mettait  aux  enchères  l'exer- 
cice du  ministère  spirituel. 

Vers  1830,  les  premiers  symptômes  d'une  rénovation  se  pro- 
duisirent au  sein  de  l'église  elle-même,  comme  un  contre-coup  des 
attaques  dont  elle  était  l'objet.  Deux  hommes  de  mérites  différens, 
deux  dignitaires  de  l'université  d'Oxford,  ont  attaché  leur  nom  à 
ce  réveil  :  l'un  était  le  D''  Pusey,  auteur  de  nombreux  ouvrages 
théologiques  et  controversiste  éminent;  l'autre  était  le  D'  Keble, 
auteur  de  V Année  chrétienne  [the  Christian  Year),  recueil  de  can- 
tiques pour  tous  les  jours  de  l'année,  aujourd'hui  répandus  et 
chantés  partout  où  se  parle  la  langue  anglaise.  Pusey  était  un  théo- 
logien, Keble  était  un  éducateur  d'une  influence  irrésistible  sur 
les  jeunes  esprits.  Ils  entreprirent  de  ramener  l'église  anglicane 
aux  doctrines  et  à  la  ferveur  des  premiers  âges  du  christianisme. 


798  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Tout  ce  qu'il  y  avait  de  généreux  et  d'ardent  dans  la  jeunesse  qui 
iïéquentait  Oxford  les  suivit  dans  cette  voie,  et  M.  Gladstone  lui- 
même  n'échappa  point  à  la  contagion.  Par  son  savoir,  par  l'ardeur 
de  son  zèle,  par  son  éloquence  entraînante,  le  D'"  Newraan  donna 
un  grand  élan  à  cette  rénovation  religieuse.  M.  Disraeli  a  pensé  et 
tout  récemment  encore  il  écrivait  que,  si  au  lieu  d'être  dirigé  uni- 
quement par  des  érudits  et  des  ascètes,  ce  mouvement  avait  eu  à 
sa  tête  un  grand  esprit,  un  homme  fait  pour  le  gouvernement,  il 
aurait  donné  des  résultats  durables  et  conduit  à  une  transformation 
de  l'église  anglicane,  tandis  que  la  défection  du  D'"  Newman,  entraî- 
nant après  lui  tant  d'hommes  éminens,  avait  ébranlé  cette  église 
jusque  dans  ses  fondemens,  et  provoqué  dans  son  sein  une  réaction 
et  un  réveil  de  l'esprit  de  secte  et  d'intolérance. 

Il  est  permis  de  ne  pas  partager  l'opinion  de  M.  Disraeli.  L'élan 
donné  était  trop  grand,  les  esprits  qui  s'y  abandonnaient  étaient 
trop  élevés  et  trop  sincères  pour  qu'aucune  influence  pût  prévenir 
le  retour  des  scissionnaires  au  catholicisme.  Le  point  de  départ 
du  mouvement  avait  été  une  réaction  contre  l'abus  du  libre  examen 
dans  les  matières  religieuses.  La  substitution  du  sens  individuel  à 
la  doctrine  traditionnelle,  la  liberté  d'interprétation  conduisant  à  la 
destruction  du  dogme,  à  la  fantaisie  et  à  l'infidélité  :  voilà  le  spec- 
tacle qu'ils  avaient  sous  les  yeux  ;  voihà  le  danger  contre  lequel  ils 
avaient  voulu  se  prémunir  en  remontant  à  l'enseignement  de  la 
primitive  église,  en  essayant  de  se  retremper  aux  sources  mêmes  du 
christianisme.  Mais  où  trouver  une  autorité  pour  trancher  les  difficul- 
tés, pour  résoudre  les  questions  douteuses?  Ici  apparaissait  en  pleine 
lumière  la  faiblesse  indélébile  de  l'église  anglicane.  Cette  église  n'a 
point  de  vie  propre  :  elle  est  dans  la  dépendance  de  l'état  pour  ses 
doctrines  plus  encore  que  pour  tout  le  reste.  Elle  avait  des  assem- 
blées, une  sorte  de  parlement  appelé  convocation, composé  de  deux 
chambres  dans  l'une  desquelles  siégeaient  les  évêques  et  dans  l'autre 
les  délégués  du  clergé;  mais  la  convocation,  qui  se  réunissait  de  droit 
en  même  temps  que  le  parlement,  était  depuis  deux  siècles  prorogée 
par  le  gouvernement  le  jour  même  de  sa  réunion  sans  qu'il  lui  fût 
permis  de  délibérer.  Non-seulement  les  questions  de  discipline, 
mais  les  questions  de  doctrine  elle-mêmes  étaient  donc  tranchées 
ou  par  des  décisions  du  conseil  privé  ou  par  des  bills  du  parlement. 
Pouvait-on  attendre  que  des  esprits  ardens  et  sincères,  à  la  pour- 
suite de  la  vérité  religieuse  et  possédés  du  besoin  de  croire,  accep- 
tassent leur  nrdo  des  mains  du  parlement  et  soumissent  leur  cons- 
cience à  ce  qui  serait  voté  à  la  majorité  des  voix  par  une  assemblée 
absolument  incompétente  pour  trancher  des  questions  théologiques 
et  au  sein  de  laquelle  des  dissidens  de  toutes  les  sectes,  des  catho- 
ques  et  des  libres  penseurs,  siégeaient  à  côté  des  anglicans?  Tous 


LORD   BEACONSFIELD   ET    SON   TEMPS.  799 

ceux  qui  éprouvaient  le  besoin  d'une  autorité  devaient  donc  être 
entraînés  par  une  pente  irrésistible  là  seulement  où  cette  autorité 
religieuse  existe,  vers  le  catholicisme. 

k  l'époque  où  \ii  Jeune  Angleterre  commença  d'attirer  l'attention 
publique,  le  puseyisme  n'avait  pas  encore  dévié  vers  le  catholi- 
cisme ril  était  dans  toute  sa  force  et  n'avait  pas  conscience  des  con- 
séquences qu'il  portait  dans  son  sein  :  il  était  encore  à  l'état  d'as- 
piration vers  la  vérité  religieuse,  vers  le  réchaulTement  de  la  foi 
dans  les  âmes,  vers  l'aiTranchissementde  l'église.  Les  conséquences 
politiques  et  sociales  de  ce  mouvement  religieux  devaient  seules 
préoccuper  un  esprit  comme  celui  de  M.  Disraeli.  Pourquoi  l'église 
anglicane  avait-eUe  cessé  d'être  populaire?  Pourquoi  la  direction 
de^  esprits  lui  avait-elle  complètement  échappé?  Cet  anéantisse- 
ment de  son  influence  n'était-il  pas  un  mal  et  un  danger? 

L'église  était  autrefois  la  grande  nourricière  du  peuple.  Par 
l'instruction,  elle  lui  donnait  le  pain  de  l'intelligence.  Par  ses  libé- 
ralités, par  les  aumônes  qu'elle  distribuait,  elle  lui  donnait  souvent 
le  pain  de  la  vie  matérielle.  Par  la  beauté  des  édifices  religieux,  par 
les  splendeurs  du  culte,  par  l'éclat  des  cérémonies,  elle  satisfaisait 
aux  besoins  de  son  imagination  :  elle  était  pour  ceux  qui  souffraient 
une  consolation  de  tous  les  instans.  Elle  était  aussi  une  école  per- 
manente d'égalité,  car  son  enseignement,  ses  prédications,  ses 
prières  appartenaient  aux  pauvres  comme  aux  grands  de  ce  monde  : 
tous  étaient  égaux  aux  pieds  des  autels.  Le  pauvre  était  donc 
instruit,  il  était  secouru,  il  était  consolé  et,  dans  toutes  les  épreuves 
de  la  vie,  une  influence  bienfaisante  était  toujours  prête  à  s'exercer 
pour  apaiser  son  esprit  aigri,  pour  lui  enseigner  la  résignation,  pour 
ranimer  son  espérance. 

L'état  avait  mis  violemment  la  main  sur  l'église  :  le  prêtre  avait 
disparu;  il  avait  fait  place  à  un  fonctionnaire  préoccupé  de  ses 
intérêts  matériels,  anxieux  de  plaire  aux  grands,  désireux  de  gagner 
son  salaire  le  plus  facilement  et  avec  le  moins  d'effort  possible. 
L'église  avait  abandonné  le  pauvre,  et  le  pauvre  s'était  éloigné 
d'elle.  Ses  temples  demeuraient  vides  :  on  n'y  voyait  plus,  le 
dimanche,  que  les  grands  propriétaires  du  pays,  les  fournisseurs 
jaloux  de  leur  complaire  en  tout,  et  quelques  bourgeois  qui  trou- 
vaient de  meilleur  ton  d'aller  au  temple  qu'aux  assemblées  des  non- 
conformistes.  De  là  les  attaques  dirigées  contre  l'église;  son  utilité 
contestée,  sa  constitution  et  son  existence  même  mises  en  péril. 

L'état  n'a-t-il  pas  perdu  autant  que  l'église  à  cet  abandon  des 
traditions  du  passé?  Le  pauvre  est  laissé  à  lui-même;  il  est  livré  à 
toutes  les  influences  mauvaises.  Comme  il  n'a  plus  de  soutien  moral 
et  que  rien  ne  détache  plus  son  esprit  de  la  terre,  il  se  dégrade  de 
plus  en  plus  sous  l'action  de  la  misère  ;  il  s'habitue  à  vivre  de  la 


SOO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vie  animale  ;  il  passe  à  l'état  de  force  brutale  qu'on  peut  déchaîner 
contre  la  société. 

Quel  est  le  devoir  de  l'église?  Elle  doit  reprendre  son  ancien  rôle. 
Elle  doit  réveiller  et  réchauffer  dans  son  sein  le  zèle  apostoHque. 
Elle  doit  disputer  le  pauvre  à  toutes  les  influences  pernicieuses  qui 
peuvent  s'exercer  sur  lui.  Elle  doit  être  la  première  à  distribuer 
l'instruction,  à  répandre  les  aumônes,  à  porter  la  consolation  où 
est  l'inlortune  :  elle  doit  reconquérir  la  direction  des  âmes.  Qu'a- 
t-elle  droit  d'attendre  de  l'état?  Celui-ci  doit  grossir  les  rangs  du 
clergé  inférieur  pour  qu'il  puisse  être  partout  présent  ;  il  doit  amé- 
liorer sensiblement  sa  situation  pour  relever  sa  considération  et  son 
autorité  et  le  mettre  en  état  de  faire  le  bien.  Il-  doit  surtout  res- 
pecter la  liberté  de  l'église,  parce  qu'en  l'asservissant  il  frappe  de 
paralysie  l'auxiliaire  le  plus  fidèle  et  le  plus  utile  qu'il  puisse  avoir 
dans  l'accomplissement  de  sa  tâche  qui  est  la  concorde  de  toutes 
les  classes  et  le  bien  général. 

A  côté  de  l'église,  une  autre  des  forces  sociales  avait  aussi  déserté 
sa  tâche  traditionnelle  :  c'était  l'aristocratie. 

Quelques  familles  puissantes  qui  devaient  leurs  honneurs,  leur 
crédit  et  leurs  richesses  à  la  part  qu'elles  avaient  prise  à  l'expulsion 
des  Stuarts  s'étaient  habituées  à  trafiquer  du  pays  sous  l'admi- 
nistration corruptrice  de  Walpole.  Après  avoir  perdu  le  pouvoir 
pour  avoir  fait  litière  des  libertés  publiques,  vainement  défen- 
dues par  les  tories,  elles  avaient  voulu,  pour  recouvrer  leur  pré- 
pondérance, mettre  à  profit  le  mouvement  libéral  et  réformateur 
issu  de  la  révolution  française.  Elles  avaient  tenté  de  détruire  en 
Angleterre  l'influence  légitime  et  séculaire  des  propriétaii-es  du  sol  et 
de  faire  passer  la  suprématie  politique  aux  mains  de  la  bourgeoisie 
et  de  l'industrie  manufacturière,  afin  de  gouverner  sous  le  nom  de 
celles-ci.  Tel  avait  été  l'objet  du  bill  de  réforme,  mesure  partiale, 
dépourvue  d'équité  et  de  prévoyance,  qui,  au  lieu  de  faire  une  juste 
part  à  tous  les  élémens  de  la  société,  avait  visé  uniquement  à 
déplacer  l'axe  de  la  politique  anglaise. 

Qu'en  était-il  résulté?  C'est  que  les  nouveaux  détenteurs  du  pou- 
voir politique  n'avalent  songé  immédiatement  qu'à  consolider  leur 
influence  et  à  la  faire  tourner  au  profit  exclusif  de  leurs  intérêts. 
Après  avoir  fanatisé  les  classes  ouvrières  et  les  avoir  employées 
comme  une  machine  de  guerre  contre  le  gouvernement,  après  avoir 
fait  luire  à  leurs  yeux  des  horizons  d'une  prospérité  sans  mélange, 
ils  les  avaient  exclues  de  toute  participation  aux  affaires  munici- 
pales qui  touchent  à  leurs  intérêts  de  tous  les  jours.  Puis  ils  avaient 
révisé  la  législation  sur  le  paupérisme  afin  de  s'affranchir,  eux  et 
leurs  cliens,  d'une  partie  des  taxes  locales.  Quand  la  royauté  avait 
confisqué  les  biens  ecclésiastiques  qui  étaient  le  patrimoine  des 


LORD    BEACONSFIELD    ET    SON    TEMPS.  801 

pauvres,  elle  avait  compris  qu'il  fallait  imposer  à  ceux  au  profit 
desquels  l'église  était  dépouillée  la  tâche  que  celle-ci  ne  pouvait  plus 
remplir;  l'assistance  publique  avait  été  mise  à  la  charge  de  la  pro- 
priété foncière.  Des  abus  considérables  se  commettaient  sans  aucun 
doute  dans  l'application  de  la  loi  des  pauvres  :  le  mécanisme  était 
coûteux  et  fonctionnait  mal,  mais  il  atteignait  son  but.  Les  repré- 
sentans  des  comtés,  les  détenteurs  du  sol,  appliquaient  la  loi  libéra- 
lement et  sans  esprit  de  lésinerie,  et  si  les  économistes  et  les  calcu- 
lateurs rigides  pouvaient  trouver  qu'il  y  avait  déperdition  et  mauvais 
emploi  du  produit  des  taxes,  du  moins  la  misère  était  efficacement 
secourue  :  il  n'y  avait  ni  souffrances  criantes,  ni  irritation  contre  la 
société. 

A.U  nom  de  l'économie  politique,  mais  surtout  pour  satisfaire  des 
intérêts  égoïstes,  la  nouvelle  législation,  premier  fruit  du  bill  de 
réforme,  avait  supprimé  l'assistance  à  domicile.  Sous  prétexte  de 
faire  la  guerre  à  la  paresse  et  de  détruire  la  mendicité,  on  avait 
imaginé  le  work-Jiouse ,  c'est-à-dire  le  travail  forcé,  compliqué 
d'emprisonnement,  avec  séparation  des  sexes  et  rupture  de  tous  les 
liens  de  famille  :  on  avait  ainsi  assimilé  les  pauvres  aux  criminels  ; 
à  leur  tour,  les  pauvres  en  face  des  souffrances  morales  qui  les 
attendaient  préféraient  tout  au  ivork-hoii.se,  même  la  mort  par  la 
faim.  Des  manufacturiers  avides,  des  propriétaires  sans  entrailles 
avaient  profilé  de  cette  législation  pour  réduire  les  salaires  et  se 
dispenser  de  tout  devoir  de  charité,  renvoyant  à  l'administration 
des  ivork-houses  le  soulagement  de  toutes  les  misères  et  de  toutes 
les  infortunes.  Le  premier  qui  avait  prévu  et  signalé  les  effets  iné- 
vitables de  cette  loi  était  M.  Disraeli,  qui,  en  sa  qualité  d'un  des 
juges  de  paix  du  comté  de  Buckingham,  avait  protesté  contre  elle  : 
c'était  lui  encore  qui  avait  rédigé  et  signé  la  première  pétition  pré- 
sentée au  parlement  contre  cette  législation  inhumaiae  :  elle  avait 
produit  tous  les  résultats  qu'il  redoutait. 

Déçues  dans  les  espérances  dont  on  les  avait  bercées,  atteintes 
dans  la  régularité  du  travail  par  le  ralentissement  des  affaires, 
frappées  dans  leurs  moyens  d'existence  par  la  réduction  des  salaires 
et  acculées  au  désespoir,  au  ivork-house  ou  à  l'émigration,  les 
classes  laborieuses  étaient  en  proie  à  une  fermentation  permanente  : 
en  pouvait-on  être  surpris?  Le  chartisme  n'avait  pas  d'autre  origine. 
Pratiquant  les  leçons  qu'ils  avaient  reçues,  les  ouvriers  cherchaient 
dans  des  changemens  politiques  le  remède  à  leurs  maux.  Sans 
doute  ils  étaient  mal  conseillés,  leurs  manifestations  étaient  impru- 
dentes et  malavisées,  ils  pouvaient  se  tromper  sur  le  but  à  pour- 
suivre et  sur  les  moyens  à  employer  ;  mais  le  chartisme  n'avait  au 
fond  rien  de  menaçant  pour  la  société,  rien  de  révolutionnaire  :  il 

TOME  XXXV,  —  1879,  51 


802  KEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ne  s'attaquait  ni  à  la  royauté,  ni  à  la  propriété.  Fait  digne  de 
remarque ,  ce  n'était  pas  à  titre  d'innovations  que  les  chartistes 
demandaient  les  parlemens  annuels,  le  suffrage  universel  et  le 
scrutin  secret  :  ils  prétendaient  ne  réclamer  que  le  rétablissement 
de  l'ancien  état  des  choses,  que  la  restitution  de  leurs  droits  histo- 
riques. Lechartisme  était  donc  dirigé  uniquement  contre  legouver- 
nement  exclusif  et  égoïste  des  classes  moyennes. 

Que  fallait-il  faire  ?  Disperser  à  coups  de  fusil  les  meetings  char- 
tistes, remplir  les  prisons?  Non,  il  fallait  apaiser  les  souffrances  qui 
donnaient  un  fondement  légitime  à  cette  agitation.  Au  lieu  d'aban- 
donner les  ouvriers  à  eux-mêmes  et  de  les  livrer  en  proie  aux  agi- 
tateurs et  aux  démagogues,  il  fallait  s'occuper  d'eux,  les  soulager, 
faire  appel  à  leur  conscience,  mériter  leur  confiance  et  se  faire 
leurs  guides. 

Ce  rôle  de  protecteurs,  de  conseillers  et  de  guides  du  pauvre, 
à  qui  appartenait-il,  sinon  aux  propriétaires  du  sol,  à  cette  aristo- 
cratie terrienne  qui  l'avait  rempli  de  temps  immémorial?  ^yétait-ce 
pas  en  vue  de  ce  rôle  qu'elle  avait  reçu  les  privilèges  et  les  droits 
politiques  dont  elle  était  investie  et  qui  lui  avait  été  conférés,  non 
pour  elle-même,  mais  pour  le  bien  de  la  nation  ?  Pourquoi  avait- 
elle  abandonné  cette  tâche,  qui  était  la  plus  noble  part  de  son 
héritage?  Ses  inquiétudes  et  ses  dangers  n'avaient  d'autre  origine 
que  cet  oubli  des  devoirs  qui  s'imposent  à  toute  aristocratie. 

Il  fallait  donc  que  l'aristocratie,  rajeunie  et  retrempée  par  le 
sentiment  du  devoir,  revînt  à  sa  mission  traditionnelle.  11  fallait 
qu'elle  se  mît  à  la  tête  de  toutes  les  œuvres  utiles,  qu'on  s'accou- 
tunicât  de  nouveau  à  la  voir  toujours  en  avant  dans  la  voie  du  bien 
à  faire,  qu'on  pût  compter  sur  son  concours  et  qu'on  reprît  l'ha- 
bitude de  le  solliciter.  Pourquoi  ne  pas  réviser  et  ne  pas  adoucir  la 
législation  sur  le  paupérisme  de  façon  à  tenir  compte  des  droits  de 
la  famille  et  à  ne  plus  briser  des  liens  saciés?  Pourquoi  la  législation 
serait-elle  faite  uniquement  au  profit  et  en  vue  des  intérêts  d'une 
seule  classe  ?  Pourquoi  ne  pas  protéger  l'enfance  contre  un  labeur 
au-dessus  de  ses  forces?  Pourquoi  ne  pas  interposer  la  loi  entre 
les  travailleurs  et  ceux  qui  seraient  tentés  de  les  exploiter  ?  Pour- 
quoi la  durée  de  la  journée  ne  serait-elle  pas  limitée,  de  façon  à 
ménager  les  forces  physiques  de  ceux  dont  le  travail  est  la  seule 
ressource?  Pourquoi  ne  pas  assurer  aux  ouvriers  les  moyens  de 
débattre  librement  leurs  salaires  et  de  régler  les  questions  qui  les 
intéressent  sur  le  pied  d'égalité  avec  la  féodalité  industrielle  ?  S 
les  ouvriers  voyaient  qu'on  s'occupe  d'eux,  qu'on  leur  assure  leur 
part  de  liberté,  (ju'on  mut  leurs  droits  hors  d'atteinte,  que  la  législa- 
tion tend  sans  cesse  à  améliorer  leur  position,  à  accroître  leur  bien- 
être,  l'agitation  s'apaiserait  d'elle-même,  le  chartisme  prendrait 


LORD  BEACONSFIELD    ET    SON   TEMPS.  803 

fin  avec  les  causes  qui  l'ont  enfanté.  Il  n'y  aurait  plus  ni  fermen- 
tation politique,  ni  nécessité  de  répression. 

On  n'éteint  les  mécontentemens  qu'en  soulageant  les  souffrances 
réelles  et  imméritées  :  la  politique  la  plus  miséricordieuse  est  aussi 
la  plus  habile  et  la  plus  prévoyante.  Charles  I"  avait  traité  l'Irlande 
avec  humanité  et  avec  équité,  elle  demeura  fidèle  aux  Stuarts; 
Gromwell  y  fit  couler  des  Ilots  de  sang,  sans  y  étouffer  l'esprit  de 
rébellion.  C'était  une  politique  libérale  et  clémente  qui,  en  Angle- 
terre, ferait  disparaître  le  chartisme  et,  en  Irlande,  détruirait  l'in- 
fluence d'O'Connell. 

Mais  cette  politique  de  justice,  de  miséricorde  et  de  liberté  ne 
saurait  être  pratiquée  qu'autant  que  le  gouvernement  ne  serait  pas 
exclusivement  aux  mains  d'une  classe  qui,  dès  qu'elle  aurait  le 
pouvoir,  aurait  aussi  le  désir  de  faire  tourner  sa  prépondérance  au 
profit  de  ses  intérêts  :  il  fallait  donc  que  le  gouvernement  du  pays 
demeurât  un  gouvernement  pondéré,  où  tous  les  intérêts  eussent 
leur  part  d'influence  :  il  fallait  que  ce  fût  le  gouvernement  de  la 
nation  et  non  celui  d'une  seule  chambre,  et  il  était  essentiel  que  la 
chambre  des  communes  ne  fût  pas  la  délégation  d'une  seule  caté- 
gorie de  citoyens.  Il  fallait  donc  maintenir  intacte  l'autorité  de  la 
chambre  des  lords;  il  fallait  aussi  conserver  à  la  royauté,  puissance 
pondératrice,  sa  part  de  pouvoir  et  d'initiative.  Si  la  royauté  et  l'a- 
ristocratie remplissaient  leurs  devoirs  envers  le  peuple,  les  sympa- 
thies populaires  seraient  la  sauvegarde  de  leurs  prérogatives. 

Qui  pouvait  le  mieux  servir  et  faire  triompher  cette  grande  cause 
que  la  jeunesse  d'Angleterre,  si  elle  s'élevait  à  la  hauteur  de  ses 
devoirs,  si  elle  appliquait  son  ardeur,  son  savoir  et  ses  loisirs  au 
noble  métier  de  la  politique  ?  Le  sort  de  l'Angleterre  était  entre  les 
mains  de  la  jeunesse. 

Telles  étaient,  dans  leur  ensemble,  les  idées  que  M.  Disraeli 
s'attachait  à  exposer  et  à  défendre  au  sein  du  parlement  et  dans  le 
monde,  et  dont  sa  parole  entraînante  imprégnait  un  certain  nombre 
déjeunes  esprits,  bien  doués  et  pleins  d'une  ardeur  communica- 
tive.  Qu'il  y  eût  dans  ces  doctrines  de  la  jeune  Angleterre  des 
vues  et  des  appréciations  historiques  contestables,  et  que  ce  pro- 
gramme politique  ne  fût  pas  exempt  de  chimères,  on  doit  l'ad- 
mettre, mais  on  doit,  en  même  temps,  reconnaître  que  la  part 
des  idées  nobles,  élevées,  généreuses,  était  de  beaucoup  la  plus 
grande.  Le  temps  a  fait  ici  son  œuvre  ordinaire  :  il  a  emporté  ce  qui 
était  chimérique  :  ce  qui  étiit  contestable  n'est  point  sorti  des 
livres  :  les  vues  justes  et  humaines  ont  pris  place,  l'une  après 
l'autre,  dans  la  législation.  Parmi  les  mesures  équitables  et  philan- 
thropiques qui  ont  honoré  le  parlement  dans  les  trente  dernières 
années,  il  en  est  peu  dont  le  germe  ne  se  retrouve  dans  les  œuvres 


80ii  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

OU  les  discours  de  ce  petit  groupe  d'intelligences  élevées.  La  jeune 
Angleterre  a  promptement  disparu,  et  elle  n'est  plus  aujourd'hui 
qu'un  souvenir;  mais  l'œuvre  qu  elle  rêvait  s'est  accomplie  et  elle 
demeure. 

Il  est  facile  de  comprendre  qu'un  pareil  programme  devait  être 
médiocrement  goûté  des  esprits  positifs,  absorbés  par  les  compli- 
cations de  la  stratégie  parlementaire;  et  les  hommes  du  monde  dont 
la  chasse  et  les  chevaux  étaient  la  grande  préoccupation  n'y  trou- 
vaient que  matière  à  railleries.  Les  uns  et  les  autres  n'y  voulaient 
voir  que  des  rêves  humanitaires  et  des  fantaisies  d'érudits  :  ils 
n'étaient  frappés  que  de  ce  qu'il  y  avait,  à  leurs  yeux,  de  chimé- 
rique et  d'extravagant  dans  ces  protestations  en  faveur  des  hum- 
bles et  des  déshérités  :  les  dures  vérités  qui  s'adressaient  à  l'aris- 
tocratie n'étaient  point  faites  pour  leur  plaire  ;  et  ils  n'étaient  que 
trop  disposés  à  mal  interpréter  les  relations  amicales  de  M.  Disraeli 
avec  des  radicaux  tels  que  Thomas  Duncombe,  et  les  sympathies 
qu'il  avait  exprimées  pour  les  chartistes.  L'indépendance  dont  il 
faisait  preuve  au  sein  du  parlement  était  aussi  un  grief  sérieux 
dans  un  pays  où  les  partis  se  piquent  d'observer  une  discipline 
rigoureuse.  Cette  conduite  leur  semblait  entachée  d'intrigue,  et  ils 
regardaient  volontiers  M.  Disraeli  comme  un  bel  esprit  chimérique 
et  un  assez  méchant  caractère.  En  septembre  18/i/i,  on  devait  inau- 
gurer à  Manchester  une  institution  nouvelle,  VAthenœum,  destinée 
à  procurer  aux  jeunes  employés  des  maisons  de  commerce  et  des 
fabriques  les  moyens  de  s'Instruire,  et  des  distractions  paisibles  et 
honnêtes.  M.  Disraeli  avait  été  invité  à  présider  à  cette  inaugura- 
tion :  lord  John  Manners  et  M.  George  Smythe  devaient  y  assister 
avec  lui  et  prendre  aussi  la  parole.  Le  duc  de  Rutland,  qui  ne 
permit  à  son  fils  de  se  rendre  à  Manchester  que  sur  l'assurance 
qu'il  ne  serait  point  question  de  politique,  écrivait  à  ce  sujet  à 
lord  Strangford  :  «  Je  déplore  autant  que  vous  rinflufnce  que 
M.  Disraeli  a  acquise  sur  plusieurs  de  nos  jeunes  législateurs,  par- 
ticulièrement sur  votre  fils  et  sur  le  mien.  Je  ne  connais  pas  per- 
sonnellement M.  Disraeli,  et  je  n'ai  que  du  respect  pour  ses  talens, 
dont  j'estin^e  qu'il  fait  un  mauvais  emploi.  Il  est  regrettable 
que  deux  jeunes  gens  tels  que  John  et  M.  Smythe  se  laissent  con- 
duire par  un  homme  sur  la  droiture  duquel  j'ai  la  môme  opinion  que 
vous,  bien  que  je  n'en  puisse  juger  qu'^  par  sa  carrière  publique. 
L'excellent  naturel  de  nos  fils  ne  les  rend  que  plus  accessibles  aux 
séductions  d'un  esprit  artificieux.  »  Gc;tte  lettre  curieuse  montre  de 
quelles  préventions  M.  Disraeli  était  l'objet  au  sein  de  l'aristocratie 
anglaise,  et  quelles  difficultés  il  a  eu  à  surmonter. 


LORD   BEACONSFIELD   ET   SON   TEMPS.  805 


III. 

De  tels  obstacles  n'étaient  pas  faits  pour  arrêter  un  homme  résolu 
et  plein  de  foi  dans  l'avenir  de  ses  idées.  Ce  n'est  pas  seulement 
par  la  parole  et  par  la  conversation  qu'il  chercha  à  les  répandre  :  il 
se  souvint  qu'il  avait  une  plume.  Lord  John  Manners  et  M.  Monkton 
Miles  publiaient  des  poésies;  M.  George  Smythe,  qui  était  aussi  un 
poète  à  ses  heures,  écrivait  dans  les  journaux  et  dans  les  revues. 
M.  Disraeli  recourut  à  une  forme  qui  lui  était  familière,  le  roman, 
et  en  fit  un  instrument  de  propagande.  Il  pouvait  difficilement 
mieux  choisir.  Le  roman  est  le  hvre  populaire,  il  va  dans  toutes 
les  mains,  il  s'accepte  sans  défiance,  il  se  Ht  sans  fatigue  et  sans 
effort  d'attention,  et  il  se  prête  à  la  controverse.  Dans  trois  romans, 
publiés  coup  sur  coup  de  ÏSk'i  à  I8/16,  Coningshy,  Sybille  et  Tan- 
crèclc,  M.  Disraeli  exposa  ses  idées  politiques  sous  leurs  diverses 
faces. 

Coningshy  est  le  premier  en  date.  Il  est  dé  lié  à  Henry  Hope, 
dans  la  demeure  duquel  il  a  été  écrit.  Dans  la  préface  générale  de 
ses  œuvres  complètes,  lord  Beaconsfield  dit  au  sujet  de  ce  livre  : 
«  Les  origines  et  le  caractère  des  partis  politiques,  la  condition  du 
peuple  qui  en  a  été  la  conséquence,  les  devoirs  de  l'église  comme 
instrument  important  de  salut  à  notre  époque,  telles  étaient  les  trois 
questions  principales  que  je  m'étais  proposé  de  traiter;  mais  j'ai 
dCi  reconnaître  qu'elles  étaient  trop  vastes  pour  l'espace  que  je 
m'étais  accordé.  Toutes  trois  ont  été  soulevées  dans  Coningsby; 
mais  la  première  partie  de  ma  tâche,  à  savoir  l'origine  et  la  situa- 
tion des  partis  politiques,  est  la  seule  qui  ait  été  complètement 
traitée  dans  cet  ouvrage.   » 

Coningsby  est  le  petit-fils  d'un  grand  seigneur;  il  vient  de  ter- 
miner ses  études  et  rapporte  de  l'université  les  idées  politiques  et 
philanthropiques  qui  constituaient  le  programme  de  la  Jeune  An- 
gleterre. L'existence  fastueuse  et  vide  de  l'aristocratie,  où  les  futi- 
lités de  la  mode  tiennent  la  plus  grande  place,  oi!i  les  occupations 
sérieuses  sont  une  appréhension  et  d'où  les  bonnes  œuvres  sont 
absentes,  n'a  point  de  charmes  pour  ce  jeune  esprit,  qui  s'est  formé 
un  idéal  tout  différent,  qui  rêve  une  carrière  utile  et  la  conquête 
du  pouvoir  par  l'accomplissement  du  bien.  Les  reproches  qu'il 
adresse  à  la  société  actuelle,  les  idées  de  réforme  qu'il  émet,  cho- 
quent et  irritent  sa  famille  :  il  est  déshérité  et  un  accident  seul,  en 
lui  rendant  une  fortune,  lui  permet  d'épouser  celle  qu'il  aime.  Les 
critiques  du  temps  jugèrent  que  l'intrigue  de  Coningsby  était  fai- 
blement nouée,  que  les  incidens  et  les  péripéties  n'y  abondaient 
pas.  Le  reproche  est  juste,  mais  le  roman  pour  M,  Disraeli,  comme 


806  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

la  tragédie  pour  Voltaire,  n'était  qu'un  cadre  commode  pour  exposer 
et  répandre  des  idées  philosophiques  ou  politiques.  Toutefois  on 
fut  unanime  à  reconnaître  que  le  tableau  du  monde  politique  était 
pris  sur  le  vif  :  la  malignité  se  complut  même  à  voir  dans  les  per- 
sonnages aristocratiques  qui  se  succèdent  au  château  de  Beaumanoir 
une  galerie  de  portraits  contemporains.  Sept  ou  huit  éditions  impri- 
mées coup  sur  coup,  suffirent  à  peine  à  satisfaire  l'empressement 
du  public,  et  cinq  clés  différentes  parurent  pour  suppléer  à  la 
pénétration  des  lecteurs.  II  en  est  de  ces  clés  comme  de  celles  qui 
avaient  été  publiées  pour  Vivian  Grey  :  elles  trouvent  leur  réfu- 
tation dans  leur  diversité.  La  médisance  et  la  malignité  ne  suiïî)-aient 
point  à  expliquer  le  succès  extraordinaire  du  livre.  Les  nombreuses 
réimpressions  qui  en  ont  été  faites,  les  traductions  qui  ont  paru  dans 
toutes  les  langues,  prouvent  qu'il  avait  un  mérite  plus  durable; 
qu'il  offrait  un  intérêt  général  et  appréciable  par  les  lecteurs  étran- 
gers à  qui  la  ressemblance  des  prétendus  portraits  est  indifférente. 
Les  mœurs  politiques  de  l'Angleterre  y  sont 'peintes  au  vrai,  et 
plusieurs  des  personnages  du  roman,  dessinés  de  main  de  maître, 
sont  demeurés  comme  des  types  impérissables  de  la  classe  qu'ils 
représentent.  L'expérience  a  démontré  la  justesse  de  certaines  vues 
qui,  aux  yeux  des  contemporains,  devaient  paraître  de  pures  rêve- 
ries, et  les  prédictions  de  l'auteur  sur  le  développement  rapide  et 
la  puissance  toujours  croissante  de  la  presse  se  sont  réalisées. 

M.  Disraeli  n'avait  pu  épuiser  dans  ce  premier  ouvrage  le  sujet 
complexe  qu'il  s'était  proposé.  11  se  remit  donc  à  l'œuvre  et  moins 
d'un  an  après,  il  publia  Sybille,  ou  les  Deux  Nations.  On  devine 
quelles  sont  les  deux  nations  que  l'auteur  met  en  présence  :  c'est, 
d'une  part,  la  nation  officielle,  les  grands  propriétaires  et  les  grands 
industriels,  exclusivement  investis  des  droits  politiques  et  usant  de 
leur  pouvoir  dans  un  intérêt  égoïste;  de  l'autre,  ce  sont  les  déshé- 
rités de  ce  monde,  les  travailleurs  et  les  pauvres  qui  demandent 
leur  place  au  soleil.  Sybille  est  la  mise  en  action  des  revendications 
du  chartisme  vis-à-vis  des  auteurs  du  bill  de  réforme.  M.  Disraeli 
n'a  déguisé,  d'ailleurs,  ni  l'objet  de  son  livre  ni  les  sources  aux- 
quelles il  a  puisé.  11  a  eu  entre  les  mains  les  mémoires  et  la  cor- 
respondance d'un  des  chefs  du  chartisme,  c'est  là  qu'il  a  pris  l'ex- 
posé des  griefs  des  classes  laborieuses. 

Un  jeune  membre  du  parlement,  le  fils  cadet  de  lord  Marnay, 
Egremont,  a  reçu  du  ciel  l'âme  la  plus  généreuse  et  l'esprit  le  plus 
élevé.  Son  père,  au  contraire,  est  le  type  de  ces  propriétaires  intrai- 
tables qui  ne  veulent  jamais  donner  à  bail  ni  une  masure  ni  un 
morceau  de  terre,  afin  de  pouvoir  disposer  souverainement  du  sort 
de  ceux  qui  dépendent  d'eux,  —  qui  rasent  les  chaumières  sur  leurs 
domaines  pour  contraindre  les  ouvriers  des  champs  à  s'aller  éta- 


LORD   BEAGONSFÏELD    ET    SON    TEMPS.  807 

blir  dans  les  faubourgs  de  la  ville  voisine,  parce  que  la  charge  de 
les  assister  incombe  alors  à  la  paroisse.  Lord  Maniay  est  d'avis 
qu'un  faible  salaire,  s'il  est  régulier,  et  la  facilité  de  recourir  au 
work-liouse  en  cas  de  chômage ,  constituent  pour  l'ouvrier  des 
champs  une  existence  suffisante,  et  il  s'applaudit  d'être  exempt,  à 
si  bon  compte,  de  tout  devoir  de  charité.  Gomme  pendant  à  cet  op- 
presseur de  l'ouvrier  des  champs,  est  le  grand  industriel,  tyran  de 
l'ouvrier  des  villes,  dont  il  épuise  les  forces  et  auquel  il  mesure 
parcimonieusement  le  salaire.  Ému  des  plaintes  qu'il  entend,  inquiet 
de  l'agitation  redoutable  qu'il  voit  croître  autour  de  lui,  Egremont 
veut  se  rendre  compte  de  la  condition  des  ouvriers.  îl  les  visite,  il 
les  interroge,  il  vit  quelque  temps  au  milieu  d'eux.  C'est  ainsi  qu'il 
rencontre  Sybille,  la  fille  de  Gérard,  l'un  des  chefs  du  chartisme, 
qui  a  été  recueillie  et  instruite  dans  un  couvent  catholique,  et  il  se 
prend  à  l'aimer.  Sybille  commence  par  repousser  l'amour  du  jeune 
noble,  d'un  membre  de  cette  classe  qu'elle  considère  comme  l'en- 
nemie de  la  sienne  :  elle  se  laisse  toucher  par  les  efforts  généreux 
d'Egremont  en  faveur  de  la  cause  populaire,  et  elle  finit  par  l'aimer 
à  son  tour.  Il  se  découvre  que  Gérard  est  le  dernier  rejeton  d'une 
grande  famille  :  il  recueille  une  fortune  considérable,  et  Egremont 
épouse  Sybille. 

On  a  reproché  à  M.  Disraeli  d'avoir  reculé  devant  le  dénoûment 
logique  de  son  livre  et  d'avoir  recouru  à  une  fiction  invraisemblable 
au  lieu  de  faire  épouser  à  son  héros  la  fille  d'un  simple  ouvrier. 
Bien  que  l'application  rigoureuse  du  droit  de  primogéniture  ait  sou- 
vent pour  conséquence  de  faire  descendre  rapidement  aux  btancbes 
cadettes  plusieurs  degrés  dans  l'échelle  sociale,  et  qu'elle  amène 
par  contre,  à  la  suite  de  l'extinction  des  branches  aînées,  l'éléva- 
tion soudaine  de  gens  obscurs,  nous  ne  nous  autoriserons  pas  d'un 
ouvrage  connu,  les  Romans  de  la  pairie,  pour  contester  l'invrai- 
semblance du  mxoyen  par  lequel  M.  Disraeli  rapproche  Sybille  de 
la  condition  de  son  amant.  Mais  eût-il  été  plus  vi^aisemblable 
qu'Egremont  jetât  à  sa  famille  et  au  monde  au  sein  duquel  il  vit  le 
défi  d'une  mésalliance?  Quelle  autorité  s'attacherait  aux  critiques 
et  aux  conseils  d'un  enthousiaste  capable  de  céder  à  l'entraînement 
d'une  passion  aveugle?  Il  ne  suffit  pas  qu'Egremont,  représentant 
des  idées  de  \^  jeune  Angleterre  en  face  d'une  aristocratie  entichée 
de  sa  noblesse  et  de  ses  privilèges,  ait  une  âme  généreuse  et  un 
caractère  chevaleresque,  il  faut  qu'il  soit  aussi  le  plus  sensé  et  le 
plus  clairvoyant  au  sein  de  cette  société  dont  il  désapprouve  l'é- 
goïsme  inintelligent  et  qu'il  veut  faire  entrer  dans  une  autre  voie. 
M.  Disraeli  a  préféré  sauvegarder  l'autorité  morale  de  son  héros 
et  sacrifier  un  élément  d'intérêt  romanesque.  Son  livre,  du  reste, 
pouvait  s'en  passer  :  les  malheurs  de  Sybille  et  son  chaste  et  pur 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

amour,  courageusement  combattu,  avaient  conquis  tous  les  cœurs 
féminins. 

Les  critiques  contemporains,  préoccupés  d'apprécier  Sybille  au 
point  de  vue  de  la  composition  littéraire  et  comme  une  œuvre  d'ima- 
gination ou  de  discuter  les  jugemens  politiques  de  l'auteur  au  point 
de  vue  de  la  polémique  quotidienne  des  partis,  ne  semblent  point 
avoir  vu  qu'entraîné  par  la  thèse  qu'il  soutient,  M.  Disraeli  arrive 
à  faire  le  procès  de  cette  aristocratie  dont  il  est  le  défenseur.  Quelle 
condamnation  plus  forte  des  privilèges  de  cette  aristocratie  que  la 
frivoliié,  la  paresse  et  l'égoïsme  de  ces  grands  seigneurs,  esquissés 
dans  Coningshy  et  dans  Sybille,  et  que  l'auteur  crible  de  ses  sar- 
casmes ou  flagelle  avec  sévérité  !  Sans  doute  il  ne  veut  que  réformer 
cette  classe  privilégiée,  dont  il  fait  ressortir  les  fautes  et  les  vices; 
il  trace  à  ses  jeunes  représentans  un  idéal  et  une  conduite  propres 
à  leur  faire  pardonner  leurs  privilèges;  mais  si  l'aristocratie  ne  se 
réforme  pas,  si  elle  ne  se  met  pas  à  la  tête  de  la  nation,  si  elle  per- 
siste dans  les  anciennes  voies,  ne  tirera-t-on  pas  des  peintures  si 
fortes  et  si  fidèles  de  l'auteur  une  conclusion  toute  contraire  au  but 
qu'il  poursuit?  Ne  peut-on  pas  relever  dans  Sybille  une  attaque  di- 
recte contre  le  droit  de  primogéniture,  cette  base  essentielle,  ce 
fondement  de  toute  aristocratie  territoriale?  Egremont,  qui  est  un 
fils  cadet,  veut  travailler,  et  Gérard  le  chartiste,  à  qui  il  annonce 
son  dessein,  lui  répond  :  «  Sagement  pensé!  Vous  faites  partie  des 
classes  laborieuses,  et  vous  vous  enrôlerez  avec  elles,  je  l'espère, 
dans  la  grande  lutte  contre  la  fainéantise.  Les  fils  cadets  sont  les 
alliés  naturels  du  peuple,  quoique  généralement  ils  prennent  parti 
contre  nous.  Quelle  folie  de  consacrer  leurs  forces  au  maintien  d'un 
système  qui  est  fondé  sur  l'égoïsme,  qui  aboutit  à  la  fraude,  et  dont 
ils  sont  les  premières  victimes  !  »  Quel  acte  d'accusation  plus  ter- 
rible un  radical  pourrait-il  dresser  que  le  contraste  savamment  mé- 
nagé par  l'auteur  entre  l'opulence  du  château  de  Marnay  et  les 
effroyables  misères  qu'abrite  le  bourg  voisin  !  Il  y  a  là  un  tableau 
tracé  avec  une  vigueur  de  touche  et  une  puissance  d'expression 
incomparables  :  on  est  entraîné  par  l'auteur,  on  se  sent  en  présence 
de  la  réalité,  et  on  ne  peut  s'empêcher  de  frissonner. 

Coningsby  avait  charmé  et  diverti  toute  l'Angleterre  par  la  verve 
spiritutJle  qui  éclatait  à  chaque  page  ;  Sybille  avait  remué  toutes 
les  âmes  compatissantes;  aussi  Tawrhle  fut-il  une  déception. 
C'était  encore  un  roman,  mais  un  roman  théologique,  rempli  de 
dissertations  religieuses  et  de  métaphysique.  Se  pouvait-il  que  ce 
romancier,  qui  avait  tracé  de  si  charmantes  scènes  d'amour,  ce  rail- 
leur inexorable,  cet  aspirant  politique  qui  devait  appréhender  par- 
dessus tout  le  ridicule,  eût  l'imprudence  de  toucher  aux  choses 
religieuses?  Il  en  était  ainsi,  et  lorsqu'après  vingt  années  exclusi- 


LORD   BEACONSFIELD   ET    SON   TEMPS.  809 

vement  consacrées  à  la  politique,  M.  Disraeli  reprendra  la  plume 
du  romancier,  qu'il  a  déposée  après  Tancrcde,  ce  sera  un  nouveau 
roman  religieux,  Lothair ,  qu'il  écrira.  C'est  que  M.  Disraeli, 
comme  presque  tous  les  esprits  élevés  et  clairvoyans,  sait  quelle 
place  les  idées  et  les  sentimens  religieux  tiennent  dans  la  vie  des 
peuples  :  il  s'est  rendu  compte  de  l'influence  que  les  causes  mo- 
rales exercent  en  ce  monde.  A  mesure  que  notre  siècle  vieillit,  la 
part  qu'on  est  contraint  de  faire  aux  questions  religieuses  dans  les 
préoccupations  de  chaque  jour  est  plus  considérable,  et  leur  action 
sur  la  politique  devient  plus  manifeste.  La  génération  présente  ne 
partagerait  donc  pas  l'étonnement  qui  fut  ressenti  alors  en  Angle- 
terre. Non-seulement  l'esprit  de  M.  Disraeli  était  ouvert  à  ces  grandes 
questions,  ainsi  que  le  prouvent  la  complaisance  avec  laquelle  il  s'y 
étend  et  le  feu  qu'il  y  met;  mais  l'auteur  venait  d'assister  à  la  nais- 
sance et  aux  développemens  du  puseyisme,  qui  ne  s'était  pas  en- 
core aflaibli,  et  le  tableau  qu'il  voulait  tracer  de  la  société  anglaise 
et  de  ses  besoins  n'eût  pas  été  complet  s'il  en  avait  négligé  le  côté 
religieux.  Tancrède  traduit  donc  ce  besoin  de  croire  et  d'arriver  à  la 
possession  de  la  vérité  qui  agitait  un  si  grand  nombre  d'esprits,  qui 
ébranlait  l'église  anglicane  et  amenait  tous  les  jours  tant  d'hommes 
éminens  à  sacrifier  leur  position  et  leur  avenir  à  leurs  convictions. 
Cette  question  s'est  tellement  emparée  de  l'auteur  qu'elle  lui  a,  dans 
une  certaine  mesure,  fait  perdre  de  vue  son  sujet.  Dans  le  plan  que 
nous  connaissons,  l'objet  de  cette  dernière  partie  de  la  trilogie  de- 
vait être  le  rôle  de  l'église  dans  la  société  anglaise  :  ce  point  y  est  à 
peine  effleuré,  et  tout  l'effort  de  l'auteur  s'est  porté  sur  la  peinture 
du  besoin  de  croire  qui  tourmente  l'héritier  d'une  illustre  famille. 

Lord  Tancrède  Montaigu,  fils  aîné  du  duc  de  Bellamont,  est 
convaincu  que  les  institutions  sociales  doivent  avoir  la  religion 
pour^base,  parce  que  les  seuls  devoirs  qui  s'imposent  obligatoire- 
ment à  la  conscience  humaine  sont  ceux  qui  lui  sont  dictés  par  la 
foi  religieuse.  Or  il  n'aperçoit  autour  de  lui  qu'incertitudes,  con- 
tradictions et  mobilité.  Toutes  les  institutions  de  l'Angleterre  ont 
dévié  de  leur  but;  toutes  les  classes  ont  abandonné  leur  rôle  tradi- 
tionnel. La  royauté  est  annulée;  l'aristocratie  n'a  plus  que  l'appa- 
rence du  pouvoir,  et  le  peuple  se  plaint  de  sa  détresse.  L'organisa- 
tion des  pouvoirs  publics  est  sans  cesse  remaniée  sans  que  ces 
changemens  perpétuels,  faute  d'un  principe  directeur,  mettent  fin 
aux  plaintes  et  aux  critiques.  C'est  l'église  qui  devrait  servir  de 
guide  à  la  nation,  puisque  son  rôle  est  d'être  dépositaire  de  la 
vérité;  mais  l'église  anglicane  est-elle  en  possession  de  la  vérité? 
Si  cela  était,  serait-il  possible  de  laisser  subsister  à  côté  d'elle  les 
sectes  dissidentes  dont  l'existence  autorise  le  doute? 

Cette  incertitude  trouble  profondément  un  esprit  sincère,  préoc- 


810  REVUE   DES    DEUX   MONDES» 

cupé  du  rôle  que  sa  naissance  l'appelle  à  jouer,  qui  est  résolu  à 
faire  son  devoir  et  tout  son  devoir,  et  qui  n'aperçoit  point  devant 
lui  de  voie  sûrement  tracée.  Il  veut  marcher  à  la  lumière  de  la 
vérité;  il  a  besoin  de  s'appuyer  sur  des  principes  certains  et 
arrêtés,  et,  ne  trouvant  point  autour  de  lui  la  réponse  à  ses  doutes, 
il  rêve  d'aller  chercher  cette  réponse  là  même  où  la  vérité  a  été 
annoncée  à  l'homme."  «  Voyant,  dit-il  lui-même,  les  choses  comme 
elles  sont  ;  né  dans  un  temps  et  dans  un  pays  partagés  entre  l'in- 
crédulité d'une  part  et  l'anarchie  des  croyances  de  l'autre  ;  ne  trou- 
vant aucun  guide  compétent  pour  me  conduire  et  sentant  néan- 
moins qu'il  faut  que  je  croie,  car  je  tiens  que  le  devoir  ne  peut 
exister  sans  la  foi,  est-il  donc  aussi  étrange  qu'on  paraît  le  penser, 
est-il  déraisonnable  que  je  souhaite  faire  ce  qu'a  fait,  il  y  a  six 
cents  ans,  l'ancêti-e  dont  ]e  porte  le  nom?  que  je  passe  les  mers 
pour  visiter  le  saint-sépulcre?  » 

Tancrède  s'ouvre  de  son  dessein  à  son  père  et  lui  en  donne  les 
raisons  : 

«  Quand  je  songe  que  le  Créateur,  depuis  que  la  lumière  est 
sortie  des  ténèbres,  n'a  daigné  se  révéler  à  sa  créature  que  dans 
une  seule  contrée  ;  que  c'est  là  qu'il  a  pris  la  forme  de  notre  huma- 
nité et  subi  une  mort  humaine,  je  ne  puis  m'empêcher  de  croire 
que  la  contrée  sanctifiée  par  ces  rapports  avec  Dieu  et  par  de  tels 
événemens  doit  être  investie  de  privilèges  merveilleux  et  spéciaux 
que  l'homme  peut  n'être  pas  toujours  capable  de  comprendre,  mais 
qui  n'en  exercent  pas  moins  une  irrésistible  influence  sur  sa  des- 
tinée. C'est  cette  contrée  qui,  àplusieursreprises,  pendant  le  moyen 
âge,  a  attiré  l'Europe  en  Asie...  Le  temps  est  venu  de  rétablir 
et  de  renouveler  nos  communications  avec  le  Très-Uaut.  Moi  aussi, 
je  veux  m'agenuuiller  auprès  du  saint  tombeau  !  Moi  aussi,  je  veux, 
à  l'ombre  des  collines  augustes  et  des  arbres  sacrés  de  Jérusalem, 
soulager  mon  cœur  du  poids  qui  l'oppresse  ;  je  veux  élever  ma  voLx 
vers  le  ciel  et  lui  demander  :  «  Où.  est  le  Devoir?  où  est  la  Foi?  Que 
dois-je  faire  et  que  faut-il  que  je  croie?  » 

On  a  malicieusement  remarqué,  et  c'est  la  critique  la  plus  spiri- 
tuelle qu'on  ait  adressée  à  Tancrède,  que  le  jeune  enthousiaste,  en 
quête  d'un  guide  spirituel,  ne  s'adresse  ni  à  un  évêque  anglican, 
ni  à  un  ministre  d'aucun  culte,  mais  qu'il  s'en  va  tout  droit  dans 
la  cité  trouver  un  banquier,  et  un  banquier  Israélite.  On  voit  repa- 
raître ici  un  des  personnages  épisodiques  de  Coningsby,  le  ban- 
quier Sidonia,  qui  se  prétend  d'une  noblesse  égale  à  celle  des  plus 
anciennes  et  plus  illustres  maisons  et  qui  croit  à  la  supériorité 
de  la  race  juive  sur  toutes  les  autres,  le  causeur  merveilleusement 
doué  qui  a  parcouru  toute  l'Europe  et  conversé  avec  tous  les  chefs 
de  gouvernement,  l'esprit  sagace  qui  possède  tou3  les  secrets  de 


LORD   BEACONSFIELD    ET   SON   TEMPS.  811 

la  politique,  le  penseur  qui  a  sondé  tous  les  arcanes  de  la  philoso- 
phie. Sidonia  approuve  le  projet  de  Tancrède;  il  encourage  le 
jeune  lord  à  essayer  de  pénétrer  «  le  grand  mystère  asiatique,  » 
c'est-à-dire  à  chercher  sur  les  lieux  mêmes  le  secret  de  l'irrésis- 
tible attraction  que  l'Asie  exerce  sur  l'Europe.  Pour  Sidonia  comme 
pour  Tancrède,  la  région  qui  s'étend  du  Sinaï  et  de  l'Horeb  au  Gol- 
gotha  est  une  terre  privilégiée  que  la  Divinité  a  choisie  pour  être  le 
théâtre  unique  de  ses  manifestations  sensibles.  La  race  qui  est 
issue  de  cette  région  et  qui  a  eu  le  privilège  de  ces  communica- 
tions directes  avec  Dieu  est  marquée  d'un  sceau  spécial,  et  elle 
doit  à  sa  supériorité  native  d'avoir  traversé  le  temps  et  l'espace 
sans  s'altérer  et  sans  pouvoir  être  détruite  par  les  races  inférieures 
qui  l'ont  persécutée.  La  thèse  qui  était  en  germe  dans  Alroy  et 
qui  n'était  qu'esquissée  dans  Coningsby,  est  ici  formulée  avec  pré- 
cision et  reçoit  un  développement  étendu.  Faut-il  croire  que  M.  Dis- 
raeli parlait  lui-même  sous  le  masque  de  ses  personnages,  et  que 
ce  mélange  incohérent  d'idées  religieuses  et  de  considérations  géo- 
graphiques et  ethnographiques  faisait  partie  de  ses  convictions 
personnelles?  N'est-il  pas  plus  probable  que,  par  cette  glorification 
de  la  race  juive,  l'auteur  a  voulu,  au  moment  où  l'émancipation 
civile  et  politique  des  israélites  se  discutait  au  sein  du  parlement, 
venir  en  aide  h  une  cause  qui  lui  était  chère,  et  répondre  aux  argu- 
mens  injurieux  par  lesquels  les  intolérans  et  les  fanatiques  repous- 
saient une  mesure  aussi  équitable?  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que 
c'est  en  18/4  4  seulement  qu'un  bill,  présenté  par  lord  Lyndhurst, 
l'ami  le  plus  cher  de  M.  Disraeli,  ouvrit  aux  juifs  l'accès  des  fonc- 
tions municipales,  et  lorsqu'une  mesure  de  ce  genre  rencontrait 
parmi  ses  adversaires  un  homme  tel  que  M.  Gladstone,  on  s'ex- 
plique l'insistance  que  M.  Disraeli  mettait  à  plaider  la  cause  de  la 
race  à  laquelle  il  appartenait.  C'est  postérieurement  à  l'apparition 
de  Coningshy  et  de  Tancrède,  c'est  seulement  en  18/16  qu'un  nou- 
veau bill  fit  chsparaître  toutes  les  incapacités  civiles  qui  pesaient 
encore  sur  les  israélites,  ainsi  que  les  obhgations  surannées  et 
depuis  longtemps  tombées  en  désuétude  qui  leur  avaient  été  impo- 
sées par  l'intolérance  des  âges  précédons,  comme  de  porter  un  cos- 
tume particulier,  de  se  ceindre  d'une  ceinture  de  soie  jaune  et 
d'assister,  à  certains  jours,  aux  offices  de  l'église  anglicane.  Ce  n'est 
aussi  qu'à  partir  de  18/i6  que  les  israéhtes  ont  eu,  en  Angleterre, 
le  droit  d'acquérir  des  propriétés  foncières,  de  fonder  des  écoles, 
des  hôpitaux  et  autres  établissemens  de  bienfaisance  et  d'attacher 
à  ces  établissemens  des  dotations  en  immeubles  et  des  rentes  per- 
pétuelles. C'est  un  acte  de  18/i7  qui  a  donné  force  légale  à  leurs 
mariages  et  les  a  autorisés  à  revendiquer  devant  les  tribunaux  les 
effets  civils  des  unions  contractées  entre  eux.  Il  a  fallu  attendre 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jusqu'en  1855  pour  que  les  synagogues  fussent  assimilées  aux 
églises  des  catholiques  et  aux  chapelles  des  dissidens  et  pour  que 
le  caractère  d'édifices  publics  leur  fut  reconnu.  On  voit  donc  que 
les  plaidoyers  de  M.  Disraeli,  si  fréquens  qu'ils  puissent  paraître, 
n'étaient  pas  superflus. 

Le  sentimentalisme  religieux  de  Tancrèdc,  ce  mélange  d'illumi- 
nisme  et  de  politique,  cette  conception  d'un  grand  seigneur,  épou- 
vanté de  la  responsabilité  qui  pèse  sur  lui,  allant  chercher  en 
Palestine  la  révélation  de  ses  devoirs  de  législateur  et  revenant 
calmé  par  une  vision  dans  laquelle  il  a  cru  entendre  la  voix  d'un 
ange,  tout  cela  trouva  une  médiocre  faveur  auprès  du  public  et  de 
la  critique  :  on  cria  à  l'invraisemblance,  à  la  bizarrerie,  même  à 
l'extravagance.  En  même  temps,  on  fut  unanime  à  rendre  justice  au 
récit  du  voyage  et  des  aventures  de  Tancrède  en  Orient.  Les  juges 
les  plus  sévères  reconnurent  que  la  beauté  des  descriptions,  la 
magie  du  style,  la  vivacité  et  la  chaleur  entraînante  de  la  narration 
en  faisaient  une  lecture  des  plus  attachantes,  et  que  certaines 
pages  atteignaient  à  la  plus  haute  éloquence.  Jamais  M.  Disraeli  n'a 
montré  de  plus  grandes  qualités  d'écrivain  que  dans  cette  œuvre 
bizarre  et  incohérente  ;  oserons-nous  dire  que  l'explication  de  ce 
fait  doit  être  cherchée  dans  les  sentimens  intimes  de  l'auteur?  Chi- 
mériques ou  sensées,  vraies  ou  fausses,  la  plupart  des  idées  expo- 
sées dans  Tancrède  étaient  chères  à  M.  Disraeli  ;  elles  avaient  leurs 
racines  dans  sa  conscience  :  en  les  traduisant  pour  le  public,  il  a 
mis  dans  les  pages  qui  sortaient  de  sa  plume  quelque  chose  de  son 
âme  et  de  son  cœur,  et  il  a  été  éloquent  parce  qu'il  était  sincère. 

Après  Tancrède,  M.  Disraeli  sembla  dire  un  adieu  définitif  à  la 
littérature.  Dafis  les  vingt  années  qui  suivirent,  il  ne  reprit  la  plume 
qu'une  seule  fois  pour  écrire  la  Vie  de  lord  George  Bcniinck,  qui 
est  moins  un  livre  d'histoire  qu'une  brochure  politique  et  une  œuvre 
de  polémique.  La  part  de  plus  en  plus  grande  qu'il  prenait  aux 
luttes  parlementaires  ne  lui  laissait  plus  le  loisir  d'écrire.  Voyons 
donc  comment  il  servit  par  sa  parole,  au  sein  de  la  chambre  des 
communes,  les  idées  qu'il  professait  en  commun  avec  la  jeune 
Angleterre,  qu'il  avait  exposées  dans  Coningshy,  Sybille  et  Tan- 
crède, et  que  nous  avons  essayé  de  résumer. 

IV. 

Sir  Robert  Pcel  avait  pris  le  pouvoir  dans  les  circonstances  les 
plus  défavorables,  et  les  difficultés  de  sa  tâche  devaient  s'accroître 
d'année  en  année.  L'industrie  anglaise  subissait  une  crise  que 
chaque  jour  aggravait.  De  tous  côtés,  les  ateliers  se  fermaient.  Plus 
de  cent  mille  ouvriers  ne  tardèrent  pas  à  se  trouver  sans  ouvrage. 


LORD   BEACONSFILLD    ET    SON    TEMPS.  813 

Birmingham,  Leeds,  Paisley,  Manchester,  Sheffield,  toutes  les  grandes 
villes  manufacturières  souffraient  également.  Le  contre-coup  de 
cette  stagnation  de  l'industrie  atteignait  cruellement  les  districts  où 
la  population  vivait  de  l'extraction  de  la  houille.  Le  pays  de  Galles 
ne  tarda  pas  à  être  en  proie  aux  désordres  les  plus  graves  ;  la  police 
y  était  tenue  en  échec  par  des  bandes  armées,  conduites  par  des 
hommes  qui  mettaient  des  jupes  de  femmes  par-dessus  leurs  habits 
et  qui  s'intitulaient  eux-mêmes  dans  des  placards  menaçans  :  les 
filles  de  Rebecca.  L'Irlande  continuait  à  s'agiter;  la  maladie  des 
pommes  de  terre  venait  d'y  faire  sa  première  apparition,  et  devait 
bientôt  y  amener  toutes  les  horreurs  de  la  famine.  Enfin,  les 
finances  étaient  dans  le  plus  triste  état.  Ce  fut  le  premier  mal 
auquel  sir  Robert  Peel  s'efforça  de  porter  remède.  Il  y  parvint  par 
un  moyen  héroïque  :  l'établissement  de  l'impôt  sur  le  revenu,  que 
lui  seul  était  capable  de  faire  accepter  par  le  parlement.  Il  com- 
mença ensuite  cette  série  de  dégrèvemens  qui  devaient  transformer 
le  régime  économique  de  l'Angleterre.  Il  supprima  entièrement  les 
droits  sur  sept  cent  cinquante  des  articles  qui  figuraient  au  tarif 
général  des  douanes,  en  commençant  par  un  certain  nombre  de 
denrées  alimentaires,  telles  que  le  lard  et  les  salaisons  ;  et  il  rédui- 
sit sensiblement  les  droits  sur  le  bétail,  sur  les  viandes  fraîches, 
sur  le  sucre,  le  café  et  le  cacao.  Quant  aux  céréales,  il  semblait 
avoir  les  mains  liées  par  les  engagemens  explicites  que  tous  ses 
collègues  et  lui-même  avaient  pris  vis-à-vis  des  électeurs.  Sir  James 
Graham  avait  tracé  des  bienfaits  de  l'agriculture  et  des  douceurs  de 
la  vie  des  champs  un  tableau  qui  était  devenu  pour  les  orateurs  de 
la  ligue  contre  les  Corn  Laivs  un  thème  inépuisable  de  railleries. 
M.  Gladstone,  en  se  représentant  devant  les  électeurs  de  Newark, 
leur  avait  déclaré  qu'ils  pouvaient  compter  avec  certitude  sur  deux 
choses  :  la  première  qu'une  protection  suffisante  serait  assurée  à 
l'agriculture;  la  seconde  que  cette  protection  résulterait  des  effets 
d'une  échelle  mobile.  Ce  fut,  en  efi"et,  à  cette  solution  que  sir  Ro- 
bert Peel  s'arrêta,  en  établissant  des  droits  variables,  dont  l'impor- 
tance devait  décroître  à  mesure  que  le  prix  du  blé  s'élèverait  sur  le 
marché.  Néanmoins,  on  calcula  que,  parle  jeu  de  cette  échelle,  le 
droit  d'importation  pourrait  descendre  jusqu'à  n'être  plus  que  la 
moitié  de  celui  qui  existait  antérieurement;  et  un  assez  vif  mécon- 
tentement se  manifesta  dans  les  rangs  du  parti  tory.  Deux  grands 
propriétaires  terriens,  les  ducs  de  Buckingham  et  de  Richmond, 
accusèrent  sir  Robert  Peel  de  manquer  à  ses  engagemens  et  de 
devenir  infidèle  à  la  cause  de  l'agriculture. 

Pendant  cette  première  période  de  l'administration  de  sir  Robert 
Peel,  M.  Disraeli  appuya  le  ministère  de  ses  votes  et  de  sa  parole 
soit  au  sein  du  parlement,  soit  devant  ses  électeurs.  Le  10  mai 


8ih  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

ISA 3,  dans  un  discours  que  Macaulay  déclara  fort  ingénieux,  il  sou- 
tint contre  les  adversaires  du  cabinet  et  contre  ceux  des  tories  qui 
s'alarmaient  des  tendances  de  sir  Robert  Peel,  que  la  politique  des 
dégrèvemens  d'impôts  et  des  droits  de  douane  modérés,  loin  d'être 
un  emprunt  aux  doctrines  des  whigs,  était  la  tradition  même  du 
parti  tory.  Pitt  avait  inauguré  cette  politique  en  concluant  avec  la 
France  le  traité  de  commerce  que  la  révolution  avait  déchiré.  Elle 
avait  été  continuée  par  M.  Robinson,  par  lord  Liverpool  et  par 
M.  Huskisson  sous  des  administrations  conservatrices.  Interrom- 
pue par  le  bill  de  réforme  qui  avait  banni  les  tories  du  pouvoir,  il 
était  naturel  qu'elle  fût  reprise  par  eux,  lorsqu'ils  revenaient  aux 
affaires.  Il  concluait  en  exprimant  la  conviction  que  «  le  principe 
d'une  équitable  protection  pour  l'industrie  nationale  se  conciliait 
parfaitement  avec  une  politique  commerciale  large  et  libérale.  » 
Quant  à  la  législation  sur  les  céréales,  tant  que  l'expérience  n'au- 
rait pas  prononcé,  il  ne  se  déclarait  d'une  manière  absolue  ni  pour 
une  échelle  mobile  ni  pour  un  droit  fixe.  Il  ne  s'attachait  qu'au 
principe  de  celte  législation,  qui  avait  pour  objet  «de maintenir  la 
prépondérance  des  intérêts  tenitoriaux,  prépondérance  indispen- 
sable au  bien  du  pays,  qui  lui  devait  la  stabilité  de  ses  institu- 
tions. » 

Ce  fut  à  propos  de  la  législation  sur  les  céréales  que  M.  Disraeli 
fut  amené  à  exprimer  pour  la  première  fois  une  opinion  sur  la  poli- 
tique étrangère.  Le  1''' juillet  i8/»2,  M.  Wallace  prit  occasion  de  la 
discussion  du  budget  pour  faire  le  tableau  de  la  détresse  qui  ré- 
gnait dans  les  districts  manufacturiers  et  conclut  à  l'abrogation 
des  Corn  Laws.  Sir  James  Graham  lui  répondit  que  le  gouvernement 
n'était  pas  d'avis  d'accroître  la  détresse  générale  en  retirant  à  l'agri- 
culture la  protection  dont  celle-ci  avait  besoin.  Dans  le  cours  de 
la  discussion,  M.  Disraeli  soutint  que  le  moyen  le  plus  efficace  de 
venir  en  ride  à  l'industrie  anglaise  était  de  lui  ouvrir  de  nouveaux 
marchés  par  la  conclusion  de  traités  de  commerce;  il  reprocha  à 
lord  Palmerslon  d'avoir  compromis  par  sa  politique  brouillonne  les 
bonnes  relations  de  l'Angleterre  avec  la  France,  et  d'avoir  ainsi 
rendu  plus  difficiles  les  négociations  que  le  gouvernement  essayait  de 
nouer  avec  le  cabinet  de  Paris.  L'année  suivante,  le  13  février  1843, 
à  l'occasion  d'une  motion  de  lord  Ilowick,  qui  avait  le  même 
objet  que  celle  de  M.  Wallace,  M.  Disraeli  revint  sur  ce  thème  de 
la  nécessité  de  conclure  des  traités  de  commerce,  et  se  prononça 
très  explicitement  en  faveur  de  l'alliance  française.  «  11  y  a  dix 
ans,  dit-il,  un  cabinet  anglais  annonçait  au  monde  son  entente  avec 
la  France,  comme  la  plus  ferme  base  de  son  autorité  et  comme  le 
glorieux  triomphe  de  sa  politique.  Pourquoi  cette  confiance  mu- 
tuelle ne  serait-elle  pas  rétablie?  Aucune  discussion  au  sein  du  par- 


LOnO   BEACONSFIELD   ET   SON    TEMPS.  815 

lement  n'est  encore  venue  donner  au  pays  l'explication  du  change- 
ment de  politique  qui  a  altéré  les  relations  de  deux  nations  placées 
à  la  tête  de  la  civilisation,  et  que  toutes  sortes  de  sympathies  poli- 
tiques et  sociales  lient  l'une  à  l'autre.  Le  temps  est  venu  de  cléga- 
ger  cette  question  des  ambages  de  la  diplomatie  et  des  fausses 
appréciations  de  la  presse.  C'est  par  la  voix  de  leurs  parlemens 
qu'une  franche  explication  doit  avoir  lieu  entre  la  France  et  l'An- 
gleterre. Un  traité  de  commerce  avec  la  France  ferait  plus  pour 
Sheffield  que  les  deux  Amériques.  »  Dans  la  même  session,,  M.  Dis- 
raeli, prenant  la  parole  sur  une  motion  de  M.  Roebuck,  relative  aux 
affaires  étrangères,  critiqua  de  nouveau  la  politique  tracassière  de 
lord  Palmerston,  auquel  il  reprocha  d'éprouver  une  jalousie  maladive 
de  l'influence  russe,  et  défendit  la  politique  conciliante  que  prati- 
quait lord  Aberdeen.  Quelques  jours  plus  tard,  il  défendit  énergi- 
quement  l'attitude  prise  par  le  cabinet  tory  vis-à-vis  de  l'Amérique 
dans  les  négociations  qui  aboutirent  au  ti'aité  de  Waslàngton. 

M.  Disraeli  avait  donc  le  droit  d'être  compté  parmi  les  amis  du 
ministère,  mais  c'était  un  ami  indépendant,  qui  reservait  la  liberté 
de  son  jugement  et  de  son  action,  comme  il  l'avait  prouvé  en  pré- 
sentant, sans  avoir  consulté  les  ministres,  une  motion  pour  la  ré- 
forme du  service  consulaire.  Les  députés  qui  s'étaient  groupés 
autour  de  lui,  presque  tous  jeunes  et  nouveaux  venus  dans  le  par- 
lement, entendaient  donner  au  gouvernement  un  appui  réfléchi  et 
ne  point  recevoir  de  mot  d'ordre.  Cette  disposition  à  l'indocilité 
devait  les  conduire  fatalement  à  une  rupture  avec  sir  Robert  Peel. 
Le  grand  ministre  était  investira  ce  moment,  d'une  véritable  dicta- 
ture. Non-seulement,  il  avait  été  porté  au  pouvoir  par  une  majorité 
considérable,  mais  l'appui  que  les  députés  libre-échangistes  et 
même  une  partie  des  députés  libéraux  donnaient  à  la  plupart 
de  ses  mesures  le  dispensait.de  compter  avec  ses  partisans.  Portant 
presque  seul  le  poids  des  affaires,  se  réservant  la  haute  direction 
et  le  dernier  mot  dans  toutes  les  questions,  obligé  d'entrer  dans 
mille  détails  à  cause  de  la  complexité  des  réformes  qu'il  accomplis- 
sait, aux  prises  avec  les  difficultés  d'une  situation  que  la  stagnation 
du  travail,  le  déficit  des  récoltes  et  une  agitation  redoutable  aggra- 
vaient tous  les  jours,  sir  Robert  Peel,  malgré  sa  constitution  ro- 
buste et  ses  habitudes  laborieuses,  succombait  à  la  fatigue  :  il  ne 
pouvait  rien  sacrifier  à  ces  obligations  de  courtoisie  et  de  bienveil- 
lante déférence  qui  s'imposent  à  un  chef  de  parti.  On  le  voyait 
arriver  à  la  chambre  des  communes,  l'air  soucieux  et  préoccupé, 
vêtu  d'un  habit  trop  grand  et  d'un  pardessus  plus  ample  encore, 
qui  ajoutaient  à  l'effet  de  sa  haute  taille  et  de  sa  large  encolure. 
Tout  le  monde  s'écartait  instinctivement  devant  kii  :  il  passait  sans 
reconnaître  et  sans  saluer  personne,  et  d'un  pas  lent  et  silencieux, 


816  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

semblant  glisser  comme  une  ombre  plutôt  que  marcher,  il  allait 
droit  à  sa  place,  et  s'asseyait  sans  échanger  un  seul  mot,  ni  même 
un  salut  avec  ses  collègues  placés  à  ses  côtés.  Le  chapeau  enfoncé 
jusque  sur  les  yeux,  les  jambes  croisées,  le  corps  penché  en  avant, 
il  suivait  les  débats  avec  une  attention  extrême  et  dans  une  immo- 
bilité absolue  :  on  aurait  pu  le  prendre  pour  une  statue,  si  de 
temps  en  temps  un  mouvement  nerveux,  aussitôt  réprimé,  n'avait 
trahi  une  impression  fugitive,  ou  si  Ton  n'avait  vu  ses  doigts  jouer 
machinalement  avec  les  clés  de  son  portefeuille.  En  dehors  du  par- 
lement, il  était  aussi  peu  communicatif,  ne  s'ouvrant  à  personne 
de  ses  desseins,  gardant  jusqu'au  dernier  moment,  même  vis-à- 
vis  de  ses  collègues,  le  secret  de  ses  combinaisons,  accueillant  les 
observations,  même  les  plus  déférentes,  d'un  air  distrait  et  avec 
une  hauteur  dédaigneuse,  laissant  trop  voir,  enfin,  que  l'approba- 
tion de  l'opinion  publique  le  rendait  indifférent  aux  jugemens  de 
ses  amis  et  qu'il  attendait  de  ceux-ci  une  confiance  absolue  et  une 
obéissance  passive. 

On  doit  comprendre  quelle  fut  l'impression  de  sir  Robert  Peel  et 
de  ses  collègues  lorsque,  le  9  août  18/i3,  M.  Disraeli,  prenant  la 
parole  sur  la  troisième  lecture  d'un  bill  qui  avait  pour  objet  d'ap- 
pliquer à  l'Irlande  des  mesures  de  rigueur  et  d'interdire  aux  Irlan- 
dais le  port  d'aucune  arme,  déclara  qu'il  ne  voterait  pas  contre  le 
bill  pour  ne  pas  refuser  au  gouvernement  des  pouvoirs  que  celui-ci 
jugeait  nécessaires,  mais  qu'il  lui  était  impossible  de  donner  un 
vote  approbatif  à  une  mesure  inefficace  et  impolitique.  A  son  avis, 
ce  n'était  pas  par  des  mesures  isolées,  et  surtout  par  des  mesures 
de  rigueur,  qu'on  pouvait  rétablir  la  paix  publique  en  Irlande  ;  il 
fallait  traiter  les  Irlandais  avec  humanité  et  justice,  comme  avaient 
fait  les  Stuarts  ;  il  fallait  porter  remède  à  leurs  maux.  Il  témoigna 
ses  regrets  de  voir  les  ministres  adopter  vis-à-vis  de  l'Irlande  la 
politique  de  rigueur  et  les  mesures  d'exception  qu'ils  avaient  con- 
damnées lorsque  les  uhigs  étaient  au  pouvoir,  et  il  exprima  l'es- 
poir «  qu'un  jour  viendrait  où  un  parti  s'appuyant  sur  des  prin- 
cipes plus  vrais  ferait  acte  de  justice  envers  l'Irlande,  non  en 
donnant  satisfaction  aux  agitateurs,  non  en  se  laissant  acculer  au 
premier  expédient  qui  serait  suggéré,  mais  en  étudiant  sérieuse- 
ment ce  qu'il  y  avait  au  fond  de  cette  situation  déplorable,  afin  de 
mettre  les  relations  de  l'Angleterrre  et  de  l'Irlande  sur  un  pied 
plus  conforme  au  bien  des  deux  pays,  et  de  faire  cesser  un  état  de 
choses  qui  était  le  fléau  de  l'Angleterre  et  la  honte  de  l'Kurope.  » 
Sir  Robert  Peel  prit  aussitôt  la  parole  et  répondit  à  M.  Disraeli  avec 
une  acrimonie  et  une  amertume  qui  témoignaient  de  son  irritation. 

Quel(iucs  jours  plus  tard,  le  15  août  i8Zi3,  lord  Palmerston  de- 
manda la  communication  de  certains  documens  pour  avoir  occasion 


LORD    BEACONSFIELD    ET    SON   TEMPS.  817 

de  discuter  la  conduite  du  gouvernement  dans  le  démêlé  qui  s'était 
élevé  entre  la  Serbie  et  la  Porte.  Lorsque  sir  Robert  Peel  eut  ré- 
pondu à  lord  Palmerston,  M.  Disraeli,  qui  dans  le  cours  de  la  ses- 
sion avait  deux  fois  interrogé  le  gouvernement  sur  cette  même 
question  sans  obtenir  jamais  d'explications  nettes  et  précises,  se 
leva  et  commença  par  rappeler  à  la  chambre  ces  deux  circonstances 
dans  lesquelles  «  le  premier  ministre  lui  avait  répondu  avec  cette 
lucidité  dont  il  avait  le  secret  et  avec  cette  courtoisie  qu'il  réser- 
vait pour  ses  partisans.  »  Après  ce  sarcasme,  l'orateur  fit  ressortir 
les  tergiversations  et  les  contradictions  de  la  politique  ministérielle, 
et  démontra  sans  peine  que  le  premier  ministre  avait  induit  la 
chambre  des  communes  en  erreur  en  prétendant  que  l'intervention 
de  la  Russie  en  faveur  des  Serbes  était  justifiée  par  les  traités  d'Âc- 
kerman  et  d'Andrinople,  qui  ne  donnaient  à  cette  puissance  aucun 
droit  à  cet  égard.  Il  invita  le  gouvernement  à  montrer  plus  de  fer- 
meté, s'il  voulait  prévenir  la  crise  que  tout  le  monde  prévoyait 
dans  l'avenir.  Après  les  événemens  qui  viennent  de  s'accomplir  en 
Orient,  il  est  intéressant  de  relire  la  conclusion  de  ce  discours,  pro- 
noncé il  y  a  trente-cinq  ans  :  «  L'action  diplomatique  de  l'Angle- 
terre doit  avoir  pour  objet  de  maintenir  la  Turquie  dans  une  situa- 
tion qui  lui  permettra  de  défendre  l'indépendance  des  Dardanelles. 
Il  n'en  serait  point  ainsi  si  la  poUtique  que  le  gouvernement  a 
adoptée  dans  la  question  de  Serbie  venait  à  être  poursuivie.  Les 
ministres  essaieraient  en  vain  de  se  faire  illusion  sur  la  situation 
de  la  Turquie.  La  Turquie  est  à  terre,  moins  par  l'effet  d'une  déca- 
dence naturelle  que  pour  avoir  été  frappée  par  derrière.  C'est  la 
diplomatie  européenne  qui,  par  la  conduite  qu'elle  a  tenue  dans  les 
vingt  dernières  années,  a  réduit  la  Turquie  à  sa  faiblesse  présente  : 
ce  n'est  pas  le  déclin  de  ses  ressources,  qui  sont  encore  incompa- 
rables. » 

Ce  discours  donna  lieu  à  un  incident  caractéristique.  Aux  termes 
du  règlement,  sir  Robert  Peel,  qui  avait  parlé  après  lord  Palmers- 
ton, ne  pouvait  prendre  une  seconde  fois  la  parole;  ce  fut  un  de 
ses  collègues,  lord  Sandon,  qui  répondit  à  M.  Disraeli.  Lord 
Sandon,  partageant  et  exagérant  peut-être  le  mécontentement  de 
son  chef,  mit  dans  sa  réponse  une  violence  et  une  maladresse 
extrêmes.  Il  déclara  que  «  des  attaques  contre  le  gouvernement, 
quand  elles  partaient  des  bancs  ministériels,  étaient  inconvenantes. 
Était-il  admissible  qus  de  jeunes  membres  de  la  chambre  se  levas- 
sent derrière  les  ministres  qu'ils  prétendaient  soutenir,  non  pas 
seulement  pour  exprimer  une  divergence  d'opinion,  mais  pour 
prodiguer  les  insultes  et  les  outrages  aux  hommes  qu'ils  affectaient 
d'appuyer?  Ce  n'était  pas  seulement  son  opinion;  c'était,  il  le  savait, 

TOME  XXX. V.  —  1879.  52 


818  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

celle  d'un  grand  nombre  de  membres  de  la  chambre,  qui  s'accor- 
daient à  considérer  le  langage  que  le  député  de  Shrewsbury  venait 
d'employer,  et  celui  dont  d'autres  députés  s'étaient  servis  en  plu- 
sieurs occasions,  comme  tout  à  fait  inconvenant  dans  la  bouche 
de  membres  qui  prétendaient  appuyer  le  ministère.  »  Mis  en  de- 
meure de  faire  connaître  quelles  expressions  il  considérait  comme 
outrageantes,  lord  Sandon  ne  sut  que  balbutier  et  répéter  à  diverses 
reprises  qu'il  y  avait,  de  la  part  de  députés  ministériels,  manque 
de  convenance  à  attaquer  le  ministère.  M.  George  Smythe  releva 
avec  vivacité  le  reproche  adressé^  par  lord  Sandon  «  à  certains 
jeunes  députés  siégeant  sur  les  bancs  ministériels  »  et  revendiqua 
pour  eux  la  liberté  d'exprimer  leur  opinion.  M.  Hume,  lord  Pal- 
merston  et  plusieurs  autres  orateurs  s'accordèrent  à  déclarer  qu'il 
n'y  avait  eu  dans  le  langage  de  M.  Disraeli  rien  qui  fût  contraire 
aux  convenances  parlementaires  et  qui  excédât  les  droits  de  tout 
membre  de  la  chambre;  un  député  libéral,  M.  Curteis,  tira  la  mo- 
rale de  cet  incident  en  disant  que  si  les  députés  ministériels  n'a- 
vaient pas  le  droit  de  s'expliquer  et  devaient  demeurer  enchaînés 
au  banc  des  ministres ,  il  ne  pouvait  que  le  regretter  pour  eux. 
Une  rupture  entre  la  jeune  Angleterre  et  le  cabinet  devenait  inévi- 
table ;  M.  Disraeli  devait  la  consommer  en  affrontant  à  plusieurs 
reprises  le  courroux  du  premier  ministre. 

La  chambre  des  communes  ayant  introduit  un  amendement  dans 
un  bill  présenté  par  sir  James  Graham  sur  la  législation  des  sucres, 
Peel  déclara  qu'il  se  retirerait,  si  ce  vote  n'était  pas  rapporté.  C'é- 
tait la  seconde  fois,  dans  cette  session,  qu'il  manifestait  une  sem- 
blable exigence.  La  chambre  obéit,  mais  M.  Disraeli  protesta.  «  Je 
me  souviens,  dit-il,  d'avoir  entendu  en  184 1  le  très  honorable  gentle- 
man dire  qu'il  n'avait  jamais  uni  sa  voix  aux  clameurs  contre  l'escla- 
vage et  qu'il  ne  se  joindrait  pas  davantage  aux  clameurs  en  faveur  du 
sucre  à  bon  marché.  Deux  ans  se  sont  écoulés;  le  très  honorable  gen- 
tleman a  fait  cause  commune  avec  les  adversaires  de  l'esclavage  : 
il  a  adopté  le  cri  en  faveur  du  sucre  à  bon  marché  ;  mais  il  semble 
que  son  horreur  de  l'esclavage  s'étende  à  tout  l'univers,  hormis  aux 
bancs  où  siègent  ses  amis.  Là  le  troupeau  d'esclaves  est  encore  à  la 
chaîne  ;  là  le  siffleinent  du  fouet  se  fait  entendre  tous  les  jours.  » 
D'une  semblable  protestation  à  une  déclaration  de  guerre,  il  n'y 
avait  qu'un  pas.  M.  Disraeli  le  franchit  dès  le  début  de  la  session 
de  18/i5,  à  l'occasion  de  la  motion  dirigée  par  M.  Duncombe  contre 
sir  James  Graham,  secrétaire  d'état  à  l'intérieur,  qui  avait  fait  ou- 
vrir à  la  poste  la  correspondance  de  Mazzini,  et  avait  averti  le  gou- 
verne-ment  autrichien  de  la  conspiration  ourdie  par  les  frères  Ban- 
diera.  M.  Disraeli  prit  parti  contre  le  ministère,  et  un  incident  de 
la  discussion  amena  entre  le  premier  ministre  et  lui  un  échange 


LORD  BEACONSFIELD   ET   SON   TEMPS.  819 

d'amères  récriminations.  Une  motion  d'un  député  tory,  M.  Miles, 
demandant  que  les  excédans  de  recettes  fussent  appliqués  au  sou- 
lagement de  l'agriculture,  fournit  à  M.  Disraeli  l'occasion  de  passer 
en  revue  l'administration  de  sir  Robert  Peel.  Rappelant  qu'en  1836, 
le  marquis  de  Chandos  avait  présenté,  avec  l'appui  et  sous  la  direc- 
tion du  premier  ministre,  une  motion  exactement  semblable  à  celle 
que  le  gouvernement  combattait,  il  cita  malignement  les  discours 
que  la  plupart  des  membres  du  cabinet  avaient  prononcés  en 
cette  occasion,  comme  autant  de  garanties  du  vote  qu'ils  ne  pou- 
vaient manquer  d'émettre.  Arrivant  alors  à  sir  Robert  Peel,  eténu- 
mérant  les  promesses  par  lesquelles  il  avait  endormi  ses  amis  et  les 
déceptions  qu'il  leur  avait  fait  éprouver,  il  lui  reprocha  de  ne  lais- 
ser à  ses  partisans  que  les  plaisirs  de  la  mémoire,  les  douceurs  des 
souvenirs,  et  il  termina  en  l'accusant  de  méditer  l'abandon  complet 
des  Corn  Laits.  «  La  protection,  dit-il,  me  semble  être  aujourd'hui  à 
peu  près  dans  la  position  du  protestantisme  en  1828.  »  [Nombre  de 
tories  trouvèrent  que  M.  Disraeli  se  laissait  emporter  trop  loin,  et  lord 
George  Bentinck  lui  dit,  après  la  séance,  qu'il  calomniait  le  premier 
ministre.  M.  Disraeli,  comme  lord  George  le  proclama  quelques 
mois  plus  tard,  était  prophète.  Sa  clairvoyance  avait  pénétré  les 
secrètes  pensées  de  sir  Robert  Peel.  Les  hésitations  et  les  tergiver- 
sations du  premier  ministre,  ses  réticences  dans  les  débats,  le  soin 
avec  lequel  il  évitait  de  renouveler  aucun  des  engagemens  dupasse  : 
tout  révélait  le  travail  qui  s'opérait  dans  son  esprit. 

M.  Disraeli  prit  encore  parti  contre  le  gouvernement,  avec  un 
grand  nombre  de  tories,  dans  la  discussion  mémorable  à  laquelle 
donna  lieu  l'augmentation  de  crédit  proposée  par  sir  Robert  Peel  en 
faveur  du  séminaire  catholique  de  Maynooth.  Il  n'employa'aucun 
des  argumens  que  l'intolérance  religieuse  suggérait  aux  protestans 
fanatiques  de  la  chambre  des  communes  ;  il  combattit  la  mesure 
ministérielle  comme  un  premier  pas  dans  une  voie  mauvaise, 
comme  une  tentative  pour  subordonner  à  la  politique  les  influences 
religieuses.  Étendrait-on  ce  système  à  toutes  les  éghses?  leur  don- 
nerait-on à  toutes  une  dotation  dans  l'espoir  de  les  asservir?  L'ora- 
teur se  prononçait  pour  l'indépendance  des  églises.  «  Vous  voyez, 
dit-il,  crouler  sous  vos  pieds  votre  système  d'érastianisme.  Allez- 
vous  adopter  un  principe  panthéiste?  J'ai,  pour  ma  part,  une  con- 
fiance inébranlable  dans  la  stabilité  de  notre  église,  mais  je  tiens 
que  la  seule  source  de  danger  pour  elle  est  dans  ses  relations  avec 
l'état,  relations  qui  la  soumettent  au  contrôle  d'une  chambre  des 
communes  qui  n'est  plus  nécessairement  de  la  même  communion 
qu'elle.  Laissez  l'église  à  elle-même  et  elle  ne  reculera  devant 
aucune  lutte,  quelque  redoutable  qu'elle  puisse  être.  Même  en 
Irlande,  si  la  question  se  posait  ainsi  :  Voulez-vous  séparer  l'église 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'état  ou  voulez-vous  doter  l'église  catholique?  les  prolestans 
d'Irlande  vous  répondraient,  j'en  suis  sûr  :  Séparez  l'église  de  l'état 
et  ne  dotez  pas  l'église  catholique...  Je  nie  que  l'église  d'Angleterre 
soit  la  création  de  l'état.  L'alliance  entre  eux  a  été  formée  et  main- 
tenue sur  le  pied  de  l'égalité,  et  si  l'on  tentait,  comme  on  paraît  en 
avoir  l'intention,  de  mettre  toutes  les  affaires  ecclésiastiques  sous  la 
direction  de  Downing-Street  et  de  [les  assujettir  à  la  même  espèce 
de  discipline  qu'on  impose  en  Prusse  à  l'église  nationale,  j'avertis 
le  très  honorable  gentleman  que  le  peuple  de  ce  pays  ne  tolérera 
jamais  un  pareil  système.  »  Le  bill,  combattu  par  un  grand  nombre 
de  partisans  du  ministère,  triompha  par  l'appui  que  les  whigs  et  les 
radicaux  donnèrent  au  gouvernement.  C'était  le  prélude  de  l'alliance 
inattendue  qui  allait  mettre  fin  à  la  législation  sur  les  céréales. 

L'Irlande  était  en  proie  à  la  famine  :  la  détresse  n'était  guère 
moins  grande  dans  les  districts  manufacturiers  d'Angleterre.  La 
ligue  contre  la  législation  des  céréales  faisait  tous  les  jours  de 
nouveaux  progrès,  et  ses  orateurs  attaquaient  avec  une  violence 
extrême  l'aristocratie  terrienne,  qu'ils  accusaient  d'être  sans  en- 
trailles et  de  sacrifier  le  peuple  à  son  avidité  égoïste;  les  paroles 
les  plus  menaçantes  se  faisaient  entendre  et  étaient  applaudies 
dans  les  réunions  publiques  qui  se  tenaient  journellement  d'un  bout 
à  l'autre  du  pays  :  l'heure  de  la  crise  était  arrivée.  La  conviction 
de  sir  Robert  Peel  était  faite,  comme  le  prouve  une  lettre  qu'il 
écrivait,  le  13  octobre,  à  sir  James  Grahani;  mais  il  s'agissait  de 
faire  partager  cette  conviction  aux  autres  membres  du  gouverne- 
ment. La  question  fut  agitée  dans  quatre  conseils  de  cabinet  consé- 
cutifs, du  1"  au  6  novembre,  et  sir  Robert  Peel  ne  rallia  à  son 
opinion  que  lord  Aberdeen,  sir  James  Graham  et  M.  Sydney  Her- 
bert. Lord  Stanley  soutint  que  si  l'abrogation  des  lois  sur  les 
céréales  était  nécessaire,  il  fallait  laisser  aux  whigs  la  tâche  de 
présenter  cette  mesure,  et  il  déclara  que,  pour  sa  part,  il  ne  ferait 
point  partie  d'un  cabinet  qui  prendrait  cette  initiative.  Le  22  no- 
vembre, lord  John  Russell,  informé  sans  doute  des  intentions  de 
sir  Robert  Peel  et  des  divisions  du  ministère,  et  voulant  sauve- 
garder la  popularité  de  son  parti,  lança  d'Edimbourg,  sans  prendre 
le  temps  de  consulter  ses  amis,  une  lettre  aux  électeurs  de  la  cité 
de  Londres  dans  laquelle  il  se  prononçait  pour  la  suppression  im- 
médiate et  définitive  de  tout  droit  d'entrée  sur  les  céréales.  La 
jmblication  de  la  lettre  de  lord  John  Russell  démontra  à  sir  Robert 
Peel  la  nécessité  d'agir  immédiatement  :  il  mit  ses  collègues  en 
demeure  de  se  prononcer  et,  ne  pouvant  vaincre  la  résistance  de 
lord  Stanley,  il  déposa  le  6  décembre,  entre  les  mains  de  la  reine, 
la  démission  du  cabinet.  Mandé  aussitôt  d'Edimbourg,  lord  John 
Russell  ne  put  triompher  de  l'antipathie  de  lord  Grey  pour  lord 


LORD   BEACONSFIEID   ET    SON   TEMPP.  821 

Palmerston,  et  dut  renoncer,  le  20  décembre,  à  former  un  ministère. 
Rappelé  par  la  reine,  sir  Robert  Peel  ne  fit  aucune  difficulté  de 
reprendre  le  pouvoir,  mais  la  retraite  de  lord  Stanley  indiqua  clai- 
rement quel  serait  le  programme'l'du  cabinet  reconstitué. 

M.  Disraeli  était  à  ce  moment  à  Paris,  où  il  avait  l'honneur  de 
voir  quelquefois  le  roi  Louis-Philippe,  pour  lequel  il  professait  une 
grande  admiration.  Ce  fut  de  la  bouche  du  roi  qu'il  apprit  le  retour 
de  sir  Robert  Peel  au  pouvoir,  et  interrogé  par  son  auguste  inter- 
locuteur sur  l'issue  probable  de  la  crise,  il  répondit  sans  hésiter 
que  sir  Robert  Peel  ferait  certainement  voter  l'abrogation  des  Corn 
Laws-,  mais  que  ce  succès  mettrait  fin  à  sa  carrière  politique.  aL 
prédiction  s'est  vérifiée  de  point  en  point,  et  elle  est  d'autant  plus 
remarquable  que  personne,  à  ce  moment,  ne  partageait  la  manière 
de  voir  de  M.  Disraeli.  On  était  convaincu  que  la  plupart  des  tories 
subiraient  en  silence  l'abrogation  des  Corn  Laws  comme  ils  avaient 
subi  la  dotation  de  Maynooth  et  tant  d'autres  mesures  qui  leur 
avaient  été  imposées  par  sir  Robert  Peel;  au  besoin,  l'appoint  que 
les  libéraux  apporteraient  au  gouvernement  compenserait  large- 
ment la  défection  des  protectionnistes  obstinés.  Les  libre-échan- 
gistes,, qui  touchaient  au  but  de  leurs  efforts,  témoignaient  une  sa- 
tisfaction sans  bornes^  et  leurs  journaux  ne  tarissaient  pas  en 
railleries  sur  la  résignation  dont  les  défenseurs  les  plus  ardens  de 
l'agriculture  ne  manqueraient  pas  de  faire  preuve,  quand  la  voix  de 
leur  ancien  chef  leur  enjoindrait  le  sacrifice  de  leurs  intérêts  et  de 
leurs  convictions.  Il  semblait  en  efi"et  que  les  choses  dussent  se 
passer  ainsi.  Des  meetings  d'indignation  avaient  bien  lieu  dans  les 
comtés  ;  on  y  exhalait  des  plaintes  amères  contre  la'conduite  du  gou- 
vernement; mais  on  s'en  tenait  à  de  vaines  protestations;  aucune 
ligne  de  conduite  n'était  suggérée,  aucune  résistance  n'était  orga- 
nisée. Le  jour  fixé  pour  l'ouverture  du  parlement  arriva  sans  que 
les  députés  tories  eussent  tenu  une  seule  réunion,  sans  qu'aucun 
concert  se  fût  établi  entre  eux,  et  sir  Robert  Peel  put  croire; que 
son  autorité  ne  recevrait  aucune  atteinte.  L'adresse"en  réponse  au 
discours  de  la  reine  fut  proposée  par  lord  Francis  Egerton,  et  ap- 
puyée par  M.  Becket  Denison ,  deux  conservateurs  ■  convertis  aux 
projets  du  premier  ministre.  La  mise  en  scène  était  donc  complète. 
Après  ces  deux  discours,  Peel  fit  connaître  les  incidens  de  la  crise 
qui  avait  déterminé,  un  mois  auparavant,  la  retraite  du  ministère, 
puis  son  retour  au  pouvoir,  et  il  annonça  le  changement  qui  s'était 
opéré  dans  ses  idées  relativement  aux  Corn  Laws.  Peel  était  un 
admirable  homme  d'affaires;  il  apportait  dans  l'exposition  des 
questions  de  finances  une  lucidité  incomparable;  mais  sa  parole 
manquait  souvent  d'éclat  et  d'élévation  :  il  lui  est  arrivé  rarement 
d'atteindre  à  la  véritable  éloquence.  Ce  jour-là,  il  prit  un  ton  hau- 


822  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tain  et  cassant  à  l'égard  de  ses  amis,  dont  il  prévoyait  les  plaintes, 
les  avertissant  qu'ils  lutteraient  en  vain  contre  une  inexorable  né- 
cessité. Il  présenta  la  solution  à  laquelle  il  s'était  arrêté  comme  le 
résultat  de  ses  propres  réflexions  sur  les  moyens  de  mettre  fin  à 
une  crise  redoutable,  et  donna  clairement  à  entendre  qu'il  se  con- 
sidérait comme  le  ministre  indispensable,  comme  le  seul  homme  en 
état  de  faire  face  aux  difficultés  de  la  situation.  Lord  John  Russell, 
prenant  la  parole  à  son  tour,  rendit  compte  de  ses  tentatives  inu- 
tiles pour  composer  un  cabinet.  L'agitation  de  l'assemblée  s'était 
calmée  pendant  les  explications  diffuses  et  embarrassées  du  chef  des 
whigs,  et  lorsqu'il  eut  cessé  de  parler,  il  se  fit  un  grand  silence. 
Observés  curieusement  par  leurs  adversaires,  les  tories  semblaient 
partagés  entre  l'abattement  et  un  sombre  mécontentement  :  si  la 
séance  se  fût  terminée  ainsi ,  toute  pensée  de  résistance  se  serait 
évanouie,  et  il  est  probable  que  le  parti  tory  eût  subi  encore  une 
fois  la  volonté  de  son  impérieux  dictateur.  M.  Disraeli  se  leva,  et 
dans  un  discours  où  la  chaleur  s'alliait  à  la  plus  mordante  ironie,  il 
demanda  compte  au  premier  ministre  des  engagemens  pris  par  lui 
vis-à-vis  des  électeurs  et  vis-à-vis  de  ses  amis,  s'indignant  que  la 
confiance  et  la  docilité  d'un  grand  parti  fussent  payées  par  une  tra- 
hison. Des  applaudissemens  frénétiques  accueillirent  les  premiers 
accens  de  cette  parole  vengeresse,  qui  traduisait  éloquemraent  les 
sentimens  secrets  de  tous  ces  cœurs  ulcérés  :  chaque  phrase  de 
l'orateur  soulevait  de  nouveaux  transports.  Le  parti  tory  échappait 
à  l'ascendant  de  sir  Robert  Peel. 

Cependant,  quelques  tories  voulaient  espérer  encore.  On  disait 
que  l'abolition  des  Corn  Laws  ne  devait  pas  être  immédiate ,  et  le 
premier  ministre  avait  donné  tant  de  preuves  de  fécondité  d'esprit 
qu'il  pouvait  tenir  en  réserve  une  combinaison  qui  ménagerait  les 
intérêts  de  l'agriculture;  mais  lorsque,  cinq  jours  plus  tard,  sir 
Robert  Peel  exposa  un  plan  qui  consistait  à  réduire  considérable- 
ment les  droits  d'année  en  année,  et  à  les  faire  disparaître  com- 
plètement au  bout  de  trois  ans,  toute  illusion  dut  s'évanouir.  Que 
fallait-il  faire?  Kl  ait-il  possible  de  résister?  Qui  organiserait  et  diri- 
gerait la  résistance?  Tous  les  hommes  qui  avaient  eu,  depuis  vingt 
ans,  la  confiance  des  tories  faisaient  partie  du  ministère,  et  tous,  à 
l'exception  de  lord  Stanley,  avaient  suivi  leur  chef  dans  son  évolu- 
tion. Lord  Stanley  joignait  à  l'expérience  de  la  tactique  parlemen- 
taire un  remarquable  talent  de  parole  ;  mais  il  siégeait  à  la  chambre 
des  lords,  et  c'était  dans  la  chambre  des  communes  que  la  bataille 
devait  se  livrer.  M.  Disraeli  était  devenu  un  des  orateurs  les  plus 
écoutés  de  la  chambre;  mais  il  était  trop  nouveau  dans  le  parlement 
et  sa  situation  n'y  était  pas  encore  assez  forte  pour  qu'il  pût  pré- 
tendre à  un  rôle  aussi  considérable.  Un  homme  de  haute  nais- 


LORD    BEACONSFIELD    ET    SON   TEMPS.  823 

sance  et  de  grande  fortune,  en  possession  de  relations  étendues, 
pouvait  seul  faire  accepter  son  autorité  par  un  parti  qui  compre- 
nait presque  tous  les  grands  propriétaires  terriens  de  l'Angleterre. 
Ceclijf,  dont  on  avait  besoin  et  qui  s'ignorait  encore  lui-même, 
surgit  tout  à  coup  du  sein  même  de  la  chambre. 

Le  duc  de  Richmond  avait  accepté  la  présidence  d'ime  association 
qui  s'éiait  formée  pour  la  défense  des  intérêts  agricoles.  Aussitôt 
que  sir  Pio!)ert  Peel  eut  fait  connaître  son  projet,  le  duc  crut  devoir 
convoquer,  au  siège  de  la  société  qu'il  présidait,  tous  les  membres 
du  parti  tory  dans  les  deux  chambres.  Lord  George  Bentinck  assis- 
tait à  cette  réunion.  Il  y  prit  la  parole  un  des  premiers.  Il  déclara 
que,  bien  qu'il  ne  fut  arrivé  à  Londres  que  le  matin  même  de  l'ou- 
verture de  la  session,  sa  résolution  avait  été  prise  dès  le  jour  où  il 
avait  connu  les  intentions  du  premier  ministre  ;  il  ne  comprenait 
pas  qu'on  pût  hésiter  sur  la  conduite  à  tenir  :  il  fallait  résister,  dis- 
puter le  terrain  pied  à  pied,  épuiser  les  ressources  de  la  stratégie 
parlementaire  pour  faire  échouer  les  projets  de  sir  Robert  Peel. 

L'homme  qui  tenait  ce  langage  était  de  la  plus  haute  naissance; 
il  était  le  second  fils  du  duc  de  Portland,  le  neveu  et  l'héritier  de 
lord  WilHam  Bentinck,  ancien  gouverneur  général  de  l'Inde,  auquel 
il  avait  succédé  comme  député  de  Lynn  ;  il  était,  aussi  le  neveu,  par 
alliance,  de  Canning,  dont  il  avait  été  le  secrétaire  particulier.  11 
avait  voté  pour  l'émancipation  des  catholiques  et  pour  le  bill  de  ré- 
forme; il  avait  soutenu  le  ministère  de  lord  Grey,  dans  lequel  plu- 
sieurs des  anciens  collègues  de  Canning  avaient  accepté  des  phices. 
Lorsque  lord  Stanley  avait  brisé  avec  les  whigs  à  l'occasion  du  bill 
relatif  à  l'église  d'Irlande,  lord  George  Bentinck  l'avait  suivi  et 
était  venu  se  ranger  avec  lui  dans  le  parti  tory.  11  avait  témoigné  à 
sir  Piobert  Peel  une  admiration  et  une  confiance  absolue  dont  le 
souvenir  redoublait  son  ressentiment. 

Débutant  dans  la  vie  publique  sous  les  auspices  et  aux  côtés  de 
Canning,  intelligent  et  instruit,  joignant  l'esprit  de  décision  à  la 
netteté  du  jugement,  lord  George  Bentinck  semblait  appelé  à  une 
carrière  politique;  mais, possesseur  d'une  grande  fortune,  il  n'avait 
pu  s'astreindre  à  l'assujettissement  d'un  poste  secondaire;  il  s'était 
abandonné  à  sa  passion  pour  la  chasse  et  les  chevaux.  Il  avait  la 
plus  belle  meute  et  l'écurie  la  plus  renommée  de  l'Angleterre;  ses 
avis  faisaient  loi  dans  le  monde  des  courses,  et  nul  ne  pouvait  riva- 
liser avec  lui  pour  l'audace  et  l'importance  de  ses  paris.  Grand,  de 
haute  mine,  d'une  physionomie  ouverte  sur  laquelle  se  peignaient 
la  droiture  et  l'énergie  de  son  caractère,  apportant  la  même  ardeur 
dans  ses  amitiés  et  dans  ses  haines,  il  réunissait  tous  les  dons  qui 
pouvaient  séduire  les  gentilshommes  campagnards. 

L'avis  de    lord  George  Bentinck,  énergiquement  appuyé  par 


82Ù  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  Disraeli,  rallia  tous  les  suffrages.  Les  tories  avaient  un  chef  et 
ils  avaient  aussi  un  orateur.  Alors  commença  cette  lutte  mémo- 
rable qui,  pendant  plusieurs  mois,  tint  l'Angleterre  et  l'Europe 
attentives.  M.  Disraeli  l'a  racontée  dans  la  Vie  de  lord  George  Ben- 
tinck,  où  il  s'efface  modestement  derrière  son  chef,  bien  que  son 
rôle  personnel  ait  été  aussi  actifqu'important.  Sir  Robert  Peel  réussit, 
avec  l'appui  des  whigs,  à  faire  voter  l'abrogation  des  Corn  Laivs; 
mais,  à  leur  tour,  les  amis  de  lord  George  Bentinck  se  joignant  aux 
whigs  et  aux  députés  irlandais  firent  rejeter  un  bill  qui  inves- 
tissait le  gouvernement  de  pouvoirs  extraordinaires  en  Irlande.  Le 
ministère  donna  sa  démission,  et  lord  John  Russell  prit  le  pouvoir. 
Ainsi  que  M.  Disraeli  l'avait  annoncé  au  roi  Louis-Philippe,  la  car- 
rière politique  de  sir  Robert  Peel  était  terminée. 

L'un  des  premiers  actes  du  nouveau  ministère  fut  la  présentation 
d'un  bill  qui  modifiait  la  formule  du  serment  à  prêter  par  les  mem- 
bres du  parlement  :  l'élection  du  baron  Lionel  de  Rothschild,  qui 
venait  d'être  nommé,  à  une  grande  majorité,  député  de  la  cité  de 
Londres,  était  l'occasion  de  ce  bill  qui,  en  ouvrant  au  baron  les 
portes  de  la  chambre  des  communes,  devait  consacrer  l'émancipa- 
tion politique  des  Israélites.  Inspiré  par  son  sujet,  M.  Disraeli  pro- 
nonça en  faveur  de  la  mesure  ministérielle  un  discours  d'une  haute 
éloquence,  et  il  entraîna  avec  lui  la  majorité  du  parti  tory.  Par  une 
contradiction  singulière  autant  qu'inattendue,  lord  George  Bentinck, 
qui  avait  voté  l'émancipation  politique  des  catholiques,  ne  put  se 
résoudre  à  voter  celle  des  israélites.  Il  ne  témoigna  aucune  amer- 
tume de  se  voir  abandonné  sur  cette  question  par  un  grand  nombre 
de  ses  amis;  mais,  comme  sa  santé  commençait  à  se  ressentir  du 
travail  excessif  qu'il  avait  dû  s'imposer,  il  invoqua  le  déclin  de  ses 
forces  pour  abdiquer  la  direction  du  parti  tory  en  annonçant  l'in- 
tention de  se  consacrer  tout  entier  à  la  défense  des  intérêts  colo- 
niaux. Après  les  services  que  M.  Disraeli  avait  rendus  et  le  rôle 
qu'il  avait  joué  dans  toutes  les  discussions  importantes,  nul  ne 
pouvait  songer  à  lui  disputer  le  premier  rang.  Un  assentiment 
unanime  lui  déféra  la  direction  que  lord  George  Bentinck  aban- 
donnait :  la  mort  inopinée  de  celui-ci,  frappé  d'apoplexie  l'année 
suivante,  acheva  de  consolider  son  autorité.  Dix  ans  après  son  entrée 
à  la  chambre,  M.  Disraeli,  par  son  mérite  et  son  énergie,  plus 
encore  que  par  un  heureux  concours  de  circonstances,  devenait 
le  chef  reconnu  d'un  grand  parti.  Quel  usage  allait-il  faire  de  cette 
autorité  conquise  par  l'ascendant  légitime  du  talent  ? 

G  uciiE  val-Clarign  Y. 


DIDEROT    INEDIT 

D'APRÈS    LES    MANUSCRITS    DE    L'ERMITAGE 


I. 

L'IDÉE    DU  TRANSFORMISME    DANS  DIDEROT. 


OEuvres  complètes  de  Diderot,  éditées  par  J.  Assézat  et  Maurice  Tourneux, 
20  vol.  in-S",  1875-1877;  Garnier  frères. 

Est-ce  là  l'édition  définitive  que  le  public  lettré  attend  depuis  si 
longtemps  ?  Nous  n'oserions  le  dire.  Il  ne  peut  y  avoir  une  édition 
définitive,  tant  qu'il  y  manquera  une  partie  considérable  de  la  cor- 
respondance avec  M"^  Volland,  qui  doit  exister  quelque  part  et  dont 
il  serait  fâcheux  d'avoir  à  désespérer.  Mais  cette  publication  nou- 
velle ajoute  un  contingent  fort  respectable  de  morceaux  inédits  à 
ceux  qu'avaient  successivement  donnés  Belin  en  1818 ,  Brière 
en  1821,  en  1830  Sautelet  et  Paulin,  en  1856  un  amateur  enthou- 
siaste et  fort  instruit,  M.  Walferdin;  et  les  travaux  épars  de  plu- 
sieurs autres  explorateurs  habiles,  qui  ont  enrichi  nombre  de  re- 
cueils et  de  journaux,  se  trouvent  ici  réunis  pour  la  première  fois. 

Cette  difficulté  de  reconstruction,  spéciale  pour  les  travaux  de 
Diderot,  tient  aux  circonstances  de  sa  vie  et  aux  traits  de  son  ca- 
ractère. Il  semait  ses  écrits  dans  des  mains  avides,  comme  il  semait 
ses  idées  et  sa  vie  dans  la  conversation,  qui  était  la  vraie  forme  lit- 
téraire de  son  esprit.  Grimm  avait  gardé  par  devers  lui  plusieurs 
des  écrits  les  plus  importans,  entre  autres  les  lettres  à  M"*"  Vol- 
land, qui  ne  se  retrouvèrent  qu'en  1830,  très  incomplètes  et  après 
avoir  traversé  bien  des  hasards.  Beaucoup  d'autres,  parmi  les 
amis  de  Diderot,  étaient  devenus  de  la  même  façon  les  dépositaires 
de  quelqu'une  de  ces  pages  écrites  dans  une  matinée,  oubliées  le 


26  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lendemain  et  disparues  dans  le  tourbillon.  Et  combien  de  sollici- 
teurs improvisés,  amis  du  jour  ou  de  l'heure,  obtenaient  et  ravis- 
saient en  se  jouant  les  dons  gratuits  de  l'improvisateur  prodigue! 
Ils  emportaient  de  ce  laboratoire  d'idées,  plein  de  flammes  et  de 
fumée,  quelque  arme  mieux  trempée  pour  la  lutte  du  lendemain, 
ou  quelipie  ornement,  quelque  ciselure,  dont  ils  s'empressaient  de 
décorer  leurs  propres  ouvrages.  Ce  serait  un  travail  bien  difficile 
de  rechercher  ces  fragmens  dispersés  à  travers  les  écrits  de  l'abbé 
Raynal,  du  baron  d'Holbach,  d'Helvétius,  de  Pezay,  de  Grimm,  de 
J.-J.  Rousseau  lui-même  et  de  bien  d'autres.  OEuvre  assez  ingrate 
d'ailleurs  et  que  l'on  regretterait  peut-être,  après  qu'on  l'aurait 
accomplie,  tant  les  résultats  sembleraient  disproportionnés  à  l'effort, 
la  plupart  de  ces  morceaux  n'ayant  qu'une  valeur  de  circonstance 
ou  de  polémique! 

Il  restait  une  sérieuse  exploration  à  faire  en  Russie.  On  sait  que 
les  manuscrits  de  Diderot  furent  transportés  à  sa  mort  au  palais 
de  l'Ermitage,  avec  sa  bibliothèque,  par  suite  de  la  cession  qu'il 
en  avait  faite  à  l'impératrice  Catherine,  et  dont  le  prix  avait  racheté 
le  bien-être  et  la  dignité  de  ses  dernières  années.  C'est  même  cette 
circonstance  qui  a  sauvé  ces  manuscrits  d'une  destruction  à  peu 
près  certaine.  Nous  savons  par  M"-®  de  Vandeul  que  le  fameux  cha- 
noine, frère  de  Diderot,  réclama  tous  les  papiers  du  philosophe 
pour  les  jeter  au  feu  :  on  ne  put  le  calmer  qu'en  lui  disant  qu'ils 
étaient  en  Russie;  mais  il  vécut  jusqu'à  la  lin  dans  la  crainte  de 
les  voir  renaître,  et  sa  vieillesse  en  fut  troublée.  Que  dirait  aujour- 
d'hui le  pauvre  chanoine?  —  H  y  a  dix  ans,  on  voyait  encore,  au 
rez-de-chaussée  de  l'Ermitage,  la  résidence  favorite  de  Catherine  II, 
la  bibliothèque  particuUère  de  l'impératrice,  enrichie  sous  son 
règne  et  par  son  ordre  des  livres  de  Voltaire,  de  Diderot,  de  d'Alem- 
bert.  Depuis  quelques  années  seulement,  cette  collection  précieuse 
a  été  réunie  à  la  bibliothèque  publique.  Ce  qui  ajoute  un  prix  sin- 
gulier à  ces  livres,  c'est  ([ue  les  marges  sont  couvertes  des  notes 
les  plus  curieuses  de  ces  mains  illustres.  Les  manuscrits  ne  sont  pas 
la  partie  la  moins  intéressante  de  cette  collection.  Il  y  en  a  jusqu'à 
trente-deux  de  Diderot,  dont  six  complètement  inédits,  écrits  de  sa 
main,  sauf  quelques  passages  recopiés  sans  doute  par  Naigeon  ou 
M'""  de  Vandeul.  M.  Léon  Godard,  à  qui  nous  devons  ces  renseigne- 
mens,  auteur  d'un  livre  intitulé  Pctersbourg  et  Moscou,  souvenirs 
du  couronnement  d'un  tzar,  a  pris  le  soin  de  transcrire  ces  six  vo- 
lumes, qui  font  le  mérite  et  la  nouveauté  de  la  présente  édition.  Ils 
contieiment  une  Béfulation  de  lllomme  d'Helvétius,  les  Élémens 
de  physiologie,  le  Plan  d'une  université  pour  le  gouvernement  de 
Russie^  analysé  par  M.  Guizot,  en  181  3,  dans  les  Annales  de  l'édu- 
cation', des  fragmens  de  psychologie,  de  morale  et  de  logique  sur 


DIDEROT   INÉDIT.  827 

les  caractères,  la  diversité  et  l'étendue  de  l'esprit,  le  génie;  le  Bis- 
cours  (T un  philosophe  à  un  roi;  des  appréciations  rapides  d'ouvrages 
littéraires  du  temps;  des  plans  inédits  de  pièces  de  théâtre;  de  nom- 
breuses pages  et  feuillets  détachés,  appartenant  à  des  ouvrages  en 
préparation  ou  en  projet.  Si  nous  y  joignons  quelques  lettres  retrou- 
vées dans  ces  derniers  temps,  il  y  a  la  de  quoi  renouveler  un  sujet 
déjà  inépuisable  par  le  nombre  des  questions  que  Diderot  aborde  et 
la  variété  des  aperçus  qu'il  ouvre  dans  toutes  les  directions  de  la 
pensée. 

On  a  tant  étudié  Diderot  dans  ces  trente  dernières  années  que 
c'est  une  bonne  fortune  d'avoir  seulement  à  parler  de  ces  inédits  et 
d'éviter  ainsi  le  péril  de  répétitions  fastidieuses  ou  de  dangereuses 
comparaisons.  Non  pas  qu'on  doive  s'attendre  à  des  révélations  qui 
modifient  la  physionomie  connue  du  philosophe  ou  rectifient  les 
jugemens  antérieurs;  mais  on  nous  fournit  dans  cette  édition  nou- 
velle des  informations  curieuses  sur  l'origine  et  le  développement 
de  quelques-unes  des  théories  chères  à  Diderot;  on  nous  permet 
de  saisir,  comme  à  sa  source,  cet  esprit  vraiment  génial,  comme 
disent  les  Allemands,  novateur  avec  ivresse,  qui  verse  dans  tous  les 
sujets  un  flot  d'idées  plus  ou  moins  trouble,  mais  d'une  abondance 
extraordinaire.  Nous  surprenons  dans  ses  libres  caprices  cette  verve 
immodérée,  mais  inventive  et  toujours  en  éveil,  qui  se  répand  à  la 
surface  de  toutes  les  sciences,  à  travers  tous  les  arts,  avec  l'ambi- 
tion de  les  renouveler,  et  qui  les  agite  du  moins  furieusement  et 
leur  imprime  un  mouvement  sensible  encore  à  la  distance  d'un 
siècle,  à  travers  tant  de  révolutions  de  tout  genre,  scientifiques  et 
littéraires.  Il  nous  a  paru  qu'il  y  avait  quelque  intérêt  à  mettre  en 
lumière  ces  témoignages  nouveaux  d'une  activité  intellectuelle  que 
cinquante  années  n'épuisèrent  pas,  et  de  les  replacer  à  leur  lieu  et 
à  leur  date  parmi  les  travaux  déjà  connus,  en  rétablissant  ainsi 
quelques  anneaux  disparus  dans  l'ordre  des  temps  et  la  chaîne 
des  idées. 

I. 

Le  marquis  de  Ghastellux  (1)  caractérisait  ainsi  les  écrits  de 
Diderot  :  «  ce  sont  des  idées,  disait-il,  qui  se  sont  enivrées  et  qui 
se  sont  mises  à  courir  les  unes  après  les  autres.  »  Ce  mot  nous 
donne  bien  la  sensation  de  la  rapidité  agitée  des  conceptions  qui  se 
succèdent  devant  le  lecteur,  du  vertige  qui  emporte  ce  mobile  esprit 
à  travers  tous  les  sujets  dans  une  sorte  de  course  effrénée  non  sans 
but,  mais  sans  repos.  Nous  savons  par  Naigeon  qu'il  avait  contracté 

(1)  Auteur  d'un  ouvrage  momentanément  célèbre  vers  1772,  sur  la  Félicité  publiqm, 
et  que  Voltaire  (avec  quelque  ironie,  je  suppose)  plaçait  au-dessus  de  VEsprit  des  lois. 


828  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  bonne  heure  l'habitude  d'écrire  sur  les  premiers  feuillets  de  ses 
livres  et  souvent  sur  des  feuilles  volantes  qu'il  y  insérait,  ses  juge- 
mens  et  ses  réflexions.  «  En  parcourant  les  titres  parfois  inconnus 
des  ouvrages  sur  lesquels  il  a  fait  des  observations,  on  voit  qu'il  lui 
importait  fort  peu  que  le  livre  qu'il  analysait  fût  bon  ou  mauvais.  » 
Dans  le  premier  cas,  il  s'élevait  avec  l'auteur,  s'emparant  de  ses 
principes  et  de  ses  idées  avec  cette  faculté  d'assimilation  et  cette 
puissance  de  transformation  qui  est  un  don  chez  lui.  Dans  l'autre 
cas,  il  se  substituait  à  l'écrivain  malhabile  qui  n'avait  pas  su  profiter 
de  son  sujet;  il  refaisait  le  livre  à  sa  manière  et  presque  sans  s'en 
apercevoir. 

M.  d'Holbach  lui  disait  qu'il  n'y  avait  point  de  mauvais  livres 
pour  lui.  Lorsqu'après  avoir  lu  quelque  ouvrage  sur  son  témoi- 
gnage excessif  et  déclamatoire,  on  lui  faisait  remarquer  qu'il  n'y 
avait  rien  là  de  ce  qu'il  y  avait  vu  :  «  Eh  bien  !  répondait-il,  si  cela 
n'y  est  pas,  cela  devrait  y  être.  »  C'est  ainsi  que  naissaient  les  unes 
après  les  autres  ces  pages  qui  devenaient  des  livres,  au  jour  le 
jour,  au  hasard  d'une  lecture  ou  d'une  conversation.  Les  notes 
s'ajo  utaient  aux  notes  à  mesure  que  les  idées  affluaient  à  son  esprit, 
sous  le  coup  d'une  suggestion  subite  ou  d'une  contradiction.  Le 
plus  souvent  il  ne  s'accordait  ni  la  peine  ni  le  temps  de  donner  une 
ibrme  définitive  à  sa  pensée,  qui  courait  plus  vite  que  sa  plume: 
telle  était  cette  fécondité  déréglée  répandant  à  profusion  des  germes 
d'idées  dont  quelques-uns  devaient  revivre  plus  tard,  croître  et 
produire  de  véritables  révolutions  dans  la  philosophie  et  dans  la 
science. 

Ainsi  sont  nés,  dans  les  dernières  années  de  la  vie  de  Diderot, 
les  Élémens  de  physiologie,  que  l'on  ne  connaissait  jusqu'ici  que 
par  quelques  lambeaux  de  conversation  rapportés  par  Naigeon.  Ils 
sont  remarquables  à  plus  d'un  titre,  ne  fût-ce  que  comme  un  des 
développemens  les  plus  considérables  de  la  philosophie  naturelle,  à 
laquelle  il  avait  fini  par  réduire  toute  philosophie.  Comment  et  par 
quels  degrés  en  était-il  arrivé  à  ces  conclusions  extrêmes  ?  Les  Élémens 
de  physiologie  se  rattachent  par  un  lien  étroit  au  Rêve  de  d'Alem- 
bert^  qui  lui-même,  pour  être  bien  compris,  doit  être  replacé  à  son 
moment  dans  l'évolution  de  la  pensée  de  Diderot.  Nous  verrons, 
sous  l'action  d'une  logique  fatale,  se  former  et  se  dégager,  dans 
chacun  des  écrits  qui  l'expriment,  cette  philosophie  où  abondent  de 
jour  en  jour  davantage  les  conceptions  les  plus  hasardeuses,  chères 
au  naturalisme  de  notre  temps  et  que  Diderot  a  presque  toutes 
pressenties. 

Les  premiers  ouvrages  philosophiques  de  Diderot  eurent  une  ori- 
gine assez  compromettante  pour  la  gravité  de  la  philosophie  nouvelle. 
On  sait  qu'il  s'était  hé  intimement  avec  une  sorte  d'aventurière, 


DIDEROT   INÉDIT.  829 

M"*  de  Puisieux,  l'année  même  qui  suivit  son  mariage,  pendant  une 
absence  de  M'"*  Diderot,  a  M'"*  de  Puisieux  était  pauvre,  dit  M"®  de 
Yandeul ;  elle  demanda  de  l'argent  à  mon  père;  il  publia  V Essai  sw 
le  mérite  et  la  vertu,  vendit  cet  ouvrage  cinquante  louis  et  les  lui 
porta.  Bientôt  elle  demanda  une  nouvelle  somme;  il  publia  les 
Pensées  philosophiques,  les  vendit  cinquante  louis  et  les  lui  porta 
encore;  il  fit  cet  ouvrage  dans  l'intervalle  du  vendredi  saint  au  jour 
de  Pâques.  Après  les  Bijoux  indiscrets,  qui  furent  écrits  dans  la 
même  intention,  mon  père  fit  la  troisième  partie  de  V Apologie  de 
la  Thèse  de  l'abbé  de  Prades;  comme  l'existence  de  Dieu  y  était 
niée,  cela  rendit  l'affaire  de  l'abbé  assez  grave  pour  l'obliger  à 
sortir  de  France.  Mon  père  était  inquiet  des  suites  de  cet  événe- 
ment, lorsque  de  nouveaux  besoins  de  M'"""  de  Puisieux  l'engagèrent 
à  publier  les  Lettres  sur  les  sourds  et  les  aveugles.  »  Nous  arrê- 
tons là  cette  nomenclature,  admirant  avec  quelle  exactitude  Diderot 
tenait  la  comptabilité  de  ses  galanteries  et  avec  quelle  candeur  sa 
fille  reproduit  cette  partie  de  ses  notes  intimes.  Le  nouvel  éditeur, 
après  avoir  rappelé  les  circonstances  particulières  qui  ont  marqué 
l'origine  des  écrits  philosophiques  de  Diderot,  fait  cette  déclara- 
tion assez  singulière  :  «  M"""  de  Puisieux  ayant  puissamment  excité 
par  ses  exigences  réitérées  la  verve  créatrice  de  Diderot,  elle  mérite 
quelque  reconnaissance.  »  On  avouera  que,  pour  placer  sa  recon- 
naissance de  cette  manière,  il  faut  en  avoir  de  reste. 

Quelle  qu'ait  été  l'occasion  qui  donna  lieu  à  la  publication  de  ces 
divers  écrits,  on  peut  suivre,  à  la  date  de  chacun  d'eux,  le  change- 
ment qui  s'accomplit  dans  l'esprit  de  Diderot  et  qui  le  fait  passer 
d'une  sorte  de  christianisme  de  convention  au  déisme,  puis  au 
scepticisme,  et  du  doute  provisoire,  où  il  ne  s'arrêta  guère,  à  un 
naturalisme  exalté.  11  fallut  quelque  temps,  selon  la  plaisante 
expression  de  Naigeon,  avant  que  le  philosophe  se  fût  entièrement 
purgé  de  la  matière  superstitieuse.  L'Essai  sur  le  mérite  et  la 
vertu,  paru  en  17/i5,  n'était  qu'une  traduction  de  l'ouvrage  de 
Shaftesbury,  mais  les  notes,  le  discours  préliminaire  et  la  dédicace 
à  son  frère  marquent  bien  l'état  d'esprit  du  traducteur  au  moment 
où  il  s'occupait  de  ce  travail  d'un  genre  secondaire,  inférieur  à  son 
mérite.  11  insiste  sur  le  vrai  caractère  du  théisme,  l'opposant  à 
\ athéisme,  en  faisant  une  sorte  de  préparation  nécessaire  et  d'in- 
troduction au  christianisme  :  «  Le  but  de  cet  ouvrage,  dit-il,  est 
de  montrer  que  la  vertu  est  presque  indivisiblement  attachée  à  la 
connaissance  de  Dieu,  et  que  le  bonheur  temporel  de  l'homme  est 
inséparable  de  la  vertu.  Point  de  vertu  sans  croire  en  Dieu  ;  point 
de  bonheur  sans  vertu,  ce  sont  les  deux  propositions  de  l'illustre 
philosophe  dont  je  vais  exposer  les  idées...  Tout  ce  que  nous  dirons 
à  l'avantage  de  la  connaissance  du  Di3u  des  naiio.is  s'appliquera 


830  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

avec  un  nouveau  degré  de  force  à  la  connaissance  du  Dieu  des 
chrétiens...  Voilà  donc  le  lecteur  conduit  à  la  porte  de  nos  temples. 
Le  missionnaire  n'a  qu'à  l'attirer  maintenant  au  pied  de  nos  autels  : 
c'est  sa  tâche.  Le  philosophe  a  rempli  la  sienne.  »  Un  an  après, 
en  17^6,  paraissent  les  Pensées  philosophiques.  Diderot  étudiait 
alors  Bayle  avec  passion  et  l'on  peut  voir  dans  ce  petit  ouvrage  une 
imitation  assez  piquante  des  habitudes  d'esprit  du  fameux  dialec- 
ticien, Vaniasseur  de  nuages^  habile  à  soulever  les  questions,  évi- 
tant de  les  résoudre.  —  Au  fond,  la  rupture  est  accomplie  avec 
cette  espèce  de  christianisme  philosophique  où  Diderot  était  resté 
quelque  temps  engagé,  par  habitude  d'esprit  ou  par  prudence.  Ce 
n'était  pas  tout  à  fait  à  tort  qu'il  craignait  le  parlement.  Les  Pen- 
sées philosophiques  furent  condamnées  au  feu,  par  arrêt  du  7  juil- 
let 17Zi6,  ce  qui  n'empêcha  pas  l'ouvrage  de  reparaître  plusieurs 
fois,  du  vivant  de  l'auteur,  sous  différens  noms.  La  Promenade  du 
sceptique,  composée  en  17ZÎ7,  est  une  froide  allégorie,  dirigée 
contre  la  vie  religieuse  ;  en  17Zi9,  dans  la  célèbre  Lettre  sur  les 
aveugles  à  l'usage  de  ceux  qui  voient,  le  voici  aux  prises  avec  le 
problème  de  l'existence  de  Dieu;  il  ne  dépasse  pas  encore  les  limites 
du  doute.  Pourtant  Voltaire  s'en  émut  et,  dans  une  réponse  fort 
embarrassée  à  l'envoi  de  cet  ouvrage,  il  déclara  que,  quant  à  lui, 
((  il  n'est  point  du  tout  de  l'avis  de  Saunderson,  qui  nie  Dieu  parce 
qu'il  est  né  aveugle.  » 

On  sait  que  Diderot  paya  de  cent  jours  de  captivité  à  Vincennes 
la  hardiesse  plus  que  philosophique  de  ce  livre,  où  respire  déjà  le 
souille  de  tempête  qui  va  soulever  de  terre  V Encyclopédie,  et  par 
elle  l'opinion.  Dans  ses  Mémoires  récemment  publiés,  le  marquis 
d'Argenson  dit  négligemment,  à  la  date  du  mois  d'août  17Z|9  : 
((  On  a  arrêté  ces  jours-ci  quantité  d'abbés,  de  savants,  de  beaux 
esprits,  et  on  les  a  menés  à  la  Bastille,  comme  le  sieur  Diderot, 
quelques  professeurs  de  l'Université,  docteurs  de  la  Sorbonne,  etc. 
Us  sont  accusés  d'avoir  fait  des  vers  contre  le  roi,  de  les  avoir 
récités,  débités,  d'avoir  frondé  contre  le  ministère,  d'avoir  écrit  et 
imprimé  pour  le  déisme  et  contre  les  mœurs,  à  quoi  l'on  voudrait 
donner  des  bornes,  la  licence  était  devenue  trop  grande.  Mon  frère 
en  fait  sa  cour  et  se  montre  par  là  grand  ministre.  »  —  Et  un  peu 
plus  loin  :  a  Le  nommé  Diderot,  auteur  des  Bijoux  indiscrets  et 
de  T Aveugle  clairvoyant  (la  Lettre  sur  les  aveugles),  a  été  interrogé 
dans  sa  prison  à  Vincennes.  \\  a  reçu  le  magistrat  (on  dit  môme 
que  c'est  le  ministre)  avec  une  hauteur  de  fanatique.  L'interroga- 
teur lui  a  dit  :  «  Vous  êtes  un  insolent,  vous  resterez  ici  longtemps.  » 
Ce  Diderot  venait  de  composer,  quand  on  l'a  arrêté,  un  livre  sur- 
prenant contre  la  religion.  y> 

La  Suite  de  l'Apologie  de  M.  l'abbé  de  Prudes  (1752)  et  les 


DIDEROT   INÉDIT.  831 

articles  de  \ Encyclopédie  qui  commencent  à  paraître  ne  dépas- 
sent pas  cette  moyenne  d'incrédulité  plutôt  religieuse  que  philo- 
sophique, que  l'on  caractérisait  alors  du  nom  de  déisme  et  que 
p-ersonne  n'a  mieux  définie  que  Diderot  lui-même  :  «  La  diversité 
des  adversaires  qui  se  sont  élevés  contre  la  religion,  dit-il,  a  intro- 
duit une  infinité  de  questions  inconnues  il  y  a  cinquante  ans  ;  et 
l'on  a  été  contraint  d'adopter  des  expressions  peu  communes  et  de 
distinguer  des  objets  qu'on  a  souvent  confondus.  Ainsi,  dans  le 
nouvel  usage,  on  n'attache  point  au  théisme  la  même  idée  qu'au 
déisme.  »  Et,  d'après  ses  explications  fort  nettes ,  on  peut  se  con- 
vaincre que  le  théisme  n'était  pas  considéré  comme  hostile  à  la  re- 
ligion, tandis  que  le  déisme  était  un  terme  d'opposition  contre 
toute  religion.  «  Le  théiste  est  celui  qui  est  déjà  convaincu  de 
l'existence  de  Dieu,  de  la  réalité  du  bien  et  du  mal  moral,  de  l'im- 
mortalité de  l'âme,  des  peines  et  des  récompenses  à  venir,  mais 
qui  attend,  pour  admettre  la  révélation,  qu'on  la  lui  démontre  ;  il 
ne  l'accorde  ni  ne  la  nie.  Le  déiste  au  contraire,  d'accord  avec  le 
théiste  seulement  sur  l'existence  de  Dieu  et  la  réalité  du  bien  et 
du  mal  moral,  nie  la  révélation,  doute  de  l'immortalité  de  l'âme  et 
des  peines  et  des  récompenses  avenir  (1).  »  C'est  ce  mot  qui  peint  le 
mieux  l'état  d'esprit  de  Diderot  à  cette  époque.  Il  ne  proteste 
qu'ironiquement  contre  cette  appellation,  et  encore  est-ce  au  nom 
de  l'abbé  de  Prades.  Une  première  phase  de  son  évolution  intellec- 
tuelle est  accomplie.  Il  ne  cherche  plus  «  la  voie  par  laquelle  il  faut 
passer  pour  arriver  méthodiquement  au  pied  des  autels  ;  »  ce  pas- 
sage, il  le  déclare  infranchissable.  Une  seconde  phase  va  s'accom- 
plir, celle  qui  va  le  conduire  du  déisme  au  naturalisme  pur.  C'est 
dans  les  Pensées  sur  l'interprétation  de  la  nature  (1754)  que  cette 
nuance  va  se  marquer  pour  la  première  fois  ;  elle  s'accentuera  de 
plus  en  plus  dans  la  dernière  partie  de  la  vie  du  philosophe. 

Il  avait  alors  quarante  et  un  ans.  Les  historiens  de  la  philosophie 
qui  n'ont  pas  tenu  compte  de  ces  phases  diverses  de  son  esprit  ont 
tout  brouillé,  tout  confondu.  A  l'aide  de  cette  observation  si  simple 
des  dates,  on  se  reconnaît  sans  peine  dans  les  apparentes  contra- 
dictions de  Diderot.  11  y  a  dans  sa  philosophie  une  dégradation 
continue  de  l'idée  de  Dieu,  jusqu'à  son  évanouissement  dans  le  pur 
scepticisme,  qui  lui-même  n'est  qu'un  passage  par  où  il  arrive 
promptement  à  l'idée  de  la  nature,  prise  désormais  comme  objet 
unique  de  sa  foi  et  de  son  culte. 

Le  jRcve  de  d'Alembert,  écrit  en  1769,  mais  non  publié  de  son 
vivant,  a  une  importance  capitale  dans  son  œuvre.  C'est  de  son 
propre  aveu  un  des  seuls  d'entre  ses  ouvrages  dans  lesquels  il  se 

(1)  Apologie  de  Vahbé  de  Prades,  xvi. 


832  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

complaisait.  Il  en  parle' à  plusieurs  reprises  à  M""  Volland  :  «  Les 
interlocuteurs  sont  d'Alembert,  qui  rêve,  Bordeu  et  l'amie  de  d'A- 
lembert,  M"'  de  l'Espinasse...  Il  n'est  pas  jjossible  df être  jylus pro- 
fond et  plus  fou.  J'y  ai  ajouté  après  coup  cinq  ou  six  pages  capa- 
bles de  faire  dresser  les  cheveux  à  mon  amoureuse  ;  aussi  ne  les 
verra-t -elle  jamais.  »  Et  à  quelques  jours  de  là  :  «  Si  j'avais  voulu 
sacrifier  la  richesse  du  fond  à  la  noblesse  du  ton,  Démocrite,  Hip- 
pocrate  et  Leucippe  auraient  été  mes  personnages  ;  mais  la  vrai- 
semblance m'aurait  renfermé  dans  les  bornes  de  la  philosophie 
ancienne,  et  j'y  aurais  trop  perdu.  Cela  est  de  la  plus  haute  extra- 
vagance, et  tout  à  la  fois  de  la  philosophie  la  plus  profonde  ;  il  y  a 
quelque  adresse  à  avoir  mis  mes  idées  dans  la  bouche  d'un  homme 
qui  rêve  :  il  faut  souvent  donner  à  la  sagesse  l'air  de  la  folie,  afin 
de  lui  procurer  ses  entrées.  »  —  Pourtant,  réflexion  faite,  il  eut 
peur  de  «  ces  extravagances  ».  11  n'osa  pas  les  publier,  et  il  fit 
bien  ;  il  eût  encouru  de  terribles  colères  et  soulevé  une  véritable 
émeute  parmi  ses  amis.  M"'^  de  l'Espinasse,  qui  figurait  dans  le 
dialogue  et  y  jouait  son  rôle  avec  une  bonne  grâce  et  une  compé- 
tence fort  piquantes,  se  fâcha  et  fit  adresser  par  d'Alembert  de  si 
vifs  reproches  à  Diderot,  que  celui-ci  promit  de  brûler  le  manu- 
scrit. Ne  nous  fions  pas  trop  à  ces  exécutions  :  rarement  elles  se  font 
jusqu'au  bout. 

Peut-être  le  manuscrit  fut-il  brûlé;  mais  il  en  subsistait  des 
copies,  puisque  l'œuvre  a  reparu  en  1830  dans  les  quatre  volumes 
de  mémoires  qui  furent  alors  publiés.  Cependant  Diderot,  ne  se 
résignant  ni  à  perdre  ce  travail,  où  il  avait  amassé  beaucoup  d'idées 
qui  lui  étaient  chères,  ni  à  en  priver  le  public,  avait  composé  une 
variante  du  Rêve;  il  nous  reste  seulement  la  lettre  d'envoi,  que 
l'on  nous  donne  pour  la  première  fois  :  «  L'historique  de  ces  dia- 
logues, dit  l'auteur,  en  excusera  les  défauts...  Le  plaisir  de  se 
rendre  compte  à  soi-même  de  ses  opinions  les  avait  produits  ;  l'in- 
discrétion de  quelques  personnes  les  tira  de  l'obscurité;  l'amour 
alarmé  en  désira  le  sacrifice;  l'amitié  tyrannique  l'exigea;  l'amitié 
trop  facile  y  consentit;  ils  furent  lacérés.  Vous  avez  voulu  que  j'en 
rapprochasse  les  morceaux,  je  l'ai  fait...  Ce  n'est  ici  qu'une  statue 
brisée,  mais  si  brisée  qu'il  fut  presque  impossible  à  l'artiste  de  la 
réparer.  11  est  resté  autour  de  lui  nombre  de  fragmens  dont  il  n'a 
pu  retrouver  la  place...  D'ailleurs,  en  changeant  le  nom  des  inter- 
locuteurs, ces  dialogues  ont  encore  perdu  le  mérite  de  la  comédie.  » 
Cette  œuvre  substituée  à  la  première,  qu'est-elle  devenue?  Il  im- 
porte assez  peu  d'ailleurs,  puisque  nous  avons  le  lîcvede  d'Alembert 
et  les  Élêmcns  de  physiologie,  qui  en  soiit  un  commentaire  du  plus 
haut  intérêt,  plus  intéressant  même  que  le  Rcce,  si  l'on  ne  consulte 
que  les  idées,  qui  s'y  montrent  plus  directement  et  à  découvert. 


DIDEROT    INEDIT.  833 

En  quoi  donc  consistait  cette  «  philosophie  profonde  »  que 
Diderot  a'nnonçait  mystérieusement  à  son  ami?  A  travers  les  diva- 
gations, les  fantaisies  et  le  libertinage  qui  se  mêlent  à  ses  ouvrages 
les  plus  sérieux,  percent  quelques  grandes  conceptions  qu'il 
attribue  à  d'Alembert  rêvant,  mais  qui  sont  bien  d'un  homme 
singulièrement  éveillé.  C'est  d'abord  cette  idée  que,  pour  ima- 
giner la  manière  dont  la  vie  a  pu  naître  et  se  propager  sur  la  terre, 
il  ne  faut  pas  prendre  garde  à  quelques  centaines  de  siècles  de 
plus  ou  de  moins.  Le  temps  n'est  rien  pour  la  nature,  et  le  philo- 
sophe doit  avec  soin  se  garantir  du  sophisme  de  V éphémère^  celui 
d'un  être  passager  qui  croit  à  l'immortalité  des  choses,  celui  qu'ex- 
primait si  bien  la  rose  de  Fontenelle,  qui  disait  «  que  de  mémoire 
de  rose,  on  n'avait  vu  mourir  un  jardinier.  »  —  Ce  n'est  qu'à 
cette  condition  qu'on  peut  traiter  ces  graves  sujets,  la  sensibilité 
générale,  la  formation  de  l'être  sentant,  son  unité,  l'origine  des 
animaux,  leur  durée  et  toutes  les  questions  de  ce  genre,  a  On 
suppose,  disait-il,  que  les  animaux  ont  été  dans  l'origine  ce  qu'ils 
sont  à  présent.  Quelle  folie!  on  ne  sait  non  plus  ce  qu'ils  ont 
été  qu'on  ne  sait  ce  qu'ils  deviendront.  Le  vermisseau  impercep- 
tible qui  s'agite  dans  la  fange  s'achemine  peut-être  à  l'état  de 
grand  animal;  l'animal  énorme,  qui  nous  épouvante  par  sa  gran- 
deur, s'achemine  peut-être  à  l'état  de  vermisseau  ;  il  est  peut-être 
une  production  momentanée  de  cette  planète...  L'homme  lui- 
même  se  résout  en  une  infinité  d'animalcules  dont  il  est  impossible 
de  prévoir  les  métamorphoses  et  l'organisation  future.  Qui  sait  si 
ce  n'est  pas  la  pépinière  d'une  seconde  génération  d'êtres,  séparée 
de  celle-ci  par  un  intervalle  incompréhensible  de  siècles  et  de 
développemens  successifs?  Le  vase  oii  Needham  apercevait  tant  de 
générations  momentanées  d'êtres  microscopiques  peut  être  com- 
paré à  l'univers.  On  voit  dans  une  goutte  d'eau  l'histoire  du  monde. 
Sans  doute,  dans  le  monde,  le  même  phénomène  dure  un  peu 
davantage;  mais  qu'est-ce  que  notre  durée  en  comparaison  de  l'é- 
ternité des  temps?  Moins  que  la  goutte  que  j'ai  prise  avec  la  pointe 
d'une  aiguille,  en  comparaison  de  l'espace  illimité  qui  m'envi- 
ronne... Qui  sait  les  races  d'animaux  qui  nous  ont  précédés?  qui 
sait  les  races  d'animaux  qui  succéderont  aux  nôtres?  Tout  change, 
tout  passe,  il  n'y  a  que  le  tout  qui  reste.  Le  monde  commence  et 
finit  sans  cesse;  il  est  à  chaque  instant  à  son  commencement  et  à 
sa  fin;  il  n'en  a  jamais  eu  d'autre  et  n'en  aura  jamais  d'autre.  » 

Yoilà  le  cadre  très  vaste  dans  lequel  se  meuvent,  à  côté  des  ima- 
ginations les  plus  étranges,  quelques-unes  de  ces  théories  qu'on 
pourrait  appeler  prophétiques,  qui  devancent  les  temps  et  que  l'on 
ne  comprend  bien,  dont  on  ne  saisit  exactement  la  portée  que  quand, 

TOME  xsxv.  —  187P,  53 


834  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

à  la  suite  de  plusieurs  tentatives,  elles  sont  entrées  dans  l'esprit  pu- 
blic, sinon  à  titre  de  vérités  conquises,  du  moins  comme  des  doc- 
trines provisoires  dignes  d'examen.  Ce  sont,  par  exemple,  le  pas- 
sage de  l'inertie  à  la  sensibilité,  de  l'inorganique  à  l'organique, 
de  l'organique  à  l'être  sensible,  de  l'être  sensible  à  l'être  pensant 
par  mie  série  de  gradations  insensibles;  les  générations  sponta- 
nées, «  une  suite  indéfinie  d'animalcules  dans  l'atome  qui  fer- 
mente, une  même  suite  indéfinie  d'animalcules  dans  l'autre  atome 
qu'on  appelle  la  terre;  »  chaque  être  considéré  comme  une  répu- 
blique d'êtres  microscopiques,  chaque  animal  comme  un  polype; 
la  fibre  un  animal  simple,  l'homme  un  animal  composé;  chaque 
être  étant  la  somme  d'un  certain  nombre  de  tendances,  et  les 
espèces  des  tendances  à  un  terme  commun  qui  leur  est  propre; 
l'être  normal  un  effet  commun,  le  monstre  un  effet  rare,  tous  les 
deux  également  naturels,  également  nécessaires,  également  dans 
l'ordre  universel  et  général;  la  vie  considérée  comme  une  suite 
d'actions  et  de  réactions,  avec  cette  seule  différence  qui  les  dis- 
tingue de  la  mort,  c'est  que  vivant  j'agis  et  je  réagis  en  masse, 
mort  j'agis  et  je  réagis  en  molécules;  tout  enfin  se  tenant  dans  la 
nature  et  l'impossibililé  qu'il  y  ait  un  vide  dans  la  chaîne,  les  indi- 
vidus n'étant  rien  qu'une  apparition,  un  moment  dans  la  vie  d'un 
seul  grand  individu,  qui  est  le  tout.  —  Voilà  à  coup  sûr  une  phi- 
losophie qui  nous  est  devenue  familière,  que  nous  reconnaissons 
sans  peine  sous  les  formes  particulières  de  l'esprit  de  Diderot  et 
de  son  siècle,  que  nous  voyons  s'étendre  et  se  propager  autour  de 
nous  sous  les  noms  divers  du  transformisme,  de  l'évolution  ou  de 
la  philosophie  monistique,  comme  disent  les  Allemands,  doctrines 
presque  identiques  au  fond,  ne  différant  guère  entre  elles  que  par 
le  caractère  métaphysique  ou  naturaliste  qu'elles  revêtent  dans  les 
divers  esprits,  ou  bien  encore  par  la  hardiesse  des  synthèses  qu'elles 
produisent,  l'assurance  plus  ou  moins  impérieuse  des  hypothèses 
qu'on  nous  impose  et  la  déduction  plus  ou  moins  outrée  des  consé- 
quences qu'on  en  tire. 

Quel  est  le  naturaliste  ou  le  philosophe  de  cette  école  qui  ne 
reconnaîtrait  son  ancêtre  dans  celui  qui  disait,  il  y  a  un  siècle  : 
«  Tous  les  êtres  circulent  les  uns  dans  les  autres,  par  consé- 
quent toutes  les  espèces.  Tout  est  en  un  flux  perpétuel.  Tout 
animal  est  plus  ou  moins  homme  ;  tout  minéral  est  plus  ou 
moins  plante;  toute  plante  est  plus  ou  moins  animal.  Toute  chose 
est  plus  ou  moins  une  chose  quelconque,  plus  ou  moins  terre, 
plus  ou  moins  eau,  plus  ou  moins  air,  plus  ou  moins  feu,  plus 
ou  moins  d'un  règne  ou  d'un  autre.  »  Celui  qui  tenait  ce  lan- 
gage, avant  de  s'appeler  Diderot,  s'appelait  dans  l'antiquité 
Heraclite,  Empédocle,  Lucrèce;  au  xviii"  siècle,  il  s'appela  tour 


DIDEROT  INÉDIT,  835 

à  tour  Maillet,  Robinet  et  Lamark;  il  s'est  appelé  successivement 
de  notre  temps  Darwin,  Haeckel,  Herbert  Spencer,  il  s'appelle  au- 
jourd'hui légion.  C'est  le  même  homme,  au  fond,  le  même  penseur 
sous  la  diversité  des  formes  et  du  langage,  si  l'on  tient  compte 
des  temps  et  des  progrès  de  la  science.  C'est  aussi  la  même  doc- 
trine, la  mobilité  absolue  des  choses  (si  ces  deux  mots  souflrent 
d'être  rapprochés),  la  variabilité  universelle  des  êtres  et  des  es- 
pèces, l'évolution  qui  remplit  de  ses  rythmes  alternatifs  l'infinité 
de  l'espace  et  du  temps,  sans  autre  principe  que  la  force  éternelle, 
inconsciente,  sans  autre  but  que  l'éternelle  succession  de  ses  méta- 
morphoses. 

Le  sophisme  de  V éphémère  est  une  des  idées  qui  reviennent  le 
plus  souvent  dans  ces  improvisations  ardentes  de  Diderot  sur  l'uni- 
vers et  sur  l'homme.  Mais  ce  sophisme  se  présente  à  lui  sous  diffé- 
rens  aspects  :  tantôt  c'est  l'illusion  de  l'être  passager  qui  croit  à 
l'immortalité  des  êtres  et  des  espèces,  parce  que  ces  grands  objets 
de  la  nature  existaient  avant  lui  et  existeront  encore  après,  et  qui 
de  cette  durée  relativement  longue  conclut  à  une  durée  éternelle; 
tantôt  c'est  une  autre  illusion,  contraire  en  apparence,  celle  de 
l'homme  qui,  perdu  sur  un  atome  de  poussière,  enter.iié  dans  un 
moment  de  la  durée,  imperceptible  dans  cet  immense  océan  de  ma- 
tière qui  roule  autour  de  lui,  prétend  du  fond  de  sa  chétive  exis- 
tence usurper  l'infini  par  sa  pensée  ou  par  son  cœur  et  s'arroge  à 
lui,  à  ses  idées  et  à  ses  sentimens,  une  immortalité  dérisoire,  quand 
tout  meurt  autour  de  lui,  quand  tout  se  transforme  et  change.  On 
trouve  une  expression  saisissante  de  cette  pensée  dans  le  Supplé- 
ment au  Voyage  de  Bougainville,  quand  a  l'innocent  Taïtien  » 
Orou  oppose  la  loi  de  la  nature  concernant  l'union  des  sexes  à  la 
morale  artificielle  de  l'aumônier. 

«  Tes  préceptes,  lui  dit  Orou,  je  les  trouve  opposés  à  la  nature 
et  contraires  à  la  raison.  Contraires  à  la  nature,  puisqu'ils  supposent 
qu'un  être  pensant,  sentant  et  libre  peut  être  la  propriété  d'un  être 
semblable  à  lui.  Contraires  à  la  loi  des  êtres;  rien,  en  elfet,  te  pa- 
raît-il plus  insensé  qu'un  précepte  qui  prescrit  le  changement  qui 
est  en  nous;  qui  commande  une  constance  qui  n'y  peut  être  et  qui 
viole  la  liberté  de  l'homme  et  de  la  femme  en  les  enchaînant  pour 
jamais  l'un  à  l'autre;  qu'une  fidélité  qui  borne  la  plus  capricieuse 
des  jouissances  à  un  même  individu  ;  qu'un  serment  d'immutabilité 
de  deux  êtres  de  chair,  à  la  face  d'un  ciel  qui  n'est  pas  un  instant 
le  même,  sous  des  antres  qui  menacent  ruine,  au  bas  d'une  roche 
qui  totnbe  en  poudre,  au  pied  d'un  arbre  qui  se  gerce,  sur  une 
jjierre  qui  s'ébranle?  »  Un  fin  lettré  nous  fait  remarquer  qu'Alfred 
de  xMusset  s'est  visiblement  inspiré  de  ce  passage  et  qu'il  l'a  presque 
littéralement  traduit  dans  ces  beaux  vers,  tout  en  transformant  le 


836  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

sentiment  naturaliste  de  Diderot  par  l'accent  de  sa  mélancolie  pas- 
sionnée : 

Oui,  les  premiers  baisers,  oui,  les  premiers  sermens 
Que  deux  êtres  mortels  échangèrent  sur  terre, 
Ce  fut  aux  pieds  d'un  arbre  effeuillé  par  les  vents. 
Sur  un  roc  en  poussière. 

Ils  prirent  à  témoin  de  leur  joie  éphémère 
Un  ciel  toujours  voilé  qui  change  à  tout  moment, 
Et  des  astres  sans  nom,  que  leur  propre  lumière 
Dévore  incessamment. 

Tout  mourait  autour  d'eux,  l'oiseau  dans  le  feuillage, 
La  fleur  entre  leurs  mains,  l'insecte  sous  leurs  pies, 
La  source  desséchée  où  vacillait  l'image 
De  leurs  traits  oubliés. 

Et  sur  tous  ces  débris  joignant  leurs  mains  d'argile, 
Étourdis  des  éclairs  d'un  instant  de  plaisir. 
Ils  croyaient  échapper  à  cet  Être  immobile 
Qui  regarde  mourir  (1). 

La  morale  à  l'usage  de  Taïti  nous  amène  à  dire  un  mot  de  ce  que 
Diderot  appelait  lui-même  les  idées  folles  mêlées  à  la  profonde  phi- 
losophie dans  le  Rêoe  de  d'Alembert.  —  Une  pareille  désignation  ne 
peut  s'appliquer  à  la  théorie  physiologique  sur  l'origine  de  la  con- 
science, de  la  perception,  de  la  mémoire  et  des  facultés  qui  en  dé- 
rivent, sur  le  génie  et  l'esprit,  sur  le  sommeil,  sur  la  volonté  et  la 
liberté,  aussi  réelles  dans  le  sommeil  que  dans  la  veille,  tout  cela 
expliqué  par  le  rapport  de  l'origine  du  faisceau  nerveux  à  ses 
ramifications.  »  Assurément  il  y  a  là  bien  des  subtilités  et  des  obs- 
curités, et,  quoi  qu'en  dise  Naigeon,  Condillac  s'entend  mieux  lui- 
même  dans  son  Traité  des  sensations  et  nous  fait  mieux  entendre 
sa  pensée.  Mais  enfin  ce  n'est  pas  pour  si  peu  que  Diderot  se  se- 
serait  accusé  à  M""  Volland  «  de  haute  extravagance.  »  Il  parle  évi- 
demment, quand  il  s'accuse  ainsi,  de  la  Suite  de  l'entretien,  où  le 
médecin  Bordeu,  dans  un  dialogue  avec  M""  de  l'Espinasse,  tire  de 
si  étranges  conséquences  de  son  système  de  physiologie  sur  le  mé- 
lange possible  des  espèces,  qu'il  veut  pousser  jusqu'à  l'espèce  hu- 
maine, sur  l'art  de  créer  des  êtres  qui  ne  sont  pas,  sur  la  méthode 
propre  à  poursuivre  en  ce  sens  des  tentatives  graduelles,  et  les 
préparations  nécessaires  à  faire  subir  aux  espèces  pour  les  adapter 
à  ce  genre  d'expériences.  Si  l'on  joint  à  cet  exposé  d'obscénités 
révoltantes  et  nullement  scientifiques  (quoi  qu'en  dise  l'auteur)  le 
Supplément  au  voyage  de  Bougainville  ou  le  Dialogue  entre  A.  et 

(1)  Poésies  nouvelles.  —  Souvenir. 


DIDEROT    INÉDIT.  837 

B.  sur  V inconvénient  df  attacher  des  idées  morales  à  certaines  actions 
physiques  qui  nen  comportent  pas,  on  aura  réunis  sous  les  yeux, 
dans  le  Rêve  de  d'Alembert  et  dans  ces  opuscules,  les  deux  Diderot 
que  nous  connaissons  :  l'un  vraiment  philosophe,  savant  même  par 
une  vaste  lecture,  sinon  par  ses  expériences  personnelles,  l'œil  et 
l'esprit  tendus  vers  toutes  les  nouveautés,  passionné  pour  la  mé- 
thode expérimentale,  d'une  puissance  de  pensée  peu  commune  pour 
recueillir  les  observations  des  autres  et  en  déduire  les  plus  hardies 
conséquences,  doué  au  plus  haut  degré  de  la  curiosité  intellectuelle 
et  de  la  faculté  de  généraliser,  tirant  sans  cesse  de  son  cerveau 
toujours  en  ébuUition ,  et  sans  l'épuiser  jamais ,  des  conceptions 
neuves  sinon  vraies,  spécieuses,  pleines  de  prestige,  s'imposant  à 
notre  attention  par  un  air  de  grandeur  dans  ses  systèmes,  devan- 
çant les  âges  et  ne  laissant  guère  au  naturalisme  contemporain, 
dans  certaines  théories  qu'il  a  devinées,  que  la  besogne  des  détails 
à  classer  et  des  preuves  à  faire,  un  de  ces  promoteurs  d'idées  dont 
la  science  profite,  même  quand  ils  se  trompent  et  qui  l'agitent  par 
une  sorte  d'inquiétude  salutaire  en  la  troublant  dans  son  repos,  en 
stimulant  son  ambition  vers  les  vastes  horizons. 

Voilà  le  Diderot  qui  appartient  à  l'histoire  de  la  science  comme  à 
celle  de  la  philosophie.  Mais  il  y  en  a  un  autre,  un  fâcheux  compa- 
gnon du  penseur  et  qui  malheureusement  ne  le  quitte  jamais  :  c'est 
une  sorte  de  Diogène  raffiné,  un  libertin  d'imagination,  poursuivant 
les  problèmes  qu'il  pose  dans  leurs  conséquences  les  plus  extrava- 
gantes, portant  une  curiosité  froide  et  une  logique  à  outrance 
dans  les  questions  équivoques,  l'auteur  des  Bijoux  indiscrets  et  de 
la  Religieuse  apparaissant  tout  à  coup  au  milieu  des  plus  graves  su- 
jets, l'origine  des  êtres  ou  la  transformation  des  espèces,  prétendant 
déniaiser  l'humanité  et  spécialement  ses  contemporains,  qui  ne 
péchaient  pourtant  pas  par  excès  de  niaiserie,  réduisant  la  morale 
à  cette  unique  loi  «  que  tout  ce  qui  est  ne  peut  être  ni  contre 
nature  ni  hors  de  nature,  »  et  par  conséquent  «  que  ce  serait  une 
vertu  comme  la  contiaence  qui  serait  le  premier  des  crimes  contre  la 
nature,  s'il  pouvait  y  en  avoir.  »  11  faut  le  voir  pousser  jusqu'au  bout 
cette  agréable  facétie  d'un  logicien  en  gaîté,  prêt  à  se  tirer  d'af- 
faire, si  la  société  se  révolte,  comme  le  faisait  Bordeu  avec  M"'  de 
l'Espinasse  :  «  Sans  doute,  disait  Bordeu  à  l'aimable  et  facile  amie 
de  d'Alembert,  ce  serait  fouler  aux  pieds  toute  décence,  attirer  sur 
soi  les  soupçons  les  plus  odieux  et  commettre  un  crime  de  lèse- 
société  que  de  développer  ces  principes...  Je  n'ôterais  pas  mon 
chapeau  à  l'homme  suspecté  de  pratiquer  ma  doctrine;  il  me  suf- 
firait qu'on  l'appelât  un  infâme.  Mais  nous  causons  sans  témoins  et 
sans" conséquences...  »  Et  comme  M"'  de  l'Espinasse  se  récriait, 
Bordeu  la  raillait  doucement  :  «  Ah  !  après  avoir  été  un  homme 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pendant  quatre  minutes,  voilà  que  vous  reprenez  votre  cornette  et 
vos  cotillons,  et  que  vous  redevenez  femme.  A  la  bonne  heure!  eh 
bien  !  il  faut  vous  traiter  comme  telle.  Yoilà  qui  est  fait.  »  Dieu  sait 
cependant  ce  que  M'"  de  l'Espinasse  et  la  société  du  xviii^  siècle 
pouvaient  entendre  sans  se  fâcher.  Bordeu  avec  l'une  et  Diderot 
avec  l'autre  allèrent  vraiment  trop  loin. 

Je  sais  comment  Diderot  se  défendait.  Ce  germe  d'apologie,  nous 
le  trouvons  dans  une  curieuse  lettre  d'envoi  (  publiée  pour  la  pre- 
mière fois)  qui  accompagnait  la  rédaction  nouvelle  du  Rêve  de 
d'Alemhert,  celle  qui  s'est  perdue.  Diderot  rappelle  la  différence 
qu'il  y  a  entre  une  morale  illicite  et  une  morale  criminelle  ;  il  veut 
qu'on  n'oublie  pas  d'ailleurs  que  l'homme  de  bien  ne  fait  rien  de 
criminel ,  ni  le  bon  citoyen  d'illicite.  «  Il  est,  dit-il ,  une  doctrine 
spéculative  qui  n'est  ni  pour  la  multitude  ni  pour  la  pratique,  et,  si 
sans  être  faux,  on  n'écrit  pas  tout  ce  que  l'on  fait,  sans  être  incon- 
séquent, on  ne  fait  pas  tout  ce  qu'on  écrit.  »  Je  comprends  à  peu 
près  ce  que  veut  dire  l'auteur,  mais  il  ne  me  convainc  guère.  Cette 
doctrine  spéculative  m'inquiète;  si  elle  a  pour  elle  la  vérité,  qu'im- 
porte, au  moins  pour  la  vie  privée,  qu'elle  ait  contre  elle  les  mœurs, 
qui  sont  des  préjugés,  et  les  lois  qui  sont  d'autres  préjugés?  Si  l'on 
peut  la  pratiquer  en  secret,  en  dehors  de  l'action  des  lois  et  de 
l'opinion  publique,  pourquoi  s'en  priver?  Diderot  prétend  que  sans 
être  inconséquent  on  ne  fait  pas  tout  ce  qu'on  écrit.  D'accord  ;  mais 
est-il  bien  sûr  que  les  lecteurs  que  la  doctrine  spéculative  aura 
persuadés  se  réfugieront  dans  une  pareille  excuse?  Et  pourquoi  le 
feraient-ils  ?  Us  répondront  que  si  l'on  peut  sans  inconséquence  ne 
pas  faire  tout  ce  qu'on  écrit,  on  est  au  moins  assuré,  en  le  faisant, 
d'être  parfaitement  d'accord  avec  soi-même  et  avec  la  nature,  seul 
arbitre  de  la  morale.  Et  ils  auront  raison  contre  Diderot.  —  Je 
comprends  mieux  l'autre  argument  donné  dans  la  même  lettre. 
Diderot  supplie  son  ami  de  ne  communiquer  cette  œuvre  à  per- 
sonne. C'est  là  un  argument  tout  pratique  où  nous  n'avons  rien  à 
voir  :  «  Il  y  va,  dit-il,  de  mon  repos,  de  ma  vie  et  de  mon  honneur 
ou  de  la  juste  opinion  qu'on  a  conçue  de  mes  mœurs.  »  Cela  n'in- 
téresse que  l'auteur  et  n'a  rien  de  commun  avec  la  distinction  a  de 
la  doctrine  spéculative  et  de  la  pratique  »  c'est-à-dire,  en  mots  plus 
clairs,  des  deux  morales,  l'une  pour  les  philosophes  et  l'autre  pour 
le  peuple.  Il  est  bien  certain,  d'ailleurs,  que  les  expériences  sur  le 
croisement  des  espèces,  recommandées  dans  Xdi  Suite  deVentretien 
et  rindilférence  proclamée  dans  le  Supplément  du  Voyage  de  Dou- 
gainville  à  l'égard  de  certaines  actions  physiques  auraient  de  graves 
conséquences  si  on  les  appliquait  a  à  la  multitude  »  ;  mais  est-ce  à 
dire  qu'elles  seraient  sans  gravité  entre  savans? — C'est  précisé- 
ment cette  distinction  entre  la  morale  philosophir^ue  et  la  morale 


DIDEROT    INÉDIT.  839 

pratique  qui  est  fausse,  et  disons-le  (puisqu'il  s'agit  de  moralité), 
immorale.  —  Un  gros  mot  qui  fâche  les  amis  de  Diderot.  La  ques- 
tion a  été,  en  effet,  plus  d'une  fois  discutée.  Mais  Diderot  s'est 
chargé,  dans  la  lettre  que  nous  avons  citée,  de  marquer  le  point 
délicat  de  la  controverse,  et,  en  posant  si  bien  la  question,  il  nous 
a  rais  en  état  de  la  résoudre  contre  ses  amis  et  contre  lui-même. 


II. 

Le  Diderot  que  nous  allons  trouver  dans  les  ÉUmens  inédits  de 
physiologie  n'est  pas  le  cynique,  c'est  l'homme  d'étude,  le  penseur. 
Homme  d'étude  parfois  ivre  des  libations  hâtives  d'une  science  trop 
neuve,  penseur  toujours  agité  par  le  mouvement  excessif  de  sa 
pensée  et  comme  étourdi  par  le  bruit  des  idées  dans  son  cer- 
veau, mais  sincèrement  épris  des  découvertes  nouvelles,  enthou- 
siaste des  horizons  réels  ou  imaginaires  qui  se  révélaient  à  lui,  pro- 
digue d'aperçus,  improvisateur  merveilleux  de  systèmes,  à  certains 
égards  le  prophète  de  la  philosophie  naturaliste  du  xix*  siècle. 

Ces  Élémens  sont  un  simple  recueil  de  notes  prises  dans  ses 
lectures,  rapidement  commentées,  à  peine  classées.  Les  éditeurs 
ont  raison  de  dire  qu'elles  sont  certainement  de  dates  et  de  prove- 
nances fort  diverses,  mais  qu'il  est  probable  qu'elles  ont  été  réu- 
nies pendant  le  séjour  de  Diderot  en  Hollande  et  qu'elles  ont  reçu 
quelques  additions  pendant  les  dernières  années  de  sa  vie.  Il  y  parle 
de  la  Hollande  en  disant  :  Ici,  et  dans  un  autre  passage,  à  propos 
des  ennuis  de  la  vieillesse,  il  ajoute  en  note  :  «  J'avais  soixante-six 
ans  quand  j'écrivais  cela.  »  De  plus,  il  y  est  fait  mention  de  l'His- 
toire de  la  chirurgie,  qui  ne  fut  achevée  qu'en  1780.  J'inclinerais  à 
croire  que  Diderot  l'entreprit  vers  1766,  à  l'époque  même  où  paru- 
rent à  Lausanne  les  Elementa  physiologiœ  dont  le  philosophe  fran- 
çais s'est  tant  inspiré.  L'identité  du  titre  adopté  par  Diderot  est  déjà 
un  fait  significatif.  Une  note  des  Mémoires  de  Naigeon  rend  cette 
hypothèse  plus  que  probable  :  «  Il  avait  lu  deux  fois,  nous  dit  Nai- 
geon, et  la  plume  à  la  main,  la  grande  Physiologie  de  Haller.  Les 
extraits  raisonnes  qu'il  en  avait  faits  étaient  en  latin  et  en  français, 
selon  qu'il  trouvait  plus  ou  moins  promptement  les  expressions  qui 
correspondaient  exactement  aux  idées  de  Haller.  Ces  extraits  assez 
étendus  ne  pouvaient  guère  être  utiles  qu'à  lui.  Ce  n'était  souvent 
que  de  simples  mots  de  réclame  (sic)  destinés  à  lui  rappeler  dans  le 
besoin  des  idées  analogues  ou  contraires.  On  y  voyait  quelquefois 
aussi,  non-seulement  ce  que  Haller  avait  pensé  sur  tels  ou  tels 
phénomènes  de  l'économie  animale,  mais  même  tout  ce  que  Diderot 
avait  conjecturé  sur  les  causes  de  ces  phénomènes;  ces  divers 
extraits  n'existent  plus;  il  les  jeta  au  feu  lorsqu'il  eut  fini  les  deux 


8A0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dialogues  objet  de  ses  recherches  (1).  »  C'est  là  évidemment  l'ori- 
gine de  ce  travail  dont  une  première  et  informe  rédaction  fut  peut- 
être  détruite,  comme  on  nous  le  dit,  mais  pour  être  améliorée,  et 
qui  subsista  dans  ses  parties  essentielles,  s'accroissant  de  jour  en 
jour  parles  nombreuses  lectures  de  Diderot  et  par  ses  réflexions  à 
propos  de  chacune  d'elles.  11  n'est  pas  douteux  que  c'est  d'après 
ces  notes  que  furent  composés  Y  Entretien  avec  d'Alembert  et  le 
Rêve,  où  il  est  aisé  de  reconnaître  l'identité  des  faits  cités  et  des  hy- 
pothèses qui  en  sont  la  conséquence;  mais  il  n'est  pas  douteux 
aussi  que  le  cahier  dont  Diderot  avait  tiré  en  1769  la  substance 
de  ces  Dialogues  resta  ouvert  pour  recevoir  les  nouveaux  faits,  les 
nouvelles  expériences  dont  sa  vieillesse,  comme  sa  maturité,  était 
avide,  et  les  conjectures  qui  se  pressaient  en  foule  dans  son  esprit 
toujours  jeune. 

Il  serait  intéressant  de  connaître  les  sources  principales  où  Dide- 
rot a  puisé  les  élémens  de  sa  science.  Dans  une  lettre  au  célèbre 
chirurgien  Petit,  le  maître  de  Yicq  d'Azyr,  il  prétend  «  qu'il  n'a  de 
l'anatomie  et  de  la  physiologie  que  la  pauvre  petite  provision  que 
l'on  prend  au  collège,  ensuite  ce  qu'il  en  a  pu  prendre  chez  Ver- 
dier,  puis  chez  M"*^  Biberon  (2).  »  Cela  est  fort  exagéré.  D'abord 
nous  savons  qu'il  a  fait  des  extraits  considérables  du  grand  ouvrage 
de  Haller.  Les  noms  de  Linné,  qu'il  aime  médiocrement,  et  de  Buffon 
reviennent  sans  cesse  dans  ses  écrits.  Il  est  au  courant  des  travaux 
de  Needham,  V Anguîllard  de  Voltaire,  de  Camper,  de  Fontana, 
l'auteur  d'expériences  alors  célèbres  sur  les  parties  irritables  et 
sensibles,  de  tous  ceux  enfin  qui  apportent  une  contribution  à  la 
science.  Et  comment  n'eût-il  pas  été  bien  informé  de  tout  ce  qui 
se  produisait  de  nouveau  de  son  temps  dans  cet  ordre  de  connais- 
sances, quand  on  sait  dans  quelle  liaison  intime,  dans  quel  com- 
merce d'amitié  et  d'idées  il  vivait  avec  Bordeii,  avec  quelle  passion 
lui  etNaigeon  lisaient  et  discutaient  les  Hecherrhes  anntomiques  sur 
les  glandrs,  sur  le  tissu  muqueux  et  V organe  cellulaire  qui  parais- 
saient de  1752  à  1767?  Il  était  d'ailleurs  bien  préparé  à  des  lec- 
tures et  à  des  entretiens  de  ce  genre  par  la  connaissance  qu'il  avait 
prise  de  certaines  sciences  accessoires.  Nous  savons  qu'il  avait  fait 
plusieurs  cours  de  chimie,  comme  on  disait  alors,  sous  le  grand 
démonstrateur  Rouelle,  celui  qui  forma  les  principaux  chimistes  du 
temps  et  le  plus  illustre  de  tous,  Lavoisier,  et  duquel  une  tradition 

(t)  Mémoires  do  Naigeon  sur  Diderot,  édition  Brière,  p.  224. 

(2)  Lelire  à  M.  Petit  sur  une  question  d'anatomie  et  de  physiologie.  Verdicr  ctait,un 
chirurgien  qui  faisait  des  leçons  publiques.  M""  Bilieron  a,  la  première,  fabri(|ué  avec 
une  grande  perfection  des  pièces  d'anatomie.  Les  éditeurs  noua  apprennent  qu'elle 
était  fort  dévote,  fort  pauvre,  passionnée  depuis  sa  jeunesse  pour  cette  science,  dont 
elle  oxci  liait  à  doiiner  les  figures;  elle  habitait,  place  de  l'Estrapade,  la  maison  d'angle 
où  Diderot  avait  au;  si  demeuré. 


DIDEROT    INÉDTT.  8Û1 

plaisante  raconte  qu'en  arrivant  à  son  amphithéâtre  du  Jardin  du 
Roi,  il  commençait  posément,  puis  s'animant,  jetait  à  la  tête  de  ses 
auditeurs  son  bonnet  professoral,  sa  perruque,  sa  robe  et,  débar- 
rassé de  cet  attirail  bien  gênant  pour  la  circonstance,  se  livrait  alors 
sans  entrave  à  ses  expériences  et  à  ses  démonstrations. 

Nous  ne  prétendons  pas  juger  la  partie  technique  des  Élémem 
de  physiologie,  ni  même  en  rendre  compte.  Décider  en  quoi  et 
jusqu'à  quel  point  l'auteur  est  bien  informé,  sur  quels  points  et 
dans  quelle  mesure  il  se  trompe,  les  erreurs  qu'il  devait  à  son 
temps  et  celles  qu'il  ne  devait  qu'à  lui-même,  mesurer  la  distance 
qui  sépare  la  physiologie  de  Ilaller  de  celle  de  Claude  Bernard, 
voilà  un  travail  que  nous  n'entreprendrons  pas,  mais  qu'il  serait 
d'un  haut  intérêt  de  voir  mené  à  bonne  fin  par  un  physiologiste  de 
profession.  Ce  savant  marquerait  d'une  main  précise  la  limite  des 
connaissances  exactes  de  Diderot  et  celle  de  son  ignorance  dans  ces 
notes  si  nombreuses  et  si  variées  sur  les  fibres,  le  tissu  cellulau'e, 
le  sang,  le  cœur,  le  cerveau,  les  nerfs  et  les  muscles,  la  matrice, 
sur  la  sympathie  et  le  eonsensus  des  organes,  sur  leurs  fonctions 
propres  et  communes,  sur  les  sensations,  sur  la  génération,  etc.  Il 
y  aurait  là  de  quoi  exercer  une  sagacité  érudite  dont  le  témoignage 
serait,  je  n'en  doute  guère,  à  l'honneur  de  Diderot,  qui  sut  amasser 
tant  de  faits,  enregistrer  les  expériences,  noter  les  découvertes  à 
mesure  qu'elles  se  faisaient.  Pour  un  littérateur,  pour  un  philo- 
sophe, ce  bagage  n'est  pas  mince. 

Évidemment  toute  cette  science  n'est  que  de  seconde  main;  il 
n'y  a  aucune  part  ni  d'expérience  ni  d'invention  personnelle;  mais 
il  y  a  la  preuve  d'un  véritable  souci  d'être  bien  informé.  Ce  qui 
mérite  vraiment  d'attirer  notre  attention,  c'est  la  partie  des  ré- 
flexions que  les  faits  suggèrent  à  l'auteur,  c'est  l'abondance  et  la 
hardiesse  des  conjectures  qu'il  sème,  comme  en  se  jouant,  d'une 
main  prodigue  à  travers  ces  notes  amassées  pêle-mêle  et  à  peine 
rédigées,  c'est  l'interprétation  qu'il  nous  donne  du  système  de  la 
nature,  tel  qu'il  pense  le  saisir  dans  le  creuset  vivant  où  il  étudie  les 
métamorphoses  de  l'être. 

L'idée  maîtresse  qui  fait  l'unité  de  cette  interprétation  est  celle 
qne  l'on  exprimerait  aujourd'hui  sous  le  nom  devenu  si  populaire 
du  transformisme,  idée  dont  nous  avons  marqué  la  brillante  esquisse 
dans  le  Rêve  de  d'Alembert,  mais  avec  un  mélange  de  fantaisie  et 
d'art  qui  lui  enlevait  quelque  chose  de  sa  netteté.  C'est  vers  175/i 
que  cette  conception  était  apparue  pour  la  première  fois  à  l'esprit 
de  Diderot.  Il  l'exprimait  alors,  mais  timidement  et  avec  un  reste 
de  respect  ironique  pour  la  religion  :  «  Si  la  foi  ne  nous  apprenait 
que  les  animaux  sont  sortis  des  mains  du  Créateur,  tels  que  nous 


8A2  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

les  voyons,  si  elle  ne  nous  eût  point  éclairés  sur  l'origine  du  monde 
et  sur  le  système  universel  des  êtres,  combien  d'hypothèses  diffé- 
rentes que  nous  aurions  été  tentés  de  prendre  pour  le  secret  de  la 
nature!..  Heureusement  la  religion  nous  épargne  bien  des  écarts  et 
bien  des  travaux.  »  Une  de  ces  hypothèses  lui  échappe  comme 
malgré  lui  :  «  De  même  que  dans  les  règnes  animal  et  végétal,  un 
individu  commence,  pour  ainsi  dire,  s'accroît,  dure,  dépérit  et 
passe,  n'en  serait-il  pas  de  même  des  espèces  entières?..  Le  phi- 
losophe abandonné  à  ses  conjectures  ne  pourrait-il  pas  soupçonner 
que  l'animalité  avait  de  toute  éternité  ses  élémens  particuliers, 
épars  et  confondus  dans  la  masse  de  la  matière  ;  qu'il  est  arrivé 
à  ces  élémens  de  se  réunir,  parce  qu'il  était  possible  que  cela  se 
fit;  que  l'embryon  formé  de  ces  élémens  a  passé  par  une  infinité 
d'organisations  et  de  développemens,  qu'il  a  eu,  par  succession, 
du  mouvement,  de  la  sensation,  des  idées,  de  la  pensée,  de  la  ré- 
flexion, de  la  conscience,  des  sentimens,  des  passions,  des  signes, 
des  gestes,  des  sens,  des  sons  articulés,  une  langue,  des  lois,  des 
sciences  et  des  arts;  qu'il  s'est  écoulé  des  millions  d'années  entre 
ces  développemens;  qu'il  a  peut-être  encore  d'autres  développemens 
à  subir  ou  d'autres  accroissemens  à  prendre,  qui  nous  sont  incon- 
nus; qu'il  a  eu  ou  qu'il  aura  un  état  stationnaire  ;  qu'il  s'éloigne 
ou  qu'il  s'éloignera  de  cet  état  par  un  dépérissement  éternel, 
pendant  lequel  ses  facultés  sortiront  de  lui  comme  elles  y  étaient 
entrées;  qu'il  disparaîtra  pour  jamais  de  la  nature,  ou  plutôt  qu'il 
continuera  d'y  exister,  mais  sous  une  forme  et  avec  des  facidtés 
tout  autres  que  celles  qu'on  lui  remarque  dans  cet  instant  de  la 
durée  (1)?  » 

Il  y  a  là  tout  un  ensemble  de  conjectures  suivies  qui  en  font 
une  tliéorie  bien  différente  des  vagues  oracles  d'Empédocle  sur.  la 
génération  confuse  des  organes  et  des  organismes,  et  dont  on  ne 
pourrait  rapprocher  dans  l'antiquité  que  les  étonnans  passages 
du  cinquième  livre  du  poème  de  Lucrèce,  de  Natura.  Mais  rien  ne 
fait  supposer  que  Diderot  ait  pris  cette  conception  dans  le  poète 
romain.  Il  ne  parle  nulle  part  de  Lucrèce  comme  philosophe,  il  en 
parle  seulement  comme  poète.  S'est-il  inspiré  de  quelques-uns  de 
ses  contemporains?  On  a  prétendu  que  les  idées  analogues  qui  se 
rencontrent  dans  le  liêve  de  d'Alcmbcrl  ont  pu  être  suggérées  à 
Diderot  p  ir  l'ouvrage  de  Robinet,  la  Nature,  publié  précisément 
dans  l'année  qui  précéda  la  composition  des  deux  fameux  Dialo- 
gues. On  donne  comme  preuve  à  l'appui  la  curiosité  qui  s'émut 
dans  le  monde  des  encyclopédistes  autour  de  ce  livre  où  étaient 

(1)  Z)e  l Inler prétalion  de  la  nature,  question  lvhi. 


DIDEROT   INÉDIT.  843 

développées  et  appliquées  l'idée  d'une  vie  latente  répandue  dans 
tout  l'univers,  la  loi  de  continuité  des  êtres,  l'uniforniité  des  pro- 
cédés par  lesquels  se  communique  la  vie,  l'unité  d'un  prototype 
animal.  Voltaire  s'inquiéta  de  ce  livre  :  «  Est-ce  un  abrégé  de 
Lucrèce?  écrivait-il;  est-ce  du  vieux?  est-ce  du  neuf?  s'il  y  a  mica 
salis,  envoyez-le  à  votre  frère  du  désert.  »  Grimm  en  parle  à  plu- 
sieurs reprises  :  a  Cet  homme  n'est  pas  à  beaucoup  près  sans  mé- 
rite, il  a  du  style  et  la  tête  philosophique,  il  a  un  défaut  ordinaire 
même  aux  meilleures  têtes  (et  en  écrivant  cela,  il  pensait  peut-être 
à  l'ami  Diderot),  il  a  le  goût  des  systèmes,  et  s'il  avait  fait  de  son 
livre  un  poème  à  l'imitation  de  celui  de  Lucrèce,  il  aurait  eu  jus- 
tement le  degré  de  vérité  suffisant  pour  cela.  Les  gens  à  systèmes 
et  à  hypothèses  devraient  toujours  écrire  en  vers.  »  Enfin  Diderot 
lui-même  cite  deux  ou  trois  fois  le  nom  de  cet  écrivain  :  a  Ce  Robi- 
net, dit-il  quelque  part,  a  de  la  chaleur,  de  la  hardiesse  et  du  nerf.  » 
Piien  ne  s'opposerait  donc  à  ce  que  Diderot  eût  pris  dans  l'ouvrage 
de  Robinet  quelques  germes  d'idée  qui  se  seraient  ensuite  organisés 
et  développés  dans  son  cerveau  fécond.  Rien  ne  s'y  oppose  que  les 
dates.  U Interprétation  de  la  nature,  où  parait  déjà  très  clairement 
la  théorie  transformiste,  est  de  175/i;  le  livre  de  la  Nature  de  Ro- 
binet, où  elle  est  noyée  dans  un  fatras  de  métaphysique  obscure, 
parut  en  Hollande  de  1763  à  1768. 

Reste  ce  singulier  écrivain,  qui  eut  la  mauvaise  fortune  d'être 
immortalisé  par  les  épigrammes  de  Voltaire,  à  l'occasion  de  son 
trop  fameux  ouvrage  :  Telliamed,  ou  Entretiens  d'un  philosophe 
indien  avec  unphilosophe  français,  qui  précède  de  quelques  années 
l'Interprétation  de  la  nature  (1).  Benoît  de  Maillet  y  soutient  que 
le  germe  primitif  vital  n'avait  donné  que  des  espèces  marines  dont 
étaient  descendues,  par  une  série  de  transformations,  toutes  les 
espèces  terrestres  et  aériennes,  l'homme  lui-même.  Et  voici  une 
phrase  que  Lamarck  n'aurait  pas  désavouée  et  où  Parwin  reconnaî- 
trait un  ancêtre  :  «  La  transformation  d'un  ver  à  soie  ou  d'une 
chenille  en  papillon  serait  mille  fois  plus  difficile  à  croire  que  celle 
des  poissons  en  oiseaux,  si  cette  métamorphose  ne  se  faisait  chaque 
jour  sous  nos  yeux»  La  semence  de  ces  poissons  portée  dans  les 
marais  peut  avoir  donné  naissance  à  une  première  transmigration 
de  l'espèce  du  séjour  de  la  mer  à  celui  de  la  terre.  Que  cent  mil- 
lions aient  péri  sans  avoir  pu  en  contracter  l'habitude,  il  suffit  que 
deux  y  soient  parvenus  pour  avoir  donné  lieu  à  l'espèce.  »  Voltaire, 


(1)  Telliamed  fut  publié  à  Amsterdam,  en  1748,  par  un  ami  de  Benoît  de  Maillet, 
mort  en  1738. 


84A  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qui  ne  devinait  là  ni  Lamarck,  ni  Darwin,  s'en  donne  à  cœur-joie 
sur  cette  belle  hypothèse  (1).  On  connaît  ses  vers  : 

Notre  consul  (2)  Maillet,  non  pas  consul  de  Rome 
Sait  comment  ici-bas  naquit  le  premier  homme  : 
D'abord  il  fut  poisson. 

Mais  c'est  déjà  un  honneur,  à  tout  prendre,  pour  de  Maillet,  que 
d'avoir  rang  dans  cette  illustre  satire  des  Systèmes,  à  côté  de 
Malebranche  et  de  Spinoza.  C'est  une  preuve  que  l'ouvrage  fut 
loin  de  passer  inaperçu.  L'abbé  Raynal  le  signale  dès  son  appari- 
tion, en  termes  très  expressifs,  dans  ses  Nouvelles  littéraires,  qui 
précédèrent  la  Correspondance  de  Grimm  :  «  Tout  est  extraordi- 
naire, dit-il,  dans  un  ouvrage  qu'on  vient  d'imprimer  en  deux 
volumes  et  qui  fait  beaucoup  de  bruit  par  la  hardiesse  des  sentimens 
qu'on  y  a  hasardés.  »  Il  est  donc  impossible  que  Diderot  n'ait  pas 
lu  ce  livre,  bien  qu'à  ma  connaissance,  il  n'en  ait  fait  mention 
nulle  part.  Curieux  comme  il  l'était,  facilement  enthousiaste,  beau- 
coup plus  porté  que  Voltaire  par  son  genre  d'esprit  et  son  goût 
pour  l'histoire  de  la  nature  vers  ce  genre  d'hypothèses,  il  ne  dut 
pas  accueillir  Telliamed  par  un  éclat  de  rire,  comme  le  terrible 
railleur  des  Systèmes,  il  dut  y  démêler  du  premier  coup  d'oeil  l'idée 
fondamentale  sous  les  accessoires  plus  ou  moins  ridicules.  Mais  de 
tout  cela,  de  ces  influences  et  de  ces  suggestions  possibles,  nous 
ne  savons  rien  de  positif,  nous  en  sommes  réduits  à  de  simples  con- 
jectures. 

Il  y  a  des  momens  où  une  idée  est  dans  l'air.  Plusieurs  esprits 
la  respirent  ou  la  conçoivent  en  même  temps.  Cette  conception  plus 
ou  moins  vague  du  transformisme  était  née  tout  naturellement, 
vers  la  seconde  moitié  du  xviii''  siècle,  des  progrès  si  rapides  de  la 
science  expérimentale,  qui,  enivrée  de  ses  premiers  triomphes  et 
se  livrant  à  une  ambition  sans  frein,  s'élançait  à  la  conquête  du 
monde  qu'elle  voulait  posséder  et  dans  l'avenir  et  dans  le  passé: 
dans  l'avenir  en  s'emparant  de  toutes  les  forces  et  des  agens  de  la 
nature,  dans  le  passé  en  retrouvant  le  secret  des  origines  et  devi- 
nant le  mystère  primitif  des  choses.  —  A  ces  présomptueuses  espé- 
rances de  la  science,  se  joignait  un  mouvement  d'hostilité  très  vif 
contre  les  dogmes  religieux,  et  ce  n'était  pas  pour  les  philosophes 
de  ce  temps  une  médiocre  satisfaction  que  de  concevoir  une  Genèse 
scientifique  en  opposition  avec  la  Genèse  de  Moïse.  Une  confiance 
passionnée  dans  la  science  positive  qui  naissait  alors,  et  l'horreur 

(1)  Les  Systèmes. 

(2j  De  Maillet  (-tait  consul  de  France  au  Caire. 


DIDEROT   INÉDIT.  SU 5 

du  surnaturel  à  l'origine  des  choses,  aussi  bien  que  dans  la  suite 
de  l'histoire,  ces  deux  raisons  suffisent  pour  exph'quer  l'éclosion 
simultanée  de  la  même  théorie  naturaliste  dans  plusieurs  de  ces 
intelligences  que  tentent  les  grandes  aventures  d'idée  et  qui  croient 
qu'on  ne  peut  vraiment  comprendre  le  monde  qu'en  le  recréant 
par  la  pensée.  Mais  il  y  a  toujours  de  ces  intelligences  maîtresses 
dans  lesquelles  la  conception  nouvelle  prend  un  air  d'originalité 
décisive  :  c'est  l'histoire  de  Diderot.  Il  était  de  ces  esprits  qui  ne 
souffrent  pas  de  bornes  à  leur  puissance  de  concevoir  et  qui  aiment 
mieux  combler  l'abîme  par  leurs  conceptions  même  chimériques 
que  de  s'arrêter  devant  l'inconnu. 

Lisons  quelques  pages  de  ces  Élémens  de  physiologie,  et  nous  se- 
rons étonnés  de  voir  comme  son  imagination  se  déploie  librement  à 
travers  tous  ces  grands  problèmes  des  origines  et  comme  ses  vues  se 
rencontrent  naturellement  avec  celles  de  nos  contemporains  qui  se 
sont  jetés  en  pleine  hypothèse  pour  échapper  aux  bornes  trop  étroites 
que  leur  assignent  les  faits.  A  supposer  que  le  transformisme  soit  ap- 
pelé un  jour  à  s'établir  dans  la  science  de  la  nature  comme  une  vérité 
démontrée,  à  passer  de  l'état  d'hypothèse  au  rang  des  lois  (époque  qui 
semble  bien  éloignée  encore),  ■ —  ou  bien  à  supposer  que  ce  soit  là  une 
de  ces  brillantes  et  décevantes  conceptions  qui  apparaissent  à  certains 
âges  et  qui  après  une  fortune  momentanée  finissent  par  s'évanouir 
faute  de  preuves  positives,  dans  les  deux  cas  il  est  incontestable 
que  Diderot  est  un  précurseur  et  que  personne  avant  lui  n'a  saisi 
avec  cette  souplesse  et  cette  liberté  d'esprit  les  dilïérens  aspects 
sous  lesquels  pouvait  s'offrir  l'idée  nouvelle.  Il  s'enchantait  de  ces 
généralisations  hardies  dont  il  développait  toutes  les  conséquences, 
et  se  complaisait  à  trouver  des  formules  saisissantes  pour  les  impri- 
mer fortement  dans  l'intelligence  de  ses  lecteurs  futurs,  qui  ne  de- 
vaient pas  être  ses  contemporains,  puisqu'il  était  résolu  à  ne  pas 
publier  de  son  vivant  ce  genre  d'ouvrages. 

Nous  allons  tenter  de  rassembler  les  élémens  de  la  théorie  dis- 
persés dans  une  multitude  de  notes  jetées  au  hasard  d'une  plume 
négligente  et  précipitée,  et  sans  lien  apparent  entre  elles  (1)  : 
Pourquoi,  demande  Diderot,  la  longue  série  des  animaux  ne  serait- 
elle  pas  des  développemens  différens  d'un  seul?  Camper  fait 
naître  d'un  seul  modèle,  dont  il  ne  fait  qu'altérer  la  ligne  faciale, 

(1)  Pages  203-255,  264-265.  Édition  Assézat  et  Tourneux,  tome  ix.  Nous  serons 
contraints,  pour  la  clarté  de  cette  restitution,  de  resserrer  le  texte,  de  changer  l'ordre 
là  où  règne  le  plus  grand  désordre,  et  de  rétablir  les  in,termédiaires  entre  des  apho- 
rismes  séparés.  Aussi  supprimerons-nous  d'ordinaire  les  guillemets  qui  sont  la  marque 
convenue  des  citations  textuelles.  Mais  nous  certifions  d'avance  l'exactitude  de  ces 
réductions  qui  s'éloignent  aussi  peu  que  possible  de  la  lettre  du  texte.  Aucune  divi- 
sion en  chiffres  n'était  marquée  dans  cet  amas  do  notes,  nous  devons  renvoyer  le  lec- 
teur, pour  qu'il  puisse  le  contrôler,  à  la  page  de  l'édition  nouvelle. 


8kQ  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tous  les  animaux  depuis  l'homme  jusqu'à  la  cigogne.  N'est-ce  pas 
une  image  de  ce  qu'a  pu  faire  la  nature?  On  parle  de  trois  règnes 
et  on  a  raison.  Mais  le  règne  végétal  pourrait  bien  être  et  avoir  été 
la  source  première  du  règne  animal,  et  avoir  pris  la  sienne  dans 
le  règne  minéral,  et  celui-ci  hnaner  de  la  matière  universelle  hété- 
rogène. Il  ne  faut  pas  croire  que  les  animaux  ont  toujours  été  et 
qu'ils  seront  toujours  tels  que  nous  les  voyons.  C'est  l'effet  d'une 
longue  durée,  pendant  laquelle  leur  organisation,  leur  couleur,  leur 
forme  semblent  garder  un  état  stationnaire  ;  mais  c'est  une  appa- 
rence seulement.  —  Les  espèces  sont-elles  stables?  Les  règnes  de 
la  nature  sont-ils  vraiment  séparés?  Il  faut  commencer  par  classer 
les  êtres,  depuis  la  molécule  inerte,  s'il  en  est,  jusqu'à  la  molécule 
vivante,  à  l'animal  microscopique,  à  l'animal-plante,  à  l'animal, 
à  l'homme.  La  chaîne  est  tendue  à  travers  les  êtres  depuis  le  pre- 
mier jusqu'au  dernier.  Mais  il  arrive  que  la  diversité  des  formes 
nous  fait  croire  que  cette  chaîne  est  interrompue  :  ne  nous  arrê- 
tons pas  à  cette  difficulté.  La  forme  n'est  souvent  qu'un  masque 
qui  trompe  :  le  chaînon  qui  paraît  manquer  existe  peut-être  dans 
un  être  connu  à  qui  les  progrès  de  l'anatomie  comparée  n'ont 
encore  pu  assigner  sa  véritable  place.  Cette  manière  de  classer  les 
êtres  est  très  pénible  et  très  lente  et  ne  peut  être  que  le  résultat 
des  travaux  successifs  d'un  grand  nombre  de  naturalistes.  Attendons 
et  ne  nous  pressons  pas  de  juger. 

Il  y  a  contiguité  entre  les  règnes,  comme  il  y  a  contiguïté  entre 
les  espèces  et  peut-être  identité.  Saura-t-on  jamais,  par  exemple, 
fixer  les  frontières  entre  la  plante  et  l'animal,  frontières  de  plus  en 
plus  indécises,  à  mesure  qu'une  science  plus  exacte  les  serre  da- 
vantage? La  définition  de  l'animal  et  de  la  plante  est  la  même.  L'ani- 
mal et  la  plante  sont  également  une  coordination  de  molécules  infi- 
niment actives,  un  enchaînement  de  petites  forces  vives  que  tout 
concourt  à  séparer.  De  là  les  phénomènes  de  la  \ie  et  de  la  mort 
par  lesquels  se  rapprochent  autant  que  possible  l'animal  et  la 
plante.  Où  commence  l'un?  où  finit  l'autre?  Lorsque  Ceccari  à  Bo- 
logne eut  découvert  le  gluten  en  analysant  les  parties  constituantes 
de  la  farine,  le  savant  chimiste  Rouelle,  à  Paris,  reprit  ces  expé- 
riences et  les  poussa  aussi  loin  qu'il  put  les  conduire.  Il  démontra 
que  \q  gluten  était  une  substance  qui  ressemblait  beaucoup  à  une 
substance  animale,  et  il  l'appela  végêto-animal  (1).  —  «  Par  la  cha- 
leur et  la  fermentation,  la  matière  végétale  s'animalise  dans  un 

(1)  La  fibrine  végétale  tirée  du  gluten  par  MM.  Dumas  et  Cahours.  Nous  prévenons 
une  fois  pour  toutes  que  nous  bornant  ici  au  rôle  de  rapporteur,  nous  ne  nous  portons 
garant  ni  des  expériences  citées  par  Diderot,  ni  des  conséquences  qu'il  en  tire,  ni  de 
l'exactitude  du  langage  qu'il  emploie  en  chimie  et  qui  ne  correspond  plus  au  vocabu- 
laire de  la  chimie  moderne. 


DIDEROT   INÉDIT.  8^7 

vase.  Elle  sanimalise  aussi  en  moi.  Il  n'y  a  de  difïérence  que  dans 
les  formes.  » 

C"est  surtout  dans  certains  êtres  ambigus,  comme  les  oscillaires, 
que  le  naturaliste  hésite.  Doit-il  les  classer  parmi  les  algues  ou 
parmi  les  zoophytes?  Que  dire,  par  exemple,  de  la  plante  aquatique 
appelée  la  tremclla  ?  Adanson  est  le  premier  qui  y  ait  aperçu  un 
mouvement  singulier,  et  cependant  il  refuse  la  vie  et  le  sentiment 
à  cette  plante,  et  par  conséquent  l'animalité,  et  la  laisse  plante. 
Fontana,  au  contraire,  en  fait  le  passage  du  règne  végétal  au  règne 
animal.  Diderot,  après  une  longue  discussion,  se  range  à  cet  avis. 
Pour  lui  il  n'y  a  pas  de  doute.  Ce  mouvement  singulier  ne  peut 
venir  que  d'une  spontanéité  qui  caractérise  la  vie.  Il  dure  tant  que 
la  plante  vit.  Sèche,  la  plante  perd  cette  propriété;  humide,  elle  la 
reprend;  elle  naît  et  meurt  à  discrétion.  La  tremella  et  ses  fils  sont 
en  réalité  des  animaux  sensibles  et  vivans  ;  elle  porte  déjà  en  elle 
le  principe  de  la  sensibilité.  Biais  voici  un  exemple  plus  caractéris- 
tique encore  où  l'on  peut  mieux  juger,  s'il  est  possible,  de  la  conti- 
nuité des  êtres  et  de  la  contiguïté  des  règnes  ;  c'est  l'histoire  de  cette 
plante  (qne  M.  Darwin  a  étudiée  récemment  et  qui  a  été  l'objet  ici 
même  d'une  curieuse  étude),  la  dionée  (1).  Diderot  en  parle  comme 
un  disciple  de  Darwin  et  avec  le  sentiment  juste  de  l'importance  de 
ce  fait,  qui  est  des  plus  singuliers  pour  la  science  et  des  plus  saisis- 
sans  pour  l'imagination.  «  Cette  plante  a  ses  feuilles  étendues  à 
terre,  par  paires  et  à  charnières  :  ces  feuilles  sont  couvertes  de  pa- 
pilles. Si  une  mouche  se  pose  sur  la  feuille,  cette  feuille  et  sa  com- 
pagne se  ferment  comme  l'huître;  la  plante  sent  et  garde  sa  proie, 
la  suce,  et  ne  la  rejette  que  quand  elle  est  épuisée  de  suc.  Voilà  une 
jj la nte  presque  Carnivore.  »  Et  Diderot  suggère  à  ce  propos  une  ex- 
périence aux  naturalistes  de  l'avenir  :  «  Je  ne  doute  point,  dit-il,  que 
la  dionée  ne  donnât  à  l'analyse  de  l'alcali  volatil,  produit  caracté- 
ristique du  règne  animal.  »  Il  ne  néglige  pas  non  plus  les  anthéro- 
zoïdes. —  <(  On  tire  de  l'alcali  volatil  du  champignon;  aussi  sa 
graine  est-elle  douée  d'une  vie  particulière  :  elle  oscille  dans  l'eau, 
se  meut,  s'agite,  évite  les  obstacles  et  semble  balancer  entre  le 
règne  animal  et  le  règne  végétal  avant  que  de  se  fixer  à  ce- 
lui-ci. »  Donc  pas  de  classification  absolue  entre  les  règnes  et  une 
indécision  complète  sur  les  limites  qui  les  séparent.  La  transmu- 
tation est  partout  :  d'abord  entre  les  espèces,  chaque  espèce  pa- 
raissant bien  n'être  qu'un  développement  du  même  type  animal  ou 
végétal,  différencié  par  les  circonstances;  puis,  entre  les  règnes, 
chaque  règne  se  confondant  avec  celui  qui  le  précède  ou  qui  le  suit 
par  des  générations  équivoques.  La  chaîne  des  êtres  ne  s'inter- 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1"  février  1876,  le  travail  de  M.  Pranchoa  sur  les 
Plantes  carnivores. 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rompt  nulle  part,  et,  quand  elle  paraît  brisée,  c'est  la  faute  ou  de 
notre  attention  qui  se  fatigue,  ou  de  la  diversité  apparente  des 
formes  qui  nous  trompe,  ou  des  doctrines  préconçues  qui  nous 
aveuglent. 

La  question  de  l'origine  de  la  vie  est  tranchée  par  Diderot  de  la 
même  manière  qu'elle  l'est  aujourd'hui  par  les  représentans  du 
transformisme  radical.  11  se  déclare  nettement  pour  l'hétérogénie  et 
les  générations  spontanées;  il  ne  manque  pas  de  citer  à  l'appui  les 
fameuses  expériences  de  Needham  sur  les  anguilles  du  grain  niellé 
et  ergoté.  11  résume  avec  soin  tous  les  travaux  du  temps  sur  la 
fermentation  et  les  animaux  microscopiques.  Il  y  a  trois  degrés, 
selon  lui,  dans  la  fermentation  :  la  vineuse,  V acide,  la  putride.  Ce 
sont  comme  trois  climats  différens  sous  lesquels  les  générations 
d'animaux  changent.  —  Il  y  a  des  générations  sans  nombre  d'ani- 
maux par  putréfaction  :  chaque  animal  donne  des  animaux  diiïé- 
rens,  chaque  partie  de  l'animal  donne  les  siens.  Les  mêmes  espèces 
d'animaux  différens  se  succèdent  régulièrement,  selon  la  substance 
animale  ou  végétale  mise  en  fermentation  ou  en  putréfaction.  Pre- 
nez des  chairs  grillées  au  feu  le  plus  violent.  Exposez  les  végétaux 
dans  la  machine  de  Papin,  où  les  pierres  se  réduisent  en  poudre, 
où  les  plus  dures  se  mettent  en  gelée  :  cela  n'empêche  pas  ces 
substances  de  donner  des  animaux  par  la  fermentation  ou  la  putré- 
faction (1).  Il  y  a  une  sorte  de  génération  descendante,  par  division, 
qui  va  peut-être  jusqu'à  la  molécule  sensible,  laquelle  montre, 
réduite  à  cet  état,  une  activité  prodigieuse  (2).  Cette  molécule  sen- 
sible de  Diderot  ressemble  singu  lièrement  à  la  cellule  de  la 
physiologie  contemporaine,  commencement  et  fm  de  tous  les  orga- 
nismes. 

Mais  là  encore,  il  y  a  de  la  matière  organique  :  il  y  en  a  dans  la 
fermentation,  il  yen  a  dans  la  putréfaction:  c'est  une  matière  qui 
a  vécu,  qui  a  été  saturée  de  vie.  Peut-on  poursuivre  plus  loin  la 
doctrine  de  la  transmutation  des  êtres  ?  Peut- on  prolonger  la 
chaîne  des  êtres  jusqu'à  l'inorganique?  Peut-on  supposer  que  la 
vie  puisse  éclore  en  dehors  même  de  ce  qui  a  vécu?  Diderot  ne 
refuse  pas  d'aller  aussi  loin.  Prenez  l'animal,  dit-il,  analysez-le, 
ôtez-lui  toutes  ses  modifications  l'une  après  l'autre,  et  vous  le 
réduirez  à  une  molécule  qui  aura  longueur,  largeur,  profondeur 
et  sensibilité.  Supprimez  la  sensibilité,  il  ne  vous  restera  que  la 
molécule  inerte.  Mais  si  vous  commencez  par  soustraire  les  trois 
dimensions,   la  sensibilité  disparaît.  Diderot  ne  doute  pas  qu'on 

(1)  On  connaît  les  belles  expériences  par  lesquelles  M.  Pasteur  a  détruit  l'illusion 
de  ces  phénomènes  apparens  et  réduit  ces  créations  spontanées  d'organismes  élémen- 
taires à  l'action  dos  germes  organiques  contenus  dans  l'atmosphère. 

(2)  Pages  257,  204,  203,  etc. 


DIDEROT   INÉDIT.  S!l9 

n'en  vienne  à  démontrer  un  jour  que  la  sensibilité  appartient  à 
tous  les  êtres.  11  y  a  déjà  de  nombreux  phénomènes  qui  y  con- 
duisent. Alors  la  matière  en  général  aura  cinq  ou  six  propriétés 
essentielles,  la  force  morte  ou  vive,  la  longueur,  la  largeur,  la  pro- 
fondeur, l'impénétrabilité  et  la  sensibilité  (1).  La  sensibilité  est  en 
puissance  dans  la  molécule  inerte.  Introduisez-y  le  mouvement 
/mimal^  la  sensibilité  s'éveille  du  même  coup.  C'est  la  qualité  pro- 
pre à  l'animal  qui  l'avertit  des  rapports  existans  entre  lui  et  tout 
ce  qui  l'environne.  —  Entre  la  sensibilité  en  puissance  de  la  mo- 
lécule et  la  sensibilité  de  l'animal,  il  n'y  a  qu'une  question  de  cir- 
constances et  de  temps.  C'est  par  cette  théorie  que  débutait  VEti-' 
t retien  entre  cCAlembert  et  Diderot  : 

«  Mais  cette  sensibilité,  si  c'est  une  qualité  générale  et  essen- 
tielle de  la  matière,  il  faut  que  la  pierre  sente.  —  Pourquoi  non  ? 
—  Cela  est  dur  à  croire.  —  Oui,  pour  celui  qui  la  coupe,  la  taille, 
la  broie  et  qui  ne  Tentend  pas  crier.  —  Je  voudrais  bien  que  vous 
me  dissiez  quelle  différence  vous  mettez  entre  l'homme  et  la  statue, 
entre  le  marbre  et  la  chair.  —  Assez  peu;  on  fait  du  marbre  avec 
de  la  chair,  et  de  la  chair  avec  du  marbre.  — Mais  l'un  n'est  pas 
l'autre.  —  Comme  ce  que  vous  appelez  la  force  vive  n'est  pas  la 
force  morte.  —  Serait-ce  par  hasard  que  vous  reconnaîtriez  une 
sensibilité  active  et  une  sensibilité  inerte,  comme  il  y  a  une  force  vive 
et  une  force  morte?  Une  force  vive  qui  se  manifeste  par  la  transla- 
tion, une  force  morte  qui  se  manifeste  par  la  pression  ;  une  sensi- 
bilité active  qui  se  manifeste  par  certaines  actions  remarquables 
dans  l'animal  et  peut-être  dans  la  plante,  et  une  sensibilité  inerte 
dont  on  serait  assuré  par  le  passage  à  l'état  de  sensibilité  active. — 
A  merveille.  Vous  l'avez  dit.  » 

C'est  la  sensibilité  qui  fait  le  passage  entre  le  règne  minéral  et 
le  règne  végéta-animal  :  inerte  dans  l'un ,  active  dans  l'autre.  Seu- 
lement Diderot  néghge  de  nous  dire  sous  quelles  influences  le  pas- 
sage s'opère  et  comment  d'inerte  la  sensibilité  devient  active,  com- 
ment la  molécule  devient  le  tissu  vivant  de  la  plante  ou  de  l'animal. 
Évidemment,  dans  sa  pensée,  ce  ne  peut-être  que  sous  l'action 
de  certaines  forces  physiques,  comme  l'électricité  et  la  chaleur, 
qui  accumulées  en  proportions  convenables  et  combinées  d'une 
certaine  manière,  éveillent  les  énergies  latentes  des  molécules, 
tirent  la  sensibilité  de  sa  torpeur,  et  font  passer  la  matière  inorga- 
nique à  la  sensibilité  et  à  la  vie.  C'est  la  logique  qui  se  charge 
d'opérer  ce  passage,  que  l'expérience  n'a  pas  démontré  encore  au- 
jourd'hui, plus  d'un  siècle  après  Diderot. 

(1)  Pages  267,  269,  etc. 
TOME  XXXV.  —  1879,  54 


850  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Revenons  aux  animaux  et  à  l'homme.  Diderot  résume  Maillet 
et  pressent  Lamarck  dans  cette  hardie  formule  :  «  Animal  :  forme 
déterminée  par  des  causes  intérieures  et  extérieures  qui,  diverses, 
doivent  produire  des  animaux  divers  (l).  »  Ainsi,  voilà  déjà  la  va- 
riété des  espèces  expliquée  par  les  circonstances,  par  l'adaptation 
au  milieu,  par  l'habitude,  par  l'hérédité.  Qu'on  ne  vienne  donc  pas 
chercher  des  intentions,  là  où  il  n'y  a  que  des  faits  accidentels.  Ces 
sortes  d'explications  téléologiques,  Diderot  les  repousse  énergique- 
ment,  il  les  signale  avec  mépris,  il  dénonce  la  bêtise  de  certains 
défenseurs  des  causes  finales  (2).  «  Ils  disent  :  Voyez  rhomme,  etc. 
—  De  quoi  parlent-ils  ?  Est-ce  de  l'homme  réel  ou  de  l'homme 
idéal  ?  Ce  ne  peut-être  de  l'homme  réel,  car  il  n'y  a  pas  sur  toute 
la  surface  de  la  terre  un  homme  parfaitement  constitué,  parfaite- 
ment sain.  L'espèce  humaine  n'est  qu'un  amas  d'individus  plus  ou 
moins  contrefaits,  plus  ou  moins  malades.  Or  quel  éloge  peut-on 
tirer  de  là  en  faveur  du  prétendu  Créateur?  Ce  n'est  pas  à  l'éloge, 
c'est  à  une  apologie  qu'il  faut  penser.  Ce  que  je  dis  de  l'homme, 
il  n'y  a  pas  un  seul  animal,  une  seule  plante,  un  seul  minéral  dont 
on  n'en  puisse  dire  autant.  A  quoi  servent  les  phalanges  au  pied 
fourchu  du  pourceau?  à  quoi  servent  les  mamelles  au  mâle?  etc.,  etc. 
Si  le  tout  actuel  est  la  conséquence  nécessaire  de  son  état  antérieur, 
il  n'y  a  rien  à  dire.  Si  l'on  en  veut  faire  les  chefs-d'œuvre  d'un 
Être  infiniment  sage  et  tout-puissant,  cela  n'a  pas  le  sens  commun. 
Que  font  donc  ces  préconiseurs?  Ils  félicitent  la  Providence  de  ce 
qu'elle  n'a  pas  fait;  ils  supposent  que  tout  est  bien,  tandis  que  re- 
lativement à  nos  idées  de  perfection,  tout  est  mal  (3). 

La  sensibilité  étant  pour  Diderot  une  propriété  immanente  de  la 
matière,  il  n'est  pas  étonnant  qu'il  se  sépare  de  son  maître,  Haller, 
qui  prétendait  qu'il  n'y  a  que  le  cerveau,  la  moelle  des  nerfs,  la 
peau,  et  en  général  les  parties  dans  lesquelles  il  entre  des  nerfs, 
qui  fussent  doués  de  sensibilité.  Diderot  soutenait  que  toutes  les 
parties  du  corps  vivant  sont  sensibles,  parce  qu'elles  sont  toutes 
vivantes.  La  sensibilité  (que  d'ailleurs  il  réduit  à  l'irritabilité)  est 
partout  où  est  la  vie,  jusque  dans  le  dernier  élément  des  tissus. 
Elle  est  la  vie  propre  aux  organes.  Il  n'y  a  pas  une  seule  partie 
animale  quelconque  qui  en  soit  privée.  Un  organe  intermédiaire 
non  sensible,  entre  deux  organes  sensibles,  arrêterait  la  sensation 
et  deviendrait,  dans  le  système,  corps  étranger  :  ce  serait  comme 
doux  animaux  couplés  par  une  corde  {h). 

Diderot  devance  cette  théorie  de  la  physiologie  moderne,  d'après 

(1)  Page  267. 

(2)  Page  271. 

a)  Pages  207,  272. 

(4)  Pages  2G8-2ij9,  330-331. 


DIDEROT   INÉDIT.  851 

laquelle  chaque  organisme  se  résout  en  une  multitude  d'organismes 
élémentaires,  tous  également  vivans,  et  qui  soutient  que  l'animal 
n'est  au  fond  qu'une  réunion  d'animaux. 

Il  y  aune  vie  particulière  des  organes,  et  il  y  a  une  vie  commune, 
qui  résulte  de  la  sympathie  et  des  habitudes  réciproques  qu'ils  con- 
tractent entre  eux.  La  vie  propre  à  chaque  organe  se  caractérise  très 
netten:ent.  Chacun  a  son  plaisir  et  sa  douleur  particulière,  sa  posi- 
tion, sa  construction,  sa  fonction,  ses  maladies  accidentelles,  hérédi- 
taires, ses  dégoûts,   ses  appétits,  ses  remèdes,  ses  sensatiois,  ses 
olontés,  ses  mouvemens,  sa  nutrition,  ses  stimulans,  son  traite- 
ent  approprié,  sa  naissance,  son  développement,  sa  vieillesse  et 
sa  décrépitude  (1).  La  même  maladie  transférée  par  métastase  d'un 
organe  à  un  autre  présente  des  phénomènes  et  produit  des  sensa- 
tions plus  variées  que  la  même  maladie  fixée  au  même  lieu  dans 
des  animaux  différens.  La  goutte  brûle,  pique,  déchire  le  pied;  à 
la  main,  c'est  autre  chose;  sur  les    intestins,  à  l'estomac,  aux 
reins,  aux  poumons,  à  la  tête,  aux  yeux,  aux  articulations,  autant 
de  douleurs  différentes.  —  Mais  en  même  temps  que  la  vie  propre 
des  organes,  il  y  a  leur  vie  commune  qu'il  faut  considérer.  Chacun 
d'eux  a  son  caractère  d'abord,  puis   son  influence  sur  les  autres. 
Te  là  la  variété  des  symptômes  qui  semblent  propres  à  un  seul  et 
étrangers  aux  autres,  qui  en  sont  pourtant  affectés.  —   Ils  sent 
forcés  de  se  concilier  et  de  se  mettre  en  société.  Chacun  d'eux 
sacrifie  pour  cela  une  partie  de  son  bien-être  au  bien-être  d'un 
autre.  Ce  qui  soustrait  les  organes  à  leur  vie  égoïste  et  isolée, 
c'est  la  sympathie  (le  partage  de  la  sensation  commune)  et  c'est 
aussi  l'habitude  (2).  L'animal  chez  lequel  cette  sympathie  et  ce  que 
Diderot  appelle  les  habitudes  sourdes  ne  parviennent  pas  à  s'éta- 
blir meurt  fatalement.   Il  meurt  aussi  celui  chez  lequel  ces  habi- 
tudes et  ces  sympathies  sont  violemment  troublées,  et  la  mort  n'est 
que  la  rupture  d'équilibre  de  ces  fonctions  réciproques  et  simulta- 
nées qui  font  l'harmonie  et  la  vie. 

HXe  qui  explique  l'unité  de  sensation  dans  l'être  vivant,  c'est  la 
continuité  de  la  sensation,  laquelle  s'explique  par  la  contiguïté  des 
organes,  c'est-à-dire  des  parties  élémentaires  de  l'organisme, 
toutes  sensibles  et  vivantes.  Ces  organes  élémentaires,  sensibles  et 
contigus,  ont  été  symbolisés  par  la  célèbre  image  de  la  grappe 
d'abeilles,  qui  tient  une  si  grande  place  dans  le  Rêve  de  d'Alembert  : 
a  Si  l'une  de  ces  abeilles,  dit  le  philosophe  rêvant,  s'avise  de  pincer 
d'une  manière  quelconque  l'abeille  à  laquelle  elle  est  accrochée, 
celle-ci  pincera  la  suivante  ;  il  s'excitera  dans  toute  la  grappe  au- 
tant de  sensations  qu'il  y  a  de  petits  animaux  ;  le  tout  s'agitera, 

(t)  Pages  332,  335. 
(;:)  Page  334. 


852  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  remuera,  changera  de  situation  et  de  forme;  il  s'élèvera  du 
bruit,  de  petits  cris,  et  celui  qui  n'aurait  jamais  vu  une  pareille 
grappe  s'arranger  serait  tenté  de  la  prendre  pour  un  animal  à 
cinq  ou  six  cents  têtes  et  à  mille  ou  douze  cents  ailes.  »  Vous 
pouvez  transformer  par  l'imagination  cette  grappe  d'animaux  dis- 
tincts en  un  seul  et  unique  animal  :  «  Amollissez  les  pattes  par 
lesquelles  se  tiennent  ces  abeilles  ;  de  contiguës  qu'elles  étaient, 
rendez-les  continues.  »  Il  en  est  de  même  de  nos  organes.  «  Ce 
sont  des  animaux  distincts  que  la  loi  de  continuité  tient  dans  une 
sympathie,  une  unité,  une  identité  générales.  Chaque  animal  est 
un  polype,  l'homme  comme  les  autres...  » 

Nous  ne  pouvons  prolonger  outre  mesure  l'analyse  de  ces  notes, 
si  confuses  en  apparence,  mais  ordonnées  par  l'unité  intérieure 
d'une  pensée  qui  se  poursuit  à  travers  la  diversité  infinie  et  le  dés- 
ordre des  détails.  J'aurais  voulu  recueillir  ici  les  idées  les  plus 
intéressantes  qui  jaillissent  à  chaque  instant  d'un  souvenir,  d'un 
fait,  d'une  expérience,  et  qui  donnent  une  vie,  une  couleur  à  cet 
exposé  d'ailleurs  si  dénué  d'art.  Je  me  contenterai  de  citer,  sans 
y  insister  davantage,  les  réflexions  très  curieuses  sur  le  cerveau 
et  la  vie  du  cerveau  (1),  sur  les  différentes  sortes  de  mouvemens 
que  Diderot  appelle  volontaires,  spontanés,  involontaires,  naturels, 
et  où  il  n'est  pas  difficile  de  reconnaître  ce  que  la  science  moderne 
appelle  les  mouvements  volontaires,  instinctifs  et  réflexes  (2), 
sur  l'instinct  et  l'habitude,  sur  le  mécanisme  de  la  volonté  (3), 
sur  le  sommeil,  dans  lequel  Diderot  distingue  comme  les  physio- 
logistes modernes  le  sommeil  total  et  le  sommeil  partiel  des  or- 
ganes (4),  etc.  Mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  signaler  particulière- 
ment à  l'attention  des  savans  une  série  d'aphorismes  caractéristiques 
et  complémentaires  de  l'idée  du  transformisme,  perdus  un  peu 
partout. 

Voici  d'abord  quelques  principes  qui  joueront  un  grand  rôle 
plus  tard  dans  l'école  :  ((  L'organisation  détermine  les  fonctions. 
L'aigle  à  l'œil  perçant  plane  au  haut  des  airs  ;  la  taupe  à  l'œil 
microscopique  s'enfuit  sous  terre  ;  le  bœuf  aime  l'herbe  de  la 
vallée;  le  bouquetin,  la  plante  aromatique  des  montagnes.  L'oiseau 
de  proie  étend  ou  raccourcit  sa  vue,  comme  l'astronome  étend  ou 
raccourcit  sa  lunette  (5).  Le  besoin  engendre  V organe.  Les  besoins 
refluent  sur  l'organisation,  et  cette  influence  peut  aller  quelque- 
fois jusqu'à  produire  des  organes,  toujours  jusqu'à  les  transfor- 

(1)  Pages  310,  424. 

(2)  Pages  327,  330. 

(3)  Pages  329,  351,  374. 

(4)  Page  362. 

(5)  Page  204. 


DIDEROT   INÉDIT.  853 

mer  (l).  »  Sur  l'hérédité,  les  conformations  et  les  maladies  héré- 
ditaires, notre  moisson  serait  aisément  abondante  :  «  La  nature 
se  plie  à  l'habitude.  Je  ne  suis  pas  éloigné  de  croire  que  la  longue 
suppression  d'un  bras  n'amenât  une  race  manchote  (•2).  »  Et,  à 
ce  propos,  l'éditeur  appelle  en  témoignage  M.  de  Quatrefages,  qui 
citait  un  jour  ce  fait,  dans  un  rapport  à  la  Socicté  d'anthropologie^ 
qu'au  dire  des  voyageurs  sérieux,  les  chiens  des  Esquimaux  viennent 
au  monde  sans  queue,  à  la  suite  de  l'ablation  de  cet  organe  chez 
leurs  parens.  —  Le  développement  des  organes  est  généralement 
en  rapport  avec  le  besoin  qu'on  en  a  et  la  vie  qu'on  mène  :  «  Le 
défaut  continuel  d'exercice  anéantit  les  organes,  l'exercice  violent 
les  fortifie  et  les  exagère.  Rameur  à  gros  bras,  portefaix  à  gros  dos, 
jambes  du  sauvage  (3),  etc.,  etc.  »  L'animal  crée  donc  et  développe 
presque  à  volonté  ses  organes.  La  tlicorie  des  monstres  est  intime- 
ment liée  à  celle  des  organismes  réguliers  :  «  Qu'est-ce  qu'un 
monstre  ?  Un  être  dont  la  durée  est  incompatible  avec  l'ordre  sub- 
sistant. Il  y  a  autant  de  monstres  qu'il  y  a  d'organes  dans  l'homme 
et  de  fonctions  ;  des  monstres  d'yeux,  d'oreilles,  de  nez,  qui  vivent 
tandis  que  les  autres  ne  vivent  pas  ;  des  monstres  de  position  de 
parties,  des  monstres  par  superfétation,  des  monstres  par  défaut.  » 
Et,  à  ce  propos,  Diderot  s'égaie  à  l'idée  d'un  homme  qui  aurait 
deux  têtes  :  l'une  pourrait  être  incrédule,  l'autre  dévote.  Dans  le 
même  moment,  l'être  serait  sollicité  par  deux  désirs  contradic- 
toires :  celle-ci  voudrait  aller  à  la  messe,  l'autre  à  la  promenade  ; 
l'une  prendrait  telle  femme  en  passion,  l'autre  en  aversion,  à  moins 
peut-être  qu'avec  le  temps  l'harmonie  ne  s'établît  entre  les  deux 
têtes  et  que  l'homme  n'agît  comme  s'il  n'en  avait  qu'une  {h). 

N'y  a-t-il  pas  quelque  idée  de  la  concurrence  vitale  et  de  la  sélec- 
tion naturelle  dans  cette  sentence,  qui  est  le  dernier  mot  du  livre  : 
<(  Le  monde  est  la  maison  du  fort  (5).  »  Sous  une  forme  trop  con- 
cise, n'est-ce  pas  la  traduction  anticipée  de  cette  loi  célèbre  d'après 
laquelle  les  mieux  doués  pour  la  bataille  de  la  vie  survivent,  les 
individus  ou  les  variétés  privilégiées  de  quelque  avantage  triom- 
phent, et  le  monde,  livré  à  un  combat  sans  pitié,  devient  le  théâtre 
de  la  sélection  qui  s'opère  au  profit  des  plus  forts  ?  u  Les  êtres 
contradietoires  sont  ceux  dont  l'organisation  ne  s'arrange  pas  avec 
le  reste  de  l'univers.  La  nature  aveugle  qui  les  produit  les  exter- 
mine ;  elle  ne  laisse  subsister  que  ceux  qui  peuvent  coexister  avec 
l'ordre  généial  (6).  » 

(t)  Pases  330,  33  ^ 

(2)  Page  ilO. 

(3)  Pages  419-5-20. 

(4)  Page  419. 

(5)  Page  428. 

(6)  Page  253. 


854  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Du  reste,  il  se  pourrait  que  les  espèces  naturelles  fussent  élimi- 
nées à  leur  tour  :  «  La  nature  extermine  l'individu  en  moins  de  cent 
ans.  Pourquoi  n'exterminerait-elle  pas  l'espèce  dans  une  plus  longue 
succession  de  temps?  »  Les  espèces  peuvent  devenir  à  leur  tour 
incompatibles  avec  les  circonstances  extérieures,  lesquelles  ne  sont 
pas  stables  :  «  L'ordre  général  change  sans  cesse;  comment, au  mi- 
lieu de  cette  vicissitude  la  durée  de  l'espèce  peut-elle  rester  la 
même?  Il  n'y  a  que  la  molécule  qui  demeure  éternelle  et  inalté- 
rable (1).  »  Y  a-t-il  progrès  dans  ce  développement,  dans  cette 
évolution  perpétuelle  du  monde  et  de  ses  formes?  Cette  question 
n'a  pas  de  sens  pour  qui  a  bieiî  saisi  la  doctrine.  Les  défauts  et  les 
qualités  de  l'ordre  précédent  ont  amené  l'ordre  qui  existe  aujour- 
d'hui et  dont  les  défauts  et  les  qualités  amèneront  l'ordre  qui  suit, 
sans  qu'on  puisse  déclarer  si  un  ordre  est  meilleur  ou  pire  qu'un 
autre.  Ces  expressions  et  d'autres  semblables,  progrès  ou  décadence, 
sont  des  termes  relatifs  aux  individus  d'une  espèce  entre  eux  ou 
aux  différentes  espèces  entre  elles  (2).  Déjà,  dans  la  Lettre  sur  les 
aveugles^  en  17Zs9,  Diderot  avait  soutenu  que  Tordre  actuel  n'est 
que  le  résultat  de  longs  tâtonnemens  et  d'une  longue  élimination 
des  êtres  contradictoires.  On  dirait  que  Diderot  traduit  ici  Lucrèce  : 
«  Qui  TOUS  dit  que,  dans  les  premiers  instans  de  la  formation  des 
animaux,  les  uns  n'étaient  pas  sans  têtes  et  les  autres  sans  pieds?.. 
Tels  à  qui  un  estomac,  un  palais  et  des  dents  semblaient  promettre 
de  la  durée  ont  cessé  par  quelque  vice  du  cœur  ou  des  poumons; 
les  monstres  se  sont  anéantis  successivement;  toutes  les  combinai- 
sons vicieuses  de  la  matière  ont  disparu ,  et  il  n'est  resté  que 
celles  où  le  mécanisme  n'impliquait  aucune  contradiction  impor- 
tante et  qui  pouvaient  subsister  par  elles-mêmes  et  se  perpé- 
tuer (S).  » 

La  concurrence  vitale  est  partout;  elle  est  entre  les  formes 
d'êtres  qui  s'adaptent  plus  ou  moins  facilement  à  l'ordre  général 
dans  une  certaine  période  de  la  dorée  infinie;  elle  est  aussi  entre 
toutes  les  combinaisons  de  la  matière,  entre  les  mondes  possi- 
l!)les;  voilà  le  fond  des  idées  cosmiques  de  Diderot.  Et  de  là  l'in- 
stabilité perpétuelle,  les  révolutions  (nous  dirions  aujourd'hui  l'évo- 
lution), les  changemens  dont  nous  ne  pouvons  juger  que  par  la 
raison,  non  par  l'expérience  d'une  si  courte  vie,  —  ou  de  l'histoire 
si  brève  de  l'humanité,  depuis  qu'elle  a  une  histoire.  «  Qu'est-ce 
donc  que  ce  monde?  Un  composé  sujet  à  des  révolutions  qui  toutes 
indiquentune  tendance  continuelle  à  la  destruction;  une  succession 
rapide  d'êtres  qui  s'entre -suivent,  se  poussent  et  disparaissent; 

?  (1)  Page  41 8. 
l2)  Page  419. 
(3)  Lettre  sur  les  aveuyles,  p.  309,  311. 


DIDEROT   INÉDIT.  855 

une  symétrie  passagère,  un  ordre  momentané...  Le  monde  est  éter- 
nel pom-  vous,  comme  vous  êtes  éternel  pour  l'être  qui  ne  vit  qu'un 
instant...  Cependant  nous  passerons  tous,  sans  qu'on  puisse  assi- 
gner ni  l'étendue  réelle  que  nous  occupions  ni  le  temps  précis  que 
nous  aurons  duré.  Le  temps,  la  matière  et  l'espace  ne  sont  peut- 
être  qu'un  point.  »  Nous  voilà  ramenés  au  sophisme  de  ï éphémère. 
Le  monde  actuel  est  un  éphémère  pour  les  millions  de  mondes 
réels  ou  possibles  dans  le  passé  et  dans  l'avenir,  comme  l'insecte 
de  l'Hypanis  en  est  un  pour  l'homme  qui  le  voit  naître  et  mourir 
dans  la  même  journée.  La  journée  d'un  monde  est  plus  longue, 
voilà  tout.  La  conclusion  est  triste  :  «  Qu'aperçois-je?  Des  formes. 
Et  quoi  encore?  Des  formes.  J'ignore  la  chose.  Nous  nous  prome- 
nons entre  des  ombres,  ombres  nous-mêmes  pour  les  autres  et 
pour  nous.  —  Si  je  regarde  l'arc-en-ciel  tracé  sur  la  nue,  je  le  vois; 
pour  celui  qui  regarde  sous  un  autre  angle,  il  n'y  a  rien  (l).  » 

Voilà  des  textes  positifs  d'où  il  ressort  qu'aucune  des  idées  essen- 
tielles qui  constituent  le  transformisme  n'avait  échappé  à  la  saga- 
cité inventive  de  Diderot.  Il  rejette  les  causes  finales  et  tout  mode 
d'explication  supra-naturelle;  il  y  substitue  l'unité  et  la  continuité 
de  la  nature,  la  gradation  insensible  entre  les  règnes  et  les  espèces, 
la  conception  de  la  concurrence  vitale,  de  l'extermination  des  faibles 
et  du  triomphe  assuré  des  forts,  la  loi  des  fonctions  engendrées  par 
l'organe,  celle  des  organes  engendrés  par  les  besoins,  les  formes 
organiques  s'adaptant  à  la  diversité  des  milieux,  déterminés  par  les 
circonstances  intérieures  et  extérieures,  l'action  profonde  et  mul- 
tiple de  l'hérédité,  enfin  la  mobilité  perpétuelle  de  ces  êtres,  qu'au- 
cun plan,  aucune  intention  ne  paraît  déterminer  en  dehors  des 
causes  physiques  et  que  d'autres  causes  du  même  ordre  détruisent 
sans  cesse,  laissant  la  place  vide  pour  les  figures  changeantes  d'un 
monde  qui,  lui-même,  soumis  aux  actions  lentes,  se  transforme 
d'une  manière  insensible,  mais  certaine,  et  prépare,  dans  le  secret 
travail  de  ses  métamorphoses,  l'éclosion  de  nouvelles  générations 
d'êtres  adaptés  à  de  nouveaux  milieux,  et  dont  personne  ne  peut 
concevoir  une  idée  ou  se  former  une  image. 

Si  l'on  veut  bien  consulter  de  près  les  textes  dont  nous  nous 
sommes  servis,  on  verra  que  nous  en  avons  respecté  scrupuleuse- 
ment l'esprit,  que  nous  ne  leur  avons  fait  subir  d'autre  contrainte 
que  celle  de  l'ordre  dans  lequel  nous  les  avons  rangés  et  de  la  liaison 
que  nous  avons  mise  entre  eux,  mais  que  nous  nous  sommes  bien 
gardés  de  les  solliciter  à  dire  plus  qu'ils  ne  veulent  dire  dans  la  pen- 
sée de  Diderot  lui-même.  C'est  donc  à  tort  que  nos  transformistes 
contemporains  ont  voulu  faire  honneur  à  Lamarck  de  ces  vues  nou- 

(-i)  Page  428. 


856  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

velles,  réservées  à  une  si  prodigieuse  fortune.  L'originalité  véritable 
dans  cet  ordre  d'idées,  c'est  à  Diderot  qu'elle  revient.  INi  dans  ses 
Recherches  sur  les  causes  des  prmcipau.x  faits  physiques,  en  1801, 
ni  dans  ses  Recherches  sur  V organisation  des  corps  vivans,  en  1802, 
ni  dans  les  pages  devenu: s  célèbres  de  sa  Philosophie  zoologique, 
en  1809,  Lainarck  n'a  été  vraiment  créateur.  Avec  une  science  très 
supérieure  à  celle  de  Diderot,  avec  beaucoup  plus  d'ordre  dans  les 
idées  et  une  force  d'esprit  toute  spéciale  appliquée  à  cet  ordre  de 
problèmes,  il  n'a  pas  produit  une  seule  idée  dont  le  germe  ne 
puisse  être  retrouvé  dans  les  Élémens  de  physiologie.  Pour  ceux 
qui  auront  lu  attentivement  ce  curieux  ouvrage,  en  y  ajoutant  le 
Rêve  de  d'Alembert,  la  Lettre  sur  les  aveugles,  V Interprétation  de 
la  nature,  qu'y  aura-t-il  de  nouveau  dans  les  principes  qui  consti- 
tuent la  Philosophie  zoologique:  le  changement  continu  et  indéfini 
proclamé  comme  la  loi  même  de  la  nature,  la  négation  de  la  fixité 
dans  les  types  organiqu:"s,  la  substitution  de  l'évolution  progres- 
sive des  êtres  à  la  doctrine  des  causes  finales,  et  tous  les  moyens 
auxiliaires,  tous  les  procédés  à  l'aide  desquels  s'accomplit  cette 
grande  et  universelle  opération  de  la  nature,  l'empire  des  circon- 
stances extérieures,  l'influence  modificatrice  des  milieux,  l'action 
souveraine  des  conditions  de  la  vie,  les  organes  naissant  successive- 
ment des  besoins  que  ressentent  les  vivans  inférieurs,  des  habitudes 
qu'ils  contractent  ou  des  efforts  qu'ils  font  pour  accroître  ou  dévelop- 
per leur  vie,  d'où  la  formation  graduelle  et  la  disposition  de  la  série 
organique?..  Voilà  tout  Lamarck.  Mais  n'est-ce  pas  aussi  Diderot?  Et 
lequel  de  ces  principes  n'avons-nous  pas  vu,  à  l'état  de  conception 
naissante  ou  même  de  vue  très  nette,  dans  l'ouvrage  que  nous 
avons  analysé?  La  supériorité  de  Lamarck  n'est  pas  dans  la  con- 
ception; elle  est  dans  le  système.  Il  a  fait  un  tout  organisé  de  ce 
qui  n'était  qu'une  ébauche.  I!  a  constitué  en  théorie  ordonnée  et 
suivie  des  intuitions  rapides,  des  conjectures  jetées  à  la  hâte,  ce 
qui  était  le  rêve  d'un  philosophe  ou  la  brillante  fantaisie  d'un  spé- 
culatif. En  cela  comme  en  toute  chose,  Diderot  n'a  été  qu'un  pro- 
digieux improvisateur  :  il  a  semé,  c'est  Lamarck  qui  a  récolté. 

A  plus  forte  raison  peut-on  dire  que  Diderot  a  précédé  les  Alle- 
mands dans  cette  voie  nouvelle  du  transformisme,  où  ils  s'avancent 
depuis  une  vingtaine  d'années,  avec  une  intrépidité  de  dialectique 
qui  défie  la  contradiction,  mais  qui  ne  supi  lée  pas  aux  dates,  s'il 
s'agit  de  l'invention  de  l'idée.  Aussi  n'est-ce  pas  sans  une  cer- 
taine surprise  que  nous  entendons  dire  gravement  parM.Hœckel: 
u  A  la  tôle  de  la  civilisation  se  placent  aujourd'hui  les  Auglais  et 
les  Allemands  qui,  par  la  découverte  et  le  développement  de  la 
théorie  de  l'évolution,  viennent  de  poser  les  bases  d'une  nouvelle 
période  de  haute  culture  intellectuelle.  La  disposition  de  l'esprit 


DIDEROT   INÉDIT.  857 

à  adopter  cette  théorie  et  la  tendance  à  la  philosophie  monis- 
tique  qui  s'y  rattache  fournissent  la  meilleure  mesure  du  degré 
de  développement  intellectuel  de  l'homme  (1).  »  A  supposer  que 
la  conception  du  transformisme  devienne  le  critériara  du  déve- 
loppement intellectuel  des  races,  ce  qui  est  une  assertion  bien 
arrogante,  c'est  à  la  France  qu'appartiendrait  ce  droit  singulier  de 
suprématie.  De  Maillet,  Diderot,  Robinet,  Lamarck,  on°  enlevé 
d'avance  cette  initiative  à  la  race  anglo-germanique.  11  faut  qu'elle 
en  prenne  son  parti.  La  Biologie  de  Tréviranus,  le  naturaliste  de 
Brème,  la  Philosophie  delà  Nature  de  Owen,  la  Zoonomie  d'Érasme 
Darwin,  le  grand-père  du  célèbre  naturaliste,  tous  ces  ouvrages  et 
bien  d'autres  où  s'annonce  le  transformisme,  datent  du  commen 
cément  de  ce  siècle  ou  de  la  fin  du  siècle  précédent.  —  C'est  bien 
dans  l'activité  dévorante  de  notre  xviiF  siècle  français,  c'est  dans 
la  fermentation  prodigieuse  des  idées  de  ce  temps  ^si  fécond  pour 
l'erreur  comme  pour  la  vérité,  qu'il  faut  aller  chercher  les  origines 
historiques  de  cette  grande  hypothèse  qui  devait  remuer  si  profon- 
dément la  philosophie  et  la  science  de  notre  âge. 

Gœthe,  celui  qui,  le  premier  parmi  les  Allemands,  s'est  pénétré  de 
cette  idée  de  l'évolution  et  de  la  métamorphose,  est  un  disciple  avoué 
de  Diderot,  qu'il  ne  connaissait  cependant  que  par  quelques-uns  de 
ses  écrits  (2).  Ses  Pensées,  ses  fragmens  d'histoire  naturelle,  ses 
Conversations  avec  Eckermann  en  font  foi.  —  La  forme  soumise  à 
une  perpétuelle  métamorphose  dans  l'individu  comme  dans  l'espèce, 
chaque  espèce,  chaque  genre,  chaque  règne  dérivant  k  l'origine 
«  d'un  point  vital  immobile  ou  doué  de  mouvemens  à  peine  sen- 
sibles, »  la  nature  répugnant  à  tout  ce  qui  ressemble  à  un  système, 
passant  par  des  modifications  insensibles  d'un  centre  inconnu  aune 
circonférence  qu'on  ne  saurait  atteindre,  voilà  le  fond  de  la  doc- 
trine naturali.^te  de  Gœthe,  si  l'on  peut  appeler  cela  une  doctrine. 
A  peine  ose-t-il  lui  même  donner  le  nom  de  vues  scientifiques  à 
ces  conjectures  har<lies.  Peut-être  ne  sont-elles  «  qu'une  de  ces  navi- 
gations vers  les  îles  imaginaires,  »  dans  lersquelles  il  nous  dit  qu'il 
aime  à  s'aventurer.  En  tout  cas,  quand  il  s'embarque  pour  les  îles 
inconnues,  c'est  Diderot  qu'il  prend  pour  pilote. 
^  Et  maintenant,  je  pense,  on  n'attend  pas  de  nous  un  examen  cri- 
tique des  théories  de  Diderot  qui  nous  mènerait  trop  loin  du  sujet 
que  nous  avons  choisi.  —  Ce  n'est  pas  l'occasion  d'ouvrir  à  fond 
ce  grand  débat.  Nous  n'avons  prétendu  qu'à  établir  sur  des  textes 

(1)  Haeckel,  Leçons  faites  à  îéna  en  1868. 

(2J  Que  le  lecteur  nous  permette  de  lerenvoye^,  pour  un  plus  amplo  informé  sur 
cette  question,  au  chapitre  cinqu'ème  de  la  Philosophie  de  Gœthe, 


858  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

péremptoires  une  enquête  sur  les  origines  de  l'idée  du  transfor- 
misme, que  nous  avons  trouvée  expressément  sous  une  forme  litté- 
raire dans  le  Rêve  de  d' Alembert ,  sous  une  forme  plus  précise  et 
dogmatique  daiïisles  Éléînens  de  physiologie,  que  l'on  vient  de  nous 
restituer  avec  tant  d'à-propos.  La  question  est  ouverte  encore  à 
l'heure  qu'il  est,  et  rien  ne  nous  porte  à  croire  qu'elle  doive  se 
fermer  de  si  tôt.  La  théorie  de  M.  Darwin,  moins  absolue  que  celle 
de  Diderot,  moins  radicale,  appuyée  d'ailleurs  sur  une  série  d'expé- 
riences délicates,  d'observations  admirables,  d'analogies  ingénieuses, 
n'en  est  pas  moins  contestée  aujourd'hui  dans  le  monde  savant  avec 
autant  d'ai'deur  et  de  force  que  le  premier  jour  où  elle  s'est  pro- 
duite. Elle  n'a  pu  encore  traverser  la  région  des  hypothèses,  par- 
venir au  plein  jour  de  la  science  expérimentale  et  positive.  Et  qui 
peut  dire  qu'elle  y  arrivera  jamais?  C'est  encore  une  nébuleuse  en 
voie  de  formation.  Qui  peut  tirer  l'horoscope  de  ses  destins  futurs? 
Et  cependant  que  de  circonstances  propices  !  et  quel  concours  inouï 
de  travailleurs  infatigables,  de  prosélytes  ardens,  de  savants  distin- 
gués! En  Angleterre  les  Lyell,  les  Huxley,  les  î.ubbock,  les  Herbert 
Spencer;  en  Allemagne  les  Moleschott,  les  Garl  Vogt,  les  Reich,  les 
Wundt,  les  Ecker,  les  Jœger,  et  enfin  le  plus  vif  et  le  plus  dogma- 
tique de  tous,  le  célèbre  professeur  à  l'université  d'Iéna,  Haeckel. 
Nous  ne  parlons  pas  dessavans  français,  que  la  question  divise  pro- 
fondément, mais  dont  la  portion  jeune  et  militante  semble  entrer 
de  plus  en  plus  dans  le  courant  nouveau  qui  emporte  la  science  de 
la  nature.  Malgré  tant  de  chances  avantageuses  dans  ce  grand  com- 
bat pour  la  vie  scientifique  que  soutient  le  transformisme,  la  vic- 
toire reste  plus  incertaine  que  jamais. 

Plutôt  que  de  soumettre  à  une  discussion  en  règle  les  conceptions 
brillantes  de  Diderot,  qui  échappent  à  la  critique  par  l'absence  de 
documens  positifs,  par  la  fantaisie  même  de  celui  qui  les  produit, 
s' appuyant  sur  les  élémens  de  la  physiologie  naissante  qu'il  étudie 
au  jour  le  jour,  souvent  même  sur  des  faits  qu'il  emprunte  à  des 
témoins  sans  autorité,  à  des  voyageurs  inconnus,  ou  bien  encore 
aux  légendes  les  plus  apocryphes  de  l'aniiquité,  il  est  peut-être 
plus  intéressant  de  caractériser  l'idée  de  la  nat'M-e,  telle  qu'elle  res- 
sort des  Élémens  de  physiologie  et  qui  nous  paraît  un  peu  di/ïérente 
de  celle  qui  règne  dans  la  plupart  de  ses  autres  ouvrages.  Il  y  a,  en 
effet,  deux  tnanières  de  concevoir  la  nature,  quand  on  prétend  se 
passer  de  Dieu  :  ou  bien  la  nature  est  une  grande  artiste  qui  ne  se 
connaît  pas,  —  ou  bien  elle  n'est  autre  chose  que  la  nécessité  aveugle 
et  mécani([ue.  Dans  d'innombrables  passages  de  ses  œuvres,  Dide- 
rot célèbre  sous  ce  nom  la  puissance  universelle,  la  puissance  vive, 
éternellement  féconde,  le  principe  actif,  innomé,  qui  élabore  sans 


DIDEROT   INEDIT.  859 

trêve  la  substance  du  monde,  l'instinct  artiste  qui  dispose  les  types 
et  les  formes,  je  ne  sais  quelle  âme  plastique  de  l'univers,  ouvrière 
industrieuse,  travaillant  pour  réaliser  à  son  insu,  un  modèle  invi- 
sible, se  dirigeant  par  des  chemins  inconnus  à  elle-même  vers  un 
but  qu'elle  ignore.  "Voilà  l'image  de  la  nature  qui  charmait  Gœthe 
et  qui  l'entraînait  à  la  suite  du  philosophe  français  dans  des  navi- 
gations aventureuses.  Mais  cette  conception  s'est  singulièrement 
altérée,  abaissée  dans  les  Élémens  de  physiologie.  Ici  il  ne  s'agit 
plus  guère  que  de  pur  mécanisme;  il  n'y  est  question  que  des  pro- 
priétés innées  à  la  matière,  de  combinaisons  nécessaires,  de  réus- 
sites accidentelles. 

A  ces  deux  conceptions  de  la  nature  se  rattachent  deux  inter- 
prétations fort  différentes  du  transformisme,  selon  que  l'on  recon- 
uaîLle  progrès  dans  le  travail  de  la  nature  ou  qu'on  ne  le  reconnaît 
pas.  La  différence  est  capitale.  Pour  les  uns,  l'évolution  du  monde 
est  un  travail  purement  mécanique,  une  forme  de  la  nécessité  phy- 
sique et  sans  autre  résultat  que  l'ordre  momentané  avec  lequel 
peuvent  coexister  les  formes  actuellement  existantes  de  l'être.  Pour 
les  autres,  l'évolution  est  un  travail  intelligent  par  ses  résultats, 
sinon  par  ses  intentions,  et  bien  qu'il  s'exécute  par  des  agens  pure- 
ment naturels,  un  travail  dirigé  vers  le  mieux  et  dont  le  vrai 
nom  est  progrès.  C'est  le  sens  dans  lequel  on  peut  interpréter  le 
transformisme,  tel  qu'il  nous  apparaît  dans  Darwin,  dans  Hœckel 
et  dans  Herbert  Spencer,  Avec  eux  on  est  fort  éloigné  du  hasard  et 
de  la  nécessité  brute.  Les  moyens  sont  mécaniques,  le  pro  luit  ne 
l'est  pas,  puisqu'il  y  a  une  amélioration  continue  et  graduelle  dans 
les  types,  dans  les  formes,  dans  les  espèces,  puisqu'il  y  a  passage 
insensible  et  constant,  par  voie  de  sélection,  du  pire  au  moins  mal 
et  du  moins  mal  au  mieux.  Conçu  de  cette  façon,  construit  avec 
l'idée  du  progrès,  le  transformisme  n'exclut,  quoi  qu'on  en  dise,  ni 
l'idée  de  plan,  ni  la  finalité.  Il  n'exclut  que  l'idée  de  hasard  et 
celle  de  la  nécessité  aveugle.  Qu'est-ce  donc,  en  effet,  que  ce 
passage  du  pire  au  mieux,  sans  rétrogradation  définitive,  avec  une 
lenteur  infaillible  et  sûre  d'opérations  mécaniques  qui  semblent 
poursuivre  un  but,  sinon  la  manifestation  d'une  idée  directrice,  ou 
si  l'on  aime  mieux,  d'une  force  secrète,  d'un  ressort  de  progrès 
déposé  dans  le  premier  atome,  l'amenant  à  des  combinaisons  de 
plus  en  plus  parfaites,  de  plus  en  plus  élevées,  quel  que  soit  d'ail- 
leurs l'ensemble  des  moyens  physiques  ou  physiologiques,  concur- 
rence vitale,  hérédiLé,  influence  des  milieux,  sélection  naturelle, 
dont  le  résultat  final  est  de  tirer  du  chaos  informe  des  élémens  pri- 
mitifs la  figure  du  monde  actuel  et  la  série  des  mondes  futurs? 

C'est  bien  ainsi  que  Diderot  paraît  souvent  entendre  cette  con- 


860  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ception,  mais  non  pas  dans  les  Elémens.  Ici  il  refuse  de  reconnaître 
le  progrès  dans  le  changement  incessant  des  formes,  et  qu'est-ce 
alors  que  l'évolution  sans  progrès,  sinon  un  jeu  des  forces  brutes, 
et  le  monde  ainsi  formé  sinon  un  résultat  accidentel  ou  nécessaire 
des  combinaisons  de  molécules  éternelles?  Selon  lui,  le  progrès  n'a 
de  sens  que  dans  l'enceinte  d'un  monde  donné.  C'est  une  expres- 
sion toute  relative  qui  ne  peut  s'appliquer  qu'à  l'adaptation  plus 
ou  moins  heureuse  d'une  forme  organique  à  ses  conditions  d'exis- 
tence. Mais  ce  monde  lui-même  qu'est-il?  Un  ordre  qui  s'est  formé 
accidentellement  de  telle  manière  plutôt  que  de  telle  autre ,  un 
ordre  de  circonstance  qui  ne  durera  pas,  qui  peut-être  retombera 
dans  le  désordre  des  éléiiiens  primitifs,  une  symétrie  passagère;  en 
un  mot,  un  coup  heureux  dans  le  grand  jeu  de  la  nature,  la  réus- 
site d'un  coup  qui  visait  au  hasard  ou  plutôt  qui  ne  visait  à  rien 
et  qui,  parmi  des  milHards  de  combinaisons  possibles,  a  touché  le 
but  et  fait  éclore  ce  monde  pour  un  temps  indéterminé,  sans  veille 
et  sans  lendemain.  C'est  bien  le  àQrnhv  moi  àQS  Élémens  de  physio- 
logie. Mais  avec  une  imagination  aussi  ardente,  aussi  instable,  il  ne 
faut  désespérer  de  rien,  et  nous  verrons  que,  vers  le  même  temps, 
dans  un  de  ses  derniers  écrits,  également  inédit,  Diderot  se  relève 
d'un  vigoureux  élan  vers  une  plus  haute  conception  de  la  nature  et 
de  l'homme.  Il  sait  s'affranchir  de  tout  et  de  lui-même  au  prix  de 
contradictions  manifestes  qu'il  ne  semble  pas  craindre  et  qui  sont 
une  partie  essentielle  de  l'histoire  de  son  esprit. 

E.  Garo. 


LA 


MARINE  DE  SYRACUSE 


LES   QUINQUÉRÉMES    DE   DENYS    L'ANCIEN 


La  quinquérème  est  le  vaisseau  de  ligne  de  l'antiquité;  elle 
n'emploie  pas  moins  de  trois  cents  rameurs.  La  première  quinqué- 
rème fut  construite  à  Syracuse,  en  l'année  399  avant  Jésus-Christ, 
par  ordre  de  Denys  le  Tyran.  On  attribue  généralement  à  Gorinthe 
l'honneur  d'avoir  mis  en  mer  la  première  trière;  Syracuse,  colonie 
corinthienne ,  ne  peut  revendiquer  que  la  gloire  d'avoir  augmenté 
les  dimensions  du  navire  de  combat.  Ce  fut  une  gloire  peut-être; 
était-ce  bien  un  avantage?  Toute  plage  pouvait  servir  de  port  à 
la  trière  ;  la  quinquérème  ne  gravissait  pas  avec  la  même  facilité 
le  talus.  Surprise  par  la  tempête,  elle  ne  savait  plus  où  se  réfugier. 
Aussi  les  naufrages  vont-ils  prendre  des  proportions  énormes  :  les 
combats,  il  est  vrai,  seront  plus  décisifs.  Sur  la  question  des  quin- 
quérèmes,  je  ne  me  crois  pas  tenu  de  montrer  les  ménagemens  qui 
ont  suspendu  l'expression  de  mon  opinion  lorsqu'il  s'agissait  des 
trières  (1)  ;  j'arbore  ici ,  dès  le  début,  mon  pavillon.  La  quinqué- 
rème est  pour  moi  une  galère  sur  laquelle  chaque  aviron  se  trouve 
manœuvré  par  cinq  rameurs.  Entre  le  vaisseau  qui  part,  l'an  398 
avant  notre  ère,  pour  Locres,  chargé  d'en  ramener  à  Syracuse  la 
fiancée  de  Denys  l'Ancien,  la  future  mère  de  Denys  le  Jeune,  et  la 
Réale,  que  le  régent  de  France  envoie,  au  mois  de  mai  1720,  con- 
duire de  Marseille  à  Gênes  sa  fille,  M"*^  de  Valois,  fiancée  au  prince 

(1) Voyez  la  Revue  du  15  décembre  1878, du  l"  février, du  15  mars  et  du  15  juin  1879. 


802  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

liéiéclilairc  de  ^lodcne,  mon  esprit  ne  découvre  pas  de  dilTérence. 
Je  parlaj^t!  coniplèLemeiit,  au  sujet  des  vaisseaux  longs  des  anciens, 
l'avis  d'un  éminent  crilicpie  du  wur  siècle,  M.  Deslandes  :  «  Si 
des  étages  eussent  été  couverts  l'un  par  l'autre,  comme  ceux  d'une 
maison,  en  ne  donnant  pour  clnupie  étage  que  (jualre  pieds  et  demi 
de  hauteur,  la  ([uin([uérème  aurait  eu  \ingt-deux  pieds  et  demi 
d'œuvres  mortes;  les  rames  les  plus  élevées  aui"aieiil  dû  sortir  de 
cinquante  [)ieds  pour  porter  dans  l'eau.  A  ce  cliilTro  il  faut  ajouter 
la  partie  intérieure  qui  eût  été  le  tiers  de  la  partie  extérieure,  — 
soit  dix-sept  pieds  environ.  —  La  longueur  totale  de  la  rame  eût 
donc  été  de  soixante-sept  pieds.  Les  rames  de  nos  plus  grandes 
galères  n'ont  jamais  dépassé  trente-six  ou  quarante  pieds.  » 

La  marine  des  quinquérèmes  n'est  pas  une  marine  démocrati- 
que; on  pourrait  l'appeler  à  juste  titre  la  marine  des  patriciens  et 
des  despotes.  Le  cardinal-duc,  —  c'est  ainsi  qu'on  désignait  encore 
dans  nos  arsenaux,  à  la  lin  du  xvii''  siècle,  l'incomparable  ministre 
de  Louis  Mil,  —  imita  l'exemple  du  tyran  de  Sicile.  Trois  ou  quatre 
rameurs  maniant  une  seule  rame  ne  lui  parurent  pas,  u  pour  les 
galères  du  roy,  »  mi  armement  suflisanl;  il  lui  fallut  cinq  rameurs 
au  moins  pour  les  galères  subtiles,  six  pour  les  patronnes  et  sept 
pour  les  réalcs.  Un  état  conservé  dans  nos  archives  et  qui  porte  la 
date  de  1039,  alloue  au  cardinal  48,000  livres  «pour  l'entretènemcnt 
d'une  galère  srpliranw  (pii  n'était  ci-devant  que  quinquôntint'.  n  Le 
même  état  atlribue  /i"2,070  livres  à  Charles  Dauaionl,  seigneur  de 
Chappes,  «capitaine  ordonné  pour  commander  la  galère  lu  Régine^ 
appartenant  à  la  royne,  mère  du  roy,  pour  l'entretèuement  de  la 
dicte  galère  sextirame  qui  n'était  en  devant  que  (jiuilrîranw.  «  Les 
capitaines  des  galères  subtiles,  devenues  de  quatriranics  quinquù- 
ruuics,  reçurent  également  un  notable  accroissement  de  solde; 
32,000  livres  par  an  leur  furent  assignées  pour  l'entretien  d'un 
navire  qui,  «  outre  les  gens  de  guerre,  »  dut  comprendre,  à  dater 
de  ce  jour,  un  équipage  de  trois  cents  rameurs  au  moins.  La  chiourme 
des  réaies,  galères  île  vingt-neuf  bancs  et  de  /i5  mètres  de  lon- 
gueur, se  trouve  portée  par  le  môme  édit  au  chillVe  de  quatre  cent 
vingt  hommes.  Je  n'imagine  pas  que  le  tyran  Denys,  quand  il  se 
]>roposa  d'introduire  un  type  nouveau  dans  la  composition  de  sa 
llotLe,  ait  fait  faire  un  progrès  d'aulre  sorte  i\  la  vieille  architecture 
navale.  Ses  qnlnqH(''ri'invs  on  pcnfàrs  ne  furent  prol)ablement  que 
des  trières  agrandies.  Le  nom  ([u'il  leur  donna  indi(|ue  bien,  à  mon 
sens,  la  portée  de  la  modilicaiion;  la  forme  du  navire  ne  fut  point 
altérée,  il  n'y  eut  île  changé  (pie  les  dhnensions  de  la  coque  et  la 
force  numérique  des  équipages. 

ISuus  connaissons,  ;\  nn  homme  près,  l'eilcciif  des  galères  nio- 
ucrues.  Cet  ellectif  nous  permettra  déjuger,  par  uu  rapprochement 


LA    MARINE    DE    SYRACUSE,  803 

très  plausible,  de  ranncmenl  que  dut  allccter  Denys  rAiicicn  à  ses 
quiruiuérèiiies.  Lorsqu'au  mois  d'août  1752,  une  escadre  de  quatre 
galères  commandée  par  le  chevalier  de  Gernay  reçut  une  mission 
analogU(;  à  celle  (|u'avait  accomplie,  au  mois  de  mai  17*20,  le  che- 
valier d'Orléans,  fils  naturel  du  régent,  grand-prieur  de  France, 
abbé  d'IIautevilliers  et  général  des  galères,  de  l'année  17l()  à  l'an- 
née 17/i8,  une  rc^vue  administrative  eut  lieu  dans  le  port  d'An- 
tibes.  Sur  la  galère  la  Ihync,  destinée  à  transporter  sa  majesté 
l'infante  duchesse  de  Parme,  se  trouvait  alors  embarqué,  outre  le 
chevalier  de  Gernay,  chef  d'escadre,  le  ca[)itaine  mémo  de  la  ga- 
lère, M.  le  chevalier  de  Glandevès.  L'état-major  se  composait  de 
3  lleutenans  et  de  3  enseignes,  de  3  écrivains  ou  connnis ,  d'un 
aumônier,  d'un  chirurgien  et  de  17  gardes  de  la  marine.  L'équi- 
page conq)renait  33  or/iciers-mariniers,  5  tambouis  et  hautbois, 
73  matelots,  19  domestiques,  79  soldats,  11  pcrtuisaniers,  1 1  proyers 
ou  mousses;  la  chiourme  em|)loyait  Û03  rameurs  —  303  forc^ats  et 
/iO  Turcs.  —  Fixé  au  chiffre  de  66.^  hommes,  l'effectif  total  de  cette 
septirame  était  donc  à  peine  inférieur  à  l'effectif  de  nos  grandes 
frégates  cuirassées  :  la  Hrave^  la  Hardie,  la  JJu<h(;.sse,  n'étaient  que 
des  quinquérarnes;  lib?)  hommes,  dont  2(5()  forçats,  occupaient  les 
bancs  de  ces  galères  subtiles  et  en  garnissaient  les  arbalélrières.  yVinsi 
donc,  on  le  voit,  pour  ramener  de  Gênes  à  Antibes  Madame  joyale  et 
sa  suite,  composée  de  quarante-neuf  pei  sonnes,  parmi  lesquelles 
nous  ne  remanjuerons  pas  sans  quelque  étomiemeiit  un  mé'ecin- 
accoucheur  et  un  chirurgien-dentiste,  il  ne  fallut  pas,  en  un  temps 
où  nos  finances  étaient  loin  d'être  prospères,  mettre  en  mouvement 
moins  de  deux  mille  trente  hommes.  G'est  à  peine  si,  aux  joui  s  de 
notre  sujinime  richesse,  on  nous  vit  déployer  plus  de  j)ompe  lors- 
que nous  envoyâmes,  en  l'année  1S59,  pour  l'escorter  de  Gènes  à 
Marseille,  deux  vaisseaux  de  quatre-vingt-dix  et  une  frégate  de 
cinquanie-deax  canons  yu-devant  de  la  jeune  princesse  que  nous 
confiait  l'illustre  maison  de  Savoie. 

Quinquérèmes  et  vaisseaux  à  vapeur  sont  aujourd'hui  de  vieilles 
lunes.  En  1752,  les  quinquérèmes  chantaient  leur  chant  du  cygne 
et  donnaient  à  regret  leur  dernier  coup  d'aviion.  Les  demi-galères, 
les  gaiiotes  à  quinze  bancs,  ces  trières  modernes  particulièrement 
chères  aux  Ijarbares([ues,  survécurent  quelque  temi)a  encore  aux 
massives  réaies.  A  vrai  dire,  je  crois  qu'elles  méritaient  bien  quel- 
que peu  de  leur  survivre.  Tout  aussi  agiles  et  plus  manœuvrantes, 
elles  rendaient  surtout  à  moins  de  frais  les  services  qu'ofj  avait 
conservé  l'habitude  de  demander,  en  de  rares  occasions,  aux  ga- 
lères. Qui  sait  si  mèrne,  au  poi/it  de  vue  du  combat,  la  construc- 
tion de  la  «pjinrjuérème  et  surtout  celle  de  ses  dérivées,  l'ocière  et 
la  décère,  ne  fut  pas  une  faute?  L'étude  approfondie  de  la  bataille 


86/5  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

d'Aclium  nous  servirait  peut-être  à  éclaircir  ce  point.  Tout  est  à 
méditer  dans  la  guerre  navale,  surtout  à  une  époque  de  révolution 
scientifique.  Dieu  veuille  que  l'avenir  ne  réserve  pas  à  nos  mons- 
trueux léviathans  quelque  leçon  semblable  à  celle  qui  fut  infligée 
à  la  flotte  d'Antoine  par  les  liburnes  d'Octave  ! 

Quand  on  se  propose  «  de  faire  grand,  »  on  s'expose  à  faire 
quelquefois  démesuré.  Le  génie  n'est-il  pas,  par  lui-même,  une 
exagération?  Aussi  le  législateur  antique  ne  le  considérait-il  que 
comme  un  germe  périlleux  destiné  à  faire  éclater  tôt  ou  tard  la  cité, 
(c  Les  grands  hommes,  prétendiùt  Solon,  sont  la  ruine  d'un  état.  » 
C'est  pour  maintenir  dans  la  cité  de  Minerve  une  sorte  de  végé- 
tation rabougrie  que  ce  prudent  esprit  inventa  l'ostracisme.  Le 
résultat,  par  bonheur,  ne  répondit  point  complètement  à  son  attente. 
L'ostracisme  ne  fonctionnait  pas,  comme  l'élection,  à  des  épo- 
ques prévues  et  déterminées  d'avance  ;  il  fallait  que  quelque  ora- 
teur prît  sur  lui  d'en  venir  réclamer  l'application.  «  Ne  vous 
semble-t-il  pas,  disait  cet  amant  jaloux  de  l'égalité  au  peuple 
devenu  plus  que  jamais  attentif  à  sa  harangue,  qu'il  y  a  déjà  bien 
longtemps  que  nous  n'avons  émondé  notre  jardin?  J'aperçois  d'ici 
plus  d'une  tige  ambitieuse  qui  m'inquiète  ;  un  bon  coup  de  faux, 
suivant  moi,  ne  gâterait  rien.  »  Sur  cette  motion,  presque  invaria- 
blement accueillie,  les  prytanes  convoquaient  d'urgence  les  tribus  ; 
les  hérauts  couraient  sur  les  bords  du  Géphise,  sur  le  penchant 
méridional  du  Parnès,  arrachaient  les  cultivateurs  à  l'exploitation 
de  leurs  terres,  à  la  surveillance  de  leurs  ruches,  de  leurs  planta- 
tions de  vignes  ou  d'oliviers,  et  les  poussaient  tout  haletans  vers 
Athènes.  «  Qui  bannissons-nous  aujourd'hui  pour  cinq  ans?  »  Cha- 
cun prenait  une  coquille,  un  tesson  de  terre  cuite  et  y  inscrivait  le 
nom  du  citoyen  dont  il  jugeait  essentiel  de  débarrasser  momenta- 
nément la  communauté.  Au  centre  de  l'agora  se  trouvait  ménagé 
un  espace  circulaire  qu'entourait  une  grille;  dans  l'intérieur  de 
cette  urne  gigantesque  les  votans  sont  venus  jeter  l'un  après  l'autre 
leur  bulletin,  c'est  aux  magistrats  maintenant  de  compter  les  suf- 
frages, y  en  a-t-il  six  mille?  le  peuple  est  en  nombre  pour  pro- 
noncer son  arrêt.  Au-dessous  de  ce  chiffre,  le  vote  serait  nul.  Le 
triage  s'opère,  le  nom  du  banni  est  proclamé.  Les  envieux  respi- 
rent, et  la  cité  est  sauve. 

Voilà,  en  vérité,  une  belle  législation  !  Le  peuple  de  Syracuse 
eut  un  instant  l'idée  de  se  l'approprier  ;  il  fit  seulement  l'éco- 
nomie des  tessons.  Ce  fut  tout  simplement  sur  des  feuilles  d'oli- 
vier qu'à  Syracuse  on  écrivit  le  nom  du  citoyen  éminent  dont 
l'heure  était  venue  de  rabaisser  l'orgueil  en  lui  faisant  connaître 
les  amertumes  de  l'exil.  Le  pctalismc  était  une  institution  d'ori- 
gine étrangère;  il  ne  réussit  pas  às'acchmater  en  Sicile.  Tout  ce 


LA   MARINE   DE    SYRACUSE.  865 

qui  avait  quelque  indépendance  de  fortune,  quelque  valeur  mo- 
rale, s'éloigna  des  affaires  publiques;  «l'administration  de  l'état 
passa  aux  mains  des  sycophantes  et  des  démagogues.  »  Bientôt  il 
n'y  eut  plus  de  sécurité  pour  personne,  plus  de  stabilité  pour  les 
institutions;  le  désordre,  en  quelques  années,  fut  au  comble.  Les 
Syracusains  se  ravisèrent  et,  en  l'an  h^h  avant  Jésus-Christ,  ils 
prirent  le  parti  de  choisir  entre  deux  maux  le  moindre  ;  ils  se  rési- 
gnèrent à  garder  leurs  grands  hommes.  Les  Athéniens  furent  plus 
tenaces.  Si  l'ostracisme  ne  se  fut  égaré,  en  l'année  lilQ,  sur  Hyper- 
boles, Athènes  n'eût  probablement  pas  j  énoncé  de  sitôt  à  ce  pro- 
cédé sommaire  d'exclusion  qui  flattait  si  bien  ses  penchans  jaloux. 
Tant  que  la  loi  de  Solon  n'atteignit  que  des  Aristide,  des  Gimon, 
la  malveillance  y  trouva  son  compte;  lorsqu'on  la  vit  frapper  «  un 
éhonté,  dit  Plutarque,  un  pervers  dédaigneux  de  l'opinion  jusqu'à 
demeurer  insensible  à  l'infamie,  »  on  craignit  que  le  but  ne  finît  par 
être  dépassé.  L'ostracisme  se  discréditait.  Qui  voudrait  donc  encore 
se  charger  des  vilaines  besognes?  qui  viendrait  désormais  humi- 
lier, calomnier  les  meilleurs  citoyens?  Traité  en  grand  homme. 
Hyperboles  se  rengorge.  Soupçonneiait-on  par  hasard  ce  turbulent 
fabricant  de  lanternes  d'aspirer  à  la  tyrannie?  On  le  croit  donc  de 
taille  à  jouer  le  rôle  d'un  Pisistrate?  Et  pourquoi  pas,  après  tout? 
Syracuse,  presque  à  la  même  époque,  ne  se  courbe-t-elle  pas  sous 
le  joug  d'un  scribe  avant  de  subir  celui  d'un  potier?  Je  ne  trouve 
pas  juste,  quant  à  moi,  de  chicaner  sur  son  origine  l'homme  assez 
heureux  pour  justifier  par  de  réels  services  son  élévation.  Qu'il 
s'appelle  Masaniello,  Ivan  IV  ou  Denys,  du  moment  qu'il  chasse 
l'étranger,  je  l'absous.  Je  n'ai  pas,  vous  pouvez  m'en  croire,  un 
goût  beaucoup  plus  vif  qu'Harmodius  ou  qu'Aristogiton  pour  la 
tyrannie,  mais  quand  le  ciel  se  couvre,  quand  la  mer,  sourdement 
gonflée,  grossit  et  se  soulève,  je  ne  me  sens  guère  à  l'aise  sur  un 
navire  «  qui  navigue  à  la  part.  »  Denys  l'Ancien  et  Ivan  le  Terrible 
ont  exercé  le  pouvoir  dans  un  jour  de  tempête  ;  il  est  fort  heureux 
qu'ils  n'aient  pas  permis  au  premier  venu  de  porter  la  main  sur  le 
gouvernail. 

Que  les  hordes  affamées  viennent  du  désert  ou  du  pays  des 
neiges,  béni  soit  celui  qui  les  tient  à  l'écart!  «  En  Sicile,  dit  Homère, 
l'orge  et  le  froment  n'attendent  pas  la  semaille  pour  donner  leurs 
moissons.  »  La  Libye  ne  reçut  pas  des  dieux  le  même  privilège. 
Les  vastes  plaines  qui  confinent  à  l'Atlas  étaient  encore  incultes 
quand  les  Carthaginois  se  jetèrent,  comme  une  nuée  de  sauterelles, 
vers  l'année  hSO  de  notre  ère,  sur  l'île  des  Sicanes,  sur  cette 
île  si  prodigieusement  féconde,  dont  les  colonies  grecques  se 
contentaient  d'occuper  les  bords,  Ils  y  débarquèrent  au  nombre 

lOME  xxsv,  —  1879,  55 


866  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

de  trois  cent  mille  hommes,  affirme  un  historien,  de  cent  mille 
seulement,  prétend  un  autre  auteur.  Gélon  les  extermina.  La 
Sicile  n'en  vécut  pas  moins,  à  dater  de  ce  jour,  sous  la  menace 
constante  de  quelque  irruption  désastreuse.  Pour  assaillir  l'opu- 
lent territoire,  les  Carthaginois  n'avaient  qu'un  détroit  large  à  peine 
de  soixante-dix-sept  milles  marins  à  franchir.  Ces  colons  de  la 
Phénicie  se  trouvaient  en  possession  de  la  plus  magnifique  flotte 
de  transport  qui  eût  jamais  existé;  ils  étaient  infiniment  moins 
riches  en  navires  de  combat.  La  hardiesse  même  de  leurs  entre- 
piises  commerciales  les  inclinait  vers  la  marine  à  voiles.  Ce  n'est 
pas  avec  des  trières  qu'ils  seraient  allés  chercher  l'argent  de  l'Ibérie 
et  l'étain  des  îles  Britanniques.  En  mesure  de  verser  à  tout  instant 
l'Afrique  sur  la  Sicile,  de  charger  sur  deux  mille  vaisseaux  leurs 
chars,  leurs  cavaliers,  leurs  machines  de  guerre,  les  Carthaginois 
demeuraient  à  court  quand  il  leur  fallait  escorter  ces  immenses  con- 
vois. Les  grandes  navigations  ne  forment  pas  des  rameurs  et  Car- 
thage,  sur  ce  point,  fut  longtemps  inférieure  aux  villes  de  la  Tri- 
nacrie.  Fort  heureusement  pour  le  succès  des  armes  carthaginoises, 
ces  villes,  fondées  par  des  migrations  venues  de  diverses  parties 
de  la  Grèce,  vivaient  fort  divisées.  Égeste  avait  appelé  les  Athé- 
niens à  son  aide;  quand  les  Athéniens  eurent  été  battus,  elle  solli- 
cita l'intervention  de  Carthage.  En  l'année  h09^  le  fils  de  Giscon 
détruisit  Sélinoute  et  Hirnère.  Tiois  ans  après,  ce  fut  sous  les  murs 
d'Agiigente  que  le  même  général  débarqua  son  armée.  11  arriva 
d'Afrique  avec  une  innombrable  horde  de  Libyens,  de  Phéniciens, 
de  Numides,  de  Maures,  d'habilans  de  la  Cyrénaïque  et  d'Ibères. 
Agrigente  était  une  ville  de  deux  cent  mille  âmes;  les  Carthaginois 
l'assiégèrent  huit  mois  avant  de  la  prendre.  Le  fils  de  Giscon  suc- 
comba, durant  ce  long  siège,  à  une  maladie  contagieuse;  son  col- 
lègue,  Imilcon,  réduisit  l'infortunée  cité,  doiit  les  ruines  attestent 
encore  l'effroyable  catastrophe  et  la  maguiîicence. 

Le  désastre  d'Agrigente  répandit  l'eliroi  dans  toute  la  Sicile.  Ce 
n'était  plus  pour  la  liberté,  c'était  pour  la  vie  qu'il  fallait  désormais 
combattre.  La  cruauté  punique  était  un  bien  autre  danger  ({ue 
l'ambition  athénienne.  La  paix  a  ses  douceurs;  quand  elle  conduit 
les  hommes  au  supplice  de  la  croix,  les  femmes  au  déshonneur,  les 
en  (ans  à  l'esclavage,  on  est  tenté  de  la  rendre  responsable  des  cala- 
mités imprévues  qu'une  génération  plus  imbue  de  l'esprit  militaire 
eût  peut-être  réussi  à  conjurer.  Les  plus  fortes  murailles,  — 
l'exemple  d'Agiigente  en  faisait  foi,  —  ne  procurent  qu'une  sécu- 
rité précaire.  Agrigente  expirait  étouffée  dans  son  luxe;  le  capora- 
lisme de  Sparte  l'aurait  très  probablement  sauvée.  Dès  la  première 
annonce  du  péril,  c'était  à  Sparte  que  la  malheureuse  ville  avait 


LA  MARINE   DE   SYRACUSE.  867 

demandé  des  généraux;  les  généraux  que  Sparte  lui  envoya  la 
défendirent  avec  indiiïérence.  La  haine  d'Athènes,  en  l'année  lilQ, 
stimulait  leur  zèle;  la  république  ohgarchique  des  Carthaginois 
ne  leur  faisait  môme  pas  ombrage.  S'ils  eussent  écouté  leurs  sym- 
pathies secrètes,  ce  n'est  assurément  pas  du  côté  de  la  démocratie 
sicilienne  que  leur  instinct  les  aurait  rangés.  Le  danger  touchait  de 
plus  près  Syracuse,  et  cependant  Syracuse  ne  sut  pas  complètement 
oublier  qu'aux  jours  où  Nicias  campait  sous  ses  murs,  Agrigente 
avait  paru  sourire  à  sa  ruine  prochaine.  Les  Syracusains  se  por- 
tèrent donc  sans  la  moindre  ardeur  au  secours  de  la  grande  cité 
rivale.  L'épouvante  causée  par  la  férocité  d'Imilcon  leur  ouvrit  enfin 
les  yeux  et  leur  fit  comprendre  toute  l'imprudence  de  leur  égoïsme. 
Le  peuple  alors  se  souvint  d'Hermocrate.  On  peut  éteindre  à  plaisir 
un  flambeau  et  le  rallumer;  il  faut  y  regarder  à  deux  fois  avant 
de  supprimer  un  grand  homme.  Les  larmes  et  les  regrets  ne  le 
rappelleront  pas  à  la  vie.  Tous  les  partisans  de  l'illustre  patriote, 
par  bonheur,  n'avaient  pas  été  enveloppés  dans  son  destin  funeste. 
Le  plus  jeune  et  non  pas  le  moins  énergique,  Denys,  s'était  sauvé 
du  tumulte,  criblé  de  blessures;  son  obscurité  même  lui  permit  de 
rentrer,  peu  de  temps  après,  dans  Syracuse.  11  était  au  nombre  des 
soldats  tardivement  envoyés  au  secours  d'Agrigenle.  Si  Denys  n'eût 
eu  en  partage  que  la  bravoure  d'un  héros,  il  eût  probablement 
végété  dans  les  bas  rangs  de  l'armée  ;  le  ciel  lui  avait,  de  surcroit, 
donné  l'éloquence;  avec  l'éloquence  et  le  courage  on  peut  toujours 
se  faite  un  marchepied  des  malheurs  publics.  Les  factions  pre- 
naient d'ailleurs  la  peine  de  déblayer  sous  ses  pas  le  terrain;  nulle 
supériorité  ne  se  dresserait  devant  son  ambition  pour  lui  barrer  la 
route  ;  le  champ  était  libre.  Denys  s'y  élança  tout  rempli  de  l'ar- 
deur d'un  aventurier  qui  n'a  rien  à  perdre.  Il  ne  vit  que  le  but 
auquel,  si  les  dieux  le  favorisaient,  il  pouvait  atteindre,  et  ce  but 
était,  dans  sa  pensée,  la  libération  plus  encore  peut-être  que  l'as- 
servissement de  sa  patrie.  L'asservissement  en  effet,  quand  l'en- 
nemi est  aux  portes  et  l'anarchie  en  dedans  des  murs,  pourrait  bien 
mériter  de  s'appeler  le  salut. 

Le  fâcheux  côté  de  ces  entreprises,  c'est  qu'on  les  accomplit  rare- 
ment sans  porter  une  funeste  atteinte  à  la  morale  publique.  Gom- 
ment acquérir  de  l'influence  sur  le  peuple,  si  l'on  ne  se  résigne 
avant  tout  à  caresser  ses  passions  haineuses  et  à  paraître  épouser 
ses  soupçons?  Le  peuple  de  Syracuse  était  en  proie  à  une  inquiétude 
vague;  Denys  accusa  les  généraux  de  vouloir  livrer  l'état  aux  soldats 
de  Carthage;  il  dénonça  du  même  coup  les  principaux  citoyens  de 
tout  temps  soupçonnés  de  rêver  le  triomphe  de  l'oligarchie.  «  Ce 
ne  sont  pas,  dit-il  à  la  multitude,  les  personnages  les  plus  distingués 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  leurs  richesses  ou  par  leur  naissance  qu'il  convient  d'appeler 
au  commandement  des  armées;  les  meilleurs  généraux,  ce  seront 
les  généraux  les  mieux  intentionnés.  »  Sur  ce  conseil,  le  peuple 
prend  feu  et  choisit  d'emblée  d'autres  chefs.  Naturellement  Denys 
est  du  nombre.  L'habile  démagogue  se  garde  bien  de  se  con- 
fondre avec  ses  collègues  ;  il  les  tient  à  distance  et  les  laisse  com- 
biner leurs  plans  à  loisir.  Quand  ces  plans  sont  à  la  veille  de 
s'exécuter,  Denys  les  déclare  tout  d'abord  détestables.  «  Cette  fois 
encore,  le  peuple  a  eu  la  main  malheureuse;  ce  sont  de  nouveaux 
traîtres  que,  pour  sa  perte,  il  vient  d'élire.  »  0  le  vigilant  défen- 
seur qu'a  rencontré  l'état!  Combien  ce  peuple  dont  il  protège,  en 
toute  occasion,  la  simplicité  confiante  ne  lui  doit-il  pas  de  recon- 
naissance! Denys  cependant  se  trouve  trop  isolé  dans  Syracuse. 
La  multitude  l'écoute,  la  multitude  l'acclame;  seulement  la  multi- 
tude est  sujette  à  de  soudains  caprices,  et  ses  idoles  ont  toujours 
chancelé  sur  leur  piédestal.  Il  faut  une  base  plus  sûre  à  cette  jeune 
ambition  qui  se  pique  avant  tout  d'être  prévoyante.  Denys  songe  à 
rouvrir  les  portes  de  Syracuse  aux  bannis  qui  furent  jadis  avec  lui 
les  compagnons  d'Hermocrate,  bannis  dont  il  a  bien  pu  seconder 
les  projets  aux  jours  des  grandes  et  généreuses  espérances,  mais 
dont  il  lui  parut  inutile,  quand  survint  la  déroute,  de  partager  la 
mauvaise  fortune.  Cette  troupe  de  proscrits,  incessamment  grossie 
par  de  nouvelles  rigueurs,  formait  presque  une  armée.  »  Eh!  quoi, 
s'en  allait  déclamant  en  tous  lieux  Denys,  on  fait  venir  d'Italie  des 
soldats;  on  recrute  des  mercenaires  jusque  sur  les  côtes  du  Pélo- 
ponèse  et  l'on  refuserait  à  des  concitoyens  que  nulle  offre  de  Carthage 
n'a  encore  pu  séduire,  le  droit  d'accourir  sous  les  drapeaux  de  la 
patrie  menacée  et  de  verser  ce  qui  leur  reste  de  sang  pour  délivrer 
le  sol  natal  de  ses  envahisseurs!  »  Le  peuple  ne  tarde  pas  à  recon- 
naître combien  cette  interdiction  est  à  la  fois  impolitique  et  injuste; 
il  se  consulte  un  instant  et  abolit  sur  l'heure  les  décrets  d'exil. 
Denys  aura  désormais  pour  garde  les  Syracusains  auxquels  il  a  rendu 
leur  foyer. 

Le  moment  est-il  donc  venu  de  jeter  le  masque?  Un  impatient 
le  croirait  :  l'impatience  a  souvent  compromis  les  plus  belles  parties  ; 
Denys  ne  commettra  pas  la  faute  de  se  mettre  prématurément  en 
campagne.  Le  trésor  est  vide  :  quelle  figure  ferait  un  usurpateur 
obligé  de  refuser,  le  lendemain  de  son  avènement,  la  solde  à  ses 
troupes?  L'impôt  des  riches  est  une  ressource  dont  on  pourra  user 
à  son  heure.  Commençons  par  chercher  en  dehors  de  Syracuse 
quelque  mine  encore  vierge  à  exploiter.  Les  habitans  de  Gela  se 
présentent  tout  à  point  pour  sortir  l'astucieux  conspirateur  d'em- 
barras. Menacés  par  Imilcon,  ils  implorent  avec  larmes  l'assistance 


LA   MARINE   DE    SYRACUSE.  869 

qui  n'a  cependant  pas  sauvé  Agrigente.  Denys  obtient  sans  peine 
qu'on  fasse  bon  accueil  à  cette  demande.  Il  se  met  à  la  tête  d'un 
détachement  de  2,000  fantassins  et  de  hOO  chevaux.  Le  voilà  intro- 
duit dans  la  place,  entouré  de  forces  suffisantes  pour  y  commander 
en  maître.  Quel  sera,  pensez-vous,  son  premier  soin?  Va-t-il  se 
hâter  de  courir  aux  remparts?  La  foule  anxieuse  n'attend  que  ses 
ordres  pour  se  mettre  à  l'œuvre.  Quelle  brèche  faut-il  réparer  la 
première?  Quels  travaux  supplémentaires  de  défense  convient-il 
d'élever?  Le  regard  soupçonneux  de  Denys  se  dirige  ailleurs.  Il  doit 
y  avoir  des  traîtres  dans  Gela,  puisque  Syracuse,  malgré  une  épura- 
tion première,  en  est  encore  remplie.  Les  bons  traîtres,  ce  sont 
toujours  les  riches.  Que  ferait  le  peuple  des  oreilles  d'un  chiffonnier? 
Les  principaux  citoyens  de  Gela  n'échapperont  pas  à  cette  distinc- 
tion fatale.  Denys  les  fait  sur-le-champ  arrêter,  condamner  à  mort 
et  exécuter.  Il  n'y  a  plus  maintenant,  pour  que  leur  supplice  profite 
doublement  à  la  république,  qu'à  vendre  à  l'enchère  les  biens  dont 
une  juste  sentence  les  a  dépouillés.  Habitans  de  Gela,  on  vous  a 
délivrés  des  sommités  qui  vous  offusquaient;  avant  de  songer  à 
remplir  vos  coffres,  occupez-vous  de  payer  vos  sauveurs!  Denys  se 
fait  la  part  du  lion  dans  le  butin.  Ce  n'est  pas  pour  lui  qu'il  se 
montre  avide,  c'est'pour  ses  soldats.  La  bataille  a  été  si  rude!  Les 
troupes,  le  jour  même,  reçoivent  double  solde;  le  camp  est  dans 
l'ivresse,  et  les  gens  de  Gela  peuvent  dormir  tranquilles,  l'oligarchie 
ne  relèvera  pas  la  tête. 

Denys  n'a  plus  que  faire  dans  cette  ville  pacifiée  et  tranquillisée 
en  un  clin  d'œil;  il  reprend  le  chemin  de  Syracuse.  Filles  d'Israël, 
rassemblez  vos  palmes  !  Accourez  toutes  au-devant  du  berger  !  D'un 
seul  coup  de  sa  fronde,  il  a  terrassé  Goliath.  Mais  à  Syracuse  aussi, 
les  magistrats  font  mollement  leur  devoh';  s'ils  ne  sont  pas  vendus 
personnellement  à  l'ennemi,  leur  faiblesse  n'en  sert  pas  moins  les 
desseins  secrets  delà  trahison.  Exercé  dans  des  conditions  pareilles, 
le  com!nande(nent  des  troupes  devient  trop  périlleux,  Denys  se  dé- 
met de  celui  qu'on  lui  a  confié.  Perdre  un  tel  général  !  le  perdre, 
au  moment  où  les  ^Carthaginois,  refaits  pendant  l'hiver,  vont  se 
mettre  en  marche  et  venir  cam,:>er  sous  les  murs  de  Syracuse  !  Le 
peuple  ne  permettra  pas  que  le  seul  ami  sincère  qui  l'ait  invaria- 
blement assisté  jusqu'ici  dans  ses  peines  l'abandonne  en  cette 
heure  de  péril  extrême.  Denys  se  plaint  d'être  mal  secondé?  Eh 
bien,  que  Denys  commande  ,seul  !  C'est  parce  qu'il  commandait 
seul,  que  Gélon  a  vaincu  jadis  les  Carthaginois  dans  les  plaines 
d'Himère.  Voilà  le  grand  mot  lâché;  la  tyrannie  est  plus  d'à  moi- 
tié faite.  A  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  Denys  devient  en  quelques 
heures    le  maître  absolu^  dans   Syracuse.  Échappé  au  massacre 


870  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

d'une  faction  proscrite,  ce  scriba  de  génie  a  gardé  trente-huit  ans 
le  pouvoir.  Je  ne  m'occuperai  qu'en  passant  de  son  administration, 
je  raconterai  le  plus  brièvement  possible  ses  campagnes;  en  re- 
vanche, j'étudierai  avec  un  soin  tout  particulier  ses  flottes  et  ses 
arsenaux. 

IL 

Avant  de  trouver  dans  Rome  l'ennemi  qui  la  devait  détruire,  Car- 
thage  fut  deux  fois  mise  en  sérieux  péril  par  les  chefs  démagogi- 
ques de  la  Sicile.  Le  trait  particulier  de  cette  lutte  acharnée  qui 
ne  dura  pas  moins  de  cent  ans,  c'est  la  facilité  avec  laquelle  les 
deux  partis  contraires  recrutaient  des  auxiliaires  sur  le  sol  même 
qu'ils  venaient  envahir.  Les  Libyens  d'un  côté,  les  Sicules  de 
l'autre,  jouèrent  un  rôle  important  dans  ces  agressions.  Même  après 
ses  plus  sanglantes  défaites,  Garthage  n'en  gardait  pas  moins  des 
alliés  et  des  places  d'armes  en  Sicile.  La  pointe  occidentale  de  l'île, 
de  Palerme  à  Marsala,  lui  appartenait.  Ce  fut  à  la  déposséder  de 
ce  territoire  que  Denys  mit,  dès  le  début,  tous  ses  soins.  Il  ne  prit 
cependant  l'offensive  que  lorsqu'il  crut  avoir  rendu  par  des  fortifi- 
cations nouvelles  Syracuse  imprenable.  L'île  d'Ortygie  constituait 
la  partie  la  plus  forte  de  la  ville;  Denys  l'entoura  de  murailles,  et 
dans  l'intéi  ieur  de  cette  première  enceinte  fit  élever  à  grands  frais 
une  citadelle.  On  se  souvient  que,  dans  la  guerre  attique,  Syracuse 
faillit  être  investie,  d'un  bras  de  mer  à  l'autre,  par  un  mur  de  cir- 
convallation  (1).  Pour  prévenir  le  retour  d'une  pareille  tentative, 
Denys  jugea  nécessaire  de  fortifier  les  Épipoles.  Soixante  mille 
ouvriers  de  condition  libre,  six  mille  couples  de  bœufs  achevèrent 
en  vingt  jours  un  travail  qui  n'avait  pas  moins  de  cinq  kilomètres 
et  demi  de  développement.  Syracuse,  nous  l'avons  déjà  dit,  possé- 
dait deux  ports.  La  nouvelle  enceinte  enveloppa  le  petit  port  situé 
au  nord-est  d'Ortygie.  Cette  darse  pouvait  contenir  soixante  trières; 
Denys  en  rétrécit  l'entrée  et  n'y  laissa  passage  que  pour  un  vais- 
seau. Sur  les  bords  de  ce  premier  bassin  il  établit  ses  chantiers. 
Les  versans  de  l'Etna  étaient  alors  couverts  de  forêts  de  pins  et  de 
sapins;  le  tyran  jeta  sur  ces  pentes  boisées  une  véritable  armée  de 
bûcherons.  Les  arbres  abattus  étaient  sur-le-champ  transportés  à 
la  mer.  Des  barques  les  prenaient  sur  le  rivage  et  les  amenaient  à 
Syracuse.  Ces  mômes  barques  allaieiit  chercher  des  bois  de  con- 
struction jusqu'en  Italie.  Plus  de  deux  cents  navires  furent  mis  d'un 
seul  coup  sur  les  chantiers;  cent  dix  autres  subissaient  en  même 

(1)  Voyez  dans  la.  Revue  du  15  mars  1879  ['Expédition  de  Sicile, 


LA   MARINE   DE   SYRACUSE.  871 

temps  un  radoub  complet.  Quand  Denys  eut  une  flotte,  il  s'occupa 
d'en  prévenir  autant  que  possible  le  dépérissement.  L'habile  poli- 
tique fut  sous  ce  rapport  beaucoup  plus  prévoyant  que  Méhéraet- 
Ali,  rinratigal)le  et  audacieux  vice-roi,  qui  n'improvisa  pas  avec 
moins  d'activité  une  flotte  formidable,  mais  qui,  après  avoir  con- 
struit ses  vaisseaux  avec  du  bois  vert,  s'étonna  de  les  voir  s'évanouir 
en  quelques  années  dans  ses  mains.  Tout  le  pourtour  du  grand 
port  de  Syracuse  se  garnit  de  magnifiques  cales  couvertes.  Ces  han- 
gars étaient  au  nombre  de  cent  soixante;  chaque  hangar  contenait 
deux  galères.  Il  exis'ait  déjà  cent  cinquante  chantiers  abrités.  Denys 
les  fit  retnettre  en  état.  On  reconnaît  dans  ces  dispositions  l'organi- 
sation qu'imita  Venise  au  temps  où  le  monde  la  proclamait  la  reine 
de  l'Adriatique. 

Il  est  plus  aisé  de  fonder  des  arsenaux  et  de  construire  une 
flotte  que  de  faire  sortir  de  terre  des  équipages.  C'est  toujours 
là  que  les  développemens  trop  hâtifs  s'embarrassent.  Denys  ne  put 
donner  qu'à  la  moitié  de  ses  vaisseaux  longs  des  pilotes,  des  cé- 
leustes,  des  rameurs  recrutés  parmi  les  citoyens  de  Syracuse  ; 
l'autre  moitié  fut  montée  par  des  étrangers  dont  le  tyran  s'assura 
les  services  par  une  solde  élevée.  A  cette  force  navale  il  ne  man- 
quait plus  qu'un  chef;  Denys  le  choisit  dans  sa  propre  famille.  Son 
frère  Leptine  fut  placé  à  la  tête  de  la  flotte,  Denys  se  réserva  le 
commandement  de  l'armée.  Cette  armée  ne  dépassa  jamais  le  chiffre 
de  trente  mille  fantassins  et  de  quatre  mille  cavaliers;  encore  pour 
en  arriver  là,  fallut-i!  tirer  des  mercenaires  de  tous  les  pays.  Déjà 
mises  à  contribuiion  par  Carthage,  l'Italie  et  la  Grèce  fournirent  de 
nombreuses  recrues  à  la  Sicile.  Denys  d'ailleurs  ne  négligea  rien 
pour  tirer  le  meilleur  parti  possible  de  ces  troupes  étrangères. 
Chaque  soldat  trouva,  en  arrivant  à  Syracuse,  les  armes  qtf'il  était 
habitué  à  manier  dès  l'enfance.  Les  officiers  recruteurs  avaient 
reçu  l'ordre  de  rapporter  des  diverses  contrées  où  ils  opéraient  les 
modèles  les  plus  perfectionnés  des  instrumens  de  guerre  en  usage 
dans  le  pays.  Denys  prescrivit  à  ses  ouvriers  de  reproduire  exacte- 
ment et  sans  y  rien  changer  le  coutelas  des  ïhraces,  la  javeline  du 
Brutium  et  la  sarisse  des  Doriens.  Tout  l'espace  que  n'occupaient 
pas  les  chantiers  ou  les  cales  couvertes  avait  été  abandonné  aux 
armuriers.  Si  vastes  qu'ils  pussent  être,  ces  ateliers  furent  encore 
jugés  insuffiï-ans;  on  les  compléta  en  affectant  à  la  fabrication  des 
armes  la  plupart  des  édifices  publics  et  les  maisons  les  plus  consi- 
dérables de  la  ville.  En  quelques  mois,  Denys  eut  à  sa  disposition 
cent  quarante  mille  boucliers,  un  nombre  égal  d'épées  et  de  casques, 
plus  de  quatorze  mille  cuirasses.  Le  pouvoir  absolu  abrège  bien 
des  lenteurs,  et  l'autorité  que  s'était  adjugée  Denys  le  rendait,  pour 


872  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

un  certain  temps  du  moins,  le  maître  incontesté  «  des  biens  et  des 
nuques.  »  Dans  de  pareilles  conditions,  la  tyrannie  ne  risque  rien  à 
se  montrer  libérale;  Denys  payait  sans  compter.  Le  bruit  de  ses 
largesses  se  répandit  rapidement  dans  le  monde;  les  plus  habiles 
artisans  que  possédassent  l'Italie  et  la  Grèce  affluèrent  en  masse  à 
sa  cour.  Tous  les  inventeurs  étaient  assurés  d'y  trouver  le  meil- 
leur accueil.  La  catapulte  avait  déjà  été  employée  par  Conon  au 
i^iège  de  Mitylène;  à  Syracuse,  on  la  perfectionna  et  on  s'en  servit 
pour  lancer,  non-seulement  des  pierres,  mais  des  traits.  Elle  devint 
un  arc  d'une  immense  puissance,  un  arc  tel  que  les  géans  de  la 
fable  seuls  auraient  pu  le  bander.  La  portée  des  armes  de  jet  se 
trouva  ainsi  considérablement  accrue  et  la  guerre  en  prit  soudain 
un  nouvel  aspect.  L'artillerie  de  l'antiquité  vient  d'entrer  en  ligne  : 
que  Ils  dieux  de  Carthage  protègent  Lilybée  et  Panorme! 

C'était  surtout  à  la  guerre  de  siège  que  Denys  se  préparait,  car 
sa  flotte  lui  semblait  assez  forte  pour  le  garantir  contre  toute  des- 
cente, le  jour  où  il  aurait  constitué  l'unité  politique  de  la  Sicile. 
Ln  semblable  dessein  ne  s'accomplirait  pas  sans  des  luttes  san- 
glantes; le  ciel  cependant,  par  plus  d'un  symptôme,  se  montrait 
prêt  à  le  favoriser.  La  ruine  d'Agrigente  laissait  la  puissance  de  Syra- 
cuse sans  rivale  et  si  quelque  diversion  étrangère  était  encore  à 
craindre,  de  l'étranger  aussi  on  pouvait  se  promettre  des  secours.  La 
froideur  que  les  Lacédémoniens  témoignaient  à  la  démocratie  sici- 
lienne avait  fait  place  à  la  plus  vive  sympathie.  C'était  le  moment 
où  Lacédémone  victorieuse  à  vEgos-Polamos,  s'occupait  active- 
ment de  consolider  son  triomphe  et  envoyait  Lysandre  parcourir 
les  villes  de  la  Grèce  pour  y  établir  des  harmostes.  De  la  tyrannie 
à  l'oligarchie  la  distance  n'était  pas  si  grande  que  Sparte  eût  sujet 
de  se  montrer  rigoureuse  envers  un  état  de  choses  qui  se  rappro- 
chait beaucoup  au  fond  de  sa  propre  organisation  politique.  Aussi, 
de  l'année  Ù05  avant  notre  ère  à  l'année  398,  Sparte  autorisa-t-elle 
le  tyran  Denys  à  enrôler  sur  son  territoire  autant  de  soldats  qu'il  le 
jugerait  bon.  Ces  recrues  formèrent  le  noyau  de  l'armée  syracu- 
saine  et  lui  apportèrent  l'instruction  tactique  avec  l'esprit  de  disci- 
pline qui  lui  manquait. 

Où  Drnys  puisait-il  donc  les  énormes  sommes  que  durent  exiger 
de  si  prodii^ieuses  dépenses?  Il  les  puisa  dans  les  proscriptions  dont 
ses  ennemis  eurent  l'imprudence  de  lui  fournir  à  diverses  reprises 
l'occasion.  Les  premiers  temps  de  son  usurpation  furent  singuliè- 
rement troublés  par  des  séditions  mililaires;  les  cavaliers  surtout, 
attachés,  par  je  ne  sais  quel  penchant  dont  la  cavalerie  fut  rare- 
ment exempte,  au  parti  oligarchique,  failUrent  plus  d'une  fois  «  le 
faire  sortir  de  la  tyrannie,  tiré  par  les  jambes.  »  Denys  parvint 


LA    MARINE   DE    SYRACUSE,  873 

pourtant  à  comprimer  ces  révoltes  ;  il  en  prit  avantage  pour  alimen- 
ter son  trésor  par  d'impitoyables  confiscations.  Toute  la  richesse 
de  la  Sicile  passa  peu  à  peu  dans  ses  coffres,  et  la  richesse  de  la 
Sicile,  à  cette  époque,  était  grande.  Pour  se  donner  le  temps  d'as- 
seoir son  autorité,  Denys  avait  dû  en  passer  par  les  conditions  des 
Carthaginois,  bien  que  les  Carthaginois  eussent  été,  depuis  l'occu- 
pation d'Agrigente,  décimés  par  le  typhus  et  qu'ils  éprouvassent 
autant  d'impatience  de  retourner  en  Afrique  que  les  Siciliens  pou- 
vaient en  avoir  eux-mêmes  de  les  y  renvoyer.  Les  généraux  de 
Carthage  ne  voulurent  reconnaître  à  Denys  que  la  possession  de 
Syracuse;  les  autres  villes,  celles  du  moins  que  des  garnisons  pu- 
niques n'occupaient  pas,  conserveraient  leur  indépendance  et  se 
gouverneraient  par  leurs  propres  lois.  De  pareils  traités  sont  œuvre 
de  dupe,  car  on  n'y  souscrit  que  pour  les  violer.  A  peine  en  effet 
les  Carthaginois  eurent-ils  mis  à  la  voile  que  Denys,  délivré  de  leur 
présence,  entra  en  campagne.  Naxos,  Catane,  Léontium  sentirent 
tour  à  tour  le  poids  de  ses  armes.  Ce  ne  fut  qu'après  avoir  soumis 
ces  cités  dissidentes,  avoir  battu  les  Sicules  et  contenu  les  dis- 
positions hostiles  des  habitans  de  Rhegium,  qu'il  se  crut  assez  fort 
pour  ne  plus  dissimuler  ses  projets  et  pour  déclarer  ouvertement 
la  guerre  à  Carthage. 

A  l'extrémité  occidentale  delà  Sicile  existait  autrefois  un  îlot  qu'une 
chaussée  d'un  kilomètre  à  peine  de  longueur  joignait  à  la  terre 
ferme.  Sur  cette  tête  de  pont  s'élevait  la  ville  de  Motye.  Nulle  cité 
ne  s'était  montrée  plus  constamment  fidèle  à  la  cause  punique  ;  elle 
pouvait  donc  s'attendre  à  subir  les  premiers  assauts.  La  position 
par  elle-même  était  forte;  les  habitans  de  Motye  la  rendirent  plus 
inexpugnable  encore  en  rompant  la  digue  qui  les  rattachait  à  la 
grande  île.  La  rivalité  dont  Messine  et  Palerme  donnèrent,  pendant 
tout  le  cours  du  moyen  âge  et  jusque  sous  le  règne  de  Louis  XIV, 
des  preuves  si  énergiques,  semble  remonter  à  l'époqiie  lointaine 
dont  nous  essayons  de  retracer  l'histoire.  On  dirait  que  le  même 
sang  ne  coule  pas  dans  les  veines  des  insulaires  qui  ont  pris  parti 
pour  Carthage  et  de  ceux  qui,  plus  fidèles  à  leur  origine,  n'échan- 
gèrent l'influence  de  la  Grèce  que  pour  subir  l'ascendant  de  l'Italie. 
Denys  avait  hâte  de  faire  l'épreuve  de  ses  machines  de  guerre;  il 
vint  mettre  le  siège  devant  Motye.  Les  Motyens  lui  opposèrent  une 
résistance  qui  donna  aux  Carthaginois  le  temps  d'accourir.  Denys 
appuya  sa  flotte  au  rivage.  Sur  le  pont  des  navires,  il  avait  placé 
une  multitude  d'archers  et  de  frondeurs;  à  terre,  il  rangea,  comme 
une  batterie  d'artillerie  ses  catapultes.  Les  Carthaginois  reculèrent 
effrayés  devant  cette  mitraille  et  reprirent  le  chemin  de  la  Libye; 
Motye  était  livrée  à  son  sort. 


87/t  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  premier  siège  où  l'on  puisse  constater  des  approches  régu- 
lières, un  terrain  gagné  pied  à  pied,  appartient  à  l'histoire  de 
Deiiys.  Les  catapultes  font  d'abord  évacuer  les  remparts,  puis  les 
travailleurs  rétablissent  à  grand  renfort  de  blocs  la  chaussée  rom- 
pue. Les  tours  de  bois  à  six  étages  sont  alors  roulées  à  toucher  les 
murs.  Les  Perses  de  Xerxès  ont  jadis  mis  le  feu  aux  palissades  qui 
entouraient  l'Acropole  d'Athènes  à  l'aide  de  flèches  garnies  de 
paquets  d'étoupes  enflammées;  les  habitans  de  Motye  recourent  au 
même  moyen  pour  tenter  d'incendier  les  tours  du  haut  desquelles 
les  soldats  de  Syracuse  combattent  de  niveau  avec  leurs  guerriers. 
Ils  essaient  même  de  retrouver  l'avantage  d'un  tir  plongeant  en 
dressant  sur  le  terre-plein  de  leurs  bastions  de  grands  mâts  por- 
tant au  sommet,  en  guise  de  hunes,  de  vastes  paniers.  Des  gens  de 
trait  ont  pris  place  au  fond  de  ces  corbeilles  et  y  forment  comme 
un  corps  d'archers  aériens.  Les  béliers  de  Denys  n'en  continuent 
pas  moins  de  battre  sans  relâche  le  pied  des  murs.  Une  brèche  est 
enfin  ouverte.  Les  Motyens  ont  renoncé  à  la  défendre  ;  ils  se  replient 
en  arrière,  barricadent  les  rues  et  garnissent  de  défenseurs  les 
maisons.  C'est  un  nouveau  siège  qui  commence.  Denys  fait  élargir 
à  coups  de  sape  la  brèche  ;  les  tours  mobiles  s'avancent,  abaissent 
sur  les  toits  les  ponts  dont  on  les  a  munies  et  le  combat  s'engage 
à  vingt  ou  trente  pieds  au-dessus  du  sol.  Les  assiégeans  gagnent 
peu  à  peu  du  terrain,  mais  la  lutte  sera  longue,  car  l'ennemi  n'at- 
tend pas  de  merci  et  ne  s'est  pas  ménagé  de  retraite.  Un  soldat  de 
Thurium,  Archylus,  profite  de  l'obscurité  de  la  nuit;  il  parvient, 
suivi  de  quelques  compagnons,  à  escalader  un  pâté  de  maisons  écrou- 
lées. Les  Motyens  font  de  vains  efforts  pour  le  chasser  de  ce  mon- 
ceau de  décombres;  les  colonnes  que  Denys  a  pris  soin  de  masser 
sur  la  chaussée  accourent  au  bruit  du  combat  et  couronnent  de 
leurs  bataillons  la  position  conquise.  Ils  en  font,  en  quelques 
instans,  une  véritable  place  d'araies.  C'est  de  là  qu'aux  premières 
lueurs  du  jour  le  tyran  précipite  ses  troupes  sur  l'ennemi.  Les 
Motyens  éperdus  ont  jeté  bas  les  armes;  ils  attendent  les  ordres  du 
vainqueur. 

Pas  de  pitié  pour  les  Grecs  qui  ont  embrassé  le  parti  de  Car- 
thage!  Qu'on  leur  inflige  le  supplice  dont  les  Carthaginois  ont  tant 
de  fois  donné  l'odieux  spectacle  à  la  Sicile!  Qu'on  les  cloue  à  la 
croix  et  qu'ils  puissent,  en  mourant,  jeter  un  dernier  regard  sur 
cette  mer  déserte  qui  devait  leur  ramener  la  flotte  d'Imilcon  et  qui 
ne  leur  apporte  que  le  souille  desséchant  du  simoun  échauITé  par 
les  sables  de  la  Libye!  Quant  aux  Motyens  eux-mêmes,  ils  sont 
moins  coupables;  Denys  se  contentera  de  les  vendre  à  l'encan  et  de 
livrer  leurs  demeures  au  pillage  de  ses  soldats.  C'est  ainsi  que  jadis 


LA   MARINE   DE    SYRACUSE.  875 

on  faisait  la  guerre  et  que  probablement  on  la  ferait  encore,  si 
quelques  pauvres  gens,  rebelles  à  la  loi  d'orgueil  sous  laquelle  le 
ciel  les  avait  fait  naître,  n'eussent  conçu  le  sublime  dessein  d'aller 
enseigner  au  monde  une  autre  morale.  Le  christianisme  a  changé 
le  cours  des  idées  de  ceux  mêmes  qui  affectent  de  se  proclamer  ses 
ennemis  et,  quoi  qu'on  en  puisse  dire,  les  hérauts  de  la  bonne  nou- 
velle n'ont  pas  parcouru  l'univers  en  vain.  Sans  leurs  prédications, 
la  civilisation  moderne  courait  grand  risque  de  nous  ramener  par 
une  pente  insensible  à  l'anthropophagie. 

L'été  finissait  :  Denys  chargea  Leptine  de  garder  avec  cent  vingt 
navires  les  parages  qi;e  la  saison  le  forçait  d'évacuer.  Dans  Motye 
même,  il  laissa  une  garnison  composée  de  Sicules.  Le  gros  de  ses 
forces  reprit,  sous  ses  ordres,  la  route  de  Syracuse.  II  y  aurait  eu 
folie  à  s'endormir  sur  ce  premier  succès  ;  les  Carthaginois  ne  pou- 
vaient manquer  de  préparer  un  retour  offensif.  Investi  de  l'autorité 
suprême,  Imilcon  faisait,  en  effet,  d'immenses  levées.  Une  flotte  de 
quatre  cents  bâtimens  à  rames  escortant  six  cents  navires  de  ti'ans- 
port,  reçut  à  son  bord  une  armée  de  cent  mille  hommes.  On  ne 
chargea  point  seulement  cette  flotte  de  vivres,  de  machines  de 
guerre ,  de  munitions  ;  on  lui  donna  aussi  à  porter  quatre  mille 
chevaux  et  quatre  cents  chars.  De  semblables  expéditions  ne  furent 
point  rares  dans  l'antiquité  et,  avec  toutes  les  ressources  dont  dis- 
pose aujourd'hui  la  science  navale,  nous  les  déclarerions  impossi- 
bles 1  Remarquons  d'ailleurs  le  cachet  de  vraisemblance  dont  sont 
empreints  les  récits  contemporains  auxquels  Diodore  a  emprunté  le 
fond  de  son  histoire.  Lorsque  la  flotte  est  prête,  Imilcon  fait  re- 
mettre à  chacun  des  pilotes  un  pli  cacheté.  Ce  pli  ne  devra  être 
ouvert  qu'à  une  distance  déterminée  du  rivage.  Semblable  précau- 
tion fut  prise  par  l'empereur,  lorsqu'il  fit  partir  l'amiral  Villeneuve 
de  Toulon.  Ce  sont  là  les  conditions  indispensables  du  secret,  mais 
on  n'invente  point  de  pareils  détails;  quand  je  les  rencontre  dans 
les  relations  de  Timée  ou  d'Éphore,  je  me  crois  fondé  à  y  recon- 
naître la  déposition  de  témoins  bien  informés. 

Les  plis  cachetés  remis  par  Imilcon  aux  pilotes  de  Carthage  leur 
enjoignaient  de  se  diriger  sur  Panorme.  Le  vent  était  favorable, 
toute  la  flotte  leva  l'ancre.  Les  vaisseaux  à  voiles  eurent  bientôt 
pris  une  avance  considérable  sur  les  navires  à  rames  qui  devaient 
au  besoin  les  défendre;  ils  n'essayèrent  cependant  pas  de  ralentir 
leur  allure  et  comptèrent  sur  la  violence  de  la  brise  pour  forcer,  si 
l'ennemi  se  présentait,  le  passage.  Déjà  l'on  aperçoit  Maritimo,  Fa- 
vignana,  Levanzo,  ce  groupe  d'îles  élevées  dont  le  sommet  se  cache 
si  souvent  dans  les  nuages  et  qui  sert  d'avant-poste  à  la  pointe 
occidentale  de  la  Sicile.  Les  Libyens  ne  pouvaient  souhaiter  un 
phare  mieux  placé  pour  assurer  leur  traversée  d'Afrique  en  Europe. 


876  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

L'amiral  de  Sicile,  Leptine,  prévenu  par  Denys,  guettait  avec  trente 
trières  l'arrivée  d'Imilcon  ;  seulement  il  la  guettait  du  canal  étroit 
où  il  s'était  embusqué.  Ses  vaisseaux  ne  lui  semblaient  pas  de  ceux 
qu'on  peut  impunément  aventurer  au  large.  Quand  les  premiers 
transports  ennemis  apparurent,  Leptine  courut  sur  eux  et  en  coula 
cinquante.  Il  submergea  ainsi  d'un  seul  choc  cinq  mille  hommes  et 
deux  cents  chars  de  guerre;  le  reste  de  la  flotte  réussit  à  gagner 
Panorme.  Les  anciens  faisaient,  sans  hésiter,  la  part  du  feu  dans 
toute  affaire  sérieuse  ;  maîtres  de  la  Galabre,  ils  n'auraient  pas, 
comme  nous,  laissé  les  Anglais  s'implanter  en  Sicile. 

Imilcon,  quand  il  eut  débarqué  le  gros  de  ses  troupes  à  Panorme, 
ne  trouva  pas  qu'il  eût  payé  ce  premier  succès  trop  cher.  Le  seul 
déploiement  de  ses  forces  le  rendait,  sans  coup  férir,  maître  du 
terrain;  il  l'inonda  sur-le-champ  de  son  armée.  Denys  n'eut  d'autre 
ressource  que  de  s'aller  enfermer,  en  ravageant  sur  tout  son  pas- 
sage la  campagne,  dans  l'enceinte  fortifiée  de  Syracuse.  Imilcon  ne 
voulut  pas  s'arrêter  à  Panorme;  il  y  redoutait  encore  les  vaisseaux 
longs  de  Leptine.  Une  baie  ouverte  ne  lui  semblait  pas  un  abri  suf- 
fisant; il  lui  fallait  un  port  fermé  par  un  goulet  étroit  pour  y  re- 
miser en  toute  sécurité  ses  six  cents  navires.  Messine  lui  parut 
offrir  l'abri  désiré.  Il  s'y  porta  sans  délai  avec  toute  son  armée 
flanquée  par  les  trières  qui  longeaient  d'aussi  près  que  possible  la 
côte.  Messine  n'était  point  en  état  de  soutenir  un  siège  ;  les  troupes 
carthaginoises  s'en  emparèrent  sans  peine,  et  les  six  cents  vais- 
seaux donnèrent  à  pleines  voiles  dans  ce  havre,  arrondi,  sui- 
vant la  remarque  des  géographes  anciens,  comme  un  crochet  d'ha- 
meçon. 

Les  Sicules  étaient  toujouis,  à  peu  d'exceptions  près,  du  parti 
des  envahisseurs;  ils  furent  d'un  grand  secours  à  Imilcon.  Ces 
montagnards  lui  rendirent  avec  empressement  les  services  qu'ils 
avaient  naguère  rendus  aux  Athéniens,  mais  ils  ne  pouvaient  lui 
livrer  Syracuse,  et  c'était  devant  Syracuse  qu'avait  échoué  Nicias. 
On  comprend  l'importance  dont  jouissait  la  cité  dans  le  monde  an- 
tique, car  la  cité  devenait,  en  toute  occasion  périlleuse,  le  refuge. 
Les  nationahtés  y  mettaient  pour  ainsi  dire  leur  âme  Les  cités  au- 
jourd'hui sont  des  nids  à  bombes,  et  il  est  facile  cà  l'ennemi  qui 
tient  la  campagne  de  les  enfermer  dans  un  cercle  de  feu;  leur  ré- 
sistance peut  donc  se  mesurer  au  nombre  de  jours  de  vivres  qu'elles 
ont  accumulés.  Le  plus  sûr  boulevard  des  nations,  depuis  que  les 
canons  rayés  s'entendent  si  bien  à  cerner  les  villes,  ce  sont  les  ba- 
taillons disciplinés  qui  s'interposent  entre  l'invasion  et  le  cœur 
du  pays.  Quand  ces  bataillons  ont  été  dispersés  ou  refoulés  sur 
les  places  fortes  du  centre,  il  n'y  a  que  la  mer  à  laquelle  on  puisse 
encore,  comme  dernier  recours,  tenter  de  s'appuyer.  Denys  s'était 


L\   MARINE    DE    SYRACUSE.  877 

flatté  de  garder  la  possession  de  la  mer;  la  fortune  ne  seconda 
pas  cet  espoir.  Leptine  fut  enveloppé  par  les  forces  supérieures  de 
Magon,  l'amiral  de  Carthage;  il  perdit  plus  de  cent  bâtimens  et  de 
20,000  hommes.  Denys  ne  s'émut  pas  outre  mesure  d'un  si  grave 
échec;  le  triple  rempart  de  Syracuse  le  rassurait. 

Ce  fut  cependant  un  spectacle  Lien  fait  pour  porter  la  terreur 
dans  le  cœur  des  Syracusains  que  celui  de  la  flotte  de  Magon  venant 
s'établir  au  centre  du  bassin  qui  avait  jadis  accueilli  les  trières 
athéniennes.  Les  bâtimens  à  rames  des  Carthaginois  marchaient  en 
tête.  Rangés  en  bataille  sur  une  ligne  de  front,  la  poupe  magnifi- 
quement décorée  de  dépouilles,  ces  vaisseaux  de  combat  occupaient 
presque  tout  l'espace  qui  s'étend  entre  Ortygie  et  Plemmyrion.  En 
arrière  de  cette  première  ligne  s'avançaient,  masse  serrée  et  con- 
fuse, plus  de  mille  vaisseaux  de  transport.  Les  Carthaginois,  de 
Messine  à  Catane,  avaient  ramassé  sur  la  route  tout  ce  que  la  Sicile 
employait  de  navires  à  trafiquer  avec  l'Italie.  La  baie,  si  spacieuse 
qu'elle  fût,  semblait  trop  étroite  pour  contenir  tant  de  galères  éten- 
dant au  loin  leurs  rames,  tant  de  barques  déployant  le  nuage  de 
plus  en  plus  épais  de  leurs  voiles.  La  flotte  carthaginoise  avait  à 
peine  jeté  l'ancre  que  l'armée  d'Imilcon  déboucha  dans  la  plaine. 
L'immense  armée  se  développa  lentement  des  rives  de  l'Anapos  au 
promontoire  de  Plemmyrion.  Pour  protéger  son  front  de  bandière, 
elle  s'occupa  sur-le-champ  d'élever  au  bord  de  la  mer  trois  camps 
palissades.  Denys  contemplait  avec  calme  ces  préparatifs  du  haut 
des  remparts,  qu'il  avait  de  longue  date  garnis  de  balistes  et  de  ca- 
tapultes. Il  se  savait  en  mesure  de  prêter,  grâce  à  cette  artillerie, 
un  appui  efficace  aux  navires  qu'il  attendait  du  Péloponèse.  Son 
beau-frère  Polyxène  était  eu  effet  parti  à  la  première  alarme,  muai 
d'une  somme  considérable,  pour  Lacédémone  et  pour  Gorinthe.  Il 
avait  ordre  d'en  ramener  des  renforts  à  tout  prix.  Trente  vaisseaux 
longs  arrivèrent  les  premiers  sous  la  conduite  du  Lacédémonien 
Pharacidas.  La  flotte  carthaginoise  ne  réussit  pas  à  les  intercep- 
ter. Cette  preuve  manifeste  d'impuissance  ranima  le  courage  des 
Syracusains.  Peu  importait  d'ailleurs  que  les  Syracusains  trem- 
blassent, si  le  chef  qu'ils  s'étaient  donné  demeurait  impassible.  La 
fermeté  du  commandement  vaut  encore  mieux  que  l'ardeur  en- 
thousiaste du  soldat,  et  la  fermeté  de  Denys  s'était  promis  de 
laisser  aux  marais  de  l'Anapos,  à  ces  terribles  marais  qui  avaient 
déjà  englouti  une  armée  athénienne,  le  temps  de  faire  leur  œuvre. 
L'été  devenait  brûlant;  une  chaleur  suffocante  succédait,  vers  midi, 
aux  brouillards  glacés  du  matin.  Nous  qui  avons  connu  les  rosées 
du  Mexique,  nous  savons  ce  que  ces  alternatives  peuvent  produire: 
la  fièvre  paludéenne  en  est  inévitablement  la  conséquence.  Trente 


S7S  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

jours  à  peine  après  avoir  pris  ses  campemens,  l'armée  carthaginoise 
se  trouva  infectée;  le  poison  s'insinuait  sournoisement  dans  les 
rangs.  Les  Libyens,  mal  vêtus,  furent  atteints  avant  tous  les  autres. 
On  inhuma  les  premières  victimes:  bientôt  la  mortalité  fut  telle,  le 
désordre  devint  si  affreux  qu'on  ne  prit  plus  la  peine  d'enterrer  les 
morts.  Ces  miasmes  pestilentiels  aggravèrent  encore  l'épidémie. 
Les  troupes  de  Carthage  ne  sont  pas  les  seules  qui  aient  eu  cà  re- 
gretter d'avoir  dressé  leurs  tentes  sur  un  sol  insalubre,  les  rives  du 
Pamisus  et  celles  du  Rio  San-Juan  ne  furent  guère  plus  clémentes 
aux  malheureux  soldats  du  général  Maison  et  aux  miens  que  les 
bords  de  l'Anapos  aux  hordes  à  demi  sauvages  d'Imilcon.  Néan- 
moins les  armées  carthaginoises  ont  en  mainte  occasion  disparu 
trop  vite  pour  qu'on  ne  soit  pas  tenté  de  flairer,  sous  leurs  nom- 
breux désastres,  une  absence  complète  de  police.  Ces  camps,  qui 
se  Convertissent  si  promptement  en  cloaques,  auraient  probable- 
ment gagné  à  connaître  et  à  emprunter  à  la  loi  religieuse  des  Juifs 
les  règlemens  de  salubrité  de  Moïse. 

Une  armée  en  proie  à  la  peste  est  une  armée  facile  à  surprendre. 
Les  Carthaginois  avaient  déjà  perdu  cinquante  mille  hommes;  Denys 
jugea  le  moment  venu  de  les  aller  assaillir  dans  leurs  lignes.  Lep- 
tine  et  Pharacidas  reçurent  l'ordre  d'attaquer  à  la  pointe  du  jour 
les  navires  ennemis.  Denys  se  chargea  de  seconder  ce  mouvement 
par  une  diversion.  Éveillés  en  sursaut,  les  soldats  d'Imilcon  se  por- 
tent en  toute  hâte  sur  le  point  où  le  danger  paraît  le  plus  pressant; 
Denys  vient  de  s'emparer,  à  l'exemple  de  Gylippe,  d'un  des  forts 
du  Plemmyrion.  En  ce  moment  même,  les  vaisseaux  de  Leptine  et 
de  Pharacidas  se  détachent  du  rivage.  Avant  que  les  soldas  d'Imil- 
con aient  pu  remonter  à  bord  des  trières  abandonnées  aux  rameurs, 
la  flotte  de  Syracuse  a  engagé  l'action.  Aux  clameurs  qui  s'élèvent, 
au  fracas  retentissant  des  proues  qui  se  heurtent,  Denys  reconnaît 
que  ses  ordres  ont  été  fidèlement  exécutés;  il  accourt  à  cheval, 
suivi  de  ses  troupes.  Un  groupe  composé  de  quarante  quinquérèmes 
résistait  encore  :  «  Des  torches  I  apportez  des  torches  !  On  brûlera 
ce  qu'on  n'a  pu  couler.  »  Un  vent  violent  régnait  dans  la  baie;  la 
flamme  est  portée  des  bâtimens  à  rames  aux  navires  de  charge, 
les  câbles  premient  feu,  et  les  vaisseaux  qui  s'en  vont  en  dérive 
propagent  d'un  bout  de  la  ligne  à  l'autre  l'incendie.  Il  restait  aux 
Carthaginois  quarante  trières;  les  troupes  d'élite  s'embarquèrent 
avec  Imilcon  sur  ces  quarante  vaisseaux  dans  l'espoir  de  pouvoir 
gagner  le  large  à  la  faveur  des  ombres  de  la  nuit.  Les  Corinthiens 
découvrirent  l'escadre  fugitive  au  moment  môme  où  elle  franchis- 
sait la  passe.  Ils  se  mirent,  sans  perdre  un  instant,  à  sa  poursuite; 
ils  ne  purent  néanmoins  atteindre  que  quelques  vaisseaux  retenus, 


LA   MARINE   DE    SYRACUSE.  0/9 

par  l'infériorité  de  leur  marche,  en  arrière.  Le  gros  de  l'armée  avait 
été  abandonné  par  Imilcon  sur  la  terre  de  Sicile.  Cette  foule  sacri- 
fiée n'essaya  pas  de  se  défendre;  les  Sicules  gagnèrent  la  montagne, 
les  mercenaires,  jetant  au  loin  leurs  armes,  demandèrent  la  vie. 
Seuls  les  Ibères,  réunis  en  corps,  gardaient  vis-à-vis  de  l'ennemi 
une  attitude  menaçante.  Avant  de  se  soumettre,  ils  firent  leurs  con- 
ditions; Danys  les  incorpora  dans  l'armée  sicilienne. 


III. 


Avec  les  Carthaginois,  la  victoire  n'était  qu'un  répit  ;  en  détrui- 
sant leurs  armées,  on  n'appauvrissait  que  leur  trésor.  Tant  rjue  la 
Campanie,  la  Libye,  l'Ibériene  seraient  pas  dépeuplées,  Ca«'thage  se 
tenait  pour  assurée  de  ne  pas  manquer  de  soldats.  Trois  fois,  durant 
le  long  règne  de  Denys,  elle  revint  à  la  charge,  et  trois  fois  elle  vit 
l'expédition  nouvelle  se  terminer  par  un  nouveau  désastre.  La  vie 
du  tyran  de  Syracuse  ne  fut  qu'une  longue  lutte  pour  l'affranchis- 
seraent  de  la  patrie.  La  Sicile  avait  le  goût  des  tyrans,  —  les  patri- 
ciens de  Rome  le  lui  ont  assez  durement  reproché  ;  —  l'eût-elle  eu 
h  ce  point  si  les  tyrans  ne  lui  eussent  été  nécessaires?  De  tous  côtés, 
en  effet,  la  malheureuse  île  se  sentait  vulnérable.  Deux  jours  de 
vent  propice  jetaient  la  Libye  sur  ses  rivages;  de  l'Italie,  elle  n'é- 
tait séparée  que  par  un  détroit  qui,  au  temps  de  la  grande  invasion 
d'Imilcon,  fut  franchi  à  la  nage  par  cinquante  Messinois.  I!  est  vrai 
que,  pour  arriver  cinquante,  ces  nageurs  désespérés  étaient  partis 
au  nombre  de  deux  cents;  mais  des  radf^aux  ne  pouvaient-ils  pas. 
sans  exiger  d'aussi  grands  sacrifices,  transporter  en  quelques  heures 
d'une  rive  à  l'autre  une  armée?  Toute  cette  pointe  extrême  de  la 
péninsule  qui,  sous  le  nom  de  Brutium,  s'étendait  alors  de  Rbegium 
à  Crotone,  était  habitée  par  une  population  farouche  et  belliqueuse. 
Denys  avait  affranchi  la  Sicile  de  la  domination  de  Garthag^  ;  il  ne 
pouvait  la  laisser  exposée  à  des  incursions  qu'un  si  proche  voisinage 
rendait  plus  redoutables  encore.  A  peine  a-t-il  envoyé  les  Libyens 
en  Afrique  qu'il  songe  à  prendre  ses  sûretés  du  côté  de  l'Italie. 
Jamais  roi  ou  tyran  n'a  plus  consciencieusement  rempli  ses  devoirs 
de  gardien  du  troupeau.  Dans  toute  expédition,  vous  êtes  sûr  de 
trouver  Denys  au  premier  rang.  Il  blanchit  sous  le  heaume  et  vieillit 
sous  le  bouclier  ;  on  eût  pu  compter  ses  années  de  pouvoir  par  ses 
cicatrices.  A  Rhegium  entre  autres,  il  reçut  un  coup  de  pique  dans 
l'aine  et  bien  peu  s'en  fallut  qu'il  n'y  laissât  la  vie.  La  foi  qu'il 
mettait  dans  ses  quinquérèmes  faillit  également  lui  coûter  char  un 
jour.  Surpris  par  la  tempête  au  milieu  du  détroit,  il  vit  sept  bâti- 


880  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mens,  montés  par  quinze  cents  hommes,  périr  autour  de  lui.  Ce  ne 
fut  qu'à  grand'peine  qu'il  parvint  à  gagner,  grâce  aux  efforts  pro- 
digieux de  sa  chiourme,  le  havre  protecteur  de  Messine. 

Le  trésor  royal  cependant  peu  à  peu  s'épuisait.  Les  temples  éle- 
vés aux  dieux,  les  gymnases  ouverts  au  peuple,  les  halles  et  les 
portiques  qui  rendaient  de  toutes  parts  témoignage  de  la  sollicitude 
du  tyran  pour  le  bien-être  de  ceux  dont  il  s'était  cru  autorisé  à 
usurper  les  droits,  achevaient  ce  que  le  coûteux  entretien  dune 
armée  permanente  avait  commencé;  il  fallait  de  toute  nécessité 
détourner  vers  la  source  tarie  quelque  nouveau  Pactole.  L'expé- 
dient des  confiscations  n'était  plus  de  saison;  la  foule  nivelée  n'of- 
frait guère  de  prise  à  ce  fisc  aux  abois.  Denys  songea,  dit-on,  à 
reprendre  aux  dieux  de  l'Épire  et  de  la  Tyrrhénie  ce  qu'il  donnait 
avec  excès  aux  dieux  de  la  Sicile;  le  pillage  d'un  seul  temple  lui 
rapporta,  si  l'on  en  doit  croire  ses  historiens,  la  somme  considé- 
rable de  6  millions  de  francs.  Je  n'accueillerai  cependant  qu'avec 
une  extrême  réserve  cette  accusation  de  sacrilège.  Que  Denys,  sous 
prétexte  d'exterminer  les  pirates,  ait  lancé  ses  vaisseaux  en  course, 
je  l'admettrai  sans  peine;  qu'il  ait  fermé  les  yeux  sur  des  dépréda- 
tions dont  ses  alliés  non  moins  que  ses  ennemis  furent  quelquefois 
victimes,  je  ne  verrai  rien  là  d'improbable;  mais  s'attaquer  aux 
temples  quand  on  a  mérité  la  réputation  de  grand  politique,  voilà 
ce  qui  me  semblera,  jusqu'à  nouvel  ordre,  très  douteux.  Denys 
avait  un  plus  sûr  moyen  de  s'enrichir.  Ce  moyen  consistait  à  laisser 
se  développer,  sous  l'égide  de  la  paix  intérieure ,  de  la  sécurité 
garantie  au  travail,  les  merveilleuses  ressources  agricoles  de  la 
Sicile.  Le  mit-il  en  pratique?  J'en  ai,  je  l'avouerai,  quelque  soup- 
çon, bien  que  l'histoire  ait  jugé  inutile  de  s'appesantir  sur  ce  point. 
Sans  un  revenu  assuré,  il  lui  eût  été  impossible  de  faire  face  à  tant 
de  dépenses.  Syracuse  possédait  deux  flottes  toujours  prêtes  à  entrer 
en  campagne,  l'une  retirée  sous  ses  hangars,  l'autre  renfermée  dans 
les  bassins  que  Denys  avait  fait  creuser,  bassins  qui  pouvaient  con- 
tenir, assure-t-on ,  deux  cents  trières.  Deux  amiraux ,  tous  deux 
frères  de  Denys,  Leptine  et  Théaride,  commandèrent  successive- 
ment les  armées  navales  de  la  Sicile.  Leptine  trouva,  en  l'année  383 
avant  Jésus -Christ,  une  mort  glorieuse  sur  le  champ  de  bataille. 
Denys  perdait  en  lui  un  vaillant  capitaine;  il  n'en  poursuivit  pas 
avec  moins  d'énergie  son  œuvre.  Sélinonte,  Entoile,  la  ville  fameuse 
d'Éryx  tombèrent  en  son  pouvoir.  Les  Carthaginois  ne  conservaient 
plus,  pour  descendre  en  Sicile,  que  le  port  de  Lilybée,  ce  pied-à- 
terre  de  toutes  les  invasions,  qui  reçut  des  Arabes  le  nom  de  Mar- 
sala  et  dont  Caribaldi  a  rajeuni  en  18G0  la  mémoire.  Denys  assiégea 
Lilybée  comme  il  avait  assiégé  Motye.  Il  s'en  fût  rendu  maître  si 


LA   MARINE   DE    SYRACUSE.  881 

une  attaque  imprévue  ne  lui  eût  coûté  la  meilleure  partie  de  sa 
flotte.  Les  flottes  syracusaines  étaient  heureusement  de  ces  arbres 
gonflés  d'une  sève  puissante  dont  on  peut  impunément  retrancher 
un  rameau.  Les  tempêtes,  les  batailles,  quand  elles  avaient  passé, 
ne  les  retrouvaient  que  plus  nombreuses  et  plus  florissantes.  Denys 
prenait  plaisir  à  étendre  sans  cesse  le  cercle  de  leur  action;  il  les 
maintenait  en  croisière  dans  la  mer  Ionienne,  les  montrait  comme 
un  épouvantai!  à  la  piraterie  et  protégeait  ainsi,  avec  une  efficacité 
inconnue  jusqu'alors,  les  immenses  convois  de  céréales  qui  allaient 
alimenter  l'illyrie  et  l'Épire.  Peuplée  par  des  colons  grecs,  la  Sicile 
eut  à  son  tour  des  colonies;  la  ville  d'Alessio,  bâiie  à  l'embouchure 
du  Drin,  sur  les  bords  de  l'Adriatique,  doit  sa  naissance  à  l'infati- 
gable activité  du  vengeur  d'Hermocrate. 

L'heure  du  déclin  cependant  approchait  pour  le  grand  tyran  dont 
la  physionomie  nous  demeure  encore  aujourd'hui  confuse  à  travers 
tous  les  nuages  dont  des  dépositions  intéressées  se  sont  appliquées 
à  l'envelopper.  Cette  heure,  il  n'est  point  permis  d'en  douter,  fut 
soupçonneuse  et  triste. 

Être  heureux  comme  uu  roi!  dit  le  peuple  hébété,.. 

ce  n'est  assurément  pas  un  roi  qui  a  inventé  ce  proverbe.  Denys 
dut  mettre  à  mort  un  grand  nombre  de  ses  amis  et  condamner  les 
autres  à  l'exil.  Les  lettres,  dans  le  culte  desquelles  il  s'était  réfugié, 
le  trahirent  elles-mêmes.  Le  tyran  de  Syracuse  vit  ses  vers  siftlés 
aux  jeux  olympiques.  Il  n'était  probablement  pas  meilleur  poète 
que  Richelieu  ou  que  Frédéric  II.  Les  hommes  d'action  ont  généra- 
lement dans  l'esprit  un  côté  trop  ferme,  trop  positif,  pour  ne  pas 
laisser  traîner  quelque  fil  aux  ailes  de  leur  muse;  exceptons  cepen- 
dant de  ce  jugement  le  grand  empereur.  Gelni-là  fut  un  poète  et, 
comme  l'a  si  bien  dit  un  critique  éminent,  —  M.  Villemain,  —  nous 
rencontrons  chez  lui  ce  qu'on  ne  trouverait  pas  même  chez  César: 
«  l'imagination  de  Tacite  colorant  la  pensée  de  Richelieu.  »  Denys  ne 
paraît  avoir  eu  ni  la  flamme  d'Eschyle,  ni  le  charme  d'Ânacréon.  Les 
Grecs,  à  mon  avis,  auraient  dû  cependant  lui  tenir  quelque  compte  de 
ce  goût  des  lettres  qui  sera  toujours  la  grâce  la  plus  séduisante  des 
souverains.  Si  l'on  ne  prenait  soin  d'encourager  ce  penchant,  il  est 
bien  peu  de  princes  qui  voudraient  s'y  abandonner,  car  il  est  assez 
rare  que  les  détenteurs  du  pouvoir,  «  ces  illustres  ingrats,  »  au 
dire  de  Voltaire,  aient  beaucoup  à  se  louer  de  leurs  relations  avec 
les  poètes  ou  avec  les  philosophes.  Dans  le  commerce  de  louanges 
qui  doit  forcément  s'établir  alors  entre  les  deux  amis,  ce  ne  sont  pas 
généralement  les  princes  qui  se  montrent  le  plus  exigeans.  Denys 

TOME  XXXV,  —  1879.  56 


882  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

ne  parvint  pas  à  satisfaire  Platon,  Frédéric  II  indisposa  Voltaire, 
Louis  XIV  eut  à  se  reprocher  la  mélancolie  qui  conduisit  Racine  au 
tombeau,  et  Alfonse  d'Esté  se  vit  obligé  d'envoyer  le  Tasse  à  l'hô- 
pital. N'importe!  malheur  aux  cours  qui  voudraient  retrancher  la 
science  et  la  poésie  de  leurs  fêtes  !  Malheur  aussi  peut-être  à  la 
science  et  à  la  poésie  qui  méconnaîtraient  ce  qu'elles  ont  souvent 
dû  à  l'élégance  et  à  la  critique  indulgente  des  cours  ! 

A  l'âge  de  soixante-trois  ans,  en  l'année  368  avant  Jésus-Christ, 
le  vieux  Denys  finit,  comme  devait  finir  Gromwell,  dans  l'amertume 
d'une  œuvre  inachevée.  Son  fils  Denys  le  Jeune  rouvrit  par  sa  non- 
chalance la  porte  à  toutes  les  compétitions  qu'avait  tenues  en  res- 
pect le  sceptre  de  fer.  La  Sicile  se  vit  de  nouveau  en  proie  à  la  plus 
sanglante  anarchie.  Un  ami  de  Platon,  un  beau- frère  de  Denys 
l'Ancien,  Dion,  fils  d'Hipparinns,  accourut  de  l'exil,  appelé  par  les 
mécontens.  Sur  les  cadavres  de  Zt,000  ciioyens  égorgés  en  un  jour, 
le  peuple,  réuni  en  assemblée  solennelle,  lui  décerna  l'autorité 
suprême;  les  mercenaires  que  Dion  avait  amenés  de  Zacinthe  ne 
ratifièrent  pas  ce  suffrage.  Le  guerrier  philosophe  tomba  sous  leurs 
coups  et,  durant  huit  années  encore,  les  factions  ennemies  se  dis- 
putèrent avec  un  acharnement  sans  exemple  les  lambeaux  de  la 
tunique  de  pourpre  que  personne  en  Sicile  n'était  plus  de  taille  à 
porter.  Les  Syracusains,  dans  leur  désespoir,  tournèrent  un  regard 
éperdu  vers  l'étranger  ;  ils  envoyèrent  demander  un  chef  à  Gorinthe. 
Le  sénat  corinthien  se  trouvait  lui-même,  en  ce  moment,  dans  un 
singulier  embarras.  Timoléon,  le  fils  de  Timenète,  venait  de  poi- 
gnarder sur  la  place  publique  son  frère  Timophane.  Timoléon  outra- 
geait ainsi  la  nature,  mais  il  sauvait,  paraît-il,  la  patrie,  si  la  patrie 
se  devait  confondre  avec  l'autorité  dévolue  au  sénat.  Timophane, 
en  effet,  «  flattait  notoirement  la  classe  indigente,  rassemblait  des 
armes,  s'entourait  des  gens  les  plus  mal  famés.  »  Ce  sont  là  les 
préludes  habituels  de  la  tyrannie,  car  la  tyrannie  ne  saurait  avoir 
la  naïveté  de  vouloir  séduire  les  classes  mêmes  dont  son  avènement 
ne  peut  que  ruiner  les  privilèges.  Cependant  comme  il  est  difficile 
de  laisser  le  soin  de  sauver  l'état  par  un  meurtre  à  toutes  les 
consciences  que  quelque  soupçon  plus  ou  moins  justifié  enflamme, 
le  sénat  hésitait  beaucoup  sur  le  parti  à  prendre.  Condamner  un 
ami  lui  semblait  bien  dur;  l'absoudre  pouvait  être  d'un  fâcheux 
exemple.  La  demande  des  Syracusains  arrivait  à  point  pour  épar- 
gner aux  juges  de  Corinthe  l'obligation  de  prononcer  dans  cette 
délicate  situation  leur  sentence.  Ils  décidèrent  que  le  meurtrier 
serait  envoyé  en  Sicile.  Me  fallait-il  pas  avoir  quelque  crime  à 
expier  pour  oser  descendre  dans  ce  gouffre? 

Quand  Etienne  Bàthori  entreprit  de  ramener  la  fortune  sous  les  dra- 


LA   MARINE   DE   SYRACUSE.  883 

peaux  de  la  Pologne,  il  n'eut  qu'à  faire  sonner  le  boute-selle  pour  voir 
la  plus  vaillante  noblesse  de  l'Europe  oublier  ses  divisions  et  accourir 
en  armes  au  champ  du  conseil.  Timoléon  acceptait  une  tâche  plus 
difficile.  On  lui  donnait  à  sauver  un  peuple  qui  n'avait  plus  d'armée 
et  dont  le  sol  se  montrait  plus  propre  à  enfanter  des  moissons  que  des 
soldats.  Il  y  eut  un  moment  où  Denys  le  Jeune,  entouré  de  ses  affîdés, 
régnait  dans  la  citadelle  de  Syracuse,  où  Hicétas  était  maître  des 
faubourgs,  les  Carthaginois  en  possession  du  grand  port,  Timoléon 
souverain  dans  la  campagne.  Celtes,  Ibères,  Liguriens,  Grecs  par- 
tagés entre  tous  les  camps,  s'abattaient  en  troupes,  comme  des  nuées 
d'oiseaux  voyageurs,  sur  la  pauvre  Sicile.  L'île  féconde  nourrissait 
et  dévorait  tout.  Carthage,  à  court  d'argent,  se  lassa  la  première. 
Dans  une  dernière  bataille  livrée  sur  les  bords  du  Crimèse,  elle 
avait  perdu  10,000  hommes,  laissé  A5,000  prisonniers  et  200  chars 
aux  mains  du  Corinthien;  en  l'année  339,  elle  traita.  Timoléon 
venait  d'achever  sa  tâche,  —  la  tâche  d'un  guerrier.  —  Comment 
se  fût-il  acquitté  de  la  mission  bien  autrement  épineuse  qui  allait 
lui  être  dévolue?  Par  quel  artifice  fût-il  parvenu  à  faire  vivre  en 
paix  toutes  ces  cités  rivales,  toutes  ces  factions  contraires,  aux- 
quelles le  départ  des  armées  de  Carthage  allait  rendre  le  loisir  de 
se  déchirer?  Je  ne  me  chargerai  pas  de  le  pressentir,  car  le  ciel 
épargna  au  héros  triomphant  la  délicate  épreuve;  Timoléon  mourut 
en  l'an  337.  Moissonné  à  temps,  il  descendit  au  tombeau  avec  toute 
sa  gloire  et  les  historiens  s'accordèrent  pour  lui  décerner  le  titre 
usurpé  de  pacificateur  de  la  Sicile. 

Celui  qui  pacifia  réellement  le  malheureux  royaume  de  Denys,  ce 
fut  un  potier.  Dépeuplée  par  la  guerre  et  par  les  proscriptions, 
Syracuse  plus  d'une  fois  eût  manqué  d'habitans,  si  l'on  n'eût  pris 
soin  de  lui  refaire,  par  des  appels  réitérés  du  dehors,  une  popula- 
tion. Timoléon,  entre  autres,  y  fit  entrer  jusqu'à  5,000  colons 
venus  de  Corinthe  ;  il  accorda  également  le  droit  de  cité  à  tous  les 
Sicihens  qui  consentiraient  à  s'y  établir.  Le  père  d'Agathocle, 
Carcinus,  originaire  de  Rhegium,  avait  été  admis  par  les  Cartha- 
ginois dans  la  ville  qui  fut  bâtie  non  loin  de  l'emplacement  et  pro- 
bablement à  l'aide  des  ruines  d'Himère.  Cet  Italien  nomade  profita 
de  l'occasion  pour  transporter  ses  pénates  et  son  industrie  à  Syra- 
cuse. Agathocle,  son  fils,  était  né  avec  toutes  les  qualités  qui  font 
les  aventuriers  heureux,  et  les  temps  étaient  alors  singulièrement 
propices  aux  aventures.  Dès  qu'il  eut  l'âge  d'homme,  il  laissa  là 
l'argile  et  la  roue  paternelles,  pour  courir  après  la  fortune. 

Dans  quelles  luttes  obscures,  par  quelle  succession  d'intrigues  et 
d'exploits  arriva-t-il  à  se  faire  peu  à  peu  sa  place  au  sein  d'une 
société  troublée  ?  L'histoire  ne  nous  le  dit  pas  bien  clairement.  C'é- 


8 SA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tait  l'heure  où  la  Grèce  s'ébranlait  tout  entière,  prête  à  se  jeter 
sur  l'Asie  :  le  monde  pendant  treize  ans  n'eut  d'oreilles  et  d'yeux 
que  pour  Alexandre;  ce  qui  se  passait  en  Sicile  avait  perdu  le  don 
de  l'intéresser.  Nous  savons  cependant,  que  doué  d'une  force  peu 
commune,  Agathocle,  à  une  époque  où  la  force  corporelle  jouait 
un  si  grand  rôle,  étonna  ses  contemporains  par  le  poids  insolite 
des  armes  avec  lesquelles  il  se  présenta  dans  le  rang.  Ce  bras  qui 
jusqu'alors  n'avait  pétri  que  de  la  terre  glaise,  eût  bandé  sans 
peine  l'arc  d'Ulysse  et  brandi  sans  effort  la  lance  de  Diomède  ou 
d'Ajax.  Agathocle  fut  nommé  chiliarque.  Dès  qu'on  est  colonel,  on 
peut  arriver  à  tout  pour  peu  que  les  révolutions  y  aident;  l'essen- 
tiel est  de  ne  pas  se  tromper  de  chemin.  L'ambitieux  potier  comprit 
du  premier  coup  celui  qu'il  devait  prendre.  La  faction  oligarchique, 
incessamment  terrassée,  se  relevait  toujours  obstinée  et  vivace. 
Agathocle  ne  se  laissa  point  abuser  par  cette  persistance  ;  l'avenir 
n'était  pas  de  ce  côté.  Ce  fut  dans  les  bras  de  la  démocratie  que 
dès  le  début  il  se  jeta.  Pour  défendre  sa  cause,  le  peuple  ne  pou- 
vait souhaiter  un  plus  vaillant  champion.  Agathocle  reçut  de  la  con- 
fiance populaire  le  commandement  de  l'armée  et,  avec  ce  comman- 
dement qui  déjà  donnait  tout,  les  pouvoirs  les  plus  absolus.  Le 
fils  de  Garcinus  devait  être  «  le  gardien  de  la  paix  jusqu'à  ce  que 
la  concorde  fût  parfaitement  rétablie.  »  Rétablir  la  concorde  dans 
une  cité  divisée  depuis  des  siècles  eût  peut-être  embarrassé  un 
légiste  :  Agathocle  trouva  la  chose  simple ,  —  il  supprima  les 
dissidens.  A  un  jour  donné,  les  portes  se  fermèrent,  les  soldats 
se  réunirent,  les  trompettes  sonnèrent  la  charge;  quatre  mille 
citoyens  «  qui  n'avaient  d'autre  tort  que  celui  d'être  les  plus 
influens,  »  furent  égorgés  par  les  troupes  chargées  de  la  mis- 
sion pacificatrice.  Plus  de  six  mille  à  qui  leur  effroi  sembla  don- 
ner des  ailes  réussirent  à  franchir  les  remparts  ;  ils  coururent  se 
réfugier  dans  Agrigente.  La  concorde  était  rétablie  à  Syracuse,  car 
il  n'y  restait  plus  que  les  meurtriers  et  leurs  complices.  Les  sept 
chefs  de  Thèbes  se  prêtèrent  jadis  un  mutuel  serment  en  plongeant 
leurs  bras  jusqu'au  coude  dans  le  sang  d'un  taureau:  les  septem- 
briseurs syracusains  trouvèrent  un  plus  sûr  moyen  de  cimenter  à 
jamais  leur  union.  Le  massacre  durait  depuis  deux  jours;  ils  le 
suspendirent  pour  organiser  méthodiquement  le  pillage.  Quand  les 
maisons  des  proscrits  furent  vides,  Agathocle  annonça  l'intention 
de  se  retirer  des  affaires.  Il  voulait  déposer  le  sceptre  et  la  chlamyde, 
vivre  désormais  en  simple  particulier,  sur  le  pied  d'une  parfaite 
égalité  avec  tous  les  citoyens.  Il  n'y  eut  qu'un  cri  dans  la  foule  : 
«  Agathocle  n'avait  pas  le  droit  d'abandonner  le  peuple  qu'il 
venait  d'arracher  à  la  servitude  ;  le  peuple  lui  imposerait  au  be- 


LA    MARINE    DE    SYRACUSE.  885 

soin  parla  force  le  fardeau  de  l'autorité  absolue.  Onle  contraindrait 
à  régner.  »  Agathocle  ploya  ses  épaules  sous  le  faix,  il  avait  modes- 
temeiit  quitté  la  chlamyde  de  pourpre;  il  la  reprit  sur  l'heure  aux 
applaudissemens  de  la  multitude.  La  dette  était  le  fléau  des  socié- 
tés antiques;  Agathocle  abolit  les  dettes  et  distribua  des  terres  aux 
indigens.  Quelle  humeur  morose  eût  pu  refuser  son  approbation  au 
nouveau  règne?  Nul  faste  d'ailleurs  n'environna  la  personne  du 
tyran;  un  souverain  populaire  n'a  pas  besoin  d'un  éclat  emprunté 
pour  rehausser  son  prestige;  point  de  gardes  non  plus  :  à  quoi 
auraient-ils  servi?  Le  fils  de  Carcinus  se  sentait  trop  bien  protégé 
par  ses  bienfaits.  Le  vieux  Denys,  sur  la  fin  de  ses  jours,  devint 
sombre  et  atrabilaire;  Agathocle,  jusqu'à  sa  dernière  heure, demeura 
un  tyran  jovial.  Nul  n'aimait  plus  que  lui  à  déposer  la  majesté  su- 
prême, à  faire  échange  de  joyeux  propos  et  de  fines  railleries.  Dans 
les  banquets,  dans  les  assemblées  publiques,  c'était  toujours  lui  qui 
se  montrait  le  bon  compagnon.  Il  excellait  à  mettre  les  rieurs  de 
son  côté,  plaisantant  agréablement  ses  adversaires,  les  contrefai- 
sant, provoquant  par  ses  gestes,  par  les  contorsions  de  son  visage, 
la  g  lîté  bruyante  de  la  foule.  Ce  n'est  pas  lui  qui  eût  passé  une 
sarisse  à  travers  le  corps  de  Clitus;  il  se  fût  contenté  de  le  larder 
de  coups  d'épingle.  La  multitude  avait  bien  rencontré  cette  ibis  le 
roi  qu'il  lui  fallait.  Aussi  le  garda-t-elie  durant  vingt-huit  années 
contre  toutes  les  levées  de  boucliers  des  mécontens.  Néron  fut 
moins  pleuré  et  Néron  probablement  mérita  moins  de  l'être.  Bien 
que  l'histoire  d'Agathocle  ne  puisse  être  pour  nous  que  la  résultante 
de  récits  contradictoires  et  de  témoignages  à  bon  droit  suspects, 
puisque  les  contemporains  qui  l'ont  écrite  furent  des  exilés  ou  des 
écrivains  enrichis  des  dépouilles  de  l'exil,  nous  nous  écarterons, 
je  crois,  bien  peu  de  la  vérité  en  admettant  qu'Agathocle  fut  à  la 
fois  «  un  général  habile,  entreprenant,  bravant  les  dangers  avec 
sang -froid,  »  et  un  souverain  a  non  moins  impie  envers  les  dieux 
que  cruel  envers  les  hommes.  »  Les  faits  parlent  plus  haut  que 
Timée  ou  Gallias,  et  toutes  les  déclamations  du  monde  n'y  sauraient 
rien  changer. 

E.    JCRIEN    DE    LA    GrAVIÈRE. 


LA  CONSTITUTION  INTÉRIEURE 


DE    LA    TERRE 


I.  On  the  j)robahle  Condition  ofthe  Interior  of  the  Earth,  a  lecture  by  sir  George  Airy, 
1878.  —  II.  Essai  sur  la  constitution  et  l'origine  du  système  solaire,  par  M.  Ed. 
Roche,  1873.  —  III.  Coup  d'oeil  historique  sur  la  géologie,  leçons  professées  au  Col- 
lège de  France,  par  M.  Charles  Sainte-Claire  Deville,  1878.  —  IV.  Les  Volcans  et 
les  Tremblemens  de  terre,  par  M.  K.  Fuchs  {Bibl.  scientifique  internationale),  1876. 


En  voyant  se  multiplier  de  jour  en  jour  les  découvertes  sur  la 
composition  et  l'état  physique  des  corps  célestes  les  plus  éloignés 
de  nous,  on  est  porté  à  se  demander  comment  il  se  fait  que  nous 
soyons  encore  si  mal  informés  de  la  constitution  intime  de  la  planète 
que  le  Créateur  nous  a  assignée  pour  séjour.  Les  puits,  les  mines 
ont  à  peine  entamé  la  croûte  solide  sous  laquelle  se  cachent  les 
mystères  de  l'abîme.  Les  notions  incertaines  et  confuses  que  nous 
avons  de  la  condition  probable  de  l'intérieur  du  globe  nous  sont 
fournies  par  des  analogies,  par  des  inductions  tirées  de  faits  qui 
s'observent  à  la  surface  terrestre  ou  dans  le  ciel.  Bien  peu  de 
lumière  nous  est  venu,  sur  cette  matière,  de  l'expérience  directe. 
C'est  que  les  entrailles  de  la  terre  ne  sont  pas  d'un  facile  accès  : 
quoi  qu'en  dise  le  poète,  on  ne  descend  pas  si  aisément  aux  enfers. 
Le  domaine  des  astres  nous  est  moins  fermé.  Depuis  près  de  deux 
siècles,  beaucoup  d'argent  a  été  dépensé  pour  la  construcûon  de 
télescopes  gigantesques  à  l'aide  desquels  on  a  pu  sonder  l'espace; 
aucune  tentative  n'a  été  faite  pour  aborder  directement,  en  vue 
d'une  exploni.tion  scientifique,  les  ténèbres  du  monde  souterrain. 
Les  mines  qui  ont  été  creusées  sur  tant  de  points  n'avaient  pour 
but  que  l'exploitation  des  richesses  minérales,  et  les  profondeurs 
qui  ont  été  atteintes  ne  dépassent  guère,  et  dans  des  cas  très  rares 
seulement,  un  millier  de  mètres.   C'est  à  peine  la  six-millième 


LA.   CONSTITUTION   INTÉRIEURE   DE   LA   TERRE.  887 

partie  du  chemin  qu'il  faudrait  faire  pour  aller  jusqu'au  centre  de  la 
terre:  ce  que  seraient  des  piqûres  d'un  millimètre  de  profondeur 
sur  une  sphère  de  13  mètres  de  diamètre,  grosse  comme  une  petite 
maison.  Malgré  cette  pénurie  de  données  positives,  il  ne  sera  peut- 
être  pas  sans  intérêt  de  résumer  l'état  de  nos  connaissances  sur 
cette  obscure  matière  et  de  montrer  par  quels  côtés  la  question 
devient  accessible  à  la  science. 


I. 

La  forme  extérieure,  la  figure  des  planètes  peut,  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  témoigner  de  leur  origine  et  de  leur  condition  actuelle. 
Ces  globes  légèrement  aplatis  qui  gravitent  autour  du  soleil  ont  dû 
s'arrondir  sous  l'empire  des  mêmes  lois  qui  façonnent  les  gouttes 
de  pluie  et  les  grains  de  plomb  :  on  ne  peut  se  défendre  de  penser 
que  ce  sont  des  spécimens,  dans  de  plus  vastes  proportions,  de  ces 
«  figures  d'équilibre  »  que  prennent  les  masses  liquides  a!)andon- 
nées  à  elles-mêmes,  par  l'effet  des  forces  intérieures  qui  assemblent 
et  lient  leurs  molécules.  Tous  ces  sphéroïdes  ont  été  sans  doute  ou 
sont  encore  des  gouttes  liquides,  et  des  gouttes  aplaties  par  suite 
de  leur  mouvement  de  rotation.  Newton  avait  deviné  l'aplatissement 
de  la  terre  en  partant  de  cette  idée  qu'elle  avait  dû  être  primitive- 
ment liquide;  car  la  force  centrifuge  qui  naît  de  la  rotation  tend  à 
renfler  l'équateur  aux  dépens  des  régions  polaires. 

Lorsqu'on  fait  tourner  une  fronde,  la  tension  de  la  corde  prouve 
que  la  pierre  qui  est  au  bout  fait  effort  pour  s'échapper;  elle  s'envole 
dès  que  la  corde  défaite  cesse  de  la  retenir.  De  même  il  arrive  par- 
fois que  des  meules  de  grès  que  l'on  fait  tourner  trop  vite  se  brisent 
sous  l'effort  de  la  force  centrifuge,  et  que  les  éclats  soient  lancés 
au  loin.  C'est  ainsi  que  les  particules  d'une  sphère  qui  tourne  sur 
elle-même  tendent  à  s'éloigner  de  l'axe  de  rotation,  et  cette  ten- 
dance centrifuge  croît  depuis  les  pôles,  où  elle  est  nulle,  jusqu'à 
l'équateur,  où  elle  atteint  son  maximum.  Sur  la  terre,  elle  a  pour 
effet  de  di.ninuer  la  pesanteur  :  les  corps  semblent  un  peu  moins 
lourds  sous  l'équateur  que  sous  les  cercles  polaires.  Concevons 
maintenant  la  terre  entièrement  liquide;  les  masses  équatoriales, 
chassées  par  la  force  centrifuge,  s'élèveront,  tandis  qu'une  dépres- 
sion se  produira  aux  deux  pôles.  Pour  le  comprendre,  il  faut  ima- 
giner un  siphon  dont  les  deux  branches,  partant  du  centre,  vont 
aboutir,  l'une  à  l'un  des  pôles,  et  l'autre  à  un  point  de  l'équateur; 
les  deux  colonnes  hquides  ne  pourront  être  en  équilibre  que  si  la 
colonne  équatoriale,  qui  contient  des  molécules  plus  légères  grâce 
à  la  force  centrifuge,  est  plus  longue  que  la  colonne  polaire,  où  se 
ti-ouvent  des  molécules  qui  n'ont  rien  perdu  de  leur  poids,  La 


888  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sphère  devient  un  sphéroïde  aplati.  On  peut  observer  cette  défor- 
mation en  faisant  tourner  rapidement  autour  d'un  axe  vertical  une 
sphère  d'argile  ou  des  cercles  d'acier  flexibles;  c'est  une  expérience 
qui  se  fait  dans  les  cours  de  physique.  L'aplatissement  du  sphé- 
roïde se  conserve  lorsque  la  masse  liquide  se  solidifie  d'une  manière 
pins  ou  moins  complète.  En  rapprochant  du  centre  les  deux  pôles 
tandis  qu'il  en  éloigne  les  points  de  l'équateur,  cet  aplatissement 
augmente  encore  l'écart  entre  l'intensité  de  la  pesanteur  à  l'équa- 
teur et  aux  pôles.  On  pourrait  constater  cet  écart  en  mesurant,  par 
la  tension  d'un  ressort,  le  poids  appâtent  d'un  même  kilogramme 
sous  les  diiïérentes  latitudes;  mais  un  moyen  plus  sûr  d'apprécier 
les  variations  de  la  pesanteur  est  fourni  par  les  oscillations  du  pen- 
dule, qui  sont  d'autant  plus  lentes  que  l'attraction  terrestre  est 
plus  faible.  L'astronome  Richer,  ayant  été  envoyé  à  Cayenne  en  1672 
pour  y  observer  la  planète  Mars,  avait  remarqué  qu'un  pendule 
réglé  a  Paris  retardait  à  Cayenne  de  deux  minutes  et  demie  par 
jour.  C'est  cette  observation,  d'abord  inexpliquée,  qui  fit  soupçonner 
à  Newton  que  la  terre  devait  être  un  sphéroïde  aplati. 

On  comprend  mahitenant  que  la  connaissance  exacte  de  la  figure 
de  la  terre  ait  une  grande  importance  au  point  de  vue  des  hypo- 
thèses qu'on  peut  faire  sur  la  constitution  intérieure  de  notre  pla- 
nète. La  géodésie,  —  cet  arpentage  en  grand,  qui  prend  ses  points 
de  repère  à  la  fois  sur  la  terre  et  dans  le  ciel,  —  n'a  pas  encore 
terminé  son  œuvre.  Depuis  l'abbé  Picard,  à  qui  nous  devons  la 
première  mesure  d'un  degré  du  méridien,  et  les  célèbres  voyages 
de  Bouguer  et  La  Condamine  au  Pérou,  de  Maupertuis  en  Laponie, 
qui  confirmèrent  l'aplatissement  du  globe,  de  grands  travaux  du 
même  ordre  ont  été  exécutes  dans  presque  toutes  les  parties  du 
monde;  l'association  géodésique  internationale,  constituée  depuis 
quelques  années,  s'occupe  de  les  relier  entre  eux,  de  les  compléter 
et  d'en  tirer  un  résultat  —  provisoirement  —  définitif.  Nous  sa- 
vons, avec  certitude,  que  la  figure  de  la  terre  ne  s'éloigne  pas 
beaucoup  d'une  sphère  parfaite,  car  l'aplatissement  qui  résulte  des 
mesures  géodésiques  est,  en  nombre  rond,  égal  à  j^,  d'où  il  suit 
que  le  rayon  équatorial  ne  surpasse  le  rayon  polaire  que  de  22  ki- 
lomètns.  Ce  nombre,  qui  représente  l'épaisseur  du  renflement 
équatorial,  égale  deux  fois  et  demie  la  hauteur  du  Gaurisankar, 
quatre  fois  et  demie  celle  du  Mont-Blanc;  mais  il  faut  toujours  avoir 
présent  à  lespritque,  sur  une  boule  de  13  mètres  de  diamètre,  les 
22  kilomètres  en  question  ne  produiraient  qu'une  inégalité  de 
2  centimètres,  qui  serait  tout  à  fait  imperceptible  pour  nos  yeux. 
De  même,  le  relief  naturel  du  sol  ne  donne  lieu  qu'à  des  irrégula- 
rités insignifiantes  :  les  Alpes  ou  l'Himalaya  seraient  figurés,  sur  la 
boule  de  13  mèlres,  par  des  saillies  de  quelques  millimètres  seu- 


LA    CONSTITUTION    INTERIEURE   DE  LA   TERRE.  889 

lement,  et  les  plus  grandes  profondeurs  océaniques  n'y  dépasse- 
raient pas  1  centimètre. 

Si  petites  que  soient  toutes  ces  inégalités  relativement  aux  di- 
mensions de  la  terre,  elles  ne  peuvent  échapper  à  l'observation, 
puisqu'elles  nous  apparaissent  sous  la  forme  de  montagnes  et  de 
vallées.  Néanmoins  la  recherche  de  la  véritable  figure  de  la  terre 
est  un  des  problèmes  les  plus  épineux  qui  soient,  dès  qu'il  s'agit 
de  sortir  des  approximations  dont  on  peut  se  contenter  dans  un 
traité  de  géographie.  Depuis  Newton,  on  avait  toujours  admis  que 
la  terre  était  un  ellipsoïde  de  révolution,  en  d'autres  termes  que  les 
méridiens  étaient  des  ellipses,  l'équateur  et  tous  les  parallèles  des 
cercles;  on  cherchait  seulement  à  déterminer,  une  fois  pour  toutes, 
l'ellipticité  propre  à  ces  méridiens,  et  supposée  partout  la  même. 
11  y  a  vingt  ans,  les  calculs  du  capitaine  Clarke,  fondés  sur  l'en- 
semble des  grandes  triangulations  qui  avaient  été  exécutées  jusqu'a- 
lors dans  les  dilTérentes  parties  du  monde,  conduisirent  à  cette 
conclusion  que  l'équatHur  lui-même  avait  une  forme  elliptique,  que 
les  méridiens,  par  conséquent,  étaient  des  ellipses  inégalement 
aplaties.  D'après  Clarke,  l'aplatissement  de  l'équateur  était  de  ~, 
c'est-à-dire  environ  dix  fois  plus  petit  que  l'aplatissement  moyen 
des  méridiens;  il  r;  piésentait  donc  une  dépression  de  2  kilomètres, 
et  cette  dépression  existait  sous  le  méridien  qui  passe,  à  l'est,  par 
l'archipel  de  la  Sonde  et  à  l'ouest  par  l'isthme  de  Panama,  tan- 
dis que  le  renflement  se  trouvait  sous  le  méridien  de  Vienne,  qui 
traverse  l'Europe  centrale  et  l'Afrique.  La  terre  était,  en  défi- 
nitive, un  ellipsoïde  à  trois  axes  inégaux;  et  ce  résultat  pouvait  à 
la  rigueur  se  concilier  avec  l'hypothèse  de  la  fluidité  primitive  de 
la  terre,  car  la  forme  en  question  est  comprise  parmi  les  figures 
d'équilibre  que  peut  prendre  un  liquide  en  rotation.  Toutefois,  en 
y  regardant  de  près,  on  trouve  que  les  calculs  de  Clarke  ont  pu  être 
fortement  influencés  par  des  anomalies  qui  existent  probablement 
dans  quelques-uns  des  réseaux  géodésiques  employés,  et  il  semble 
que  la  majorité  de  ceux  qui  ont  quelque  autorité  en  ces  matières 
soii  revenu'î  à  l'ellipsoïde  de  révolution. 

Lorsqu'on  dit  :  figure  de  la  terre,  on  entend  par  ces  mots  la 
forme  géoméirique  d'une  surface  idéale  qui  coïncide  avec  le  ni- 
veau moyen  de  la  mer  libre,  et  qu'on  prolonge  par  la  pensée  au- 
dessous  des  continens.  En  effet,  les  opérations  géodésiques  sont 
toujours  réduites,  par  le  calcul,  «  au  niveau  de  la  mer,  »  après 
que  les  altitudes  des  stations  ont  été  déterminées  par  des  nivelle- 
mens  qui  partent  du  htioral  le  plus  proche.  La  grande  difficulté, 
c'est  de  définir  exactement  ce  niveau  pour  une  siation  donnée. 
Longtemps  on  s'est  contenté  d'admettre  qu'en  un  point  quelcon- 
que du  globe  la  surface  idéale  de  la  mer  libre  était  une  surface 


890  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

horizontale^  en  d'autres  termes,  qu'elle  était  parallèle  au  niveau 
des  liquides  au  repos,  et  perpendiculaire  à  la  direction  du  fil  à 
plomb.  Mais  cette  définition  est  insuffisante,  comme  il  est  facile  de 
le  montrer.  La  verticale  apparente  indiquée  par  le  fd  à  plomb,  ou 
déterminée  au  moyen  du  niveau  d'eau,  du  bain  de  mercure,  etc., 
n'est  autre  chose  que  la  direction  effective  de  la  pesanteur,  qui  peut 
être  notablement  influencée  par  des  attractions  locales  dues  à  une 
distribution  irrégulière  des  masses  dont  le  sol  est  formé;  le  voisi- 
nage d'une  montagne  peut  faire  fléchir  le  fil  à  plomb  d'une  ma- 
nière très  sensible,  et  une  caverne  souterraine  peut  causer  une 
déviation  en  sens  opposé.  Concevons  maintenant  les  continens  dé- 
coupés par  un  réseau  de  canaux  qui  relient  toutes  les  mers  et  en 
fassent,  pour  ainsi  dire,  une  nappe  continue;  faisons  abstraction  des 
oscillations  périodiques  auxquelles  donnent  Ueu  les  marées  ;  cette 
nappe,  supposée  immobile,  qui  représente  le  niveau  moyen  de  la 
mer  libre,  offrira  des  intumescences  suivies  de  dépressions  par 
lesquelles  s'accuseront  les  influences  locales  qui  produisent  la 
déviation  du  fil  à  plomb.  L'attraction  des  continens  doit  causer  une 
surélévation  notable  du  niveau  de  la  mer  le  long  des  côtes  et  un 
abaissement  proportionnel  du  même  niveau  au  large.  Cette  influence 
des  continens  a  été  signalée  en  18/i2  par  M.  Saigey,  qui  trouve 
36  mètres  pour  l'exhaussement  probable  de  la  mer  sur  les  côtes 
de  l'Europe.  Sept  ans  plus  tard,  un  célèbre  physicien  anglais, 
M.  Stokes,  a  repris  celte  question  en  y  appliquant  toutes  les  res- 
sources de  l'analyse  mathématique  (1),  et  Philipp  Fischer,  en  1868, 
a  calculé  que  le  dénivellement  du  aux  attractions  des  masses  con- 
tinentales peut  aller  jusqu'cà  900  mètres.  Le  niveau  moyen  des  mers 
libres  est  donc,  selon  toute  probabilité,  une  surface  irrégulière- 
ment onlulée.  La  surface  idéale  ou  géométrique  de  la  terre  sera 
le  sphéroïde  régulier  qui  s'écarte  le  moins  possible  de  ce  niveau 
moyen,  dont  il  égalise  en  quelque  sorte  le  relief  accidentel. 

Les  triangulations  au  moyen  desquelles  on  mesure  les  arcs  ter- 
restres font  connaître  les  dimensions  et  la  configuration  de  ce  sphé- 
roïde par  la  comparaison  des  distances  mesurées  sur  le  terrain  avec 
les  amplitudes  angulaires  correspondantes  qui  se  déduisent  des 
latitudes  et  des  longitudes  astronomiques  des  stations.  La  partie 
la  plus  délicate  des  opérations  consiste  à  faire  la  part  des  attrac- 
tions locales  qui  inclinent  l'horizon  en  faussant  la  direction  du  fil 
à  plomb.  C'est  surtout  dans  les  triangulations  de  la  Russie  et  de 
l'Inde  que  cette  difficulté  s'est  fait  sentir.  Tandis  que,  dans  le  Gau- 

(1)  On  the  Variation  ofr/ravity  at  the  surface  of  the  Earth  [Cambr.  Philos.  Trans., 
1849j.  Borcnins  émet  des  idées  analogues  dans  un  mémoire  public  en  1843.  Tout 
récemment,  M.  Bcnazet  a  trouvé  137  mètres  pour  la  valeur  probable  de  l'exhaussement 
de  la  mer  dans  le  voisinage  des  côtes  du  Pérou. 


LA  CONSTITUTION  INTERIEURE  DE  LA  TERRE.        891 

case,  le  colonel  Ghodsko  a  constaté  des  déviations  de  5û  secondes, 
que  Schweitzer  a  trouvé  dans  les  environs  de  Moscou,  en  rase 
campagne,  des  déviations  de  8  et  de  9  secondes,  la  chaîne  de 
rilimalaya  n'a  paru  exercer  sur  le  fil  à  plomb  qu'une  action  insi- 
gnifiante au  lieu  de  la  forte  déviation  que  faisait  prévoir  la  théorie, 
—  comme  si  ces  montagnes  étaient  constituées  par  des  roches  plus 
légères  que  le  sol  de  la  plaine. 

Les  opérations  dont  il  vient  d'être  question  servent  à  déterminer 
la  figure  de  la  terre  par  les  angles  que  font  avec  l'axe  du  monde 
les  verticales  d'une  série  de  stations,  c'est-à-dire  les  directions  de 
la  pesanteur.  Un  autre  moyen  consiste  à  mesurer,  sur  un  grand 
nombre  de  points,  Y  intensité  de  la  pesanteur,  et  par  là  la  distance 
au  centre  de  la  terre,  en  comptant  les  oscillations  d'un  pendule  : 
ces  oscillations  s'accélèrent  quand  l'attraction  se  manifeste  avec 
plus  d'énergie,  quand,  par  conséquent,  l'observateur  se  trouve 
plus  près  du  centre.  Nous  avons  déjà  vu  que  Richer  avait  remar- 
qué ces  variations  du  pendule  lors  de  son  voyage  à  Gayenne,  et 
que  Newton  en  avait  fourni  l'explication.  Au  commencement  de  ce 
siècle,  Biot,  Sabine,  Kater,  Liitke,  Foster  et  d'autres,  ont  fait  de 
nombreuses  déterminations  de  ce  genre,  qui  ont  fourni  une  pré- 
cieuse vérification  des  résultats  de  la  géodésie  proprement  dite. 
Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  l'intensité  de  la  pesanteur  peut  être 
troublée  par  les  mêmes  causes  qui  en  altèrent  la  direction.  Une 
accumulation  locale  de  roches  très  denses  peut  augmenter  l'attrac- 
tion terrestre,  des  vides  peuvent  la  diminuer.  La  dénivellation  de 
l'Océan  dont  nous  avons  déjà  parlé,  qui  relève  le  niveau  des  eaux 
dans  le  voisinage  des  grands  continens  et  l'abaisse  au  large,  a 
évidemment  pour  effet  de  rapprocher  les  îles  du  centre  de  la  t<jrre, 
puisqu'elles  se  trouvent  ainsi  situées  dans  une  sorte  de  vallée  océa- 
nique. Cette  remarque  fait  comprendre  pourquoi  les  oscillations  du 
pendule  paraissent  éprouver  dans  beaucoup  d'îles  une  accélération 
autrement  inexplicable  (1). 

Les  perturbations  auxquelles  sont  ainsi  soumises  la  direction 
aussi  bien  que  l'intensité  de  pesanteur,  ont  du  moins  permis  de 
déterminer  la  densité  moyenne  de  la  terre.  Le  principe  de  la  mé- 
thode se  comprend  facilement.  Supposons  qu'on  ait  mesuré  la 
déviation  du  fil  à  plomb  dans  le  voisinage  d'une  montagne  isolée 
dont  il  soit  possible  d'évaluer  avec  quelque  précision  le  volume  et 
le  poids  :  la  grandeur  de  la  déviation  permettra  de  calculer  le  rap- 
port dans  lequel  la  masse  de  la  montagne  est  à  la  masse  de  la 
terre,  et,  les  volumes  des  deux  masses  étant  connus,  on  pourra 


(1)  A.  Fischer,  die  Gestalt  der  Erde  und  die  Pendelmessungen,  1876.  Voir  aussi 
Saigey,  Petite  Physique  du  globe,  Paris  1842,  t.  ii,  p.  138. 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  conclure  le  rapport  de  leurs  densités.  Un  calcul  analogue  pourra 
être  fait  lorsqu'on  aura  compté  les  oscillations  d'un  pendule  au 
sommet  et  au  pied  de  la  montagne.  En  transportant  le  pendule  au 
sommet,  on  s'éloigne  du  centre  de  la  terre  et  l'on  doit  perdre 
quelques  oscillations  par  jour;  mais  l'attraction  de  la  montagne 
compense  en  partie  la  diminution  de  pesanteur  qui  dépend  de 
l'altitude,  et  l'on  a  ainsi  le  moyen  de  comparer  sa  masse  à  celle  de 
la  terre. 

Bouguer,  dans  son  voyage  au  Pérou,  n'avait  point  négligé  d'ap- 
pliquer ces  méthodes.  Aidé  de  La  Gondamine,  il  avait  observé  la 
déviation  du  fd  à  plomb  sous  l'action  du  Chimborazo,  et  il  avait 
étudié  la  marche  de  son  pendule  sur  la  montagne  volcanique  de 
Pichincha  (dont  l'altitude  est  égale  à  celle  du  Mont-Blanc)  et  au 
niveau  de  la  mer.  Malheureusement  l'imperfection  des  instrumens, 
la  rigueur  du  climat,  la  violence  des  vents,  ne  permirent  pas  aux 
deux  astronomes  français  d'apporter  à  ces  observations  une  grande 
précision  ;  les  effets  qu'ils  s'étaient  proposé  de  constater  se  trou- 
vèrent beaucoup  plus  faibles  qu'on  ne  s'y  était  attendu,  et  Bouguer 
crut  devoir  en  conclure  que  les  montagnes  volcaniques  du  Pérou 
étaient  creuses  et  ne  représentaient  que  d'immenses  ampoules  vides 
à  l'intérieur.  En  répétant  ses  expériences  avec  toutes  les  précau- 
tions que  demandent  des  recherches  d'une  nature  aussi  délicate, 
on  pourrait  décider  si  l'insuffisance  de  ses  résultats  tient  à  des 
erreurs  d'observation,  ou  s'il  s'est  trouvé  réellement  en  présence 
d'un  phénomène  analogue  à  celui  qu'a  présenté  la  chaîne  de  l'Hi- 
malaya (1). 

La  méthode  de  Bouguer  a  été  utilisée  avec  un  plein  succès,  en 
177 h,  par  le  célèbre  astronome  anglais  Maskelyne.  Ce  dernier  avait 
choisi,  pour  ses  expériences,  le  mont  Shéballien  en  Ecosse;  c'est 
une  montagne  complètement  isolée,  dont  la  constitution  géologique 
est  connue  et  la  forme  peu  compliquée,  ce  qui  simplifie  les  calculs. 
Maskelyne  détermina  d'abord,  par  l'observation  des  étoiles  qui  pas- 
saient près  de  son  zénith,  les  latitudes  de  deux  stations,  prises 
Tune  au  sud  et  l'autre  au  nord  de  la  iiionlagne,  et  dont  la  distance 
horizontale,  mesurée  par  une  triangulation,  était  de  1,330  mètres. 
La  différence  des  deux  latitudes  astronomiques  fut  trouvée  égale 
à  43  secondes,  au  lieu  de  5/i",6,  que  donnait  la  distance  mesurée; 
l'excès  de  il", 6  représentait  la  somme  des  déviations  exercées  par 
le  Shéhallien  sur  ses  deux  faces  opposées.  Il  restait  à  relever  le 
relief  exact  de  la  montagne,  à  en  évaluer  le  volume,  la  densité,  le 

(1)  M.  Saigey  a  montré  qu'en  choisissant  parmi  les  observations  de  Bouguer  celles 
qui  paraissent  avoir  été  faites  dans  de  bonnes  conditions  et  en  évaluant  les  attrac- 
tions d'une  manière  plus  exacte,  on  trouve  pour  la  densité  de  la  terre  un  nombre  qui 
s'accorde  avec  celui  de  Maskelyne. 


LA   CONSTITUTION   INTERIEURE   DE   LA   TERRE.  893 

poids  total,  et  à  calculer,  à  l'aide  de  ces  élémens,  la  valeur  théo- 
rique de  rattraction  qu'elle  devait  exercer  sur  le  fil  à  plomb  aux 
deux  stations.  C'est  le  géologue  Hutton  qui  se  chargea  de  cette 
besogne  :  elle  prit  trois  années.  Le  résultat  de  ses  calculs  fut  que 
la  déviation  observée  s'expliquait  en  supposant  que  la  densité 
moyenne  de  la  montagne  était  à  celle  de  la  terre  comme  5  est  à  9. 
Hutton  adopta  d'abord  pour  la  densité  du  Shéhallien  le  nombre 
2,5  (c'est  à  peu  près  la  densité  du  grès  quartzeux);  dès  lors  la 
densité  moyenne  du  globe  était  4,5.  Plus  tard,  il  modifia  ces  chif- 
fres en  prenant  3,0  pour  la  densité  de  la  montagne  et  5, A  pour 
celle  de  la  terre.  L'étude  géologique  de  cette  montagne,  entreprise 
dans  la  suite  par  Playfair  et  lord  Webb  Seymour,  a  donné  pour  la 
densité  des  roches  qui  la  composent  un  chiffre  intermédiaire  entre 
ces  deux  évaluations,  par  lequel  la  densité  de  la  terre  devient  4,7. 

On  n'a  pas  songé  à  compléter  ces  expériences  par  l'observation 
du  pendule;  il  est  vrai  que  la  faible  élévation  du  Shéhallien 
(1,000  mètres)  ne  promettait  pas  un  effet  très  marqué.  Une  obser- 
vation de  ce  genre  a  été  faite  par  l'astronome  Carlini,  en  1821,  au 
sommet  du  Mont-Cenis  ;  elle  a  donné  pour  la  densité  du  globe  un 
nombre  voisin  de  celui  de  Maskelyne. 

En  185Zi,  M.  Airy  a  exécuté  une  expérience  analogue  au  fond  de 
la  mine  de  houille  de  Harton;  à  une  profondeur  de  1,220  pieds,  il 
fut  constaté  que  le  pendule  à  secondes  avançait  de  2  secondes  l  par 
jour.  On  en  conclut  que  la  densité  moyenne  du  globe  est  à  celle  de 
la  surface  dans  le  rapport  de  2,63  à  1,  et,  en  prenant  la  densité 
de  la  surface  égale  à  2,3,  celle  du  globe  devient  6,1. 

M.  Saigey  a  essayé  d'obtenir  la  densité  du  globe  par  la  dévia- 
tion du  fil  à  plomb  due  à  tout  un  continent,  en  calculant  la  dévia- 
tion théorique  de  la  verticale  pour  Evaux,  point  central  de  la 
France  et  l'une  des  stations  de  la  méridienne  de  Paris.  D'après  les 
calculs  de  Puissant,  il  existe  entre  la  latitude  astronomique  et  la 
latitude  géodésique  d'Evaux  une  différence  de  près  de  7  secondes, 
qui  semble  indiquer  que  l'attraction  de  la  portion  méridionale  de  la 
France,  qui  est  située  au  sud  du  parallèle  dEvaux,  l'emporte  sur 
l'attraction  de  la  portion  septentrionale.  Or  on  peut,  en  s'aidant 
d'une  bonne  carte  orographique,  calculer  les  hauteurs  moyennes 
du  sol  tout  autour  d'Evaux  jusqu'aux  Pyrénées,  aux  Alpes  et  aux 
mers  adjacentes,  puis,  avec  ces  hauteurs  moyennes,  calculer  la 
résultante  de  toutes  les  attractions  partielles  qui  sollicitent  le  fil 
à  plomb  à  Evaux.  M.  Saigey  a  trouvé  que,  pour  rendre  compte  de 
l'écart  constaté  par  Puissant  (qui  suppose  que  l'attraction  du  globe 
est  environ  trente  mille  fois  plus  grande  que  celle  de  toute  la 
France  sur  Evaux),  il  faut  que  la  densité  moyenne  de  la  terre  soit 
à  celle  du  sol  de  la  France  comme  1,7  est  à  l'unité.  Eu  prenant  2,5 


89â  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pour  la  densité  du  sol  (rapportée  à  celle  de  l'eau) ,  cela  donne 
A, 25  pour  la  densité  du  globe. 

L'entreprise  de  Maskelyne  peut  être  réduite  aux  proportions  d'une 
expérience  de  cabinet  :  on  peut  donc  peser  la  terre  sans  sortir  de 
chez  soi.  C'est  ce  qu'a  fait  pour  la  première  fois  l'illustre  Gavendish. 
Ce  fils  cadet  du  duc  de  Devonshire,  qui  sacrifiait  ses  espérances 
de  fortune  à  son  goût  pour  les  sciences,  avait  commencé  sa  carrière 
pauvrement  :  «  Ses  parens,  nous  dit  M.  Biot,  voyant  qu'il  n'était 
bon  à  rien,  le  traitèrent  avec  indifférence  et  s'éloignèrent  peu  à 
peu  de  lui.  »  11  s'en  dédommagea  en  devenant  un  des  premiers 
chimistes  de  son  temps,  et  lorsqu'il  fut  célèbre,  un  de  ses  oncles, 
qui  avait  été  général  outre -mer,  revint  à  point  nommé  pour  lui 
laisser  un  héritage  de  300,000  livres  de  rente.  11  laissa  lui-même, 
lors(iu'il  mourut  âgé  de  soixante-dix-sept  ans,  une  fortune  de  30  mil- 
lions. Gavendish  était  ainsi  «  le  plus  riche  de  tous  les  savans,  et  pro- 
bablement aussi  le  plus  savant  de  tous  les  riches.  » 

Gavendish  avait  reçu  de  H  y  de  Wollaston  un  appareil  que  ce  der- 
nier tenait  lui-même,  par  voie  d'héritage,  de  John  Michyll,  et  qui 
était  destiné  à  mesurer  le  poids  de  la  terre  par  l'attraction  que  deux 
grosses  boules  de  plomb  exerçaient  sur  deux  petites  boules  suspen- 
dues aux  deux  extrémités  d'un  levier  mobile.  Il  y  avait  certainement 
quelque  chose  d'inattendu,  de  bizarre,  dans  cette  idée  de  vouloir 
observer  l'attraction  d'une  boule  de  plomb,  qu'on  est  habitué  à  re- 
garder comme  une  masse  inerte,  —  de  vouloir  constater  de  visu  la 
part  infinitésimale  qu'elle  prend  à  l'œuvre  de  la  gravitation  univer- 
selle. On  y  réussit  pourtant.  Gavendish  perfectionna  l'appareil  de 
Michell  en  y  appliquant  le  principe  de  la  fameuse  balance  de  tor- 
sion de  Goulomb,  —  la  torsion  d'un  fil  opposée  comme  force  modé- 
ratrice à  l'attraction  qui  agit  sur  un  levier  porté  par  ce  fil. 

Ses  expériences  furent  communiquées  à  la  Société  royale  de 
Londres  en  1798.  Voici,  en  deux  mots,  comment  se  faisaient  les 
observations.  Un  levier  horizontal  de  sapin  était  suspendu  à  un  fil 
métalhque  fixé  au  plafond  d'une  chambre  fermée;  à  ses  deux  ex- 
trémités, il  portait  deux  petites  balles  et  deux  lames  d'ivoire  sur 
lesquelles  étaient  tracées  des  divisions;  deux  lunettes,  enchâssées 
dans  les  murs  de  la  chambre  et  dirigées  sur  ces  divisions,  permet- 
taient de  suivre  du  dehors  tous  les  mouvemens  du  levier.  Enfin 
deux  grosses  boules  de  plomb,  pesant  chacune  158  kilogrammes  et 
soutenues  par  une  règle  tournante,  pouvaient  à  volonté  être  éloi- 
gnées ou  rapprochées  des  deux  balles  par  un  mécanisme  que  l'on 
manœuvrait  encore  de  l'extérieur.  Or  toutes  les  fois  qu'on  les  rap- 
prochait des  petites  balles,  on  voyait  celles-ci  obéir  à  l'attraction 
des  masses  de  plomb;  elles  se  dé[)laçaient,  puis  oscillaient  autour 
d'une  nouvelle  position  d'équilibre  où  la  réaction  de  torsion  du  fil 


LA   CONSTITUTION   INTERIEURE   DE  LA   TERRE.  895 

balançait  rattraction  des  grosses  boules.  En  soumettant  au  calcul 
les  résultats  de  ces  expériences,  on  a  pu  estimer  la  force  d'attrac- 
tion des  boules  par  rapport  à  la  pesanteur;  de  là  il  est  facile  de 
déduire  le  rapport  dans  lequel  la  masse  des  boules  est  à  celle  de 
la  terre,  et  par  suite  la  densité  de  la  terre  comparée  à  celle  du  plomb. 
En  définitive,  Cavendish  trouva  b,liS  pour  la  densité  de  la  terre, 
celle  de  l'eau  étant  prise  comme  unité  (1). 

Les  expériences  de  Cavendish  ont  été  répétées  par  F.  Reich,  à 
Freiberg,  à  deux  reprises,  en  1837  et  en  18Zi9,  puis  à  Londres,  en 
18Zi2,  par  Francis  Baily,  sous  les  auspices  de  la  Société  astrono- 
mique. Reich  trouva  des  nombres  peu  différens  de  celui  de  Mas- 
kelyne  {b,fih  et  5,58);  le  résultat  de  Baily  fut  un  peu  plus  fort 
(5,  67).  Baily  avait  perfectionné  l'appareil  de  Cavendish  sous  plu- 
sieurs rapports,  il  avait  varié  le  diamètre  et  la  nature  des  petites 
balles  en  faisant  usage  de  balles  de  platine,  de  plomb,  de  laiton, 
de  zinc,  de  verre  et  d'ivoire.  Le  nombre  auquel  il  s'était  arrêté 
était  la  moyenne  de  plus  de  deux  mille  expériences;  néanmoins 
il  ne  mérite  pas  une  grande  confiance,  car  les  résultats  sont  affectés 
d'erreurs  systématiques  dont  la  cause  est  restée  longtemps  inex- 
pliquée. 

Il  valait  la  peine  de  reprendre  la  question  avec  toutes  les  res- 
sources de  la  science  moderne.  C'est  ce  qu'ont  fait  récemment  deux 
physiciens  français,  MVL  A.  Cornu  et  J.  Baille.  Leurs  expériences, 
commencées  en  1870,  ont  déjà  fait  l'objet  de  plusieurs  communi- 
cations intéressantes  à  l'Académie  des  sciences.  Les  appareils  sont 
installés  dans  une  des  caves  de  l'Ecole  polytechnique;  ils  sont  beau- 
coup plus  petits  que  ceux  de  Cavendish  et  de  Baily,  car,  d'après 
une  heureuse  remarque  de  MM.  Cornu  et  Baille,  on  a  tout  avan- 
tage, au  point  de  vue  de  la  déviation  qu'on  veut  obtenir,  à  réduire 
les  dimensions  des  appareils.  On  a  donc  pu  réduire  à  12  kilo- 
grammes la  masse  attirante,  qui  est  formée  par  du  mercure  con- 
tenu dans  deux  sphères  creuses  de  fonte  de  0'",12  de  diamètre; 
par  aspiration,  on  fait  passer  le  mercure  de  l'une  des  sphères  dans 
l'autre,  de  manière  à  doubler  l'effet  de  l'attraction ,  et  ce  dépla- 
cement s'obtient  sans  choc  ni  trépidations  (2).  Le  levier  de  la  ba- 

(1)  L'écart  assez  considérable  qui  existe  entre  ce  nombre  et  celui  fourni  par  les  obser- 
vations de  Maskelyne  engagea  Huttcm,  alors  fort  avancé  en  âge,  à  refaire  en  entier  le 
calcul  des  expériences  de  Cavendish.  «  Je  ne  pouvais,  dit-il,  avoir  confiance  dans  ces 
résultats  sans  répéter  tout  le  calcul.  Cependant,  après  une  longue  vie  dépensée  en 
recherches  abstraites  de  tous  les  jours  depuis  l'âge  de  dix  ans,  ayant  maintenant 
quatre-vingt-quatre  ans  et  me  trouvant  accablé  d'infirmités,  je  pensais  qu'on  m'excu- 
serait de  reculer  devant  ce  travail.  Mais  je  n'eus  pas  de  repos  que  je  ne  me  fusse  moi- 
même  attelé  à  la  besogne.  »  Hutton  découvrit  une  foule  de  petites  erreurs  de  calcul, 
et  il  trouva  5,31  pour  la  densité  cherchée. 

(2)  Dans  les  dernières  expériences,  le  nombre  des  sphères  a  été  doublé. 


896  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lance  de  torsion  est  un  petit  tube  d'aluminium  de  0",50  de  lon- 
gueur, qui  porte  à  ses  deux  extrémités  deux  boules  de  cuivre  pe- 
sant chacune  109  grammes;  un  miroir  plan  fixé  en  son  milieu 
permet  d'observer  avec  une  lunette  l'image  d'une  échelle  horizon- 
tale placée  à  une  distance  de  5  ou  6  mètres.  Le  moindre  mouve- 
ment du  levier  est  ainsi  révélé  par  un  déplacement  des  divisions  de 
l'échelle.  Le  temps  d'une  oscillation  double  du  levier  est  d'environ 
7  minutes.  Les  phases  de  ces  oscillations  sont  enregistrées  électri- 
quement. 

Le  mérite  principal  de  ce  travail  consiste  dans  une  étude  appro- 
fondie de  toutes  les  causes  de  perturbation  qui  pourraient  intro- 
duire des  erreurs  dans  les  expériences  de  cette  nature;  aussi  le 
résultat  définitif  pourra-t-il  être  accepié  avec  confiance.  Le  chiffre 
trouvé  jusqu'ici  est  5,56.  Ajoutons  que  MM.  Cornu  et  Baille  ont 
découvert  la  cause  d'erreur  qui  a  fait  trouver  à  Baily  des  nombres 
trop  grands;  en  corrigeant  l'erreur  systématique  de  ses  expé- 
riences, il  est  probable  qu'on  trouvera  un  nombre  peu  différent 
de  5,55. 

En  résumé,  la  densité  moyenne  de  la  terre  paraît  donc  être  cinq 
fois  et  demie  celle  de  l'eau;  elle  est  double  de  la  densité  à  la  sur- 
face, qui  ne  diffère  pas  beaucoup  de  "2,5.  11  s'ensuit  qu'il  doit  y 
avoir,  dans  l'intérieur  de  la  terre,  des  masses  très  lourdes  dont 
l'excès  de  densité  compense  le  défaut  de  densité  des  roches  super- 
ficielles. Gela  n'a  rien  de  surprenant,  car  les  fortes  pressions 
que  supportent  les  couches  profondes  doivent  nécessairement  en 
augmenter  la  densité  naturelle.  Mais  quelle  est  la  loi  suivant  laquelle 
la  densité  augmente  de  la  surface  au  centre?  Legendre  avait  ima- 
giné une  loi  assez  simple,  adoptée  aussi  par  Laplace,  d'après 
laquelle  on  aurait  pour  la  densité  à  la  surface  2,5,  au  milieu  du 
rayon  8,5  et  au  centre  11,3,  en  supposant  la  densité  moyenne  égale 
à  5,5.  Une  loi  différente,  à  laquelle  M.  Ed.  Roche  est  parvenu  en 
partant  de  considérations  théoriques,  donnerait  pour  la  densité  à  la 
surface  2,1,  au  milieu  du  rayon  8,5,  et  au  centre  10,6  (1).  Cette 
concordance  de  résultais  déduits  d'hypothèses  très  différentes 
montre  que  l'indétermination  du  problème  est  assez  limitée  ;  en 
adoptant  les  résultats  de  M.  Roche  comme  les  plus  vraisemblables, 
nous  pouvons  dire  que  la  densité  moyenne  du  globe  est  à  peu  près 
double  de  la  densité  à  la  surface,  et  la  densité  au  centre  double 
de  la  densité  moyenne.  Les  couches  centrales  ont  une  densité  voi- 
sine de  celle  du  plomb. 


(i)  Le  rapport  de  la  densité  moyenne  du  globe  à  la  densité  de  la  surface  est,  dans 
l'hypothèse  de  Logendre,  2,2,  et  dans  l'hypothèse  de  M.  Roche,  2,G;  l'expérience  de 
M.  Airy,  citée  plus  haut,  a  donné  2,63. 


LA    CONSTITUTION   INTÉRIEURE   DE   LA   TERRE.  897 


II. 

L'existence  d'une  température  élevée  dans  les  couches  profondes 
de  la  terre  est  un  fait  dont  il  n'est  plus  permis  de  douter,  bien  que 
la  loi  suivant  laquelle  la  chaleur  augmente  à  mesure  qu'on  descend 
au-dessous  de  la  surface  soit  encore  loin  d'être  exactement  connue. 
Le  père  Kircher,  au  xvii  siècle,  parle  déjà  de  la  chaleur  souter- 
raine, qui  se  fait  sentir  au  fond  des  mines  (1).  Boerhave  et  Boyle 
mentionnent  également  des  observations  concernant  la  chaleur  qui 
règne  dans  les  profondeurs  du  sol.  Cependant  c'est  seulement  en 
1740,  —  près  d'un  siècle  et  demi  après  l'invention  du  thermo- 
mètre, —  qu'une  tentative  sérieuse  est  faite  pour  mesurer  cette 
chaleur;  elle  est  due  à  Gensanne,  directeur  des  mines  de  plomb  de 
Giromagny  (Vosges),  qui  descend  un  thermomètre  dans  des  profon- 
deurs dépassant  ZiOO  mètres  et  constate  que  la  température  s'élève 
en  moyenne  de  1  degré  pour  19  mètres.  Vers  la  fm  du  siècle, 
Horace  de  Saussure,  voulant  vérifier  si  la  chaleur  propre  du  globe 
peut  contribuer  à  la  fusion  des  glaciers,  fait  une  expérience  du 
même  genre  dans  les  salines  de  Bex,  où  il  trouve  une  augmentation 
de  1  degré  pour  37  mètres.  Depuis  cette  époque,  les  expériences 
se  sont  multipliées  ;  il  suffira  d'en  citer  les  plus  importantes. 

Gordier,  dans  son  célèbre  Essai  sur  la  température  de  l' intérieur 
de  la  terre,  qu'il  lut  à  l'Académie  des  sciences  dans  le  courant  de 
l'année  1827,  a  réuni  les  travaux  de  ses  devanciers  et  les  résultats 
qu'il  avait  obtenus  lui-même  dans  quelques  mines.  Il  avait  trouvé, 
dans  les  mines  de  Carmaux  (Tarn),  une  augmentation  de  1  degré 
pour  36  mètres,  pour  19  mètres  dans  les  mines  de  Littry  (Calva- 
dos), pour  15  mètres  à  Decize  (iNièvre).  Le  chiffre  moyen  auquel  il 
s'arrête  est  de  1  degré  pour  25  mètres.  Il  conclut  de  ces  observa- 
tions qu'à  une  profondeur  de  quelques  centaines  de  kilomètres,  on 
rencontrerait  une  chaleur  de  100  degrés  du  pyromètre  de  Wedg- 
wood,  qui  suffit  à  faire  fondre  toutes  les  laves. 

Pour  arriver  à  des  résultats  dignes  de  confiance,  il  ne  faut  passe 
contenter  d'observer  la  température  de  l'air  au  fond  de  la  mine, 
ou  celle  des  eaux  qui  pénètrent  dans  les  galeries,  il  faut  enfoncer 
les  thermomètres  dans  des  cavités  percées  dans  la  roche  vive,  et 
les  y  laisser  un  temps  suffisant  pour  qu'ils  prennent  la  température 
du  milieu  ambiant.  En  effet,  les  courans  d'air  qui  s'établissent  dans 
les  mines  en  abaissent  d'.ordinaire  la  température,  surtout  lorsqu'ils 

(Ij  Mundus  subtenaneus,  166i,  t.  ii. 
TOME  XXXV.  —  1879.  57 


898  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

produisent  une  évaporation  active  de  l'humidité  des  parois;  c'est 
ainsi  qu'il  arrive  que,  dans  quelques  mines,  la  température  de  l'air 
reste  inférieure  à  la  température  moyenne  qui  règne  à  la  surface 
(comme  dans  les  carrières  de  Maestricht).  L'échauffement  dû,  à  la 
présence  des  ouvriers  peut  compenser  cet  effet  dans  une  certaine 
mesure  :  on  a  calculé  que  dix  ouvriers,  munis  chacun  d'une  lampe, 
pourraient  échauffer  de  1  degré  l'air  contenu  dans  une  galerie  de 
/i,650  mètres  de  longueur,  ayant  2  mètres  de  haut  sur  1  mètre  de 
large.  Quant  aux  eaux  que  l'on  trouve  dans  les  galeries,  il  est  clair 
qu'elles  ne  peuvent  en  faire  connaître  la  véritable  température  que 
si  elles  y  ont  séjourné  quelque  temps,  car  les  eaux  d'infiltration  qui 
arrivent  de  la  surface  ou  les  eaux  de  source  qui  montent  d'une 
certaine  profondeur  peuvent  être  ou  plus  chaudes  ou  plus  froides 
que  les  roches  qui  leur  livi'ent  passage.  Le  plus  sûr  est  donc  de 
déposer  les  thermomètres  dans  des  excavations  pratiquées  dans  les 
parois  de  la  mine;  encore  faut-il  se  placer  dans  l'angle  du  front  de 
taille,  c'est-à-dire  choisir  la  roche  fraîchement  entamée,  qui  n'a 
pas  encore  eu  le  temps  de  se  refroidir  au  contact  de  l'air.  Gordier 
perçait  des  trous  de  0"\65  ;  Reich,  qui  organisa  dans  les  mines  de 
l'Erzgebirge  un  vaste  ensemble  d'observations,  faisait  forer  la  roche 
jusqu'à  un  mètre  de  profondeur;  il  se  servait  de  thermomètres 
construits  spécialement  pour  cet  usage,  dont  la  tige  très  longue 
dépassait  l'orifice  du  trou,  qu'on  bouchait  avec  du  sable.  Ces  expé- 
riences ont  été  poursuivies,  de  1830  à  1832,  dans  vingt  mines  dif- 
férentes, représentant  une  surface  de  plusieurs  lieues  carrées.  Les 
thermomètres  étaient  échelonnés,  autant  que  possible,  sur  une 
même  ligne  verticale,  à  des  profondeurs  variant  de  20  à  350  mètres  ; 
on  en  relevait  les  indications  deux  ou  trois  fois  par  semaine.  La 
discussion  de  ces  observations  a  donné  Zi2  mètres  pour  la  profon- 
deur qui  correspond  à  une  augmentation  de  1  degré  centigrade  (1). 
Dans  les  mines  de  l'Oural,  en  Sibérie,  Kupffer  constata  une  aug- 
mentation bien  plus  rapide  (1  degré  pour  20  mètres),  tandis  que 
les  observations  faites  dans  les  mines  de  la  Prusse  donnent  un 
accroissement  moyen  beaucoup  plus  lent  (1  degré  pour  57  mètres, 
d'après  Gerhard).  Les  résultats  isolés  présentent  des  divergences 
encore  bien  plus  fortes.  Il  semble  d'ailleurs  prouvé  que  la  chaleur 
s'accroît  plus  vite  dans  les  houillères  que  dans  les  gisemensde  mé- 
taux, dans  les  filons  de  cuivre  plus  que  dans  l'étain,  dans  les  roches 
métallifères  en  général  plus  que  dans  les  schistes,  et  dans  ces  der- 
niers plus  que  dans  le  granit.  Ces  différences  tiennent  sans  doute  à 
la  facilité  plus  ou  moins  grande   avec  laquelle  ces  terrains  condui- 

(1)  On  ne  compare  que  les  observations  faifes  à  partir  d'une  certaine  profondeur 
(20  mètres)  où  la  température  ne  varie  plus  avec  les  saisons. 


LA   CONSTITUTION   INTERIEURE   DE  LA   TERRE.  899 

sent  la  chaleur,  peut-être  aussi  à  des  phénomènes  chimiques  dont 
ils  sont  encore  le  siège. 

Il  faut  dire  aussi  que,  dans  beaucoup  de  cas,  le  taux  de  la  pro- 
gression, loin  d'être  uniforme,  semble  se  ralentir  à  mesure  qu'on 
arrive  à  des  profondeurs  plus  grandes.  C'est  ainsi  que,  d'après  Fox, 
l'ensemble  des  observations  recueillies  dans  les  mines  de  Cor- 
nouailles  et  du  Devonshire  donnerait  une  dilïérence  de  1  degré 
centigrade  pour  15  mètres  à  une  profondeur  d'environ  100  mètres, 
et  pour  /il  mètres  lorsqu'on  arrive  à  350  mètres.  Ce  ralentissement 
est  aussi  très  sensible  dans  le  fameux  puits  de  Tcherguine,  à 
Yakoutsk,  lequel  a  été  creusé  dans  un  terrain  entièrement  gelé. 
Commencé  en  1828,  aux  frais  d'un  négociant  nommé  Fédor  Tcher- 
guine, qui  espérait  qu'on  rencontrerait  l'eau  à  une  profondeur  de 
10  mètres,  ce  puits  avait  été  en  trois  ans  poussé  à  35  mètres  sans 
qu'on  fût  sorti  de  la  terre  glacée,  et  on  allait  renoncer  à  continuer 
les  travaux  si,  fort  heureusement  pour  la  science,  l'amiral  Wrangel, 
de  passage  à  Yakoutsk,  n'eût  fait  comprendre  au  propriétaire  l'in- 
térêt que  pouvait  présenter  cette  entreprise  au  point  de  vue  de  la 
physique  du  globe.  On  continua  donc  à  creuser  pendant  six  années 
encore,  et  l'on  atteignit  ainsi  la  profondeur  de  116  mètres;  la 
terre  y  était  toujours  gelée,  et  les  travaux  furent  définitivement 
arrêtés  en  1837;  on  se  contenta  de  couvrir  le  puits  avec  soin.  En 
iSl\li,  Middendorf  eut  l'occasion  de  le  visiter  et  d'y  faire  une  série 
d'observations  thermométriques,  d'après  lesquelles  la  température 
moyenne  est  de  —  11°, 2  à  une  profondeur  de  2  mètres;  de  —  à°,S 
à  60  mètres  ;  de  —  3%0  au  fond  du  puits  (à  116  mètres).  On  voit 
qu'elle  augmente  d'abord  de  6%A,  puis  de  1%8  seulement  pour 
60  mètres. 

Les  observations  qu'on  a  pu  faire  dans  les  puits  artésiens  ont 
donné  des  résultats  analogues,  c'est-à-dire  tout  aussi  discordans 
quant  au  taux  de  la  progression.  Le  chiffre  moyen  fourni  par  vingt- 
sept  puits  artésiens  de  Vienne  serait,  d'après  Spasky,  de  1  degré 
pour  20  mètres.  Les  expériences  très  précises  que  le  physicien  Ma- 
gnus  a  instituées  en  1831,  à  Riidersdorf,  près  de  Berlin,  à  l'occa- 
sion du  forage  d'un  puits  artésien,  ont  donné  le  même  résultat.  Mais 
à  Pregny,  près  de  Genève,  MM.  de  la  Rive  et  Marcet  ont  trouvé 
32 mètres  pour  la  profondeur  qui  correspond  à  une  augmentation 
de  1  degré  centigrade  (le  puits  a  été  poussé  jusqu'à  220  mètres). 

Ce  chiffre  représente  assez  exactement  le  taux  moyen  de  l'accrois- 
sement de  la  température,  tel  qu'il  résulte  des  sondages  thermo- 
métriques exécutés  dans  les  puits  artésiens  :  en  effet,  Walferdin 
a  trouvé  un  accroissement  de  1  degré  pour  chaque  31  mètres  dans 
le  puits  artésien  de  l'École- Militaire  à  Paris,  dans  celui  de  Saint- 
André  (Eure),  dans  le  puits  de  Grenelle,  et  beaucoup  d'autres  puits 


900  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ont  donné  des  chiffres  compris  entre  30  et  35  mètres  pour  la  dif- 
férence de  niveau  qui  correspond  à  une  augmentation  de  1  degré. 
Il  suffit  d'ailleurs  de  constater  que  l'eau  qui  s'échappe  des  puits 
de  Grenelle  (548  mètres)  et  de  Passy  (570  mètres)  est  à  la  tempé- 
rature d'environ  28  degrés,  tandis  que  la  température  moyenne  de 
Paris  est  de  10°, 6,  pour  en  conclure  que  cette  eau  emprunte  aux 
couches  profondes  du  sol  un  peu  plus  de  17  degrés,  ce  qui  fait  à 
peu  près  1  degré  pour  32  mètres.  Les  forages  beaucoup  plus  pro- 
fonds de  Neusalzwerk,  près  Minden,  en  Prusse  (700  mètres),  et  de 
Mondorf,  dans  le  grand-duché  de  Luxembourg  (730  mètres),  ont 
donné  aussi  une  différence  de  1  degré  pour  30  ou  31  mètres. 

La  comparaison  des  températures  notées  par  Walferdin,  près 
du  Creuzot,  au  fond  d'un  trou  de  sonde  de  816  mètres  de  profon- 
deur et  dans  un  puits  voisin,  de  55/i  mètres  (38°, 3  et  27%2),  pour- 
rait faire  croire  qu'à  ces  profondeurs  l'accroissement  est  plus  ra- 
pide que  près  de  la  surface  du  sol,  puisque  la  différence  observée 
est  de  il  degrés  pour  262  mètres,  ce  qui  donne  1  degré  pour 
23™,6.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  des  puits  très  voisins  peu- 
vent donner  des  résultats  notablement  différens  :  à  Naples,  d'après 
M.  Mallet,  deux  puits  artésiens  très  profonds,  creusés  à  1,600  mè- 
tres de  distance  l'un  de  l'autre,  donnent  respectivement  /i5  et 
109  mètres  pour  la  profondeur  qui  correspond  à  1  degré  de  chaleur 
supplémentaire.  Enfin  les  expériences  thermométriques  qui  ont  été 
faites  en  1876  par  M.  Mohr,  dans  un  puits  de  /i,000  pieds  de  pro- 
fondeur, percé  à  travers  un  roc  de  sel  à  Speremberg,  près  de  Ber- 
lin, ont  conduit  ce  physicien  à  admettre  que  le  taux  de  la  progres- 
sion se  ralentit  sensiblement  à  mesure  qu'on  descend  au-dessous 
de  la  surface,  conclusion  conforme  à  celle  que  Fox  avait  déduite  des 
observations  faites  dans  les  houillères  anglaises.  M.  Mohr  a  cru  re- 
marquer que,  depuis  700  pieds,  où  le  thermomètre  marquait 
19°, 6  cent.,  jusqu'à  3,300  pieds,  où  il  marquait  /i6'',0,  la  diffé- 
rence de  température  correspondant  à  une  différence  de  100  pieds 
diminuait  d'une  manière  régulière,  de  telle  sorte  qu'en  continuant 
le  sondage,  on  n'aurait  plus  trouvé,  au  delà  de  5,000  pieds,  qu'un 
accroissement  à  peine  sensible.  Mais  M.  A.  Boue,  qui  a  vivement 
contesté  les  conclusions  de  M.  Mohr,  a  fait  observer  avec  raison 
que  les  eaux  d'infiltration  ont  pu  abaisser  considérablement  la 
température  des  couches  profondes,  ce  qui  suffirait  pour  expliquer 
le  ralentissement  constaté  par  M.  Mohr. 

On  emploie  pour  ces  sortes  de  recherches  les  thermomètres  à 
déversement,  dont  le  réservoir  se  vide  en  débordant  à  mesure  que 
la  température  s'élève  ;  le  mercure  resté  dans  la  boule  fait  connaître 
le  maximum  qui  a  été  atteint.  C'est  là  le  principe  du  ihermomètre 
à  maxima  de  Walferdin,  du  géotJiermomùtre  de  Magnus,  etc.  Des 


L\    CONSTITUTION   INTÉRIEURE    DE    LA    TERRE.  901 

thermomètres  à  minima,  d'une  construction  différente,  servent  à 
déterminer  la  température  des  profondeurs  océaniques,  qui  sont 
généralement  plus  froides  que  la  surface.  Les  nombreux  sondages 
qui  ont  été  exécutés  depuis  quelques  années  par  les  expéditions 
scientifiques  anglaises  ont  mis  hors  de  doute  ce  fait,  que  le  fond 
de  la  mer  est  partout  à  une  température  peu  différente  de  zéro,  et 
ce  phénomène  s'explique  en  admettant  que  les  eaux  froides  sont 
entraînées  au  fond  par  leur  poids  spécifique,  tandis  que  les  eaux 
réchauffées  par  le  soleil,  et  dilatées  par  la  chaleur,  restent  à  la 
surface.  En  faisant  abstraction  du  trouble  que  les  courans  d'eaux 
chaudes  tels  que  le  Gulfstream  apportent  dans  la  distribution  nor- 
male des  températures,  on  peut  donc  dire  que  le  lit  de  l'Océan  est 
recouvert  d'une  eau  glacée.  Le  fond  des  lacs  d'eau  douce  est  muins 
froid,  parce  que  l'eau  douce  a  un  maximum  de  densité  à  h  degrOs  :  il  en 
résulte  que  les  masses  liquides  qui  possèdent  cette  température  sont 
entraînées  au  fond,  tandis  que  les  eaux  plus  chaudes  ou  plus  froides 
montent  vers  la  surface.  En  résumé,  la  partie  de  l'écorce  terrestre 
qui  est  couverte  par  les  eaux  demeure  à  une  température  relative- 
ment basse  par  suite  de  la  stratification  que  les  variations  de  densité 
établissent  au  sein  des  liquides  ;  mais  s'il  était  possible  de  pratiquer 
des  sondages  dans  le  lit  des  mers,  on  y  trouverait  sans  doute  le 
même  accroissement  de  température  qu'on  a  constaté  dans  le  sol 
congelé  de  la  Sibérie. 

En  moyenne,  on  admet  généralement  que  l'augmentation  est  de 
L  degré  pour  30  mètres.  Si  cette  progression  se  continuait  indé- 
finiment, il  est  clair  qu'à  une  profondeur  de  2,700  mètres  on 
devrait  rencontrer  la  température  de  l'eau  bouillante,  et  qu'au  delà 
de  50  kilomètres  la  chaleur  dépasserait  1,600  degrés,  température 
à  laquelle  fondent  le  fer  et  la  plupart  des  roches.  C'est  là  l'argu- 
ment principal  de  ceux  qui  soutiennent  que  l'écorce  solide  du  globe 
n'a  qu'une  épaisseur  de  ÙO  ou  50  kilomètres,  qui  lui  donne,  par 
rapport  au  noyau  liquide,  l'importance  de  la  coquille  d'un  œuf.  Il 
est  certain  que  l'accroissement  de  la  température  avec  la  profon- 
deur, constaté  par  tant  d'observateurs,  fait  invinciblement  naître 
l'idée  d'un  foyer  souterrain  qui  possède  une  énorme  chaleur.  Mais 
à  quelle  distance  de  la  surface  faut-il  en  chercher  le  siège? 

Les  profondeurs  que  les  sondages  thermométriques  ont  explorées 
jusqu'à  ce  jour  sont  insuffisantes  pour  décider  la  question.  Parmi 
les  mines  dont  les  travaux  ont  atteint  une  grande  profondeur,  on 
cite  celles  de  Kitzbuhl,  dans  le  Tyrol  (900  mètres),  de  Kuttemberg, 
en  Bohême  (1,200  mètres);  parmi  les  forages  les  plus  profonds, 
ceux  de  Mondorf  (730  mètres),  de  Mouille-Longe  (920  mètres),  de 
Speremberg  (1,260  mètres),  etc.  Pourquoi  n'essaierait-on  pas  de 


902  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pratiquer  un  forage  au  fond  de  quelque  mine,  afm  de  pénétrer 
encore  plus  avant  dans  les  entrailles  de  la  terre? 

Il  serait  à  désirer  aussi  que  les  cavités  naturelles  qui  existent  dans 
certaines  parties  du  globe  fussent  utilisées  pour  des  explorations 
scientifiques.  Les  renseignemens  que  l'on  trouve  à  cet  égard  dans 
les  vieux  livres  sont  malheureusement  entachés  d'exagération,  et 
l'absence  de  témoignages  recens  nous  empêche  d'y  démêler  la  part 
de  vérité  qu'ils  renferment  peut-être.  Pontoppidan  ,  dans  son  His- 
toire naturelle  de  la  Norvège^  parle  d'un  trou  qui  existe  dans  le 
voisinage  de  Frederikshall,  et  dans  lequel  la  chute  d'une  pierre 
parait  durer  deux  minutes.  «  Si  l'on  pouvait  supposer,  dit  Arago, 
que  cette  chute  s'opère  tout  d'un  trait,  que  la  pierre  ne  ricoche 
pas,  qu'elle  ne  s'arrête  jamais  tantôt  sur  une  saillie  des  parois  du 
trou  et  taniôt  sur  une  autre,  les  deux  minutes  en  question  donne- 
raient, pour  la  profondeur  totale  du  trou  de  Frederikshall,  au  delà 
de  /4,000  mètres,  c'est-à-dire  800  mètres  de  plus  que  la  hauteur  de 
la  plus  haute  cime  des  Pyrénées.  »  Mais  il  paraît  bien  qu'il  s'agit  ici 
du  bruit  continu  d'une  pierre  qui  roule  et  ricoche,  et  d'ailleurs  les 
voyageurs  modernes  ne  parlent  plus  du  fameux  trou  de  Frederiks- 
hall. Je  n'ai  pu  éclaircir  davantage  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  vrai  dans 
les  récits  concernant  la  légendaire  caverne  de  Dolsteen,  dans  l'île 
Herroe  (Norvège) ,  qui,  suivant  une  croyance  répandue  parmi  les 
habitans,  s'étendrait  jusqu'au-dessous  de  l'Ecosse.  En  1750,  dit-on, 
deux  ecclésiastiques  s'y  étaient  aventurés  assez  loin  et  avaient  en- 
tendu au-dessus  d'eux  gronder  la  mer;  arrivés  au  bord  d'un  préci- 
pice, ils  y  avaient  jeté  une  grosse  pierre  dont  le  bruit  était  encore 
perçu  au  bout  d'une  minute. 

Sans  attacher  aucune  importance  à  ces  renseignemens  puisés  à 
des  sources  peu  sûres,  on  peut  cependant  admettre  qu'il  doit  exister 
des  cavités  naturelles  qui  pourraient  être  utilisées  pour  l'exploration 
des  couches  profondes  de  l'écorce  terrestre.  M.  Babinet,  qui  cares- 
sait le  rêve  d'une  société  par  actions  pour  le  creusement  d'un  trou 
très  profond,  pensait  qu'on  ne  devait  pas  négliger  le  côté  industriel 
de  l'affaire.  «  Nous  ne  sommes  plus,  dit-il  quelque  part,  au  temps 
où  Voltaire  raillait  si  amèrement  Maupertuis,  qu'il  accusait  d'avoir 
voulu  percer  la  terre  de  part  en  part,  en  sorte  que  nous  aurions 
vu  nos  antipodes  en  nous  penchant  sur  le  bord  du  puits  de  cet  anta- 
goniste de  l'irascible  roi  de  la  littéi^ature.  Personne  ne  niera  aujour- 
d'hui qu'il  ne  soit  possible  de  faire  descendre  des  galeries  démines 
à  des  profondeurs  de  plusieurs  kilomètres,  quand  on  a  à  sa  dispo- 
sition le  choix  du  terrain,  des  dimensions  convenables  et  le  temps 
surtout!..  Eh  bien,  arrivons  à  Ix  kilomètres  seulement  sous  terre 
et  déblayons-y  un  local  suffisant.  Si  les  hommes  n'en  peuvent  sup- 


LA   CONSTITUTION   INTÉRIEURE   DE   LA   TERRE.  903 

porter  la  chaleur,  les  machines  ne  seront  pas  si  délicates.  Nous 
voici  en  possession  d'un  vaste  local  dont  les  parois  sont  à  la  chaleur 
de  nos  fours  et  de  nos  étuves.  Amenons-y  un  ruisseau,  une  petite 
rivière;  elle  en  ressortira  plus  chaude  que  l'eau  bouillante  et  sera 
une  vraie  mine  de  chaleur,  comme  les  précieuses  couches  de  charbon 
de  terre  de  l'Angleterre  et  de  la  Belgique.  »  On  sait  que  la  chaleur 
des  sources  de  Chaudes-Aiguës,  dont  la  température  atteint  80  de- 
grés, est  utilisée  par  les  habitans  pour  préparer  leurs  alimens, 
nettoyer  leur  linge  et  chauffer  leurs  maisons.  «  Pes  conduits  en 
bois,  établis  dans  toutes  les  rues  de  la  ville,  alimentent,  au  rez-de- 
chaussée  de  chaque  maison,  un  réservoir  servant  de  calorifère  pen- 
dant les  journées  froides,  et  dispensant  ainsi  de  foyers  et  de  che- 
minées. En  été,  de  petites  écluses,  placées  à  l'entrée  de  chaque 
tuyau  d'amenée,  arrêtent  les  eaux  chaudes  et  les  rejettent  dans  le 
ruisseau  qui  coule  au  bas  de  la  ville.  Un  chimiste,  M.  Berthier, 
a  calculé  que  la  chaleur  fournie  journellement  par  les  sources 
égale  celle  que  produirait  la  combustion  de  plus  de  quatre  tonnes 
et  demie  de  houille  ;  c'est  assez  pour  donner  une  température  con- 
forta! le  à  l'intérieur  des  maisons  et  pour  chauffer  les  rues  elles- 
mêmes  (1).  » 

Depuis  que  l'épuisement  progressif  des  houillères  oblige  l'indus- 
trie à  chercher  le  précieux  combustible  à  des  profondeurs  de  plus 
en  plus  grandes,  on  s'est  occupé  de  savoir  quelle  serait  la  limite 
extrême  des  profondeurs  accessibles.  Le  rapport  de  la  commission 
d'enquête  anglaise  contient  à  ce  sujet  des  renseignemens  très  com- 
plets (2).  La  seule  cause,  dit  le  rapport,  qui  puisse  pratiquement 
limiter  la  profondeur  des  mines,  c'est  l'élévation  de  la  température. 
En  Angleterre,  on  rencontre  une  température  sensiblement  con- 
stante (10  degrés  centigrades)  jusqu'à  15  mètres  environ;  à  partir 
de  là,  la  température  augmente  en  moyenne  de  1  degré  par  37  mè- 
tres, de  sorte  qu'à  1  kilomètre  de  profondeur  elle  atteint  la  chaleur 
du  sang  (37  degrés).  Cette  chaleur  terrestre  gêne  les  exploitations 
en  échauffant  l'air  que  l'on  fait  circuler  à  travers  la  mine;  à  une 
grande  distance  des  puits,  cette  ventilation  artififielle  ne  procure 
pins  qu'un  abaissement  insignifiant  de  la  chaleur  des  galeries.  Il 
faut  donc  se  demander  quelle  est  la  plus  haute  température  de  l'air 
où  l'homme  puisse  encore  travailler  sans  danger  pour  sa  santé.  Les 
témoignages  recueillis  par  l'enquête  mentionnent  des  températures 
vraiment  extraordinaires  qui  auraient  été  impunément  supportées 


(1)  El.  Reclus,  la  Terre,  t.  i,  p.  239. 

(2)  Voytz,  dans  la  Revue  du  1*'  octobre  1876,  l'étude  sur  la  Production  Iwuillère 
Angleterre  et  en  France. 


904  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dans  certains  cas;  mais  celles  de  ces  assertions  qui  ont  pu  être 
vérifiées  ont  été  trouvées  exagérées.  Somme  toute,  les  médecins 
qu'on  a  entendus  se  sont  accordés  pour  soutenir  qu'un  travail  ré- 
gulier était  impossible  dans  l'air  humide,  à  une  température  ap- 
prochant de  37  degrés.  Dans  un  air  sec,  la  chaleur  est  mieux  sup- 
portée. Or,  les  mines  les  plus  profondes  étant  en  général  les  plus 
sèches,  cette  circonstance  jointe  aux  puissans  moyens  de  ventila- 
tion dont  on  dispose  aujourd'hui  permettra  probablement  de  pous- 
ser les  exploitations  à  des  profondeurs  d'au  moins  1 ,200  mètres. 
Peut-être  même  ira-t-on  plus  loin,  grâce  au  système  des  «  puits 
atmosphériques  »  qu'un  ingénieur  français,  M.  Z.  Blanchet,  a  ré- 
cemment inauguré  à  Épinac;  dans  ces  puits,  l'extraction  s'opère  au 
moyen  d'un  tube  pneumatique  qui  fonctionne  par  le  vide  et  aspire 
les  chariots  tout  en  procurant  une  énergique  ventilation.  En  perfec- 
tionnant ce  système  d'extraction,  on  pourra  sans  doute  atteindre  les 
gisemens  les  plus  profonds. 


III. 


En  dehors  des  renseignemens  que  nous  fournissent  sur  la  chaleur 
de  l'abîme  les  excavations  artificielles,  les  puits  et  les  mines,  nous 
en  avons  un  témoignage  irrécusable  dans  les  sources  thermales  et 
dans  l'ensemble  des  phénomènes  volcaniques.  La  température  de 
certaines  sources  approche  de  100  degrés  :  celles  de  Ghaudes-Aigues 
marquent  80  degrés,  la  fontaine  des  Trincheras,  au  Venezuela, 
97  degrés  ;  l'eau  des  geysers  de  l'Islande  marque  85  degrés  à  la  sur- 
face et  1*27  degrés  à  20  mètres  de  profondeur.  Mais  il  est  facile  de 
voir  que  la  température  des  sources  ch.iudes  ne  représente  pas  né- 
cessairement celle  de  la  profondeur  d'où  elles  viennent.  Si  l'on  fait 
abstraction  des  phénomènes  chimiques  qui  pourraient  contribuer  à 
échaufiér  l'eau  dans  sa  course  souterraine,  il  est  une  autre  cause 
pure-nent  physique  qui  peut  en  accroître  la  température  dans  une 
forte  mesure.  Lorsqu'on  songe  aux  immenses  cavernes  de  la  Car- 
niole  et  de  l'Istrie,  on  n'aura  pas  de  peine  à  admettre  qu'il  peut 
exister  dans  l'intérieur  de  l'écorce  terrestre  des  fissures  qui  descen- 
dent jusqu'à  10  ou  20  kilomètres  de  profondeur  et  qui  sont  rem- 
plies d'eau  comme  le  gouffre  qui  vomit  et  absorbe  périodiqut^ment 
le  lac  de  Zirknitz.  Aune  profondeur  de  2  ou  3  kilomètres,  cette  eau 
possède  déjà  une  température  de  l^'O  degrés;  mais  la  pression  de 
200  ou  300  atmosphères  qu'elle  supporte  empêche  l'ébullition,  car 
à  100  degrés  la  vapeur  ne  peut  acquérir  qu'une  tension  égale  à  une 
atmosphère,  et  elle  ne  se  forme  que  si  la  pression  ne  dépasse  pas 


LA  CONSTITUTION  INTÉRIEURE  DE  LA  TERRE.         905 

cette  limite.  Sous  des  pressions  plus  fortes,  rébullition  exige  une 
température  plus  élevée  (le  point  iVébullition  est  la  température  à 
laquelle  la  tension  de  la  vapeur  égale  la  pression  qui  pèse  sur  le 
liquide).  Ainsi  l'eau  bout  à  180  degrés  sous  une  pression  de  10  atmo- 
sphères, à  225  degrés  sous  25  atmosphères,  etc.;  au  delà  de  ces 
limites,  la  loi  qui  règle  le  phénomène  de  l'ébullition  n'est  pas  exac- 
tement connue,  mais  on  sait  que  la  tension  de  la  vapeur  augmente 
beaucoup  plus  vite  que  la  température,  et  l'on  peut  admettre  qu'elle 
approche  de  1,200  atmosphères  vers  600  degrés,  de  5,000  atmo- 
sphères vers  1,000  degrés,  etc.  Dès  lors  il  est  clair  qu'il  y  aura  une 
profondeur  où  la  tension  de  la  vapeur  deviendra  égale  à  la  pression, 
011  par  conséquent  Teau  pourra  entrer  en  ébuUition.  En  admettant 
que  la  température  du  sol  augmente  de  1  degré  par  20  mètres,  on 
aurait  déjà  600  degrés  à  12  kilomètres,  et  ce  serait  à  cette  profon- 
deur que  la  tension  de  la  vapeur  égalerait  la  pression  (il  faudrait 
descendre  plus  bas  si  l'on  adoptait  une  progression  moins  rapide 
des  températures).  Or,  si  l'eau  commence  à  bouillir  au-dessous 
d'un  certain  niveau,  les  vapeurs  monteront  à  travers  la  masse  et 
s'y  condenseront  de  nouveau  comme  dans  un  réfrigérant,  en  lui 
cédant  une  partie  de  leur  chaleur;  grâce  à  cet  apport  incessant, 
les  couches  supérieures  du  liquide  pourront  s'échauffer  peu  à 
peu  bien  au  delà  du  degré  de  chaleur  qui  règne  au  même  niveau 
dans  le  sol.  L'ébullition  peut  même  se  propager  jusqu'à  la  sur- 
face, comme  cela  se  voit  dans  les  geysers  de  l'Islande. 

En  admettant  de  même  que,  dans  les  régions  volcaniques,  la 
température  de  1,000  degrés  existe  à  environ  20  kilomètres  au-des- 
sous de  la  surface,  la  vapeur  qui  se  forme  à  cette  profondeur  peut 
acquérir  une  tension  supérieure  à  5,000  atmosphères,  et  qui  suffi- 
rait à  soutenir  le  poids  d'une  colonne  de  lave  de  20  kilomètres  de 
hauteur.  Une  température  de  1,300  degrés  comporterait  probable- 
ment une  tension  de  10,000  atmosphères,  —  c'est  à  peu  près  le 
maximum  de  l'effort  que  les  gaz  de  la  poudre  produisent  dans  l'âme 
d'un  canon  de  gros  calibre,  —  et  l'on  voit  qu'il  y  aurait  là  une  force 
plus  que  suffisante  pour  expliquer  les  effets  mécaniques  dont  les 
volcans  nous  offrent  le  terrifiant  spectacle. 

En  tous  cas,  les  volcans  sont  des  témoins  irrécusables  de  l'exis- 
tence d'un  foyer  souterrain  :  ils  semblent  vraiment  les  mille  portes 
de  l'enfer  où  couve  le  feu  éternel.  Le  nombre  des  volcans  connus 
s'accroît  sans  cesse  avec  les  progrès  de  la  géographie,  parce  que 
parmi  les  contrées  les  moins  explorées  se  rencontrent  des  régions 
éminemment  volcaniques.  A.  de  llumboldt  en  énumère  Z|07,  parmi 
lesquels  225  encore  actifs;  on  en  connaît  aujourd'hui  plusieurs  mil- 
liers, et  d'après  M.  Fuchs  le  nombre  des  volcans  actifs  peut  être 


906  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

porté  à  323.  Il  est  d'ailleurs  difficile  d'établir  la  ligne  de  démarca- 
tion entre  les  volcans  actifs  et  les  volcans  éteints,  car  la  plupart  des 
volcans  offrent  des  périodes  de  repos  qui  peuvent  être  de  plus  d'un 
siècle.  On  sait  que  le  Vésuve  était  considéré  par  les  anciens  comme 
une  montagne  parfaitement  inoffensive  jusqu'à  la  gi^ande  éruption 
de  l'an  79,  qui  ensevelit  Herculanum  et  Pompéi,  et  qu'il  est  resté 
comme  endormi  pendant  trois  siècles  (1306-1631). 

Lorsqu'on  jette  les  yeux  sur  une  carte  où  les  volcans  sont  mar- 
qués par  des  points  rouges,  ce  qui  frappe  tout  d'abord,  c'est  qu'ils 
sont  presque  tous  situés  à  proximité  des  grands  amas  d'eau.  Le  plus 
grand  nombre  se  trouve  dans  des  îles,  et,  à  peu  d'exceptions  près, 
les  autres  sont  alignés  sur  les  rivages  de  la  mer  ou  des  bassins 
lacustres.  Autour  du  Pacifique,  une  série  de  montagnes  ignivomes 
dessine  un  vaste  cercle  de  feu  qui  comprend  les  côtes  occidentales 
de  l'Amérique,  les  îles  Aléoutiennes,  le  Kamtchatka,  les  Kouriles, 
les  îles  du  Japon,  les  Philippines,  les  Moluques  jusqu'aux  îles  de 
la  Sonde  et  à  la  Nouvelle-Zélande.  En  dehors  de  cette  immense 
ceinture,  on  ne  rencontre  plus  que  des  groupes  isolés,  mais  tou- 
jours disposés  près  des  bords  de  la  mer  ou  voisins  de  quelque  autre 
grande  nappe  d'eau.  Comment  ne  pas  conclure  de  cette  distribu- 
tion géographique  qu'il  existe  une  liaison  intime  entre  les  phéno- 
mènes volcaniques  et  le  voisinage  de  l'eau?  Ne  dirait-on  pas  que 
l'infiltration  des  eaux  est  une  condition  nécessaire  des  éruptions, 
et  que  la  force  qui  soulève  les  torrens  de  lave  doit  être  la  tension 
de  la  vapeur? 

Cette  opinion  est  confirmée  par  tout  ce  que  nous  ont  appris  de 
récentes  découvertes  sur  la  composition  chimique  des  gaz  vomis 
par  les  volcans.  D'après  M.  Charles  Sainte-Claire  Deville,  la  fumée 
des  volcans  consiste  principalement  en  vapeur  d'eau.  M.  Fouqué 
a  estimé  à  plus  de  2  millions  de  mètres  cubes  la  quantité  d'eau 
qui  est  sortie  de  l'Etna  sous  forme  gazeuse  pendant  l'éruption  de 
1865.  Les  nuages  de  vapeurs  sortis  d'un  cratère  d'éruption  se  con- 
densent souvent  et  retombent  en  pluies  diluviennes  qui,  en  dé- 
layant les  cendres  volcaniques,  produisent  des  torrens  de  boue. 
Les  coulées  de  lave  sont  d'ailleurs  elles-mêmes  imprégnées  de 
vapeurs  qui  donnent  à  ces  masses  incomplètement  fondues  une 
remarquable  fluidité,  et  qui  se  dégagent  rapidement  pendant  la 
descente  de  la  coulée.  Parfois  même  ces  vapeurs  emprisonnées 
occasionnent,  en  s'échappant  brusquement,  des  éruptions  en  minia- 
ture au  milieu  d'un  torrent  de  lave  qui  commence  à  se  figer.  Le 
sel  marin  et  les  autres  élémens  de  l'eau  de  mer  se  retrouvent  éga- 
lement dans  les  produits  gazeux  des  éruptions  comme  dans  les 
dépôts  des  fumerolles,  et  les  recherches  de  M.  Fouqué  sur  la  corn- 


LA   CONSTITUTION   INTÉRIEURE   DE  LA   TERRE.  907 

position  chimique  des  émanations  du  Vésuve,  de  l'Etna,  du  volcan 
de  Santorin,  ont  montré  que  ces  émanations  proviennent  en  partie 
de  ]a  décomposition  de  l'eau  marine. 

Tant  de  preuves  accumulées  ne  permettent  plus  de  douter  de 
l'inteiTention  habituelle  de  l'eau  dans  la  production  des  phéno- 
mènes volcaniques.  Évidemment  les  eaux  de  la  mer  s'infiltrent  dans 
d€s  réservoirs  souterrains  par  des  fissures,  ou  par  transsudation 
sous  l'iniluence  de  l'énorme  pression  qu'elles  supportent;  arrivées 
au  contact  des  laves  incandescentes  qui  existent  à  de  grandes  pro- 
fondeurs, elles  sont  vaporisées,  et  la  tension  croissante  des  vapeurs 
violemment  chauffées  amène  de  temps  à  autre  une  explosion  de  ces 
chaudières  souterraines.  La  chaleur  des  coulées  se  dissipe  rapide- 
ment au  contact  de  l'air,  mais  au  fond  des  cratères  la  température 
de  la  lave  incandescente  peut  être  estimée  à  *2,000  degrés,  car  on 
a  vu  des  métaux  réfractaires  se  fondre  au  voisinage  d'un  courant  de 
lave.  Ne  fût- elle  que  de  1,200  degrés,-  la  tension  de  la  vapeur  qui 
se  développe  au  contact  de  matièies  aussi  chaudes  suffit  amplement 
à  rendre  compte  de  la  force  explosive  .qui  produit  les  éruptions. 
Il  n'est  même  pas  nécessaire  de  placer  le  siège  de  cette  force  à  une 
profondeur  aussi  considérable  que  20  kilomètres  pour  expliquer  la 
présence  des  matières  en  fusion,  car  rien  n'empêche  de  supposer 
que,  dans  les  régions  volcaniques,  l'écorce  du  globe  offre  une 
épaisseur  plus  faible  qu'ailleurs.  Il  est  fort  possible  que  la  surface 
int  rne  de  cette  écorce  soit  creusée  de  longs  sillons  et  fendillée  par 
des  crevasses,  surtout  le  long  des  lignes  où  les  contours  des  conti- 
nens  marquent  les  soudures  des  plaques  d'inégale  densité  qui  con- 
stituent la  terre  ferme  et  le  lit  de  l'Océan. 

La  quantité  de  matière  qu'un  volcan  peut  rejeter  dans  une  seule 
éruption  dépasse  tout  ce  qu'on  peut  imaginer.  Le  volume  de  la 
coulée  de  lave  qui,  lors  de  la  grande  éruption  de  ISZjO,  sortit  du 
cratère  de  Kilauea,  a  été  évalué  à  5  milliards  et  1/2  de  mètres 
cubes;  une  masse  encore  plus  considérable  fut  vomie  en  1855  par 
le  cratère  qui  existe  au  sommet  de  la  montagne  de  Mauna-Loa, 
dont  le  Kilauea  représente  l'évent  inférieur.  Mais  ces  éruptions 
sont  bien  peu  de  chose  à  côté  de  celle  qui,  en  -1783,  fît  sortir  du 
volcan  islandais  de  Skaptar-Jokul  une  quantité  de  lave  comparable 
au  volume  du  Mont-Blanc,  car  on  estime  qu'elle  n'a  pas  été  infé- 
rieure à  500  milhards  de  mètres  cubes  !  D'après  l'évaluation,  pro- 
bablement exagérée,  de  Zollinger,  le  volume  total  des  scories  et  des 
cendres  lancées  en  1815  par  un  volcan  de  l'île  Sumbava,  le  Tim- 
boro,  à  des  distances  de  500  kilomètres,  égalerait  deux  fois  celui 
du  Mont-Blanc.  On  a  des  données  plus  précises  sur  l'explosion  du 
Coseguina,  petit  volcan  de  l'Amérique  centrale,  qui,  en  1835,  fit 
pleuvoir  la  pierre  ponce  sur  les  campagnes  et  sur  la  mer  dans  un 


908  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rayon  de  1,500  kilomètres  et  amena  certainement  au  jour  une 
masse  de  50  milliards  de  mètres  cubes. 

Lorsqu'on  réfléchit  à  l'effort  épouvantable  nécessaire  pour  sou- 
lever et  pour  projeter  au  loin  de  telles  masses,  il  est  bien  difficile 
d'admettre  que  les  foyers  souterrains  qui  alimentent  les  volcans, 
et  dont  l'activité  se  manifeste  depuis  les  époques  les  plus  reculées, 
puissent  n'être  que  des  accumulations  locales  de  matières  en 
fusion  ;  on  conçoit  encore  moins  que  la  chaleur  de  ces  foyers  puisse 
être  le  résultat  d'actions  chimiques  qui  s'accomplissent  au  sein  de 
la  terre.  On  ne  peut  échapper  à  la  nécessité  de  chercher  la  cause 
prochaine  des  phénomènes  volcaniques  dans  l'existence  d'une 
nappe  incandescente  continue  au-dessous  d'une  croûte  solide  d'une 
faible  épaisseur  qui  peut  d'ailleurs  varier  de  20  à  100  kilomètres. 
L'objection  tirée  de  la  non-coïncidence  des  éruptions  de  volcans 
situés  dans  une  même  région  disparait,  lorsqu'on  explique  le  mé- 
canisme des  éruptions  par  l'intervention  plus  ou  moins  fortuite  des 
eaux  d'infiltration. 

La  question  se  réduit  alors  à  décider  si  le  noyau  central  sur 
lequel  repose  la  nappa  des  laves  est  lui-même  liquide,  ou  s'il  est 
solide.  C'est  là  un  point  très  controversé,  et  beaucoup  de  sagacité 
a  été  dépensée  pour  trancher  la  question  dans  l'un  ou  l'autre  sens. 
L'hypothèse  du  noyau  liquide  est  celle  qui  a  longtemps  prévalu, 
et  elle  a  toujours  beaucoup  de  partisans.  On  a  objecté  qu'un  noyau 
liquide  éprouverait  des  marées  qui  briseraient  à  chaque  instant 
sa  mince  enveloppe  et  produiraient  d'épouvantables  cataclysmes. 
Ampère  notamment  ne  voyait  pas  comment  concilier  ces  marées 
avec  le  calme  qui  règne  à  la  surface  terrestre.  «  Ceux  qui  admet- 
tent la  liquidité  du  noyau  intérieur  de  la  terre,  disait-il,  paraissent 
ne  pas  avoir  songé  à  l'action  qu'exercerait  la  lune  sur  cette  énorme 
masse  liquide,  d'où  résulteraient  des  marées  analogues  à  celles  de 
nos  mers,  mais  bien  autrement  terribles  tant  par  leur  étendue  que 
par  la  densité  du  liquide.  Il  est  difficile  de  concevoir  comment  l'en- 
veloppe de  la  terre  pourrait  résister,  étant  incessamment  battue  par 
une  espèce  de  levier  hydraulique  de  1,/iOO  lieues  de  longueur.  » 
Aussi  s'en  tenait-il,  avec  Davy,  à  l'hypothèse  d'un  noyau  non  oxydé 
qui  devient  une  source  chimique  intarissable  de  chaleur  par  le  con- 
tact avec  la  croûte  déjà  oxydée.  Dans  cette  manière  de  voir,  un 
volcan  n'est  autre  chose  qu'une  fissure  permanente,  une  correspon- 
dance continuelle  du  noyau  non  oxydé  avec  les  liquides  qui  sur- 
montent la  couche  oxydée;  toutes  les  fois  qu'a  lieu  cette  pénétra- 
tion des  liquides  jusqu'au  noyau,  il  se  produit  des  élévations  des 
terrains  par  suite  de  l'augmentation  de  volume  qui  résulte  de  l'oxy- 
dation. La  chaleur  engendrée  par  ces  actions  chimiques  se  propage 
à  la  fois  vers  l'extérieur  et  vers  l'intérieur  du  globe,  et  à  mesure 


LA  CONSTITUTION  INTÉRIEURE  DE  LA  TERRE.         909 

que  l'oxydation  de  la  croûte  va  plus  avant,  la  région  des  actions 
chimiques  s'abaisse  au-dessous  de  la  surface.  —  Cette  théorie, 
difficile  à  soutenir,  n'a  plus  de  partisans  aujourd'hui.  On  peut 
d'ailleurs  répondre  à  l'objection  tirée  des  marées,  qu'en  y  regar- 
dant de  près  elles  ne  produiraient  sans  doute  qu'une  flexion  tout 
à  fait  insensible  de  la  croûte  solide  et  qui  serait  loin  d'entraîner 
aucune  dislocation.  Enfin,  il  s'agit  de  savoir  si  les  phénomènes 
séismiques  ne  révèlent  pas  l'existence  de  marées  souterraines. 

Cette  question  fait  l'objet  des  recherches  que  M.  Alexis  Perrey, 
professeur  à  la  faculté  des  sciences  de  Dijon,  poursuit  depuis  plus 
de  trente  ans.  M.  Perrey  s'est  appliqué  à  réunir  toutes  les  observa- 
tions concernant  des  tremblemens  de  terre  qui  ont  été  faites  depuis 
le  milieu  du  siècle  dernier  jusqu'à  nos  jours,  et  en  groupant  conve- 
nablement les  faits  recueillis  dans  cet  intervalle  de  cent  vingt-cinq 
ans,  il  a  pu  mettre  en  évidence  les  rapports  qui  existent  entre  la 
fréquence  des  tremblemens  et  l'âge  de  la  lune.  En  premier  lieu,  si 
les  phénomènes  sont  rapportés  au  mois  lunaire,  on  constate  l'exis- 
tence de  deux  maxima  aux  époques  des  syzygies  (nouvelle  lune  et 
pleine  lune),  tandis  que  deux  minima  correspondent  aux  quadra- 
tures (premier  et  dernier  quartier).  Le  tableau  suivant  résume  les 
résultats  obtenus  pour  trois  périodes  différentes,  en  groupant  les 
jours  de  tremblemens  par  semaines  correspondant  aux  phases  de 
la  lune,  et  en  réunissant  d'une  part  les  groupes  correspondant  à 
la  nouvelle  et  à  la  pleine  lune,  et  de  l'autre  ceux  qui  appartiennent 
au  premier  et  au  dernier  quartier. 


1751-1800 

1801-1850 

1843— 187-. 

Total 

3,635 

6,595 

17,249 

Aux  syzygies 

1,901 

3,434 

8,838 

Aux  quadratures 

1,Ï54 

3,161 

8,411 

Différence 

i4r 

273"" 

427 

La  différence  est  toujours  en  faveur  des  syzygies  :  il  semble  donc 
que  ces  sortes  d'accès  de  fièvre  dont  la  terre  est  saisie  d'une  ma- 
nière intermittente  se  produisent  avec  le  plus  de  facilité  aux  épo- 
ques où  le  soleil  et  la  lune  peuvent  combiner  leur  action  sur  les 
parties  liquides  de  l'intérieur  du  globe. 

M.  Perrey  a  encore  examiné  l'influence  (Jes  positions  de  la  lune 
dans  son  orbite,  en  comparant  les  nombres  qui  correspondent  aux 
époques  du  périgée  et  de  l'apogée,  c'est-à-dire  aux  époques  où  la 
lune  est  le  plus  près  et  le  plus  loin  de  la  terre.  Voici  les  résultats 
de  cette  comparaison,  si  l'on  réunit,  pour  chaque  époque,  les  faits 
notés  pendant  les  périodes  de  cinq  jours  au  milieu  desquelles  tombe 
un  périgée  ou  un  apogée  de  la  lune. 


910  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


1751—1801  1801—1850  1843-1872 

Au  périgée                    526  1,223              3,290 

AJ'apogée                    465  1,113              3,015 

Différence            61  110                 275 


Une  troisième  manière  d'apprécier  l'influence  de  notre  satellite 
sur  les  phénomènes  séismiques  consiste  à  grouper  ces  derniers 
selon  les  heures  du  jour  lunaire.  On  constate  alors  deux  maxima 
de  fréquence  qui  accompagnent  les  passages  de  la  lune  au  méri- 
dien supérieur  et  au  méridien  inférieur,  ou  ce  qu'on  pourrait  appeler 
le  midi  et  le  minuit  lunaires  ;  les  minima  tombent  vers  le  milieu  des 
intervalles.  M.  Perrey  a  discuté,  sous  ce  point  de  vue,  S2li  secousses 
ressenties  à  Arequipa  de  1810  à  1845,  puis  les  journaux  tenus  par 
quatre  observateurs  à  Monteleone,àMessine,àCatanzaro  etàScilla, 
pendant  les  années  1783,  1784,  1785,  qui  ont  été  marquées  par 
de  grandes  éruptions  du  Vésuve,  enfin  le  journal  de  M.  S.  Arcovito, 
tenu  à  Reggio,  de  1836  à  1853.  Dans  toutes  ces  observations  se 
manifeste,  avec  plus  ou  moins  de  netteté,  la  prépondérance  des 
heures  voisines  du  passage  de  la  lune  au  méridien. 

Cette  majorité  constante  en  faveur  des  époques  où  les  marées 
sont  les  plus  fortes  prouverait,  ce  semble,  que  l'action  des  causes 
qui  les  produisent  s'étend  au-dessous  de  l'écorce  terrestre.  Sans 
doute  cette  majorité  est  en  général  assez  faible  ;  mais  on  la  retrouve, 
de  quelque  manière  que  l'on  groupe  les  faits.  Il  ne  faut  pas,  d'un 
autre  côté,  oi  blier  les  perturbations  locales  auxquelles  peuvent 
donner  lieu  les  irrégularités  de  la  surface  intérieure  de  la  pellicule 
solide.  Comme  le  fait  reniarquer  M.  Perrey,  l'envers  de  cette  écorce 
doit  présenter  des  anfractuosités  et  des  courbes,  des  montagnes 
dont  les  sommets  plongent  dans  le  fluide  central  comme  de  gigan- 
tesqu^'S  stalactites,  et  des  vallées  dont  le  thalweg,  creusé  par  les 
courans  volcaniques,  se  rapproche  de  la  surface  du  sol.  Ce  système 
orographique  interne  doit  modifier  la  marche  et  la  propagation  des 
ondes  souterraines.  L'onde  se  resserrera  et  gagnera  en  vitesse 
entre  deux  montagnes  qui  obstruent  son  passage,  ainsi  que  cela 
s'observe  dans  les  fleuves  qui  olfrent  des  rapides;  elle  s'épanouira 
et  perdra  de  sa  vitesse  dans  une  plaine  ou  dans  une  vallée  dont 
la  direction  lui  permet  de  se  développer  librement.  Elle  ira  battre 
contre  les  flancs,  sur  les  pentes  et  dans  les  anfractuosités  qu'elle 
rencontre  sur  son  passage;  de  là  des  compressions  d'une  nouvelle 
espèce,  des  chocs  et  des  ébranlemens  moléculaires  qui  offriront  un 
caractère  ondulatoire,  enfin  des  éboulemens  partiels  et  des  fissures 
dans  la  voûte  intérieure,  dont  les  eiïéts  seront  ressentis  à  la  sur- 
face du  sol  comme  des  secousses  ou  comme  des  vibrations.  Toutes 


LA   CONSTITUTION   INTÉRIEURE   DE   LA   TERRE.  911 

ces  circonstances  font  des  tremblemens  de  terre  un  phénomène 
très  complexe. 

Le  niveau  des  laves,  dans  les  volcans  actifs,  devrait  laisser  voir 
aussi  une  sorte  de  marée,  mais  les  observations  manquent  à  cet 
égard.  Le  seul  fait  de  ce  genre  que  l'on  connaisse  a  été  noté  par 
MM.  Scacchi  et  Palmieri,  au  mois  de  mai  1855,  pendant  l'éruption 
du  Vésuve.  Ces  physiciens  ont  remarqué  une  recrudescence  des 
laves,  deux  fois  par  jour,  à  des  intervalles  de  douze  heures  envi- 
ron, et  avec  un  retard  d'un  peu  moins  d'une  heure,  d'un  jour  à 
l'autre,  comme  on  le  constate  pour  les  marées  de  l'Océan.  L'érup- 
tion avait  commencé  le  1"  mai,  et  l'intumescence  périodique  de  la 
coulée  a  été  observée  depuis  le  5  jusqu'au  19.  Des  observations 
régulières  de  cette  nature  seraient  peut-être  faciles  à  instituer  dans 
l'île  d'Havaii,  sur  les  bords  du  lac  de  laves  de  Kilauea. 

Il  ne  faut  pas  d'ailleurs  perdre  de  vue  que  ces  marées  souter- 
raines i;e  prouveraient  nullement  la  liquidité  du  noyau,  mais  seu- 
lement l'existence  d'une  nappe  liquide  d'une  certaine  épaisseur. 
Nous  verrons  comment  les  phénomènes  astronomiques  peuvent  four- 
nir des  données  pour  la  solution  de  la  question  ;  mais  il  convient 
de  nous  arrêter  d'abord  aux  considérations  purement  physiques  qui 
ont  été  invoquées  pour  la  trancher. 

M.  James  Thomson  a  fait  voir  le  premier  que  la  compression  de- 
vait abaisser  le  point  de  fusion  et  par  suite  retarder  la  con^^^élation 
des  liquides  qui  se  dilatent  en  se  solidifiant;  c'est  ce  qui  a  été  vérifié 
pour  l'eau,  et  ce  qu'on  observerait  sans  doute  aussi  pour  la  fonte 
de  fer,  qui  est  dans  le  même  cas.  Au  contraire,  pour  les  substances, 
beaucoup  plus  nombreuses,  qui  se  contractent  en  se  solidifiant,  la 
compression  est  un  moyen  de  faciliter  la  congélation  par  refroidis- 
sement; elle  doit  donc  élever  le  point  de  fusion,  et  c'est  ce  qu'on 
a  pu  vérifier  pour  beaucoup  de  corps.  Ainsi,  le  point  de  fusion  du 
soufre,  qui  éprouve  un  retrait  sensible  en  devenant  solide,  s'élève 
de  107  degrés  à  lûO  degrés  sous  une  pression  de  800  atmosphères. 
Or,  d'après  les  expériences  de  Bischof,  la  plupart  des  roches  sont 
dilatées  par  la  fusion  et  se  contractent  en  se  solidifiant;  le  granit, 
les  schistes,  le  trachyte,  perdent  un  cinquième  de  leur  volume  en 
redevenant  solides.  Ceci  posé,  il  devient  probable,  dit  sir  W.  Thom- 
son, que  le  noyau  de  la  terre  est  depuis  longtemps  solidifié. 

En  effet,  concevons  la  terre  d'abord  entièrement  liquide;  il  s'é- 
tablira dans  la  masse  une  sorte  d'équilibre  des  températures  où 
une  température  déterminée  correspond  à  une  pression  donnée. 
Cette  masse  venant  à  se  refoidir,  la  solidification  pourra,  en  thèse 
générale,  commencer  soit  au  centre,  soit  à  la  surface;  la  question 
est  très  complexe  et  ne  peut  être  résolue  que  si  l'on  connaît  cer- 
taines propriétés  du  liquide  considéré.  Mais  en  admettant  queja 


912  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

solidification  commence  à  la  surface,  il  se  formera  d'abord  une 
mince  pellicule,  et  cette  pellicule  étant,  par  hypothèse,  plus  lourde 
que  le  liquide  qui  la  porte  (puisque  ce  dernier  se  contracte  en  se 
solidifiant),  il  est  certain  qu'elle  se  brisera  et  que  les  morceaux 
iront  au  fond,  où  ils  finiront  par  constituer  un  noyau  solide.  Ainsi, 
de  toute  manière,  la  masse  devra  se  solidifier  à  partir  du  centre. 
La  surface  commence  à  se  recouvrir  définitivement  d'une  carapace 
solide  quand  toute  la  masse  est  arrivée  à  une  température  voisine 
du  point  de  solidification,  et  sous  cette  croûte  il  pourra  exister 
encore  çà  et  là  des  amas  de  liquide. 

Ce  raisonnement  est  toutefois  contestable  à  bien  des  égards. 
En  premier  lieu,  les  expériences  de  M.  Mallet  sur  les  scories  des 
hauts  fourneaux  montrent  que  certains  silicates  se  contractent  beau- 
coup moins  (de  6  pour  100  seulement).  Ensuite  le  célèbre  ingé- 
nieur Werner  Siemens  oppose  à  sir  W.  Thomson  les  observations 
qu'il  a  pu  faire  à  Dresde  dans  la  verrerie  de  son  frère  Fr.  Siemens. 
Quand  la  masse  vitreuse,  parfaitement  fondue,  commence  à  se  re- 
froidir, elle  se  contracte  d'abord  rapidement,  puis  de  moins  en 
moins  à  mesure  qu'elle  prend  une  consistance  pâteuse;  au  moment 
de  la  solidification,  il  semble  même  qu'il  y  ait  une  faible  dilatation. 
M.  Siemens  en  conclut  que  la  contraction  qui  accompagne  la  soli- 
dification des  silicates  fondus  arrive  pendant  le  passage  de  l'état 
liquide  à  l'état  pâteux,  de  sorte  que  le  raisonnement  de  sir  W.  Thom- 
son prouverait  tout  au  plus  que  les  parties  centrales  du  globe  ont 
déjà  piis  une  consistance  pâteuse  (1). 

En  admettant  que  la  croûte  solide  n'a  qu'une  faible  épaisseur 
et  qu'elle  enveloppe  une  nappe  liquide  reposant  sur  un  noyau 
pâteux,  on  facilite  l'explication  d'une  foule  de  phénomènes,  et 
notamment  l'ascension  des  laves  dans  les  cheminées  volcaniques, 
qui  serait  due  en  partie  à  la  pression  hydrostatique  développée  par 
le  poids  des  masses  rocheuses.  Cette  pression  pourrait  même  avoir 
contribué  au  soulèvement  des  montagnes,  en  faisant  émerger  les 
masses  solides  les  plus  légères  au-dessus  du  niveau  d'une  mer  de 
lave  plus  lourde.  Enfin  les  oscillations  lentes  du  sol,  qui  se  tradui- 
sent par  l'exhaussement  ou  la  dépression  de  certaines  côtes,  sem- 
blent trahir  encore  une  certaine  mobilité  de  vastes  portions  de 
l'écorce  solide  qui  éprouveraient  des  mouvemens  de  bascule  par 
suite  d'un  déplacement  séculaire  de  leur  centre  de  gravité,  et  ce 
déplacement  pourrait  résulter  des  modifications  de  la  surface  exté- 
rieure sous  l'action  des  eaux  et  de  la  surface  intérieure  sous  l'effort 
des  laves.  Les  tremblemens  de  terre,  —  dont  la  cause  doit  être 
cherchée  aussi  bien  dans  les  éboulemens  que  peut  occasionner  le 

(1)  Physikalisch-mechanische  Betrachtimgen  {Monalsbericht  der  AkaiJ.  der  Wiss. 
zu  Berlin,  1878). 


LA   CONSTITUTION   INTÉRIEURE   DE  lA   TERRE.  ÔlS 

tassement  des  roches  ou  l'action  des  eaux  souterraines  que  dans 
les  phénomènes  volcaniques  proprement  dits,  —  ne  nous  avertis- 
sent-ils pas  tous  les  jours  que  de  grands  changemens  s'accomplis- 
sent dans  les  profondeurs  du  sol  ? 

Sir  George  Airy  lui-même  est  venu  prêter  l'appui  de  sa  grande 
autorité  aux  partisans  de  l'hypothèse  du  noyau  liquide  dans  l'in- 
téressante conférence  qu'il  a  faite  récemment  à  Gockermouth,  de- 
vant un  public  de  mineurs  et  de  gens  du  monde.  Pour  l'illustre 
astronome  royal,  l'écorce  terrestre  est  formée  de  roches  plus  ou 
moins  compactes  qui  flottent  sur  une  masse  de  lave  fluide  ou  semi- 
fluide  :  les  roches  les  plus  lourdes  forment  le  lit  des  mers  ;  les 
roches  plus  légères  forment  les  continens,  et  les  parties  monta- 
gneuses sont  en  même  temps  celles  qui  enfoncent  le  plus  dans  la 
lave,  exactement  comme  un  grand  navire  a  plus  de  tirant  d'eau 
qu'un  petit.  Il  s'ensuit  que,  sous  les  montagnes,  un  volume  considé- 
rable de  lave  relativement  dense  est  déplacé  par  des  masses  plus 
légères,  ce  qui  explique  le  peu  d'efietque  certaines  chaînes  (l'Hima- 
laya par  exemple)  exercent  sur  le  fil  à  plomb. 

C'est  encore  sur  l'hypothèse  du  feu  central  que  repose  la  théorie 
du  soulèvement  des  montagnes,  telle  que  l'a  formulée  M.  Llie  de 
Beaumont.  L'écorce  terrestre,  en  se  refroidissant,  éprouve  un 
retrait,  puis  des  ruptures  qui  se  produisent  suivant  des  arcs  de 
grands  cercles  ;  la  lave,  comprimée  par  la  croûte  solide  qui  s'est 
resserrée,  monte  à  travers  ces  fissures,  dont  elle  plisse  et  relève  les 
bords,  et  forme,  en  se  solidifiant,  de  longs  bourrelets  qui  consti- 
tuent les  chaînes  de  montagnes.  Les  eaux  dont  l'ancien  lit  a  été 
soulevé  cherchent  alors  d'autres  bassins  et,  à  mesure  que  le  calme 
se  rétablit,  elles  déposent  les  matières  dont  elles  s'étaient  chargées 
pendant  la  période  de  trouble  :  c'est  ainsi  que  se  forment  des  ter- 
rains de  sédiment  recouvrant  des  dislocations  plus  anciennes.  Le 
relief  actuel  du  globe  serait  ainsi  le  résultat  d'une  série  de  soulè- 
vemens  séparés  par  de  longs  intervalles  de  calme,  dont  M.  Élie  de 
Beaumont  a  tenté  d'établir  la  chronologie  à  l'aide  de  lois  géomé- 
triques en  vertu  desquelles  les  chaînes  contemporaines  affectent 
des  directions  parallèles.  La  théorie  des  soulèvemens  a  ses  côtés 
faibles,  surtout  la  partie  relative  au  synchronisme  des  formations  ; 
elle  a  été  vivement  combattue  par  l'école  de  sir  Charles  Lyell,  qui 
veut  ramener  tous  les  changemens  de  la  surface  du  globe  aux 
actions  lentes  des  forces  qui  sont  encore  à  l'œuvre  sous  nos  yeux. 
En  considérant  les  effets  prodigieux  des  éruptions  volcaniques  et 
des  tremblemens  de  terre,  les  oscillations  séculaires  du  sol,  les 
changemens  que  l'action  de  la  mer  et  celle  des  rivières  opèrent  encore 
de  nos  jours  à  la  surface  du  globe,  les  partisans  de  YuniformiU 

TOMB  XXXV,  —  1879,  58 


914  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  causes  en  géologie  rejettent  l'idée  des  révolutions  brusques  qui 
sont  invoquées  dans  le  camp  opposé.  On  ne  peut  cependant  nier  que 
la  terre  a  vieilli  et  que  ses  activités  ont  dû  changer.  Sir  W.  Thom- 
son fait  à  cet  égard  une  remarque  judicieuse  :  «  Il  serait  surpre- 
nant, mais,  à  la  rigueur,  admissible,  que  l'activité  volcanique  n'eût 
jamais  été,  au  total,  plus  intense  qu'à  l'époque  actuelle.  Cepen- 
dant il  n'est  pas  moins  certain  que  la  terre  renferme  aujourd'hui 
une  provision  d'énergie  volcanique  moindre  qu'il  y  a  mille  ans  ; 
exactement  comme  un  navire  de  guerre,  après  avoir  entretenu  un 
feu  nourri  durant  cinq  heures  sans  renouveler  ses  munitions,  con- 
tient alors  moins  de  poudre  dans  ses  soutes  qu'avant  le  combat.  » 
M.  Charles  Sainte-Claire  Deville,  dans  ses  leçons  du  Collège  de 
France,  invoquait  encore,  contre  l'école  de  l'uniformité,  des  consi- 
dérations empruntées  à  une  étude  de  M.  J.  Bertrand  sur  la  similitude 
en7nécaniqiœ,d'où.i\  résulte  qu'il  n'est  pas  permis,  pour  obtenir  un 
déplacement  d'une  grandeur  donnée,  de  suppléer  à  un  déficit  dans 
la  force  par  une  longueur  indéfinie  du  temps  employé.  Les  argu- 
mens  physiques  ne  feraient  donc  pas  défaut  pour  soutenir  l'hypo- 
thèse des  révolutions  géologiques  attribuées  à  la  réaction  du  noyau 
liquide.  Mais  nous  allons  examiner  ceux  que  nous  fournit  l'astro- 
nomie. 

IV. 

Emmanuel  Swedenborg  n'a  laissé  que  le  souvenir  d'un  théosophe 
et  d'un  thaumaturge;  c'était  pourtant  un  ingénieur  distingué,  et, 
avant  de  devenir  le  chef  d'une  secte  d'illuminés,  l'assesseur  du 
Collège  des  mines  de  Stockholm  a  publié  des  travaux  qui  ne  sont 
point  sans  valeur.  Dans  son  grand  ouvrage  de  ilZli  {Principia 
rerum  naturalium),  sur  lequel  M.  Nyrén  vient  de  rappeler  l'atten- 
tion du  monde  savant,  on  trouve  exposée  pour  la  première  fois  une 
théorie  de  l'univers  qui  ressemble  beaucoup  à  la  célèbre  hypothèse 
cosmogonique  de  Laplace.  Swedenborg,  en  effet,  imagine  un  tour- 
billon solaire  d'où  peu  à  peu  se  détache  un  anneau  dont  la  dislo- 
cation donnera  naissance  à  des  globes  planétaires  accompagnés  de 
satellites  (1).  Vingt  ans  plus  tard,  des  idées  analogues  sont  soute- 
nues par  Èmm.  Kant,  qui  au  reste  n'a  fait,  paraît-il,  que  commenter 
et  développer  les  vues  de  Thomas  Wright  (2)  ;  dans  ce  système, 
les  planètes  naissent  directement  de  la  condensation  de  la  matière 
nébuleuse,  sans  formation  préalable  d'anneaux.  Ces  tentatives  sont 
curieuses  au  point  de  vue  de  l'histoire  de  la  science  ;  il  en  est  de 

(i)  Le  chapitre  est  intitulé  :  de  Chao  universali  solis  et  planetarum,  deque  separa- 
tione  ejus  in  planetas  et  satellites. 
(2)  An  Original  Theory  or  neiv  Ilypothesis  of  Ihe  i/niuerse;  Londres,  1750. 


LA   CONSTITUTION   INTERIEURE   DE   LA    TERRE,  915 

même  de  celle  de  BufTon,  qui  suppose  qu'une  comète,  en  choquant 
le  soleil,  en  a  fait  sortir  un  torrent  de  matière  qui  s'est  condensée 
pour  former  les  planètes.  Mais  c'est  Laplace  qui  le  premier  a  en- 
trepris d'expliquer  l'origine  du  système  solaire  par  une  théorie 
fondée  sur  des  principes  rigoureux  et  conforme  aux  données  de  la 
mécanique  céleste;  ce  qui  distingue  les  conceptions  de  son  génie, 
c'est  que  les  découvertes  modernes,  loin  d'en  ébranler  la  base, 
semblent  au  contraire  leur  donner  chaque  jour  une  force  nouvelle. 
Laplace  conçoit  tous  les  astres  formés  par  la  condensation  gra- 
duelle d'une  nébulosité  diffuse  dans  l'espace  et  qui  devient  lumi- 
neuse à  mesure  qu'elle  est  concentrée  par  l'effet  de  la  gravitation. 
Le  soleil  lu'-môme  était  d'abord  une  nébulosité  à  noyau  brillant.  En 
supposant  le  système  doué  d'an  mouvement  de  rotation,  —  et  c'est 
là  un  postulat  qu'on  ne  peut  éviter,  —  l'atmosphère  solaire  prend 
d'abord  une  figure  d'équilibre  sphéroïdale,  fortement  aplatie  et 
limitée  dans  ses  dimensions  par  la  zone  où  la  force  centrifuge 
balance  la  pesanteur.  Les  molécules  situées  au  delà  de  cette  limite 
cessent  d'appartenir  à  l'atmosphère  proprement  dite,  et  circulent 
librement  autour  de  l'astre  central  comme  des  masses  planétaires. 
Or  un  principe  de  mécanique  nous  apprend  qu'à  mesure  que  le 
refroidissement  resserre  l'atmosphère  et  condense  à  la  surface  du 
noyau  les  molécules  qui  en  sont  voisines,  la  vitesse  de  rotation 
augmente;  la  force  centrifuge  devenant  ainsi  plus  grande,  le  point 
oii  la  pesanteur  lui  est  égale,  ou  la  limite  de  l'atmosphère,  se  trouve 
plus  près  du  centre,  et  les  molécules  reléguées  dans  la  nouvelle 
banlieue  deviennent  planètes.  En  se  contractant  peu  à  peu,  l'at- 
mosphère solaire  a  donc  du  abandonner  des  zones  de  vapeurs  dans 
le  plan  de  son  équateur.  Ces  vapeurs  abandonnées,  —  laisses  de 
l'océan  solaire,  —  ont  dû  former  d'abord  des  anneaux  concentri- 
ques circulant  autour  du  soleil,  comparables  à  l'anneau  de  Saturne; 
ces  anneaux  n'ont  pas  tardé  à  se  rompre  en  plusieurs  masses  qui, 
bientôt  conglobées  elles-mêmes,  ont  pris  la  forme  sphéroïdale, 
avec  un  mouvement  de  rotation  dirigé  dans  le  sens  de  leur  révolu- 
tion. C'est  ainsi, que  sont  nées  les  planètes,  qui  à  leur  tour  ont 
donné  naissance,  en  se  refroidissant,  aux  satellites  qui  les  accom- 
pagnent aujourd'hui.  «  Ainsi,  dit  Laplace,  les  phénomènes  singu- 
liers du  peu  d'excentricité  des  orbes  des  planètes  et  des  satellites, 
du  peu  d'inclinaison  de  ces  orbes  à  l'équateur  solaire,  et  de  l'iden- 
tité du  sens  des  mouvemens  de  rotation  et  de  révolution  de  tous 
ces  corps  avec  celui  de  la  rotation  du  soleil,  découlent  de  l'hypo- 
thèse que  nous  proposons  et  lui  donnent  une  grande  vraisem- 
blance. »  Elle  explique  encore  pourquoi  la  durée  de  la  rotation  du 
soleil  (vingt-cinq  jours)  est  moindre  que  celles  de  la  révolution  des 
diverses  planètes  ;  enfin  le  triple  anneau  de  Saturne  est  en  quelque 


916  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

sorte  un  témoignage  visible  de  l'extension  primitive  de  l'atmo- 
sphère de  cette  planète  et  de  ses  retraites  successives.  Tant  de 
preuves  accumulées  donnent  certainement  à  l'hypothèse  cosmogo- 
nique  de  Laplace  un  très  haut  degré  de  probabilité. 

IJne  dernière  confirmation  est  fournie  par  les  récentes  découvertes 
dont  nous  sommes  redevables  à  l'analyse  spectrale.  L'étude  du 
spectre  des  nébuleuses  a  fait  reconnaître  que,  si  un  grand  nombre 
d'entre  elles  ne  sont  que  des  amas  d'étoiles,  d'autres  sont  réel- 
lement encore  à  l'état  gazeux,  —  véritables  échantillons  du  chaos, 
—  et  répondent  parfaitement  à  l'idée  que  Kant,  Laplace  et  W.  Hers- 
chel  se  faisaient  de  la  première  phase  des  mondes  sortis  de  la  main 
du  Créateur.  Parmi  ces  nébuleuses,  il  y  en  a  deux  qui  semblent 
composées  d'un  globe  entouré  d'un  anneau,  comme  Saturne,  et 
dans  beaucoup  d'autres  on  croit  deviner  les  traces  d'un  mouvement 
gyratoire  dont  les  tourbillons  enfanteront  des  systèmes  planétaires. 

Parmi  les  travaux  modernes  qui  ont  ailérmi  les  bases  et  déve- 
loppé les  conséquences  de  la  théorie  de  Laplace,  il  faut  placer  au 
premier  rang  les  belles  recherches  de  M.  Edouard  Roche  sur  la 
figure  des  corps  célestes,  que  l'auteur  a  récemment  complétées  par 
un  Essai  sur  la  constitution  et  V origine  du  système  solaire .  M.  Roche 
montre  d'abord  qu'en  vertu  de  la  forme  particulière  de  la  «  sur- 
face libre  »  qui  termine  l'atmosphère,  —  surface  qui  offre  une  arête 
saillante  tout  le  long  de  l'équateur,  —  lors  de  la  contraction  de  la 
nébuleuse,  une  couche  fîuide  doit  couler  des  pôles  vers  l'équateur 
et  s'échapper  par  l'arête  saillante  comme  par  une  ouverture  :  c'est 
ainsi  que  se  forme  une  zone  équatoriale,  indépendante  de  l'astre 
central,  qui  constitue  un  anneau  extérieur.  Mais  la  théorie  fait  voir 
qu'en  outre  une  partie  du  fluide  descendu  des  régions  polaires  doit 
former  des  anneaux  intérieurs,  et  c'est  là  l'origine  des  deux  an- 
neaux de  Saturne  dont  le  rayon  est  moindre  que  deux  fois  le  rayon 
de  la  planète  ;  car,  la  limite  équatoriale  de  l'atmosphère  de  Saturne 
étant  aujourd'hui  égale  à  2,  il  n'y  a  pas  pu  avoir  d'anneau  délaissé 
en  deçà  de  cette  distance.  La  théorie  de  Laplace,  qui  n'admet  que 
des  anneaux  extérieurs,  ne  rend  compte  que  de  la  formation  du 
plus  grand  des  trois  anneaux.  M.  Roche  pense  que  la  lune,  elle 
aussi,  est  née  d'un  anneau  intérieur  et  qu'elle  s'est  progressive- 
ment développée  au  sein  même  de  l'atmosphère  terrestre,  jusqu'à 
ce  que  celle-ci,  se  retirant  peu  à  peu,  ait  abandonné  son  satellite. 

Toutes  les  considérations  qui  militent  en  faveur  de  la  conception 
de  Laplace  rendent  évidemment  très  plausible  l'hypothèse  de  la 
fluidité  primitive  de  la  terre;  mais  elles  ne  décident  pas  la  question 
de  savoir  si  le  noyau  est  encore  liquide.  Voici  connnent  on  a  essayé 
d'élucider  cette  obscure  question. 

Ce  bourrelet  équatorial,  qui  change  si  peu  la  forme  générale  de 


LA  CONSTITUTION  INTÉRIEURE  DE  LA  TERRE.        PI  7 

la  terre,  a  cependant  une  influence  très  sensible  sur  le  mouvement 
de  rotation  du  globe  autour  de  son  centre.  Si  la  terre  était  exacte- 
ment sphérique  et  homogène,  ou  si  elle  était  formée  de  couches 
sphériques,  homogènes  et  concentriques,  l'attraction  du  soleil  n'au- 
rait aucune  prise  sur  ce  mouvement  de  rotation  :  l'axe  de  la  terre 
resterait  toujours  parallèle  à  lui-même ,  il  irait  toujours  percer  la 
voûte  céleste  en  un  même  point;  mais  l'action  du  soleil  sur  le  ren- 
flement équatorial  détermine  peu  à  peu  un  changement  de  direction 
de  l'axe  de  rotation  de  la  terre,  et  la  lune  prodLiit  un  effet  ana- 
logue. L'ensemble  de  ces  perturbations  se  traduit  par  cette  oscilla- 
tion lente  et  complexe  de  l'axe  terrestre  qui  constitue  les  phéno- 
mènes astronomiques  de  la  précession  et  de  la  nutation,  et  en  vertu 
de  laquelle  le  pôle  céleste  se  déplace  progressivement  parmi  les 
étoiles. 

C'est  de  la  considération  de  ces  phénomènes  que  M.  Hopkins  a 
tiré  une  grave  objection  contre  la  fluidité  intérieure  de  la  terre  (1). 
En  déterminant  l'effet  dû  à  l'action  du  soleil  et  de  la  lune  sur  le 
renflement  équatorial,  dit  M.  Hopkins,  on  regarde  la  terre  comme 
un  corps  solide  dont  toutes  les  parties  sont  invariablement  hées  les 
unes  aux  autres,  et  qui  doit  participer  tout  entier  à  l'effet  de  ces 
actions  perturbatrices.  Mais  si  la  terre  est  une  masse  liquide  recou- 
verte d'une  croûte  solide,  ces  actions  ne  se  transmettront  qu'à  la 
partie  solide,  qui  glissera  en  quelque  sorte  sur  le  noyau  liquide. 
Les  forces  perturbatrices  agissant  dès  lors  sur  une  masse  totale 
beaucoup  moindre  que  si  elles  entraînaient  le  globe  entier,  les 
changemens  qui  en  résultent  dans  le  mouvement  de  rotation  de  la 
croûte  solide  doivent  être  beaucoup  plus  grands  que  ceux  qu'on  a 
obtenus  en  regardant  la  terre  comme  une  seule  masse  solide,  et  ils 
seront  d'autant  plus  grands  que  la  croûte  sera  supposée  plus  mince. 
Pour  mettre  d'accord  l'effet  possible  de  l'action  luni-solaire  sur  le 
bourrelet  équatorial  avec  la  grandeur  connue  de  la  précession  et 
de  la  nutation,  M.  Hopkins  estime  qu'il  faut  attribuer  à  l'écorce  so- 
lide du  globe  une  épaisseur  d'au  moins  1,300  ou  1,600  kilomètres, 
qui  représente  ^  ou  i  du  rayon  terrestre. 

Les  calculs  de  M.  Hopkins  ont  été  repris  vingt  ans  plus  tard  par 
sir  William  Thomson ,  dans  son  mémoire  sur  la  Rigidité  de  la 
Terre  (2),  où  l'illustre  physicien  apporte  aux  vues  de  M.  Hopkins 
tout  le  poids  de  son  autorité,  u  Quelque  objection  que  l'on  fasse  à 
la  partie  mathématique  du  travail  de  M.  Hopkins,  dit-il,  je  n'ai  pu 
arriver  à  trouver  aucune  force  dans  les  argumens  par  lesquels  sa 

(i)  Transactions  philos,  de  la  Société  royale  de  Londres,  1839-1842. 
(2)  Trans.  philos.,  1863. 


9J8  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

conclusion  a  été  attaquée,  et  je  suis  heureux  de  voir  mon  opinion 
à  ce  sujet  confirmée  par  une  autorité  aussi  émînente  que  celle  de 
l'archidiacre  Pratt.  11  m'a  toujours  semblé,  en  vérité,  que  M.  Hop- 
kins  eût  pu  pousser  plus  loin  son  argumentation  et  conclure  qu'au- 
cune masse  liquide  continue,  approchant  des  dimensions  d'un 
sphéroïde  de  6,000  milles  (9,600  kilomètres)  de  diamètre,  ne  peut 
exister  dans  l'intérieur  de  la  terre  sans  rendre  les  phénomènes  de 
la  précession  et  de  la  nutation  très  sensiblement  différens  de  ce  qu'ils 
sont,  n 

Ces  conclusions  commençaient  à  être  acceptées  par  les  géolo- 
gues, et  l'hypothèse  du  noyau  liquide  passait  peu  à  peu  à  l'état  de 
préjugé  suranné,  quand  le  regretté  M.  Delaunay  entreprit  de  battre 
en  brèche  l'argument  principal  et  déclara  qu'à  son  avis  l'objection 
de  M.  Hopkins  ne  reposait  sur  aucun  fondement  réel  (1).  a  Prenons, 
pour  fixer  les  idées,  dit  M.  Delaunay,  un  ballon  de  verre  rempli 
d'eau.  Si  nous  admettons  que  ce  liquide  soit  doué  d'une  fluidité 
absolue ,  il  est  clair  qu'en  imprimant  brusquement  au  ballon  un 
mouvement  de  rotation  autour  d'un  axe  vertical ,  il  devra  tourner 
seul,  sans  entraîner  le  liquide.  C'est  ce  qu'on  vérifie  facilement  en 
donnant  au  ballon  un  mouvement  de  rotation  plus  ou  moins  rapide; 
des  corps  légers,  en  suspension  dans  l'eau,  paraîtront  ne  pas  bou- 
ger de  place  malgré  la  rotation  du  ballon.  Mais  en  sera-t-il  toujours 
de  même,  quelle  que  soit  la  vitesse  du  mouvement?  Si  l'on  fait 
tourner  le  ballon  avec  une  extrême  lenteur,  verra-t-on  encore  le 
liquide  rester  indifférent  à  ce  mouvement  de  l'enveloppe  ?  En  ad- 
mettant la  fluidité  absolue  du  liquide,  on  fait  abstraction  de  sa  vis- 
cosité. Or  cette  viscosité,  bien  que  très  faible,  n'est  pas  nulle,  et  il 
en  résulte  que,  si  la  rotation  est  suffisamment  lente,  le  liquide  sera 
entraîné  par  le  ballon,  de  sorte  que  le  tout  tournera  tout  d'une 
pièce,  absolument  comme  un  corps  solide.  »  Cet  entraînement  du  li- 
quide a  d'ailleurs  été  constaté  par  M.  Champagneur  dans  une  sé- 
rie d'expériences  entreprises,  à  la  demande  de  M.  Delaunay,  au 
laboratoire  de  recherches  de  la  Sorbonne. 

Pour  appliquer  ce  raisonnement  au  globe  terrestre,  admettons 
qu'il  est  formé  d'une  masse  liquide  recouverte  d'une  pellicule  so- 
lide; il  est  tout  d'abord  évident  que,  sans  les  perturbations  dues  à 
la  présence  du  renflement  équatorial,  la  masse  entière  tournerait 
tout  d'une  pièce  autour  de  l'axe  polaire  ;  si  une  différence  quel- 
conque avait  pu  exister  entre  le  mouvement  de  l'enveloppe  et  celui 
du  noyau  liquide,  les  frottemens  n'auraient  pas  tardé  à  la  détruire. 
Les  actions  perturbatrices  de  la  précession  et  de  la  nutation  im- 

(1)  Comptes  rendus  de  l'Académie  des  sciences,  juillet  1868. 


LA   CONSTITUTION   ÏNTERIEUBE   DE   LA.   TERRE.  919 

priment  à  l'enveloppe  solide  un  mouvement  de  rotation  extrême- 
ment lent  qui  se  combine  avec  celui  qu'elle  possède  déjà;  la  ques- 
tion est  de  savoir  si  le  liquide  intérieur  participera  à  ce  mouvement 
additionnel,  ou  si  la  croûte  seule  en  sera  affectée.  «  Pour  moi,  dit 
M.  Delaunay,  il  n'y  a  pas  lieu  au  moindre  doute.  Le  mouvement 
additionnel  dû  aux  causes  indiquées  est  d'une  telle  lenteur  que  la 
masse  fluide  qui  constitue  l'intérieur  du  globe  doit  suivre  la  croûte 
qui  l'enveloppe  absolument  comme  si  le  tout  formait  une  seule 
masse  solide.  Les  pressions  auxquelles  sont  soumises  les  diverses 
parties  de  la  masse  liquide  sont  si  énormes  que  nous  ne  pouvons 
pas  nous  faire  une  idée  de  l'influence  que  ces  pressions  peuvent 
avoir  sur  le  degré  de  viscosité  du  fluide  dont  il  s'agit.  Mais  ce 
fluide  fût-il  dans  des  conditions  identiques  à  celles  des  liquides  que 
nous  voyons  autour  de  nous,  cela  suffirait  pour  que  les  choses  eus- 
sent lieu  comme  nous  venons  de  le  dire.  »  M.  Delaunay  conclut  en 
affirmant  qu'à  son  avis  les  phénomènes  de  la  précession  et  de  la 
nutation  ne  peuvent  fournir  aucune  donnée  sur  le  plus  ou  moins 
d'épaisseur  de  la  croûte  solide  du  globe. 

Sir  William  Thomson  considère  encore  la  question  sous  un  autre 
point  de  vue.  Lorsqu'on  cherche  à  déterminer  par  la  théorie  la 
hauteur  des  marées,  on  suppose  généralement  que  les  eaux  seules 
cèdent  à  l'attraction  luni-solaire,  tandis  que  l'enveloppe  solide  de 
la  terre  n'éprouve  aucune  déformation  sous  l'influence  des  forces 
qui  soulèvent  l'Océan.  Or  il  est  évident  qu'une  sphère  même  entiè- 
rement solide  se  déformerait  toujours  un  peu  par  l'efl'et  de  ces 
forces,  et  que  la  déformation  sera  plus  sensible  encore  pour  une 
masse  en  partie  liquide.  Supposons  d'abord  que  la  masse  entière 
du  globe  puisse  céder  aux  forces  qui  la  sollicitent,  aussi  facilement 
que  si  elle  était  Hquide  ;  dans  ce  cas,  les  eaux  et  l'écorce  solide  se 
soulèveront  tout  d'une  pièce,  la  surface  de  la  mer  restera  donc 
toujours  à  la  même  distance  du  fond  :  il  n'y  aura  pas  de  marée 
visible.  En  admettant  que  la  masse  du  globe  offre  une  rigidité 
moyenne  comparable  à  celle  du  verre,  on  trouve  qu'elle  devra 
encore  subir  une  déformation  égale  aux  0,6  de  celle  qu'elle  subirait 
si  elle  était  liquide,  et,  ce  soulèvement  étant  retranché  de  celui  de 
la  nappe  océanique,  la  hauteur  de  la  marée  n'est  plus  que  les 
0,4  de  ce  qu'elle  serait  sur  une  enveloppe  invariable.  En  attri- 
buant à  la  masse  terrestre  la  rigidité  de  l'acier,  sir  W.  Thomson 
trouve  qu'elle  éprouverait  encore  une  déformation  égale  au  tiers  de 
celle  d'une  sphère  liquide,  et  les  marées  apparentes  se  trouvent  par 
là  réduites  aux  f  de  ce  qu'elles  seraient  sur  une  terre  d'une  rigidité 
absolue.  Même  en  tenant  compte  de  l'incertitude  dont  reste  encore 
affectée  la  détermination  théorique  de  la  hauteur  des  marées, 
sir  W.  Thomson  ne  croit  pas  qu'on  puisse  admettre  que  la  hauteur 


920  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

réelle  ne  soit  que  les  0,4  de  la  hauteur  calculée  dans  l'hypothèse 
d'une  rigidité  absolue-;  il  en  conclut  que  la  terre  doit  avoir  une 
rigidité  moyenne  supérieure  à  celle  du  verre,  et  peut-être  à  celle 
de  l'acier.  Quant  à  l'influence  que  l'élasticité  du  globe  peut  exercer 
sur  les  phénomènes  de  la  précession  et  de  la  nutation,  les  calculs 
fondés  sur  l'hypothèse  de  la  rigidité  absolue  sont  d'accord  avec 
l'observation,  et  ce  résultat  semblerait  confirmer  la  conclusion  tirée 
de  la  considération  des  marées.  Il  est  vrai  que,  si  la  déformation 
élastique  tend  à  diminuer  directement  la  précession,  il  existe  un 
effet  indirect  de  cette  déformation  qui  tend  à  l'augmenter,  de  sorte 
que  peut-être  ces  deux  effets  contraires  se  balancent  à  très  peu 
près. 

Tout  bien  considéré,  il  ne  paraît  pas  d'ailleurs  impossible  de  con- 
cilier ces  résultats  avec  l'existence  d'une  chaleur  excessive  dans  les 
couches  centrales  du  globe.  Il  ne  faut  pas  oublier,  en  effet,  que  ces 
couches  sont  soumises  à  une  pression  d'autant  plus  forte  qu'elles 
sont  plus  rapprochées  du  centre.  En  faisant  le  calcul  avec  la  loi  des 
densités  proposées  par  M.  Roche,  on  trouve  que  la  pression  au  centre 
dépasse  3  millions  de  kilogrammes  par  centimètre  carré  (3  millions 
d'atmosphères).  Nous  n'avons  aucune  idée  de  ce  que  peut  être  l'état 
physique  des  corps  soumis  à  de  telles  pressions.  Les  expériences 
sur  la  résistance  des  matériaux  nous  ont  appris  que  de  petits  cubes 
de  granit  s'écrasent  sous  un  poids  de  700  atmosphères,  le  basalte 
et  le  porphyre  sous  des  poids  de  2,000  et  2,500  atmosphères; 
quand  la  pression  atteint  ces  liiuites,  les  roches  se  désagrègent,  se 
pulvérisent  intérieurement.  Le  cuivre,  l'acier,  la  fonte  de  fer,  résis- 
tent à  des  pressions  doubles  ou  triples;  mais  que  deviennent  les 
métaux  sous  une  pression  cent  fois,  mille  fois  plus  forte?  Quel  est 
le  jeu  des  forces  moléculaires  dans  un  solide  ou  dans  un  liquide 
soumis  à  une  pression  de  plusieurs  millions  d'atmosphères  en 
même  temps  qu'à  une  température  de  quelques  milliers  de  degrés? 
Qu'est-ce  que  l'état  solide  ou  l'état  liquide  quand  on  se  place  dans 
ces  conditions?  Les  données  nous  manquent  absolument  pour  ré- 
pondre à  ces  questions,  et  tout  ce  qu'on  pourrait  avancer  à  cet 
égard  serait  purement  hypothétique.  «  On  peut  comparer  les  ma- 
thématiques, a  dit  spirituellement  M.  Huxley,  à  un  moulin  d'un 
travail  admirable,  capable  de  moudre  à  tous  les  degrés  de  finesse  ; 
mais  ce  qu'on  en  tire  dépend  ce  qu'on  y  a  mis,  et  comme  le  plus 
parfait  moulin  du  monde  -ne  peut  donner  de  la  farine  de  froment 
si  on  n'y  met  que  des  cosses  de  pois,  de  même  des  pages  de  for- 
mules ne  tireront  pas  un  résultat  certain  d'une  donnée  incertaine.  » 

R.  Radai^. 


LA 


LÉGENDE   DE  FAUST 


I.  Cari  Engel,  Deutsche  Puppenkoniôdien,  1878.  —  II.  Kuno  Fischer,  Gœthe's  Faust. 
Deutsche  Rundschau,  1879.  —  III.  W.  Creizenach,  Versuch  einer  Geschichte  des 
Volksschauspiels  voin  Doctor  Faust.  Halle,  1879. 

Lorsqu'un  homme  de  génie  s'empare  d'une  légende  populaire,  la 
transforme  et  en  tire  un  chef-d'œuvre,  il  arrive  souvent  que  la  légende 
ne  survit  pas  à  ce  glorieux  enfantement  :  elle  se  dessèche  et  meurt, 
comme  une  plante  épuisée  par  une  dernière  et  magniOque  floraison.  Il 
n'en  a  pas  été  ainsi  pour  la  légende  de  Faust.,  Elle  a  subsisté,  en  Alle- 
magne, à  côté  du  poème  de  Goethe.  Elle  y  a  conservé,  sous  sa  forme 
primitive  decoQte  bleu  et  de  drame  populaire,  son  empire  sur  les  ima- 
ginations. Elle  y  est  demeurée  l'objet  de  la  prédilection  des  érudits, 
qui  travaillent  sans  se  lasser  à  en  démêler  les  origines  et  à  en  éclair- 
cir  les  obscurités.  Toutes  ces  circonstances  lui  donnent  un  attrait  par-. 
ticuUer.  On  sent  qu'il  y  a  là  une  histoire  curieuse  à  retracer  et  une 
physionomie  originale  à  esquisser.  Les  derniers  travaux  de  la  critique 
allemande  permettent  de  le  faire  avec  un  degré  de  certitude  suffisant, 
sinon  complet.  M.  Garl  Engel,  dans  son  Théâtre  de  marionneltes  alle- 
mand, a  donné  l'un  des  meilleurs  textes  connus  du  vieux  drame  de 
Faust  et  a  résuiné  dans  une  excellente  notice  la  plupart  des  rensei- 
gnemens  que  l'on  possède  sur  le  héros  de  la  tradition.  M.  Kuno  Fis- 
cher a  publié  un  remarquable  essai  sur  le  Faust  de  Gœthe,  où  l'ingé- 
niosité n'ôte  rien  à  la  hrgeur  des  vues.  Le  volume  de  M.  Wilhelm 
Creizenach,  Histoire  de  la  pièce  populaire  du  docteur  Faust,  appartient 
aux  ouvrages  d'érudition  pure;  il  est  utile  pour  fixer  la  valeur  des  textes. 
Il  va  sans  dire  que  nous  ne  saurions  entrer  ici  dans  les  discussions  aux- 
quelles plusieurs  points  de  fait  donnent  encore  lieu  après  trois  siècles 
de  recherches.  Notre  intention  est  uniquement  de  montrer,  en  nous  te- 
nant aux  opinions  les  plus  généralement  reçues,  comment  est  né  ce 
qu'on  a  appelé  le  mxjlhe  magique  de  la  race  germanique  ;  d'expliquer 
sous  quelles  influences  il  s'est  développé,  et  d'indiquer,  s'il  est  pos- 
sible, les  causes  de  sa  singulière  vitalité. 


922  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


I. 

La  légende  de  Faust  repose  sur  un  fonds  de  vérité.  Il  y  a  eu  réelle- 
ment un  docteur  Johannes  Faust,  que  Mélanchthon  a  connu,  et  dont  il 
est  question  dans  les  écrits  de  plusieurs  savans  de  l'époque.  On  sait 
qu'il  était  né  à  Knittlingen,  dans  le  Wurtemberg,  vers  la  fin  du  xv  siècle; 
quelques  personnes  s'opiniàtrent  néanmoins  à  le  confondre  avec  l'as- 
socié de  Gutenberg,  l'imprimeur  Johannes  Fust,  qui  a  vécu  une  cen- 
taine d'années  plus  tôt.  Le  père  de  Faust  était,  selon  les  uns,  un  savant 
homme,  versé  dans  la  science  du  droit  et  personnage  important  dans 
sa  province.  Selon  les  autres,  c'était  un  pauvre  paysan,  honnête  et  crai- 
gnant Dieu,  qui  consacra  le  produit  d'un  petit  héritage  à  donner  de 
l'éducation  à  son  fils.  Il  va  sans  dire  que  la  seconde  version  est  celle 
des  récits  populaires.  La  chronique  ne  devient  tout  à  fait  précise  qu'à 
l'arrivée  de  Johannes  Faust  à  l'université  de  Cracovie.  Nous  savons  qu'il 
s'y  distingua  dans  toutes  les  branches  des  études,  mais  surtout  dans  la 
magie,  à  laquelle  il  s'adonna  particulièrement.  La  magie  blanche,  ou 
l'art  de  produire  des  effets  surnaturels  avec  des  moyens  naturels,  fai- 
sait alors  partie  de  l'enseignement  public  de  certaines  écoles.  Les  sa- 
vans du  temps,  Paracelse  tout  le  premier,  ne  dédaignaient  pas  d'en 
suivre  les  leçons,  qui  devaient  assez  ressembler  à  des  séances  de  phy-si- 
que  amusante.  On  y  apprenait  des  tours  de  jonglerie  dont  un  esprit 
pratique  pouvait  tirer  parti  à  l'occasion;  nous  verrons  tout  à  l'heure 
que  le  docteur  Faust  n'y  manqua  point.  Quant  à  la  magie  noire,  où  les 
démons  servaient  d'auxiliaires  à  l'opérateur,  ou  la  cultivait  aussi,  mais 
sans  l'avouer. 

Son  stage  d'étudiant  terminé,  Faust  embrassa  une  profession  parti- 
culière au  moyen  âge;  il  se  fit  scholasticus  vagans,  écolier  errant:  mé- 
tier adorable,  si  ceux  qui  l'exerçaient  ne  l'avaient  gâté.  Avoir  vingt  ans, 
se  bien  porter,  n'être  ni  un  sot  ni  un  ignorant,  et  se  lancer  à  pied  à 
travers  les  grandes  AUemagnes;  n'avoir  nul  souci  du  lendemain,  puisque 
le  scholasticus  vagans  exerçait  un  droit  de  tribut  sur  les  anciens  écoliers; 
suivre  sa  fantaisie,  coucher  à  la  belle  étoile  comme  Rousseau,  comme 
lui  jouir  du  grand  air,  du  bon  appétit  gagné  en  marchant,  s'endormir 
et  s'éveiller  en  rêvant  d'aventures  étranges,  traverser  le  matin,  l'œil  au 
guet,  une  forêt  mal  famée,  entrer  le  soir,  à  l'heure  où  les  fenêtres  s'éclai- 
rent, dans  une  ville  aux  grands  pignons  et  aux  toits  aigus;  compter  sur  le 
hasard,  qui  sourit  toujours  à  la  jeunesse  :  c'est  la  poésie  même,  et 
c'était  la  vie  de  l'écolier  errant.  Il  allait  de  ci,  de  là,  libre  et  capricieux 
comme  le  vent  qui  passe,  aujourd'hui  professeur,  remplaçant  le  péda- 
gogue empêché;  demain  louant  ses  services  à  M.  le  curé  pour  entonner 
la  grand'messe,  prêchant  même  à  sa  place  pour  peu  qu'il  l'en  priât; 
bref  tenant  le  milieu,  comme  le  dit  très  bien  M.  Garl  Engel,  entre  le 


LA   LÉGENDE   DE   FAUST,  923 

vagabond  et  le  savant.  Lorsqu'il  avait  assez  couru,  assez  vu  de  pays, 
assez  tâté  de  tout,  il  se  fixait  quelque  part,  entrait  dans  la  vie  régulière; 
le  vagabond  disparaissait,  le  savant  seul  survivait.  Malheureusement, 
de  bonne  heure  ce  fut  le  contraire  qui  arriva  ;  le  vagabond  devint  tout 
l"homme;  sa  science  ne  lui  servit  qu'à  faire  des  dupes  et  il  abusa  des 
privilèges  que  lui  assurait  son  costume  pour  se  livrer  aux  industries  les 
moins  avouables.  Celait  ie  temps  où  l'on  croyait  aux  philtres,  aux 
charmes,  aux  élixirs  de  longue  vie,  aux  cures  sympathiques,  à  la  divina- 
tion, aux  évocations  d'esprits.  Tout  cela  se  payait  très  cher.  Les  écoliers 
errans  ne  se  firent  point  faute  de  dire  la  bonne  aventure,  d'indiquer  les 
trésors  cachés,  de  vendre  des  drogues  merveilleuses.  Le  poignard  des- 
tiné à  les  protéger  dans  leurs  voyages  leur  servit  à  extorquer  double  et 
triple  tribut  aux  confrères.  Ils  eurent,  comme  Panurge,  soixante  et  dix 
manières  de  se  procurer  de  l'argent,  dont  la  plus  honnête  était  de  dé- 
rober par  larcin.  La  corporation  écolière  se  peupla  de  charlatans  et 
d'escrocs,  et  de  ces  charlatans  et  escrocs,  Faust  fut  le  roi. 

Il  n'y  eut  jamais  hâbleur  plus  effronté.  A  sa  sortie  de  l'université,  il 
commença  sa  tournée,  se  vantant  en  tous  lieux  de  posséder  une  science 
merveilleuse  et  d'accomplir  les  plus  surprenans  prodiges.  Il  s'intitulait 
philosophe  des  philosophes,  philosophus  philos ophorum^  source  de  la 
nécromancie,  astrologue,  physionome,  chiromancien,  agromancien,  py- 
romancien,  etc.  Son  chien  et  son  cheval,  dont  il  avait  fait  des  animaux 
savans  (ils  savaient  tout  faire,  dit  le  théologien  Johann  Gast,  dans  les 
Sermones),  aidèrent  encore  à  son  renom  de  magicien  auprès  de  la 
foule,  qui  les  prenait  pour  deux  diables  déguisés.  Un  accident  faillit 
interrompre,  presque  à  ses  débuts,  une  carrière  qui  promettait  d'être 
si  brillante.  Il  avait  poussé  jusqu'à  Venise,  et  là  il  s'était  fait  fort  de 
voler  dans  les  airs.  On  le  prit  au  mot;  il  tomba  et  se  rompit  à  moitié 
le  col;  mais  il  n'en  devint  pas  plus  sage.  Quelque  temps  après,  l'au- 
teur de  la  Chronique  d'Hirsauge,  l'abbé  Trithème,  passant  par  une 
ville  de  Hesse,  apprit  que  le  docteur  Faust,  dont  le  nom  était  déjà  cé- 
lèbre, se  trouvait  dans  son  hôtellerie.  Il  s'était  donné  au  public  pour 
savoir  par  cœur,  mot  à  mot,  tous  les  ouvrages  de  Platon  et  d'Âristote. 
L'occasion  était  bonne  de  faire  ses  preuves  devant  le  docte  abbé.  Aussi 
le  docteur  se  hâta-t-il  de  prendre  la  fuite,  laissant  pour  Trithème 
une  carte  de  visite  ainsi  conçue  :  Magister  Georgius  Sabellicus,  Faastus 
jaiiior,  fons  necromanticorum,  magus  secundus,  chiromanticus,  agroman- 
îicus,  pyromanticus ,  in  hydra  arle  secundus.  h  C'est  un  bavard  et  un 
fourbe  »  écrivait  l'abbé  à  la  suite  de  cette  aventure. 

La  même  année  (1507),  Faust  fit  à  Kreuznach  la  connaissance  d'un 
certain  Franz  von  Sickingen,  influent  dans  sa  ville,  homme  très  porté 
au  mysticisme.  Il  l'éblouit  par  sa  jactance,  si  bien  que  Franz  von  Sic- 
kingen usa  de  son  crédit  pour  le  faire  nommer  régent  de  l'école  de 
Kreuznach,  où  toutefois  il  ne  demeura  guère;  certaines  gentillesses  à 


924  RETDE   DES   DEUX  MONDES. 

la  Scapin  l'obligèrent  bientôt,  malgré  ses  protections,  à  gagner  leste- 
ment au  pied,  et  un  ami  de  Luther,  Conrad  Mudt,  le  retrouva  dans 
une  taverne  d'Erfurth,  occupé  à  pérorer  devant  un  auditoire  de  ba- 
dauds. Il  s'appelait  ce  jour-là  Georgius  Faustus  Helmitheus  Hedebergen- 
sis,  et  il  fit  à  Conrad  Mudt  l'effet  d'un  a  fripon  fieffé.  »  L'université 
d'Erfurth  fut  moins  clairvoyante.  Elle  lui  permit  d'ouvrir  un  cours  sur 
Homère.  Faust  y  parlait  des  héros  de  l'Iliade  et  de  rOdyasèe  comme  s'il 
les  connaissait  personnellement,  ce  qui  encouragea  les  étudians  à  le 
prier  de  les  leur  faire  connaître  aussi.  Il  y  consentit  volontiers,  les 
réunit  dans  une  chambre  noire  et  évoqua  en  leur  présence  les  princi- 
paux personnages  d'Homère.  Polyphème  leur  produisit  une  impression 
profunde.  Il  avait  une  grande  barbe  rousse,  un  énorme  pieu  de  fer  à 
la  main,  deux  pieds  d'homme  lui  sortaient  de  la  bouche,  et  quand  il 
vit  toute  cette  chair  fraîche,  il  ne  voulut  plus  s'en  aller;  il  frappait  le 
sol  de  son  épieu  si  terriblement  que  la  maison  en  tremblait,  et  plu- 
sieurs étudians  racontèrent  qu'ils  s'étaient  échappés  à  grand'peine,  car 
il  les  avait  déjà  saisis  avec  les  dents. 

Pour  récoitipenser  l'université  de  son  hospitalité,  Faust  offrit  de  lui 
procurer  pour  quelques  heures,  le  temps  de  les  copier,  les  comédies 
perdues  de  Plante  et  de  Térence.  Les  théologiens  d'Erfurth  délibé- 
rèrent gravement  avec  les  conseillers  de  ville  sur  cette  proposition, 
qu'on  décida  de  rejeter,  parce  qu'il  semblait  difficile  que  le  diable 
ne  s'en  mêlât  pas.  Quant  à  mettre  en  doute  que  le  docteur  fût  capable 
de  tenir  ce  qu'il  avait  offert,  les  braves  gens  n'y  songèrent  point. 
Au  contraire,  peines  de  la  pensée  qu'un  homme  aussi  distingué  {fein- 
gelehrt)  se  livrait  à  des  pratiques  compromettantes  pour  son  salut,  ils 
lui  députèrent  un  franciscain  chargé  de  le  convertir.  Le  moine  n'oublia 
pas  l'intérêt  de  son  couvent;  il  engagea  Faust  à  s'y  faire  dire  beaucoup 
de  messes,  mais  Faust  se  moqua  de  la  messe,  ce  qui  décida  le  conseil 
de  ville  à  le  chasser.  Une  des  rues  d'Erfurth  a  gardé  son  nom  en  sou- 
venir du  jour  où  il  y  fit  passer  une  charrette  de  foin,  attelée  de  deux 
gros  chevaux,  dans  un  endroit  à  peine  assez  large  pour  un  piéton. 

L'idée  que  tout  était  possible  au  docteur  Faust  parce  qu'il  avait  le 
diable  à  ses  ordres  était  acceptée  de  la  plupart  de  ses  contemporains. 
Si  une  chose  doit  surprendre  dans  l'histoire  de  cet  habile  charlatan, 
c'est  que  les  autorités  ecclésiastiques,  si  chatouilleuses  à  l'endroit  de  la 
magie,  l'aient  laissé  faire  parade  impunément  de  ses  recettes  surnatu- 
relles et  de  ses  relations  avec  l'enfer.  Lorsqu'on  parcourt  les  annales 
de  la  sorcellerie  allemande,  du  xv"  au  xvu"  siècle,  et  que  l'on  voit  les 
exécutions  de  sorciers  des  deux  sexes  et  de  tout  âgo  (des  enfans  d'un 
an!)  se  multiplier  par  centaines  et  par  milliers,  on  en  vient  à  admirer 
le  savoir-faire  qui  permit  à  ce  personnage  bruyant  et  fanfaron  de  se 
tirer  sain  et  sauf,  trente  ans  durant,  de  toutes  les  aventures.  A  Worms 
et  aux  environs,  quatre-vingt-cinq  sorcières  sont  brûlées  en  une  seule 


LA   LÉGENDE    DE   FAUST.  925 

année  (l/i85).  A  Hambourg,  un  médecin  est  condamné  au  feu  pour 
avoir  sauvé  une  femme  abandonnée  par  la  sage-femme.  Dans  une  pe- 
tite principauté  du  sud,  deux  cent  quarante-deux  personnes,  dont  plu- 
sieurs petits  enfans,  sont  livrées  aux  flammes  dans  l'espace  de  cinq 
ans.  Ailleurs  un  seul  juge,  Nicolas  Remy,  se  vante  d'avoir  brûlé  à  lui 
seul,  en  quinze  ans,  neuf  cents  sorciers.  Dans  la  ville  de  Wurtzbourg, 
où  Faust  déclarait  publiquement  qu'il  se  chargeait  de  refaire  tous  les 
miracles  du  Christ,  le  nombre  des  victimes  se  monte  à  neuf  cents 
en  1659.  Il  est  de  six  cents  dans  le  diocèse  voisin  de  Bamberg.  Des  per- 
sonnes des  conditions  les  plus  diverses  figurent  dans  ces  holocaustes  : 
artisans,  servantes,  campagnards,  acteurs,  bateleurs,  étudians,  nobles, 
bourgeois,  magistrats,  ecclésiastique-*,  simples  jjassa?is.  Les  liï>tes  por- 
tent des  annotations  de  ce  genre  :  «  Le  maîire  de  l'hospice,  homme 
très  savant.  »  —  «  La  petite  Barbara,  la  plus  jo  ie  fille  de  Wurtzbourg.  » 
—  ((  Un  étudiant  qui  parlait  toutes  sortes  de  langues  et  qui  était  excel- 
lent musicien,  vocaliter  et  inslrumentalitcr  (1).  » 

Assurément  il  y  avait  des  momens  de  répit.  Oa  conviendra  pour- 
tant qu'il  fallait  une  certaine  audace  pour  continuer  le  métier  sous 
des  menaces  semblables.  Faust  ne  se  laissa  pas  intimider,  bien  qu'il 
eût  de  temps  à  autre  maille  à  partir  avec  la  police.  Il  se  fiait  à  son 
génie  naturel,  fertile  en  expédions,  et  aux  bons  avis  de  ses  nombreux 
admirateurs,  pour  dépister  les  archers,  qui  arrivaient  toujours  trop 
tard;  au  moment  où  ils  entraient  par  une  porte,  le  docteur  disparaissoit 
par  l'autre  sans  qu'on  pût  retrouver  sa  trace.  Il  savait  d'ailleurs  où  ?e 
réfugier  dans  les  occasions  pressantes.  Son  bon  ami  l'abbé  Entenfuss, 
qui  le  faisait  venir  dans  son  monastère  de  Maulbronn  pour  apprendra 
de  lui  les  secrets  de  l'alchimie  (2),  ne  lui  aurait  pas  refusé  un  asile  ea 
cas  de  besoin.  Une  seule  fois  il  fut  pris.  Mais  le  prêtre  auquel  on  le 
remit,  au  lieu  de  fairt;  brûler  son  prisonnier,  lui  demanda  des  leçons;  il 
avait  été  fasciné,  comme  le  sire  de  Sickingen  et  tant  d'autres.  Faust  no 
tarda  pas  à  reprendre  le  cours  de  ses  exploits.  Ses  biographes  nous  le 
montrent  chevauchant  sur  un  tonneau  plein  de  vin;  un  autre  jour,  il 
se  venge  d'un  moine  inhospitalier  en  lui  envoyant  un  lutin  qui  met  le 
couvent  sens  dessus  dessous.  Son  adresse  à  s'esquiver  est  devenue  la 
faculté  de  se  rendre  invisible;  son  activité  remuante  lui  a  valu  le  don 
d'ubiquité.  Un  pareil  homme  ne  pouvait  mourir  naturellement.  On  conte 
que  le  diable,  l'an  1537  ou  aux  environs,  vint  chercher  son  âme  au  coup 
de  minuit,  avec  tout  le  fracas  qui  accompagne  ces  sortes  de  visites.  Le 
matin  on  trouva  le  docteur  Faust  sur  le  nez,  et  quand  on  essaya  de 
mettre  le  cadavre  sur  le  dos,  il  se  retourna  de  lui-même.  Les  scepti- 
ques racontent  la  chose  d'une  autre  façon.  Ils  disent  que  Faust,  s'étant 

(1)  Voir  l'ouvrage  de  M.  Moncure  Conway,  Demonology  and  Devil-Lore. 

(2)  On  montre  encore  à  Maulbronn,  dans  une  vieille  tour,  un  laboratoire  que  les 
gens  du  pays  appellent  «  la  cuisine  du  docteur  Faust.  ■ 


926  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

retiré  sur  la  fin  de  sa  vie  auprès  de  l'abbé  Eutenfuss,  fut  tué  par  une 
explosion  en  s'occupant  d'alchimie.  L'une  et  l'autre  version  sont  fondées 
sur  des  conjectures,  car  les  documens  dignes  de  foi  manquent  pour  la 
vieillesse  du  docteur  comme  pour  son  enfance  ;  le  lecteur  est  donc  libre 
de  choisir  entre  les  deux. 


II. 

Loin  de  décroître  après  la  disparition  du  héros,  la  renommée  de  Faust 
continua  de  grandir  pendant  tout  le  xvr  siècle.  Les  circonstances  s'y 
prêtaient.  Au  milieu  du  tumulte  d'idées  produit  par  la  réformation  et 
la  renaissance,  il  se  trouvait  que  l'histoire  du  remuant  docteur  fournis- 
sait des  argumens  à  toutes  les  opinions,  de  sorte  que  chacun  s'en  em- 
para et  la  fit  valoir  à  sa  manière.  L'église  romaine  y  vit  la  preuve  dont 
elle  avait  besoin  pour  montrer  les  dangers  de  la  science.  Elle  considé- 
rait le  désir  de  savoir,  qui  se  faisait  jour  de  toutes  parts,  comme  un 
fruit  de  la  réformation;  l'homme  qui  en  avait  été  possédé  au  point  de 
sacrifier  le  bonheur  éternel  à  sa  passion  lui  servit  d'exemple  pour 
effrayer  ceux  que  les  idées  nouvelles  séduisaient.  Loin  de  révoquer  en 
doute  que  Faust  eût  possédé  des  pouvoirs  surnaturels,  elle  encourageait 
cette  croyance  parmi  le  peuple,  d'abord  parce  qu'elle  la  partageait,  et 
puis  parce  qu'elle  y  avait  avantage;  l'église  étai-t  intéressée  à  ce  qu'on 
crût  au  diable,  car  elle  était  l'unique  recours  contre  lui,  la  seule  puis- 
sance en  état  de  se  mettre  entre  l'enfer  et  l'homme  et  d'arracher  à 
Satan,  au  dernier  moment,  l'âme  du  pécheur. 

D'autre  part,  les  protestans  crurent  fermement  que  les  pratiques  cri- 
minelles dans  lesquelles  Faust  s'était  montré  passé  maître  étaient  le  ré- 
sultat de  ce  qu'ils  appelaient  les  idolâtries  catholiques,  et  ils  estimèrent 
d'autant  plus  urgent  de  mettre  la  foule  en  défiance  contre  elles  que  per- 
sonne sur  cette  terre  ne  possédait,  selon  eux,  le  pouvoir  de  remettre 
les  péchés  ;  il  ne  suffisait  donc  plus  de  se  repentir  pour  que  le  diable, 
lorsqu'il  viendrait  chercher  sa  proie,  fût  chassé  honteusement  avec  de 
l'eau  bénite  et  un  crucifix.  L'influence  protestante  est  sensible  dans  la 
plus  ancienne  biographie  connue  de  Faust.  L'auteur  anonyme  de  ce  cu- 
rieux récit,  qui  fut  imprimé  à  Francfort  en  1587,  ne  perd  aucune  occa- 
sion de  faire  jouer  un  rôle  ridicule  ou  fâcheux  aux  membres  du  clergé 
romain.  Méphistophélès  s'y  montre  sous  l'habit  d'un  moine,  et  lorsque 
son  maître  lui  demande  des  objets  de  luxe  ou  des  friandises,  il  va  les 
chercher  dans  les  logis  des  prélats.  L'une  des  clauses  du  contrat  qu'il 
passe  avec  Faust  est  que  celui-ci  ne  se  mariera  pas,  le  mariage  étant 
agréable  à  Dieu.  Enfin  il  l'emmène  passer  trois  jours  au  Vatican,  ce  qui 
fournit  au  chroniqueur  l'occasion  de  décrire  les  pompes  de  la  cour  pa- 
pale contraires  à  l'esprit  de  l'Évangile,  et  d'insister  sur  l'impuissance 
de  l'église  romaine  envers  les  mauvais  esprits;  le  saint-père  et  tous  ses 


LA   LÉGENDE   DE   FAUST.  927 

cardinaux  réunis  ne  parviennent  pas  à  se  défendre  contre  les  deux  hôtes 
invisibles  qui  les  houspillent,  mangent  dans  leur  assiette,  boivent  dans 
leur  verre,  et  se  moquent  des  exorcismes. 

Un  troisième  courant  vint  ajouter  aux  élémens  primitifs  de  la  lé- 
gende un  élément  nouveau,  dont  plus  tard  le  génie  de  Gœthe  tirera  un 
parti  admirable.  La  renaissance  avait  relevé  l'idée  de  la  personne  hu- 
maine, non  point  seulement  quant  au  corps,  mais  aussi  quant  à  l'es- 
prit. Elle  avait  redonné  confiance  en  la  puissance  intellectuelle  de  la 
créature,  comme  en  la  valeur  de  l'individu.  Selon  une  jolie  expression 
de  M,  Kuno  Fischer,  elle  avait  fait  croire  à  la  magie  personnelle  de 
l'homme.  En  même  temps,  elle  avait  réveillé  la  notion  antique  que  le 
secret  de  la  Divinité  est  caché  dans  la  nature.  Elle  ne  songeait  pas  à  sou- 
mettre celle-ci  à  un  examen  méthodique;  elle  la  considérait  comme  une 
énigme  dont  un  mot  mystérieux  pouvait  donner  la  clé,  et  elle  deman- 
dait ce  mot  aux  sciences  occultes  ;  on  était  persuadé  qu'un  hasard  heu- 
reux, tel  que  la  réunion  fortuite  de  deux  signes  cabalistiques,  révélerait 
à  l'humanité  le  secret  de  l'univers.  En  même  temps,  grâce  aux  efforts 
des  lettrés,  qui  travaillaient  à  répandre  la  connaissance  des  écrivains 
anciens,  les  yeux  s'ouvraient  encore  à  une  autre  magie,  celle  de  la 
beauté  antique.  L'Allemagne,  âpre  et  barbare,  contemplait  avec  éblouis- 
sement  la  Grèce  radieuse,  et  à  la  foi  en  la  pensée  humaine  venait  s'a- 
jouter la  foi  en  la  beauté.  Sous  cette  double  influence,  le  charlatan  de 
l'histoire  se  transfigura.  De  magicien  vulgaire,  Faust  devint  un  nou- 
veau Prométhée,  dérobant  les  secrets  réservés  à  la  seule  Divinité  et 
amoureux  de  la  beauté  éternelle,  qui  se  personnifia  dans  l'Argienne  Hé- 
lène. La  transformation  du  type  primitif  est  déjà  visible  dans  le  texte 
du  pieux  chroniqueur  de  Francfort,  qui  ne  cherchait  certes  pas  à  idéa- 
liser son  héros.  —  «Je  veux  voir  les  élémens  en  face!  s'écrie  Faust; 
comme  je  ne  puis  obtenir  ni  de  Dieu  ni  des  hommes  la  force  de  le 
^'aire,  je  me  suis  donné  à  l'esprit  infernal  afin  qu'il  m'instruise  et  que  je 
sache!  »  Il  se  perd,  comme  les  Titans,  auxquels  le  narrateur  va  le  com- 
parer, par  l'orgueil.  —  «  Faust  était  si  présomptueux  dans  son  orgueil 
et  son  arrogance  qu'il  ne  voulait  pas  songer  au  salut  de  son  âme;  il 
pensait  que  le  diable  n'est  pas  si  noir  qu'on  le  représente,  ni  l'enfer  si 
chaud  qu'on  le  dit...  Il  lui  arriva  comme  aux  géans,  dont  les  poètes  ra- 
content qu'ils  entassèrent  les  montagnes  les  unes  sur  les  autres  et 
qu'ils  voulurent  faire  la  guerre  à  Dieu.  » 

Faust  achève  de  se  métamorphoser  dans  un  drame  populaire  qui  fut 
composé  un  peu  après  la  chronique  de  Francfort  et  qui  n'a  pas  quitté 
la  scène  allemande  depuis  trois  cents  ans.  Son  amour  pour  Hélène, 
cette  passion  noble  que  Gœthe  glorifie  dans  le  second  Faust,  y  cause  sa 
perdition  au  moment  où  la  miséricorde  divine  le  sauvait  des  consé- 
quences funestes  de  l'orgueil.  Ce  drame,  qui  n'est  pas  devenu  moins 
cher  au  public  germanique  pour  n'être  plus  joué  aujourd'hui  que  par  les 


928  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

marionnettes  (1),  n'a  malheureusement  été  imprimé  que  fort  tard.  Les 
textes  que  nous  en  possédons  ont  été  modifiés  au  gré  de  plusieurs  gé- 
nérations de  directeurs  de  théâtre  et  de  montreurs  de  marionnettes,  qui 
l'accommodèrent  au  goût  de  leur  temps  et  de  leur  public.  Mais,  malgré 
les  altérations  et  les  interpolations,  la  vieille  pièce  de  Faust,  telle  que 
M.  Cari  Engel  nous  la  donne  dans  son  Théâtre  de  marionnettes  allemand, 
conserve  des  traces  très  nettes  du  conflit  d'idées  et  de  sentimens  au 
milieu  duquel  elle  est  née.  Elle  se  recommande  par  là  à  notre  atten- 
tion, et  nous  allons  l'analyser  brièvement. 

Le  prologue  du  Docteur  Johann  Faust  se  passe  aux  enfers.  Goethe  osera 
le  transporter  dans  le  ciel.  L'idée  de  faire  converser  Dieu  avec  des  diables 
qui  l'appellent  familièrement  le  vieux  n'aurait  sans  doute  pas  été  ad- 
mise, au  lendemain  de  Luther  et  de  Calvin,  par  la  censure  ecclésiastique 
chargée  de  veiller  à  la  moralité  de  la  scène.  C'est  donc  de  Pluton  que 
Méphistophélès  reçoit  la  mission  de  tenter  Johann  Faust,  «  homme  à 
l'esprit  vigoureux  et  hardi,  mécontent  de  lui-même  et  du  monde.  »  Au 
premier  acte,  le  rideau  se  lève  sur  le  cabinet  de  travail  du  docteur,  qui 
est  en  train  de  méditer  sur  la  nature  humaine.  —  «  L'homme  veut  goûter 
à  toutes  les  sciences;  il  aime  le  changement;  il  n'est  jamais  content  de 
son  sort:  le  mendiant  veut  devenir  bourgeois;  le  bourgeois,  noble;  le 
noble,  prince;  le  prince,  roi;  le  roi,  empereur.  Il  n'y  a  pas  sous  le  so- 
leil une  créature  vivante  qui  ait  atteint  le  bonheur  et  la  perfection  dans 
la  mesure  de  ses  désirs.  —  Et  toi  aussi,  Faust,  tu  n'es  pas  content  de 
ton  état.  J'ai  étudié  toutes  les  sciences,  l'Allemagne  connaît  le  nom  de 
Faust,  —  mais  à  quoi  me  sert  tout  cela?  —  Mes  désirs  restent  inassouvis. 
—  Ah!  tout  cela  est  trop  peu  de  chose  pour  mon  esprit.  —  J'ai  honte  de 
moi,  —  c'est  pourquoi  j'ai  résolu  de  m'adonner  à  la  nécromancie.  » 

A  ce  mut  de  nécromancie,  il  est  interrompu  par  son  bon  génie,  qui 
l'engage  à  continuer  plutôt  l'étude  de  la  théologie,  par  laquelle  il  de- 
viendra le  plus  heureux  des  hommes.  Son  mauvais  génie  le  rassure  en 
lui  disant  que  par  la  nécromancie  il  deviendra,  non-seulement  le  plus 
heureux  des  hommes,  mais  encore  le  plus  savant.  Il  se  laisse  tenter  et 
ouvre  un  livre  de  magie  envoyé  par  un  donateur  inconnu.  Les  esprits 
infernaux  obéissent  à  ses  évocations,  et  alors  a  lieu  la  scène  célèbre, 
imitée  par  Lessing  dans  son  Faust  inachevé,  où  le  docteur  interroge  les 
démons  avant  de  les  prendre  à  son  service. 

FAUST. 

—  Toi,  le  premier  à  ma  droite,  comment  t'appelles-tu,  et  quelle  est 
ta  vitesse  ? 

LE   DÉMON. 

—  Je  m'appelle  Asmodi,  et  je  suis  aussi  rapide  que  le  limaçon  sur  la 
haie. 

i\)  Voir  VHistoire  des  marionnettes  en  Europe,  par  M.  Charles  Magaia. 


LA  LÉGENDE  DE  FAUST.  929 

FAUST. 

—  Va-t'en!  Hors  d'ici,  prince  de  la  paresse!  Et  toi,  à  ma  gauche, 
comment  l'appelles-tu? 

LE  DÉMON. 

—  Je  m'appelle  Auerhahn. 

FAUST. 

—  Et  quelle  est  ta  vitesse,  Auerhahn? 

AUERHAHN. 

—  Je  suis  rapide  comme  la  flèche. 

FAUST. 

—  Ce  n'est  pas  assez  pour  moi.  Va-t'en!  Et  toi,  petit  velu,  qui  es-tu? 

LE  DÉMON. 

—  Je  m'appelle  Fitzliputzli,  et  je  suis  rapide  comme  l'aile  de  l'oiseau 
le  plus  vite. 

FAUST. 

—  C'est  mieux  que  les  autres,  mais  c'est  encore  trop  lent  pour  moi. 
Va-t'en. 

Ainsi  de  suite,  jusqu'à  l'arrivée  de  Méphistophélès,  qui  déclare  être 
aussi  rapide  que  la  pensée  humaine.  Faust  lui  donne  rendez-vous  la  nuit 
suivante  pour  conclure  un  pacte. 

Au  second  acte,  Faust  est  de  nouveau  seul.  Les  démons  de  l'avarice, 
de  la  volupté,  de  l'orgueil  et  des  autres  péchés  capitaux  viennent  le 
tenter.  11  les  chasse  honteusement.  Ce  qu'il  veut,  c'est  savoir  :  —  Mé- 
phistophélès aura-t-il  le  pouvoir  de  remplir  le  vide  intérieur  dont  je 
souffre?  Pourra-t-il  répondre  à  toutes  mes  questions  sur  ces  obscurs  se- 
crets qui  sont  cachés  à  nous  autres  hommes?  —  A  l'arrivée  de  Méphis- 
tophélès, il  se  hâte  de  lui  poser  ses  conditions  :  —  Tu  me  serviras  fidè- 
lement pendant  vingt-quatre  ans. 

MÉPHISTOPHÉLÈS. 

—  Vingt-quatre  ans  !  Mais  c'est  une  éternité  !  La  moitié  serait  bien 
assez. 

FAUST. 

—  Du  tout.  Vingt-quatre  ans,  à  trois  cent  soixante-cinq  jours  par 
année. 

MÉPHISTOPHÉLÈS. 

—  Allons!  accordé.  Après? 

FAUST. 

—  Tu  ne  me  laisseras  jamais  manquer  d'argent;  tu  me  fourniras  aboa- 
lOMB  XXXV.  —  1879.  59 


930  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

damment  toutes  les  nécessités  de  la  vie,  tu  me  feras  jouir  de  tous  ses 
plaisirs. 

MÉPHISTOPHÉLÈS. 

—  Bon.  Après  ? 

FAUST. 

—  Tu  me  découvriras  toutes  les  sciences  et  tous  les  arts  cachés  du 
monde... 

MÉPHISTOPHÉLÈS. 

—  Passe  encore  pour  cela. 

FAUST. 

...  Et  tu  répondras  fidèlement  et  véridiquement  à  toutes  mes  ques- 
tions, soit  sur  les  choses  temporelles,  soit  sur  les  spirituelles. 

MÉPHISTOPHÉLÈS. 

—  Si  je  le  puis,  1res  volontiers. 

Ces  deux  dernières  clauses  sont  les  clauses  importantes;  le  reste 
n'est  que  menus  détails,  qui  ne  souffrent  point  de  difficultés.  Après 
Faust,  c'est  à  Méphistophélès  de  fixer  ses  conditions.  La  première  est 
de  ne  pas  se  marier;  la  dernière  est  d'appartenir  corps  et  âme  au  diable 
au  bout  des  vingt-quatre  ans.  Le  docteur  chicane  un  peu  sur  quelques 
articles;  il  a  du  respect  humain,  et  il  est  choqué  de  ce  que  Méphisto- 
phélès,  à  qui  il  vend  son  âme,  lui  interdit  d'aller  au  sermon.  —  «Songe 
donc  à  ma  position!  lui  dit-il;  on  me  prendra  pour  un  athée?»  —  Ce 
singulier  scrupule  vaincu,  il  se  décide  à  signer  le  contrat,  en  se  disant 
à  part  lui  qu'il  sera  plus  malin  que  le  diable  et  qu'il  trouvera  moyen 
de  rompre  le  marché  avant  l'expiration  du  délai. 

Le  troisième  acte  est  consacré  à  la  course  de  Faust  à  travers  le  monde, 
sous  la  conduite  de  Méphistophélès.  Les  prodiges  se  succèdent.  Cette 
partie  de  la  pièce,  qui  prête  à  une  mise  en  scène  brillante,  offre  peu  d'in- 
térêt à  la  lecture.  Nous  passons  donc  immédiatement  à  l'acte  IV^  et  der- 
nier, où  le  docteur,  rassasié,  lassé  de  tout,  regrette  son  imprudence  et 
le  bonheur  éternel  perdu.  Accablé  de  repentir,  et  aussi  de  frayeur,  il 
voudrait  se  délivrer  du  démon,  recommencer  une  autre  vie.  Il  cherche 
comment  il  pourra  amener  Méphistophélès  à  briser  kii-même  le  pacte 
qui  les  lie.  —  Je  veux,  lui  dit-il,  t'interroger  sur  des  choses  impor- 
tantes. Notre  contrat  t'oblige  à  me  répondre  la  vérité. 

MÉPHISTOPHÉLÈS. 

—  Parle. 

FAUST. 

—  Parle-moi  donc  du  ciel  et  de  ses  splendeurs,  des  élus  et  de  leurs 
joies.  Dis-moi  si  je  pourrais  encore  devenir  un  enfant  de  la  béatitude. 

MÉPHISTOPHÉLÈS. 

—  Je  n'en  sais  rien. 


LA  LÉGENDE  DE  FAUST,  931 

FAUST. 

—  Il  faut  que  tu  me  le  dises.  Tu  y  es  obligé. 

MÉPHISTOPHÉLÈS. 

—  Je  n'ose  pas! 

FAUST. 

—  En  vertu  de  notre  contrat,  tu  es  forcé  de  parler  ! 

MÉPHISTOPHÉLÈS  ( ttvec  aiigoisse). 

—  Je  ne  peux  pas  ! 

FAUST. 

—  Alors  je  t'exorcise  ! 

Méphistophélès  s'enfuit  en  poussant  un  cri,  Faust  se  jette  à  genoux 
et  prie.  II  va  être  sauvé  quand  le  démon,  sentant  sa  victime  lui  échap- 
per, s'avise  de  lui  envoyer  Hélène,  ou  la  beauté  idéale.  Dans  les  idées 
de  l'auteur  du  drame  populaire,  la  tentation  était  irrésistible,  et  en 
même  temps  il  y  avait  crime  à  y  succomber.  —  «  Viens  !  s'écrie  Faust 
éperdu,  en  apercevant  Hélène.  Tu  seras  mon  tout!  Tu  seras  ma  com- 
pagne pour  toujours  !»  —  Il  veut  la  saisir  dans  ses  bras.  Hélène  se 
change  en  une  furie  qui  lui  reproche  ses  péchés,  et  Méphistophélès 
triomphant  lui  annonce  qu'il  est  irrévocablement  damné;  la  nuit  pro- 
chaine, au  coup  de  minuit,  les  diables  viendront  chercher  son  âme. 
Les  scènes  qui  suivent  sont  d'une  grande  puissance  dramatique.  Le 
malheureux  Faust,  torturé,  dévoré  de  remords,  erre  à  travers  l'obscu- 
rité dans  les  rues  désertes.  Eu  quelque  lieu  qu'il  fuie,  il  entend,  comme 
la  Marguerite  de  Gœthe  à  l'église,  une  voix  mystérieuse.  Cette  voix  lui 
arrive  du  tribunal  de  Dieu,  où  son  procès  s'instruit  en  ce  même 
moment. 

LA    VOIX. 

—  Fauste  !  prxpara  te  ! 

FAUST. 

—  Maintenant,  Faust,  prépare-toi  aux  tourmens  éternels  !  Le  prince  de 
l'enfer  t'appelle;  il  t'attend;  tu  vas  recevoir  la  juste  punition  de  tes  pé- 
chés. (Il  fuit.) 

LA  VOIX.  (Dix  heures  sonnent.) 

—  Fauste!  accusatus  es  ! 

FAUST. 

—  Maintenant,  Faust,  on  t'accuse  à  cause  de  tes  péchés.  Malheureux  ! 
Où  trouverai-je  des  consolations,  où  trouverai-je  du  secours?  Dans  mon 
angoi.-se,  le  vaste  monde  me  paraît  trop  étroit.  L'aiguillon  qui  pique 
ma  conscience  est  au  dedans  de  moi;  il  n'y  a  plus  de  salut,  plus  de 


932  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

grâce  à  espérer.  Oui,  oui,  je  suis  accusé  à  cause  de  mes  péchés.  (  Il  se 
jette  à  genoux. 

LA  VOIX.  (Onze  heures  sonnent.) 

—  Fauste!  jadicatus  es! 

FAUST. 

—  Maintenant,  Faust,  tu  es  jugé.  La  sentence  est  prononcée.  La  verge 
a  été  rompue  sur  toi.  Je  vois  déjà  l'enfer  s'ouvrir  devant  moi.  0  longue 
éternité,  que  vais-je  devenir!.. 

LA  VOIX,  (Minuit  sonne.) 

—  Fauste!  Fauste!  in  geternum  damnalus  es  ! 

FAUST. 

—  Maintenant,  Faust,  tu  es  damné.  J'entends  l'annonce  de  la  mort 
et  du  châtiment...  Il  vient!  Je  l'entends!  C'en  est  fait  de  moi!  Malheur 
à  ma  pauvre  âme;  elle  est  perdue  pour  l'éternité! 

Nous  avons  laissé  de  côté  la  partie  comique  de  la  pièce,  représentée 
par  Wagner,  ly  fidèle  fmnulus  du  docteur,  par  Hans  Wurst,  son  valet,  et 
par  quelques  diables  de  second  ordre  qui  poursuivent  Hans  Wurst  de 
leurs  agaceries.  Les  plaisanteries  de  ces  personnages,  assaisonnées  au 
plus  gros  sel,  ne  sauraient  se  passer  des  jeux  de  scène  traditionnels 
qui  les  accompagnent  à  la  représentation.  Privées  du  secours  des  ac- 
teurs, leur  intérêt  n'est  pas  assez  vif  pour  faire  oublier  qu'elles  ralen- 
tissent, en  se  prolongeant  démesurément,  l'action  du  drame  étrange 
dans  lequel  elles  sont  enchâssées.  Quant  au  rôle  de  Marguerite,  dont 
on  s'étonne  peut-être  de  n'avoir  trouvé  aucune  mention,  il  a  été  entiè- 
rement créé  par  Gœthe;  il  n'existe  pas,  même  en  germe,  dans  la  vieille 
pièce. 

Celle-ci  n'a  pas  manqué  de  commentateurs  pour  en  expliquer  le 
sens  supérieur  et  caché.  On  comprend  qu'il  soit  tentant  de  soumettre 
à  une  analyse  raffinée  et  subtile  une  œuvre  où  l'on  croit  trouver  le  ré- 
sumé de  la  pensée  d'un  grand  peuple  à  une  époque  critique  de  la  vie 
de  ce  peuple,  La  question  est  de  savoir  si  en  raffinant  et  en  subtilisant 
on  ne  va  pas  plus  loin  que  n'avaient  été  les  instincts  de  la  foule,  lors- 
qu'ils enfantaient  l'histoire  de  l'homme  puni  pour  avoir  voulu  conquérir 
par  des  moyens  criminels  les  seuls  biens  réellement  enviables  de  la 
terre  :  la  toute  science  et  la  toute  beauté.  Pour  notre  part,  nous  ne 
pouvons  lire  certaines  interprétations  trop  ingénieuses  sans  nous  rap- 
peler le  plaisir  malin  que  prenait  Gœthe  à  encourager  les  critiques  de 
son  temps,  lorsqu'ils  peinaient  à  découvrir  dans  les  phrases  les  plas 
simples  de  son  Faust  des  sens  symboliques  auxquels  lui-même  n'avait 
jamais  songé.  Que  leur  exemple  nous  profite,  Ne  cherchons  pa^  un  plan 


LA.   LÉGENDE    DE   FAUST.  933 

rigoureux,  une  pensée  parfaitement  suivie  dans  ce  qui  fut  le  produit 
d'un  monde  d'aspirations  confuses  où  toutes  les  contradictions  trou- 
vaient place,  où  l'amour  naissant  de  la  science  était  associé  à  l'amour 
persistant  du  fantastique,  où  le  mysticisme  et  la  superstition  du  moyen 
âge  vivaient  à  côté  de  la  froide  raison  protestante  et  de  la  lumineuse 
poésie  grecque,  où  Lutiier  ne  se  débarrassait  du  diable  qu'en  lui  jetant 
un  encrier  à  la  tête.  La  légende  de  Faust  s'est  formée  de  ces  élémens 
si  divers,  comme  le  génie  de  l'Allemagne  moderne,  et  en  même  temps 
que  lui.  Ce  rapprochement  nous  livre  peut-être  le  secret  de  sa  faveur 
persisianle.  Chaque  peuple  a  dans  son  histoire  une  époque  décisive  où 
son  génie  prend  sa  forme  définitive.  Pour  l'Allemagne,  cette  époque  se 
place  dans  la  période  qui  a  suivi  la  grande  iiupulsioa  donnée  par  la  ré- 
formation et  la  renaissance  et  qui  a  précédé  l'effondrement  de  la 
guerre  de  trente  ans,  c'est-à-dire  exactement  au  mo;i;ent  où  la  tradition 
qui  nous  occupe  se  définissait  et  se  complétait.  La  trace  des  impres- 
sions qu'un  peuple  a  reçues  dans  une  pareille  crise  ne  s'efface  plus;  il 
n'oublie  jamais  les  émotions  qu'il  a  alors  subies,  les  rêves  qui  l'ont  ou 
charmé  ou  effrayé;  il  semble  qu'il  ait  retrouvé  pour  cet  instant  unique 
la  vivacité  d'impressions  de  l'enfance  et  sa  ténacité  de  mémoire.  Les 
aventures  tragiques  du  docteur  Faust  sont  restées  étroitement  liées  dans 
le  souvenir  de  l'Allemagne  à  la  période  de  transition ,  de  lutte  et  d'é- 
closioa.  C'est  pourquoi  Gœihe  a  pu  y  trouver  le  thème  d'un  poème  na- 
tional ;  c'est  encore  pourquoi  le  poème  national  n'a  pas  fait  oublier 
l'humble  récit  populaire.  Celui-ci  contenait  l'impression  na'ive  des 
sentimens  que  Gœthe  a  si  magnifiquement  traduits.  L'Allemagne  a  ad- 
miré et  aimé  comme  elle  le  méritait  l'interprétation  de  son  grand 
poète;  elle  n'a  pas  retiré  sa  tendresse  au  conte  pieux  dans  lequel  elle 
revoit  comme  en  un  miroir  les  sentimens  qui  furent  les  siens  au  mo- 
ment où  elb  s'éveillait  du  long  rêve  du  moyen  âge. 

Arvède  Barine. 


REVUE    LITTÉRAIRE 


L'ENSEIGNEMENT    PRIMAIRE    AVANT    1789. 

Les  études  relatives  à  l'ancien  régime  sont  entrées  depuis  quelques 
années,  pour  le  plus  grand  profit  de  l'histoire,  dans  une  voie  nouvelle. 
11  y  avait  beaucoup  à  faire,  et  l'on  a  vraiment  beaucoup  fait.  Nous  avions 
assez  indécemment  oublié  que  nous  étions  les  fils  de  nos  pères  :  nous 
commençons  à  nous  en  ressouvenir.  On  parlait  de  l'ancien  régime  :  on 
le  connaissait  peu.  On  croyait  volontiers  qu'en  1789  il  s'était  efl'ondré 
tout  d'un  coup,  d'une  ruine  complète,  et  qu'il  n'en  était,  non  plus  que 
de  la  Bastille,  demeuré  pierre  sur  pierre.  On  s'est  aperçu  qu'on  se 
trompait,  et  l'on  a  pris  la  résolution  de  l'étudier  avant  de  le  juger. 
Quand  le  malade  résiste  au  mal  et  que  pour  l'emporter  il  faut  une 
crise  aussi  violente  que  la  crise  révolutionnaire,  on  a  compris  qu'il 
fallait  que  le  malade  eût  la  vie  dure.  C'est  à  ïocqueville  qu'appartient 
l'honneur  de  l'avoir  compris.  Les  érudits  se  sont  donné  la  tâche  de 
remplir  le  programme  de  recherches  qu'il  avait  tracé.  En  ce  moment 
même,  province  par  province,  département  par  département,  ville  par 
ville,  ils  sont  en  train  de  dresser  la  carte  historique  de  l'ancienne 
France.  Les  uns,  par  exemple,  écrivent  la  monographie  du  village  sous 
l'ancien  régime  et  tâchent  à  préciser  les  traits  les  plus  généraux  de 
l'administration  communale  sous  la  monarchie  (1).  Les  autres,  plus  mo- 
destes, et  limitant  leurs  investigations  aux  archives  d'une  seule  province, 
nous  y  font  connaître  dans  le  dernier  détail  les  hommes  et  les  choses  à 
la  veille  du  mouvement  révolutionnaire  (2).  Il  y  en  a  qui  se  bornent  à 
publier  des  pièces  (3).  11  y  en  a  qui  se  réduisent  à  l'étude  statistique 

(1)  A.  Babeau,  le  Village  sous  Vancien  régime;  Paris,  1879,  Didier. 
{2)  L'abbé  Mathieu,   l'Ancien  Régime  dans  les  provinces  de  Lorraine  el  Darrois; 
Paris,  1879,  Hachette. 
(3)  Gaiier,  Lettres  à  Grégoire  sur  les  'patois  de  France;  Paris,  1879,  Pedone-Lauriel. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  935 

d'une  seule  question,  telle  que  la  question  de  l'instruction  primaire 
avant  1789  dans  les  pays  qui  depuis  ont  formé  tel  ou  tel  de  nos  dépar- 
temens.  En  nous  aidant  des  premiers,  c'est  de  ceux-ci  surtout  que  nous 
voudrions,  —  très  brièvement,  —  résumer  les  travaux.  11  semble  en  effet 
que  l'on  puisse,  dès  à  présent,  indiquer  les  grandes  li  gnes,  peut-être 
encore  un  peu  flottantes,  mais  déjà  suffisamment  précises,  d'une  histoire 
de  l'instruction  primaire  sous  l'ancien  régime. 

C'est,  je  crois,  M.  Léopold  Delisle  qui,  dans  son  savant  ouvrage  sur  la 
Condition  de  la  classe  agricole  en  Normandie  au  moyen  âge,  dirigea  le  pre- 
mier, voilà  bientôt  trente  ans,  la  curiosité  des  érudits  vers  cette  ques- 
tion de  l'instruction  primaire.  Il  avait  prouvé  par  des  textes  et  par  des 
faits  que  l'instruction  primaire,  en  Normandie  du  moins,  était  beau- 
coup pins  largement  répandue  qu'on  ne  le  pensait,  et  qu'en  plein 
xm«  siècle,  dans  cette  nuit  légendaire  du  moyen  âge,  non  loin  des  vives 
clartés  que  jetaient  les  universités,  d'humbles  lueurs  avaient  aussi 
brillé  dans  nos  campagnes.  Dans  les  écoles  rurales  de  ce  temps-là,  sans 
doute,  l'instruction  religieuse  tenait  la  première  place,  mais  «  on  ne 
peut  douter  qu'on  y  enseignât  aussi  la  grammaire,  »  et  l'on  y  formait 
surtout  des  clercs,  destinés  plus  tard  à  la  prêtrise,  mais  a  on  initiait  à 
l'art  de  la  lecture  et  de  l'écriture  un  certain  nombre  de  paysans.  »  Des 
recherches  nouvelles,  faites  par  M.  de  Robillard  de  Beaurepaire,  ont 
confirmé  depuis  lors,  pour  le  diocèse  de  Rouen,  et  même  singulièrement 
étendu  les  conclusions  de  M.  Delisle  (i).  Enfin,  plus  récemment,  un 
autre  érudit,  M.  Siméon  Luce,  dans  une  histoire  de  Bertrand  du  Gues- 
clin,  reprenant  incidemment  la  question,  élargissant  le  sujet,  a  cru 
pouvoir  dire,  sur  des  preuves  nouvelles  et  pour  une  autre  province, 
qu'il  n'était  guère  au  xni«  siècle  de  commune  rurale  qui  ne  possédât 
son  école. 

On  a  demandé  là-dessus  comment  et  par  quel  miracle  ce  progrès 
commencé  s'était  brusquement  interrompu?  Il  n'y  a  pas  de  miracle,  et 
la  réponse  est  facile.  Philippe  de  Valois  est  monté  sur  le  trône  de  France, 
et  la  guerre  de  cent  ans  a  commencé.  Cent  ans  de  guerre,  et  d'une 
guerre  soutenue  tout  entière  sur  le  sol  français,  changent  la  face  de 
bien  des  choses.  Quand  le  roi  de  France  n'était  plus  que  le  roi  de 
Bourges,  il  faudrait  avoir  l'étonnement  facile  pour  s'étonner  qu'on  ne 
songeât  guère  à  l'instruction  du  peuple  dans  un  royaume  occupé  tout 
entier  par  l'Anglais.  Autant  vaudrait  s'étonner  que  nos  assemblées 
révolutionnaires  n'aient  rien  fait  ou  presque  rien  pour  l'instruction 
primaire  que  des  rapports  et  des  règlemens.  Silent  leges  inter  arma. 
Chacun  sait  au  surplus  que,  si  les  Valois  sont  au  premier  rang  parmi 
les  princes  protecteurs  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  parties  bril- 
lantes de  la  civilisation ,  il  y  a  beaucoup  à  dire,  depuis  Philippe  VI  jus- 

(1)   Recherches   sur  l'instruction  publique   dans  le  diocèse  de  Rouen,    dans   les 
Mémoires  de  la  Société  des  antiquaires  de  Normandie,  tomes  xx  et  xxvi. 


936  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'à  Henri  III,  sur  la  manière  dont  ils  ont  compris,  pour  la  plupart, 
leurs  devoirs  envers  la  France.  Et  pourtant  même  alors  la  décadence  ne 
fut  pas  si  complète  que  les  ordonnances  des  rois  ne  portent  la  trace  de 
l'intérêt  qu'ils  attachent  à  la  diffusion  de  l'enseignement.  Quand,  par 
exemple,  ils  octroient  à  telle  ville  une  érection  d'officiers  municipaux, 
on  voit  figurer,  comme  une  clause  de  style,  parmi  les  attributions  des 
consuls,  le  droit  de  nommer  des  maîtres  d'école.  Il  y  avait  donc  des 
maîtres  d'école.  La  décadence  ne  fut  pas  si  profonde  que  le  pays  en 
oubliât  les  bienfaits  de  l'instruction.  En  U92,  dans  un  hameau  de  Nor- 
mandie, à  la  Haye  du  Theil  (350  habitans),  nous  voyons  «  que  les  pa- 
rens  et  amis  de  Marion  Boucher,  qui  vient  de  perdre  son  père,  la 
baillent  à  sa  mère  et  à  son  tuteur  à  garder,  nourrir  et  gouverner  pen- 
dant trois  ans,  pendant  lequel  temps  ils  seront  obligés  la  tenir  à  l'école  et 
lui  trouver  livres  à  ce  nécessaires  (1).  «On  s'intéresse  donc,  dès  lors,  même 
à  l'éducation  des  filles.  Je  ne  nie  pas  d'ailleurs  qu'il  y  ait  une  lacune 
dans  l'histoire  de  l'instruction  primaire.  Que  si  vous  ajoutez  à  la  guerre 
de  cent  ans  les  dernières  guerres  féodales  et  les  guerres  de  religion, 
vous  comprendrez  aisément  qu'il  y  en  ait  une  et  qu'il  faille  attendre 
jusqu'à  la  fin  du  xvr  siècle,  ou  même  jusqu'au  milieu  du  xvn«  siècle,  pour 
voir  l'enseignement  commencer  à  se  relever  de  ses  ruines. 

L'église  donna  l'impulsion  pour  la  seconde  fois.  Parmi  les  nombreux 
dôcumens  rassemblés  dans  un  intéressant  ouvrage  par  M.  de  Fontaine 
de  Resbecq  (2),  je  vois  que  le  concile  de  Trente  a  voulu  «  qu'auprès 
de  chaque  église  il  y  eût  au  moins  un  maître  qui  enseignât  la  gram- 
maire gratuitement  aux  clercs  et  autres  pauvres  écoliers.  »  Évidemment, 
et  M.  de  Fontaine  a  raison  de  le  faire  observer,  c'était  en  vue  d'abord 
de  l'éducation  religieuse  et  du  recrutement  des  autels  que  les  pères  du 
concile  enjoignaient  la  multiplication  des  écoles.  Non  pas,  à  .a  vérité, 
comme  on  l'a  soutenu,  «  que  l'esprit  du  clergé  catholique  soit  entièrement 
opposé  aux  progrès  des  luujières  et  de  la  raison  »  et  non  pas  que  l'église, 
en  aucun  temps,  ait  négligé  la  cause  de  l'instruction,  mais  parce  qu'à  des 
attaques  nouvelles  il  fallait  opposer  une  tactique  nouvelle.  «  J'affirme, 
avait  dit  publiquement  Luther,  que  l'autorité  a  le  devoir  de  forcer  ceux 
qui  lui  sont  soumis  à  envoyer  les  enfans  à  l'école...  C'est  pourquoi  je 
veille,  autant  que  j'y  puis  veiller,  à  ce  que  tout  enfant  en  âge  d'aller  à 
l'école  y  soit  envoyé  par  le  magistrat.  »  Le  concile  suivait  le  protestan- 
tisme sur  son  propre  terrain  et  retournait  contre  lui  ses  propres  armes. 
Les  historiens  de  l'instruction  primaire  auront  à  rechercher  si  d'ailleurs 
les  pays  protestans  ont  suivi  le  conseil  de  Luther  aussi  fidèlement  et 
surtout  aussi  promptement  qu'on  se  plaît  quelquefois  à  le  dire.  Ils  trou- 
veront peut-être  de  bonnes  raisons  d'en  douter.  Ils  ne  feront  pas  mal 

(1)  De  Beaurepaire,  Recfierches,  etc. 

(2)  De  Fontaiue  de  Resbecq,  Histoire  de  renseignement  primaire  avant  1789  dans, 
les  pays  qui  ont  formé  le  déparlement  du  Nord;  Paris,  1878,  ChampioQ. 


REVUE  LITTÉRAIRE.  937 

encore  d'examiner  pourquoi  le  protestantisme  naissant  devait  nécessai- 
rement prendre  en  main,  comme  on  fait  une  cause  urgente,  la  cause  de 
l'enseignement  populaire.  Je  recommande  à  leur  attention  ce  texte  d'un 
réformateur  :  «  La  grande  majorité  reçut  avec  empressement  la  doc- 
trine où  l'on  enseigne  que  ce  par  quoi  nous  sommes  justifiés,  c'est  la 
foi  et  nullement  les  bonnes  œuvres,  pour  lesquelles  ils  ne  se  sentent 
pas  la  moindre  inclination.  »  On  dut  remplacer,  pour  «  la  grande  ma- 
jorité »,  par  la  discipline  de  l'école  cette  discipline  des  bonnes  œuvres 
que  la  doctrine  célèbre  de  l'imputation  était  venue  détruire. 

Admettons  cependant  qu'on  ne  scrute  les  intentions  de  personne  et 
disons  au  moins  que,  si  le  protestantisme  s'imposa  la  loi  de  répandre 
abondamment  l'instruction,  le  catholicisme  suivit  sans  retard  l'exemple 
qu'on  lui  donnait. 

Je  vois  qu'aux  états-généraux  d'Orléans,  en  1568,  le  tiers  état  demanda 
«  qu'une  prébende  fût  affectée,  dans  chaque  église  cathédrale  ou  collé- 
giale, à  l'entretien  d'un  précepteur  qui  aurait  pour  charge  d'instruire 
gratuitement  la  jeunesse  et  sans  salaire.  »  La  noblesse  alla  plus  loin. 
Le  tiers  état  n'avait  demandé  que  IHnstruction  gratuite,  la  noblesse  de- 
manda l'instruction  obligatoire  en  demandant  que  le  clergé  prélevât 
sur  le  revenu  des  bénéfices  «  une  contribution  pour  stipendier  des  péda- 
gogues et  gens  lettrés  en  toutes  villes  et  villages...  et  seront  tenus  les 
pères  et  mères,  à  peine  de  l'amende,  envoyer  leurs  enfans  à  ladite  école.  » 
Ces  vœux  n'obtinrent  qu'une  médiocre  satisfaction.  Les  premiers  états 
de  Blois  en  1576,  et  les  seconds  en  1588,  les  renouvelèrent  expressé- 
ment. Cette  fois,  ce  fut  le  clergé  qui  prit  l'initiative  et  qui  demanda 
«  que,  dans  tous  les  bourgs  et  même  dans  les  villages,  les  évêques  insti- 
tuassent un  maître,  précepteur  d'école,  pour  instruire  la  jeunesse, 
lequel  serait  stipendié  par  les  paroissiens,  tenus  de  faire  instruire  leurs 
enfans  (1).  »  Malheureusement,  dans  ces  années  de  luttes  civiles,  com- 
pliquées de  guerres  étrangères ,  les  circonstances  ne  se  trouvèrent  pas 
de  sitôt  favorables  à  la  réalisation  de  ces  louables  int'niions. 

Ici  se  place  dans  notre  histoire,  non  pas  une  «  réforme,  »  mais,  comme 
disait  Bossuet,  une  «  réformation  »  de  l'église  nationale,  une  renais- 
sance de  la  discipline  religieuse  et  de  la  ferveur  chrétienne,  à  laquelle 
on  n'a  pas  peut-être  accordé  toute  l'attention  qu'elle  mérite.  On  n'a 
pas  fait  la  part  assez  belle  aux  Bérulle,  aux  saint  Vincent  de  Paul  et  à 
l'histoire  de  leurs  fondations.  Port-Royal  non  plus  et  le  jansénisme  ne 
tiennent  pas  le  rang  qu'ils  devraient  tenir.  On  s'élève -de  nos  jours,  et 
l'on  a  raison,  contre  cette  manière  d'écrire  l'histoire  qui  se  réduirait  à 
mentionner  des  dates  et  des  faits;  on  demande,  et  c'est  justice,  que 
le  peuple  ait  son  histoire  aussi;  mais  l'histoire  des  idées,  l'histoire 
des  idées  religieuses  et  morales  surtout,  ne  saurait  nous  être  indiffé- 

(t)  Voyez  les  textes  dans  V Histoire  des  états-généraux,  de  M.  George  Picot. 


938  RE\UE   DES    DEUX   MONDES. 

rente,  ou  plutôt  n'est-ce  pas  la  véritable  histoire?  Or  en  ces  belles 
années,  où  da  bruit  de  leurs  grandes  actions  les  Henri  IV  et  les  Riche- 
lieu remplissent  le  devant  de  la  scène,  toute  une  forte  génération 
grandit  qui  sera  la  génération  du  siècle  de  Louis  XIV,  et  dont  la  piété 
connut,  il  est  vrai,  toutes  les  défaillances,  mais  fut,  en  somme  et  tout 
pesé,  si  profondément  sincère.  C'est  alors  que  se  fondèrent  toutes  ces 
grandes  congrégations  qui  toutes  ou  presque  toutes  se  donnèrent  pour 
tache  la  diffusion  de  l'enseignement. 

Le  pouvoir  royal,  pour  lui,  ne  s'occupa  sérieusement  de  l'instruction 
primaire  que  lorsqu'il  y  vit,  à  l'époque  de  la  révocation  de  l'édit  de 
Nantes,  un  moyen  de  pallier  les  désastreuses  conséquences  de  ce  grand 
coup  d'état.  Il  ne  suffisait  pas  d'avoir  chassé  les  ministres,  il  fallait  les 
remplacer.  C'est  à  cette  occasion  que  l'ancienne  monarchie  posa  le  prin- 
cipe de  renssigaement  obligatoire  :  «  Enjoignons  à  tous  pères,  mères, 
tuteurs  et  autres  personnes  qui  sont  chargées  de  l'éducation  des  enfans, 
et  nommément  de  ceux  dont  les  pères  et  mères  ont  fait  profession  de 
la  religion  prétendue  réformée,  de  les  envoyer  aux  dites  écoles  et  au 
catéchisme  jusqu'à  l'âge  de  quatorze  ans.  »  La  déclaration  est  de 
1Ô98.  Une  déclaration  de  172A  réitéra  les  mêmes  prescriptions  et  char- 
gea de  plus  «  les  procureurs  fiscaux  de  se  faire  remettre  tous  les  mois 
la  liste  des  enfans  qui  n'iraient  pas  aux  écoles,  afin  de  faire  poursuivre 
les  pères,  mères,  tuteurs  et  curateurs  chargés  de  leur  éducation.  »  Que 
des  écrivains,  entraînés  par  l'esprit  de  parti,  citent  ces  textes  sans  autre 
commentaire,  et  qu'ils  présentent  ces  déclarations,  assez  remarquables 
d'elles-mêmes,  comme  des  déclarations  ou  édits  sur  l'instruction,  dont 
la  diffusion  de  l'enseignement  serait  le  seul  but,  je  ne  m'en  étonne  pas, 
mais  je  ne  comprends  pas  pourquoi  M.  Babeau  s'écarte  ici  de  son  impar- 
tialité habituelle.  Ce  n'est  vraiment  pas  assez  de  dire  a  que  Louis  XIV, 
pour  faire  élever  les  enfans  desprotestans  dans  les  principes  du  catho- 
licisme, n'hésita  pas  à  décréter  pour  tous  l'instruction  primaire  obliga- 
toire. »  Il  fallait  dire  encore  que  la  longue  Déclaration  de  1G98  d'où  l'on 
fait  cet  extrait  était  intitulée  :  Déclaration  concernant  la  religion.  Il  fal- 
lait rappeler  surtout  que  la  Déclaration  de  17 2^  est  cette  déclaration 
fameuse  contre  les  protestans,  par  où  le  duc  de  Bourbon,  le  méprisable 
amant  de  la  marquise  de  Prie,  s'imaginait,  dans  sa  férocité  naïve,  conti- 
nuer la  tradition  de  Louis  XIV  en  aggravant  les  dispositions  de  l'édit  de 
1685.  Que  sert-il  en  vérité  de  dissimuler  les  choses,  et  ne  se  trouvera- 
t-il  pas  toujours  quelqu'un  pour  les  rétablir  dans  leur  vérité?  Oui,  ce 
fut  dans  un  intérêt  politique,  dans  une  intention  de  prosélytisme  reli- 
gieux que  le  gouvernement  de  Louis  XIV  et  le  gouvernement  de  xMonsieur 
le  Duc  s'occupèrent  de  l'instruction  primaire.  Eh  bien,  que  nous  importe? 
Ils  s'en  occupèrent  :  voilà  le  fait.  Un  grand  bien  sortit  d'un  grand  mal, 
si  l'on  veut.  En  fut-il  moins  un  bien?  Je  pourrais  demander  quel  est  le 
prince  ou  le  gouvernement  qui  ne  mêle  pas  à  ses  intentions  les  plus 


REVUE   LITTÉRAIRE.     '  939 

généreuses  qoelques  vues  d'intérêt  et  de  prosélytisme  politique.  Je 
pourrais  demander  si,  dans  le  temps  où  nous  sommes,  ceux  qui  récla- 
ment avec  le  plus  d'ardeur  l'instruction  obligatoire  voudraient  nous 
donner  à  croire  qu'ils  travaillent  à  la  propagation  des  idées  qu'ils  détes- 
tent? Ceci  serait  nouveau  dans  le  monde.  Je  me  contenterai  de  de- 
mander si  nous  avons  des  opinious  pour  les  garder  ou  pour  les  répandre? 
Poser  la  question,  c'est  l'avoir  résolue.  Ni  la  parole  ne  vaudrait  la  peine 
d'être  parlée,  ni  l'instruction  d'être  distribuée,  si  la  parole  et  l'ensei- 
gnement n'étaient  pas  le  légitime  instrument  de  domination  des  int- 1- 
ligences  et  des  âmes. 

Aussi,  pendant  tout  le  xvm"  siècle,  voyons-nous  les  évêques  travailler 
de  toutes  leurs  forces  à  l'établissement  des  petites  écoles.  «  Nous  exhor- 
tons les  curés,  dit  un  évêque  de  Grenoble,  de  s'appliquer  à  l'établisse- 
ment des  petites  écoles  dans  les  paroisses,  par  ioutes  les  voies  que  la 
charité  leur  inspirera,  »  L'évêque  de  Boulogne  s'exprime  en  ces  termes  : 
«  Convaincus  que  rien  ne  contribue  davantage  à  former  de  bons  chré- 
tiens que  la  bonne  éducation  des  enfans,  nous  croyons  aussi  que  rien 
ne  mérite  plus  notre  attention  et  celle  des  curés  que  l'établissement 
des  maîtres  d'école...   Nous  désirons  qu'il  y  en  ait  un  dans  chaque 
paroisse  de  notre  diocèse,  qui  ait  soin  de  tenir  bonne  école.  »  L'évêque 
de  Dijon,  moins  verbeux,  ne  désire  ni  n'exhorte  ;  il  ordonne  :  «  s'il  se 
trouve  dans  notre  diocèse  quelques  paroisses  qui  soient  sans  recteur 
d'école,  nous  ordonnons  aux  curés  et  vicaires  desdites  paroisses    de 
veiller  à  ce  qu'il  y  en  soit  établi.  »  Ils  vont  plus  loin.  Le  gouverne- 
ment de  Louis  XIV,  depuis  1685,  avait  affecté  les  biens  des  consistoires 
protestans  ou  des  reliyionnaires  fugitifs  «  à  l'établissement  de  recteurs 
ou  de  maîtres  d'écoles  »  de  préférence  à  toute  autre  affectation,  et  plutôt 
même  «  qu'à  la  réparation  des  églises.  »  Les  évêques  entrent  volon- 
tiers dans  cette  pensée.  «Inspirez,  disent  les  statuts  synodaux  de  Toul  et 
deChâlons,  inspirez  à  ceux  qui  veulent  faire  des  fondations  au  profit  de 
l'église,  de  les  attribuer  à  cette  bonne  œuvre  »  de  l'établissement  des 
écoles.  La  Correspondance  des  intendans  avec  les  contrôleurs  généraux  nous 
signale  en  effet,  dans  tel  village  de  quatre-vingts  feux  et  de  trois  cents 
âmes  environ,  des  «  fondations  considérables  »  en  faveur  des  écoles. 
On  trouvera  dans  le  livre  de  M.  de  Fontaine  de  Resbecq,  pour  la  seule 
province  de  Flandre,  une  quantité  considérable  de  ces  «fondations.» 
Tantôt  ce  sont  des  nobles,  comme  en  1660  (1),  Louis  de  Croix,  écuyer,  sei- 
gneur de  Gourguemez,  qui  donne  un  capital  de  28,000  florins  pour  l'entre- 
tien et  l'instruction  de  «  12  pauvres  orphelins  ;  »  tantôt  c'est  un  prêtre 
comme  en  1686  Denis  Francquet,  qui  complète  l'œuvre  de  Jean  Len- 
glart,  chanoine  de  Séclin,  en  «  érigeant  une  école  de  filles  en  même 
forme  de  l'école  de  garçons  présentement  établie  par  les  biens  »  de  ce 
dernier;  tantôt  c'est  une  simple  bourgeoise,  comme  en  1688  «  Jeanne 
(1)  Quelques  années,  par  conséquent,  avant  la  réunion. 


940  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Ramery,  veuve  du  sieur  Beaudoin  Sturtellaghem,  en  son  vivant  mar- 
chand »,  qui  lègue  une  rente  et  une  maison  dans  laquelle  a  trois  filles 
dévotes  et  craignant  Dieu  seront  tenues  de  recevoir  les  pauvres  honnêtes 
filles  n'ayant  moyen  de  payer  écolage  jusqu'au  nombre  de  cent  cin- 
quante. » 

Je  ne  voudrais  pas  exagérer  la  valeur  de  ces  citations  ni  l'importance 
de  ces  menus  faits.  On  pourrait  sans  peine  les  multiplier,  mais  il  faut 
bien  avouer  que  de  ces  fondations  le  grand  nombre  sont  plutôt  fonda- 
tions charitables  que  fondations  scolaires.  Il  n'est  pas  douteux  pourtant 
qu'on  y  apprît  pour  le  moins  la  lecture,  récriture,  un  peu  de  calcul  peut- 
être,  et  dans  les  grandes  villes,  un  métier.  D'autre  part,  à  défaut  de  la  sol- 
licitude des  pouvoirs  publics,  les  habitans  même  des  campagnes  con- 
naissent déjà  les  bienfaits  de  l'instruction  et  déjà  savent  fort  bien  mener 
eux  seuls  leurs  petites  affaires.  On  voit  dans  la  Correspondance  des  con- 
trôleurs géncraux  que  l'un  des  premiers  soins  d'une  humble  commune 
déchargée  de  ses  dettes  et  libre  désormais  de  sa  petite  fortune  est  de 
se  procurer  un  maître  d'école  ou  de  traiter  avec  quelqu'une  des  grandes 
congrégations  enseignantes,  oratoriens  et  jésuites.  Vers  le  milieu  du 
xvin"  siècle,  on  s'adressera  de  préférence  aux  frères  ignorantins.  A  la 
campagne,  voici  comment  se  passent  les  choses.  Les  notables  habitans 
de  l'endroit  se  réunissent,  annoncent  à  la  ronde  ou  font  annoncer  par 
leur  curé  l'intention  qu'ils  ont  ou  de  nommer  ou  de  remplacer  un  maître 
d'école  et  parmi  les  candidats  qui  se  présentent,  en  choisissent  un  à 
l'élection,  sauf  d'ailleurs  approbation  de  l'intendant.  Car  on  votait  beau- 
coup, sous  l'ancien  régime,  dans  la  commune  rurale;  on  y  votait  même 
trop.  Je  veux  dire  qu'il  n'était  pas  toujours  sans  danger  que  «  la  sage- 
femme  »  fût  élue  par  les  matrones  de  la  locaUté.  M.  Babeau  nous  ap- 
prend qu'en  1788  l'usage  subsistait  dans  cent  cinquante  paroisses  de 
la  subdélégation  sur  cent  soixante-dix.  Il  subsistait  aussi,  dans  les  villages 
de  Lorraine,  d'après  le  Hvre  de  M.  l'abbé  Mathieu.  Dans  les  dernières 
années  du  xvin*  siècle,  on  essaya  de  porter  remède  à  l'insuffisance  no- 
toire de  ces  sages-femmes  improvisées  en  instituant  des  cours  gratuits 
d'accouchemens.  On  a  constaté  l'existence  de  ces  cours  à  Moulins, 
Alençon,  Rouen,  AIbi,  Nancy.  En  178/j,  pour  le  diocèse  d'Albi,  quarante- 
tiois  femmes  y  assistaient  régulièrement  (1). 

Quant  à  la  nomination  du  maître  d'école,  elle  se  faisait  par  les  no- 
tables, «  à  l'issue  de  la  messe  paroissiale.  »  Elle  était  quelquefois  au- 
thentiquée par  un  acte  en  forme,  véritable  contrat  qui  stipulait  expres- 
sément les  obligations  du  maître  d'école  et  les  émolumens  consentis 
par  la  communauté.  Quelques-uns  de  ces  actes  ont  été  publiés ,  l'un 
par  M.  de  Fontaine  de  Resbecq,  il  est  daté  de  1777,  pour  le  départe- 
ment du  Nord;  l'autre,  pour  le  département  de  l'Aube,  par  M.  Babeau, 

(1)  Rossignol,  les  Petits  États  d'Albigeois. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  941 

il  est  daté  de  1712.  Dans  certaines  localités,  une  sorte  de  jury  faisait 
subir  aux  candidats  tantôt  un  interrogatoire,  tantôt  un  véritable  examen. 
On  a  retrouvé  des  sujets  de  composition  donnés  à  Bourbourg,  en  176^, 
à  quatorze  candidats  qui  se  disputaient  la  place;  —  ils  firent  une  dictée 
d'orthographe  en  français,  une  dictée  d'orthographe  en  flamand,  une 
page  d'écriture,  savoir,  trois  lignes  en  petit  gros,  deux  lignes  en  moyenne, 
deux  lignt'S  en  ronde  et  huit  lignes  eu  fine  (1),  une  addition,  une  mul- 
tiplication, un  problème  sur  la  règle  de  trois  et  un  problème  sur  la 
règle  de  société.  Mais  d'ordinaire  on  s'en  rapporte  au  bon  jugement 
du  curé  d'apprécier  les  titres  et  la  capacité  du  candidat.  Il  y  a  des 
raisons  nombreuses  à  cette  ingérence  du  curé  dans  les  affaires  de  l'é- 
cole. La  première,  — je  ne  dis  pas  la  meilleure,  —  c'est  que  le  maître 
est  engagé  «  pour  chanter  à  l'éylise,  assister  le  sieur  curé  au  service  divin 
et  à  l'administration  des  saints  sacremens,  pour  V instruction  de  la  jeu- 
nesse, pour  sonner  V Angélus  le  soir,  le  matin  et  à  midi,  et  à  tous  les  orages 
qui  se  feront  pendant  l'année,  puiser  l'eau  pour  faire  bénir  tous  les  diman- 
ches, balayer  l'église  tons  les  samedis,  faire  la  prière  tous  les  soirs  depuis 
la  Toussaint  jusqu'à  Pâques  (2),  »  Il  semble  que  son  devoir  d'enseigner 
soit  en  quelque  sorte  noyé  dans  la  foule  de  ses  autres  occupations,  et 
qu'il  rende  plus  de  services  au  «sieur  curé»  pei'sonnellement  qu'à  la  jeu- 
nesse du  pays.  Ce  n'est  pas  là,  comme  le  remarque  fort  à  propos  l'abbé 
Mathieu,  ce  gros  monsieur  d'instituteur  que  connaissent  aujourd'hui  nos 
campagnes.  Aussi  la  science  de  ce  brave  homme  d'ancien  régime  est-elle 
assez  légère,  et  ce  qu'il  donne  d'instruction  se  réduit  à  peu  de  chose  :  la 
lecture,  l'écriture,  le  calcul,  quelquefois,  dans  quelques  gros  bourgs  pri- 
vilégiés, le  plain-chant  et  les  rudimens  du  latin.  Ajoutez  que  pour  une 
grande  partie  du  territoire,  nul,  pas  même  le  curé,  doat  c'est  le  devoir, 
ne  paraît  tenir  la  moin  à  l'exécution  de  l'obligation  scolaire.  Les  institu- 
tions, édits,  ordonnances,  règlemens,  en  tous  lieux  comme  en  tout  temps, 
sont  nécessairement  ce  que  les  hommes  les  font.  Et  là  surtout  fut  le  vice, 
en  France,  de  l'ancien  régime.  Mal^Té  la  haute  sagesse  de  quelques-uns 
de  nos  rois  et  de  nos  ministres,  malgré  les  efforts  accomplis  depuis 
Richelieu  vers  la  centralisation,  malgré  le  nombre  déjà  considérable  des 
agens  et  fonctionnaires  de  toute  sorte,  malgré  leur  zèle  et  leur  probité 
déjà  proverbiale,  le  désordre  administratif  était  partout,  parce  que  les 
attributions  de  personne  n'étaient  étroitement  déterminées,  parce  que 
les  droits  de  tous  étaient  confus,  mêlés,  pour  ainsi  dire  enchevêtrés  les 
uns  dans  les  autres,  et  qu'enfin  à  chaque  instant  la  nxilleure  volonté 
du  monde,  à  moins  qu'elle  ne  fût  servie  par  la  fore  e,  et  par  la  force 
matérielle,  se  heurtait  aux  privilèges  de  l'un,  à  la  situation  acquise  de 
l'autre,  au  caractère  sacré  d'un  troisième,  à  la  résistance  active  ou  pas- 


Ci)  De  Fontaine  de  Resbecq. 

(2) 


9^2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sive  de  tous.  L'ouvrage  de  M.  Gazier  peut  nous  servir  très  utilement  à 
mesurer  ce  qui  manquait  encore,  sous  l'ancien  régime,  à  l'organisation 
de  l'instruction  primaire,  et  par  conséquent  à  tempérer  un  peu  de  r<^n- 
thousiasme  que  les  textes  que  nous  avons  cités  risqueraient  d'éveiller 
chez  quelques  partisans  outrés  du  vieux  temps. 

Eq  1790,  le  célèbre  abbé  Grégoire,  vivement  préoccupé  des  obstacles 
que  la  multiplicité,  la  grande  diversité  surtout  des  dialectes  locaux  et 
patois  pouvait  opposer  au  nivellement  révolutionnaire,  forma  le  projet 
bizarre  de  les  anéantir  et  fît  dresser  un  questionnaire  qu'il  envoya  por- 
bablement  à  tous  les  départemens  de  France.  C'est  ce  questionnaire  que 
M.  Gazier  nous  fait  connaître,  en  y  joignant  les  réponses  qu'il  a  pu  retrou- 
ver. Elles  sont  curieuses  à  plus  d'un  titre.  J'en  extrais  seulement  quelques 
détails  relatifs  à  ces  trois  questions  de  Grégoire  :  «  1"  Dans  les  écoles  de 
campagne,  l'enseignement  se  fait-il  en  français?  —  2"  Chaque  village 
est-il  pourvu  de  maîtres  et  de  maîtresses  d'école?  —  3°  Outre  l'art  de 
lire,  d'écrire,  de  chiffrer,  et  le  catéchisme,  enseigne-t-on  autre  chose 
dans  les  écoles?  »  Sur  la  première  question,  les  réponses  varient  selon 
les  départemens,  —  quelques  prétendus  patois,  comme  le  provençal  et  le 
breton,  étant  des  langues  véritables,  c'est-à-dire  un  signe  d'indépendance 
antique,  de  liberté  native,  qu'un  peuple  n'abdique  pas  volontiers,  même 
quand  il  se  fond  dans  une  grande  unité  nationale.  Sur  la  deuxième 
question,  quelques  départemens,  le  département  de  l'Aude  par  exemple, 
celui  du  Pas-de-Calais,  celui  du  Jura,  répondent  qu'il  y  a  des  écoles 
partout;  quelques  autres,  le  département  du  Gers,  le  département  de 
l'Aveyron,  le  département  des  Landes,  répondent  qu'il  n'y  en  a  nulle 
part.  Je  les  soupçonne  tous  d'un  peu  d'exagération,  et  de  leurs  témoi- 
gnages contradictoires  je  tire  une  opinion  moyenne.  Mais  ce  qu'il  y  a 
de  caractéristique  et  de  plus  intéressant,  ce  sont  les  considérations 
dont  quelques-uns  des  correspondans  entourent  les  renseignemens 
qu'ils  font  parvenir  à  Grégoire.  Voici  par  exemple  ce  qu'on  lui  écrit  du 
Gers  :  «  Dans  nos  campagnes,  nous  ne  connaissons  pas  d'école  fondée 
ou  gratuite  où  l'on  enseigne  à  lire,  à  écrire  et  à  chiffrer.  Quelque 
magnifiques  que  soient  les  fondations  et  quelque  bien  motivées  et  expli- 
quées que  soient  les  intentions  des  fondateurs,  l'objet  n'est  jamais  rem- 
pli ou  ne  l'a  pas  été  jusqu'ici.  Les  curés  étaient  trop  maîtres...  »  On 
lui  répond  d'Agen  :  «  Les  maîtres  d'école,  dans  les  villages  où  i!  y 
en  a,  apprennent  à  lire  en  français  et  en  latin;  mais  en  général  ils  ont 
tous  la  manie  de  commencer  par  cette  langue,  de  sorte  que  l'éducation 
se  réduit  presque  dans  nos  campagnes  à  rendre  les  élèves  capables  de 
pouvoir,  les  jours  de  fêles  et  dimanches,  aider  leurs  pasteurs  à  chanter 
les  louanges  de  Dieu  dans  une  langue  qu'ils  n'' entendent  pas.  »  Il  reçoit 
encore  de  Bordeaux  la  lettre  suivante:  m  Généralement  parlant,  les 
ecclésiastiques  se  mêlent  peu  ou  point  des  écoles.  Ils  se  bornent  à  l'au- 
toriser par  une  permission  et  trouvent  toujours  l'instituteur  assez  ca- 


REVUE   LITTÉRAIRE.  9/j3 

2Jable  quand  il  sait  servir  la  messe  et  jouer  au  piquet.  »  Je  ne  voudrais 
pas  fatiguer  le  lecteur  de  citations  qui  se  répéteraient  un  peu  les  unes 
les  autres.  Il  voit  où  était  le  mal  et  par  oiî  péchait  l'organisation  des 
écoles.  Il  y  avait  des  fondations,  mais  on  les  détournait  trop  souvent 
de  leur  usage;  il  y  avait  des  maîtres  d'école,  mais  leur  ignorance 
était  grande;  il  y  avait  des  survsillans  naturels  des  écoles  de  campagne, 
mais  ces  surveillans  ressemblaient  à  beaucoup  de  surveillans  qui  sur- 
veillent leurs  intérêts  d'abord  et  le  reste  ensuite,  ou  jamais. 

Quand  le  temps  sera  venu  de  tracer  un  tableau  d'ensemble  de  l'instruc- 
tion primaire  sous  l'ancien  régime,  il  ne  faudra  pas  oublier  d'y  faire  en- 
trer ces  sortes  de  détails.  Ce  serait  mutiler  la  vérité  que  de  les  omettre, 
mais  ce  serait  aussi  l'outrer  que  de  leur  donner  trop  de  relief,  et,  dans  l'un 
comme  dans  l'autre  cas ,  ce  serait  la  défigurer.  Car  des  renseignemens 
d'un  autre  genreviendraient  aussitôt  prouver  contra dictoirement  qu'après 
tout  ces  vieux  maîtres  ne  laissaient  pas  de  remplir  à  peu  près  leur  mé- 
tier. Je  veux  parler  de  ces  plaintes  qui  s'élèvent,  dès  le  milieu  du 
xviir  siècle,  sur  la  diffusion  de  l'instruction  primaire.  On  trouve  évi- 
demment que  les  choses  vont  trop  vite,  et  que  ce  peu  d'instruction  qu'on 
leur  donne  met  aux  mains  des  populations  rurales  une  arme  dange- 
reuse, dangereuse  pour  la  société,  dangereuse  pour  elles-mêmes  sur- 
tout, qui  ne  savent  pas  s'en  servir.  «  On  a  la  manie,  dit  l'auteur 
anonyme  d'un  Essai  sur  la  voirie  et  les  ponts  et  chaussées,  —  attribué 
longtemps,  mais  faussement,  à  Duclos, — de  ne  plus  engager  aucun  domes- 
tique qui  ne  sache  lire,  écrire  et  calculer;  tous  lesenfans  des  labaureurs 
se  faisant  moines,  commis  des  fermes  ou  laquais ,  il  n'est  pas  étonnant 
qu'il  n'en  reste  plus  pour  pour  le  mariage  et  pour  l'agriciilture.  »  Les 
maîtres  d'école  enseignaient  donc  quelque  chose  «  aux  enfans  des  labou- 
reurs, »  fût-ce  entre  deux  sonneries  d'Ângclus.  Un  autre  anonyme  se 
plaint  (c  de  la  multiplicité  des  écoles  publiques  et  gratuites  qui  sont 
répandues  dans  tout  le  royaume,  »  et  c'est  justement  pour  aboutir  à  la 
même  conclusion  qu'il  n'y  a  désormais  d'état  pour  le  fils  de  l'agricul- 
teur «  que  de  venir  grossir  le  nombre  des  religieux  ou  de  ces  céliba- 
taires, solliciteurs  d'emplois,  dont  la  France  fourmille.  »  Mais  laissons 
les  anonymes. 

Je  lisais  récemment,  dans  les  extraits  d'un  rapport  à  déposer  sur  le 
bureau  de  la  chambre  des  députés,  que  Joseph  de  Maistre  aurait  dit 
quelque  part  :  a  Je  n'éprouve  pas  le  besoin  d'avoir  un  valet  de  chambre 
qui  sache  lire.  »  Le  jeune  député  qui  cite  ainsi  Joseph  de  Maistre  rap- 
pelle-t-il  au  moins  qu'avant  Joseph  de  Maistre  bien  d'autres  avaient  dit 
la  même  chose,  et  que  ces  autres,  pour  n'en  citer  que  quelques-uns, 
étaient  le  procureur  général  La  Chalotais,  par  exemple,  et  Voltaire? 
On  n'a  pas  encore  perdu  l'habitude,  à  ce  que  je  vois  par  des  livres 
récens,  de  célébrer  les  «  intentions  généreuses  »  et  «  l'esprit  libéral  » 
de  La  Chalotais.  Aussi  ne  faut-il  pas  laisser  dans  l'ombre  ce  passage  de 


944  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

son  Essai  d'éducation  nationale.  «  N'y  a-t-il  pas  trop  d'écrivains,  trop 
d'académiciens,  trop  de  collèges?..  Il  n'y  a  jamais  eu  tant  d'étudians... 
le  peuple  même  veut  étudier;  des  laboureurs,  des  artisans  envoient  leurs 
enfans  dans  les  collèges  des  petites  villes,  où  il  en  coûte  si  peu  pour 
vivre.  »  Et  là-dessus,  des  jésuites  qu'il  venait  d'attaquer,  passant  aux 
frères  ignorantins,  il  ajoutait  impitoyablement  :  «  Les  frères  sont  sur- 
venus pour  achever  de  tout  perdre  ;  ils  apprennent  à  lire  et  à  écrire  à 
des  enfans  qui  n'eussent  dû  apprendre  qu'à  dessiner,  et  à  manier  le 
rabot  et  la  lime...  le  bien  de  la  société  demande  que  les  connaissances 
du  peuple  ne  s'étendent  pas  plus  loin  que  ses  occupations.  »  Voilà 
Joseph  de  Maistre  dépassé  de  beaucoup  et  sa  boutade  réduite  en  sys- 
tème, —  quarante  ou  cinquante  ans  devant  qu'elle  ne  lui  échappât,  — 
par  l'homme  qui  pourtant  prononça  le  premier  cette  formule  désormais 
célèbre,  «  que  l'état  devait  élever  les  enfaus  de  l'état.  »  J'emprunte  ces 
deux  citations  de  La  Chalotais  à  M.  Jules  Rolland,  l'auteur  d'une  intéres- 
sante, mais  un  peu  lourde,  Histoire  litléraire  de  la  ville  d'Albi  (1).  C'est 
avec  raison  qu'il  a  rapproché  de  ces  paroles  tant  d'autres  paroles  ana- 
logues échappées  à  Voltaire  sur  «  la  canaille  »  et  les  a  gueux  ignorans,  » 
et  la  nécessité,  dans  une  société  bien  ordonnée,  de  maintenir  le  peuple 
croupissant  dans  son  ignorance  et  dans  son  abjection  naturelles.  C'est 
avec  raison  surtout  qu'il  rappelle  la  lettre  de  Voltaire  à  La  Chalotais. 
Car  dans  le  mémoire  de  La  Chalotais,  c'est  justement  ce  passage  qu'a 
visé  tout  d'abord  le  seigneur  de  Ferney  :  «  Je  vous  remercie,  monsieur, 
de  proscrire  l'étude  chez  les  laboureurs.  Moi  qui  cultive  la  terre,  je  vous 
présente  requête  pour  avoir  des  manœuvres  et  non  des  clercs  tonsurés. 
Envoyez-moi  surtout  des  frères  ignorantins  pour  conduire  mes  charrues 
ou  pour  les  atteler.  »  Diderot  n'est  pas  de  cet  avis,  il  s'en  faut  du  tout 
au  tout,  mais  il  convient  quelque  part  que  cette  opiniun  sur  l'instruction 
du  peuple  est  l'opinion  de  la  noblesse  et  des  lettrés.  S'il  parle  absolu- 
ment, il  va  trop  loin  ;  tous  les  lettrés  du  xvnr  siècle  ne  partagent  pas 
ces  opinions,  et  lui-même,  Diderot,  en  est  la  preuve.  Aussi  ne  parle-t-il 
pas  absolument,  il  constate  une  opinion,  il  fixe  l'état  d'une  question, 
et  je  dis  qu'à  défaut  d'autres  textes,  cette  constatation,  ces  plaintes, 
ces  récriminations  suffiraient  encore  pour  nous  permettre  d'affirmer  qu'à 
la  veille  de  la  révolution  française  l'instruction  populaire  était  plus  lar- 
gement répandue  qu'on  ne  l'a  cru  longtemps. 

Au  surplus,  les  chiffres  ne  manquent  pas,  et  puisque  dans  les  ques- 
tions de  ce  genre  on  veut  que  les  chiffres  aient  le  dernier  mot,  citons  en 
quelques-uns.  En  1789,  une  seule  congrégation  de  femmes,  peu  connue 
d'ailleurs,  la  congrégation  des  filles  de  la  Providence,  dirigeait  116  mai- 
sons d'instruction,  qui  recevaient  11,660  élèves.  Deux  autres  congréga- 
tions, plus  célèbres,  les  ursulines  et  les  filles  de  Saint-Vincent-de-Paul, 

(1)  Jules  Rolland,  Histoire  littéraire  de  la  ville  d'Albi;  Toulouse,  1879,  Privât. 


REVUE   LITTERAIRE.  9^5 

possédaient  à  elles  deux  plus  de  800  maisons.  Â  la  même  date,  l'institut  des 
Frères  des  écoles  chrétiennes  dirigeait  déjà  120  maisons,  qui  comptaient 
en  tout  36,000  élèves  (1).  Descendons  aux  écoles  communales.  M.  de 
Beaurepaire  a  constaté  que  sur  1,159  paroisses  du  diocèse  de  Rouen, 
visitées  de  1713  à  1717,  855  se  trouvaient  pourvues  d'écoles.  M.  Babeau 
constate  à  son  tour  qu'en  1788,  sur  hh^  communes  qui  depuis  ont  formé 
le  département  de  l'Aube,  /i20  avaient  leur  école.  Il  ajoute  qu'en  1879, 
dans  le  même  département,  21  communes  sont  encore  sans  écoles.  Le 
progrès  accompli  se  réduirait  donc  à  l'érection  de  six  écoles  nouvelles 
pour  quatre-vmgt-deux  ans  de  temps,  sans  parler  de  l'accroissement 
probable  de  la  population?  Enfin,  si  l'on  veut  restreindre  encore  le 
champ  des  recherches,  on  trouve  que  dans  le  petit  village  de  Saint- 
Prix,  canton  de  Montmorency,  le  nombre  des  conjoints  sachant  lire,  ou 
du  moins  signer,  n'a  pas  cessé  de  grandir  depuis  1668  jusqu'en  1789. 
En  1668,  pour  100  mariages,  66  hommes  et  12  femmes  savent  signer. 
En  1789,1a  proportion  est  déjà  de  73  hommes  sur  100  et  de  Zi6  femmes. 
Elle  est  aujourd'hui  de  88  hommes  et  de  9/t  femmes  (2). 

Je  sais  le  peu  de  confiance  qu'en  beaucoup  de  matières  il  convient 
d'accoriier  aux  chiffres,  et  particulièrement  ici.  Je  sais  ce  que  de  telles 
statistiques,  si  prudemment  établies  qu'on  les  suppose,  comportent  en- 
core d'arbitraire.  On  détermine,  par  exemple,  le  nombre  des  lettrés  et 
des  illettrés  par  rapport  au  chiffre  des  mariages;  mais  sur  un  nombre 
donné  de  mariages,  combien  des  conjoints  appariiennent-ils  réellement 
à  la  localité?  Ou  bien  encore  on  nous  apprend  que  dans  le  diocèse  d'Autun 
les  archiprêtres,  —  de  1667  à  1792,  — ont  constaté  que  sur  360  paroisses 
253  étaient  pourvues  de  maîtres  ou  de  maîtresses  d'écjles  ;  c'est  à  peu 
près  comme  si  l'on  ne  nous  apprenait  rien,  et  c'est  un  pur  mirage  que 
ce  total.  Car  enfin  de  ces  253  écoles,  combien  en  existait-il  déjà,  par 
exemple,  en  1667,  ou  combien  en  existait-il  encore  en  1792?  Dans  cet 
espace  de  plus  de  cent  ans,  combien  de  causes  ont  pu  faire  varier  ce 
chiffre  et  rendent  par  conséquent  tout  à  fait  dérisoire  cette  prétendue 
proportionnalité?  Car,  si  les  archiprêtres  du  diocèse  ont  fait  régulière- 
ment, chaque  année,  leur  visite,  il  se  pourrait  parfaitement  que  dans 
l'étendue  de  ces  360  paroisses  il  n'eiàt  jamais  existé  plus  d'une  douzaine 
d'écoles  à  la  fois. 

Mais  la  grande  raison  de  ne  pas  se  presser  de  conclure,  c'est  que  l'in- 
vestigation n'a  jusqu'ici  porté  que  sur  quelques  provinces  de  l'ancienne 
France  et  qu'il  convient  d'attendre  que  la  patience  de  nos  érudits  ait 
achevé  cette  vaste  enquête.  J'ajouterai  que  quelques-uns  des  livres 
dont  nous  venons  de  parler  tombent  un  peu  sous  le  coup  du  reproche 

(1)  De  Fontaine  de  Resbecq,  ouvrage  cite. 

(2)  L'École  et  la  Population  de  Saint-Prix  depuis  4668,  par  M.  Auguste  Rey,  dans 
les  Mémoires  de  la  Société  de  l'histoire  de  Paris  et  de  l'Ile-de'France,  t.  v,  1879. 

TOME  XXXV.  —  1879.  60 


9A6  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

que  l'on  peut  adresser  à  beaucoup  de  livres  qu'on  écrit  sur  l'ancien  ré- 
gime. Us  ne  disent  que  la  vérité,  certainement,  mais  ils  ne  disent  pas 
la  vérité  tout  entière.  Ils  ne  mettent  en  lumière  que  des  faits  incontes- 
tables et  que  des  textes  authentiques;  ils  ne  joignent  pas  toujours  à  ces 
faits  d'autres  faits,  qui  ne  laissent  pas  d'atténuer  la  portée  des  premiers, 
non  plus  qu'à  ces  textes  d'autres  textes  qui  modifient,  qui  corrigent, 
qui  tempèrent  ce  que  les  textes  cités  peuvent  avoir  de  décisif  et  d'ab- 
solu. Je  conviens  d'ailleurs  bien  volontiers  que  les  auteurs  ont  une 
excuse.  Puisqu'en  effet  depuis  quatre-vingts  ans  nul  n'a  guère  parlé 
de  l'ancien  régime  que  pour  l'accabler,  en  quelque  sorte,  et  lui  dis- 
puter jusqu'aux  plus  innocentes  justifications  qu'il  pût  produire,  il  est 
assez  naturel  après  tout  que  l'on  procède  comme  nous  voyons  qu'on 
procède  aujourd'hui.  Ce  n'est  pas  tant  que  l'on  prenne  plaisir  ou  que 
Ion  mette  un  intérêt  de  parti  à  ramener  au  jour  uniquement  les  textes 
et  les  faits  favorables  à  l'ancien  régime;  c'est  qu'on  a  révélé  depuis 
longtemps  tous  les  autres  et  qu'en  travaillant,  selon  les  méthodes  en 
faveur,  sur  «  l'inédit,  »  on  ne  retrouve  précisément  que  des  textes  et  des 
faits  jusqu'ici  négligés  ou  systématiquement  repoussés  dans  l'ombre  parce 
qu'ils  donnaient  aux  idées  que  l'on  voulait  se  faire  de  l'ancien  régime 
quelqu'un  de  ces  vigoureux  démentis  dont  l'histoire  est  coutumière. 
Quoi  de  plus  humain!  11  restera  maintenant  à  contre-peser  tous  ces 
ouvrages  les  uns  par  les  autres,  et,  les  deux  parties  entendues  dans  leurs 
conclusions,  à  résumer  les  débats.  Mais  peut-être  dès  à  présent  n'était-il 
pas  inutile  de  signaler  ces  quelques  ouvrages  et  d'indiquer  sommaire- 
ment ce  qu'ils  contiennent  de  nouveautés. 

Dès  à  présent  aussi  je  crois  que  l'on  peut  admettre  que  ces  nouveautés 
prendront  place  dans  l'histoire.  Est-ce  à  dire  qu'on  prouvera  que  l'in- 
struction primaire  était  tout  aussi  répandue  sous  l'ancien  régime  que  de 
nos  jours?  Ce  serait  une  mauvaise  plaisanterie  que  de  le  prétendre;  une 
plaisanterie  qui  ne  vaut  pas  seulement  la  peine  d'être  discutée.  C'en 
serait  une  plus  mauvaise  encore  de  prétendre  que  la  révolution  soit 
venue  méchamment  interrompre  le  développement  naturel  et,  comme 
on  vient  de  le  voir,  assez  considérable  déjà,  de  l'enseignement.  Mais 
l'impulsion  était  donnée,  l'utilité  de  l'instruction  était  comprise,  même 
par  le  pouvoir  royal,  même  par  l'église,  et  tout  aussi  clairement  que 
par  les  philosophes.  Il  restait  beaucoup  à  faire,  mais  on  avait  beaucoup 
fait.  Voilà  ce  que  de  nouvelles  recherches  ne  manqueront  pas  de  mettre 
en  lumière,  voilà  ce  qu'on  peut  dire,  et  par  honneur  pour  nos  pères 
comme  par  respect  pour  la  vérité,  il  faut  le  dire. 

F.  Brunetière. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


44  octobre  1819. 


Les  derniers  jours  d'automne  s'en  vont  rapidement.  Deux  mois  et 
demi  sont  passés  déjà  depuis  que  députés  et  sénateurs  se  sont  dispersés 
de  touies  parts,  et  maintenant,  avant  que  six  semaines  soient  écoulées, 
les  cliambres  seront  de  nouveau  réunies  non  plus  à  Versailles,  mais  à 
Paris,  où  elles  rentreront  après  neuf  ans  d'absence.  Les  vacances  politi- 
ques ne  !-ont  pas  encore  finies,  elles  sont  cependant  assez  avancées  pour 
que  l'animation  reparaisse  un  peu  partout,  pour  que  les  questions  qui 
auront  un  rôle  dans  les  luttes  prochaines  commencent  à  se  préciser,  et 
dès  ce  moment  on  peut  prévoir  qu'à  l'ouverture  du  parlement  il  y  aura 
des  difficultés  qui  ne  laisseront  pas  d'être  sérieuses.  Ces  difficuhés,  elles 
menacent  certainement  d'être  graves  pour  tout  le  monde,  pour  les 
partis,  pour  le  gouvernement,  surtout  pour  le  pays,  toujours  condamné 
en  définitive  à  payer  les  fautes  de  ceux  qui  disposent  de  ses  destinées. 
Il  n'y  a  point  à  s'y  tromper,  en  effet,  c'est  une  épreuve  nouvelle  qui  se 
prépare.  On  le  sent  déjà  rien  qu'à  voir  ces  déchaîneraens  révolution- 
naires qui  redoublent  depuis  quelques  jours,  qui  tendraient  tout  simple- 
ment à  réhabiliter  la  guerre  civile  et  la  commune,  sous  prétexte  de  faire 
reniûtre  cette  question  de  l'amnistie  souverainement  tranchée  par  les 
pouvoirs  publics.  On  le  sent  aussi  aux  émotions,  aux  excitations  qu'en- 
tretiennent ces  lois  sur  l'enseignement,  qui  jusqu'ici  n'ont  eu  d'autre 
résultat  que  de  mettre  le  doute  et  la  division  partout  en  faussant  la 
direction  d'une  république  sérieusement  libérale.  On  aurait  beau  se 
faire  illusion,  les  vacances  qui  vont  bientôt  finir  n'auront  servi  ni  à  dis- 
siper les  incertitudes,  ni  à  fortifier  les  conditions  de  sécurité  politique. 
Elles  n'auront  été  peut-être  que  l'incohérent  prélude  de  complications 
nouvelles,  et  pour  aller  droit  à  une  des  causes  les  plus  directes,  les  plus 
essentielles  du  mal,  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  peut  certes 
se  rendre  le  témoignage  de  n'être  point  étranger  aux  troubles  d'une 


948  REVUE   DES    DEUX  MONDES, 

situation  que  plus  que  tout  autre  il  a  contribué  à  créer,  qu'il  vient  d'ag- 
graver par  sa  récente  campagae  en  appelant  à  son  aide  des  passions 
auxquelles  il  livre  l'article  7,  qui  lui  répondent  par  l'amnistie.  Amnistie 
et  article  7,  tout  se  tient  et  s'enchaîne  dans  la  mauvaise  politique  qui 
prépare  les  crises  inévitables. 

Avant  que  le  dernier  moment  soit  venu,  avant  que  le  parlement  ren- 
tré à  Paris  ait  à  décider,  examinons  avec  quelque  sang- froid,  sans  rien 
exagérer  et  sans  rien  déguiser.  Où  est  la  faiblesse  réelle  de  cette  situa- 
tion visiblement  troublée  et  menacée  qui  existe  aujourd'hui?  D'oià  pro- 
vient-elle, cette  malheureuse  faiblesse? 

Elle  n'est  point  sans  doute  dans  le  fond  des  choses,  elle  ne  tient  pas 
essentiellement  à  la  nature  du  régime  qui  a  été  donné  à  la  France, 
elle  n'est  pas  la  fatalité  de  la  république,  d'une  république  régulière- 
ment et  libéralement  organisée.  Mettre  en  cause  à  tout  propos  cette 
république  constitutionnelle,  c'est  le  thème  commode  des  polémistes 
à  outrance  de  tous  les  camps,  des  partis  extrêmes  de  toutes  couleurs, 
de  ceux  qui  vont  aux  banquets  royalistes  du  29  septembre  et  de  ceux 
qui  vont  aux  banquets  révolutionnaires  du  21  septembre,  radicaux 
de  droit  divin  ou  radicaux  de  démagogie,  qui  vivent  dans  l'absolu  de 
leurs  rêves  et  de  leurs  passions.  Il  faut  rester  dans  la  véiité  simple  et 
légale.  La  faiblesse  de  la  situation  présente  n'est  pas  dans  les  institu- 
tions qui,  appliquées  avec  une  intelligente  fidélité,  suffiraient  parfaite- 
ment à  tout,  qui  ont  le  souverain  avantage  d  être  une  œuvre  de  raison 
pratique,  d'expérience  et  de  transaction.  Elle  n'est  pas  non  plus  dans 
la  politique  générale  qui  est  suivie  :  cette  politique  a  pu  avoir  ses  incer- 
titudes et  payer  quelquefois  rançon  à  des  nécessités  du  moment,  elle  a 
su  en  fin  de  compte  se  défendre  des  représailles  de  parti,  des  conseils 
violons.  La  cause  des  évidentes  faiblesses  de  notice  situation  intérieure 
n'est  point  enfin  dans  l'ensemble,  dans  les  principaux  membres  du  gou- 
vernement. M.  le  président  de  la  république,  à  défaut  de  l'initiative 
qu'il  ne  se  croit  peut-être  pas  permise,  est  un  homme  de  légalité  et 
d'intégrité.  Il  accepte  son  rôle  d'arbitre  un  peu  philosophe,  de  sage, 
se  plaisant,  dit-on,  à  répéter  qu'il  faut  «  laisser  tout  dire  et  ne  rien 
laisser  faire,  »  —  bien  entendu  ne  rien  laisser  faire  qui  puisse  troubler 
la  paix  publique.  L'opinion  n'a  que  de  l'estime  pour  lui,  et  M.JulesGrévy 
n'a  nullement  besoin  des  banales  flatteries  de  quelques  harangues  ofii- 
cielles  pour  être  entouré  du  respect  public  dans  le  poste  qu'il  occupe 
avec  une  dignité  sans  faste.  M.  le  président  du  conseil  est  certaine- 
ment, auprès  du  chef  de  l'état,  un  ministre  aux  intentions  droites,  au 
jugement  calme,  qui  depuis  deux  ans  a  eu  le  mérite  de  diriger  avec 
mesure  nos  affaires  extérieures,  d'inspirer  toute  confiance  aux  chancel- 
leries, et  à  l'heure  qu'il  est  sa  retraite  serait  peut-être  une  épreuve 
pour  nos  relations.  M.  le  ministre  des  travaux  publics  est  un  esprit  trop 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  9Û9 

sérieux  et  il  s'est  engagé  dans  de  trop  grandes  entreprises  d'utilité  na- 
tionale pour  ne  pas  sentir  tout  le  prix  d'une  politique  de  modération 
féconde  et  de  paix  intérieure.  M.  le  ministre  des  finances  conduit  d'une 
main  souple  et  habile  la  plus  vaste  administration,  et  il  a  la  satisfaction 
de  voir  le  produit  des  impôts  dépasser  chaque  jour  les  prévisions  du 
budget.  M.  le  ministre  de  la  justice  a  montré,  à  propos  de  l'amnistie, 
contre  les  sinistres  fauteurs  de  l'insurrection  de  1871,  un  courage  de 
parole  qu'il  déploierait  sûrement  encore  à  la  première  occasion.  M.  le 
ministre  de  la  guerre  et  M.  le  ministre  de  la  marine  tiennent  honora- 
blement leur  place  à  la  tête  des  grands  services  de  l'armée  et  de  la 
flotte.  Chez  tous  ces  hommes,  dans  leurs  idées,  dans  la  mesure  de  leurs 
opinions,  il  n'y  a  rien  qui  ne  soit  propre  à  constituer  une  situation  suf- 
fisamment solide,  suffisamment  rassurante. 

D'où  vient  donc  que  cette  situation,  qui  a  été  forte  un  moment,  au 
lendemain  de  l'élévation  de  M.  Jules  Grévy  à  la  présidence,  et  qui  au- 
rait pu  rester  forte,  se  soit  sensiblement  altérée  au  point  d'être  livrée 
aujourd'hui  à  toutes  les  contestations?  Il  n'y  a  point  à  s'y  méprendre  : 
la  cause  du  mal  n'est  pas  bien  loin, elle  est  dans  une  partie  du  gouver- 
nement lui-même,  elle  est  dans  l'insuffisance  de  M.  le  ministre  de 
rintéîieur  qui,  ne  prenant  que  la  moitié  de  la  devise  de  M.  le  président 
de  la  république,  parle  beaucoup,  se  flatte  d'avoir  prononcé  cinquante- 
quatre  discours  en  se  promenant  et  laisse  tout  faire  autour  de  lui;  elle 
est  surtout  dans  la  politique  imprévoyante  et  irritante  que  M.  le  mi- 
nistre de  l'instruction  publique  s'est  donné  la  singulière  mission  de 
représenter,  de  pousser  jusqu'au  bout,  au  risque  de  compromettre  le 
cabinet  dont  il  fait  partie.  On  dira  sans  doute  que  ce  n'est  point  cela, 
que  toutes  les  difficultés  sont  venues  de  cette  agitation  qui  s'est  récem- 
ment produite  à  propos  d'une  amnistie  plénière  et  qui  aurait  rencon- 
tré des  complicités  inattendues  de  nature  à  embarrasser  le  gouverne- 
ment; mais  avant  même  que  cette  agitation  eût  pris  des  proportions 
toujours  attristantes,  quoique  réellement  assez  superficielles  et  assez 
factices,  le  mal  existait.  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  n'avait 
pas  attendu  le  rapatriement  des  amnistiés  de  la  Nouvelle-Calédonie  et 
le  tapage  dont  leur  retour  a  été  l'occasion  pour  déployer  cette  merveil- 
leuse initiative  dont  le  premier  effet  a  été  de  compliquer  la  position  du 
ministère,  de  scinder  les  forces  par  lesquelles  la  république  a  été  fon- 
dée en  inquiétant  des  intérêts  de  conscience  et  de  libéralisme.  C'est 
M.  Jules  Ferry  qui,  sans  prévoir  complètement  peut-être  les  conséquen- 
ces de  ses  propositions,  s'est  plu  à  soulever  la  question  la  plus  délicate, 
la  plus  dangereuse,  la  mieux  faite  pour  jeter  un  trouble  profond  et 
durable  dans  une  situation.  C'est  lui,  et  on  peut  dire  que  c'est  lui  seul 
qui,  dès  le  premier  moment,  de  sa  propre  autorité,  sous  sa  responsa- 
bilité de  ministre  né  de  la  veille,  a  engagé  une  lutte  où  la  république 


950  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

n'a  rien  à  gagner,  où  la  paix  du  pays  risque  d'être  atteinte  et  par  des 
conflits  religieux  toujours  graves  et  par  les  crises  politiques  qui  peu- 
vent en  être  la  suite. 

La  vérité  est  que  dans  ces  lois  par  lesquelles  M.  le  ministre  de  l'in- 
struction publique  a  cru  illustrer  son  entrée  au  pouvoir  et  qui  n'ont 
pas  cessé  de  peser  sur  le  cabinet,  sur  le  parlement,  sur  l'opinion,  tout 
a  été  également  malheureux,  et  le  fond  et  la  forme,  et  l'esprit  qui  a 
inspiré  les  projets  et  les  procédés  par  lesquels  ils  sont  encore  soutenus. 
Tout  s'est  réuni  pour  donner  à  cette  campagne  un  caractère  de  légèreté 
emportée  et  d'incohérence.  Assurément,  si  M.  Jules  Ferry,  restant  dans 
son  devoir  de  ministre  de  l'instruction  publique  et  reprenant  l'œuvre 
de  son  prédécesseur,  s'était  borné  à  poursuivre  avec  maturité  une 
réforme  de  l'enseignement  en  inscrivant  dans  ses  proj^^ts  des  garanties 
d'indépendance  civile,  en  réclamant  pour  l'état  la  collation  des  grades, 
des  droits  nouveaux  ou  plus  étendus  d'inspection  et  de  contrôle;  si 
M.  Jules  Ferry  était  resté  dans  ces  limites,  il  en  aurait  déjà  fini.  Il  aurait 
pu  rencontrer  encore,  sans  doute,  une  certaine  opposition,  il  n'aurait 
pas  trouvé  de  diflicultés  sérieuses.  Il  aurait,  à  l'heure  qu'il  est,  sa 
réforme,  sa  collation  de  grades  restituée  à  l'état,  ses  droits  d'inspection 
fortifiés;  mais  cela  ne  lui  a  pas  sufTi,  et  il  a  imaginé  cet  article  7  qui 
éclipse  et  résume  tout,  qui  est  devenu  le  fond,  l'essence,  la  pensée  de 
la  loi.  Malheureusement  cette  pensée,  qu'on  le  veuille  ou  qu'on  ne  le 
veuille  pas,  c'est  une  atteinte  au  droit  commun,  c'est  la  guerre  par 
représaille  de  parti,  par  suspicion  contre  une  liberté  conquise  depuis 
trente  ans;  c'est  un  arbitraire  vague,  mal  défini,  réclamé  pour  l'autorité 
ministérielle  contre  des  corporations  dont  on  n'a  pas  même  encore  réussi 
à  caractériser  la  position,  qu'on  ne  peut  saisir  que  par  leur  habit  ou  par 
leur  nom,  qui  après  tout  n'ont  rien  d'illicite  tant  qu'elles  ne  prétendent 
à  aucun  privilège,  tant  qu'elles  restent  dans  le  droit  commun.  Voilà^ 
encore  une  fois,  le  fond  de  cet  article  7,  voilà  ce  qui,  dès  le  premier 
jour,  l'a  rendu  suspect  aux  esprits  sincères  qui  ont  la  faiblesse  de  croire 
que  la  république  n'est  pas  incompatible  avec  la  liberté  pour  tous.  Et 
qu'on  ne  dise  pas  qu'il  s'agit  ici  de  circonstances  exceptionnelles,  d'une 
défense  nécessaire  de  la  société  moderne  contre  les  usurpations  théo- 
cratiques,  que  si  l'article  7  était  repoussé  aujourd'hui,  ce  serait  une 
dangereuse  victoire  des  influences  cléricales  sur  la  république  elle- 
même.  Ce  n'est  là  qu'une  confusion  plus  ou  moins  habile,  une  tactique 
peu  sérieuse.  Si  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  est  arrêté  dans 
son  entreprise,  il  sera  vaincu  moins  par  le  cléricalisme  que  par  une 
réaction  de  l'esprit  libéral  qui  aura  refusé  de  le  suivre  jusqu'au  bout 
dans  la  voie  où  il  est  entré,  —  et  la  preuve  c'est  que,  s'il  n'y  avait  eu  que 
l'ofposiiion  cléricale,  s'il  n'y  avait  pas  les  libéraux  du  sénat,  l'article  7 
serait  déjà  voté.  C'est  cet  esprit  libérai  qui  reste  le  meilleur  gardien 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  951 

de  l'indépendance  de  la  société  moderne,  sans  avoir  besoin  de  recourir 
à  des  exclusions  jalouses,  à  ce  médiocre  expédient  d'un  article  équi- 
voque. 

Un  homme  qui  vivait  il  y  a  près  d'un  demi-siècle,  qui  avait  autant 
de  vigueur  d'âme  que  de  supériorité  d'intelligence  et  qui  n'était  [as 
suspect  pour  ses  opinions  républicaines,  Armand  Carre),  disait  qu'il  était 
ce  pour  le  gouvernement  représentatif  contre  la  monarchie,  »  mais  qu'il 
était  aussi  «  pour  le  gouvernement  représentatif  contre  la  république,  » 
si  celle-ci  touchait  aux  garanties  de  la  liberté.  Il  parlait  ainsi  en  face 
des  jacobins  de  son  parti,  ajoutant  avec  Uiie  fierté  virile  :  u  II  y  a  peu 
de  mérite  à  vouloir  la  liberté  à  son  profit  quand  on  en  a  besoin 
pour  se  défendre...  Nous  voulons  la  liberté  pour  nous  aujourd'hui,  de- 
main contre  nous  si  nous  étions  les  maîtres,  bien  difféiens  de  ceux 
qui  veulent  caresser  et  ménager  des  pratiques  oppressives  dans  l'es- 
poir de  les  manier  à  leur  tour  et  devenir  de  persécutés  persécu- 
teurs. »  C'est  là  la  vraie  et  forte  tradition  à  laquelle  M.  le  ministre  de 
l'instruction  publique  a  manqué  le  jour  où  il  a  compromis  le  gouverne- 
ment auquel  il  appartient,  la  république  elle-même  dans  une  entreprise 
contre  la  liberté,  sous  prétexte  que  cette  liberté  peut  profiter  à  des 
adversaires,  et  si  ses  projets  ont  été  malheureux  par  le  fond,  ils  l'ont 
été  au  moins  autant  par  la  forme  incohérente  et  décousue  sous  laquelle 
ils  ont  été  présentés,  qu'ils  gardent  encore.  Qu'est-ce  qu'une  loi  qui  a 
trait  à  la  collation  des  grades,  à  des  détails  d'enseignement  supérieur 
et  qui  s'en  va  par  voie  subreptice,  par  une  disposition  épisodique,  abro- 
ger une  autre  loi  datant  de  trente  années,  relative  à  l'instruction  secon- 
daire? Quest-ce  qu'une  œuvre  législative  qui  a  pour  objet  de  régler  des 
questions  scolaires  et  qui  en  même  temps  a  la  prétention  de  prononcer  sur 
les  associations,  d'introduire  l'autorité  discrétionnaire  dans  le  domaine 
du  droit  commun  ? 

Le  fait  est  que  cette  œuvre,  destinée  à  une  si  étrange  fortune,  a  eu 
dès  l'abord  tout  le  caractère  d'une  improvisation  de  circonstance, 
irréfléchie  et  confuse,  dépourvue  de  toute  garantie  d'examen,  livrée 
aux  ardeurs  de  l'opinion  sans  avoir  même  subi  un  peu  sérieusement 
le  contrôle  du  gouvernement.  Tout  le  monde  sait  aujourd'hui  que  les 
projets  de  M.  Jules  Ferry  n'ont  guère  été  soumis  au  conseil  que  pour 
la  forme,  que  les  autres  ministres  en  ont  à  peine  entendu  la  lecture 
sans  se  rendre  exactement  compte  de  la  portée  de  cet  article  7  et 
du  retentissement  qu'il  allait  avoir,  si  bien  que  bientôt  après  il  y  a 
eu  peut-être  une  certaine  surprise.  L'œuvre  personnelle  de  M.  le  mi- 
nisire  de  l'instruction  publique  avait  à  demi  échappé  au  gouvernement, 
préoccupé  à  ces  premiers  instans  d'en  finir  avec  l'amnistie,  avec  le 
procès  toujours  suspendu  sur  le  16  mai  On  avait  laissé  faire,  et  c'est 
ainsi  que  conçue  dans  une  pensée  peu  libérale,  marquée  de  sceau  de 
l'esprit  de  secte,  improvisée  dans  la  confusion,  cette  loi  s'est  trouvée 


Ô52  nr.vuE  des  deux  mondes. 

tout  à  coup  êlrc  une  aruiC  de  giierre  mise  par  un  ministre  impatient 
de  populariié  aux  mains  des  partis.  Elle  repondait  à  des  passions  assez 
vives  dans  la  chambre  des  députés,  cela  n'est  pas  douteux:  M.  le  mi- 
nistre de  l'instruction  publique  s'est  fait  l'homme  de  ces  passions. 

C'est  bien  une  œuvre  de  guerre  qui  a  été  proposée,  qu'on  a  entendu 
faire  entrer  dans  nos  lois  sous  le  voile  d'une  réforme  de  l'enseignement 
et  d'une  revendication  de  l'indépendance  civile.  M.  Jules  Ferry  n'a  pas 
vu  qu'il  sacrifiait  tout  à  une  fantaisie  anti  cléricale,  que  pour  donner 
saiisfaction  aux  impatiences  de  certains  républicains  il  risquait  de 
blesser  liiS  modérés,  de  les  jeter  dans  la  dissidence,  qu'il  prenait  l'ini- 
tiative des  scissions  dans  la  majorité,  peut-être  entre  les  pouvoirs  pu- 
blics, et  que,  s'il  avait  son  succès  dans  la  chambre  des  députés,  il  allait  se 
trouver  au  sénat  en  face  d'hommes  comme  M.  Dufaure,  M.  Jules  Simon, 
M.  Lciboulaye,  M.  Littré,  qui  comptent,  eux  aussi,  dans  la  république.  Il 
ne  s'est  pas  aperçu  qu'il  affaiblissait  tous  les  élémens  de  poudération, 
qu'il  faisait  tout  dévier.  Une  fois  engagé  dans  cette  voie,  poussé  par  un 
faux  point  d'honneur,  aiguillonné  par  les  excitations,  M.  Jules  Ferry  ne 
s'est  plus  arrêté.  Il  a  été  comme  tous  les  hommes  qui  sont  la  proie  et  le 
jouet  d'une  idée  fixe.  11  a  entrepris  ce  voyage,  ce  singulier  voyage  de 
propagande  pour  son  propre  compte,  cette  série  de  pérégrinations  où  il 
apparaît  tantôt  dialoguant  avec  les  petits  enfans,  tantôt  armé  en  cheva- 
lier marchant  à  la  croisade,  enseignes  déployées,  au  nom  de  l'article  7, 
Il  a  paru  partout,  dans  les  banquets,  sur  les  chemins,  sur  les  balcons, 
pérorant,  provoquant  d'assez  banales  ovations,  s'acclamant  lui-même 
et  criant  au  besoin  avec  son  cortège  :  Vive  l'article  7!  Ce  n'était 
vraiment  pas  exempt  de  ridicule. 

Que  M.  Jules  Ferry  ait  cru  sérieusement  porter  avec  lui  le  destin  de 
la  république  dans  cette  bizarre  et  triste  campagne,  il  n'a  pas  moins 
fait  deux  choses  qui  ne  sont  pas  d'un  politique  :  deux  choses  qui  peu- 
vent avoir  leurs  conséquences  et  qui  ne  simplifient  certes  pas  une 
situation  déjà  difficile.  D'abord,  pour  qui  réfléchit,  il  est  bien  clair  que 
M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  a  pris  beaucoup  sur  lui,  qu'il  a 
notablement  dépassé  la  mesure  des  opinions  de  quelques-uns  de  ses 
collègues,  qu'il  s'est  efforcé  d'engager  le  ministère  plus  que  le  ministère 
tout  entier  n'entend  sans  doute  être  engagé.  M.  Jules  Ferry  s'est  plu  à 
répéter  sur  tous  les  tons  et  à  tout  propos  que  le  gouvernement  était 
uni,  parfaitement  uni,  qu'il  était  résolu  à  aller  jusqu'au  bout,  qu'il  ne 
«  reculerait  pas  d'une  semelle.  »  Tout  cela  est  bon  à  dire  dans  un  ban- 
quet. Assurément  les  membres  du  cabinet  qui  ont  laissé  M.  Jules  Ferry 
présenter  ses  projets  restent  loyaux  dans  leurs  rapports  avec  lui,  ils  sont 
unis  dans  ce  sens  :  ils  ne  troublent  pas  leur  impétueux  collègue  dans  ses 
triomphes  peu  sérieux.  Au  fond  ils  ne  partagent  pas  ses  ardeurs,  ils 
croient  beaucoup  moins  que  lui  à  l'ulilité,  à  la  vertu  de  ce  malencontreux 


REVUE.    —   CHRONIQUE,  953 

article  7  qui  fait  plus  de  bruit  qu'il  ne  vaut.  Ils  n'ont  pas  besoin  d'en  faire 
confidence  :  leur  réserve  visible,  leurs  opinions  connues  parlent  pour 
eux.  M.  Waddington  avec  son  esprit  calme,  juste  et  libéral,  n'est  point 
certainement  homme  à  approuver  des  mesures  qui  pourraient  devenir  une 
persécution  religieuse,  qui  ne  l'aideraient  pas  d'ailleurs  dans  son  rôle 
de  ministre  des  affaires  étrangères,  et  le  langage  qu'il  tenait,  il  y  a  quel- 
ques semaines,  à  Laon  ne  laisse  aucun  doute  sur  le  fond  de  sa  pensée. 
Quand  on  se  souvient  de  tous  les  discours  que  M.  le  ministre  des  tra- 
vaux publics  prononçait  l'an  dernier  dans  un  voyage  plus  fructueux  et 
plus  utile  que  celui  de  M.  Jules  Ferry,  quand  on  se  rappelle  ces  paroles 
si  sensées,  ces  appels  séduisans  à  la  conciliation  et  à  l'équité,  on  sait 
d'avance  ce  que  M.  de  Freycinet  peut  penser  d'une  politique  d'irritante 
agression  et  de  conflits.  M.  Léon  Say,  avec  son  intelligence  libre  et  fine, 
n'est  sûrement  pas  disposé  à  entrer  en  guerre  pour  l'article  7.  M.  le 
ministre  de  l'instruction  publique  a  pu  parler  pour  lui,  il  n'avait  aucun 
droit,  aucun  mandat  pour  engager  ses  collègues,  pas  plus  que  M.  le 
président  de  la  république  lui-même,  et  c'est  en  cela  justement  qu'il 
s'est  exposé  à  compliquer  la  situation  en  dépassant  son  rôle;  après  tout, 
il  n'était  pas  un  chef  de  cabinet  ayant  le  droit  de  dire  le  dernier  mot 
du  gouvernement. 

M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  a  fait  une  chose  plus  grave. 
A  travers  tout  ce  bruit  de  discours,  de  toasts,  d'ovations  prétentieuses 
ou  puériles  dont  le  midi  de  la  France  a  été  assourdi  pendant  quelques 
jours,  il  n'est  pas  difficile  de  démêler  l'intention  de  trancher  la  plus 
sérieuse  question  du  moment  par  une  sorte  d'arrêt  d'opinion  popu- 
laire; on  a  espéré,  c'est  bien  clair,  peser  par  cette  série  de  manifesta- 
tions retentissantes  sur  les  modérés  du  centre  gauche,  sur  les  libéraux 
qu'on  appelle  galamment  les  «  timorés,  »  sur  le  parlement,  sur  le 
sénat.  Flatteries,  menaces  ou  dédains,  tout  y  est;  tout  est  combiné  de 
façon  à  créer  l'illusion  d'une  sorte  de  consultation  spontanée  du  pays  et  à 
ne  laisser  aux  modérés,  au  sénat,  que  la  triste  ressource  de  se  soumettre 
— ou  peut-être  de  se  démettre.  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  lui- 
même,  oubliant  qu'il  devait  donner  l'exemple  de  la  réserve  et  du  res- 
pect pour  la  liberté  du  parlement,  M.  le  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique n'a  pas  craint  de  s'associer  à  cette  tentative  de  pression  qu'il 
lui  plaît  de  représenter  comme  la  manifestation  du  sentiment  unanime 
de  la  France.  M.  Jules  Ferry  n'a  pas  un  doute,  il  dispose  d'avance  du 
vote  du  sénat,  et  pour  mieux  ménager  sans  doute  la  dignité  d'une 
assemblée  qu'il  appelle  a  la  chambre  de  la  réflexion  et  de  la  sagesse 
politique,  »  il  la  menace  tout  simplement  d'une  révolution  si  elle  ne 
se  hâte  pas  de  voter;  il  lui  dit  sans  façon  que  «  l'on  crie  aujourd'hui  : 
Vive  l'article  7!  comme  on  criait  en  1847  :  Vive  la  réforme!  et  qu'il 
faut  se  garder  d'imiter  le  gouvernement  d'alors,  qui  refusa  d'entendre 
la  voix  de  la  nation.  » 


95i!i  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Fort  bien  !  voilà  les  modérés,  les  libéraux  «  timorés  »  avertis  qu'ils 
doivent  s'incliner  devant  le  génie  de  M.  Jules  Ferry  et,  comprendre  la  ré- 
publique comme  lui  !  Voilà  le  sénat  prévenu  que  s'il  ne  vote  pas,  il  va 
au-devant  d'une  révolution  !  Malheureusement  il  y  aune  petite  difficulté. 
Au  moment  où  M.Jules  Ferry  parle  ainsi  au  sénat,  d'autres  lui  tiennent, 
à  lui,  le  même  langage  et  lui  crient  :  «  Entendez  la  voix  du  peuple  qui 
de  Port-Vendres  à  Paris  vous  demande  l'amnistie  plénière!  Donnez-lui 
l'amnistie  plénière,  sinon  la  révolution  va  vous  emporter!  »  Et  l'un  est 
aussi  vrai  que  l'autre.  Le  seul  fait  réel,  c'est  que  dans  ces  mouvemens 
tout  s'encliaîne.  L'agitation  pour  l'amnistie  suit  l'agitation  pour  l'article  7, 
et  c'est  ainsi  que  sans  le  vouloir,  selon  toute  apparence,  M.  le  ministre  de 
l'instruction  publique  a  plus  que  tout  autre  conduit  le  gouvernement  à 
cette  situation  où  il  n'a  que  le  choix  des  difficultés  et  des  embarras.  Peut- 
être  M.  Jules  Ferry  espère-t-il  encore  se  tirer  d'affaire  par  un  coup  de  tac- 
tique et  enlever  le  vote  de  son  article  7  en  payant  cette  concession  d'un 
refus  de  l'amnistie  plénière.  Il  est  bien  possible  que  cette  combinaison 
se  soit  présentée  à  quelques  esprits;  mais  ce  ne  serait  plus  là  qu'un 
vain  expédient  qui  ne  résoudrait  rien.  La  seule,  la  vraie  question,  telle 
qu'elle  se  débat  aujourd'hui,  telle  qu'elle  apparaîtra  à  l'ouverture  du 
parlement,  elle  est  désormais  tout  entière  entre  ceux  qui  veulent  l'am- 
nistie plénière,  l'article  7,  bien  d'autres  choses  encore,  et  ceux  qui  ne 
veulent  ni  l'article  7,  ni  l'amnistie,  qui  ne  demandent  que  l'exé.'ution 
fidèle  de  la  constitution  avec  une  politique  de  prévoyante  modération, 
de  fermeté  libérale,  assurant  à  la  fois  la  paix  civile  et  la  considération 
extérieure  du  pays. 

S'il  y  a  des  énigmes  dans  les  affaires  de  la  France,  il  y  a  pour  le 
moins  autant  de  mystères  dans  la  situation  de  l'Europe.  Il  est  certain 
qu'à  l'heure  qu'il  est  il  y  a  sous  nos  yeux,  sous  les  regards  du  monde, 
un  mouvement  singulièrement  compliqué,  affectant  un  double  caractère, 
un  mouvement  dans  les  alliances,  dans  les  rapports  des  grands  états 
européens,  un  mouvement  dans  la  politique  intérieure  de  ces  empires 
qui  se  partagent  le  centre  et  le  nord  du  continent.  On  a  cherché  curieu- 
sement déjà,  on  cherchera  longtemps  encore  sans  doute  le  secret  du 
récent  voyage  de  M.  de  Bismarck  à  Vienne,  de  ces  démonstrations  d'in- 
timité, de  ces  entrevues  préparées  avec  une  si  visible  ostentation.  Le 
tout-puissant  chancelier,  quelque  soin  qu'il  prenne  de  répéter  à  tout 
propos  qu'il  ne  se  sert  pas  de  la  parole  pour  déguiser  sa  pensée,  ne 
dit  point  toujours  assurément  le  dernier  mot  de  ses  combinaisons.  S'il 
a  d'autres  desseins,  si  dans  ses  marches  et  contre-marches  il  va  vers 
quelque  but  entrevu  de  lui  seul,  il  n'en  fait  pas  confidence,  et  dans  la 
réalisation  de  ces  desseins  d'ailleurs  tout  dépendrait  de  bien  des  cir- 
constances. Pour  le  moment ,  même  après  tous  les  commentaires  qui 
ont  couru  le  monde,  ce  qui  reste  le  plus  probable,  c'est  que,  dans  cette 
visite  du  chancelier  de  Berlin  à  Vienne,  on  s'est  borné  de  part  et  d'autre 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  955 

à  des  explications,  à  des  protestations  d'amitié,  à  des  promesses  de  bon 
accord.  M.  de  Bismarck  s'est  vraisemblablement  proposé  avant  tout 
d'effacer  les  dernières  traces  des  anciennes  blessures  de  1866  pur  une 
démarche  éclatante,  de  préparer  entre  la  Prusse  devenue  l'empire  alle- 
mand et  TAutriche  acceptant  son  rôle  d'empire  de  l'est  des  relations 
nouvelles  profitables  aux  deux  états;  il  a  tenu  à  s'assurer  par  lui-même, 
comme  il  l'a  dit,  que  cette  politique  caressée  par  lui  depuis  longtemps, 
acceptée  et  suivie  par  le  comte  Andrassy,  ne  serait  pas  altérée  par  la 
retraite  du  premier  ministre  austro-hongrois,  dont  le  baron  Haymerlé 
vient  de  recueillir  officiellement  la  succession. 

Le  chancelier  a-t-il  réussi  selon  ses  désirs  et  recueillera-t-il  de  son 
voyage  tous  les  fruits  qu'il  s'en  promettait?  Plus  d'un  signe  tendrait  à 
prouver  qu'il  n'a  pas  désarmé  complètement  le  vieil  orgueil  militaire 
autrichien ,  que  tout  ne  sera  pas  facile  dans  le  règlement  des  rela- 
tions commerciales  des  deux  empires.  M.  de  Bismarck  a  dû  réussir  tout 
au  moins  à  établir  une  entente  de  raison  sur  certains  points  d'intérêt 
commun ,  de  sécurité  commune.  Sans  aller  jusqu'à  une  alliance  for- 
melle, ce  rapprochement  ostensible,  avoué,  de  l'Allemagne  et  l'Autriche 
a  surtout  cela  de  significatii  et  de  sérieux  qu'il  semble  mettre  fin  aux 
combinaisons  diplomatiques  de  ces  dernières  années,  en  laissant  la 
Russie  dans  un  isolement  que  la  puissance  du  nord  ne  paraît  pas  accep- 
ter sans  quelque  ressentiment  et  quelque  amertume.  A  travers  tout, 
dussent  le  prince  Gortchakof  et  le  prince  de  Bismarck  se  rencontrer  un 
de  ces  jours  pour  faire  la  paix  personnelle  des  chanceliers,  c'est  comme 
un  règlement  de  comptes  entre  Berlin  et  Saint-Pétersbourg.  La  Russie 
a  permis  beaucoup  à  la  Prusse,  elle  lui  a  rendu  des  services  que  l'em- 
pereur Guillaume  a  recoiinus  avec  effusion.  La  Prusse  à  son  tour  a 
beaucoup  permis  à  la  Russie,  elle  lui  a  payé  sa  dette  en  la  laissant 
faire  sa  dernière  guerre  d'Orient.  Maintenant  le  voyage  à  Vienne  semble 
s'être  produit  à  propos  pour  dire  que  c'est  assez,  que  toute  entre- 
prise nouvelle  rencontrerait  l'Autriche  en  Orient,  l'Allemagne  au 
centre  du  continent.  Sur  ce  point,  s'il  n'y  a  pas  une  alliance  précise, 
arrêtée,  il  y  a  évidemment  un  accord  tacite  qui  s'explique  par  des 
intérêts  communs,  par  le  système  de  conduite  des  deux  cabinets  dans 
la  négociation  du  traité  de  Berlin  comme  dans  l'occupation  de  la  Bos- 
nie, qui  en  a  été  la  suite.  Il  resterait  à  savoir  quelles  seront  les  consé- 
quences de  cette  entente  austro-allemande  dans  l'ensemble  de  la  situa- 
tion diplomatique  de  l'Europe,  dans  les  rapports  généraux  de  toutes  les 
puissances.  C'est  ici  une  question  d'avenir  qui  bien  des  fois  sans  doute 
changera  de  lace,  qui  est  destinée  à  subir  l'influence  de  bien  des  évé- 
nemens;  mais,  en  attendant,  ce  qui  n'est  pas  moins  curieux  et  moins 
caractéristique  peut-être,  c'est  la  coïncidence  de  ce  rapprochement  de 
rAUemagne  et  de  TAutriche  avec  le  mouvement  intérieur  qui  s'accom- 


956  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

plit  dans  les  deux  empires,  c'est  la  connexité  entre  ce  travail  de  diplo- 
matie et  une  évolution  conservatrice  qui  se  poursuit  dans  une  mesure 
différente,  qui  ne  fait  que  s'accentuer. 

Les  élections  prussiennes  sont  pour  l'Allemagne  l'expression  la  plus 
récente  de  ce  mouvement,  et  certes,  si  quelque  chose  peut  démontrer 
l'ascendant  de  M.  de  Bismarck,  c'est  ce  qui  vient  de  se  passer,  c'est  le 
résultat  de  cette  consultation  publique.  On  ne  peut  pas  dire  que  M.  de 
Bismarck  ait  cherché  à  exercer  une  influence  directe  et  personnelle 
sur  le  scrutin.  Il  laisse  à  d'autres  le  soin  de  s'occuper  de  ces  détails. 
Il  paraît,  quant  à  lui,  tout  entier  à  ses  combinaisons  diplomatiques  ou 
à  ses  voyages  de  santé.  Il  était,  il  y  a  quelques  semaines,  à  Gastein, 
puis  il  est  allé  à  Vienne;  tout  récemment  il  est  reparti  pour  Varzin,  il 
a  paru  à  peine  quelques  instans  à  Berlin.  Pendant  ce  temps,  les  élec- 
tions pour  le  Landtag  prussien  se  font  et  l'opinion  va  du  côté  où  marche 
le  chancelier;  elle  se  fait  plus  ou  moins  conservatrice  à  la  suite  de  M.  de 
Bismarck.  S'il  y  a  eu  un  moment  quelque  incertitude,  causée  par  le 
scrutin  primaire  dans  les  grandes  villes,  le  résultat  général  et  définitif 
de  l'élection  du  second  degré  n'a  pas  tardé  à  remettre  les  choses  dans 
leur  vrai  jour.  Le  fait  est  que  les  libéraux  sortent  singulièrement  meur- 
tris de  l'épreuve,  ils  sont  les  grands  vaincus  du  dernier  scrutin.  Les 
nationaux-libéraux  expient  assez  durement  l'illusion  qu'ils  ont  eue  de 
pouvoir  s'imposer  à  M.  de  Bismarck  et  la  résistance  qu'ils  ont  opposée  à 
la  politique  financière  ou  religieuse  du  chancelier;  ils  ont  perdu  plus 
de  50  sièges  parlementaires,  les  progressistes  en  ont  perdu  30.  Par 
contre,  les  conservateurs,  qui  ne  comptaient  que  hO  députés,  passent 
au  chiffre  de  115.  Le  centre  catholique  a  conquis  quelques  sièges  de 
plus;  il  a  un  contingent  de  96  voix  au  lieu  de  89.  Les  Polonais  ont  aussi 
gagné  quelques  voix.  Au  demeurant,  dans  la  chambre  nouvelle,  l'im- 
portance des  partis  s'est  sensiblement  modifiée  et  déplacée.  Les  conser- 
vateurs ne  suffisent  pas  pour  constituer  par  eux-mêmes  une  majorité; 
ils  en  seront  le  principal  noyau,  et  au  besoin,  avec  le  centre  catholique, 
ils  formeront  une  majorité  complète.  L'opinion  conservatrice  a  désor- 
mais la  prépondérance.  Ce  résultat  paraît  répondre  aux  vues  du  gou- 
vernement. 

Est-ce  à  dire  que  M.  de  Bismarck,  plus  libre  avec  son  parlement  nou- 
veau, soit  disposé  à  se  laisser  emporter  par  un  mouvement  de  réaction, 
et  à  faire  ce  «  voyage  de  Canossa,  »  qui  est  redevenu  depuis  quelques 
jours  le  sujet  de  toutes  les  polémiques  allemandes?  Il  n'est  nullement 
décidé  sans  doute  à  faire  le  a  voyage  de  Canossa,  »  ou,  en  d'autres 
termes,  il  ne  capitulera  pas  devant  le  Vatican,  pas  plus  que  le  Vatican 
ne  capitulera  devant  lui;  mais  avec  un  pape  comme  Léon  XllI,  il  croit 
certainement  pouvoir  s'entendre,  et  la  paix  religieuse,  dùt-elle  être 
achetée  par  quelques  atténuations  des  lois  de  mai,  est  devenue  désor- 


REVUE.    • —   CHRONIQUE.  957 

mais  une  partie  de  son  programme,  comme  ses  projets  économiques  de 
toute  sorte  sont  une  autre  partie  de  ce  programme.  Le  chancelier  pour- 
suit ses  desseins  avec  ténacité,  avec  le  sentiment  de  sa  force,  sans  se 
laisser  entraîner  d'habitude  au-delà  des  limites  qu'il  s'est  fixées,  et  la 
chambre  nouvelle  lui  offre  précisément  tous  les  moyens  parlementaires 
de  rester  dans  la  mesure  de  sa  politique.  Avec  l'appui  invariable  des 
conservateurs,  il  peut  manœuvrer  entre  les  catholiques  du  centre  et  le 
groupe  des  nationaux-libéraux,  de  façon  à  demeurer  maître  de  ses  ac- 
tions et  à  ne  subir  aucune  prétention  exorbitante.  Pour  lui,  il  ne  con- 
naît ni  catholiques,  ni  libéraux,  il  ne  connaît  que  des  auxiliaires,  il  se 
sert  de  tout  le  monde;  il  est  l'homme  de  l'empire,  et  si  après  avoir  été 
libéral  il  y  a  quelques  années,  il  est  conservateur  aujourd'hui,  c'est 
qu'il  y  voit  dans  les  circonstances  présentes  l'intérêt  extérieur  et  inté- 
rieur de  l'empire,  qu'il  est  chargé  de  gouverner  après  l'avoir  créé. 

Ce  n'est  point  sans  doute  sous  la  même  forme  et  dans  la  même  me- 
sure que  le  mouvement  conservateur  se  produit  en  Autriche,  dans  cette 
partie  de  l'Autriche  qui  s'appelle  la  Cisleithanie  ;  il  n'est  pas  moins 
réel ,  il  s'est  manifesté  il  y  a  quelque  temps  par  l'avènement  au  pouvoir 
du  ministère  que  préside  le  comte  Taaffe,  il  se  manife^e  encore  en  ce 
moment  par  l'existence  même  de  ce  parlement  qui  vient  de  se  réunir  à 
Vienne,  où,  pour  la  première  fois,  font  leur  apparition  les  représentans 
de  la  Bohême,  systématiquement  absens  jusqu'ici.  L'empereur  François- 
Joseph  a  ouvert  il  y  a  peu  de  jours  le  Reichsrath  par  un  discours  oîi  il 
fait  appel  à  la  conciliation  des  partis,  des  nationalités  diverses  sur  le 
terrain  constitutionnel.  La  conciliation,  l'union  des  partis,  c'est  un  beau 
mot,  à  qui  il  ne  manque  souvent  que  de  devenir  une  réalité,  à  Vienne 
comme  partout.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que,  pendant  bien  des  an- 
nées l'Autriche,  la  Cisleithanie,  a  été  gouvernée  par  les  libéraux,  les 
centralistes,  les  Allemands,  et  que,  depuis  quelques  mois,  elle  est  dans 
des  conditions  toutes  différentes.  Le  cabinet  du  comte  Taaffe  n'est  point 
sans  doute  arrivé  au  pouvoir  avec  des  intentions  fédéralistes,  avec  des 
idées  de  réaction  contre  l'ordre  constitutionnel;  mais  il  représente  la 
paix  des  nationalités,  il  personnifie  une  politique  qui  a  été  sanctionnée 
dans  les  dernières  élections.  Les  Tchèques,  qui  s'étaient  abstenus  jus- 
qu'ici, qui  vivaient  pour  ainsi  dire  enfermés  dans  leurs  revendications 
historiques  et  nationales,  sont  maintenant  au  Reichsrath,  où  leur  pré- 
sence est  comme  une  consécration  de  la  politique  nouvelle.  S'ils  font 
encore  des  réserves ,  s'ils  ont  cru  devoir,  dès  la  première  séance  du 
Reichsrath,  déposer  une  protestation,  ils  n'ont  pas  moins  accepté  par  le 
fait  le  rendez-vous  que  l'empereur  leur  a  donné  sur  le  terrain  consti- 
tutionnel, et  en  entrant  au  parlement,  ils  y  portent  leurs  opinions,  leur 
importance  morale  et  numérique;  ils  deviennent  un  des  principaux 
éjsniens  des  combinaisons  parlementaires.  Dans  cette  situation  nouvelle, 


958  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

dans  ce  parlement  nouveau,  ce  sont  les  influences  conservatrices  qui 
dominent  par  la  majorité,  par  le  ministère,  et  ce  mouvement  conserva- 
teur coïncide  avec  la  marche  de  l'Autriche  vers  l'est,  avec  l'occupation 
de  la  Bosnie  et  de  Novi-Bazar.  Cette  rentrée  des  Slaves  de  la  Bohême 
dans  la  vie  publique  s'accomplit  au  moment  où  l'empire  semble  tendre 
de  plus  en  plus  à  s'assimiler  d'autres  populations  slaves.  Tout  se  tient 
dans  ces  incidens,  et,  par  une  singularité  de  plus,  c'est  un  Hongrois, 
c'est  le  comte  Andrassy  qui,  par  sa  politique  d'extension  en  Orient,  a 
préparé  la  réconciliation  de  la  Bohême. 

Que  résultera-t-il  de  tout  ce  mouvement  qui  commence  à  peine?  Les 
conséquences  pourront  être  assurément  de  diverses  natures,  et  égale- 
ment graves  dans  la  politique  intérieure  comme  dans  la  politique  exté- 
rieure. Il  est  bien  clair  que  les  Tchèques,  en  reprenant  leur  place  dans 
les  conseils,  dans  le  parlement,  voudront  jouer  un  rôle  proportionné  à 
leur  importance.  S'ils  ont  accepté  l'ordre  constitutionnel  tel  qu'il  existe, 
ils  se  proposeront  d'en  modifier  certaines  parties,  tout  au  moins  ce  qui 
a  été  fait  un  peu  contre  eux  ou  à  leur  détriment.  Même  en  se  laissant 
modérer  par  un  ministère  qui  reste  assez  libéral ,  ils  tiendront  à  exercer 
leur  influence,  et  le  mouvement  conservateur,  dont  leur  rentrée  est 
l'expression,  ne  fera  peut-être  que  s'accentuer  dans  les  affaires  inté- 
rieures de  l'empire.  Il  n'est  pas  moins  évident  que  la  politique  natio- 
nale de  l'Autriche,  une  fois  engagée  dans  la  direction  qu'elle  vient  de 
prendre,  devra  nécessairemet  se  ressentir  de  plus  en  plus  de  tout  ce 
qui  relève  et  fortifie  la  prépondérance  slave.  Il  sera  difficile  peut-être 
de  s'arrêter  dans  cette  voie.  A  mesure  que  les  événemens  se  déroule- 
ront cependant,  le  dualisme  sur  lequel  a  reposé  depuis  bien  des  an- 
nées l'existence  constitutionnelle  de  l'Austro- Hongrie  ne  sera-t-il  pas 
soumis  à  de  singulières  épreuves  et  ne  risquera-t-il  pas  d'être  ébranlé? 
Les  Hongrois  se  tiendront-ils  pour  satisfaits  de  cet  accroissement  de 
l'importance  slave  qu'ils  ont  toujours  vu  avec  ombrage?  Le  comte  An- 
drassy aura-t-il  assez  d'autorité  pour  les  rallier  à  une  politique  qui, 
sous  prétexte  de  contenir  la  Russie  en  Orient,  peut  avoir  de  si  étran<j;es 
résultats  pour  la  Hongrie?  C'est  tout  un  ordre  nouveau  qui  couinience, 
c'est  une  évolution  où  les  péripéties  inattendues  peuvent  se  succéder, 
et  où,  sous  plus  d'un  rapport,  les  intérêts  de  l'Europe  sont  eux-mêmes 
peut-être  engagés. 

Ç.K.    PK    MAZABEi 


Le  directeur-gérant,  G.  Buloz. 


TABLE  DES  MATIERES 


TRENTE-CINOUIEME    VOLUME 


TROISIEME    PERIODE.    —    XLIX-^    ANiNEE. 


SEPTEMBRE    —OCTOBRE    1879 


Livraison  du  1er  Septembre. 

Le  Roi  Apépi,  première  partie,  par  M.  Victor  CHERBULIEZ 5 

Portraits  d'uier  et  d'aujourd'hui.  —  I.  —  Auber  et  Scribe,  par  M.  Hbnri 

BLAZti  DE  BURY 43 

L'Hl.^TOlUE    MOiXUMEKTALE    DE    RoME    ET    LA     PREMIÈRE    RE^AISSA^CE.    —   I.    —     LeS 

Ruines  de  Romb  pendant  le  moyen  age,  par  M.  A.  GEFFROï,  de  l'institut 

de  France 76 

Un  Essai  de  gouvernemem  européen  en  Egypte.  —  I.  —  La  Cu-uTE  du  minis- 
tère EUROPEEN  ET  DU  KHÉDIVE,  par  M.  Gabrikl  CHÂMMliS 105 

Le  Musée  Tuorvaldsen  et  l'église  Notre-Dame  de  Copenhague.  —  L  — L'ÛEuvre 

antique  de  Thorvaldsen,  par  IVI.  S.  JACQUErdOM. 142 

L'Empire  des  Tsars  et  les  Russes.  —  VIL  —  La  Réforme  judiciaire.  —  IV.  — 
La  Pénalité  :  les  chatimens  corporels,  la  peine  de  mort,  la  déportation, 

par  M.  Anatole  LEROY-BEAULIEU 176 

Un  Ennemi  des  préjugés,  par  M.  G.  VALBERï 212 

Chronique  de  la  Quinzaine,  hisioiue  politique  et  littéraire 225 

Essais  et  Notices.  —  L'Histoire  de  l'École  centrale  des  arts  et  manuiaciures.     235 


Livraison  du  15  Septembre. 

Le  Roi  Apépi,  dernière  partie,  par  M.  Victor  CHERBULIEZ.  ........      241 

Les  Assemblées  dd  clergé  en  Franck  sous  l'ancienne  monabchie.  —  IH.  —  Les 
Assemblées  du  clergé  au  temps  de  la  fronde,  par  M.  Alfred  IMAURY,  de 
l'Institut  de  France 205 

Le   Musée  ïhorvaldsbn   et   l'église  Notre-Dame    de   Copenhague.  —  IL  — 

L'OEuvRE  moderne  et  religieuse  de  Thorvaldsen,  par  m.  s.  JACQUE.MONT.      301 


P60  TABLE    DES    MATIÈRES. 

La  Réforme  de  l'impôt  foncier,  par  M.  MATHIEU-BODET 337 

L'HlSTOIllE    MONUMENTALE    DE    ROME    ET     LA    PREMIÈRE    RENAISSANCE.   —   IL    —  Du 

SOIN  DBS  ÉDIFICES  A  RoME  PENDANT  LB  xv"  SIÈCLE,  par  M.  A.  GEFFROY,  de 

l'Institut  de  France 363 

LACRE^CE 394 

L'Esthétique  naturaliste,  par  M.  Charles  BIGOT 415 

Revce  littéraire.  —  Le  Théâtre  de  M.  Labiche,  par  M.  F.  BRUNETIÈRE  .  433 
Revue  musicale.  —  L'Académie  nationale  de  musique  et  l'opéra  populaire, 

par  M.  F.  de  LAGEN,EVAIS 445 

Chronique  de  la  Quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire,   ..,,...  401 

Essais  et  notices,  —  Les  Observatoires  d'Italie 472 


Livraison  du  1er  Octobre. 

Lord  Beaconsfield  et  son  temps.   —  I.    —   L'Angleterre  aprÈj  le  bill  de 

RÉFonMB,  par  M.  CUCHEVAL-CLARIGNY 4SI 

Promiînade-;   archéologiques.   —   VI.   —    Les  Peintures   d'Herculanum    et   de 

PoMPÉi,  par  M.  Gaston  BOISSIER,  do  l'Académie  fcaoçaise 5!4 

Georgiîtte,  première  partie,  par  M.  Tu.  BENTZON 549 

Rembrandt  aux  musées  de  Cassel,  de  Br.uNhWicK  et  de  Dresde,  par  M.  Emile 

MICHEL 579 

Le  Socialisme  au  xix.*  siècle.  —  II.  —  Charles  Fourier,  par  M.  Paul  JANET, 

de  l'Institut  de  France 610 

Le  Maréchal  Davout,  sa  jeunesse  et  sa  vie  privée,  par  M.  Emile  MONTÉGUT.  C4G 

La  Commune  a  l'Hôtel  de  Ville.  —  Post-Scriptum,  par  M.  Maxime  DU  CAMP.  68S 

Les  Amours  de  Ferdinand  LASSALLE,  par  M.  G.  VALBERT C97 

Chronique  db  la  Quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 711 


Livraison  du  15  Octobre. 

Mémoires  inédits  de  M'"*  de  Rémusat,  publics  par  son  petit-fils,  M.  Paul  de 
RÉMUSAT,  sénateur.  —  1802-1808.  —  Le  Procès  du  GÉ^ÉRAL  Moreau,  la 
Cour  impériale,  les  Fêtes  du  couRO^'NEMK^T 721 

Gkorgette,  deuxième  partie,  par  M.  Th.  BENTZON 758 

Lord    Bkaconsfield   et  son  temps.   —   H.  —    La  Jeune  Angletehri;,  p^ir 

M.  CUCHEVAL-CLARIGNÏ 781 

Diderot   inédit,   d'après  les   manuscrits  de   l'Ermitage.  —  I.  —  L'Idée  du 

TRANSFORMISME  DANS  DiDEROT,  par  M.  E.  CARO,  dc  l'Académic  française.  .       825 

La   Marine  de  Sïracuse.  —  I.  —  Les  Oui\quérèmbs   de  Denis   l'Ancien,    par 

M.  le  vice-amiral  JURIEN  de  LA  GRAViÉRE,  de  l'Académie  des  S -iences.       Stil 

L'État  de   nos  connaissances  sur  la   constitution   intérieure    du   globe,  par 

M.  R.  RADAU î^^O 

La  Légende  de  Faust,  par  M.  ARVÈnis  BARINE 921 

Revue  littéraire.  —  L'Instruction  primaire  sous  l'ancien  régime,  par  M.  F. 

BHUNETIÈIU': 934 

Chronique  de  la  Quinzaine,  histoire  politique  et  littéhaire 947 


PARIS.  -  Impr.  J.  CLA  Yir.  -  A.  oi;axtin  et  G-,  iiw  Si-lî^^noît. 


UNIVERSITY  UBRARIES 


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3  9090  007  517  036