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REVUE
DES
DEUX MONDES
XLIX" ANNÉE. - TROISIÈME PÉRIODE
TOMB XXXV — l*^' SEPTEMBRE 1879,
Impr. J. CLAYE.
^A- ^
lîÎEVUE
DES
DEUX MONDES
XLIX-^ ANNÉE. — TROISIÈME PÉRIODE
TOME TEENTE-CINQUIÈME
PARIS
BUREAU DB LA REVUE DES DEUX MONDES
KUK BONAPARTS, 17
1879
1. - Impr. J> CL A Y]
A, QTTAXTI-S et Cv, nie Saint-Benoît.
REVUE
DES
DEUX MONDES
XLIX« ANNÉE. — TROîSiÈME PÉRIODE
ÎOME TEENTE-CINQUIBME
PARIS
SUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RDK BONAPARTE, 17
1879
/ff/À.
LE ROI APÉPI
PREMIÈRE PARTIE.
1.
Un soir, en sortant de son cercle, où il avait dîné, le marquis de
Miraval trouva chez lui une lettre de sa nièce, M'"' de Penneville,
qui lui écrivait de Vichy :
(( xMon cher oncle, les eaux m'ont fait du bien, j'avais tout lieu
jusqu'aujourd'hui d'être satisfaite de ma cure ; mais le bon effet
que j'en attendais sera compromis, je le crains, par une fâcheuse
nouvelle que je reçois à l'instant et qui me cause plus de trouble,
plus de tracas que je ne puis vous le dire. Les médecins déclarent
que le premier devoir des personnes qui souffrent d'une hépatite
chronique est de ne point se faire de soucis ; je ne m'en fais pas,
mais on m'en donne. Je me ronge l'esprit en pensant à une certaine
M'^'*' Corneuil, c'est bien ainsi qu'on la nomme. Je n'avais jamais
entendu parler de cette femme, et je la déteste sans la connaître.
Vous avez toujours été fort curieux et fort répandu. Mon cher oncle,
je suis sûre que vous êtes au fait ; apprenez-moi bien vite qui est
M""^ Corneuil. Gela m'importe beaucoup, je vous expliquerai pour-
quoi. »
Le marquis de Miraval était un ancien diplomate, qui avait com-
mencé sa carrière sous le règne de Louis-Philippe et qui sous l'em-
pire avait rempli avec honneur plusieurs postes secondaires, dont
s'était contentée son ambition. Quand la révolution du h septembre
l'eut mis à la retraite, il prit son parti en philosophe. Il ne souf-
frait pas comme sa nièce d'une hépatite chronique ; son foie et sa bile
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ne l'incommodaient point. 11 avait de la santé, un estomac de fer,
bon pied, bon œil et deux cent mille livres de rente, ce qui n'a jamais
rien gâté. Comme il voyait le bon côté de toute chose, il se félici-
tait d'être parvenu à l'âge de soixante-cinq ans en conservant tons
ses cheveux, qui à la vérité étalent blancs comme neige ; mais il
ne s'avisait point de les teindre. Ayant l'esprit et le caractère bien
faits, il estimait que la nature a le génie de l'à-propos, qu'elle sait
mieux que nous ce qui nous convient, qu'elle est après tout un bon
maître et en tout cas un maître tout-puissant, qu'il est inutile de
vouloir la contrarier et ridicule de disputer contre elle, qu'au sur-
plus tous les âges ont leurs plaisirs, qu'après avoir vécu tant bien
que mal, il n'est pas désagréable d'employer quelque dix années
à regarder vivre les autres, en riant sous cape de leurs sottises et
en se disant : « Je n'en fais plus, mais je les comprends toutes. »
S'il n'en voulait pas à la vieillesse d'avoir blanchi ses abondans
cheveux couleur noisette, dont jadis il avait tiré quelque vanité, le
marquis pardonnait facilement aux révolutions d'avoir interrompu
avant le temps sa carrière. On a toujours vingt-quatre heures pour
maudire ses juges; après avoir soulagé son dépit par quelques épi-
grammes bien décochée-, M. de Miraval s'était bientôt consolé
d'un événement qui le condamnait à n'être plus rien dans l'état,
mais qui en revanche lui avait rendu son indépendance. La liberté
avait toujours été pour lui le plus précieux des biens; il jugeait que
l'homm;', heureux est celui qui s'appartient et gouverne sa vie à sa
façon. C'est pour cela qu'après avoir été marié pendant deux ans,
il avait résolu de rester veuf. En vain le pressait-on de convoler,
il avait répondu comme un peintre célèbre : « Est-il donc si
agréable, en rentrant chez soi, d'y trouver une étrangère? » Il aimait
mieux aller cherchrr les étrangères chez elles, et souvent il en
avait été bien accueilli; mais il n'avait jamais pris les femmes au
grand sérieux, il était un peu sceptique à leur endroit et il les avait
quittées avant qu'elles le quittassent. A cinquante ans il avait
enrayé, à soixante il avait dételé. Le marquis de Miraval était un
sage, d'autres diront que c'était un égoïste ; c'est une distinction
qui n'est pas toujours facile à faire.
Qu'il fût un égoïste ou un sage, le marquis de Miraval avait pour
sa nièce, la comtesse de Penneville, une sincère aflcction, et il se
fit un devoir de répondre à sa lettre presque courrier par courrier;
il ne faut pas faire attendre les hépatiques. Sa réponse était ainsi
conçue :
« Ma chère Mathilde, je regrette infiniment qu'on te dérange dans
ta cure en te donnant des désagrémens et des soucis; c'est la pire
des maladies, quoi qu'on n'en meure pas. Mais de quoi donc s'a-
git-il et de quoi se môle M'*'" Gorneuil? que peut-il y avoir entre
LE ROI APEPI. 7
cette femme que tu ne connais pas et la comtesse de Penneville?
Je demande un prorapt éclaircissement. En attendant, puisque tu
le désires, je vais t'expliquer de mon mieux qui est M""" Gorneuil,
qu'au demeurant je n'ai jamais vue; mais je connais à la rigueur
des gens qui la connaissent.
(t Se peut-il bien, ma chère Mathilde, que jusqu'à ce jour tu n'aies
pas entendu parler de M'"^ Corneuil? J'en suis fâché, cela prouve
que tu es une femme sans littérature, une femme qui ne ht rien,
pas même la Gazelle des Tribunaux. Ne va pas t'imaginer là-dessus
que M'"*' Gorneuil soit une receleuse ou une empoisonneuse, ni
qu'elle ait jamais comparu en cour d'assises; mais il y a de cela
sept ou huit ans, elle s'est séparée de M. Corneuil. Cette affaire fit
quelque bruit; voici l'histoire, autant qu'il m'en souvient :
« M. Corneuil était jadis consul général de France à Alexandrie.
Il passait pour un bon agent, à qui on reprochait seulement d'avoir
l'humeur un peu brusque. C'est un péché véniel. Dans le pays du
courbache il faut savoir dans l'occasion brusquer les hommes et les
choses. Quand un Oriental n'est pas de votre avis et qu'il vous
demande trop cher pour en changer, le seul moyen de le con-
vaincre est de l'étrangler; mais ceci n'est pas de mon sujet. Un
hasard heureux pour les uns, malheureux pour les autres, fit dé-
barquer sur les quais d'Alexandrie un certain M. Véretz, petit agent
d'affaires, qui en avait fait de mauvaises à Paris, et qui, échappant
à ses créanciers, arrivait à toutes jambes pour tenter la fortune sur
la terre des Pharaons, homme de peu, paraît-il, d'une moralité
douteuse et d'une réputation plus qu'équivoque. M. Véretz avait
une fille de dix-huit ans, jolie à ravir. Où et comment M. Corneuil
fit sa connaissance, la chronique n'en dit rien; elle nous apprend
seulement que ce bourru avait le cœur prenable et ne savait rien
refuser à son imagination. Dès sa première rencontre avec cette
belle enfant, il en devint éperdument amoureux. On prétend qu'il
essaya de s'en passer la fantaisie, sans épouser; il croyait avoir
affaire à une de ces innocences très dégourdies qui entendent faci-
lement raison. Il se trompait bien, il s'était adressé à un dragon de
vertu. Il offrit tout, il fut repoussé avec perte et avec indignation.
S'il n'avait tenu qu'à M. Véretz, on serait bien vite tombé d'accord.
Heureusement pour M"'^ Hortense Véretz, elle avait une mère qui
était une femme habile, ce qui est une grande bénédiction pour
une fille. Après quelques semaines de poursuites inutiles, M. Cor-
neuil se résolut enfin à franchir le pas. Ce consul général, qui avait
de la fortune, prit son parti d'épouser pour ses beaux yeux une
fille qui n'avait rien et dont le père était un homme taré; encore
l'épousa-t-il sans contrat, en communauté de biens. Cela fit es-
clandre ; on lui reprocha son beau-père, on clabauda contre lui. Il
8 REVUE DES DEUX MONDES,
en fut réduit à donner sa démission et il quitta l'Egypte pour retour-
ner à Périgueux, sa ville natale, à quoi sa jeune et jolie femme l'en-
couragea, car il lui tardait de s'éloigner à jamais d'un père com-
promettant et d'aller jouir en France de sa nouvelle fortune. Je
me souviens que j'appris cette histoire au ministère des affaires
étrangères, où l'on s'en occupa pendant huit jours, et puis l'on parla
d'autre chose. Mais l'ex-consul n'était pas au bout de ses peines.
Quatre ans plus tard, M'"^ Corneuil plaidait en séparation. Sa mère
l'avait accompagnée à Périgueux ; quand on a le bonheur d'avoir
une mère habile, il ne faut jamais la quitter, et on ne saurait mieux
faire que de se gouverner toujours par ses conseils.
« Pourquoi M'"' Corneuil s'est-elle séparée de son mari? Il faut
entendre là-dessus les avocats. Ils furent admirables l'un et l'autre,
déployèrent toutes les ressources de leur faconde. Ces deux plai-
doyers, où l'épigramme alternait avec l'apostrophe et l'apostrophe
avec l'invective, furent des morceaux de haut goût, dont se reput
la malignité publique. Le détail m'échappe, et je n'ai pas sous la
main la Gazette des Tribunaux, mais il n'importe, je suis sûr de
mon fait. Maître Papin, avocat de la demanderesse, l'un des princes
du barreau, venu de Paris à cet effet, déclara que M. Corneuil était
un vilain homme, un franc butor, que M""* Corneuil était une na-
ture exquise, un caractère angélique. Il attesta le ciel que ce
monstre, après avoir aimé cet ange, s'était dégoûté de son bonheur,
dont il était indigne, qu'il avait usé des procédés les plus révoltans,
qu'il ne lui avait pas suffi d'avoir des maîtresses et de les afficher,
qu'il s'était livré à des emportemens odieux, compliqués de voies
de fait, de véritables sévices. A cela maître Yirion répliqua que,
si son client avait eu l'imprudence de s'abandonner par-devant
témoins à de regrettables vivacités, ce n'était point un monstre, et
que, si la demanderesse était une créature angélique, il y avait dans
le cœur onctueux de cet ange beaucoup de vinaigre et surtout beau-
coup de calcul. Il s'efforça de démontrer à la cour que M. Corneuil
n'avait eu que des torts fort excusables, mais que sa femme lui
faisait un crime de s'obstiner à vivre à Périgueux, où elle ne pou-
vait se souffrir, que n'ayant point réussi à lui persuader de trans-
porter le domicile conjugal à Paris, seul séjour, pensait-elle, qui fût
digne de ses grâces et de son génie, elle avait formé le projet de
reconquérir son indépendance, qu'à cet effet elle s'était appliquée
avec un art machiavélique à le mettre dans ses torts, qu'elle lui
avait rendu son intérieur insupportable par la sécheresse de son
humeur, par toute sorte de petites persécutions, par ces mille coups
d'épingle dont les anges ont le secret et qui poussent à bout des
hommes qui ne sont pas des monstres. Le malheureux était-il si
coupable d'avoir cherché à se consoler? Je te le répète, les deux
LE ROI APEPI. 9
avocats fuent merveille. La difficulté est de savoir qui mentait;
pour mon compte, je les aurais renvoyés dos à dos. Ce qui est cer-
tain, c'est que la cour donna raison à maître Papin. La séparation
fut prononcée et la moitié de la fortune adjugée à M'"^ Gorneuil.
Cependant maître Virion n'avait pas menti de tout point, puisque,
six mois après le jugement, M'"^ Gorneuil partait pour Paris en com-
pagnie de sa mère.
u Tu me demanderas, je le prévois, ma chère Mathilde, ce qu'a
bien pu devenir h, Paris la belle M""" Gorneuil ; ce n'est pas ce que
tu penses. J'ai fait trois courses ce matin à l'unique fin de pouvoir
te renseigner; ne me remercie pas trop, j'aime à courir. jM'"*" Gor-
neuil n'a pas encore assouvi toutes ses secrètes ambitions; elle ne
peut pas dire : Je suis arrivée, m'y voilà ! Mais elle est en bon che-
min. Le papillon n'a pas dépouillé entièrement sa chrysalide; il est
patient, quelque jour il déploiera ses ailes et sortira triomphant de
son étui. Cependant M'"« Gorneuil reçoit; elle donne à dîner, elle a
un salon. Une jolie femme, qui a une mère habile et un bon chef,
n'a pas à craindre qu'on la laisse sécher dans la solitude. On trou-
vait autrefois chez elle beaucoup de gens de lettres, surtout de ceux
qui appartiennent à la nouvelle école, à ce qu'on appelle le parti
des jeunes. Grand bien leur fasse ! 11 en est dans le nombre qui ont
du talent et de l'avenir; il en est d'autres dont on assure que leurs
nouveautés ne sont pas neuves et que leur jeunesse sent un peu le
rance; mais ce ne sont pas mes affaires. Gela ne les empêche point
d'avoir de bonnes dents, et on mange très bien chez M'"*" Gorneuil.
Elle ne se contentait pas de nourrir la littérature, elle en faisait
elle-même, et elle employait les jeunes gens qui fréquentaient chez
elle à écrire à sa louange de petits articles dans les petits journaux.
Les estomacs reconuaissans sont d'excellentes trompettes, et au sur-
plus elle est assez riche pour payer sa gloire.
« Dix-huit mois après son installation à Paris, elle publia un
roman, qui, par le plus grand des hasards, me tomba sous la
main. Je te confesse que je ne l'ai pas lu jusqu'au bout, on ne peut
demander à un homme d'avoir tous les genres de courage. Gela
commençait par la description d'un brouillard. Au bout de dix
pages, le ciel soit loué! le brouillard se levait, et on apercevait une
femme dans une calèche. Je me souviens que cette calèche sortait
de chez Binder, et je me souviens aussi que cette femme, dont le
cœur était un abîme, gantait le six et quart, qu'elle avait trois
taches de rousseur à la tempe droite, ni plus ni moins, « des narines
palpitantes, des ronds de bras inimitables et des silences anhé-
lans. » Je ne sais si tu es comme moi, le charabia et les descriptions
me font peur, et je me sauve. J'ai d'ailleurs l'esprit si mal fait que
cette femme, dont le portrait a coûté tant de mal à l'auteur, je ne
10 REVUE DES DEUX MONDES.
la vois pas; le bon Homère, qui n'était pas un jeune, s'est contenté
de m'apprendre qu'Achille était blond, et je le vois. Eufin, que
veux-tu? C'est la mode du jour; cela s'appelle étudier... comment
disent-ils? les documens humains, et il paraît que personne ne s'en
était avisé jusqu'aujourd'hui, pas même mon vieil ami Fielding, que
je relis tous les ans. Documentez à votre aise, mes en fans, et allez
dîner chez M'"** Corneuil, qui ne reçoit que les gens qui docu-
mentent. Je n'aime pas beaucoup les pédans sérieux, mais j'ai la
sainte horreur de la pédanterie appHquée à la babiole; n'étant plus
jeune, je suis de l'avis de Voltaire, qui n'aimait pas qu'on discutât
pesamment ce qui ne vaut pas la peine d'être remarqué légèrement.
« Le roman de M""^ Corneuil, j'ai regret à le dire, tomba tout à
plat, encore prétend-on qu'il y avait un teinturier. Elle tâcha de
se rattraper sur les vers et publia un volume de sonnets, il n'était
pas question là dedans de M. Corneuil; c'étaient des vers écrits au
courant de la plume, mais d'une plume taillée par un ange, et pleins
des sentimens les plus exquis, les plus suaves, les plus raffinés.
Règle générale, quand les femmes séparées font des sonnets, ces
sonnets sont toujours sublimes. Malheureusement le sublime ne se
vend guère; ce fut un cruel chagrin pour M"'^ Corneuil, qui du
coup se brouilla avec la muse et congédia son teinturier.
(( Tous les grands artistes, Mozart comme M. de Talleyrand,
Raphaël comme M. de Bismarck, ont eu plusieurs manières. M'"" Cor-
neuil jfgea à propos de changer la sienne. Elle réforma son train
de maison, sa cuisine, son mobilier et ses toilettes. Son humeur
tourna au grave; elle se prit d'un goût subit pour les tons neutres,
pour les conversations sévères, pour la métaphysique et pour les ru-
bans feuille-morte. Cette belle blonde s'aperçut qu'elle ne valait tout
son prix qu'en se détachant en demi-teinte dans un salon meublé de
gens sérieux. Elle s'imposa la tâche d'épurer le sien; elle mit tout
doucement à la porte la plupart de ses petits messieurs, les plus
bruyans du moins, ceux qui fréquentaient les coulisses et qui
aimaient à conter des histoires grasses. Elle s'était dégoûtée du
tapage, elle avait découvert que la considération vaut mieux, fût-
elle achetée par un peu d'ennui. Elle s'efforça d'attirer chez elle
des hommes posés, des personnages, et surtout des femmes irré-
prochables. C'était difficile; mais avec un peu de travail et beau-
coup de persévérance, une ambitieuse qui ne craint pas l'ennui
arrive à tout. Elle ne faisait plus de sonnets ni de romans, elle se
jeta à corps perdu dans les œuvres de chaiiié.
(c La charité, ma chère Mathilde, est à la fois et selon les cas la
plus belle des vertus ou la plus utile des industries. Tu as tes pau-
vres, et Dieu seul pourrait nous dire comme tu les aimes, comme tu
les soignes, comme tu les choies; mais ce que fait ta main droite,
LE ROI APÉPI. 11
ta main gauche n'en saura jamais rien. J'ignore si M"'° Corneuil a
souvent vu des pauvres ou des pauvresses ; en revanche, elle va,
elle vient, elle se remue, elle s'intrigue, elle pérore, elle est de six
comités, de douze sous-commissions; c'est une quêteuse incompa-
rable, une caissière très experte, une trésorière fort entendue, une
vice-présidente accomplie. Oui, ma chère, on assure que personne
ne préside comme elle. Voilà de fameux placemens et le meilleur
moyen de se pousser dans le monde. J'ajoute que, si elle ne fait
plus de vers, elle n'a pas renoncé à la prose. Elle a composé un
éloquent traité sur {'Apostolat de la femme, qui se vend au profit
d'un nouvel hospice et qui en est à sa cinquième édition. Les
sonnets étaient sublimes, son traité est plus que sublime. C'est un
amalgame des tendresses de saint François de Sales et des spiri-
tualités de sainte Thérèse; jamais on n'a tenu la dragée si haute à
notre pauvre espèce humaine, ce n'est plus de l'air respirable,
c'est du pur éther. Je serais curieux de savoir ce qu'en ont pensé
M. Corneuil et Périgueux.
« Le joli garçon qui m'a fourni ces détails s'en expliquait sur un
ton railleur, je m'avisai de lui demander... Il m'interrompit en me
disant : a On n'en sait rien, les heureux qu'elle a pu faire ont été dis-
crets. A mon avis, elle est froide comme glace, et si jamais elle fait
une faute, c'est qu'elle y trouvera son compte. Elle pêche à la ligne
dormante; quand le poisson mord, tant pis pour lui, elle n'y est
pour rien. Ce qui est certain, c'est qu'elle a l'oreille prude et qu'elle
entend qu'on la traite en divinité et qu'on la nourrisse d'ambroisie,
sans lui ménager l'encens. Je doute que sa vertu lui soit chère; mais
elle tient beaucoup à sa réputation par souci de l'avenir. E'ie aspire
à devenir une puissance, à être quelque chose dans la politique, et
comme elle est persuadée que M. Corneuil en a dans l'aile, son
rêve est d'épouser quelque jour un beau nom ou un député ; en ce
cas, c'est elle qui à son tour sera le teinturier. » Le joli garçon me
disait tout cela avec aigreur. J'ai appris dans le cours de la con-
versation que depuis près d'un an il n'a pas dîné ni remis les pieds
chez M'"^ Corneuil. J'en ai conclu qu'il s'était bercé d'audacieuses
espérances, qu'il avait trop osé, et que le jour où le fameux salon a
été nettoyé, il ne s'était pas trouvé du côté du manche de l'épous-
sette. Montesquieu avait coutume de dire : « Le père Tournemine
et moi, nous nous sommes brouillés, et il ne faudra pas nous croire
quand nous parlerons l'un de l'autre. » Je ne crois qu'à moitié les
récits de mon jeune homme, je le soupçonne d'avoir chargé les
couleurs; mais donnez donc à dîner aux gens ! Ce sont de fameuses
dupes que les amphitryons.
« Voilà mes renseignemens, ma chère Mathilde; dis-moi ce que
tu en comptes faire. Là-dessus ton vieil oncle t'embrasse tendre-
12 REVUE DES DEUX MONDES.
ment, non sans regretter un peu que cela ne tire pas à conséquence.
« P. S. — Je rouvre ma lettre. Je sortais pour la jeter à la boîte
en allant dîner, quand par une grâce du ciel je rencontrai au coin
de la rue de Choiseul maître Papin, dont l'éloquence fit donner jadis
gain de cause à l'aimable femme que tu as prise en grippe, on ne
sait pourquoi. J'avais eu l'occasion de le consulter touchant une
affaire qui m'était recommandée, nous sommes restés bons amis,
et comme je savais qu'il avait gardé les meilleures relations avec
sa blonde cliente, je l'accostai pour lui en demander des nouvelles.
Ma chère, les histoires du bon jeune homme sont sujettes à caution ;
tout au moins n'est-il pas au courant. M"" Gorneuil a encore changé
de manière, et je commence à croire qu'elle en change trop sou-
vent. Je crains qu'elle n'ait pas cet esprit de suite, cette persévé-
rance, que demandent les grandes entreprises; les impatiens, qui
procèdent par à-coups, me font douter de leur avenir. Aux premiers
mots que je lui dis, maître Papin se rengorgea, fit le gros dos, ce
gros dos qui est particulier aux avocats, le dos d'un homme qui
porte l'univers sur. ses robustes épaules et qui s'arc-boute pour ne
pas le laisser tomber. Du même ton qu'il apostrophe le ministère
public : — Monsieur le marquis, s'écria-t-il, cette femme est tout
simplement un prodige de vertu chrétienne. Elle apprit il y a dix-
huit mois que son mari était gravement attaqué de la poitrine.
Qu'a-t-elle fait ? Oubliant ses griefs, ses légitimes ressentimens,
elle a couru le retrouver à Périgueux, elle s'est réconciliée avec lui.
On a conseillé à M. Gorneuil de partir pour l'Egypte, elle a tout
quitté pour l'accompagner, et pour se faire la garde-malade d'un
brutal dont les violences avaient mis ses jours en danger. Oui ou
non, avais-je raison d'affirmer à la cour que M'"' Gorneuil tst un
ange? — Tudieu ! lui,dis-je, ne vous échauffez pas. J'admire autant
que vous ce beau trait; mais, mon cher maître, ne pourrait-il
pas se faire qu'après avoir obtenu, grâce à vous, la moitié de la
fortune, cet ange se proposât d'avoir le reste par voie d'héritage? —
Il fit un geste d'indignation, sondos grossit encore. — « Ah ! mon-
sieur le marquis, répliqua-t-il, vous n'avez jamais cru aux femmes,
vous êtes un affreux sceptique. » — Je le regardais, il me regarda,
je riais, il se mit à rire; je crois que nous devions ressembler aux
aruspices de Gicéron.
« Ge qu'il y a de bon, ma chère Mathilde, c'est que tu n'as plus
besoin de rien m'expliquer. Écoute-moi bien ; voici exactement ce
qui s'est passé. Ton fils Horace, cet égyptologue de grande espé-
rance, qui me fait l'honneur d'être mon petit-neveu, est en Kgypte
de])uis deux ans. 11 y a rencontré une belle blonde, et pour la pre-
mière fois son cœur a parlé ; il n'apu se tenir de t'en écrire, ses lettres
sont pleines de M"" Gorneuilj et ta sollicitude maternelle s'est éveillée,
LE ROI APliPI. 13
N'est-ce pas cela? Fi donc! lu es ingrate envers la Providence. Tu
avais mille fuis reproché à ton fils d'être un garçon trop sage, tro[)
sérieux, trop plongé dans ses chères études, un farouche Hippolyle
de l'érudition, méprisant le monde, les plaisirs, les femmes, les
affaires, et ne caressant d'autre rêve que celui de composer quelque
jour un gros livre qui révélera à l'univers étonné des secrets vieux
de quatre mille ans. Tu t'étais flaitée de le mettre à la chambre, ou
au conseil d'état, ou dans la diplomatie ; il t'a désolée par ses refus.
Dès sa plus tendre enfance, il pleurait pour qu'on le menât au musée
égyptien du Louvre. Il aurait pu dire, les yeux fermés, ce que con-
tenaient l'armoire K et la vitrine Q de la salle des monumens reli-
gieux. Ce n'est pas ma faute; ce n'est pas moi qui l'ai fait. Ce jeune
homme vraiment extraordinaire n'a jamais été amoureux que de la
déesse Isis, femme et sœur d'Osiris, c'est la seule intrigue compro-
mettante qu'il ait à sa charge. Il ne s'est jamais intéressé qu'aux
événemens qui ont bien pu se passer sous le règne de Sésostris le
Grand; les discussions les plus passionnées de nos députés et jus-
qu'aux gros mots qu'ils peuvent se dire lui ont toujours paru fades
auprès de l'histoire intime des Pharaons. A tous les divenissemens
que tu lui as jamais proposés, il préférait un papyrus monté sur
toile ou sur carton, un masque de momie, l'épervier, symbole des
âmes, ou un joli scarabée doré, emblème de l'immortalité. J'en parle
en connaissance de cause, il m'honorait de ses confidences. La der-
nière fois que je le vis, il m'en souviendra longtemps, je le trouvai
enfermé avec un texte hiéroglyphique, disposé en colonnes rétro-
grades et orné de figures au trait. II témoigna quelque humeur d'être
troublé dans son voluptueux t^te-à -tête. En haut du manuscrit on
voyait un homme au visage jaune, aux cheveux peints en bleu, au
front orné d'un bouton de lotus et d'un grand cône blanc. Je posai le
doigt sur une des colonnes rétrogrades, et je dis k ce cher enfant : —
Grand déchiffreur, que peut bien signifier ce grimoire? — il me ré-
pondit sans se fâcher : « Mon cher oncle,ce grimoire, qui, ne vous en
déplaise, est fort limpide et de la plus haute importance, signifie que
l'intendant des troupeaux d'Ammon, grammate principal, Amen-Heb
le véridique, et sa femme qui l'aime, la dame qui fait toutes ses
délices, Amen-Apt la véridique, présentent leurs hommages à Osiris,
habitant la région occidentale, seigneur des temps, à Ptah-Sokari,
seigneur du tombeau, et au grand Tum qui a fait le ciel et créé les
essences qui sortent de la terre... » Je l'écoutais avec tant d'intérêt
que le lendemain il pensa m'obliger en m' envoyant toute l'histoire
d'Amen-Heb couchée par écrit. Je la relis une fois chaque année à
la Saint-Horace. M'accusera-t-on de négliger mes devoirs de grand-
oncle?
« Ne le nie pas, ma chère, cette fureur faisait ton désespoir. Dû
ill REVUE DES DEDX MONDES.
quoi te plaiiis-tu donc? Voilà un garçon à demi sauvé. C'est le ciel-
qui l'a adressé à M'"* Corneuil; elle lui apprendra beaucoup de
choses qu'il ignore et lui en fera désapprendre beaucoup d'autres ;
il boira dans ses beaux yeux l'oubli d'Améiiophis III, de la dix-
huitième dynastie, d'Amen-Apt la véridique et de l'homme au grand
cône blanc. Ne lui envie pas ses tardifs plaisirs, sans compter qu'il
est bon d'être charitable envers une pauvre garde-malade. Lui
feras-tu un crime, à cette sainte femme, de se délasser de ses fatigues-
dans la société d'un beau jeune homme qui lui dit des douceurs en
l'aidant à préparer ses tisanes? Tout est pour le mieux, ma chère
Mathilde. Puisque l'occasion se présente de t'en faire l'aveu, j'é-
tais un peu mortifié de penser qu'Horace, mon futur héritier, avait
attrapé l'âge de vingt-huit ans sans que personne lui connût une
maîtresse; son aventure me réjouit fort, et je suis bien tenté de faire
mettre la chose dans les journaux. Mais toi-même, conviens-en...
Les mères ont beau s'en défendre, rien ne les humilie tant que d'a-
voir un fils à qui le monde reproche d'être trop sage; c'est un
affront qu'on leur fait et qu'elles ont peine à digérer. Dieu bénisse
M'"'' Corneuil! La déesse Isis a trouvé à qui parler. Écris-moi incon-
tinent que j'ai rencontré juste, et que toute réflexion faite, tu es
aussi contente que moi. »
Le surlendemain, le marquis de Miraval reçut de sa nièce la courte
réponse que voici ;
u Mon cher oncle, votre lettre et les renseignemens que vous avez
eu l'obligeance de me procurer ont redoublé mon inquiétude. Ne
doutez pas un seul instant que le jeune homme qui s'est brouillé
avec M"'^ Corneuil n'ait dit vrai; c'est à une intrigante que nous
avons affaire. Pourquoi faut-il qu'Horace se soit laissé prendre dans
ses filets? Depuis que j'ai eu le malheur de perdre mon mari, vous
avez été dans tous les cas importans mon seul conseil et mon su-
prême recours. Jamais je n'ai eu plus besoin de votre assistance. Je
sais qu'il est cruel de vous arracher à votre cher Paris; mais je
connais vos bons sentimens à mon égard, votre sollicitude pour les
intérêts de notre fatnille, votre amitié presque paternelle pour ce
pauvre et absurde Horace. Je vous en supplie, venez me trouver à
Vichy, nous aviserons ensemble. Je vous appelle et je vous attends. »
M'"" de Penneville avait raison de croire qu'il en coûtait à son
(mcle de quitter Paris; depuis qu'il n'était plus diplomate, il ne
pouvait se souffrir ailleurs. Dans les mois brûlans de l'été, alors que
tout le monde s'en va, il n'avait garde de s'en aller. Il préférait aux
plus belles sapinières les vernis du Japon et les ormeaux à petites
feuilles qu'il apercevait de la terrasse de son cercle, où il passait
la meilleure parlie de ses journées et môme de ses nuits. Cepen-
dant cet égoïste ou ce sage avait toujours pris à cœur les intérêts
LE ROI APEPI. J5
de son neveu, à qui il destinait son héritage, et au surplus il était
curieux et ne s'en cachait pas. Il ordonna en soupirant à son valet
de chambre de préparer ses malles, et le soir même il partait pour
Yichy.
Prévenue par une dépêche, M"'^ de Penneville l'attendait à la gare.
Du plus loin qu'elle l'aperçut, elle courut à sa rencontre et lui dit:
— Figurez-vous que cette femme est veuve et qu'il s'est mis en
tète de l'épouser !
— Ah ! pauvre mère! s'écria le marquis. Cette fois, j'en conviens,
le cas est grave.
II.
M. de Miraval ne s'était pas trompé dans ses conjectures; les
choses s'étaient passées à peu près comme il l'avait pensé. Le comte
Horace de Penneville avait fait au Caire la connaissance d'une belle
blonde, et pour la première fois de sa vie son cœur s'était pris. On
s'était rencontré au Nav- Hôtel -^ dès les premiers jours, M'"* Cor-
neuil s'était mise en frais pour attirer sur elle les regards et les
pensées du jeune homme. M. Corneuil ayant paru se ranimer et
pouvant se passer de sa garde-malade, on avait profité de ce mieux
trompeur pour visiter ensemble le musée de Boulaq, les souterrains
du Serapeum, les pyramides de Cizeh et de Saqqarah. Horace avait
pris au sérieux son métier de cicérone, il s'était fait une aflaire et
un plaisir d'expliquer l'Fgyple à M'"« Corneuil, et M'"*^ Corneuil avait
écouté toutes ses explications dans un profond recueillement, avec
une attention émue, à laquelle se mêlaient par intervalles d'aimables
transports. Elle était comme saisie et toute palpitante, au fond de
ses yeux s'allumait une flamme sombre; elle possédait mieux que
personne l'art d'écouter avec les yeux. Elle n'avait fait aucune dif-
culté d'admettre que Moïse a vécu sous Rhamsès II; elle avait paru
charmée d'apprendre que la deuxième dynastie régna trois cent
deux ans, que Menés était originaire de Thinis, et que la grande
pyramide à degrés fut bâtie par Kékéou, le Céchous de Manéthoii,
par qui fut établi le culte du bœuf Apis, manifestation vivante du
dieu Ptah. Elle éprouvait un enthousiasme de néophyte en se fai-
sant initier aux sacrés mystères de la chronologie égyptienne, elle
déclara que c'était la plus belle des sciences et le plus doux des
passe-temps, elle jura d'apprendre à déchiffrer les hiéroglyphes.
Ce fut dans une visite au tombeau de Ti, à la clarté rougeâtre
des torches, que l'événement se décida. Ils examinaient dans une
sorte d'extase tous les tableaux gravés sur la paroi de chacune des
chambres fufléraires. Il en est un qui représente un chasseur assis
16 REVUE DES DEUX MONDES.
dans une barque, au milieu d'un marais où nagent des hippopo-
tames et des crocodiles. Comme ils se penchaient sur ces croco-
diles, M'"^ Gorneuil, absorbée dans sa contemplation, fit un faux
mouvement et sa joue frôla celle du jeune homme ; il sentit un fré-
missement qu'il n'avait jamais éprouvé. Elle sortit la première du
tombeau; en la rejoignant, il fut comme ébloui; il découvrit tout
à coup qu'elle avait un port de reine, des yeux bruns mêlés de
fauve, les plus admirables cheveux du monde, qu'elle était belle
comme un songe et qu'il l'aimait comme un fou.
Quelques semaines après, M. Gorneuil avait rendu son âme à
Dieu, en laissant toute sa fortune à sa femme, qui l'avait soigné, il
faut le dire, avec une héroïque patience. La veille du jour où elle
devait s'embarquer pour emmener à Périgueux un cercueil plombé,
Horace lui demanda la faveur d'un instant d'entretien, et le soir,
sur la terrasse du New-Hotel^ sous le ciel étoile de l'Egypte, dans
un air délicieux où flottaient les grandes ombres vagues des Pha-
raons, il lui fit l'aveu de sa passion et tenta de lui arracher la
promesse qu'avant un an elle serait à lui pour la vie. Ce fut alors
qu'il put connaître toute la délicatesse de ce cœur d'éhte. Elle
lui reprocha, les yeux baissés, l'excès de son amour, lui représenta
que le mort n'était pas encore enterré, qu'il lui répugnait de ma-
rier les roses aux cyprès et les pensées amoureuses aux longs voiles
de crêpe. Mais elle lui permit d'écrire et s'engagea elle-même à lui
donner réponse dans six mois; en le quittant, elle avait aux lèvres
un demi-sourire infiniment pudique, mais fort encourageant. Il avait
remonté le Nil, il avait gagné la Haute-Egypte, heureux de passer
ses mois d'attente dans la solitude d'une Thébaïde, où les journées
ont plus de vingt-quatre heures; on n'en a jamais trop pour déchif-
frer des hiéroglyphes en pensant à M'^^ Gorneuil. Les crocodiles
devaient jouer un grand rôle dans cette histoire. Horace était à Kéri
ou Crocodilopolis quand il reçut un billet parfumé et vraiment
exquis, destiné à lui apprendre que la femme adorée passait l'été
avec sa mère sur les bords du lac Léman, dans une pension située
à quelques pas de Lausanne, et que si le comte de Penneville s'y
présentait, il n'aurait pas besoin de frapper deux fois à la porte
pour qu'elle s'ouvrît. Il était parti comme une flèche, il était accouru
d'une seule traite à Lausanne. Il avait écrit de là à M'"' de Pen-
neville une lettre de douze pages , où il lui racontait son heureuse
aventure avec des elfusions de tendresse et de joie bien propres à
la désespérer.
L'oncle et la nièce employèrent toute leur soirée à causer, à déli-
bérer, à discuter. Comme il arrive d'ordinaire en pareil cas, on
répétait jusqu'à vingt fois les mêmes choses; cela n'avance à rien,
mais cela soulage. M. de Mirayal, qui prenait rarement les choses
LE ROI APEPI. 17
au tragique, s'appliquait à consoler la comtesse; mais elle était
inconsolable.
— En bonne foi, disait-elle, pouvez-vous espérer que j'envisage
de sang-froid la perspective d'avoir pour bru une créature sortie on
ne sait d'où, la fille d'un homme taré, une demoiselle de rien, qui
a épousé un homme de peu et qui s'en est séparée pour aller cou-
rir la bague à Paris, une femme dont le nom a traîné dans la Ga-
zette des Tribunaux, une femme qui décrit des brouillards, qui com-
pose des sonnets et qui, j'en suis certaine, a eu dix aventures au
moins?
— Je ne sais pas si le compte y est, répondait le marquis; mais
il est certain qu'on a dit longtemps avant nous que les êtres les
plus dangereux de cet univers sont les serpens à sonnettes et les
femmes à sonnets. Il y a dix à parier contre un que celle-ci est
une intrigante et que voilà une affaire bien désagréable.
— Horace, désolant Horace, s'écriait la comtesse, quel chagrin
tu me causes! Ce cher garçon a le cœur le plus noble, le plus
généreux; par malheur il n'a jamais eu le sens commun; mais
pouvais-je m'attendre?..
— Hélas ! oui, il fallait s'y attendre, interrompait le marquis. On
ne saurait trop se défier des sagesses précoces; elles finissent sou-
vent par des catastrophes. Je t'ai dit cent fois, ma chère Mathilde,
que ton fils m'inquiétait, qu'il nous ménageait quelque fâcheuse
surprise. Nous naissons tous avec un certain fonds de fulie à dé-
penser; heureux qui le dépense en détail dans sa jeunesse! Horace
a tout gardé jusqu'à vingt-huit ans, capital et intérêts, et voilà le
beau fruit de ses économies. Les petites folies multipliées sauvent
des grandes; quand on n'en fait qu'une, elle est presque toujours
énorme et le plus souvent irréparable. J'ai su me servir de ma jeu-
nesse, moi qui te parle ; j'aurais cru manquer à mes devoirs les
plus sacrés si je l'avais laissée en friche. A vingt-deux ans, les
femmes n'avaient plus grand' chose à m' apprendre; je savais par
cœur ce bel animal.
— Ah ! mon oncle, permettez ! s'écria la comtesse un peu scan-
dalisée.
— Mille excuses. Je voulais seulement te faire entendre 'que
grâce à des expériences répétées, j'avais terminé mon apprentis-
sage avant l'âge où l'on se marie, et que si j'avais rencontré une
xM'"* Gorneuil, je me serais donné beaucoup de peine pour lui
plaire; mais du diable si j'aurais songé à l'épouser!
jyj.ne (]g Penneville présenta au marquis une tasse de thé, qu'elle
avait sucrée de sa blanche main, et elle lui dit d'une voix cares-.
santé :
roMB xxxY, — 1879, 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mon cher oncle, vous seul pouvez nous sauver.
— Et le moyen? demavicla-t-il.
— Horace a pour vous tant de respect, tant de déférence ! Vous
avez toujours exercé une grande autorité sur lui.
— Bah ! nous ne vivons plus sous le régime autoritaire.
— Aussi bien, vous lui avez toujours permis de se considérer
comme votre héiitier; cela vous crée des droits, ce me semble.
— Allons donc! les garçons qui comme ton fils voyagent dans
les espaces renoncent facilement à un héritage. Qu'est-ce que cent
mille livres de rente au piix d'un joli scarabée, emblème de l'im-
mortalité?
— Mon oncle, mon cher oncle, je suis persuadée que, si vous con-
sentiez à partir pour Lausanne...
Le majquis fit un bond : — Seigneur Dieu ! dit-il, Lausanne est
bien loin.
Et il poussa un soupir en pen>ant à la terrasse de son cercle.
— Piésignez-vous à cette corvée, et je vous en serai à jamais
reconnaissante. Vous ferez entendre raison à ce cher enfant.
— Ma chère Mathilde, je relis quelquefois mes poètes latins. J'en
connais un qui a dit que le propre de l'amour est de déraisonner,
et que prêcher la raison à un amoureux, autant vaut lui demander
d'extravaguer avec sagesse, iit cum ratione imaniat.
— Horace a du cœur. Vous lui représenterez que ce mariage me
réduirait au désespoir.
— 11 s'en doute, ma chère, puisqu'il n'a pas osé venir t'embras-
ser en arrivant d'Egypte, et sois sûre qu'il ne viendra pas avant que
tu lui aies donné ton consentement. On a beau aimer et respecter
sa mère, quand un homme est vi aiment allumé... Et il l'est bien,
juste ciel ! Sa lettre en l'ait foi; c'est une prose qui sent la fièvre et
qui brûle le papier.
M'"" de Penneville s'approcha du marquis, caressa doucement ses
cheveux blancs, et lui passant ses bras autour du cou :
— Vous êies si habile! vous avez l'esprit si délié I On assure que
vous avez ren)pli autrefois des missions infiniment délicates, dont
vous vous êtes acquitté à votre gloire.
— Câline, négocier avec un gouvernement est chose plus aisée
que de traiter avec un amoureux conduit par une intrigante.
— Vous ne me ferez jamais croire que rien vous soit impossible.
— Tu as juré de me piquer au jeu, lui dit-il. Eh bien ! soit; l'en-
treprise mérite o'êtie leniee. Mais à propos, as-tu déjà répondu à
la formidable épure que tu viens de me lire?
— Je n'ai rien voulu faire sans m'élre concertée avec vous.
— Tant mieux, rien n'est compromis, l'aflaire est entière. Allons,
je le dirai demain si je me décide à partir pour Lausanne.
LE ROI APÉPI. 19
La comtesse remercia chaudement M. de Miraval. Elle le remer-
cia plus chaudement encore le lendemain quand il lui annonça
qu'il avait pris son parti et qu'il la priait de le faire conduire à la
gare. Elle l'accompagna pour s'assurer qu'il ne se ravisait pas, et
elle lui dit en chemin :
— Voilà un voyage que toutes les mères de famille glorifieront ;
mais, s'il vous plaît, quand vous serez là-bas, donnez-moi souvent de
vos nouvelles.
— Oui, je t'en donnerai, répondit-il, mais à une condition.
— Laquelle ?
— C'est que tu ne croiras pas un mot de ce que je t'écrirai.
— Que voulez- vous dire ?
— J'exige aussi, continua-t-il, que tu me répondes comme si tu
me croyais et que tu envoies mes lettres à Horace, en lui recom-
mandant le secret.
— Je vous comprends de moins en moins.
— Qu'est-ce donc qu'une femme qui ne comprend pas? Les let-
tres ostensibles, c'est le fond de la diplomatie. Après tout, il
n'est pas nécessaire que tu me comprennes; l'essentiel est que tu te
conformes scrupuleusement à mes instructions. Adieu, ma chère,
je m'en vais où m'envoient le ciel et tes chatteries. Si je ne réussis
pas, cela prouvera que nos amis les républicains ont eu raison de
me mettre à la retraite.
Cela dit, il embrassa sa nièce et monta en wagon. Vingt-quatre
heures pius tard il arrivait à Lausanne, où son premier soin fut,
après avoir retenu une chanbre à l'hôtel Gibbon, de se procurer tout
un attirail de pêche. Là-dessus, fatigué du voyage, il dormit six
heures durant. Dès qu'il se fut réveillé, il dîna, et dès qu'il eut
dîné, il se lit conduire en voiture à la pension Vallaud, située à
vingt minutes de Lausanne, sur le penchant de l'un des plus beaux
coteaux du monde. Cette charmante villa, convertie depuis peu en
hôtellerie, se composait d'une maison commune, où le comte de
Penneville occupait un appartement, et d'un joli chalet isolé qu'ha-
bitaient M'"^ Corneuil et sa mère. Le chalet et la maison commune
étaient séparés ou, si l'on aime mieux, réunis par un grand patc
bien ombragé, qu'Horace traversait plusieurs fois par jour, en se
disant : « Quand donc vivrons-nous sous le même toit? » Mais il
faut savoir attendre son bonheur.
^n cemoitiont, Horace, la plume à la main, travaillait à sa grande
Histoire des Uycsos, ou des Pasteurs, ou des Impurs^ c'est-à-dire
de ces terribles nomades chananéens qui, deux mille ans avant
rère chrétienne, dérangés dans leurs cainpemens par les invasions
élamites des rois Chodoraakhounta et Ghodormabog, envahirent à
leur tour la vallée du Nil, la mirent à feu et à sang et occupèrent
20 REVUE DES DEUX MONDES,
pendant plus de cinq siècles le centre et le nord de l'Egypte. Fort
de son érudition, riche de documens nouveaux péniblement re-
cueillis par lui, il avait entrepris de démontrer par des témoi-
gnages irréfragables que le Pharaon sous lequel Joseph devint
ministre était bien Apophis ou Apépi, roi des Hycsos, et il se
flattait de le prouver si bien que désormais il serait impossible
aux esprits les plus prévenus de soutenir le contraire. Quelques
mois auparavant il avait envoyé, du Caire à Paris, les premiers
chapitres de son histoire, dont lecture fut faite à l'Institut; sa thèse
avait scandalisé quelques égyptologues, d'autres y trouvaient du
bon, et l'un d'eux lui avait écrit à ce propos : « Yoilà un début qui
promet. Macte animo, generose puer. »
Vêtu d'une sorte de burnous en laine blanche, le cou libre, les
cheveux en désordre, il était accoudé sur une table ronde, en face
d'une écritoire dont le couvercle était surmonté d'un sphinx, et sa
figure exprimait le contentement du cœur uni à la parfaite sérénité
de la conscience. Au milieu de la table s'épanouissait une belle
rose pourpre, presque noire, qu'il avait mise tremper dans un
verre et dans laquelle une statuette en faïence bleue, qui repré-
sentait une déesse égyptienne au visage de chatte, plongeait indis-
crètement, sans se dérider, son museau rébarbatif. Horace contem-
plait par instans ce museau, qui lui était cher, et cette rose, que
M"'* Gorneuil avait cueillie pour lui il n'y avait pas une heure ;
par instans aussi, tournant ses yeux vers sa fenêtre toute grande
ouverte, il s'apercevait que la lune, alors dans son plein, projetait
dans les eaux frissonnantes du lac une longue trahiée de paillettes
d'or. Mais par une grâce d'état, il ne laissait pas d'être tout entier
à son travail, il n'avait aucune distraction, il appartenait aux
Hycsos. La lune, la rose, W^^ Gorneuil, la déesse à la tête de
chatte, le sphinx qui surmontait l'écritoire, les Impurs et le roi
Apépi, tout cela se mariait, se confondait intimement dans sa
pensée. Les bienheureux du paradis voient tout en Dieu et peuvent
penser à tout sans se distraire un seul moment de leur idée, qui
est éternelle. Le comte Horace était tout à la fois à Lausanne, dans
le voisinage d'une fenmie dont l'image ne le quittait pas, et en
liigypte, deux mille ans avant Jésus-Christ, et son bonheur était
parfait comme son application.
Il venait d'écrire cette phrase : « Considérez les sculptures de
l'époque des Pasteurs, examinez avec soin et sans parti pris ces
figures anguleuses, aux pommettes très saillantes, et si vous êtes
de bonne foi, vous conviendrez que la race des Hycsos n'éiait pas
purement sémitique, mais qu'elle était fortement mélangée d'élé-
mens touraniens. »
Satisfait de sa conclusion, il interrompit une seconde son travail,
LE ROI APEPI. 21
posa la plume, et attirant à lui la rose pourpre, il la pressa sur ses
lèvres; mais il entendit frapper à sa porte. Il remit précipitamment
la rose dans son verre, et d'un ton d'humeur, il cria : Entrez! La
porte s'ouvrit, M. de Miraval entra. La figure d'Horace se rembrunit,
cette apparition inattendue le consterna, il se sentit comme subi-
tement expulsé de son paradis. Hélas! la vie la plus heureuse n'est
qu'un paradis intermittent.
Le marquis, immobile sur le seuil, salua gravement son neveu,
en lui disant :
— Eh! quoi, je te dérange? Tu n'as jamais su dissimuler tes
impressions.
— Ah! mon oncle, répondit-il, comment pouvez-vous croire?..
Je vous avoue que je ne m'attendais pas... Mais, je vous prie, par
quel hasard?..
— Je fais un voyage en Suisse. Pouvais-je passer à Lausanne
sans venir te voir?
— Convenez, mon oncle, que vous ne passez pas, reprit Hoiace;
convenez que vous êtes beaucoup plus qu'un passant, que vous
arrivez ici tout exprès.
— Tout exprès, tu l'as dit, mon garçon, repartit M. de Miraval.
— C'est donc à un ambassadeur que j'ai l'honneur d'avoir affaire?
— Oui, à un ambassadeur, très ferré sur l'étiquette et qui de-
mande qu'on le reçoive avec tous les égards qui lui sont dus, et
selon toutes les règles du droit des gens.
Horace s'était remis de son trouble; il s'arma de philosophie,
fit bonne mine à mauvais jeu. Avançant un siège au marquis :
— Asseyez-vous là, monsieur l'ambassadeur, lui dit-il, dans le
meilleur de mes fauteuils. Mais au préalable, embrassons-nous, mon
cher oncle. Si je ne me trompe, il y a deux ans bien comptés que
nous n'avons eu le plaisir de nous voir. Que pourrais-je vous offrir,
pour vous être agréable? Je crois me souvenir que vous avez quelque
goût pour le Champagne frappé, que c'est votre boisson favorite.
Oh ! n'allez pas vous imaginer que nous soyons ici dans un pays de
sauvages; on y trouve tout ce qu'on veut; vous serez satisfait à
l'instant.
H tira à ces mots un cordon de sonnette, un domestique parut; il
lui donna ses ordres, qui furent promptement exécutés, quoiqu'on
accuse les Vaudois d'être un peu lents.
Cependant M. de Miraval contemplait son neveu avec une satis-
faction mêlée d'un sourd dépit. H lui sembla que ce beau garçon
bien découplé avait encore embelli. Sa barbe courte était du plus
beau noir; ses traits, jadis un peu mous, avaient pris de la fermeté,
de l'accent; ses yeux, d'un gris bleuâtre, s'étaient allongés, son
teint s'était hàlé, basané, et cette couleur brune lui allait à mer-
22 REVUE DES DEUX MONDES.
veille. Son sourire, plein de douceur et de mystère, était charmant;
on eût dit ce sourire indéfinissable que les sculpteurs égyptiens,
dont la Grèce a eu de la peine à surpasser le génie, imprimaient
souvent aux lèvres de leurs statues. Tel sphinx du musée du Louvre
aurait reconnu Horace à son air de famille et l'eût avoué pour son
parent. Il est tout naturel que l'on prenne le teint des pays que l'on
habite et quelquefois aussi le visage des choses qu'on aime.
— Maître sot! pensait le marquis tout fâché, tu as la plus fière
tournure, la plus belle tête du monde, et voilà tout ce que tu en
sais faire. Ah! si à ton âge j'avais eu les yeux, le sourire que voici,
quel parti j'en aurais tiré! Non, aucune femme n'aurait pu me
résister... Mais toi, que répondras-tu à la Providence quand elle te
demandera compte de tous les dons qu'elle t'a faits? Tu lui diras :
Je m'en suis servi pour épouser M'"^ Gorneuil... Eh! maître sot, te
dira-t-elle, tu as sottement commencé par où les autres finissent!
Horace était à mille lieues de deviner les secrètes réflexions de
M. de Miraval. Après l'émotion désagréable du premier moment, il
était rentré dans son naturel, et son naturel était d'avoir du plaisir
à revoir son oncle, car il l'aimait beaucoup. A vrai dire, l'ambassadeur
lui plaisait peu, et il était résolu à ne point le ménager; mais quand
on est sûr de sa volonté, on ne craint pas les objections, et il savait
d'avance qu'il aurait réponse à tout. Aussi attendait-il l'ennemi de
pied ferme, et comme l'ennemi buvait du Champagne et ne se pres-
sait pas de commencer l'attaque, il marcha au-devant de lui.
— Et d'abord, mon cher oncle, lui dit-il, donnez-moi bien vite
des nouvelles de ma mère.
— Je voudrais t'en donner de bonnes, répondit le marquis. Mais
tu sais que sa santé nous inquiète, et tu conviendras que la lettre
qu'elle a reçue de toi...
— Ma lettre l'a chagrinée !
— Là, tu le demandes 2
— J'aime tendrement ma mère, répliqua Horace d'un ton vif;
mais je l'ai toujours connue la plus raisonnable des femmes. Appa-
remment je m'y serai mal pris, je lui récrirai dès demain, je me
fais fort de la réconcilier avec mon bonheur.
— Si tu m'en crois, tu n'écriras plus; on ne guérit pas le mal
par le mal. Assurément ta mère désire ton bonheur; mais le projet
extravagant dont tu lui as fait confidence... Extravagant te blesse?
Je retire extravagant.,. Je voulais dire que le projet un peu bizarre...
Allons, je retire aussi bizarre. C'est ainsi qu'on en use à la chambre,
et il ne faut pas être plus fier qu'un député. Bref, ce projet, qui
n'est ni extravagant ni bizarre, inspire à ta mère les plus vives
inquiétudes, et tu ne triompheras pas de ses objections.
— Elle vous a chargé de me les faire connaître?
LE ROI APÉPI. 23
— Dois~je te présenter mes lettres de créance?
— C'est inutile, mon oncle. Parlez, dites-nioi à cœur ouvert tout
ce qu'il vous plaira, ou plutôt, si vous êtes bien inspiré, ne dites
jîen, car, je vous en averlis, vous dépenserez votre éloquence en
pure perte, et je sais que vous n'avez jamais aimé à perdre vos
paroles.
— Il faudra pourtant que tu te résignes à m'entendre. Tu ne
prétends pas, je pense, que j'aie fait pour rien cent grandes lieues
tout courant, fuon discours est prêt, tu le subiras.
— Jusqu'au matin, s'il le faut, repartit Horace, jla nuit vous
appartient.
— Merci... Et maintenant, commençons par le commencement.
Ce qui vient de se passer ne m'a pas seulement affligé, mais cruel-
lement humilié. Je me flattais de connaître les hommes, et j'étais
fier de ma science. Or je dois avouer, à ma confusion, que je me
suis absolument mépris sur ton compte. Comment! c'est toi, mon
fils, toi que je croyais le garçon le plus sensé, le plus réfléchi, le
plus tranquille de la terre, c'est toi qui tout à coup t'avises de jeter
l'épouvante dans le sein de ta famille par une décision!..
— Extravagante et bizarre, interrompit Horace.
— Puisque je t'ai dit que j'avais reiiré ces deux mots ! Mais, oui
ou non, ce projet de mariage ne ressemble-t-il pas à un coup de
tête?
— Dois-J8 vous répondre article par article? s'écria-t-il, ou pré-
férez-vous me léciter d'abord votre discours tout entier d'une seule
haleine?
— Non, ce serait trop fatigant. Réponds tout de suite.
— Eh bien ! mon cher oncle , sachez que vous ne vous êtes
jamais mépris sur mon compte, et que ce prétendu coup de tète
est préciséasent l'acte le plus sensé, le plus réfléchi que m'ait jamais
inspiré mon bon génie, un acte où j'ai mis à la fois tout mon cœur
et toute ma raison.
— Quoi donc ! lu me défendras de m'étonner que l'héritier d'un
beau nom et d'une belle fortune, qu'un con)te de Penneville, qui
pouvait choisir dans son monde parmi cinquante jeunes filles vrai-
ment dignes de lui, refuse tous les partis que sa mère lui proposait
et qu'il se ravise subitement pour épouser.., qui? une madame..',
je t'en prie, Horace, comment s' appelle- t-elle? Je ne peux jamais
retenir ce diable de nom.
— Elle s'appelle M'"'' Corneuil, pour vous servir, répliqua Horace
d'un ton pincé. Je suis désolé que son noiu vous déplaise, mais ne
vous donnez pas la peine de l'incruster dans votre mémoire. Dans
deux mois d'ici vous l'appelleiez tout simplement la comtesse
Hortense de Penneville,
24
REVUE DES DEUX MONDES.
— Peste! comme tu y vas! Ce n'est pas encore fait.
— Nous avons échangé nos paroles, mon oncle. Tenez la chose
pour faite, car je vous défie bien de la défaire.
M. de Miraval remplit et vida de nouveau son verre ; puis il
reprit :
— Ne t' échauffe pas, ne t'emporte pas. Je ne voudrais pour rien
au monde te désobhger; mais je suis si étonné, si surpris... Dis-
moi, qu'est-ce donc que cette statuette en faïence bleue coiffée d'un
grand nimbe, à la taille fine, au museau de chatte, qui tient dans
sa main droite je ne sais quelle façon de guitare?
— Ce n'est pas une guitare, mon oncle, c'est un sistre, symbole
de l'harmonie du monde. Eh quoi ! vous ne reconnaissez pas dans
cette statuette la déesse Sekhet, la Bubastis des auteurs grecs,
qu'on avait surnommée la grande amaïUe de Ptah, divinité tour ù
tour bienfaisante et vengeresse, qui, selon toute apparence, repré-
sentait la radiation solaire dans sa double fonction?
— Mille excuses , je crois me la remettre. Et cette rose qu'elle
semble flairer d'un air malveillant... Ah! cette rose, je n'ai pas
besoin de demander d'où elle vient.
— Eh! oui! elle m'a été donnée par cette femme dont il est im-
possible de se rappeler le nom.
— Mais permets, je le sais très bien, ce nom... Madame Cor-
neuil... N'est-ce pas Gorneuil? Eh bien ! mon doux ami, ne te sem-
ble-t-il pas que la déesse Sekhet ou Bubastis, qui représente la
radiation solaire, attache des yeux courroucés, llamb <yans d'in-
dignation sur la rose pourpre, et qu'elle maudit la rivale que tu as
eu l'insolence de lui préférer? Prends-y garde, les roses se fanent,
les roses et celles qui les donnent ne vivent qu'un jour; les déesses
sont immortelles et leurs rancunes aussi.
— Rassurez-vous, mon oncle, répliqua Horace en souriant. La
déesse Sekhet regarde cette fleur d'un œil fort doux. Si vous l'inter-
rogiez, elle vous dirait : Les cinquante héritières que vous avez pro-
posées au comte de Penneville sont toutes ou la plupart de sottes
créatures, à l'esprit court et futile, uniquement occupées de chiffons
et de misères; aussi je l'approuve fort d'avoir dédaigné ces pou-
pées et de vouloir épouser une femme comme il y en a peu, une
femme dont l'intelligence est aussi distinguée que son cœur est
aimant, une femme qui adore l'Egypte et à laquelle il tarde d'y
retourner, une femme qui ne sera pas seulement pour votre neveu
la plus douce des sociétés, mais qui s'intéressera passionnément à
ses travaux, qui l'aidera de ses conseils, qui sera la confidente de
toutes ses pensées...
— Et qui méritera d'être un jour de l'Institut comme lui, inter-
rompit M. de Miraval. Ce sera charmant de vous y voir entrer bras
LE ROI APEPI. 25
dessus bras dessous. Horace, je renonce à te réciter la fin de mon
discours. Permets-moi seulement de l'adresser une ou deux ques-
tions. Voyons, où cet inconcevable accident s'est-il produit? Où donc
ce fier Hippolyte?.. Oh! mais, je le sais; ta mère m'a raconté que
c'était à Memphis, au fond d'une cave.
— Ma mère n'a pas été discrète, répondit Florace; mais soit!
c'était au fond d'une cave. Nous appelons cela un hypogée.
— Va pour l'hypogée. Mes idées se débrouillent; je me rappelle
à présent que c'était dans le tombeau du roi Ti.
— Ti n'était pas un roi, mon oncle, répliqua-t-il sur un ton
d'indulgente mansuétude. Ti était un des grands feudataires, un
des barons de quelque souverain de la quatrième dynastie, laquelle
régna deux cent quatre-vingt-quatre ans , ou peut-être de la cin-
quième, qui, vraisemblablement, fut aussi memphite.
— Dieu me préserve de soutenir le contraire! Vous voilà donc
dans ce tombeau. Illuminée par l'amour, M'"« Corneuil déchiffra
couramment une inscription hiéroglyphique, et, touché de ce beau
miracle, tu tombas à ses pieds.
— Ces miracles ne se font pas, mon oncle. M'"' Corneuil ne lit
pas encore les hiéroglyphes, mais un jour elle les lira.
— Et c'est pour cela que tu l'aimes, malheureux?
— Je l'aime, s'écria Horace avec feu, parce qu'elle est admirable-
ment belle, parce qu'elle est charmante, parce qu'elle est adorable,
parce qu'elle a toutes les grâces, et qu'auprès d'elle toute femme
me paraît laide. Oui, je l'aime, je lui ai donné pour jamais mon
cœur et ma vie; tant pis pour qui ne me comprend pas.
— Peste! voilà parler, repartit M. de Miraval, et voilà de l'amour.
Mais, mon cher enfant, je ne te reproche pas d'aimer cette femme ;
libre à toi. Ce qui me fâche, c'est que tu veux l'épouser. Eh! grand
Dieu! où en serions-nous si l'on était tenu d'épouser toutes les
femmes qu'on aime?.. Voyons, entre quatre yeux, est-ce donc une
vertu si farouche?
Horace fronça le sourcil et répondit sèchement : — Assez, mon
oncle! Ah! je vous prie, pas un mot de plus.
— A vrai dire, je ne sais rien, poursuivit le marquis ; je n'y étais
pas. Mais ta mère, parait-il, a pris des informations, et les mau-
vaises langues prétendent...
— Assez, vous dis-je, répéta Horace en haussant la voix. Si tout
autre que vous me parlait sur ce ton d'une femme pour qui mon
estime égale ma tendresse , d'une femme qui est digne de tous les
respects, il aurait ma vie ou j'aurais la sienne.
— Tu comprends bien que je n'ai aucune envie de me battre avec
toi, ô mon unique héritier! Dame ! que deviendrait l'héritage? Puis-
que tu me le dis, je demeure convaincu que M""' Corneuil est une
2Ô REVUE DES DEUX MONDES.
personne absolument irréprochable; mais où diable ta mère a-t-elle
pris ses renseignemens? Elle assure que c'est tout simplement une
ambitieuse, voire une intrigante, et que son rêve... Là, es-tu bien
sûr que cette femme ne soit pas de la race des habiles? Es-tu bien
sûr qu'elle s'intéresse sincèrement, passionnément aux exploits des
Pharaons et au dieu Anubis, conducteur des âmes? Es-tu bien sûr
que les petits moyens ne produisent pas quelquefois de grands
effets et qu'elle n'ait pas joué là-bas, dans le caveau de Ti, qui
n'était pas roi, une petite comédie dont un égyptologue de ma con-
naissance a été la dupe? J'imagine, quant à moi, que le beau gar-
çon que voici, eût-il le nez de travers, les yeux ternes et le regard
louche. M™* Corneuil l'aimerait encore, par l'excellente raison que
M'"* Corneuil a mis dans son bonnet de s'appeler un jour comtesse
de Penneville.
— Vraiment, vous me faites pitié, mon oncle, et je suis bien bon
de vous répondre. Prêter de misérables calculs d'intérêt et de
vanité à une pareille femme, à l'âme la plus fière, la plus noble, la
plus pure! Tenez, vous devriez rougir de vous abuser à ce point.
Elle m'a raconté toute sa vie, jour par jour, heure par heure. Dieu
sait qu'elle n'a rien à cacher ! Pauvre sainte créature, mariée toute
jeune et malgré elle, par la tyrannie de son père, à un homme qui
n'était pas digne de toucher du doigt le bas de sa robe! Et pourtant
elle lui a tout pardonné. Si vous saviez avec quelle tendre sollicitude
elle l'a soigné dans ses derniers momens!
— Mais il me semble, mon bel ami, qu'elle a été récompensée de
ses peines, puisqu'il lui a laissé sa fortune.
— Et à qui donc l'aurait-il laissée? N'avait-il pas beaucoup à ré-
parer? Non, jamais femme n'a tant souffert et ne fut plus digne
d'être heureuse. Cne seule chose l'aidait à supporter le dur far-
deau de ses chagrins. Elle était intimement persuadée qu'un jour
elle rencontrerait un homme capable de la comprendre et dont l'âme
serait à la mesure de la sienne. — Oui, me disait-elle l'autre soir,
je croyais en lui, j'étais sûre qu'il existait, et la première fois que
je vous ai vu, il m'a semblé que je vous reconnaissais, et je me
suis dit : Ne serait-ce pas lui?.. Mon oncle, lui et moi, nous
sommes le même homme, et ce sera la gloire de ma vie. Elle
m'aime, vous dis-je, elle m'aime, vous n'y changerez rien, et brisons
là, s'il vous plaît.
Le marquis passa deux fois ses mains dans ses cheveux blancs,
et s'écria :
— Je te déclare, Horace, que tu es le plus candide des ingénus
et le plus naïf des amoureux.
— Je vous affirme, mon oncle, que vous êtes le plus obstiné et
le plus incurable des sceptiques.
LE ROI APEPI. 27
^ — Horace, j'atteste le sphinx que voici et le mnseau de la déesse
Sekhet que la poésie est la maladie des gens qui n'ont pas vécu.
— Et moi, mon oncle, je prends à témoin la lune que voilà et
cette rose pourpre, qui vous regarde en se moquant de vous, que
le scepticisme est le châtiment de ceux qui ont peut-être abusé de
la vie.
— Et moi, je te jure par ce qu'il y a de plus sacré, par le grand
Sésostris lui-même...
— Oh ! mon oncle, comme vous tombez mal ! Je sais bien qu'on
ne peut pas vous en vouloir, vous n'avez guère étudié l'histoire
d'Egypte, ce n'est pas votre affaire; mais apprenez que s'il y a
jamais eu dans ce monde une réputation surfaite et même usur-
pée, ce fut celle de l'homme que vous appelez le grand Sésostris et
qui au demeurant s'appeL-dt Ramsès II. Jurez, si vous le voulez, par
le roi Ghéops, vainqueur des Bédouins ; jurez par Menés, qui bâtit
Memphis; jurez par Aménophis IIÎ, dit Memnon, ou si vous l'aimez
mieux, par Snéfrou, avant-dernier roi de la troisième dynastie, qui
soumit les tribus nomades de rArabie-Pétrée;mais apprenez que votre
grand Sésostris était en somme un homme fort médiocre, d'un mérite
ti'ès mince, qui a poussé la vanité jusqu'à faire effacer sur les mo-
numens le nom des souverains, ses prédécesseurs, pour y substi-
tuer le sien, ce qui a fait prendre le change aux esprits légers, à
Diodore de Sicile tout particulièrement, et introrkiit dans l'histoire
les plus déplorables erreurs. Votre Sésostris, bon Dieu 1 il n'a jamais
vécu que sur un exploit de ses jeunes années. Soit adresse, soit
bonheur, il était parvenu à sortir d'une embuscade vie et bagues
sauves. Voilà la be!le prouesse qu'il a fait retracer cent et cent fois
sur les parois de tous les édifices construits sous son règne ; ce fut
là son éternel Valmy, son sempiternel Jemmapes. Je vous le de-
mande, quelles conquêtes a-t-il faites? Il opéra des razzias de
nègres, parce qu'il avait besoin de maçons; il fit lâchasse à l'homme
dans le Soudan, et son seul titre de gloire est d'avoir eu cent
soixante-dix enfans, dont soixante-neuf fils.
— Diable! c'est bien quelque chose que cela... Mais enfin, qu'en
veux-tu conclure?
— J'en conclus, répondit Horace, à qui l'incident avait fait perdre
de vue le principal, j'en conclus que Sésostris... Non, reprit-il, j'en
conclus que j'adore M'"^ Corneuil et qu'avant trois mois elle sera ma
femme.
Le marquis S€ leva brusquement, en s' écriant : — Horace, mon
héritier et mon petit-neveu, viens dans mes bras!
Et comme Horace, immobile, le regardait d'un air interdit : —
Faut-il te le répéter? Viens dans mes bras, continua-t-il, je suis con-
tent de toi. Vrai, ta passion me rajeunit. J'aime la jeunesse, l'amour
28 REVUE DES DEUX MONDES.
et la candeur. Je croyais que tu n'avais pour cette femme qu'une
fantaisie, un caprice de tête, je vois que ton cœur est pris, et on
ne peut mieux faire que d'écouter la voix de son cœur. Pardonne-
moi mes sottes questions et mes objections impertinentes. Ce que
j'en ai dit, c'était pour l'acquit de ma conscience. Ta mère m'avait
fait ma leçon, je l'ai répétée comme un perroquet. Il ne faut pas
leur en vouloir à ces pauvres mères ; leurs scrupules sont toujours
respectables. La tienne...
— Oh! vous touchez là à l'endroit sensible et douloureux, in-
terrompit le jeune homme. Mais je saurai bien la ramener, je lui
écrirai dès demain.
— Encore un coup, n'écris pas; ta prose n'a pas le don de lui
plaire. Mais elle a beaucoup de confiance en moi, ma parole aura
du poids. Mon fils, me voilà tout prêt à passer à l'ennemi; si l'ai-
mable femme qui demeure ici près est vraiment ce que tu dis, je
serai ton avocat auprès de ta mère, et nous lui ferons entendre
raison. Veux-tu me présenter à M"'« Corneuil? Je lui tâterai le pouls,
et je te promets...
— Étes-vous bien sincère, mon oncle ? lui demanda Horace, en
e regardant d'un air de défiance et de défi. Puis-je compter sur
votre parfaite loyauté? Vous ne chercherez pas?..
— Foi d'oncle et de gentilhomme ! interrompit à son tour le
marquis.
— Eu ce cas, embrassons-nous, et cette fois sera la bonne,
répondit Horace, en prenant la main qu'il lui tendait.
L'oncle et le neveu restèrent quelque temps encore à causer
comme de bons amis. H était près de minuit, quand M. de Miraval
se souvint que sa voiture l'attendait sur le chemin pour le ramener
à son hôtel. H se leva et dit à Horace :
— Il est donc convenu que tu me présenteras demain?
— Oui, mon oncle, à deux heures précises.
— C'est ton heure, l'heure où tu la vois?
— C'est une de mes heures. Je ne travaille jamais entre le dé-
jeuner et le dîner.
— Et tout cela est réglé comme du papier de musique. Tu as rai-
son, il faut mettre de la méthode en toute chose, môme dans l'a-
mour, et tout faire avec poids, nombre et mesure. J'ai connu un
philosophe qui disait que la mesure est la plus belle définition de
Dieu... Mais à propos j'ai fait ma sieste cette après-midi, et je n'ai
plus sommeil. Prête-moi un livre qui me tiendra compagnie dans
mon lit. Tu possèdes sans doute les œuvres de M'"' Corneuil?
— En doutez-vous?
— Ne me donne pas son roman, je l'ai déjà lu.
— C'est un pur chef-d'œuvre, dit Horace.
LE ROI APÉPI. 29
— Pour mon goût, il y a un peu trop de brouillard là dedans.
Mais le bruit court qu'elle a publié des sonnets.
— Ce sont de vrais bijoux, s'écria-t-il.
— Et un traité sur l'apostolat d-e la femme.
— 0 l'admirable livre! s'écria-t-il encore.
— Prête-moi le traité et les sonnets. Je les lirai cette nuit, pour
me préparer à l'entrevue de demain.
Horace se mit aussitôt en quête des deux volumes, qu'il eut
beaucoup de peine à retrouver. A force de s'agiter, il les découvrit
enfin sous un gros tas d'in-quarto qui les écrasaient de leur ter-
rible poids. Il dit à son oncle en les lui présentant :
— Soignez-les comme la prunelle de vos yeux. C'est elle qui me
les a donnés.
— Sois sans inquiétude, je sens le prix de ce trésor, lui répondit
le marquis.
Et du même coup il s'avisa que le traité n'était coupé qu'à moitié
et que le volume de sonnets ne l'était pas du tout, ce qui fit naître
dans son esprit plusieurs réflexions qu'il garda soigneusement
pour lui.
III.
Le monde est plein d'incidens mystérieux, et Hamlet avait raison
de dire qu'il se passe dans le ciel et sur la terre beaucoup de choses
que n'explique pas la philosophie d'Horatio.
On a remarqué que dans les temps de grandes guerres où des
peuples, venus de tous les coins d'un vaste empire, se trouvent subi-
tement réunis en corps d'armée pour faire campagne ensemble, on
voit se développer parmi eux des contagions étranges, des pestes
meurtrières, et un grand spéculatif n'a pas craint d'en attribuer la
cause au rapprochement forcé d'hommes très dilTérens d'humeur,
de langage, d'esprit, qui, n'étant point faits pour vivre en société,
sont mis en contact par un méchant caprice de la destinée. On a
remarqué aussi que, quand l'équipage du bâtiment qui chaque année
apporte aux pauvres habitans des îles Shetland les denrées néces-
saires à leur subsistance vient à débarquer sur leurs côtes, ils sont
pris d'une toux convulsive et qu'ils ne cessent pas de tousser avant
que le navire ait remis à la voile. On raconte également qu'à l'ap-
proche d'un navire étranger les naturels des îles Féroë sont attaqués
d'une fièvre catarrhale, dont ils ont beaucoup de peine à se débar-
rasser. On a constaté enfin qu'il suffit parfois de l'arrivée d'un mis-
sionnaire dans quelque île de la mer du Sud pour y enfanter des
épidémies pernicieuses, qui déciment les malheureux sauvages.
Ceci doit servir à expliquer pourquoi, dans la nuit du 13 août
1878, la belle M"^"' Corneuil eut un sommeil très agité, et pourquoi,
30 REVUE DES DEUX MONDES,
en se réveillant le matin sous ses blancs rideaux de mousseline,
elle se sentit comme brisée dans tout son corps. Ce n'était pas la
peste, ce n'était pas le choléra, ce n'était pas une fièvre catarrhale,
ni une toux convulsive, mais elle éprouvait une tension de tête, un
malaise, une irritation nerveuse toute particulière, et elle eut le
pressentiment qu'il y avait dans son voisinage un danger ou un
ennemi tout fraîchement débarqué. Pourtant elle ne connaissait
point le marquis de Miraval, elle n'en avait jamais entendu parler,
elle ne savait pas qu'il était plus dangereux que tous les mission-
naires qui ont pu aborder dans les îles de l'Océan-Pacifique.
Quand sa mère, qui était toujours la première à entrer dans sa
chambre pour lui prodiguer des soins qu'elle seule savait lui rendre
agréables, s'approcha de son lit sur la pointe des pieds et lui sou-
haita le bonjour. M"'" Corneuil, mal disposée, lui fit un accueil un
peu sec, et M"« Véretz put s'apercevoir que son ange adoré s'était
réveillé d'assez mauvaise humeur. A la vérité, cette tendre mère
était accoutumée aux incartades; on la traitait de haut, comme une
impératrice traite sa dame du palais. Elle y était faite et ne s'en
affectait guère. Sa fille était sa reine, sa divinité, son tout; elle
s'était consacrée tout entière à son bonheur, à sa gloire, elle lui
rendait un culte, de véritables adorations. Elle appartenait à la
race des mères servantes et martyres; mais sa servitude lui plai-
sait, son martyre lui paraissait délicieux, et cette petite femme
maigre, au regard vif, aux allures serpentines, qui avait, comme
Caton le Censeur, auquel du reste elle ne ressemblait guère, l'œil
vert et les cheveux rouges, faisait toujours bon visage aux duretés
qu'elle essuyait. Elle avait de quoi se consoler; on avait beau la
rudoyer, la gourmander, la renvoyer bien loin, on finissait toujours
par l'écouter, attendu qu'on s'en était toujours bien trouvé. C'était
par son conseil qu'au moment propice on s'était brouillé, puis
réconcilié avec M. Corneuil; c'était grâce à ses précieuses direc-
tions qu'on avait pu tenir un salon à Paris et y devenir quelque
chose. M"« Corneuil régnait, en définitive c'était M'"^ Véretz qui
gouvernait, et il faut le dire, elle n'avait jamais en vue que le bien
de sa chère idole. Nous avons tous des pensées confuses, que nous
avons peine à débrouiller, et des désirs cachés, que nous n'osons
pas nous avouer. M""' Véretz avait le don de deviner sa fille, de lire
dans tous les replis de son cœur; elle se chargeait de débrouiller
ses pensées confuses et de lui révéler ses désirs inavouables en les
prenant à son compte. C'était le secret de son influence, qui était
considérable. Quand l'imagination de M'"* Corneuil voyageait, cette
mère incomparable partait la première en courrier; en arrivant à
l'étape la belle voyageuse y trouvait des chevaux de relais tout
préparés, et elle savait gré à M""" Véretz de lui ménager d'agréables
LE ROI APÉPI. 31
surprises. Aussi se serait-elle gardée de s'embarquer dans aucune
aventure sans son courrier, à qui elle avait l'obligation de n'être
jamais restée en chemin.
Après avoir renvoyé sa mère et passé une demi-heure avec sa
femme de chambre, M""-' Corneuil prit une tasse de thé, puis elle s'assit
à son secrétaire. Elle employait ses matinées à écrire un livre qui
devait faire suite au traité sur l'apostolat et qui était intitulé : Du
rôle de la femme dans la société thoderne. A vrai dire, c'était tirer
deux moutures du même sac. Son but était de démontrer que dans
une société démocratique , vouée au culte brutal du nombre, le
seul correctif à la grossièreté des mœurs, des pensées et des inté-
rêts, est la souveraineté de la femme. « Les rois s'en vont, avait-
elle écrit la veille dans un moment d'inspiration, laissons-les par-
tir; mais ne souffrons pas qu'ils emportent avec eux la royauté,
dont les bienfaits sont nécessaires aux républiques elles-mêmes.
Sur le trône qu'ils laissent vide, faisons asseoir la femme; avec
elle régneront la vertu, le génie, les aspirations sublimes, les déli-
catesses du cœur, les sentimens désintéressés, les nobles dévoû-
mens et les nobles mépris. » Peut-être ai-je gâté sa phrase, mais
je crois en avoir rendu le sens. Je crois aussi que dans le portrait
qu'elle en faisait, la femme supérieure qu'elle proposait à l'adora-
tion du genre humain ressemblait étonnamment à M'"^ Corneuil,
et qu'elle ne pouvait se la représenter sans de superbes cheveux
d'un blond chaud, enroulés autour de son front comme un diadème.
Quand on a mal dormi, on n'est pas en train d'écrire. Ce jour-là,
M'"* Corneuil n'était pas en verve, la plume pesait à sa johe main
aux doigts effilés; les idées et l'expression lui m.anquaient. En
vain elle entortillait autour de son index une boucle voltigeante de
ses cheveux, en vain elle interrogeait du regard ses ongles roses,
rien ne venait^ elle se prenait à croire qu'entre elle et son papier
il y avait quelque chose qui ressemblait à un malheur. Dieu sait
pourtant qu'on s'apphquait en pareil cas à ménager ses nerfs, à ne
lui causer aucune distraction; c'était une consigne. Pendant les
heures où on la savait retirée dans son sanctuaire, le silence le
plus profond régnait partout; M'"« Yéretz y mettait bon ordre. Tout
le mc(»ide parlait bas, marchait à pas de loup, et quand Jacquot, qui
faisait les courses et les commissions, traversait la cour pavée, il
avait grand soin d'ôter ses sabots pour qu'on ne l'entendît pas.
Cette précaution était le fruit d'une douloureuse expérience. Jacquot
cultivait la trompette à ses momens perdus. Un matin qu'il s'était
permis d'en sonner. M"''' Yéretz, survenant à l'improviste, lui avait
appliqué un vigoureux soufflet en lui disant : a Tais-toi donc, petit
imbécile; ne sais-tu pas qu'elle médite? » Jacquot s'était frotté la
joue et se le tint pour dit; tout le monde en faisait autant. Aussi
32 REVUE DES DEUX MONDES.
de huit heures à midi, Jacquot disait tout bas à la cuisinière, la cui-
sinière disait au cocher, le cocher disait aux volailles de la basse-
cour, qui le redisaient aux pierrots, qui le répétaient aux merles et
à tous les vents du ciel : « Frères, taisons-nous, elle médite ! »
Au coup de midi, la porte du lieu très saint se rouvrit douce-
ment et, comme la première fois, M'"* Véretz s'avança sur la pointe
des pieds, disant :
— Ma chère belle, est-il permis d'entrer?
M'"* Gorneuil fronça ses beaux sourcils et, d'un air boudeur,
renferma ses papiers dans le plus élégant des buvards et son buvard
dans les profondeurs de son secrétaire en bois de rose, dont elle eut
soin, crainte des voleurs, de retirer la clé.
— On s'est donné le mot, dit -elle, pour ne pas me laisser un
moment de repos.
— J'ai dû faire une course ce matin, répondit M'"^ Yéretz. Est-ce
que par hasard Jacquot aurait profité de mon absence?..
— Jacquot ou un autre, je ne sais, mais on a fait du bruit, remué
des meubles. Cette course était donc bien nécessaire?
— Indispensable. Tu t'es plainte hier à dîner que le poisson n'était
pas frais, que Julie ne savait pas acheter. Désormais je fais moi-
même mon marché.
— Et pendant ce temps on mènera ici un vrai sabbat.
— Que veux-tu? entre deux maux...
— Non, interrompit M'"« Gorneuil, je ne veux pas que vous alliez
en personne marchander votre poisson ; que n'enseignez-vous à Julie
à le choisir? Vous ne savez pas commander, il en résulte que vous
devez tout faire vous-même.
— J'apprendrai, je me formerai, ma mignonne, répondit M'"* Yé-
retz en la baisant tendrement sur le front.
Elle n'ajouta pas qu'aller au marché lui plaisait, ce qui était vrai.
Parmi les gens qui ont eu de petits commencemens, les uns répu-
dient leur passé et tâchent de l'oublier, les autres prennent un
extrême plaisir à se le rappeler.
— Qu'est-ce encore que cela? s'écria M'"* Gorneuil, qui s'aperçut
en ce moment que sa mère tenait à la main un papier.
— Geci, ma chère, est un billet par lequel M. de Penneville me
charge de t'annoncer que son grand-oncle, le marquis de Miraval,
arrivé hier de Paris , lui a témoigné le désir de t'être présenté et
qu'il l'amènera aujourd'hui à deux heures précises. Tu sais qu'il
est sujet au coup de cloche.
— Qui l'empêchait de venir nous l'annoncer?
— Apparemment il a craint de te déranger et peut-être aussi de
se déranger lui-même. Dans les existences bien ordonnées, la pre-
mière règle est de travailler jusqu'à midi.
LE ROI APÉPI. 33
M'"* Corneuil fit un geste d'impatience.
— Qui est donc ce grand-oncle? Jamais Horace ne m'en a parlé.
— Je le crois sans peine. Il ne te parle jamais que de toi, ou bien
de lui... ou bien encore de l'Egypte, ajouta-t-elle.
— Et s'il me plaît qu'il m'en parle! répliqua M'"^ Corneuil avec
hauteur. Est-ce encore une épigramme?
— Me juges-tu capable de faire des épigrammes contre ce cher et
beaugarçon?repritvivernent]\r"''Véretz. Je l'aime déjà comme un fils.
M™* Corneuil était devenue pensive.
— J'ai fait cette nuit de mauvais rêves, dit-elle. Vous vous mo-
quez de mes rêves, car vous aimez à vous moquer de moi. Voyez
pourtant!.. En venant de Paris, M. de Mira val a sûrement passé par
Vichy. Ce marquis est nn danger.
— Un danger! s'écria M'"* Véretz, Quel danger peux-tu craindre?
— Vous verrez que c'est M™* de Penneville qui l'envoie ici.
— Et tu t'imagines qu'Horace?... Eh! ma pauvre folle, n'es-tu
pas sûre de son cœur?
— Est-on jamais sûre du cœur d'un hommf'? répondit-elle en
feignant une inquiétude qu'elle était loin d'éprouver.
— D'un homme, peut-être, dit en souriant M""" Véretz; mais le
cœur d'un égyptologue est autre chose et ne varie jamais. En fait
de sentiment, l'égyptoiogie est le beau fixe.
— Je vous dis que j'ai fait de méchans rêves, que ce marquis est
un danger.
— Voilà ma réponse, lui repartit sa mère en lui présentant un
miroir et en l'ol^ligeant à s'y regarder.
— Il me semble que je suis affreuse ce matin, dit M"'^ Corneuil,
qui n'en pensait rien.
— Vous êtes belle comme le jour, ma chère comtesse, et je défi
tous les marquis du monde...
— Non, je ne recevrai pas ce grand-oncle, reprit Hortense en
écartant le miroir; vous le recevrez pour moi. Prétendez-vous me
condamner à essuyer des impertinences?
— Te voilà bien, tu mets les choses au pis, tu t'exaltes, tu te
montes, tu pars de la main...
— Je vous répète que je suis malade.
— Ma chère adorée, il ne faut jamais être malade qu'à propos,
et dans ce cas- ci... Prends-y garde, il s'imaginera qu'il te fait peur.
M'"^ Corneuil jugea sans doute à la réfledon que sa mère avait
raison, car elle lui dit :
— Puisque vous voulez absolument que je m'impose cette cor-
vée, soit! ordonnez qu'on me monte mon déjeuner, et envoyez-moi
ma femme de chambre.
TOME XXXV — 1879. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est on ne peut mieux, répondit M'"* Véretz. Ah ! ma chère,
ce n'est pas une corvée que je t'impose, c'est une victoire que je te
prépare.
Et à ces mots elle se retira, non sans l'avoir embrassée une
seconde fois.
A deux heures précises, M'"^ Véretz, sous les armes, installée dans
un ajoupa qui faisait face à la vérandah du chalet, attendait le comte
de Penneville et M. de Miraval; à deux heures précises, le marquis
et le comte parurent à l'hoiizon. La présentation se fit dans toutes
les formes, et bientôt l'entretien s'engaga. M'"'' Véretz était une
femme experte en tons les cas difficiles ; l'imprévu ne la déconcer-
tait point, elle savait faire fête aux visiteurs fâcheux comme aux
événemens désagréables. M. de Miraval ne lui fournit point l'occa-
sion d'exercer sa vertu. Il fut parfaitement courtois et gracieux ; il
déploya en cette occurrence son amabilité, son brillant des grands
jours; il se mit en frais autant qu'il le faisait jadis pour les puissans
de la terre qui lui donnaient audience. A quoi servirait-il d'avoir été
diplomate, si l'on ne possédait l'art uti'e de parler beaucoup sans
rien dire? 11 avait la parole à son commandement et, quand il le
fallait, une éloquence fluente, le talent de faire couler, comme dit
le proverbe russe, du miel sur l'huile. Tout chemina fort bien.
Horace, qui avait beaucoup redouté cette entrevue, et qui d'abord
avait eu l'air contraint et gêné, fut bientôt hors de peine, il sentit
se dissiper son embai-ras. 11 était dans son caractère de se rassurer
très vite. Non seulement il était né optimiste, mais il avait trop
approfondi la théologie égyptienne pour ne pas savoir que dnns le
monde des hommes comme dans celui des divinités la lutte entre
les deux principes se termine d'habitude par la victoire du bien,
que Typhon finit par se laisser désarmer et qu'IIorus, dieu bienfai-
sant, prend en main le gouvernement de l'univers. La figure du
comte de Penneville exprimait une foi profonde dans le triomphe
définitif d'Horiis, dieu bienfaisant.
La glace était tout à fait rompue lorsque M'"'' Corneuil Ht son
apparition. Comme on peut croire, elle avait soigné pour la circon-
stance sa toilette et sa coiffure; son demi-deuil était des plus coquets.
Il faut en prendre son parti, il y a des reines qui ressemblent beau-
coup à des bourgeoises, il y a des bourgeoises (jui ressemblent
à des reines, moins la couronne et le roi. Ce jour-là. M'"' Corneuil
était non seulement reine, mais déesse des j)ieds à la tète; on eût
dit Junon sortant de son nuage. Elle ne manqua pas son emrée.
En la voyant venir, le marquis ne put réprimer un tressaillement,
et quand il s'approcha d'elle pour la saluer tète basse, il perdit con-
tenance, ce qui ne lui arrivait guère, il demeura confus, commença
plusieurs phrases sans pouvoir les achever, et l'on assure que c'é-
LE ROI APÉPI. 35
lait la première fois de sa vie qu'il avait essuyé pareille mésa-
venture. Son trouble était si visible, que le bon Horace, qui ne
remarquait rien, ne laissa pas de le remarquer.
M. (le Mn-aval fit un effort sur lui-même, il ne tarda pas à recou-
vrer son assurance et toute l'aisance de ses manières. Après quelques
propos oiseux, il se mit à conter avec agrément plusieurs anecdotes
de sa carrière de diplomate, qu'il assaisonna de belle humeur et
de sel attique.
Tout en contant, il devisait avec lui-même et se disait : — Il
n'y a pas à dire, elle est fort belle; c'est une maîtresse femme, un
morceau de roi. Quels yeux, quels cheveux et quelles épaules! Je
gagerais que ce qu'on n^ voit pas vaut pour le moins ce qu'on voit.
Est-il possible qu'elle soit la fille de sa mère et que ces cheveux
rouges aient produit ces cheveux blonds? Après tout elles se com-
plètent. C'est une frégate accompagnée de sa mouche. Il n'y a pas
à dire, sa beauté m'irrite, m'exaspère. Elle était faite pour se rendre
heureuse, en faisant le bonheur de beaucoup de pauvres diables,
et si j'avais quarante ans de moins, je voudrais être du nombre
de ces heureux. Mon Dieu! je ne demanderais pas le morceau tout
entier pour moi, je me contenterais de ce qu'on voudrait bien me
donner. Il faut être [>hilosophe et savoir partager. Hélas! les pré-
tentions ont tout gâté; l'ambition, la fureur de paraître, sont le fléau
du genre humain; la femme qui veut à toute force jouer un rôle
tue son bonheur et celui des autres... En conscience, ell'^ est su-
perbe! N'y trouverai-je rien à redire? Oui, elle a dans le regard une
inquiétude qui ne me plaît pas. Ses lèvres sont un peu minces ; bah!
c'est un détail. Grâce à Dieu, elle n'a pas de tache d'encre au bout
des doigts; mais ils sont trop effilés, trop nerveux, et dénotent des
mains prenantes. Les paupières sont trop longues ; elles doivent lui
servir à cacher beaucoup de choses. La voix est bien timbrée, mais
elle sonne sec... C'est égal, si j'avais quarante ans de moins...
Le marquis ne laissait pas de conter ses anecdotes. M'"'^ Véretz
était tout oreilles et souriait de la meilleure grâce du monde. Quant
à M"'* Corneuil, elle ne se départait pas de sa gravité un peu dédai-
gneuse. Elle était arrivée avec un parti pris; elle s'était mis dans
la tête qu'elle allait comparaître devant un juge malveill.';nt, venu
tout e^près pour prendre sa mesure et la faire asseoir sur la sellette.
Aussi s'était-elle armée d'une majesté olympienne, de cette inso-
lence de beauté qui fait rentrer sous terre les impertinens, qui
foudroie les orgueilleux et transforme en cerf les Actéons. Bien que
le marquis fût d'une politesse irréprochable et empressée, bien
qu'il sollicitât presque humblement sa bienveillance et ses regards,
elle tenait ferme, elle ne désarmait pas. Pour Horace, il écoutait
tout d'un air satisfait; il trouvait que son oncle était charmant et
36 REVUE DES DEUX MONDES.
il mourait d'envie de l'embrasser; il trouvait aussi que jamais
M'"* Corneuil n'avait été si belle, que le soleil avait des clartés
inaccoutumées, qu'il pleuvait de la lumière sur son bonheur, que
l'air embaumait et que toutes les choses de ce monde allaient à
merveille. Il avait cependant un scrupule qui l'embarrassait et par
instans faisait passer un nuage sur ses sourcils. En relisant le
matin un des fragmens de Manéthon, il s'était achoppé à un pas-
sage qui semblait contrarier sa thèse favorite, à laquelle il tenait
comme à sa vie. Par intervalles il se prenait à douter si ce fut
vraiment sous le règne d'Apépi que Joseph, fils de Jacob, vint en
Egypte ; puis il se reprochait son doute, qui lui revenait l'instant
d'après. Cette contradiction le chagrinait, car il respectait beau-
coup Manéihon. Mais quand il regardait M'"^ Corneuil, son âme
rentrait dans le repos, et il croyait lire dans ses beaux yeux la
preuve manifeste que le Pharaon qui ne connaissait pas Joseph
était bien Sethos V\ auquel cas le Pharaon qui l'avait connu était
bien Apépi. Être tendrement aimé d'une belle femme, cela fait
tout croire, tout devient possible, tout s'arrange, Manéthon, Joseph,
le roi Apépi et le reste.
Que se passait-il dans le cœur du marquis? De quel charme
vainqueur était-il la proie? Le fait est qu'il ne se ressemblait guère
à lui-même. 11 avait bien débuté, et M'"'' Vérelz prenait plaisir à ses
histoires. Peu à peu sa verve s'alanguit. Cet homme si maître de
ses idées ne parvenait plus à les gouverner; cet homme si maître
de sa parole cherchait péniblement ses mots. Il lutia quelque temps
conîre l'étrange fascination qui le privait de ses facultés, mais ce
fut en vain. Il ne prit plus paît à la conversation que par quelques
phrases décousues qui manquaient absolument d'à-propos, et
bientôt il tomba dans une profonde rêverie, dans le plus morne
silence.
— Ma mère avait raison, se dit M"'^ Corneuil. Je lui impose,
c'est moi qui lui ai fait peur.
Et s'applaudissant d'avoir fait taire les batteries de l'assiégeant
et éteint son feu, un sourire de fierté satisfaite effleura ses lèvres.
L'instant d'après elle se leva pour faire un tour de jardin, et Horace
s'empressa de la suivre.
Le marquis demeura seul avec M"" Véretz. Il suivit quelque temps
du regard le couple amoureux, qui s'éloignait à pas lents et qui
disparut enfin derrière un buisson. Il parut alors que le charme
était rompu. M. de Miraval recouvra la voix, et il se prit à mur-
murer :
Amans, heureux amans...
Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau.
LE ROI APÉPI. 37
Puis se tournant vers M™" Véretz, il s'écria d'un ton lyrique : —
Non, on n'a rien inventé jusqu'aujourd'hui de plus beau que la jeu-
nesse, de plus divin que l'amour. Mon neveu est un heureux
coquin ; je le félicite tout haut et je l'envie tout bas.
M"* Véretz le récompensa de cette exclamation par un gracieux
sourire, qui signifiait : — Bon vieillard, nous t'avions mal jugé.
Pourrais-tu par hasard nous servir à quelque chose?
— Plus je les vois ensemble, monsieur le marquis, dit-elle, plus
je me persuade qu'ils ont été faits l'un pour l'autre. Jamais carac-
tères ne furent mieux assortis; ils ont les mêmes goûts et les
mêmes dégoûts, la même élévation d'esprit, le même dédain pour
les sentimens médiocres et pour les petits calculs, la même insou-
ciance des vulgaires intérêts. Us vivent l'un et l'autre dans l'azur.
Ah ! monsieur le marquis, c'est par une dispensation providentielle
qu'ils se sont rencontrés.
— Très providentielle, dit le marquis, et il ajouta in petto: —
La vraie providence est l'habileté des mères.
Puis il reprit: — De quoi s'agit-il après tout? D'être heureux.
Mon neveu a mille fois bien fait de ne consulter que son cœur. Il
aura l'azur, comme vous dites, chère madame, et tout le reste par-
dessus le marché; car M'"" Gorneuil... Ne parlons pas de sa beauté,
qui est incomparable, mais il est impossible de la voir, de l'en-
tendre sans reconnaître en elle une femme vraiment supérieure, la
plus propre du monde à bien conseiller un homme, à le conduire,
à le pousser.
— Certes vous la jugez bien, répondit M"'" ^Véretz. C'est une
étrange créature que ma fille; elle a tous les nobles enthousiasmes,
qu'elle pousse jusqu'à l'exaltation, et cependant elle est infiniment
raisonnable, très intelligente des choses de la vie, et à la fois de
glace pour ses intérêts, de feu pour ceux des autres.
— Une seule chose m'afflige, lui dit le marquis. Le fabuliste
recommande aux heureux amans de ne voyager qu'aux rives pro-
chaines, et les nôtres iront enfouir leur félicité à Memphis ou à
Thèbes. Enlever M'"' Corneuil à Paris, c'est un crime.
— Oh ! rassurez-vous, dit-elle, Paris les reverra.
— Vous ne connaissez pas mon neveu, il a horreur 'de cette
ville perverse et frivole. Il m'a fait hier ses confidences, il entend
finir ses jours en Egypte, et il m'a soutenu que M'"'' Corneuil était
aussi amoureuse que lui de la solitude et du silence des Thébaïdes.
Il a l'air fort doux, personne n'est plus tenace dans ses volontés.
— A la garde de Dieu! fit M'"" Véretz, en regardant le marquis
d'un air qui voulait dire : — Mon bel ami, il n'y a pas , de volonté
qui tienne contre la nôtre, et Paris ne peut pas plus se passer de
nous que nous de Paris.
38 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ils ont choisi la bonne part, poursuivit M. de Miraval en pous-
sant un profond soupir. Je me suis souvent moqué de mon petit-
neveu, à qui je reprochais de ne pas savoir jouir de la vie; c'est à
son tour de se moquer de moi, puisque j'en suis réduit à envier son
bonheur. Cueillir des roses, c'est charmant, et j'en ai beaucoup
cueilli : mais il arrive un â^e où l'on regrette amèrement de n'a-
voir pas su se créer un intérieur... Vous deyez être étonnée de mes
confidences, chère madame.
— J'en suis flattée beaucoup plus qu'étonnée, répondit-elle.
— L'ennui me ronge, je dois en convenir. J'avais juré de passer
le reste de mes jours dans la retraite, dans le repos. L'ennui me
fera sortir de ma tanière. Je vais me replonger dans la politique
active. On me presse de me laisser porter à la députation dans l'ar-
rondissement où est mon château, on me propose aussi le sénat. Je
vais me livrer de nouveau au monstre. P;isse encore si j'étais ma-
rié à une femme de sens, très intelligente des choses de la vie,
quoiqu'un peu exaltée. On ne réussit dans la politique que par les
femmes, et à mon âge on ne peut plus se flatter de réussir par les
femmes des autres. Que n'en ai-je une à moi ! Comme dit le poète:
« Ai je passé le temps d'aimer?.. Ah! si mon cœur... » Je ne me
rappelle pas la suite, mais qu'importe! Heureux Horace! trois fois
heureux ! Vivre en Egypte avec une femme aimée ou se trémousser
à Paris, sans femme aimée, au milieu des tripotages de la politique,
quelle différence !
M'"" Véretz trouvait en effet que la différence était grande, mais
toute au profit du trémoussement et du tripot. Elle ne put s'em-
pêcher de se dire : « Si mon futur gendre avait l'humecr et les
goûts de son grand-oncle, ce serait parfait, et nous n'aurions plus
rien à désirer. » De ce moment, le marquis de Miraval lui parut un
homme intéressant. Elle essaya de le réconcilier avec son sort, et
comme elle avait l'esprit des affaires et l'amour des détails, elle lui
adressa force questions sur son arrondissement électoral, sur les
chances de son élection. Le marquis, un ppu embarrassé, y répon-
dit de son mieux. U ne put se tirer d'affaire qu'en détournant le
propos et en faisant à cette curieuse une ample description de son
château, qui sans contredit en valait la peit)e, mais où il n'allait
guère. Les renseignemens minutieux qu'il lui fournit touchant ses
terres et leurs revenus n'étaient pas de nature à refroidir l'intérêt
qu'elle commençait cà lui porter.
Pendant ce temps. M"" Corneuil arpentait une allée du jardin
avec Horace, qui ne s'apercevait pas qu'elle avait les nerfs fort
excités et un peu orageux. Il y avait un certain nombre de choses
dont le comte de Ponneville ne s'apercevait presque jamais.
— Dieu! quel beau temps! lui disait-il. Le beau ciel, le beau
LE ROI APÉFI. 89
soleil ! Ce n'est pourtant pas le soleil de là-bas. Quand le reverrons-
nous? Oh ! là-bas, là-bas, com./ie dit Mignon. Vous me chanterez ce
soir cette chanson; personne ne la chante comme vous. Ce parc ne
m'a jamais paru si vert. Il faut convenir que la verdure a dtj bon,
quoique je m'en passe à merveille. J'ai connu un voyageur qui trou-
vait la Grèce aiïreuse, parce qu'elle manque d'arbres. Il y a des
gens comtne cela qui ont la manie des arbres. Vous rappelez-vous
notre première excursion à Gizeh, celte grande plaine nue, ces col-
lines onduleuses, ce sable couleur jaune d'ocre? « On en mange-
rait! » disiez-vous. Nous rencontrâmes une longue file de cha-
meaux, je les vois encore. A l'horizon pointaient les pyramides, qui
nous semblaient toutes blanches et qui dégageaient des étincelles.
Comme elles s'enlevaient sur le ciel ! Klles étaient comme vibrantes.
L'air ne vibre jamais par ici. 0 le bon déjeuner que nous fîuies
dans cette chapelle, assis sur des burnous! Vous étiez coiffée d'un
tarbouch, qui vous allait comme un charme. Quand donc vous
reverrai-je en tarbouch? Ah! par exemple, la dinde était un peu
maigre, ^t puis je commis ce jour-là une fière maladresse. Je laissai
chdir la gargoulette qui contenait notre eau du Nil. Nous en fûmes
quitt''S pour en rire et pour boire notre vin pur. Après quoi nous
descendîmes dans un caveau, et pour la première fois je vous tra-
duisis des hiéroglyphes. Je n'oublierai jamais quel fut votre ravis-
sement quand je vous appris qu'un luth signifiait le bonheur,
attendu que le signe du bonheur est l'hariMonie de l'âme. Dans
l'écriture chinoise, le bcmheur est représenté par une main pleine
de riz. Et après cela, qui contestera l'immense supériorité d'âme et
de génie des Égyptiens sur les habitans du Céleste -Empire?
11 finit pourtant par s'apercevoir que M'"* Corneuil ne lui répon-
dait pas; il en chercha l'explication et il la trouva.
— Quelle impression vous a faite le marquis de Miraval? lui de-
manda-t-il d'une voix anxieuse.
Cette fois elle répondit.
— C'est un homme fort distingué, dit-elle. Il commence admira-
blement les histoires, mais il les finit mal... Dois-je être sincère?
■ — Absolument sincère.
— Il me plaît fort peu.
— Aurait-il dit quelque chose qui vous ait offensée? s'écria
Horace, saisi d'un remords subit et de la crainte que son oncle n'eût
profité peifidement des distractions que lui causaient Manéthon et
le roi Ajjépi, pour hasarder quelque méch;int propos.
— C'est un homme d'esprit, répliqua-t-elle; mais il faut avoir de
l'âme, et je le soupçonne de n'en pas avoir.
En disant ces mots, elle attacha sur le visage du jeune homme
ses grands yeux bruns où. l'on voyait une âme, et peut-être deux.
AO REVUE DES DEUX MONDES.
— A. votre tour, soyez franc, reprit-elle. Vous n'avez pas le talent
de mentir, c'est un peu pour cela que je vous aime. Vous m'aviez
annoncé que vous écririez à M™® de Penneville... Le marquis est sa
réponse.
— J'en conviens, dit-il; mais quand l'univers entier se mettrait
entre vous et moi, il y perdrait ses peines. Vous savez si je vous
aime, si je vous adore.
— Votre cœur est à moi, bien à moi? demanda -t-elle en lui jetant
un regard ensorcelant.
— Pour toujours, pour jamais! répondit-il d'une voix étouffée.
Ils approchaient d'une charmille, dont l'entrée était étroite.
M™* Gorneuil passa la première, et quand Horace l'eut rejointe, se
retournant, elle demeura immobile devant lui et le contempla avec
un sourire mélancolique. Jusqu'à ce jour elle l'avait tenu à distance,
sans lui rien accorder, sans lui rien permettre. Par une inspiration
soudaine, elle dépouilla sa farouche vertu et avança doucement vers
lui son front et ses lèvres, qui semblaient réclamer un baiser. Il
comprit, mais il eut peur d'avoir mal compris. Il hésitait, enfin il
osa ; et, la serrant dans ses bras, il appuya ses lèvres sur les siennes.
Ce baiser le mit hors de lui, le grisa ; il fut sur le point de se trouver
mal. Une seule fois jusqu'alors il avait éprouvé une ivresse d'émo-
tion comparable à celle-ci : c'était près de Thèbes, un jour que, fai-
sant une fouille, il avait vu de ses yeux, de ?es propres yeux, appa-
raître au fond de la tranchée un grand sarcophage de granit rose.
Ce jour-là aussi, il lui avait pris une défaillance.
M'"^ Gorneuil s'assit sur un banc; il se laissa tomber à ses pieds,
et, posant ses coudes sur des genoux adorés, les mains dans les
mains, il resta quelque temps à la manger des yeux. Il n'y avait
que la largeur d'une route entre la charmille et le lac; ils enten-
daient la vague qui causait tout bas avec la grève; elle balbutiait
des mots d'amour, elle racontait des joies et des mystères qu'au-
cune langue humaine ne peut dire.
Après un long silence : — Les grands bonheurs sont toujours
inquiets, toujours sur le qui-vive, reprit M'"* Coi neuil ; tout les
effarouche, ils ont peur de tout. Je vous en supplie, débarrassez-
nous de ce diplomate. Je n'ai jamais aimé les diplomates; d(s
préjugés, des intérêts, des calculs, des vanités, ils ne voient que
cela dans le monde.
— Vos volontés me sont sacrées, lui dit-il, et dussé-je me
brouiller à jamais avec lui, je ferai tout ce qu'il vous plaira, quoique
je lui aie toujours rendu l'amitié qu'il me porte.
— Oui, renvoyez-le dans sa famille, qui nous en voudrait de l'ac-
caparer. Qu'il retourne bien vile lui raconter ses histoires!
— Permettez, sa famille, c'est moi; il est garçon ou plutôt veuf
LE ROI APÉPI. M
depuis trente ans et sans fils ni fille. Mais que m'importe son héritage !
A ces mots, M'"'' Gorneuil sortit de son extase, et dressant l'o-
reille comme un chien qui flaire une piste inattendue :
— Son héritage! Vous êtes son héritier! Vous ne m'en avez
jamais rien dit.
— Et à quel propos vous l'aurais-je dit? L'argent, qu'est-ce que
l'argent?.. Mon trésor, le voici, ajouta-t-il en essayant de prendre
un second baiser, qu'elle lui refusa sagement, car il ne faut abuser
de rien.
— Ce sont de lâches misères que les questions d'argent, dit-elle.
Est-il très riche, le marquis?
— Ma mère assure qu'il a deux cent mille livres de rente. Qu'il
en fasse ce qu'il voudra. Puisqu'il a eu le malheur de vous déplaire,
je lui déclarerai tout net que je renonce à la succession.
— Encore y faut-il mettre des formes, répondit avec quelque
vivacité M""" Gorneuil. Vous avez de l'aflection pour lui; je serais
désolée de vous brouiller avec un parent que vous aimez.
— Vous, vous, rien que vous! s'écria- t-il. C'est si peu de chose
que le reste!
11 demeura quelques instans encore à ses genoux; mais à son
vif chagrin, elL* l'obligea de se relever, en lui disant :
— M. de Miraval finira par remarquer que nous sommes long-
temps absens. Soyons polis.
Deux minutes après elle rentrait dans l'ajoupa, où la suivit Ho-
race, et elle aborda le marquis avec une nuance d'aOabilité qu'elle
ne lui avait pas encore montrée; mais, quoiqu'elle eût changé de
visage et de procède, le charme ne laissa pas d'opérer, ou plutôt
l'effet n'en fut que plus sensible. M. de Miraval, qui avait recouvré
toute la liberté de son esprit en conversant familièrement avec
M""* Yéreiz et en lui faisant toute espèce de confidences, se troubla
de nouveau quand il revit sa belle ennemie. Il répondit à ses
avances par des phrases incohérentes, par des propos sans queue
ni tête, qui semblaient tomber de la lune. Bientôt, comme {)rJs de
Colère contre lui-njême et contre son indigne faiblesse, il se leva
brusquement, et se tournant vers M""" Véretz :
— On n'oublie pas longtemps son La Fontaine, lui dit-il ; je
retrouve à l'instant la fin du vers que je cherchais et que voici :
Ah ! si mou cœur osait eocor se renflamiuer !
11 prit aussitôt congé d'elle, la salua profondément; puis s'avan-
çant vers W^" Gorneuil, il la regarda dans les yeux et lui dit avec
une sorte d'â[>reté dans la voix :
— Madame, je suis venu, j'ai vu et j'ai été vaincu.
Û2 REVUE DES DEUX MONDES.
Et là-depsus il s'éloigna comme un homme qui se sauve, en dé-
fendaut à son neveu de le leconduire. On croira sans peine qu'après
son départ il fut beaucoup parlé de lui. Tout le monde s'accorda
à dire qun sa conduite était étiange; mais iVi'»« Véretz déclara qu'il
lui parais-ait, plus cbarniant encore que singulier. M"" Corneuil le
trou\aii plus singulier que charmant. Quant à Horace, il expliqua
ce qu'il y avait eu d'un peu bizarre dans son attitude par des iné-
galités de santé ou par un caprice d'humeur, que son âge i-endait
excusable. Il avoua du reste qu'il ne l'avait jamais vu ainsi, qu'il
l'avait toujours connu bon vivant, alerte, sur de sa mémoire, dé-
gourdi et se faisant tout à tous.
— - Il y a là un mystère que vous aurez soin d'éclaircir, lui dit
M"^ Corneuil. Et connue, ayant regardé sa montre, il se disposait
à se retirer :
— A propos, grand paresseux, lui dit-elle, quand donc me lirez-
vous ce fameux quatrième chapitre de votre Histoire des Uycsos?
N'allez pas oublier que nous devons le lire un soir et faire à minuit
un souper tin en son honneur. JNous le commanderons à Paris, ce
souper. Ne sera-ce pas délicieux?
A l'idée de cette petite fête intime en l'honneui- d'Apépi, le cœur
dHorace tressaillit d'aise et sa prunelle s'alluma.
— Je ne veux rien vous lire qui ne soit digne de vous. Accordez-
moi dix jours encore.
— Di-K jours, c'est un siècle! fit-elle. Mais au moins soyez de
parole, ou je me brouiile avec vous.
Il s'éloignait, elle ajouta : — Quand vous reverrez M. de Miraval,
soyez déliant, mais soyez adroit.
— Lui, admit! s'écria M'"' Véretz, lorsqu'elle fut seule avec sa
fille. Ordonne-lui plutôt de traveiser le grand lac à la nage.
— Est-ce encore une épigramme? dit M"*^ Corneuil avec liumeur.
— Puisque je l'adore tel qu'il est, lui répondit sa mère, peut-on
m'en demander davantage? Quani à ls\. de Miraval, tu as tort de
t'en in(|uiéter. M'est idée qu'il nous est tout acquis.
— Ce n'est pas la mienne, répliqua-t-elle.
— En tout cas, n)a chère, il faut le traiter avec beaucoup de
ménagement, car je sais de source certaine...
— Vous allez m'apprendre, interrompit d'un ton dédaigneux
M""- Corneuil, (|u'il a deux cnt, mdle livres de renie et qu'Horace
est son héritier. Ces misérables ba-atelles sont pour vous des
atfaires d'état.
Et aussitôt après, elle lui dit : — Demandez donc à Horace d'in-
viter le mar luis à venir au premier jour déjeuner avec nous.
YlClOR CnLKUULIEZ.
{La dernière iiarlie au prochain n°.)
PORTRAITS
D'HIER ET D'AUJOURD'HUI
AUBER ET SGRIBE
Après avoir dormi d'un sommeil séculaire de dix ans, la Muette,
comme cette princesse du conte de Perrault, se réveille aujour-
d'hui : musique nationale et populaire dont le souvenir ne s'ef-
facera ni de nos esprits ni de nos cœurs; nous avons ainsi irois
ou quatre chefs-d'œuvre: Zampa, le Pré-aux-Clercs, la Dame
blanche, contre qui les systèmes ne prévaudront pas, par cette
raison toute simple que ces chefs-d'œuvre-là sont faits de génie.
La muse de notre sol les a touchés à leur naissance et consacrés,
les autres sont un peu de tout le monde et à tout le monde, ceux-là
sont à nous, rien qu'à nous; gardons-les soigneusement et souhai-
tons-leur la bienvenue dans ces reprises qui, à des intervalles de
dix et quinze années, viennent témoigner de la force de vitalité
dont ils sont doués. Une génération peut se tromper; mais deux,
mais trois, mais quatre? Tout semble avoir été dit, tout est à redire ;
de là ces analyses, ces paraphrases, ces points de vue qui répondent
lill REVUE DES DEUX MONDES.
aux besoins de notre imagination et qui ne sont au demeurant que
la constatation de cette vie intense, de la profondeur de ces des-
sous sans lesquels il n'y a point dans l'art de grande création.
Nous lisions dernièrement dans les journaux de Berlin le compte
rendu d'une représentation du Lac des fées, et tant de beaux éloges
distribués par la critique allemande à cet ouvrage, l'un di^s plus
oubliés chez nous du répertoire d'Auber, n'étaient point sans nous
inspirer quelque mélancolie. Eh quoi ! pensions-nous, il y a donc
en Europe encore des théâtres où l'on joue le Lac des fées, alors
que pour nous autres Parisiens la Muette n'est déjà plus de ce
monde 1 Mais ne récriminons pas, car seule ici la force des choses
aurait des comptes'à nous rendre, et nous perdrions notre temps à
lui en demander. Personne n'ignore quel rôle fut attribué à la
Muette pendant la période tapageuse qui servit de prologue aux
événemens de 1870 ; il fallait donc s'attendre à ce qu'au lendemain
de nos désastres une musique coupable d'avoir si haut et si impru-
demment chanté la victoire tombât en disgrâce pour des années.
C'est le destin des œuvres révolutionii^aires de bénéficier des cir-
constances comme d'en pàtir, et la Muette est l'œuvre révolution-
naire par excellence, si bien que nous l'appellerions volontiers la
Marseillaise des opéras. Chose ;ingulière que deux esprits si pro-
fondément indifférens aux passions politiques. Scribe et Auber,
deux épicuriens, deux bourgeois piofessant avant tout et surtout
l'opinion quiétiste,"aient allumé pareil volcan ! Serait-ce que ni l'un
ni l'autre ne savait ce qu'il faisait et qu'il entre dans l'élaboration
de certains chefs-d'œuvre une forte dose d'inconscience? La preuve,
c'est que pour Auber le fait ne s'est plus reproduit,- la Muette est
dans sa carrière un phénomène que rien ne laisse pressentir et
que nul grand ouvrage du inêuie ordre ne suivra. A la veille de
frapper ce coup de maître, il écrivait quoi? Fiorella, une de ces
pauvretés qui découragent vos meilleurs amis, et le lendemain il se
reprenait^par Fra Diavolo à l'opéra de genre, et alors pour n'en
plus sortir ou du moins qu'à des intervalles éloignés, puisque sur
quarante- cinq partitions qu'on a de lui, huit seulement: le Dieu et
la Bayadère, Gustave, le Lac des fées, V Enfant prodigue, le Philtre,
le Serment, la Corbeille d'oranges, appartiennent à notre première
scène, et encore doit-on reconnaître que le style de ces ouvrages
se dislingue à peine du style de ses opéras-comiques. La Muette
reste donc une œuvre absolument exceptionnelle et sur laquelle il
est impossible que l'occasion n'ait pas exercé son influence.
Auber n'eut jamais de ces périodes chronologiques qui marquent
le développement des grands génies; sa vie d'artiste se déploie
avec^une imperturbable uniformité, vous n'y surprenez guère ni
PORTRAITS d'hier ET d'aUJOURD'hUI. ht
modifications ni tendances. A ses meilleures inspirations succèdent
ses plus médiocres, il tombe pour se relever, se relève pour tomber
sans que la chose tire à conséquence et que de la chute ou du suc-
cès d'hier on doive rien conclure pour ce que sera l'œuvre de demain.
Autant pourrions-nous en dire de sa vie privée, si dépourvue d'inci-
dens et de péripéties, aux yeux du plus grand nombre si monotone et
peut-être par cria même si heureuse. Chacun de nous n'a-t-il pas sa
manière de comprendre le bonheur? Son idée à lui était de se sentir
vivre à la même place, de ne soi tir jamais ni du pays ni de la ville
qui l'avait vu grandir: mêmes sites de promena -e, mêmes visages de
connaissance, mêmes travaux, mêmes plaisirs. Gomme ce joueur
qui n'admet que deux émotions : gagner et perdre, il n'existait que
pour ces deux extrêmes : réussir et tomber. Le succès sans l'enivrer
redoublait son entrain, k chute ne le démontait pas, il la craignait
cependant et souvent plus que de raison. Je le vois encore à la pre-
mière représentation de Marco Spada tressaillir et blêmir tout à
coup pendant le finale du second acte, quand fort heureusement
quelqu'un qui se trouvait là derrière lui dans la coulisse, appuyant
sa main sur son épaule, lui souilla à l'oreille : u Mais calmez-vous
donc, cher maître, c'est la petite flûte. » 11 croyait avoir entendu un
sifflet. L'habitude était sa gouverne; les grands :iriistes sont des
êtres plus casaniers qu'on ne se figure : combien j'en ai connu, dont
la vie, pleine d'influence et de résultats, s'est écoulée dans le va-et-
vient d'un quartier à l'autre, et que de petites villes contient cet
Hiimense Paris où notre activité s'use et se consume isolément aux
alentours d'une Sorbonne, d'une xVcadémie ou d'un théâtre? Vous
voyagez, vous passez dix ans à parcourir la planète; au retour
vous retrouvez tout ce monde presque à !a même place. Habitude
ou servitude, comment distiiiguer entre ces mots qui riment
ensemble et signifient si souvent la même chose? Ceux-là seuls
que la mort a dételés sont absens, les autres inexorablement
tournent leur roue sans que la longe qui les attache à leur vieux
moulin se soit seulement étendue de quelques centimètres.
Le moulin d'Auber, c'était l'Opéra, ayant pour dépendances le
foyer de l'Opéi a-Comique et pour extrême horizon le bois de Bou-
logne. Je me trompe, disons Saint-Germain et n'en parlons plus. Ses
amis se souviennent en effet de l'avoir vu s'expatrier vers ces lointains
paragts : finis terrœ, mais le cas ne se produisit que tout à fait sur
le tard, aux approches de la quatre-vingt-sixième année et lorsqu'il
devint amoureux, à l'exemple du maréchal de Richelieu, son grand
ancêtre, (jui à cet âge enlevait encore Hermione. Auber,assure-t-on,
se contentait de moins. Quoi qu'il en soit, la campagne le charmait
peu, et s'il voulait s'en donner l illusion, il lui sulfisait, au mois de
A6 REVUE DES DEUX MONDES.
juin ou de juillet, de changer les tentures de son salon et de faire
mettre des housses de creionne à ses fauteuils. De plus, comme il
détestait les longs jours d'été et ue pouvait dîner qu'à la lumière
des bougies, au coup de six heures et demie on fermait tout, volets,
fenêtres et rideaux, et je vous donne à penser si les convives étouf-
faient; n'importe, ils ne se plaignaient pas, ces petites manies n'a-
gaçaient personne, étant sincères, vous n'y sentiez jamais le para-
radoxe, et Dumas fils, dans un éloge des mieux inspirés, a pu même
en dégager tout un côté sentimental : « Deux sièges n'avaient pu
décider ce Parisien, malgré ses quatre-vingt-dix ans, à quitter la
capitale de son cœur et de son esprit. 11 n'y a eu dans cette résolu-
tion ni l'apathie de la vieillesse, ni l'indiflerence d i bien-être, ni
infirmité physique, ni nécessité matérielle, il y a eu puiement et
simplement cet Amour sairé de la patrie auquel Auber avait dû sa
plus puissante inspiration et auquel il payait loyalement sa dette.
Mais, hélas! les forces de l'homme ont leurs limites et l'âme humaine
a ses réserves. Tant que l'ennetni a été l'étranger, Auber a vécu,
a résisté, a espéré; quand l'ennemi a été le compatriote, le frère
de la veille, le Fj'ançais, le Parisien, Auber n'a plus voulu voir, il
n'a plus voulu espérer, il n'a plus voulu vivre. Gomme le grand
Romaiii, il s'est voilé le visage et il s'est couché en disant : Toi
aussi mon fils! »
Ce grand Romain est de trop, il manque de proportion, Auber
l'eût écarté poliment et reconduit à la tragédie de Voltaire, sa vraie
place. Toutefuis, pour ne pas être un personnage consulaire, on
peut n'en pas moins pratiquer ses devoirs envers la n)use; sur ce
point Auber était sans reproche, il portait au plus haut degré la
dignité de son art, savait à fond ce qu'il était et ce qu'il n'était pas.
J'ai noté dans le temps un mot de lui bien caractéiistique à ce
sujet; c'était eu 1870, au lendemain de cette représentation triom-
phale où la Muette avait été patriotiquement acclamée. Je rencon-
trai Auber sur le boulevard, et mon premier mouvement en l'abor-
dant fut de le féliciter : « Vous aurez beau faire le modeste, une
pareille soirée appartient à l'histoire, et ce sont là des honneurs
publics qu'on vous a rendus et que les plus gran Is envieraient I —
Aussi, croyez, mon cher ami, qne j'en aurais la joie dans l'âme, si
quelque chose pouvait encore me toucher; mais, hélas! à mon âge
quelle joie voulez-vous qu'on ressente? Et puis, tenez, s'il faut
tout vous dire, celte représentation d'hier m'a peut-être en somme
valu plus de désappointement que de gloire. » Et comme je lui
marquais mon étonnement : a Oui, reprit-il, et c'est ici le musicien
qui vous parle. A ce propos, j'ai rel'ait connaiss mce avec la Muette
que j'avais perdue de vue depuis des années ; j'ai même à la der-
PORTRAITS d'hier ET d'aUJODRd'iIUI. A7
nière répétition suivi -ma partition page à page ; eh bien, vous
ravouerai-je? ce !)'est pas cela! ))
Je connaissais l'iiomme et n'eus pas de peine à saisir 1 objection,
d'ailleurs spécieuse et de nature à ne point m'en.barrasser dans ma
répii(iue : « Ce n'est pas cela? je vous entends. Oui, certes, si vous
ne me parlez que de l'iustrumen talion et encore de certaines par-
ties, il y a en effet ici et là des formules qui rappellent le style de
l'époque et qui vous déplaisent aujouid'hui, par exemple toutes ces
symétries, lous ces accords plaqués, toutes ces redondances sponti-
niennes dont s'offensent désormais votre oreille et votre goût formés
aux sonorités, aux complicat ons des nouveaux orchestres. En ce
sens je vous le concède volontiers : ce n'est pas cela! et si vous
aviez anjourd'liui à éci ire la Muette, il est évident que vous l'instru-
menteriez dilTérenniient. Mais il ne s'agit là que d'un détail ; cau-
sons de tout le reste, de ce jaillissement d'idées mélodiques, ruis-
selant, serpentant et s'enlrecroisant (comme dans la scène du
marché), promenant partout la vie et la fraîcheur d'un printemps
nouveau. Plaçons-nous en face de celte couleur, de cet imprévu
dans l'émotion, de cette somme énorme d'inspiration sincère, de
musique spontanée ; répondez, maître, me direz-vous encor.', en
hochant la lête et le découragement sur la bouche : Ce n'est pas
cela! Non, vous ne le direz pas, car vous savez comme moi qu'il
n'y a de vrai que le contraire ei que c'est par ces qualités absolu-
ment géniales que le chef-d'œuvre existe et qu'il tient. La Muette
a ce mérite d'êire quelque chose qui a été fait par un homme et
qui n'aurait pas été fait par un autre. Piotestez, contestez tant que
vous voudrez, cher Auber, il ne dépend de personne, pas même de
vous, d'empêcher que la Muette soit un chef-d'œuvre 1 » Les vieil-
lards comme les enfans pleurent facilement. Auber n'a jamais mé-
rité d'être traité ni comme un vieillard, ni comme un enfant, et
c'est pourquoi la larme que je crus surprendre dans ses yeux à ce
moment m'est restée dans la mémoire. « Vous êtes toujours bon
pour moi, » me dit-il en me serrant la main avec tendr» sse, et je
le regardai s'éloigner, traînant le pas, rêveur et morne comnie le
sont tous les heureux et tous les triomphateurs de ce monde, ce
qui doit être la consolation de ceux qui n'ont jamais connu ni le
bonheur, ni le triomphe.
Et c'est ainsi que cet homme, qui avait vu mourir Louis XVI,
qui avait assisté à la terreur, aux victoires du général B(maparte,
au premier empire, qui, après avoir vécu sous les gouverne-
mens de la restauration, de Louis-Philippe et de Louis-Napoléon,
devait mourir, à quatre-vingt-dix ans, au milieu des horreurs du
siège de Paris et de la commune; c'est ainsi que ce musicien de
llS REVUE DES DEUX MONDES.
tant d'esprit et de tant de souvenirs, né l'année même où Mozart
donnait à Vienne son EnUvetiient au sérail^ qui avait quinze ans
lors de la première exécution de la Création d'Haydn et qui en
comptait quatre-vingts à l'avènement du wagnérisme, traversa
les générations les plus diverses, fut mêlé à tous les courans sans
être atteint, toujours jeune, actif, toujours imperturbable dans son
art à lui, comme dans sa manière. ChaLeaubriand bâillait sa vie.
Auijer dispersa la sienne, l'efleuilla comme un bouquet de roses,
prenant le jour comme il vient, indifïeieut aux écoles, aux sys-
tèmes, semant à l'aventure le bon et le mauvais, faisant succéder
le Maçon, une perle rare, à Léocadie, un chiffon, et de la sorte
jusqu'à la fin, jusqu'à ce moment où, le succès s'étant éloigné, il
le ressaisissait avec le Premier jour de bonheur, dernier sourire et
dernier défi d'une muse aimable et galante que notre esthétique
épouvante et qui s'en va retrouver au pays de Cythère les ombres
de Watteau, deCrébillou fils et de l'abbé Prévost. On a d'Auber un
portrait fort ressemblant qui nous le représente assis, pensif, un
livre entr' ouvert dans la main. « Avouez que ma lecture vous
intrigue un peu, nous disait-il un jour en nous voyant planté devant
ce cadre. — En eflet., je me demande ce qui peut bien vous inté-
resser de la sorte; rien d'un auteur vivant, j'imagine"/ » Il sourit et
nous montra sur sa table Uii petit volume corné, souligné, annoté
et connue perdu parmi des feuillets de nmsique en train de sécher.
Puissance des affinités intellectuelles et morales! c'était Manon
LescinU !
Maintenant, pour qu'un esprit de cette famille ait si héroïquement
élargi son style et se soit monté à cette coiicepiion de la Muette,
force est d'admettre cependant qu'une itiduence étrangère quel-
conque l'a touché. Il y a des électricités atmosphériques aux-
quelles nul ne se dérobe, vous aurez beau fermer votre fenêtre aux
bruits importuns de la rue, il faut que l'air se renouvelle, et c'est
à l'un de ces momens que la contagion vous envahit et q\ie,volens,
nolenti, vous poussez ce cri d'hunjaniié, de liberté, qui gémit, éclate
de toutes parts dans la Muette.
Oui certes, Scribe et Auber étaient des gens de peu de foi. Eh bien,
après? Voyons-nous que la plupart des artistes de la renaissance,
le Pérugin en tête, aient mené une vie de saints, et cela les a-t-il
empêchés de peindre leurs tableaux d'où s'exhale wne odeur suave
de mytiticisme absente chez Owerbeck, un saint homme de peintre
devant le Seigneur, mais dont le tr»rt fut de venii- au monde dans
un âge conmie le nôtreii' Ce qu'individuellement, subjectivement un
artiste croit ou ne croit pas, importe assez peu; l'atmosphère am-
biante le gouverne à son insu. On peut vivre en dehors de l'église, en
PORTRAITS d'hier ET D AUJOURD UUI. Zl9
dehors de la politique, on ne vit pas en dehors du siècle, et ce que
nous venons de dire des peintures italiennes s'appliquerait également
à cette œuvre de patrioiisme révolutionnaire issue de la collaboration
(le deux hommes d'esprit qui n'étaient ni des révolutionnaires ni des
foudres de patriotisme. Reportons-nous à cette heure extraordinaire
de 1828. En musique, en poésie, en peinture, un grand siècle s'an-
nonce, il fait mieux, il se donne; ne parlons ni des expositions ni de
ze qui se publie, oublions Ingres et Delacroix, Lamartine et Victor
r.ugo, Vigny, Musset, Michelet et George Sand, tenons-nous en aux
n.usiciens et comptons s'il vous plaît les partitions qu'a produites
cette période de dix ans qui de 1828 s'étend à 1838. La Muette
d'sbord, puis en 1829, tout de suite, coup sur coup, chef-d'œuvre sur
chef-d'œuvre, Guillaume Tell en 1830 et Robert le Diable en 1831.
INornmons encore, pour que la liste soit complète, Zampa^ Gus-
tave, la Juive, Guido et Ginevra, les Huguenols, le Comte Ory,
la Fiancée, Fra Diavolo, ouvrages qui presque tous ont survécu
et dont un, les Huguenots, est resté l'opéra du siècle. A cette révo-
lution dans l'opéra moderne accomplie sur notre scène de la rue
l-e Peletier trois maîtres de nationalités diverses : un Fiançais, un
Italien, un Allemand, Auber, Rossini, Meyerbeer, ont concouru à
tour de rôle; mais à l'auteur français revient l'honneur de s'être
inscrit le premier en ligne ei d'avoir rompu avec la tradition du
vieux style académique. Pour la première fois le chœur secoue sa
chaîne et se mêle à l'action, héros lui-même dans le drame auquel
il n'avait jusqu'alors servi que de figurant. Ces Grecs et ces Romains
de Sacchini et de Sponiini, les voilà du jour au lendemain sortis de
l'abstraction, entrés dans la vie; l'art nouveau, comme un autre
Dédale, dénoue leurs membres, alïranchit leurs vo x; regardez-les
se mouvoir, ils ont conscience de leurs attitudes, de leurs gestes ;
écoutez-les chanter l'hymne du matin sur la grève ensoleillée, évo-
quer au bruit du tocsin le dieu des batailles, il n'y a pas à dire,
ce ne sont plus là des automates, ce sont des hommes; novus rcnim
nascitu.-^ ordo. Le peuple s'emparant de la scène exclusivement
réservée aux seuls descendans d'Atrée, d'Enœas et de Dardanus,
des pêcheurs et des lazzaroni promenant leurs pieds nus devant ce
public habitué à ne connaître que des guerriers en cothurne et
casqués d'or, des pontifes mitres eX des princesses, filles, femmes
et sœurs de tant de rois ! qu'aurait pensé de cela Voltaire, lui
qui trouvait que Shakspeare faisant parler les Romains comme des
hommes ravalait la majesté de l'histoire : « Gela est naturel, oui,
mais c'est le naturel d'un homme de la populace, et ce n'est pas
ainsi que parlaient les hommes de la république romaine. » Le
fait est que la transformation parut violente, et les témoins de l'é-
TOME XXXV. — 1879. 4
50 RETUE DES DEUX MONDES.
poque racontent même qu'elle choqua et scandalisa bien du monde;
songez-y donc . ce va-et-vient tumultueux, ce réalisme dans les
costumes, dans le geste, et quels personnages, justes dieux, pour
figurer sur un théâtre d'Académie royale : la canaille en bras de
chenjise, tout un peuple chassant ses maîtres pour venger l'honneur
d'une petite marchande de poissons mise à mal par un prince ai-
mable!
Assurément qu'il y avait là matière à récriminations, mais le
spectacle était si nouveau, si moderne, les costumes et les bal-
lets offraient un ensemble si pittoresque, de ce poème et de cette
musique un tel Ilot de vie se dégageait, que bientôt les mécontens
se ravisèrent. Tous d'ailleurs, auteurs, chanteurs et directeurs, se
tenaient par la main, tous conspiraient pour le succès, succès mi-
mense dont le gouvernement de la restauration n'eut pas un in-
stant l'idée de s'inquiéter. L'es[)rit du temps était là tout enier;
nul d'abord ne l'y soupçonna, l'enchantement premier fut pour les
yeux et les oreilles. Deux ans plus tard seulement la révolution de
juillet mit à découvert le volcan caché sous des fleurs. On reproche
souvent à la critique actuelle ses commentaires et ses exégèses, on
nous accuse de prêter aux auteurs nos propres idées et de voir dans
leurs ouvrages, après coup, mille choses sublimes dont eux-mêmes
jamais ne se doutèrent. Je laisse à la sagesse des nations le soin de
répondre à ce raisonnement : on ne prête qu'aux riches, dit un
proverbe. Toute grande conception d'art porte en elle une sorte
de vie latente que l'avenir aura pour mission de reconnaître et de
fomenter. Les chefs-d'œuvre ne se font pas tout seuls; avant d'ar-
river à ce point de perfection où nous les admirons, il leur faut subir
une phase de cristallisation; étudié à trente ou quarante ans de
distance, tel opéra de Rossini, de Meyerbeer, d'Auber ou d'Hérold,
tel drame de Victor Hugo, tel tableau d'Ingres ou d'Eugène Dela-
croix, n'est plus pour nous ce qu'il était pour la génération qui le
vit naître; c'est que depuis la discussion s'en est mêlée, et que de
ces critiques, de ces apologies, de ces analyses et de ces commen-
taires, l'œuvre qui restera s'est dégagée. Il y a chez l'artiste au
moment qu'il crée une part énorme d'inconscience, rarement lui
arrive-t-il de faire ce qu'il veut, quelquefois il fait moins, quelque-
fois aussi il fait plus, témoin Béranger et M. Labiche, dont le
théâtre a pris tout de suite un autre aspect à la lecture, et qui,
croyant n'être qu'un vaudevilliste, faisait œuvre d'académicien (1).
(1) « Vous prétendez que ce sont des chausons, je soutiens, moi, que ee sont des
odes! I» s'exclamait jadis ua fanatique de Bcranscr : « Vous dites que co sont là de
simples farces du PaUiis-Uoyal écrites dans le style du genre, qui naturellement ne
saurait ôlre qu'un jargon et la négation de tout btyle; je soutiens, moi, que c'est du
PORTRAITS d'hier ET d'aUJOURD'hUI. 51
Hahentsua fata^ jamais parole plus vraie ne fat écrite. Procédons
simplement, soyons d'abord artiste et grand artiste, tout le reste
viendra par surcroit, gardons-nous des choses voulues et n'obéis-
sons qu'au souffle de l'esprit. Au jour où cette partition de la Muette
vint au monde, l'orage ne menaçait pas encore, lout au plus se
laissait-il prévoir de loin, mais ses grondemens sourds perçus ici
ei là suffisaient pour émouvoir un musicien déjà si profondément
entre[)ris })ar la couleur de son sujet. A ce seul point de vue, la
Muette mériterait une place à part dans l'histoire de l'opéia moderne,
jamais en effet auparavant la musique n'avait connu semblable fête,
cette suite non interrompue de tableaux représentant au naturel
la vie d'un peuple parut la chose du monde la plus originale; notez
que, sur ce chapiti e du paysage, l'art lyrique en était encore à la
tradition de notre tragédie classique, et chacun sait ce que vaut
comme pittoresque cette tradition racinienne. Aussi quel attrait inouï
dans cetie chaude et poéli [ue peinture du ciel méridional, dans cette
symphonie dramatique colorée comme un Véronèse, où rien n'est
omis, ni l'élude des caractères, ni l'azur du golfe de iNapIes, ni son
Vésuve dont la ilamm*:! surchauOé ces rythmes volcaniques, et tout
cela, exécuté sobrement selon les préceptes d'un art d'autant plus
sincère qu'il s'ignore, innocent de toute théorie, de tout système!
Sous le rapport du pittoresque, le second acte de la Muette n'a
point son égal, et s'il pouvait y avoir en musique des impressiun-
nisies conune il en existe en peinture, pas un ne me démentirait.
Dès le lever du rideau, l'air qui souffle du théâtre vous apporte
je ne sais quelle fraîcheur de biise marine! Musique saine, alerte,
allègre et lumineuse qui s'éveille au matin, se sent en joie et vous
met en joie.
Une simple remarque : avez-vous présente à l'esprit certaine
page de Schumann intitulée le Laboureur? c'est la même idée,
à ce point que pendant qu'eUe se déroule au piano sous vos doigts
vous y ajoutez spontanément les paroles que Scribe semble avoir
faites tout exprès : Amis, le soleil va paraître! Hasard, réminis-
cence, plagiat effronté, je n'oserais jurer de rien; ces diables de néo-
romanti jues allemands vous ont la main si leste et si habile. Reve-
nons à ce deuxième acte ; les chansons succèdent aux chœurs, les
duos, les récitatifs s'entremêlent et le drame se déploie, varié,
chatoyant, pathétique, au milieu d'un continuel entrain décoratif
Molière et que l'auteur de ce théàtre-là doit être de l'Académio! » Pourquoi pas?
L'Acadé nie en a bien vu d'autres, l'auteur du Misanthrope n'en fut jamais, l'auteur
du Misanthrope et V Auvergnat en sera.
Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre !
52 REVUE DES DEUX MONDES,
pendant lequel l'intérêt symphonique et vocal se soutient jusqu'à
la dernière mesure, jusqu'à ce rappel du motif de la barcarolle
qui doucement, languissamment, accompagne Fenella sur son
rocher et projette sur ce coin bleu de la plage enchantée la note
sombre du pressentiment! C'est la mode aujourd'hui entre peintres
et romanciers d'échanger leurs idées, et mainte histoire que nous
lisons et qui nous charme n'est souvent que la paraphiase d'un
tableau de la dernière exposition et la mise en action du mot d'Ho-
race, ut piciura poesis. Eh bien, à ce propos, je me retourne vers
la peinture et me demande quel Jules Breton me rendra cette scène
finale du second acte de la Muette, et, par un de ces prestiges de
trans[)osition si famiUers à l'art contemporain, me fera passer la
musique d'Auber dans sa peinture? Et l'homme capable d'écrire
un pareil paysage et qui plus tard donnait Fra Diavulo, une autre
merveille de vie et de coloration, Auber, ne connaissait pas l'Italie
et n'eut pour toute information que quelques cahiers d'airs natio-
naux rapportés par Scribe et des bouts de conversation avec son
collaborateur (1). Même instinct de la couleur dans Gustave, même
divination du pittoresque local, l'effet de neige et le clair de lune
d'une nuit du nord succédant à l'effet de soleil. Une troisième fuis
Auber, dans Manon Lescaut^ s'essaiera à ce métier de peintre, et
son inspiration lui fournira l'intermède de la scène du désert, uue
symphonie à la Salvator. Jean-Paul, racontant à ses lecieurs Naples
et Ischia du fond de sa taupinière de Bayreuih, les prévient de se
fier d'autant plus à la parfaite exactitude de ses dtscripiions qu'il
s'est toujours bien gardé de visiter l'Italie. Sans aller jusqu'à ce
paradoxe, on peut admettre certains privilèges de l'nnagination ; la
Muette, Guillaume Tell et le Freischiitz suiit en musique les trois
ouvrages pittoresques par excellence, et des trois auteurs de ces
chefs-d'œuvre, Weber est le seul qui ait eu l'imprebsion directe, aux
deux autres l'intuition géniale a suffi. « Le talent vrai, disait Stend-
hal, est connue le visnias, ce papillon des Indes qui prend la couleur
de la plante sur laquelle il vit. » Motil's éblouissans, envolée con-
tinue de ritournelles délicieuses, le musicien abonde et surabonde,
quand tout à coup le drame éclate. Écoutez ce duo entre Masanieîlo
et Pietro : Amour sacré de la patrie! JNous somujes en pleine
révolution de juillet, et tout un côté de celte partition resté dans
l'ombre, va jaillir soudainement à la lumière.
Celte date de 1830 lut pour le chef-d'œuvre d'Auber un moment
(1} Détail à signaler, deux musiciens, Auber et Carafa, composent eu môme temps
un opéra sur le môme sujet. Do ces deux liomnnjs, l'un est Fiançais, l'autre Italien,
JSapoliuin s'il vous plaît, et c'est le Français, c'est Auher qui, sans avoir jamais mis
le pied eu Italie, trouve la couleur, la vie, le pittorebque du sujet.
POKTRAITS D HIER ET D AUJOURD ilUI. 53
de transformation physiologique, l'idée patriotique s'enlevant en
vigueur perçait désormais le romantisme ondoyant et divers de la
première heure. Chanteurs, public, étaient électrisés; Nourrit, en
proie au vertige d'une inspiration toute nouvelle, brûlait les plan-
ches, et le baryton Dabadie, artiste d'ordinaire assez médiocre,
grandissait lui-même à la hauteur de la situation. Deux mois plus
tard, après avoir servi chez nous à cette propagande, la Muelle
allait en Belgique prendre une part non nioins active aux jour-
nées de septembre, et c'est à dater de cette période que l'ouvrage
d'Auber revêtit le caractère qu'il a toujours conservé depuis et
qu'il épousa définitivement la Marseillaise. Ici, une objection se
dresse, et j'entends les ennemis du commentaire s'écrier : « De
sorte que, si la révolution de juillet ne fût point venue, toutes les
belles choses qu'il vous plaît, après coup, de découvrir et d'admirer
n'existeraient pas? » 11 se peut qu'en ellet elles fussent restées lettre
morte, mais il me sera permis de répondre que, si deux ans avant
la révolution de juillet Auber les y a mises, c'est que toutes ces
belles choses-là étaient alors dans l'air, et que, si elles n'avaient pas
été dans l'air, il ne les aurait probablement pas mises. — Le duo
des deux hommes au second acte a des accens irrésistibles ; c'est
convaincu, entraînant, à la fois populaire et noble, un souffle spon-
tinien circule à travers cette phrase d'une ampleur supei be et ma-
gistrale. Car la Muette n'entend pas rompre ouvertement avec le
passé, cet opéra de l'avenir se rattache à l'ancien jeu par maintes
traditions bonnes à conserver et même par quelques autres, qu'il eût
mieux valu omettre. Ainsi, le croirait-on, en dépit de l'esprit nou-
veau qui s'allirme partout dans la musique, les costumes et la mise
en scène, vous retrouvez là ce fameux confident de la tragédie :
Omi/ios, dirait un Allemand. Curieux spectacle en effet, de voir sur
le seuil du premier des opéras modernes apparaître le dernier des
confideus classiques; c'est à supposer qu'il doit y avoir là une ma-
nière de symbole dicté à Scribe par le génie de l'histoire, jaloux de
relier au passé le présent et l'avenir : a De Fenella sait-on quel est
le sort? )) demande dès l'exposition le jeune prince au personnage
qui partout le suit et l'accompagne, et celui-ci lui répond comme
Arcas, Théramène ou Gorasinin pourraient le faire :
Seigneur, je l'iguore, et mon zèle
' Pour découvrir sa trace a fait un vain effort.
Goûtons d'abord cette langue : un zèle qui fait un vain effort. C'est
l'école : l'abstraction à la place du pronom personnel; le je, le moi
est haïssable, plus haïssable en vers qu'en prose, car il nécessite
chez celui qui l'emploie une certaine habileté de main, tandis qu'avec
bk REVUE DES DEUX MONDES.
des abstractions et des participes présens à la rime, on se tire aisé-
ment d'affaire; ainsi, continuant le procédé, Casimir Delavigne dira
dans les Enfans iV Edouard :
Et mon zèle
JN'a pas souffert qu'un autre apportât Li nouvelle.
Que de zèle !
II.
J'ai prononcé le mot de romantisme. Il ne faudrait point s'y mé-
prendre; Scribe, en ce qui le concernait, n'avait aucun goût par-
ticulier pour la chose; s'il l'employa, c'est qu'elle réussissait. Le
romantisme de la Muette vient d'Auber, de même que le roman-
tisme de Robert le Diable et la couleur histoiique des Huguenots
sont à Meyerbeer. Scribe, en dépit de ses attaches avec l'école
officielle comme en dépit de ses avances à la nouvelle école, ne fut
jamais classique ni romantique: c'était un industriel; gagner de
l'argent, le plus d'argent possible, il n'eut guère d'autre objectif;
ses ouvrages, — vaudevilles, drames, comédies, — ne sont que des
hymnes au dieu Mammon. L'argent tient lieu de tout, remplace
tout, honneur, famille, renommée. Étaient-ce donc là les mœurs du
jour, ou n'y doit-on voir qu'un travers de Scribe, une puie et simple
idiosyncrasie on, pour dire mieux, une idiosyncrasie qui n'était ni
pure ni simple? S' s personnages n'ont, comme lui, qu'une idée,
s'enrichir. On dirait qu'ils travaillent à l'heure, tant ils sont pressés
de faire le plus de choses dans le moindre temps; et son style? Des
ellipses, des phrases dont pas une seule ne se tient debout! Nous
n'entendons pas qu'on se guindé à la poésie, au lyrisme, mais encore
faudraii-il écriie dans une la,ngue intelligible, et capable de varier
ses elfets, dans une langue qui ne fût pas imperturbablement la
même pour tous les personnages de la pièce; même pour ces sortes
d'œuvres secondaires il existe une grammaire, et le ihéâire n'exclut
pas tout usage du français; on peut être dramatique sans platitude
ni barbarismes, ceux qui sont venus depnis l'ont bien prouvé. 11 est
vrai que nous avons inventé le ro?</;/^v, genre d'empiunt fait à l'opéra,
espèce de cavatine où la virtuosité de l'auteur et du comédien va se
prélassant aux dé,)ens de l'action. Scribe v»t et s'agite dans l'étroit,
le mesquin, et ne s'élève jamais jusqu'au fait général, au vrai hu-
main. Il est heureux lorsque dans les plus grands événemensil dé-
couvre un petit motif pour en faire le grand événement de sa pièce.
Avec cela, tacticien merveilleux, sachant mieux que persomie émou-
PORTRAITS D HIER ET D AUJOURD IIUI. 55
voir l'intérêt, piquer la curiosité, préparer les dénoûmrns, celui de
Fra Diavolo par exemple, une trouvaille 1 je cite de préférence ses
opéras, parce que mou sujet m'y ramène et, de plus, parce qu'ils sont,
à mon sens, grâce à la collaboration de certains grands musiciens,
d'Aul)er et de Meyerbeer surtout, la meilleure partie de son théâtre.
En outre, ce théâtre-là, par sa nature toute pittoresque, échappe à
la discussion des idées morales; les violons et le génie de la mu-
sique aidant, vous y remarquez moins les principes ordinaires de
Scribe, ses maximes philosophiques et ses points de vue sur les
lins de l'homme. Cette morale, on sait ce qu'elle vaut; elle est vul-
gaire, elle est bourgeoise et vous démontre à satiété que pour faire
la cour à une femme mariée il faut beaucoup d'argent, et que l'ar-
tiste seul, pourvu qu'il soit fortement muni de présomption, se
dérobe à cette loi commune. L'artiste en effet, chez Scribe, est tou-
jours cet honmie, ce monsieur qui a besoin de protection. Peintre,
il a ses tableaux à placer; musicien, il gueuse un librcUo^ le mari
s'emploie à le servir, tandis que la femme l'aime et le « comprend, »
et Scribe trouve cela tout naturel (1); pour ses jeunes premiers,
coninte pour ses jeunes premières toujours en train de boursicoter
leurs affaires de cœur, il semble que la société n'offre })as d'autres
types à son observation. Ses honnêtes gens sont inévitablement des
imbéciles; s'il a besoin d'un galant homme, il ne le trou\e que
dans l'armée : de là ses brillans colonels, ses généraux pères de
famille, ses soldats laboureurs et tout ce caporalisme libéral et
sentin)ental, — signe du temps, — qu'il partage avec Déranger,
dont le talent par ses mauvais côtés confine à Scribe. Tel méchant
vers de Déranger :
De tout laurier un poisou est l'essence
pourrait être du Scribe, et du meilleur, de même qu'on pourrait
prendre pour du mauvais Déranger ce faux sublime :
Le bûcher qui s'élève,
Kous rapproche des cieux !
C'est la même muse vue à d'autres heures et sous d'autres as-
pects. Même aversion des privilèges de la naissance, même inter-
vention chaleureuse en faveur de la capacité, du talent et de la
(i) Il faut que l'atmosphère ambiante y fût aussi pour quelque chose, autrement
Musset n'eût pas rais dans une de ses nouvelles ce héros charmant, trop cliarmant
peut-être, qui n'éprouve aucun scrupule à se promener au bois dans la voiture de ses
maîtresses tt se laisse un peu bien complaisamment aller aux délices d'un riche atte-
lage qui n'a qu'uu tort, celui de ne rien coûter à sa bourse.
56 REVUE DES DEUX MONDES.
libre concurrence. Chez Scribe, l'émotion patriotique tient moins de
place, et l'on peut dire que ce que dans la Muette il nous en montre
vient de Béranger; il n'a pas non plus, et je l'en félicite du fond
de l'âme, le culte sentimental du grand empereur ni ce vieux refrain
de la blouse armée , accompagnement obligé de la légende napo-
léonienne; pour tout le reste, c'est le même personnel et la même
chaubon : le soldai, le banquier, le sénateur, le député, l'artiste et
le sexe enchanteur. En ce sens, Béranger et Scribe ont encore cela
de commun qu'ils sont bien tous deux de tradition française et ne
doivent rien au génie de l'étranger dont les romantiques se sont
inspirés, aidés, souvent plus que de raison. Ce poète, mort pauvre
après avoir usé sa vie à scander, à rimer quatre ou cinq volumes
de petits vers laborieusement faciles, et cet infatigable et richis-
sime négociant en produits dramatiques de toute espèce, ce mil-
lionnaire académicien et décoré, et ce Diogène, qui écartait de son
tonneau les puissans du monde apportant l'or et les honneurs, deux
esprits de même souche , deux bourgeois vivant au cœur de leur
public, et d'autant pi us applaudis, adoptés et gâtés que ce public
ne se sent pas dominé par eux. Scribe n'a le temps de rien; cet
homme ne vit pas, il produit : cent représentations et 100,000 fr.
de droits d'îiuieur, voilà le but! Mais qu'on ne se méprenne pas
sur le sens de mes paroles, ma critique n'atteint ici que le système.
Scribe n'en était pour cela ni avare ni cupide. Ce besoin de gagner
de l'argent entrait dans la loi même de son activité, il ne se repré-
sentait le succès que sous cette espèce; car jamais on n'eut la main
plus ouverte et plus généreuse. Sur ce point, Auber ne le valait pas.
Très humain (1), très serviable à l'égard de ses confrères, il mêlait
parfois à son obligeance l'ironie du philosophe. Un jour que Buloz,
alors au Théâtre-Français, se plaignait des visites obsédantes d'un
auteur : « Voulez-vous que je vous donne un moyen de vous en
débarrasser, lui dit Scribe; faites comme moi, prêiez-lui 500 francs,
et vous ne le reverrez plus que dans six mois, quand il croira ou
feindra de croire que sa dette est oubliée; c'est environ 1,000 fr.
par an qu'il vous en coûtera, comme à moi, et vrai, pour se dé-
livrer d'un fâcheux, ce n'est pas trop ! » Buloz avait conservé
le meilleur souvenir de ses relations avec Scribe pendant leurs
(1) Celte cliarité de premier inouveiiient lui sauva inC'iiie la vie. Un matii), un indi-
vidu besoipincux se présente ix l'tiôtol de la rue Olivier-Saint-Georgns, il expose sa de-
mande, Scribe apr^s l'avoir écouté ouvre un tiroir et lui remet cinq louis. On frémit
à la pnnsée que cet homme de lettres misérable, disons tout court, ce misérable s'ap-
pelait Lacenaire. Lui-môme raconta plus lard en cour d'assises qu'à la vue de ce tiroir
plein d'or tous ses instincts de meurtre s'étaient éveillés, elquo, placé conimo il l'était,
debout derrière Scribe, il allait agir du couteau quand la magnificence du présent le
désarma.
PORTRAITS d'iIIFR ET d'aUJOURD'hIU. 57
années de travail en commun au Théâtre-Français. II voyait là un
homme et une force, et se sentait attiré en dépit de sa théorie et
de ses goûts personnels qui le portaient éner^^iquement vers un
art tout autre : l'art des Musset, des Vigny, des George Sand. Cette
force que de loin il condamnait et combattait, saisie ainsi au vif de
l'action, en plein mouvement, en plein jeu, triomphait de ses pré-
jugés. Je me réserve, au cours de ces études sur mes contempo-
rains, de dire ici toute ma pensée sur Buloz. En attendant, il m'eût
été difficile en parlant de Scribe de ne pas prononcer le nom de
l'administrateur éprouvé qui mit au théâtre le Verre d'eau et Une
Chitine.
Le caractère du génie de Scribe est de manquer de forme et de
types, d'être un génie fluide, point plastique, musical par nature.
Ses poèmes d'opéra, que nous classerions au premier rang de son
répertoire et qui se distinguent par des qualités d'imagination par-
tout ailleurs absentes, ses poèmes doivent beaucoup aux musiciens,
et tandis que l'esprit de Scribe exerçait sur Auber une influence
pernicieuse à la longue, l'esprit d'Âuber prêtait de son côté vie et
couleur à l'ébauche du librettiste, et d'un scénario bien gouverné
faisait une de ces œuvres dont la première impn ssion devient tradi-
tion et s'implante. Auber était artiste au fond de l'âme, et si l'idée
l'eût jamais pris détenir registre de ses variantes, peut-être sei'ions-
nous étonnés de la part de librettiste qui devrait lui échoir. N'était-ce
pas en effet une lutte sourde et continue entre ce poète qui regar-
dait la musique comme un obstacle à sa pièce et ce musicien jaloux
de maintenir ses droits? Plus tard, Scribe, à force de ténacité,
l'emportera; quarante années de collaboration et d'empiétemens
l'aideront à triompher; mais, avant de se laisser éconduire, avant
d'en arriver de guerre lasse à cette période du Domino noir, de
VAmbasisadrice, de la Sirène et de Marco Spada, où la musique
paraît décidément quitter la place à la comédie d'intrigue, Auber
se défendra, quoique sans trop de suite, et comme on dit, avec des
hauts et des bas. Nous le verrons, après avoir, sous le vent de
la Maelte, vaillamment affirmé son art dans Fi-a Diavolo, faiblir
dans Lestocq et le Cheval de bronze, se relever, fléchir de nou-
veau, puis, insensiblement se laisser conquérir, ne plus com-
battre que par soubresauts, — le premier acte à'Iiaydée, l'ouver-
ture et le troisième acte des Biamans de la couronne, l'acte du
désert dans Manon Lescaut, — et définitivement se résigner à n'écrire
plus que de la petite musique en grand musicien. Et cela pour faire
plaisir à son ami Scribe, qui, soit dit en passant, n'eut point si bon
marché de Meyerbeer. Robert le Diable et les Huguenots sont,
comme la Muette, des drames qui dépassent de beaucoup la portée
58 REVUE DES DEUX MONDES.
ordinaire du genre. Le premier acte de Robert le Diable, au seul
point de vue du théâtre, a de la valeur ; que de choses dans ce pro-
logue! les événemeus, les caractères exposés en quelques mots
clairs et rapides. Là se trahit la force de Scribe, l'art sréuique mis
au service de la musiiue, ajoutons qu'il n'en donne pas davantage;
de poésie, pas une étincelle; les vers sont plats, la couleur nulle; au
lieu d'Auber (l'Auber de la Mnette), au lieu de Meyerheer, sup[)osez
tels musiciens d'école, tels partiiionnaire-^, et la conception définitive
avortera faute d'imag' nation, de poésie. Au besoin, la donnée primi-
tive du troisième acte de 7?o&fr/ le Diable suffirait pour juger le pro-
cès. Scribe ne s'éiait-il pas avisé d'évoquer à cette occasion ses vieux
souvenirs de collège : nymphes, dryades, hamadryades et jardins
d'Armide? Meyerbeer vient, souille sur ce clinquant et ce poncif,
et, s'insiàrant de l'esprit du moyen âge qui règne à cette heure,
il écrit sa Notre-Dame de Ptirls^ comme Auber écrit sa Marseillaise
aux approches de la révolution de Juillet. Pour les Huguenots^
même aventure, mais avec plus de complications, plus de tirage.
Des exigences à n'en pas finir, tout un rôle nouveau (cebii de Mar-
cel) auquel il n'avait point songé et dont on l'encombrait sous
prétexte de nécessités historiques et autres; du catholicisme et du
protestantisme, il ne s'en souciait ni en musique, ni en peinture et
n'en voulait qu'à la recette.
Auber est un écrivain, et qui plus est, un écrivain français dans
la meilleure acception du terme; il a dans sa nmsique toutes les
qualités littéraires qui nous sont propres : l'esprit, la clarté, l'élé-
gance, la sobriété, il sait écrire et se borner, et si la sensibilité
souvent lui manque, cela tient à ce qu'en même tem[)S que nos
qualités, il a aussi nos défauts. Auber est un écrivain et un artiste,
il a du génie et de la race; Scribe est moins un génie qu'une puis-
sance; son démon l'agile et lui souille à l'oreille, comme au Juif
errant : Mai'che! marche! « Je n'ai pas le temps d'être correct, »
disait-il, pour excuser son mauvais style, il n'avait pas davantage
le temps d'o!)server, il lui fallait tout deviner. En dehors de ce salon
banal d'agent de change, qui représente dans son théâtre littéraire
le vestibule de la tragédie classique et où se passent ses pièces du
Gymnase et ses comédies en habit noir, vous ne savez dans (pielle
atmosphère ses personnages vivent et se meuvent; ni l'histoire ni
les mœurs du pays ne les gouvernent. A queWe mythologie appar-
tiennent les êtres surnaturels qu'il évoque? Du diable si jamais il
s'en inquiéta. Pour lui, l'ombre de Banquo, la statue du Comman-
deur, sont deii revenans • ses fées se mettent sous la protection de
la sainte Vierge, et si Meyerbeer n'eût passé par là, il y aurait eu
des nymphes, des dryades et des hamadryades plein le troisième
PORTRAITS d'hier ET d'aUJOURd'hIIT. 59
acte de Rohey^t le Diable. Scribe possède aussi le plus éfraTi{?e assor-
timent de fantoches à tout usage; grands inquisiteurs, ministres,
pairs de France et d'Angleterre, doges de Venise, rois et reines,
bandits et taux monnayeurs, dont il trafique sur son échiquier avec
un ait inventé à souhait pour le plaisir de la musique; personne
comme lui n'abuse des conjurations, il en met dans ses vaude-
villes, dans ses comédies; ses grands opéras et ses opéras comiques
en fourmillent. Motifs tournés et retournés incessamment que le
compositeur se charge d'habiller à neuf.
]N'iu)porie. ce rôle de Marcel, une fois admis en principe, qui
l'écrirait? Meyerbeer avait résolu m petto que ce ne serait point
Scribe, car s'il lui convenait de travailler avec Scribe, l'illustre
maître n'en redoutait pas moins les vers de son collaborateur, et,
tout en s'asseyant au banquet de l'amphitryon, se disait à part lui
comme Céliinène :
Oui, mais je voudrais bien qu'il ne s'y servît pas.
Auber du moins ne demandait, l«i, que des variantes, Meyerbeer
réclamait tout un autre style et s'adressait à Émi'e Deschamps,
quitte à indemniser Scribe pour la peine qu'on lui épargnait de
rimer quelques méchans vers. Ainsi voilà une pièce dont le sujet
est de Mériiiiée, la musique de Meyerbeer, le texte d'Emile Des-
champs, et dont Scribe aura et l'hoimeur et l'ai-gent! Il semble
qu'il n'y soit pour rien, il y est pour tout! Cenx-la seuls qui l'ont
vu à lœiivre peuvent raconter ce que sa collaboration apportait au
musicien, ce qu'elle avait d'utile, de fécond. Jngeiis alienornm
liiborum fur, disait Pétrarque d'un de ses conteirporains; Scribe
ne vidait pas les idées d'autrui, il s'en souvenait, les ravaudait,
mais avec quelle verve et quelle incroyable adresse! Sa mémoire
était l'Océan; par exemple, il n'y fallait rien jeter, car le flot avare
gard:iit tout, l'anneau de Polycrate aussi bien que la coupe du roi
de Thulé, et tant de richesses emmagasinées, souvent à son insu,
faisaient les principaux frais de ces séances où libiettiste et musi-
cien travadiaient ensemble. Alors son imagination et sa dextérité
se donnaient cours, il ne regimbait plus, se livrait au maître corps
et âme; oubli mt les objections de l'heure précédente, il jetait à
bas l'ancien édifice, et d'un tour de main en reconstruisait un nou-
veau bien dans le mouvement de vos idées; ainsi les airs et les
duos trouvaient leur place, ainsi dans les Huguenots, la scène de
la bénédiction des poignards, qui dans l'origine devait par un coup
de foudre terminer l'acte, allait, sur une inspiration de Meyerbeer
et contre toutes les règles de la progression dramatique, servir de
60 REVUE DES DEUX MONDES.
préambule au duo entre Valentine et Raoul, ainsi dans la Muette le
personnage de Fenella se transformait, ainsi naissait ce fier duo du
second acte : Amour sacré de la patrie, dont Scribe pouvait reven-
diquer sa bonne part, même comme musicien, en ce sens qu'il fut
cause par ses observations qu'Auber, qui d'abord n'avait pas réussi
à saisir l'expression vraie, s'y reprit à plusieurs fois. On peut même
ajouter que les gourmades et les assauts du librettiste contri-
buèrent pour beaucoup au succès.
J'ai parlé plus haut de cette langue abstraite si commode aux
versificateurs. Scribe ne se gênait guère pour en abuser et n'en tri-
mait pas moins à la besogne. Ces pauvres vers qu'il rimait à coups
de dictionnaire et comme au collège on fait un pensum, ces
strophes mal agencées lui coûtaient mille efforts. Un jour, Théophile
Gautif r assistant à la répétition d'une pièce des boulevards, écou-
tait cette prose avec recueillement et componction, lorsque soudain
i! se hérisse, happe une phrase au passage et dit à son voisin, en
souriant de son air bonhomme : « Ah diantre ! voilà quatre lignes
qui sont écrites en français, je te les dénonce. — Et tu fais bien,
car je vais m'empresser de les ôter, » lui réplique alors le voisin
qui n'était autre que l'auteur, homme de beaucoup d'esprit et l'un
de nos plus célèbres dramaturges et des plus riches, en dépit de
Vaugelas. Scribe ne professait pointée dédaigneux parti pris, peut-
être même n'aurait-il pas demandé mieux que d'échapper à des cri-
tiques qui l'affectaient désagréablement, car ce détestable écrivain
avait fait de bonnes études et savait sa langue; mais que voulez-
vous? tant de travail et d'effort! Pour cet esprit si abondant en
ressources, si doué, si facile sur d'autres points, c'était toute une
histoire de redresser un hexamètre, et quand vous appeliez son
attention sur ces vers de Gustave :
Mais où donc est ta femme? — Elle est près de la reine
Daignerais-tu, beau page, y porter intérêt?
Il vous répondait : « Eh ! parbleu, je le sais bien, c'est affreux, cela
vous horripile; mais pensez-vous donc que j'irai perdre une heure
à corriger une faute de grammaire I » Aussi quelle bonne fortune de
rencontrer dans Fenella un personnage qui le dispensait de se
n)ettre martel en tête ! Lui qui prétendait qu'au théâtre les scènes
qu'on coupe sont les seules qui ne risquent point d'être sifflées, dut
se dire cette fois que la meilleure occasion de ne pas multiplier les
mauvais vers était d'écrire un rôle de muette. Et voyez comme il
faut toujours se défier des jugemens téméraires; cette chose, en
apparence si ingénieusement combinée, ne fut nullement un fait
exprès : la sœur de Masaniello devait être dans l'origine un person-
PORTRAITS d'hier ET d' AUJOURD'HUI. 6l
nage chantant comme les autres; la contextm'e même et l'harmonie
de l'ouvrage nous indiquent en elle le grand premier rôle, la can-
tatrice dramatique (une Falcon, une Stoltz, une Cruvelli, une Krauss
selon les temps) faisant vis-à-vis à la princesse Elvire, la cantatrice
légère, ainsi que Masaniello, ténor de force, fait vis-à-vis au prince
Alphonse, ténor léger. Et s'il n'en alla point de la sorte, c'est que
des circonstances indépendantes de la volonté des auteurs s'y op-
posèrent.
Par un funeste événement
La parole à ses lèvres ravie
La livrait, sans défense à l'infidèle amant
Dont l'abandon empoisonna sa vie.
Cet événement, qui coupa la parole à l'infortunée jeune fille et sur
lequel Scribe ne prend seulement pas la peine de s'expliquer,
prouve que la pièce était déjà conçue et le siège fait quand il ar-
riva; l'accident à jamais déplorable qui rendit muette la pauvre
Fenella fut tout simplement que, M'«^ Branchu ayant pris sa re-
traite, il n'y avait plus à l'Opéra de premier sujet capable de re-
présenter avec autorité cette dramatique figure, et de tenir sa place
dignement à côté d'une Elvire ayant nom Cinti-Damoreau. Mais à
défaut de cantatrice, on avait £0us la main une danseuse, M"^ No-
blet, dont le talent mimique et la beauté se faisaient alors très re-
marquer. L'administration proposa aux auteurs de modifier le rôle
à son intention. L'idée leur sourit, ils l'exécutèrent, elle réussit,
et «voilà comment votre fille est muette ». Scribe et Auber n'étaient
point gens à négliger une pareille invite; l'épreuve ayant succédé
au delà de toutes les espérances, ils la renouvelèrent deu\ ans plus
tard avec le Dieu et la Bayadêre, et cette fois de propos délibéré.
Ici encore le personnage principal ne chante ni ne parle, et la situa-
tion s'offrait d'autant plus belle qu'on aurait M"'' Taglioni pour
figurer la Bayadêre; tandis que Fenella se borne à s'exprimer par
gestes, Zoloé joint par vocation la danse à la pantomime; et pour-
quoi, tandis que tout le monde chante autour d'elle, la charmante
fille sévertue ainsi des bras et des jambes, les deux auteurs, qui
ne pouvaient cependant en faire encore une muette, vous le racon-
tent en quatre vers :
Étrangère dans ce climat
Elle ne connaît pas encore
La langue facile et sonore
Des enfans de Brcihma!
Rien n'est menteur comme un proverbe : soyons plus juste, tous sont
^2 REVUE DES DEUX MONDES.
vrais puisque tous se contredisent et qu'à l'instant même où l'un
vous dit : bis repeiito plurent, l'autre vous rabâche : 7wn bis in idem.
Ce qui se passa au sujet du Dieu et lu BayaeUre conlirmerait mon
assertion, la chose plut, mais pour la plus grande gloire des vir-
tuoses seulement; Nourrit, M'"^ Damoreau et Taglioni représentaient
le dieu ei les deux bayadères, dont l'une chante et l'autre danse, et
certaine scène du sf'cond acte est restée comme témoignage de cet
art merveilleux que Scribe et Auber possédaient de tir^r parti de
tous les avantages de la circonstance. Il y avait là un intermède où
la voix de la Damoreau et la danse de Marie Taglioni luttant de
souplesse, d'agilité, de fantaisie et d'ardeur intenses, vous rap-
pelaient ces combats d'oiseaux entraînés qui ne se terminent que
par la mort de l'un des concertans et quelquefois d°. tous les
deux. Invitée à danser par l'étranger qu'elle adore, la belle Zoloé
déploie tous ses talens et toute sa grâce (les talens et la grâce
d'une Taglioni), et pendant ce temps, le dieu voulant éprouver sa
jalousie, atfecte de ne regarder et de n'écouter que sa compagne.
Il fallait voir alors sur un de ces rythmes passionnés, sur un de
ces motifs à toute volée comme Auber en savait trouver, — il fal-
lait voir la pauvre victime s'enlever par bonds toujours [)bis hauts
et plus douloureux jusqu'à sentir son cœur se briser et fondre en
larmes! Et pourtant ce public, qui se laissait ravir ainsi, n'était
ému qu'à fleur de peau. La muette, par occasion, a survécu, alors
que personne aujourd'hui ne se soucie de cette Zoloé destinée, dans
la pensée des auteurs, à reproduire le même effet dynamisé en
quelque sorte, puisqu'il était voulu, qu'il avait Taglioni pnur inter-
prète et qu'il agissait par le double attrait de la pantomime et de
la danse.
Quel maître que le hasard, et comme presque toujours ce qu'il
nous aide à faire vaut mieux que ce que nous faisons sans lui!
Supposons que le rôle de Fenella n'eût pas été conçu d'abord pour
une cantatrice, ce rôle serait-ii ce qu'il est dans l'organisme musi-
cal de la pièce? Au lieu d'y occuper simplement et modestement sa
place, ne l'aurait-on pas vu empiéter sur l'ensemble, et du com-
mencement à la fin prétendre accaparer tout l'intérêt comme il ar-
rive en général lorsqu'il s'agit de montrer au public une étoile, et
comme en particulier ce fut le cas pour ce personnage de Zoloé V Le
Dieu et lu Buyudére^ justement à cause de cette importance prédo-
minante attrdDuée à la virtuosité d'une danseuse, ne fut jamais
qu'un opéra-ballet, tandis que la Muette, où la pantomime tient
une si grande place, a pris rang parmi les chefs-d'œuvre. Bien plus,
l'esprit de discussion aidant, un jour ne devait pas tarder à naître,
OÙ ce qui, nous venons de le voir, n'avait été que pur hasard, se-
PORTRAITS d'hier ET d' AUJOURD'HUI. 63
rait compté au maître comme un trait de génie. Un esthéticien
allemand, grand éplucheur d'énigmes, M. Riehl, ne nous apprend-il
pas que ce fait d un personnage de muette figurant au preniier plan
de l'œuvre musicale d'Auber cache un sens très significaiif pour
l'histoire de l'opéra moderne! ^'ous qui connaissons le fond des
choses, une si belle découverte nous émerveille; nous savons que
les auteurs n'y ont point mis tant de malice. Toujours est-il qu'en
obéissant à des nécessités d'ordre secondaire, ils allaient au-devant
des aspirations sytnphoniques de l'avenir. Étudiez cette physiono-
mie de Fenella, suivez attentivement dans l'orchestre It^ commen-
taire pittoresque à la fois et psychologique de ce qu'elle exprime
par ses airs de visage, son geste et ses attitudes, et dites si tout ce
mélodrame cousu de motifs adorables ne répond pas aux conditions
de caractéristique musicale dont l'art nouveau n'aduiei point qu'on
se passe.
Deux amours sont en présence, l'amour d'une fille du peuple et
l'amour d'une princesse, et c'est au plus violent de ces deux senti-
mens, au seul tragique, que la parole va manquer. Fenella se tait,
mais l'orchestre parlera pour elle. Quelle émouvante et pathétique
élocution, à l'aide du dessin, du coloris instrumental, Auber donne
à sa mueite! Les images se succèdent ininteiTompues et vivantes
à ce point que l'école de la musique sans paroles elle-même trouve
là de quoi se renseigner. C'est que tout est absolument neuf dans
cet ouvrage; réalisme et naturalisme sont des mots inventés depuis ;
Auber inconscient créait la chose; ainsi qu'il arrive toujours, l'œuvre
naissait avant la théorie, le radieux tableau avant la grisaille. J'ai
parlé de l'intervention des cliœursdans le drame, combien d'autres
innovations je citerais! Laissons de côlé le prince et la princesse,
le conlident et la confidente, derniers représentans d'un art con-
ventionnel, et plongeons-nous dans ce flot courant et transparent de
source vive. L'inspiration fraîche éclose, le motif trouvé et relui-
sant au soleil comme un caillou de la grève, jamais l'effort ni la sur-
charge; rien qui sente l'huile. Auber sait son affaire, il la sait même
mieux que personne, mais il se garde poliment d'en abuser comme
c'est aujourd'hui la manie chez tant de gens. Modulation que me
veux-tu? Quand les idées manquent, on cherche la forme, quand
on ne peut plus être romantique on devient parnassien. Élevez votre
impuissance à la hatUeurd'un dogme, elle s'imposera, tout ce qu'on
fait sysién)atiquement plaîi aux philosophes. Auber mettait le public
bien avant les philosophes, et comme le Dorante de la comédie il
se fiait assez à l'approbation du parterre « par la seule raison
qu'entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables
de juger d'une pièce selon les règles, et que les autres en jugent
64 REVUE DES DEUX MONDES.
par la bonne façon d'en juger, qui est de se laisser prendre aux
choses et de n'avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée,
ni délicatesi^e ridicule ». Aussi, voyez l'homme de thécàire à sa be-
sogne, admirez cet art qu'il a de naviguer in médias res^ de se
gouverner de manière à ne jamais éluder une situation, de les abor-
der, de les résoudre par les pins habiles transitions, les contrastes
les mieux combinés, amenant par l'air du Soyvmeil l'entrée des
pêcheurs révoltés, terminant par une scène mimée, par un tableau,
cet admirable second acte plein de conflits tragiques et tout vibrant
encore de l'érho des masses vocales. Insisterai-je sur la musique de
danse avec ses rythmes et ses tarentelles d'un tour si neuf et qui
rompant avec le pathos du divertissement classique ouvre la car-
rière aux airs nationaux et aux ballets de caractère?
M Scribe et Auber, écrivait Heine, sont deux hommes d'infiniment
d'esprit, ils ont la grâce, le sentiment, la passion même; seulement
ce qui manque à l'un, c'est la poésie, et ce qui manque à l'autre,
c'est la musique. » L'épigramme qui pour Scribe a du vrai, ne tient
pas une minute appliquée à l'auteur de la Muette. Auber ici nage
au contraire en pleine musique, il ne méritera ce reproche que plus
tard, lorsque, par l'effet cî'une trop assidue collaboration, son
talent se rétrécira au contact de Scribe, Si le grand souille héroïque
et populaire de la Muette ne s'est pas retrouvé chez le mus'cien,il
convient, selon nou«, d'attribuer ce tort à son poète qui, l'inclinant
de plus en plus vers l'opéra comique, ne lui donnait à peindre
même sur la scène du grand opéra, que des tableaux de genre
comme Gufttave, le Lac des fées, le Philtre et la Corbeille d'oranges.
Scribe, affn-mantdejour en jour davantage sa manière, ne s'apercevait
pas qu'il entraînait son musicien au maniérisme, ou peut-être bien
que, s'en apercevant, il jugeait la chose plus utile aux intérêts de la
communauté. Toujours est-il qu'à mesure que la comédie gagnait
du terrain, la musique en perdait; l'anecdote devenant le principal,
l'intrigue et le dialogue tenant le haut bout, il ne restait au com-
positeur qu'à se cantonner dans les petits coins et s'y manifester
de son mieux. Ces quarante années de collaboration furent cause
que le trésor d'Auber se dépensa en menue monnaie; à quoi bon
les sentimens et la passion quand leurs semblans peuvent suffu'e?
Et cependant au milieu de ces airs dansans, de ces chanson^^, de
ces fredons, de tout cet amusant parlage des violons, des hautbois
et des clarinettes, con'erant entre eux comme des gens bien élevés
qui se rassemblent pour ne se rien dire, — dans ces opéras de salon
et de conversation, que d'échappées superbes par momens, quels
fiers coups d'aile : le premier acte ([' Haydi-e^ le quintette de la 5?'-
rùne^ le cantique avec chœurs au troisième acte du Domino noir!
roRTRAiTS d'hier et d'aujourd'hui. 65
Jadis, aux temps heureux de jeunesse et de dilettantisme, j'ai beau-
coup écrit sur Auber et je me reproche aujourd'hui de l'avoir traité
trop à la légère. Il y a là, je le sais, un fond de jolis et galans mo-
tifs qu'on écoute sans y prendre garde et comme on croque un sac
de chez Doissier. Aimez-vous les bonbons à la vanille, préférez-vous
la pistache ou la fraise? Vous en trouvez pour tous les goiits. Mais
s'il est permis d'en user librement avec ce petit monde chiffonné,
l'homme qui a écrit la Muette, et dans la Muette le récitatif et l'air
du Sommeil, mérite les égards dus aux plus grands maîtres (1).
D'ailleurs, il pourrait bien se faire que cette petite musique du
répertoire secondaire d'Auber ne fût point si petite et qu'il n'y
eût là qu'une question d'optique. Je songe ici à l'effet complète-
ment nouveau que produisirent sur moi plusieurs de ces opéras
mignons lorsqu'il m'arriva de les entendre à Vienne pour la pre-
mière fois. L'orchestre d'abord, cet admirable orchestre du Kàrtner-
Thor exécutant les symphonies qui servent de préface à FraDiavolo,
aux Diaimins de la couronne, avec la force de conviction qu'il met
à jouer une ouverture de AVeber, puis des chanteurs prenant au
sérieux la partition, cherchant, au rebours des nôtres, la musique
avant de chercher la pièce, et touchant à l'émotion vraie, c'était en
un mot l'épreuve du grand opéra imposée à ces œuvres charmantes,
et j'avoue que la musique y prenait un air d'élévation que nous
ne lui soupçonnons pas ici. Mais voilà, nous avons, nous, cette habi-
tude fâcheuse de laisser aux étrangers le soin de rendre justice à
notre école. Nul mieux que l'auteur du Freischiltz n'a jamais parlé
de notre grand Méhul : « La beauté des œuvres de cet ordre-là ne
se prouve point, s'écrie Weber à propos de Joseph. 11 suffit d'en
appeler au sentiment de ceux qui les entendent; les souvenirs et
les tristesses de Joseph, les remords et le repentir de Siméon, la
douleur du vieux Jacob, ses colères, sa joie, autant de motifs
traités avec l'inspiration et le talent d'un musicien que nuls prin-
cipes que ceux qui vraiment conviennent à son art, ne sauraient
prendre au dépourvu. C'est une fresque musicale que cette partition,
un peu grise de ton, mais d'un sentiment, d'un pathétique, d'une
pureté de dessin et de composition à tout défier. » Giterai-je le vigou-
(1) J'ignore si depuis lors M. Gounod a change d'avis, mais, quant à moi, je me
souviendrai toujours d'un certain soir où, passé minuit, comme il était au piano, à
feuilleter pour un groupe d'adeptes le merveilleux album do sa mémoire, le hasard
amena sous ses doigts l'air du Sommeil, le récitatif d'abord, puis la mélodie, qu'il reprit
ensuite de sa belle voix jeune et vibrante. Nous écoutions dans le silence du ravisse-
ment. Cousin lul-m6me se taisait, et, sur la dernière mesure, comme Delacroix s'em-
pressait pour le féliciter, l'admirable interprète de cette admirable musique, ému lui
aussi jusqu'aux larmes, répondait à son étreinte vigoureuse en s'ccriant : Est-ce assez
beau!
TOME XXXV — 1879. ^ 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
reux élancement de Verdi assistant à une représentation de Zampa
à rOpéra-Gomique et secouant à chaque instant son voisin de stalle
en lui soufflant à l'oreille : « Quel maître vous avez-là ! quel musi-
cien! » De même pour Auber, dont le répertoire, grand et petit,
alimente les théâtres de Vienne et de Berlin, et fournit journel-
lement aux organes les plus autorisés de la critique l'occasion
d'honorer nos musiciens selon leur mérite (1).
Qu'il ne se rencontre pas dans le nombre quelques dissidens,
je n'oserais l'affirmer; Richard Wagner et Schumann font leurs
réserves, ceux-là ne louent que du bout des lèvres, et leurs appro-
bations ne vont point sans une arrière-pensée de dénigrement.
Ainsi, l'auteur de LohengrÎR vous racontera comment, la fantaisie
l'ayant pris de composer un opéra comique, il s'aperçut qu'il écri-
vait « une musique à la Auber! — J'en ressentis un désespoir pro-
fond, ajoute-t-il; tous mes sentimens se révoltèrent, et je me dé-
tournai de mon travail avec dégoût! )> Horrcsco referem, dirait
Virgile, et le marquis de Mascarille, qu'il vaut mieux citer comme
étant plus dans la situation, s'écrierait : « Oh! oh! je n'y prenais pas
garde ! » Mais, ô vanité delà théorie, l'archi-poète et l'archi-musicien
en sera pour sa courte honte, et c'est d'un motif du Philtre (l'air
du sergent), d'un vil pont-neuf de ce poUsson d' Auber qu'il fera le
thème de son chant nuptial dans Lohengrinl Quant à Schumann,
qui juge les Huguenots une œuvre de platitude grimaçante et « anti-
musicale, » on devine aisément quelle sera son opinion. Qu'il appelle
Auber un vaudevilliste, passe encore, mais lui reprocher d'instru-
menter grossièrement, d'être « un lourdaud! » Autant vaudrait
accuser Voltaire de manquer d'esprit. Il est vrai que jamais on n'eut
l'idée de vanter Schumann pour la justice ou la justesse de ses
appréciations et qu'il appartient avec Richard Wagner, son digne
compatriote, à cette race d'atrabilaires et d'envieux par qui s'est
introduit ce beau système de s'injurier et de se diffamer entre con-
frères sous couleur de littérature et d'esthétique; mais qu'un Fran-
çais, qu'un ministre de l'instruction publique et des beaux-arts
ayant à parler d' Auber devant le Conservatoire assemblé s'avise de
requérir contre lui au nom de la science, il y a là vraiment un
exemple qui vous déconcerte. « Cet homme a produit plus que
{\ ) u On tombe de son haut à, Ilro, en feuilletant les vieilles gazettes, avec quelle
impertinence et quelle dédaigneuse répulsion furent accueillies à leur première appa-
rition en Allemagne les œuvres les plus exquises des Rossini, des Auber, des Boïel-
dieu, et je me demande s'il ne serait pas pour nous plus honnête et plus habile
d'avouer qu'il n'est pas de notre puissance de composer jamais rien qui ressemble à
ces merveilles d'esprit, de verve, et de stylo ayant nom le Barbier de Séville, la Dame
blanche, le VhiUre et Fra Diavolo. » (Ferdinand IliUer, Aus dem Tonleben.)
PORTRAITS d'hier ET d' AUJOURD'HUI. 67
personne, et il est certain qu'il n'a jamais travaillé! » Qu'en savez-
vous, monsieur Jules Simon? Si c'est Auber qui vous a conté cela
le sourire à la bouche, il s'est moqué de vous, et si par hasard vous
devez cette ^découverte à votre information personnelle, je vous
renvoie aux vingt premières mesures de l'ouverture des Diamans
de la Couronne, où se dérobe sous les délicatesses du style le plus
exquis, toute la science d'un Mozart; et Meyerbeer à qui vous jetez
le pavé de l'ours en ajoutant : « Il y a plus de travail dans la plus
courte scène des Huguenots que dans toute la Muette (1), » Meyer-
beer tel que je l'ai connu et pratiqué n'aurait pas manqué de vous
répondre : « Eh bien ! alors, rnon cher monsieur Simon, tant pis pour
les Huguenots. » « On a dit qu'il était ignorant, » continue l'orateur.
Qui a dit cela? Est-ce Cherubini ou Fétis, qui certes n'en savaient pas
plus que lui: o philosophi, gens crednla! Ou plutôt, que ne peut
cette manie de dénigrement, puisqu'elle en arrive à convaincre un
homme vieilli dans l'université de cette vérité prodigieuse qu'un
maître qui sait tout dans son art n'a jamais travaillé!
Lorsque Byron voulait se mettre en verve, il prenait un livre quel-
conque, et le premier paragraphe venu lui servait de point de départ.
Le hasard a quelquefois de ces bons offices à nous rendre. Je finis-
sais d'écrire ces lignes quand je reçois d'un ami trois volumes:
j'ouvre à l'instant, et le premier nom qui me frappe est celui d' Auber.
Voilà certes une rencontre qui ressemble furieusement à un rendez-
vous, et cependant rien de moins concerté, la riposte ayant de deux
ans précédé l'attaque; quoiqu'il en soit, on n'imagine pas coïnci-
dence plus singulière, ni réponse plus topique à cette assertion
banale de M. Jules Simon : « Auber n'a jamais travaillé. » Lisez et
renseignez-vous : « Auber a été travailleur et conscient; le travail
a été son culte, sa religion, sa foi, il lui a tout sacrifié. Il a imposé
silence à ses instincts, il a rythmé les battemens de son cœur, il
a coupé les ailes à sa fantaisie, il a discipliné son corps, il a mis
toutes ses forces vives au service de sa pensée, il n'a permis à au-
cune des tentations les plus séduisantes pour l'homme d'avoir une
prise durable sur lui. Il s'est équilibré physiquement, intellectuel-
lement, moralement, n'accordant aux exigences du corps que juste
ce qu'il fallait pour maintenir le cerveau en vigueur et en harmonie.
Son génie n'était pas seulement fait d'inspiration divine, comme le
croient ceux qui attendent toujours l'inspiration au lieu d'aller au-
devant d'elle; il était fait aussi de volonté, de persévérance et de
(t) Pas de travail dans la Muette? Excusez du peu! Et la scène du marché avec
ses contre-parties, ses motifs fugues, qu'en faites-vous? Une trame cependant est une
trame, et les fl!s d'une pareille harmonie no s'cntre-croisent pas sans qu'une habile
main de tisserand pousse la navette.
©s REVUE DES DEUX MONDES.
travail quotidien (1). » Qui parle ainsi? Un poète, un artiste qui sait,
lui, par expérience ce que valent ces fables avec lesquelles jonglent
en public trop volontiers les prestidigitateurs de la parole, et ce qu'il
en coûte d'efforts et de travail pour « aller au-devant de l'inspira-
tion. )) Ces quelques pages de Dumas sur Auber sont à mon sens
le meilleur résumé qu'on puisse lire. Entre cet écrivain et ce mu-
sicien, un lien de parenté existe : le théâtre et d'ailleurs tous les
arts ne se tiennent-ils pas? Omnes artes cognationc quadam inter
se continuantur .
III.
« La perfection des arts, écrit Montesquieu, est de nous pré-
senter les choses telles qu'elles nous fassent le plus de plaisir qu'il
est possible. » C'est qu'en définitive le plaisir est au fond de tout
ce qui porte en soi à un degré quelconque le caractère du beau.
Épicure le mettait dans la vertu, d'autres le mettront dans une fan-
taisie de Watteau comme dans la Léda du Corrège, dans une sym-
phonie de Beethoven comme dans un opéra d'Auber. Pourquoi les
gens vont- ils au spectacle, au concert? pourquoi vous faites-vous
jouer un morceau de Chopin ou de Schumann? Allez-vous à l'Opéra
comme vous iriez à la Sorbonne, et les émotions que vous procure
une audition musicale ont-elles rien de commun avec celles qu'é-
veille en vous une savante lecture? Je ne le pense pas, et la preuve
c'est que, lorsque vous sortez d'une représentation de la Dame
blanche ou de Fra Dîavolo, vous vous dites : « Cela m'a plu, cela
m'a charmé, » et non point : « Cela m'a persuadé, convaincu. »
Hegel prétendait qu'il lui était impossible de penser en écoutant de
la musique. Ce que la musique a à me dire, elle me le dit par la
sensation; si j'ai besoin de tendre les ressorts de mon esprit, adieu
le plaisir et la jouissance ! La musique, « art complaisant et câlin,
au lieu de s'imposer violemment à notre pensée, se plie à l'état
momentané de notre être intérieur, nous enveloppe, nous caresse,
nous entraîne et nous sépare peu à peu des soucis et des angoisses
de la réalité. » Ainsi dans une de ces pages sur Auber que j'ai
citées plus haut, s'exprime Dumas fils, et s'il nous plaît après cela
d'interroger une femme, M'"'= de Staël nous répondra qu'on doit
exiger une attention soutenue quand il s'agit d'idées abstraites,
mais que les émotions sont involontaires, qu'il ne peut être question
dans les jouissances des arts ni de complaisance, ni d'efforts, ni de
(1) Alexandre Dumas fils, Entr'acles, t. II, p. 346.
PORTRAITS d'hier ET d'auJOURD'hUI. 69
réflexion. « Il s'agit là de plaisir et non de raisonnement. L'esprit
philosophique peut réclamer l'examen, mais le talent poétique doit
commander l'entraînement. » Tout ceci constituerait une méthode
au profit de l'heureux enchanteur qui nous occupe, mais en est-il
besoin? Auber n'eut jamais en ce monde qu'une esthétique comme
il n'eut qu'une religion : l'éternel féminin. Les femmes lui doivent
beaucoup, et lui leur doit immensément. Il les recherche, les aime
les connaît, et c'est à ce culte jaloux et continu qu'il faut'rapporter
ce charme presque énigmatique d'une imagination toujours jeune
et cette veine toujours nouvelle de frais motifs; car il n'est pas un
de nous qui, en redescendant ses souvenirs les plus lointains ne
puisse bercer chacun de ces souvenirs dans une mélodie de l'ai-
mable inspiré. « Sa verve intarissable court depuis un demi-siècle
à travers nos existences comme un ruisseau sorti d'une source natu-
relle, à la fois miroir et rosée, fraîcheur et chanson. Que de tris-
tesses il a emportées dans son murmure, que de sourires il a
reflétés, que de confidences il a reçues, que de larmes il a mêlées
à ses eaux rapides dont rien ne pouvait troubler la transparence'
Gloire et reconnaissance au maître charmant, sans devanciers com-
parables à lui, .sans rivaux contemporains, sans héritiers jusqu'à
cette heure, qui a ému, égayé, ravi, consolé toute une génération
disparue, toute une génération vivante et qui garde les mêmes émo-
tions, les mêmes joies, les mêmes ravissemens pour les générations
qui vont naître et à qui nous souhaitons de n'avoir pas besoin d'être
consolées » Auber, qui détestait l'esthétique des esthéticiens, goû-
terait celle-ci, lui venant de l'auteur de l'Ami des femmes, et que
j ai rapprochée des paragraphes empruntés à Montesquieu, à Hegel
etaM'"^ de Staël, comme on nuance dans un bouquet des fleurs
de diverse culture. Maintenant, si vous voulez, baissons un peu le
ton et voyons dans le train ordinaire des choses le vieillard à qui
nous venons de souhaiter la fête.
Bien qu'il fût un fieffé courtisan, il préférait, et de beaucoup, au
fameux parterre de rois une double rangée de loges très richeînent
agrémentée de jolies femmes. Ce public-là était le seul qui l'inté-
ressât; pour tout le reste il se montrait assez indifférent. Il ne disait
pas comme les ménétriers de Shakspeare : « La musique a le son
joyeux de 1 argent. » Il pensait à son rang de loges et c'était pour
ses beaux yeux et surtout pour ses belles épaules qu'il écrivait De
même dans la distribution de ses rôles, la jeunesse et les ^râces
physiques d'une cantatrice le rendaient infiniment moins sévère à
1 égard de la voix et du talent. En outre, Auber aimait le change-
ment, et chaque ouvrage nouveau lui servait de prétexte pour con-
voler a de nouvelles noces. Aussi pendant les soixante ans de ce
70 BEVUE DES DEUX MONDES.
long règne, quelle consommation de minois charmans et de gosiers
choisis! Comment nombrer tous ces becs fins de sa volière? On
aimerait à se figurer ainsi une galerie des femmes d'Auber à l'm-
star des illustrations qui se publient sur l'œuvre des poètes ; nous
y passerions en revue les divers portraits des cantatrices dans le
costume de leurs rôles. Toutes y paraîtraient, depuis la petite
Rigault d'Emwî^etla joliePradher de la Bergère châtelaine, depuis
M"'' Falcon, l'Amélie de Gustave, et M'"'' Damoreau, l'Elvire de la
Muette, l'Henriette de V Ambassadrice , l'Angèle du Domino noir,
jusqu'à cette infortunée Priola du Rêve cV amour à qui la mort ne
laissa pas le temps d'achever son rêve! Il va sans dire que l'on
n'oublierait ni la blonde Anna Thillon, la Gatarina des Diamans de
la couronne, ni les Dameron, ni les Lavoix, ni les Rossi, ni les
Vandenheuvel, ni les Cabel, ni Marie Roze, fantômes également
évanouis et qui furent à leur moment la Sirène, le Carlo Brocci de
la Part du Diable, Jenny Bell, Manon Lescaut et la voluptueuse
Indienne du Premier Jour de bonheur. Auber aimait les femmes
et les aimait toutes, dans le monde aussi bien qu'au théâtre, et ce
culte assidu, poli toujours, sinon discret, vous rappelait en lui
l'homme du xviii" siècle dont il avait l'esprit et les manières.
Pour égoïste, il l'était et parfois même cruellement, mais ses
dehors, son savoir-vivre, n'y perdaient rien. Et puis, un grand artiste
payant de sa bienvenue ne satisfait-il point aux exigences? Très
mondain, très répandu, Auber aimait à courir les salons, mais il
ne s'y prodiguait pas, et ce n'était guère que dans une certaine inti-
mité que son esprit se laissait aller. Qu'une grande dame eût besom
de lui pour organiser quelque matinée de bienfaisance, il arrivait
aussitôt pimpant, guilleret, tout heureux de s'attnrder aux mpnus
propos. Il causait à bâtons rompus, rasait le sol : des anecdotes,
des mots, de jolis riens, un printemps fleuri avec des bourdonne-
mens d'abeille sur lequel le tœdium vitœ planait comme un nuage
noir. Tout en étant fort l'ami et même un peu l'amant de ses suc-
cès, il ne haïssait point ceux des autres, ou plutôt son éloge en
pareil cas trahissait une grande indifférence. Préférer tout le monde,
argument suprême des habiles et des ennuyés. Auber avait pour-
tant des préférences et ne se gênait pas pour vous les dire, mais
seulement dans le tôte-cVtête et quand il savait n'être menace d au-
cune espèce de discussion. Mozart, Cimarosa, Rossini, formaient son
élite. N'oublions pas Verdi, qu'il plaçait très haut pour son double tem-
pérament de mélodiste et de dramaturge, car Auber, comme tous
les grands artistes de cette génération, estimait surtout les dons
naturels, ce qui s'acquiert l'intére?sait moins, et s'il prêtait son
attention aux sonoristes d'aujourd'hui, ce n'était point sans regretter
PORTRAITS d'hier ET d' AUJOURD'HUI. 71
l'absence des idées. «Tout cela, pensait-il, est acheté beaucoup trop
cher, il faut pourtant qu'il y ait quelque rapport entre la peine que
je me donne i)our casser, éplucher, égruger la noix et le plaisir de
déguster l'amande ou le lal't qu'elle renferme. » Lui dont les airs les
plus connus, les plus originaux n'offrent souvent qu'une succession
de quel lues mesures, lui qui portait des motifs counne La Fontaine
poussait des fables, Pétrarque des sonnets et Tallemant des anec-
dotes, il ne comprenait rien, mais absolument rien à cette esthé-
tique de naias et de bossus qu'ignore la statuaire dont procèdent
les Venus de Milo. « Mélodie continue! » Qu'est-ce que peut bien
vouloir signifier cette expression dont les deux termes se contredisent?
De quelque façon que vous l'entendiez, ce mot de mélodie représente
une fomieplus ou moins régulière, mais parfaitement déterminée
Qu on interrompe le rythme principal et qu'on ouvre des parenthèses
a perte de vue, je l'admets encore, mais il faut qu'une phrase ait un
commencement et une fin, et il ne saurait y avoir de mélodie con-
tmue pas plus qu'il ne saurait y avoir de poésie sans ponctuation
La ou n existent ni intervalles dilTérens, ni rythme, la mélodie
n existe pas ; je vais plus loin, cette forme précise et régulièrement
rythmée est un besoin de notre nature. A peine notre œil et notre
oreille ont-ds perçu une certaine suite de lignes ou de sons qu'ils
en désirent invinciblement la reproduction ; et ces répétitions qu'il
est de mode aujourd'hui de vouloir proscrire tiennent à l'o-^ea-
msme même de l'art. Vous les retrouvez partout, dans Haydn
Mozart et Beethoven comme dans x^ossini. La musique est un moyen
d agir sur la sensibilité, de provoquer chez l'auditeur un certain
état moral et c'est par l'emploi ré|>été des mêmes effets qu'elle y
parvient. Si l'on peut dire vingt fois à sa maîtresse : « Je vous
amie, ,, on peut à plus forte raison le lui chanter. Il est vi'ai qu'une
tieone n engage à rien et que tous peuvent s'en moquer, à com-
mencer par Gluck, que les fameux principes développés dans la pré-
lace dAlces!e n'empêchaient pas de faire servir le même morceau
a des situations non seulement diverses, mais complètement oppo-
sées. O malheureuse Iphigéme! cet air qui depuis plus d'un siècle
émeut 1 enthousiasme des amateurs de la musique d'expression cet
air célèbre et typique n'est autre chose qu'un chant déjà employé
par Gluck dans un de ses nombreux opéras italiens, la Clemen~a di
^ito a une époque où, n'ayant pas inventé son système, il courait
simplement après la mélodie sans toujours réussir à l'atteindre
Qu on vienne ensuite nous parler de la cavatine de Maomctto trans-
portée dans le Siàge de Cormlhe et traiter de musique à tiroirs tel
charmant tno des ai«^;^ro«,j ^/anc« que la main paternelle de l'auteur
sauva du naufrage et dont la partition de Fra Diavolo s'est enrichie.
72 RETUE DES DEUX MONDES.
Auber fréquentait ensuite les petits maîtres de notre école fran-
çaise; sur Beethoven il se taisait religieusement; quant aux autres,
Berlioz, Wagner, Schumann, ils produisaient sur lui l'effet d'épou-
vantails. Qu'on se figure l'honorable M. de Sacy mis en présence
des livres de Schopenhauer. Auber d'ailleurs ne niait point, il se
contentait de ne pas comprendre, tirait sa révérence et retournait
à ses plaisirs, tranchons le mot, au vide énorme de son existence.
Lassitude et désœuvrement! Aucun intérêt où se rattacher en
dehors de ce travail auquel même il ne croyait plus, nulle autre
distraction qu'un misérable chambellanisme qui lui faisait endosser
la casaque de Polonius pour aller battre la mesure aux concerts
des Tuileries.
Je vais donner une heure aux soins de mon empire,
Et le reste du jour sera tout à Zaïre,
Son empire, c'était le Conservatoire, et le foyer de la danse était
Zaïre. La journée se traînait tant bien que mal dans les affaires et
les répétitions; plus tard, c'était la promenade au bois, le dîner,
puis les théâtres, les salons. Mais enfin il n'est fête qui toujours
dure, et quand le dernier théâtre avait éteint son lustre et le der-
nier salon sa dernière bougie, il fallait cependant rentrer dans ce
lugubre hôtel de la rue Saint-George et s'y retrouver seul avec ses
quatre-vingt-huit ans. Ne dormant plus, il avait perdu l'habitude
de se coucher; le lit augmentait sa tristesse, son humeur sombre.
Enveloppé de sa robe de chambre, plongé dans son fauteuil, il
lisait, griffonnait, méditait avec de légers intervalles d'assoupisse-
ment, et les premiers rayons de l'aube le surprenaient à son balcon,
regardant d'un œil terne et découragé la théorie des balayeurs et
balayeuses dévalant des hauteurs de Montmartre. N'exagérons rien
toutefois, car ce vieillard morose avait pour se défendre un fonds
inépuisable d'ironie et de scepticisme. « Quand je pense, disait-il,
que si je m'étais marié, ma femme aujourd'hui ne pourrait pas
avoir moins de soixante-quinze à soixante-dix-huit ans ! Une com-
pagne de soixante-dix-huit ans, quel intérieur! Mieux vaut encore
prendre en patience sa vieillesse, puisqu'on n'a jusqu'ici rien inventé
de mieux pour vivre longtemps et qu'il faut vieillir sous peine de
mort. » Tête frivole et cœur léger, à Dieu ne plaise que je l'en
excuse! Il était de son temps, et ce diable de Diderot l'avait endoc-
triné dès le collège. Une très illustre dame, un soir qu'il l'agaçait
de ses indiscrétions, lui faisait cette remontrance en le frappant de
l'éventail sur le bout des doigts : « Voyons, Auber, vous n'en finirez
donc jamais? Quoi! pas un retour vers la religion, pas une pensée
PORTRAITS d'hier ET d' AUJOURD'HUI. 73
du ciel, à votre âge, car, songez-y, vous avez quatre-vingt-huit ans
sonnés. » Auber se mordit la lèvre et, se souvenant du mot d'Ana-
créon : « C'est possible en eiïet qu'ils aient sonné; mais, quant à
moi, je n'en ai rien entendu. » Puis, se ravisant et d'un ton de
souriant sarcasme : « Le paradis! si j'étais seulement sûr de vous
y retrouver! mais, voilà! même là-dessus j'ai mes doutes. Vous me
reprochez de n'y penser jamais, qu'en savez-vous? J'ai souvent au
contraire essayé de m'en faire une idée. Dante se l'imaginait comme
une roue de feu d'artifice débitant à perpétuité les saphirs, les
émeraudes et les topazes; moi, je me le figure en ut majeur, et,
pour vous parler en pauvre musicien que je suis, ce ton-là m'a tou-
jours ennuyé. »
Repenties ou non repenties , toutes les Madeleines le char-
maient, et cette influence fit son génie comme elle a fait, et
surtout comme elle a prolongé le génie de tant d'autres. Met-
tons à part certaines défaillances trop faciles à relever et qui
seraient plutôt du ressort de la comédie, pour combien cet hom-
mage persistant rendu aux femmes, ces soins assidus, tendres, minu-
tieux autour de leur personne, ne sont-ils pas entrés dans la virtua-
lité même de tel écrivain, de tel artiste que nous admirons? Très
utiles à former le talent, les femmes ont surtout l'inappréciable
secret de le maintenir sur le tard dans sa pleine vigueur. Qu'on se
rassure, je n'entends sortir ici ni de mon pays ni de mon siècle;
nous ne parlerons ni de Pétrarque, ni de Dante, ni de Michel-Ange,
ni de Gœthe, il suffit de regarder autour de nous. Comptons un
peu; les hommes dont l'activité productrice s'est le mieux défendue
contre les déchéances de l'âge, qui sont-ils? Ceux que les femmes
ont le plus attirés : Chateaubriand, Mérimée, Sainte-Beuve, Alfred
de Vigny, Michelet, Cousin : In hoc sîgno vinccsj chaque feuillet
d'Auber porte ce signe: distinction, élégance, goût suprême!
Aucun maître, Mozart excepté, n'écrivit dans cette perfection le
dialogue parlé. Cet orchestre, toujours clair, a des façons de dire
qu'on ne se lasse pas d'admirer ; la phrase musicale, toujours nette
et bien construite, rend avec précision le sens du récit : autant de
paroles, autant de notes ayant leur signification facile, intelligible;
les motifs sont en profusion, et tout cela spirituel, galant, ni trop
long ni trop court, touché de main d'artiste, et d'artiste qui sait le
monde !
Qui se souvient aujourd'hui du troisième acte de Gustave ,
de cet air de femme si ému, de ce duo entre le royal amant et
sa maîtresse, où, chose rare au théâtre, même à travers les mou-
vemens de la scène, le comme il faut ne se dément jamais?
Voltaire se vantait d'être le seul poète qui [sût faire parler des
7^ REVUE DES DEUX MONDES.
princes. Auber, bien autrement, s'entend à mettre en musique le
langage des cours. Je prends comme exemple ce sujet de Gus-
tave traité depuis par Verdi dans U?i Ballo in mascltera, une des
plus vigoureuses partitions du maître italien. En tant que produit
musical et chose spécifique, l'œuvre de Verdi l'emporterait peut-
être sur l'opéra d' Auber ! Vous signalerez là du tempérament comme
dansun mélodrame, du mouvement, de la passion, mais généralisée,
brutale et flagrante, sans localisation ni caractéristique : adieu la
nuance, le fin pastel ! la quantité supplée à la qualité, la pièce n'est
pas rendue, ni les costunies, ni les portraits, tandis que chez Auber
vous avez tout, jusqu'à l'œil de poudre. Alexis de Saint-Priest, dont
l'information sur la littérature du grand siècle était impeccable,
quand il vous lisait une tirade de Monime ou de Bérénice, ne man-
quait jamais de s'arrêter à certains passages où Racine, disait-il,
avait marqué la place du coup d'éventail pour la Ghampmeslé. Cette
observation me revient à propos des ouvrages d' Auber, et notam-
ment de ce Gustave où je retrouve dans la façon d'être et l'attitude
des personnages, dans leur manière de porter l'épée, de saluer,
d'entrer et de sortir quelque chose d'aisé, de poli, de familier et
de hautain qui n'appartient qu'à notre xviii^ siècle; il y a, comment
dirai-jc?le coup de chapeau ; ces gens-là savent vivre, et la langue
qu'ils parlent en musique nous le fait voir : ce comme il faut, Scribe
au théâtre ne l'eut jamais ; c'est que le style lui manque. Rêvez,
inventez, combinez tant que vous voudrez, rien ne vit que par le
style. Scribe a tout excepté tout, il sait trouver et ne sait point
écrire. Vaudeville, drame, comédie, opéra, que n'a-t-il pas ima-
giné? Classique de nature et par éducation, il sera romantique de-
main si le romantisme fait recette, car dès que le public s'est amusé
de l'anecflote mise en scène et qu'il ne redemande pas son argent,
l'auteur dramatique a touché son but. Monarques et manans, hom-
mes d'état et de finance, artistes, épiciers, charlatans, tous sont
égaux devant sa plume; aussi facilement qu'il aura su tourner en
pasquinade la fin tragique de Struensée, il va sur la chute de Marl-
borough vous composer une spirituelle comédie d'intrigue et tra-
vestir la mort de Pierre le Grand en un roman sentimental; le
Verre cCeau^ Bertrand et Raton, la Czarîne, c'est toujours la même
pièce avec d'autres noms, il ne voit dans l'histoire que le fait mes-
quin, le motif purement personnel, et s'il soulève le rideau étendu
devant une catastrophe héroïque c'est avec l'étroite curiosité d'un
valet de chambre épiant son maître. Son dialogue toujours incorrect
a des idiotismes qui vous renversent. Dans Aérienne Lecouvreur par
exemple, à cette question de l'abbé: « Je tiendrais à savoir quelle
est sa passion régnante ? — l'interlocuteur répond : Je te saurai
PORTRAITS d'hier ET D AUJOURD HUI. 75
cela. » Et c'est un grand seigneur, un prince de Bouillon s'il vous plaît,
qui s'exprime de la sorte, la main au jabot et chiffonnant son cor-
don bleu : Je te saurai cela ! Involontairement vous pensez au style
d'Auber, à ces artisans du Maçon, à ce menu peuple si galant et
si bien troussé dans sa désinvolture musicale : tableau de genre et
de mœurs faubouriennes auquel nous verrons au second acte suc-
céder une Orientale en plein Paris qui nous donnera comme con-
traste ce que j'appellerai le romantisme d'Auber.
Soyons juste cependant et rendons à Scribe la part qui lui revient :
ce qu'il a fait est déjà beaucoup, mais ce qu'il a fait faire est im-
mense. Tout notre théâtre lyrique moderne est sorti de son initia-
tive. Sans lui nous n'aurions ni la Muette, ni Robert le Diable, ni
la Juive, ni les Huguenots, ni ce charmant répertoire que l'Europe
nous envie et qui, du moins en partie, survivra: le Mariage de rai-
son et la Calomnie auront depuis longtemps disparu de la mémoire
des hommes que la Muette et Fra Diavolo, le Maçon et le Domino
noirlQxxY rappelleront le nom du grand musicien, son collaborateur
inséparable. « Je fais l' opéra-comique et le vaudeville. On se ruine
dans la haute littérature, on s'enrichit dans la petite. Soyez donc
dix ans à créer un chef-d'œuvre ! Nous mettons trois jours à com-
poser les nôtres et encore sommes-nous trois. Je sais bien que nos
chefs-d'œuvre valent à peu près ce qu'ils nous coûtent, mais on en
a vu qui duraient huit jours, quelques-uns ont été jusqu'à quinze,
et quand on vit un mois, c'est l'immortaliié. » Ces paroles d'un per-
sonnage du Charlatanisme, rien ne me dit que Scribe en les écrivant
ne se les soit pas appliquées; toujours est-il que bien d'autres les
lui ont appliquées depuis. Il n'en ira point de même pour Auber, et
c'est l'œuvre du musicien qui sauvera l'œuvre du poète. La musique
qui peut ajouter d'illustres destinées à des comédies telles que le
Mariage de Figaro et le Barbier de Séville, protégera dans l'avenir
le nom de Scribe, et cela d'autant plus que l'auteur dramatique aura
davantage ici prêté la main au musicien; qui sait? en présence de
la Muette et de ce répertoire lyrique secondaire, modèle de culture
et d'urbanité, peut-être bien le public d'alors pensera-t-il comme
nous que ce qu'il y eut encore de meilleur dans Scribe, c'est Auber.
Henri Blaze de Bury.
L HISTOIRE MONUMENTALE
DE ROME
ET LA PREMIÈRE RENAISSANCE
LES RUINES DE ROME PENDANT LE MOYEN AGE.
I. J.-B. de Rossi, Fiante iconografiche e prospettiche di Roma... {Plans figurés de la
ville de Rome, antérieurs au xvi^ siècle), Rome, SpithOver, 1 vol. 111-4» de texte et
un atlas in-folio. — IL Eiig. Mûntz, Les Arts à la cour des papes pendant le xv" et
le xvi' siècle, première et deuxième parties, fascicules 4" et 9'= de la Bibliothèque des
Écoles françaises d'Athènes et de Rome, 1879.
Je réunis ici avec plaisir et à dessein, en profitant de l'occasion
que m'offrent deux publications toutes récentes, un maître et un
disciple. Le maître est M. de Rossi, le célèbre archéologue romain;
le disciple est un des membres de l'École française^ de Rome,
M. Eugène Miintz, aujourd'hui bibUothécaire de notre École natio-
nale des Reaux-Arts.
M. de Rossi distribue plus que jamais autour de lui tout un vivant
enseignement. 11 ne faut pas voir en lui uniquement le fondateur
de l'archéologie chrétienne. Ce peut être son principal titre : par sa
critique ingénieuse et sévère, il a indiqué ses vraies voies à cette
.science, qui trouve dans Rome de si abondantes ressources et de si
précieux monumens; les trois volumes in-folio de sa Borna sotlcr-
ranea, son Bulletin périodique, son recueil d'Inscriptions dire-
L HISTOIRE MONUMENTALE DE ROME. 7 /
tiennes, son grand ouvrage en cours de publication sur les Mo-
saîques chrétiennes des églises de Rome avant le xv' siècle (1), forment
une encyclopédie qui semble dépasser les forces d'un seul homme;
mais on ne doit pas oublier ses autres travaux. Le même savant a
fait sur l'archéologie classique un grand nombre d'excellens mé-
moires; il connaît presque familièrenient les manuscrits concernant
le moyen âge romain que possède la bibliothèque Yaticane; il est
collaborateur actif de la grande publication française des œuvres de
Borghesi et du Corpus de Berlin ; l'épigraphie et la topographie
romaines comptent peu de maîtres aussi expérimentés. Son ample et
riche talent est dans tout son essor ; il pourra grandir par l'accumula-
tion croissante des informations, mais il ne saurait gagner en critique
sûre et précise. Ce n'est pas seulement par ses écrits que M. de
Rossi professe, c'est aussi par la parole, s jit qu'il multiplie pour
un auditoire sans cesse renouvelé, et aussi pour des élèves assidus,
ses visites dans les catacombes, dans les galeries du Vatican et du
Lateran (2), où ses démonstrations empruntent aux réalités présentes
un si persuasif accent, — soit qu'à l'Académie naissante d'archéo-
logie chrétienne groupée autour du respecté père Bruzza, il dis-
serte sur les divers sujets mis à l'improviste en discussion, —
soit enfin que, dans l'une des chaires libres instituées depuis un
an par Léon XIII au palais Spada, il fasse devant un nombreux
public de très attachantes leçons. En toutes ces occasions, il est le
même : singulièrement riche de souvenirs et se donnant sans ré-
serve, habile cà discuter et à démontrer, précis et net, d'une critique
puissante et droite, aussi remarquable professeur qu'écrivain. —
M. de Rossi vient de donner un nouveau témoignage de la variété de
ses connaissances. A l'occasion de la cinquantaine de l'Institut alle-
mand de correspondance archéologique, dont il est membre depuis
longtemps, il a publié en avril dernier un recueil de plans de Rome
antérieurs au xvi" siècle; il y a joint un volume in-quarto de texte
interprétant ces plans figurés : autant d'élémens inappréciables pour
qui veut étudier l'histoire monumentale de Rome.
Sur ce terrain difficile et attrayant, il s'est rencontré avecM. MLintz,
qui recueillait au sujet des antiques monumens de Rome, du moins
pour ce qui concerne le xV siècle, de précieuses informations nou-
(1) Musaici cristiani e saggi dei pavimenti délie chiese di Borna anteriori al secolo
XV, tavole cromo-litografiche. Douze grandes mosaïques et plusieurs planches de pave-
mens en opus tessellatum, faussement appelé alexandrinum , ont déjà paru, avec un
texte explicatif en italien et en français. Rome, Spithover, 1872.
("2) Pourquoi la France conserve-t-elle seule cette orthographe barbare : Latran,
pour désigner l'antique demeure de la famille des Laterani? La seule raison de persé-
vérer serait ce qu'on appelle l'usage; mais pourquoi ne pas changer l'usage, si la forma
est à vrai dire ridicule, et le changement très facile?
78 SEVDE DES DEUX MONDES.
velîes, dont M. de Rossi déclare avoir plus d'une fois tiré profit.
Sous ce titre : Histoire des arts à la cour des papes pendant le
XY" et le xvi" siècle, M. MiUitz a entrepris une enquête érudite avec
le secours des archives romaines. Son livre, dont nous n'avons
encore que deux parties, rappelle ces deux ouvrages de M. le comte
de Laborde qui ont rendu, par les documens publiés et par la mé-
thode, un si grand service à la science historique : les Ducs de
Bourgogne et Athènes aux xv% xvi^ et xvii' siècles. On se rappelle
qu'un ingénieux emploi des pièces comptables et des registres de
dépenses y devenait la source de renseignemens nombreux et
authentiques, de nature à faire pénétrer l'historien dans la vie réelle
du passé. M. Mûntz a pensé de même, avec raison, qu'en vue d'une
recherche sur les destinées des monumens, sur les travaux publics
et les arts dans Rome, les dossiers manuscrits des archives romaines,
si riches et si peu connues parce qu'elles sont difficiles à explorer,
contiendraient d'admirables ressources. L' administration de la curie
pontificale tenait ses registres de comptes avec une ponctuelle
exactitude ; il est clair que de tels registres, notant un à un, avec
détail, les paiemens acquittés à chaque ouvrier, à chaque artiste,
deviendraient pour qui saurait les comprendre un vivant tableau
de la réalité. M. Mimtz a entrepris de réunir, de comparer, de com-
menter ces innombrables renseignemens. Pendant plusieurs années,
avec une patience ardente et un dévoûment extrême, il a mis à
contribution les divers dépôts de Rome, mais aussi de Florence, de
Naples, de Paris. Le fruit de ce travail considérable est un livre
composé à peu près uniquement d'informations inédites, auquel
devront recourir désormais tous ceux qui voudront s'occuper de la
renaissance. En tête de chaque pontificat, une notice préliminaire
résume les résultats particuliers obtenus par l'auteur ; puis une série
de paragraphes étudie tour à tour chacun des grands travaux
accomplis dans Rome, murs et fortifications, portes de la ville, ponts
du Tibre, rues et places, monumens antiques, églises et basihques;
le développement particulier de chacun des arts annexes à l'archi-
tecture suit parallèlement. Sous chacune de ces rubriques, les
témoignages que recelaient tant d'archives viennent se ranger, et,
chemin faisant, des discussions partielles ou de simples comparai-
sons de textes, mises spécialement en relief, rectifient des erreurs
trop longtemps admises, éclaircissent de nombreux doutes, ajoutent
à ce qu'on savait déjà des traits importans ou d'utiles détails.
L'un et l'autre ouvrage apportent donc de nouvelles et intéres-
santes lumières à ce qu'on peut appeler l'histoire monumentale de
Rome. Ils ont vraiment une histoire aussi bien que le grand peuple
qui les a construits, ces édifices témoins de si nombreuses vicissi-
l'histoire monumentale de ROME. 79
tudes. Ils ont attesté la force des antiques générations, ils ont
abrité la faiblesse d'une Rome abâtardie, ils ont lutté contre la
temps et contre les barbares, contre les guerres civiles et contre
l'ouljli; ceux d'entre eux qui ont pu résister à tant de causes de
désastre ont enfin, dans les temps meilleurs, rencontré le respect.
Les deux publications de M. de Rossi et de M. Miintz racontent,
chacune pour une partie et à sa manière, cette histoire dont nous
voudrions signaler les principaux traits. Nul ne marche impuné-
ment sous les palmiers, dit le proverbe oriental, et nul ne saurait
non plus être spectateur indifférent des grandes ruines de Rome.
Quand et comment se sont-elles accomplies? quel âge a été à ce
sujet principalement coupable? quels pontifes ont essayé d'y porter
remède? quelles restaurations ou quelles constructions nouvelles,
quel développement nouveau des arts auxiliaires ont changé une
fois encore la physionomie de la ville éternelle, avant que la renais-
sance du xv!*^ siècle vînt transformer entièrement l'aspect de Rome
par des desiructions sacrilèges que n'ont pas fait oublier plusieurs
triomphantes substitutions?
Les grands monumens de l'ancienne Rome qui ont subsisté pen-
dant le moyen âge dataient presque tous de l'empire, ayant été
élevés ou complètement réparés alors. Il en est peu qu'il ait con-
servés à peu près intacts après les avoir hérités de la république,
comme le Panthéon; il en est peu qu'il n'ait agrandis ou restitués
plutôt que de les détruire, car les institutions romaines les proté-
geaient. Chez un peuple au génie à la fois religieux et pratique,
qui savait donner au principe de la propriété des racines si pro-
fondes, les édifices même d'un caractère purement civil suivant
nous avaient quelque chose de sacré, et une surveillance atten-
tive devait prévenir des désordres qui auraient en même temps
causé un dommage matériel et constitué une sorte d'injure à la
religion. L'édile républicain en avait la charge, la procuration
et une série de textes législatifs pendant toute la période de l'em-
pire montrerait qaelles précautions étaient prises pour que l'as-
pect de Rome ne fût pas déformé par des ruines, ne urbs ruinis de-
formctur. On connaît le sénatus-consulte hosidien, renouvelé depuis
Claude par Vespasien et Alexandre Sévère. Libanius cite un inspec-
teur des bronzes publics, et la Notifia dignitatum connaît un gar-
dien des objets de prix, custos nitentium rerum. Cependant le grand
nombre des dispositions législatives que nous a laissées à ce sujet
la période impériale ferait soupçonner qu'il y avait sujet de craindre
80 REVUE DES DEUX MONDES.
pour ces monumens, qu'il y fallait une tutelle et une sauvegarde-
Et en effet Rome a subi de cruels momens de désordre et d'anar-
chie dès les premiers temps de l'empire; vers la fin, elle commen-
çait d'être singulièrement abandonnée. Même quand elle était
florissante, des bandes noires se livraient à de singulières spécula-
tions, achetant les riches demeures pour les démolir, et vendant en
détail les matériaux, les sculptures, les pehnures et les marbres.
Bientôt le luxe de Rome, devenu excessif, préparait le désastre et
la ruine. Les jardins de Salluste couvraient une partie du Quirinal ;
Mécène convertissait en une villa somptueuse presque tout l'Es-
quilin; on multipliait et on étendait après eux ces grandes pro-
priétés, brillantes et improductives, qui chassèrent la population,
et commencèrent de créer le désert.
Si le séjour des empereurs devint, par l'extension du luxe, funeste
à Rome, on peut penser que leur abandon de l'ancienne capitale,
par des raisons contraires, ne le fut pas moins. C'était bien une
rivale que Constantin prétendait opposer. Il appela en Orient
tout ce qui restait à Rome d'artistes ou d'ouvriers habiles. Il vou-
lut que sa nouvelle ville possédât jusqu'aux objets sacrés, gages
mystiques de grandeur, que les dieux avaient jadis accordés à la
cité de Romulus. On croyait encore au vi*" siècle qu'il avait enlevé
le précieux Palladium romain, pour le cacher sous la colonne de
porphyre que surmontait sa propre image dans son nouveau forum.
Gonstantinople eut son Gapitole, son milliaire doré, sa Fortune
urbaine, ses jeux du cirque, avec des fêtes solennelles pour célé-
brer l'anniversaire de sa fondation, sa grande curie, ses thermes,
ses basiliques, ses quatorze régions. Il y fallut l'incomparable
parure des œuvres de l'art grec, qu'on enleva pour elle soit de
Rome, soit des provinces orientales. Beaucoup de statues ornaient
déjà l'ancienne Byzance, puisque Septime Sévère y avait institué
tout un musée que le feu détruisit en 532 ; mais Constantin en vou-
lut bien davantage. Dans son seul hippodrome il en éri.^ea soixante.
Il pilla le hiéron des Muses à l'Hélicon. Après lui, Théodose P"" fit
apporter le Jupiter Olympien de Phidias; — une tradition fort peu
authentique voudrait qu'on pût le retrouver aujourd'hui sous le sol
de Gonstantinople; mais un incendie de l'année Zi75 paraît l'avoir
détruit, avec bien d'autres chefs-d'œuvre, tels que la Vénus de Cnide
de Praxitèle, la Junon de Samos attribuée à Bupalos, et l'Occasion
de Lysippe. Rome avait dû contribuer pour une grande part à ces
embellissemens : elle rendit en cette occasion une partie des objets
qu'elle avait jadis ravis à la Grèce. Encore au xiii"' siècle on voyait
à Gonstantinople l'Hercule colossal en airain de Lysippe, enlevé par
Fabius Maximus en 209 aux Tarentins, et que Strabon admirait au
L HISTOIRE MONUMENTALE DE ROME. 81
Capitule. Les quatre célèbres chevaux de bronze doré conservés à
Venise depuis la quatrième croisade, et qui datent peut-être du
temps de Néron, ou bien qu'Auguste enleva d'Alexandrie après sa
victoire sur Marc-Antoine, décoraient l'hippodrome dès le iv'^ siècle,
ainsi qu'une statue de la Fortune enlevée au Palatin.
Ainsi la fondation de Constantinople, en contribuant à dépouiller
les édifices romains des chefs-d'œuvre qui faisaient leur majesté et
leur méritaient le respect, avait été pour eux comme un présage de
ruine. Il semblait qu'elle leur eût annoncé la longue période d'a-
bandon et de mépris qui les attendait.
La décadence inaugurée de la sorte se continua par les invasions.
Tandis que la capitale orientale échappait aux dangers, par sa
situation, par quelque adresse et quelque fermeté politique, par une
moindre renommée, les chefs barbares au contraire entendaient des
voix qui les poussaient contre Rome; leurs armées en réclamaient
le pillage : c'était là l'antique ennemie, déjà presque abattue, la vraie
proie qui promettait un inépuisable butin. — Nous savons qu'il faut
se garder d'admettre à ce sujet certaines exagérations des histo-
riens ultérieurs ou des pères de l'église, qui ont fait loi pendant
longtemps et donné naissance à des terreurs légendaires. Il est facile
par exemple de juger, d'après le curieux journal de fouilles que
nous a laissé Flaminio Vacca, en quelle superstitieuse horreur le
xvi*" siècle tenait à Rome le seul nom des Goths. Il n'était pas de
crime dont on ne chargeât leur mémoire ; eux seuls avaient commis
tous les ravages à la suite desquels les antiques monumens sem-
blaient devoir périr. C'étaient les traces de leurs lances qu'on voyait
encore aux thermes de Caracalla, où l'on remarque en effet que les
revêtemens de marbre ont été enlevés, — par d'autres moins pressés
et en d'autres temps, — à coups de marteaux pointus et acérés : ces
farouches cavaliers avaient voulu, disait-on, après avoir massacré
les Romains, détruire^ leurs orgueilleux édifices. Flaminio Yacca
raconte qu'il a vu trouver en terre des haches formant marteau d'un
côté et glaive de l'autre : c'étaient, à n'en pas douter, les armes dont
se servaient ces Goths, pour démolir après avoir tué. Les Goths
n'avaient pas seulement une première fois pillé Rome, ils avaient
en outre caché en divers endroits de la ville de riches trésors que
leurs descendans reviendraient chercher, et notre chroniqueur
raconte mainte histoire de perquisitions nocturnes, dans des lieux
déserts, qu'on expliquait de la sorte. — Il est évident qu'au xvr siècle
le nom des Goihs était, pour les Romains, synonyme de brigands et
de pillards. Quelque chose de cette tradition se retrouve certaine-
ment dans l'inintelligente appellation par laquelle on désigna en
Italie ou même en France l'art prétendu gothique.
TOME XXXV. — 1879, 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce sont là des excès; on ne doit pas oublier qu'il y eut des
différences entre ces barbares, et nous savons par les lettres de
Cassiodore que Théodoric, roi des Goths, se fit le protecteur des
monumens romains. Ce dernier souvenir ne saurait toutefois effacer
celui des désastres que les incursions des peuples germaniques
ont causés en Italie. C'est une sorte de mode aujourd'hui de les
dire inoffensives; mais la réalité historique proteste. Le pillage
des troupes d'Alaric en hiO n'a duré que trois jours, il est vrai,
et le chef visigoth, nous dit-on, avait recommandé à ses hommes
de respecter les trésors de saint Pierre et de saint Paul. Ses soldats
n'en ont pas moins mis le feu aux jardins de Salluste et saccagé
la ville. Alaric lui-même emporta, — Procope les a vus dans
son camp devant Carcassonne, — les vases sacrés de Salomon avec
toute une pai-tie des dépouilles romaines de Jérusalem. Les Van-
dales de Genseric, quarante-cinq ans plas tard, furent incontesta-
blement beaucoup plus redoutables. Leur chef leur avait accordé un
séjour dans Rome de quatorze jours; le pillage se fit méthodique-
ment, quartier par quartier; ils dépouillèrent d'abord le palais des
Césars, sur le Palatin; puis le temple de Jupiter, sur le Capitole;
ils en emportèrent les statues, que Genseric destinait à son palais
d'Afrique; ils en ruinèrent la toiture pour en ravir les lames de
plomb doré. — Le sac de P»ome par Pacimer en A72, et un nouveau
siège par les Goths de Yitigès, ne furent pas moins désastreux. Viti-
gès, en coupant les quatorze aqueducs, œuvre magnifique de l'an-
tiquité, ne privait pas seulement Rome de ces eaux salutaires qu'elle
recevait depuis des siècles; il la menaçait encore de la famine, car
les moulins à blé étaient situés sur la pente du Janicule, en face du
po7iie Sisto actuel, là où cette même eau de Trajan, qui se précipite
encore avec force en traversant la fontaine Pauline, continue de
mettre en mouvement les roues de plusieurs industries. Bélisaire
obvia au danger en faisant construire sur le fleuve, aux endroits
les plus resserrés, ces moulins flottans que le courant seul fait
tourner (1); ils se multiplièrent à partir de cette époque jusqu'à
notre temps, qui les a proscrits avec raison comme un obstacle
contribuant au terrible danger des inondations. Le pire résultat de
la mesure prise par les Goths de Yitigès fut que les conduits, inter-
rompus et désormais mal réparés, laissèrent échapper leurs eaux
dans la campagne romaine, y précipitèrent les ruines, et y formèrent
ces marécages qui, négligés pendant des siècles, enfantèrent la cor-
ruption, le mauvais air, la solitude et la mort.
(1) Ce sont les aquimoli du moyen âge. Voir à ce sujet lo curieux travail de M. Cor-
visicri sur les anciennes poternes du Tibre dans Ilomc, au tome premier du très inté-
ressant recueil intitule : Archivio délia società romana di sloria palria, 1878.
l'histoire monumentale de ROME. 83
Uii curieux épisode, emprunté à une autre région de l'Italie, à
la maremme toscane, aidera peut-être à comprendre par analogie
ce qui s'est ainsi passé dans la campagne romaine. Au milieu de
l'antique plaine de Vulci, que le torrent de la Fiora divise en de.ix
parts, — l'ancienne ville étrusque sur la rive droite, et sa nécro-
pole sur la gauche, — s'élève, seule construction debout dans ce
vaste désert, un chàteau-fort délabré et inhabité, servant de tête
de pont au débris d'un ancien aqueduc, unique et étroit passage
par-dessus le lit profond de la Fiora. L'eau qui coulait par ces
conduits était chargée de calcaire. Peu à peu, l'aqueduc étant
négligé, des fissures se sont produites, l'eau s'est échappée en lais-
sant après elle des concrétions toujours plus considéialDles, qui ont
déplacé les pierres, fait tomber le ciment, continué leur marche,
atteint et déformé les berges. Ce ne sont plus seulement des stalac-
tites piltoreSi{ues découpant sur le ciel par-dessous la grande arche
leurs pointes inégales ; c'est, vers la rive droite, toute une voûte
comme de glace qui, pendant des siècles, a conduit vers le sol, len-
tement et goutte à goutte, des eaux que les ruines enseve'ies ont
empêchées de s'absorber dans les terres. N'a-t-on pas ici l'image vi-
sible, l'action prise sur le fait du genre de désastre que la campagne
romaine a subi du fait des aqueducs négligés et ne fonctionnant plus?
Tout le monde sait que les eaux stagnantes dans le sous-sol, soit à
cause des nombreuses constructions qu'il recouvre, soit par suite de
certaines formations volcaniques, sont le principal fléau des régions
malsaines en ItaHe. Les anciens ne l'ignoraient pas, et l'on retrouve
autour de Rome de vastes souterrains qu'ils destinaient uniquement
au drainage : les travaux récens de M. de Tucci et de M. le profes-
seur Tommasi-Grudeli l'ont amplement démontré (1).
Les attaques de Vitigès contribuèrent d'une autre manière encore
à dépouiller Rome. Menacés par les assiégeans barbares dans le
tombeau d'Adrien, devenu depuis longtemps une forteresse, les sol-
dats de Bélisaire, suivant le récit de Procope, brisèrent en morceaux,
pour les précipiter sur l'ennemi, les nombreuses statues qui ornaient
l'antique mausolée. Dans ses fossés se retrouvèrent en effet, aux
temps d'Alexandre YI et d'Urbain VIII, le buste colossal d'Adrien et
l'admirable Faune dormant àQ la glyptothèque de Munich. — Rome
était bien dépouillée déjà quand elle fut de nouveau prise et sac-
cagée par le Goth Totila, en 5Zi5. Les Lombards, avec Astolf, conti-
(1) p. di Tucci, ûelVantico e présente stato délia campagna di Roma, in rapporta
alla salubrità delVaria e alla fertilità del suolo, Roma, 1«78, in-l2. — Toramasi-
Crudeli, Delta distrihuzione délie acqiie nel sottosuolo delV Agro romano, e délia sua
influenza nella produzione délia malaria (tirage à part de V Académie des Lincei)
10-4", 1879.
84 REVUE DES DEUX MONDES.
nuèrent pendant le viii^ siècle à désoler ses environs. Les basiliques
chrétiennes, construites sur les catacombes, avaient jusque-là retenu
dans la campagne quelque population, tout au moins de pieux visi-
teurs; mais les dévastations des Lombards achevèrent de déterminer
les papes à reporter en ville les corps des martyrs. Une inscription
de l'église de Sainte-Praxède, à Rome, témoigne que Léon III,
en 817, transféra ainsi vingt-trois mille corps; les catacombes com-
mencèrent d'être abandonnées, puis oubliées, jusqu'au temps de
Bosio, jusqu'au père Marchi et à M. de Rossi; la nuit se fit toujours
plus épaisse sur la campagne romaine, privant Rome elle-même
toujours davantage d'approvisionnemens, de sécurité, de commu-
nications.
La création d'une autre capitale en Orient avait été, au point
de vue de l'histoire monumentale de Rome, une première et sen-
sible atteinte; les invasions barbares avaient entraîné des dévasta-
tions cruelles et de longs désordres; quelle influence le triomphe
du christianisme et l'établissement de la papauté devaient-ils exercer
dans Rome à cet égard?
Il ne se pouvait pas que le christianisme ne regardât tout d'abord
avec quelque défiance lesmonumens de Rome païenne. Ces temples
et ces statues représentaient pour lui un culte devenu bientôt hos-
tile. Ces cirques et ces amphithéâtres, il les avait arrosés de son
sang lors des persécutions; ces théâtres et ces jeux, il les maudis-
sait comme immoraux et impies ; ces riches tombeaux, soumis à
des rites qui n'étaient pas les siens, il s'en détournait pour se réfu-
gier dans ses catacombes. On doit remarquer toutefois que, dans
l'histoire des mutuels rapports entre les deux sociétés païenne et
chrétienne, avant et après la paix de l'église, les rigueurs se pro-
duisirent en général par accès exceptionnels et peu durables. De
même que, pendant très longtemps, l'indépendance civile des chré-
tiens, invoquant le droit commun, a été respectée, de même les
empereurs, après avoir abjuré le paganisme, se sont abstenus,
surtout dans Rome, de mesures violentes contre les monumens et
les statues de l'antiquité. M. de Rossi a démontré cette thèse abon-
damment ; il a fait voir que ceux des historiens modernes qui se sont
crus autorisés à soutenir avec insistance, avec excès, la thèse con-
traire, ont été abusés en particulier par les fausses inscriptions
ligoriennes.
Les principaux sanctuaires furent fermés, il est vrai, à partir
des fils de Constantin et de Théodose; les sacrifices furent abolis;
les terres qui appartenaient aux prêtres païens furent confisquées
avec leurs revenus ; mais les statues des divinités ou des héros,
distribuées par les préfets de la ville dans les lieux publics, conti-
L HISTOIRE MONUMENTALE DE ROME. 85
nuèrent, après avoir perdu le sens religieux que les anciennes
croyances leur attribuaient, à servir d'admirable parure à cette
Rome qui ne reniait pas son passé. C'est ce que démontrent aux
V* et vi" siècles de nombreuses inscriptions : tel préfet a érigé
dans le forum cette statue qu'il a tirée d'un temple « afin qu'elle
servît d'ornement à la ville. » Tel édifice ayant été consacré au
nouveau culte, a la lumière du salut a brillé là où régnaient les
ténèbres, » ou bien : « A l'assemblée des démons a succédé la mai-
son de Dieu. » 11 y eut sans doute des violences exercées contre
les monumens de l'ancien culte au nom du christianisme; mais ce
fut en général hors de l'Italie, en Afrique, en Egypte, en Orient, ou
bien dans la campagne, où la présence du sanctuaire ou de l'idole
pouvait perpétuer la superstition. On vit, il est vrai , des momens
de réaction, pendant lesquels les empereurs chrétiens prirent des
mesures sévères, fermant la grotte de Mithra, au pied du Capi-
tule , ou faisant brûler les livres sibyllins ; mais le christianisme
comprit très vite que les monumens de Rome païenne faisaient par-
tie d'une gloire qu'il ne lui convenait pas de renier, puisqu'elle
avait servi, selon les secrets desseins de la Providence, à grouper
les nations et à les préparer pour recevoir l'Évangile. C'eût été d'ail-
leurs une longue et pénible tâche, et bien vaine, que d'essayer d'a-
néantir tant d'énormes édifices; ne valait-il pas mieux les con-
server en les appliquant au vrai culte? N'était-ce pas le moyen de
triompher d'autant plus sûrement et de séduire les âmes? Le clergé
se montrait habile dans les campagnes à substituer aux génies
des arbres et des fontaines le culte des saints, dont les poétiques
légendes effaçaient les traditions antiques; il fallait ainsi, clans
Rome, arborer les symboles chrétiens sur les anciens monumens et,
sans interrompre les courans établis, transformer les sanctuaires
pour transformer les cœurs. On vit de la sorte commencer une méta-
morphose bizarre dans laquelle le moyen âge chrétien faillit, il est
vrai, étouffer quelques-uns des souvenirs persistans de l'antiquité
païenne; tout compte fait, il en conserva, il en sauva beaucoup.
Un des plus singuliers exemples de cet accord subsistant à tra-
vers les siècles se voit à la cathédrale de Syracuse. Là s'élevait
jadis un beau temple de Minerve, du haut duquel le bouclier
resplendissant de la déesse servait de dernier phare aux navires
s'éloignant du port. Dès que ce signe avait disparu de l'horizon, le
pilote jetait à la mer la coupe de terre empruntée à l'autel de
Héra, et les dieux devaient, pour ces rites accomplis, une navigation
prospère. L'église chrétienne a succédé, construite sur les bases et
dans l'enceinte même du temple. L'archaïsme dorique se reconnaît
sur ces magnifiques colonnes au lourd chapiteau, aux cannelures
86 REVUE DES DEUX MONDES.
profondes, au diamètre énorme, s'élargissant à la base. C'est pitié
de les voir aujourd'hui couvertes de l'inconvenant badigeon, et
encastrées dans la maçonnerie moderne ; quelques-unes sont pen-
chées, comme si elles allaient tomber, et l'on comprend vite qu'elles
eussent été depuis longtemps à terre sans le ferme appui de la
construction ultérieure, qu'elles ont rencontré. Le christianisme,
comme fait le lierre dans les ruines, a soutenu au milieu même de
leur chute ces vingt-deux grosses colonnes, et il les a conservées,
ainsi que l'architrave et la frise antiques.
Rome est la scène la plus intéressante oii l'on puisse suivre le
mélange bizarre des deux civilisations et des deux génies. Là sur-
tout le christianisme a préservé beaucoup de monumens et d'objets
d'art que lui avait légués le paganisme, mais il les a marqués de
son sceau. Ainsi seulement fut sauvée la célèbre statue équestre de
Marc-Aurèle. Rien n'autorise à croire qu'elle ait été primitivement
placée autre part qu'en face de la basilique de Saint-Jean de Late-
ran. Peut-être ornait-elle la riche demem^e de la ^(?;<sAnnia, où Marc-
Aurèle naquit et fut élevé. Une seule chose est certaine, c'est que
Paul Ili la fit transporter de ce lieu au Gapitole, le 23 mars 1538.
Elle passait aux yeux du m yen âge pour représenter le grand
empereur Constantin, un chrétien : cette erreur la fit respecter. —
C'est probablement l'église des saints Cosme et Damien, située
près du forum, qui a conservé ce temple de la Ville où se tenait
autrefois l'archive préfectorale, et où était exposé l'original au-
thentique du célèbre plan Capitolin. Le Panthéon, qui faisait
partie primitivement des thermes d' Agrippa, fut donné par l'em-
pereur Héraclius au pape et consacré à la Vierge en 608; les prin-
cipales basiliques, les temples les plus célèbres de l'antiquité,
furent transformés en églises, aux traditions complexes et souvent
inintelligibles. Celles que les Mirabilia ont enregistrées ne repo-
sent souvent que sur le fondement unique de la corruption des
mots.
Outre la fondation de Constantinople, outre les invasions des
barbares et le triomphe du christianisme, une quatrième cause
d'entière transformation de l'aspect monumental de Rome, et incon-
testablement la plus énergique, la plus dissolvante, la plus irré-
médiable de toutes, a été la longue durée de l'anarchie féodale et
des guerres civiles du moyen âge, pendant lesquelles Rome, sou-
vent abandonnée par ses propres pontifes, réfugiés à Ravenne,
exilés à Avignon, est devenue comme un champ clos où les parti-
sans des papes et ceux des antipapes, les Guelfes et les Gibelins,
se sont livré de perpétuels combats, qui ont interrompu toutes
les traditions et multiplié les ruines.
L HISTOIRE MONUMENTALE DE ROME, 87
Les derniers grands travaux de l'empire avaient été, au iv^ siècle,
le cirque de Maxence, la basilique et l'arc de triomphe de Constan-
tin. Encore ce dernier monument est-il composé de pierres sculp-
tées OU taillées primitivement pour d'autres édifices; la célèbre
inscription qu'il supporte, Instinchi divinitatis, etc., est gi-avée sur
des fragmens de chapiteaux venus d'ailleurs; les bas-reliefs en
sont empruntés à un arc de Trajan, qui était au forum. Constance II,
par un effort remarquable à cette date, fait venir d'Egypte l'obélisque
qui décore aujourd'hui la place de Saint-Jean-de-Lateran. lion -
rius répare les murs d'Aurélien... Ce sont là les derniènjs preuves
d'énergie que les Romains de l'empire savent donner. Au milieu du
vir siècle, l'empereur grec Constant II voit encore les chevaux
dorés de l'arc de triomphe qui ornait le grand cirque, ainsi que
les tuiles dorées du Panthéon. Léon IV construit contre les Sarra-
sins les vastes m.urs de la cité léonine vers l'année 8/i8; mais la
décadence monumentale de Rome n'en est pas moins irrévocable-
ment engagée. Non-seulement on ne sait plus édifier, mais on ne
sait plus relever ce qui s'est abattu ou ce qui penche vers la ruine.
Une sorte de renaissance qui s'est montrée pendant la période carlo-
vingiennen'a pas duré. Les industries ou les arts annexes à l'archi-
tecture se perdent et les traditions antiques s'oublient : il n'y a plus
de traces de mosaïques exécutées dans Rome entre le ix« siècle et
le commencement du xii% jusqu'à celles de Sainte-Françoise-Ro-
maine et de Sainte-Marie-du-Trastévère(1130). On ne fabrique plus
les grands ouvrages de bronze, et ce bel art, qui avait produit des
merveilles dans l'antiquité la plus reculée, exilé à Constantinople,
n'en reviendra aussi qu'aux premières années du xii^ siècle. Pour
deux cents -ans au moins, nous sommes dans la triste Rome des
Mb^ahilia.
Ce petit livre, guide populaire des pèlerins, et qui a été si répandu
pendant quatre cents ans, offre la parfaite image de la confusion et
de l'abaissement général. Les légendes chréliennes y enveloppent
tellement les réminiscences classiques, et sont elles-mêmes ensuite
si entièrement défigurées par l'ignorance commune qu'on en est
réduit, toute notion précise s'étant évanouie, à se diriger d'après
les apparences extérieures et sur de simples consonnances n'of-
frant aucun sens déterminé. Le tombeau de Cecilia Metella prend
le nom de Capo cli Bove à cause des bucrânes sculptés à sa frise;
les thermes de Caracalla, Terme Antonmiane, deviennent le monu-
ment d'Anlignano"; le cirque d'Alexandre Sévère, appelé, comme
tous les cirques au moyen âge agôn ou ùi agone, c'est-à-dire lieu
de combat, reçoit de là son nom actuel bien connu de place
Navone. La tour qui servait, au bord du Tibre, un peu en amont
88 REVUE DES DEUX MONDES.
du château Saint-Ange, aux paiemens de Vmmonc, devient Torre
nona, bien qu'il paraisse impossible de lui trouver dans quelque
série que ce soit une neuvième place, — ou bien Tor di Nona, déno-
mination corrompue qui n'offre plus aucun sens. La roche Tarpéienne
continue pendant un long temps à être le lieu des supplices : c'est
là que le bourreau tranche les têtes; on y arrive par les seule délia
gran giustizia; mais le souvenir d'un nom jadis si célèbre s'est
effacé, et ce n'est plus pour le moyen âge que la montagne aux
chèvres, monte eaprùm, de même que l'ancien forum n'est plus que
la place aux bœufs, campo vaecino. L'arc de Titus est devenu, à
cause de ses bas-reliefs mutilés qui n'ont pas cessé d'arrêter les
regards, Xareo délie sette lueerne, l'arc aux sept lampes. Si le nom
du palais de l'antique famille des Laterani, converti en basilique,
s'est perpétué, on l'interprète d'une manière qui convient à l'aban-
don de ce lieu, voisin de la campagne romaine : latere et ranal
V Areus Nervae est devenu YA?Ta di Noë. — On connaît de reste
les aberrations devenues populaires sur le Capitole et ses statues
sonnantes, sur le cavalier rustique, sauveur de Rome assiégée, etc.
L'aurore d'une renaissance se montre en quelques intéressantes
œuvres romaines du xiif siècle; mais le séjour des papes à Avi-
gnon, de 1309 à 1377, vient raviver l'anarchie. Les souvenirs de
l'ancienne grandeur sont à peine restés dans les esprits. Dante lui-
même n'aperçoit les monumens antiques qu'à travers les nuages des
Mirahilia. Ce n'est pas Pétrarque, c'est le pauvre tribun Rienzi qui
fait, un des premiers, quelque sérieuse attention au langage des
inscriptions lapidaires. Il voudrait ranimer l'ancienne république
romaine; mais la multitude qui l'écoute ne sait plus, ni lui-même,
ce que c'est que le pomœrium urbis; il traduit comme s'il y avait
pomariiim, et il revendique l'Italie parce qu'elle est, dit-il, le jardin
ou le verger de la ville éternelle. La solitude s'étend comme une
lèpre, le forum et le Palatin ne sont bientôt plus que des pâtu-
rages. L'inertie devient telle que, sur les toits des maisons, de mi-
sérables planchettes de bois, seandulœ, dont Rome s'était contentée
pendant les cinq premiers siècles, remplacent de nouveau les tuiles :
cette simple fabrication, si extraordinairement abondante pendant
la grande époque classique, est devenue trop difficile pour les Ro-
mains dégénérés. Les maisons elles-mêmes sont construites avec de
si mauvais matériaux qu'il faut se les représenter de terre plutôt
que de brique.
Les monumens de l'antiquité sont exposés alors à un triple
péril. Ils deviennent des forteresses, au risque de disparaître sous
les aménagemens les plus bizarres ou de s'effondrer sous les coups
des assaillans. Pendant les longs débats entre le sacerdoce et
l'uISTOîRE monumentale de ROME. 89
l'empire, entre les Guelfes et les Gibelins, la famille des Frangl-
pani occupe l'arc de Constantin, celui de Titus, le Septizonium
construit par Septime Sévère sur la pente méridionale du Palatin,
et le Colisée; les Caëtani, cette puissante famille qui a donné
quatre papes, dont Boniface YIII, et qui a encore ses illustres
représentans à Rome, s'emparent du tombeau de Cecilia Metella
sur la voie Appienne, et de l'île Tibérine ainsi que la Torre délia
Milizia en ville; les Orsini détiennent le tombeau d'Adrien, le
théâtre de Pompée, le mont Giordano et le campo dcl Fiore; les
Golonna ont le mausolée d'Auguste et les thermes de Constantia
au Quirinal ; les Savelli prennent le théâtre de Marcellus et l'A-
ventin. Rome se hérisse de tours édifiées sur les nionumens anti-
ques. Encore au xviir siècle on chercherait en vain sur l'intéres-
sante gravure de Vasi, de 1765, l'arc de Titus : il a disparu, sauf
une partie de la façade inférieure, sous la maçonnerie dont on l'a
revêtu pour le réunir en une seule fortification avec Sainte-Fran-
çoise romaine. Dans ces vastes nionumens qu'elles se sont appro-
priés, les familles et leurs nombreux cliens s'établissent, se for-
tifient, et n'ont pas de peine à se défendre ; mais les attaques sont
vigoureuses et fréquentes, et les assaillans, s'ils n'atteignent pas
leur ennemi, se vengent sur l'édifice. Quand Robert Guiscard prend
et saccage la ville, en lOSZi, c'est le signal de la ruine pour le
Septizonium, que plus tard Sixte-Quint, par une autre sorte de
profanation, achèvera de faire disparaître. Au même temps le
CasHus et l'Aventin, pris d'assaut, deviennent les tristes solitudes
qu'on voit aujourd'hui; la population des collines, pourchassée,
achève de se grouper dans l'ancien Champ de Mars, où se formera
de la sorte la Rome moderne. Lorsqu'en 1253 le sénateur Branca-
leone détruira jusqu'à cent quarante des tours féodales, on pense
bien qu'avec elles disparaîtront en mainte occasion tout au moins
les parties supérieures des édifices qui leur servaient de base.
Le second danger auquel sont exposés les monumens romains
pendant le moyen âge est d'être mutilés pour servir à de mau-
vaises constructions ou à des réparations impuissantes. On ne sait
plus bâtir qu'en se servant de débris ou de morceaux antiques.
C'est ce qui fait que presque tout vieux mur, dans la Rome actuelle,
recèle des fragmens sculptés. On pourrait en citer de très nom-
breux exemples. — L'année dernière, en démohssant un des bastions
dont la Porta del pojjolo était flanquée, on a rencontré les restes
d'un beau monument funéraire qui avait longtemps orné cette
partie de la voie Flaminienne. Un de ces débris nous a fait connaître
la curieuse inscription d'une jeune fille qui a été, dit son père,
païenne entre les païens, mais entre les chrétiens chrétienne. — Dans
90 RE?DE DES DEUX MONDES.
le courant de 1871, M. l'architecte Vespignani, en abattant les deux
tours de l'ancienne porte Salaria, mit à découvert l'intéressant tom-
beau de Quintus Sulpicius Maximus, ce jeune improvisateur grec
dont Rome , au temps de Domitien, fut charmée. — On avait ainsi
retrouvé eu 1 838, encastré dans une tour attenante à l'ancienne porte
Labicane, tout près de la porte Majeure actuelle, le tombeau bien
connu de Marcus Vergilius Eurysacès, ce qu'on appelle vulgairement
le Tombeau du boulanger. — Il y a quelques mois, un vieux mur qu'on
détruisait sur l'Esquilin s'est trouvé contenir en nombreux fragmens
jusqu'à sept statues, que sans nul doute on recomposera. — De trop
bonne heure aussi et pendant trop longtemps, le Colisée et le forum
sont devenus de véritables carrières, où l'on est venu de toutes parts
chercher des colonnes et des pierres pour les employer ailleurs.
Déjà en 11/iO, le célèbre abbé Suger, reconstruisant la basilique de ■
Saint-Denys, songeait à faire enlever les magnifiques colonnes de
granit des thermes de Dioclétien, tant la renommée de ce genre
d'exploitation s'était vite répandue. En Italie même, la cathédrale
de Pise, qui est du xi^ siècle, et celle de Lucques, consacrée par
Alexandre II, ont été probablement édifiées avec des dépouilles
romaines. Cela est sûr pour la célèbre basilique érigée par le moine
Didier au mont Cassin. Les Romains n'étaient plus capables d'aller
chercher à quelque distance la pierre ou la pouzzolane. Ils creusaient
simplement là où leurs ancêtres avaient bâti; l'édifice antique, d'a-
bord exploité sans trop de peine à la surface du sol, était ensuite dé-
pouillé par-dessous. Les latomies qu'on a trouvées pendant ces der-
niers temps sous l'Esquilin, et qui ont obligé, pour les quartiers
nouveaux, par exemple pour le ministère des finances, voisin de la
gare, à des fondations considérables, sont en partie l'œuvre de ces
générations ignorantes : on a constaté qu'elles traversent des sub-
structions certainement antiques; il y en a parmi celles des thermes
de Dioclétien.
Encore peut-on retrouver, — nous en avons cité des exemples,
— quelques-uns des morceaux ainsi enveloppés ou déplacés. Mais
le troisième danger, celui auquel ont succombé pendant le moyen
âge un trop grand nombre de monumens antiques, a été la déplo-
rable coutume, beaucoup trop longtemps pratiquée, de fabriquer des
boulets et de la chaux avec le marbre et la pierre anciennement
mis en œuvre. Un grand édifice comme les thermes de Dioclétien
ou le Colisée était concédé aux entrepreneurs qui en avaient fait la
demande, et ils pouvaient en exploiter désormais tous les matériaux.
La carrière ainsi livrée est désignée sur plusieurs anciennes cartes
sous le nom de peiraia, ou bien on voit à côté l'indication d'un four
à chaux, fornace. Des générations de marbriers paraissent avoir
l'histoire monumentale de ROME. 91
habité successivement sous la voûte principale de l'arc de Septime
Sévère, alors que ce monument était enseveli à moitié : ils avaient
un de ces fours si nombreux précisément au forum pendant le
moyen âge; c'est ainsi sans doute qu'ont péri peu à peu les débris
du temple de la Concorde, situé tout auprès, et dont il ne reste plus
aujourd'hui même une colonne. De si détestables pratiques dureront
jusque pendant le xvr et même le xvir siècle.
Ajoutons à ces nombreuses causes de ruine les fléaux naturels. Le
tremblement de terre de 13^8 fut terrible : la toiture, lo campanile et
une grande partie de l'atrium de la basilique du Lateran s'écroulèrent.
Une nouvelle secousse dans les premiers jours de septembre 13û9 fit
tomber une partie da Colisée, mutila la tour des Gonti, et ébranla la
basilique de Saint-Paul. — N'oublions pas les inondations du Tibre,
fléau redoutable qui occupe dans l'histoire de la ville de Rome une
si large place. Tite-Live, Tacite et PHne le Jeune ont à ce sujet des
récits lamentables. La crue de 792 arracha de ses gonds la porte
flaminienne etl'entrahia jusqu'au pied de l'arc de Marc~Aurè1e, près
de San Lorenzo in Liicina, dans le Corso actuel. Celle de 1230
s'éleva, est-il dit, jusqu'aux toits des maisons, et renversa le pont
palatin ou de Sainte-Marie. Le xV siècle connut huit au moins de
ces crues meurtrières. — La chronique des incendies serait tout
aussi désastreuse.
Parmi les signes permanens de la ruine laborieuse et séculaire
dont Rome a été l'objet, i! y en a deux qui étonnent, et dont l'entière
explication est difficile. — Les archéologues se sont exercés dès
longtemps à résoudre le problème de ces trous nombreux et pro-
fonds que tout visiteur a remarqués aux murs et aux colonnes des
monumens de Rome antique, par exemple au Colisée et au temple
de Neptune [Piazza di Pietra). M. Gregorovins cite un antiquaire
qui a voulu en avoir le cœur net, et qui n'a rien trouvé de mieux
que de proposer jusqu'à sept ou huit explications. L'origine princi-
pale paraît en être l'enlèvement successif et patient des tenons de fer
qui reliaient entre elles les grosses pierres l'une par-dessus l'autre.
On retrouve souvent au fond de la fracture les creux perpendicu-
laires, pratiqués dans les deux blocs, où ces tenons venaient se
placer, et même, dans le creux inférieur, des restes de scelîemens
en plomb. On peut voir au Colisée, soit à hauteur d'homme,
soit parmi les pierres tombées, que ces tenons étaient de fer et
non de bronze : il en reste des fragmens. Si l'on s'étonne du
degré de misère que cette recherche du fer indiquerait, que l'on
veuille se rappeler quel dénûment attestaient d'autres symptômes
que nous avons mentionnés, ces maisons de terre et ces toitures
en bois, qui faisaient ressembler par certains côtés la Rome du
92 . REVDE DES DEUX MONDES.
moyen âge à celle de Cincinnatus et de Camille. Ce n'est sans
doute pas dans le tumulte des invasions, ni même dans le désordre
des guerres civiles que le long travail de la spoliation des monu-
mens de Rome a pu s'accomplir; n'est-ce pas plutôt dans le
silence et l'obscurité de ces temps qui n'ont pas eu d'histoire,
alors que des générations inertes n'avaient plus d'énergie que pour
dégrader insensiblement, jour par jour, les œuvres de leurs ancê-
tres, alors que des multitudes pauvres et superstitieuses se ména-
geaient des abris dans les édifices antiques, et les fouillaient inces-
samment? Ces mêmes ouvertures auront été agrandies en bien des
cas pour recevoir les extrémités des charpentes formant les toits
des misérables habitations qu'on improvisait : il est plus d'une des
grandes ruines de Rome où l'on retrouve les traces de ces pauvres
demeures, suspendues à divers niveaux, selon le graduel exhausse-
ment du sol. — Une autre hypothèse, que j'ai entendu exprimer
par M. de Rossi, serait que les fragmcns de fer n'auraient pu être
recherchés si avidement que dans un moment de nécessité su-
prême, par exemple pendant un des nombreux sièges que Rome a
subis. Les trous sont si nombreux, ils sont quelquefois placés en
des parties si peu accessibles, qu'il y a fallu peut-être un effort plus
vigoureux encore que celui d'une longue patience; on devrait voir
ici une entreprise faite en commun par la puissance publique dans un
instant de danger, pour se procurer des projectiles ou des armes.
L'exhaussement continu du sol romain, grâce à l'accumulation
successive des ruines, par-dessus lesquelles on a toujours continué
de bâtir assez peu solidement, est un autre signe qui offre de
singuliers contrastes et réserve à l'observateur des surprises ex-
traordinaires. — Ce phénomène ne s'est pas produit seulement dans
les vallées; on le retrouve aussi sur les hauteurs. Si d'une part
le rocher tarpéien a perdu, dès l'antiquité, quelques parties de
son sommet, si le Palatin n'a plus la Velia ni le Germalus, si
une sorte d'aplanissement général a fait disparaître les inégalités
supérieures de ces collines, par contre il n'est pas un voyageur
qui n'ait remarqué sur le Palatin l'infériorité actuelle de niveau,
soit de la maison de Livie, soit de ces chambres, construites, il
est vrai, au temps de la répubHque dans Y intcrmontium , et oix
l'on descend du milieu du palais de Domitien. Sur l'Esquilin, les
thermes de Titus sont édifiés par-dessus la maison dorée de Néron.
Sur le Quirinal, on retrouvait récemment les thermes de Cons-
tantin en creusant entre les jardins Rospigliosi et les jardins Co-
lonna. Au Caîlius, près de l'église des saints Jean et Paul, là oii se
trouvent des ruines considérables difficiles à identifier, les fouilles
du temps de Piranesi ont démontré que l'exhaussement da sol avait
l'histoire monumentale de ROME. 93
été de soixante pieds romains. — A plus forte raison le niveau du
sol a-t-il du s'élever dans les vallées qui séparent les célèbres col-
lines, les incendies, les tremblemens de terre, les inondations accu-
mulant les débris, et chaque génération bâtissant par-dessus les
ouvrages demi-écroulés des générations précédentes. C'est ainsi que,
dans le Transtévère, il faut, pour visiter la station bien connue des
Vigiles, descendre par un escalier qui a bien une trentaine de
marches. Le Panthéon occupe le fond de la place où il est situé,
et cette place s'élève tout autour par un sol évidemment factice. On
sait que la basilique de Saint-Clément recouvre une plus ancienne
basilique, laquelle est au-dessus d'une maison des commencemens
du iir siècle, construite elle-même sur un très vaste édifice des
temps républicains, tout à fait inconnu. Il en est de même aux
thermes de Constantin, que les fouilles pour l'ouverture de la rue
Nationale ont mis à jour. Ils recouvrent les restes de la maison des
Avidii Quieti et des Claudii Claudiani, laquelle est édifiée sur quel-
ques chambres datant des premiers Antonins et sur une plus an-
cienne construction en opéra quadrata.
La première pensée serait d'accuser encore de ces désordres les
longs siècles du moyen âge; il y a cependant des témoignages qui
mettent en cause un autre temps. La porte Saint-Laurent, par
exemple, qui est de l'époque d'Honorius et de l'année Zi03, conserve
à peu près son ancien niveau , tandis que l'arc monumental des
eaux Marcia, Tepula et Julia, construit par Auguste cinq ans avant
l'ère chrétienne, et sur lequel Honorius appuya sa porte, se trouve
de nos jours tellement enterré que les hautes voitures chargées de
foin ne peuvent le franchir; on a constaté de plus, en creusant à
l'issue, que la voie publique avait été là rehaussée jusqu'à trois fois;
et l'inscription placée par Honorius témoigne qu'il a fallu, pour
construire cette porte, opérer de grands déblais, egestis imrncnsis ru-
dcribus. On a quelque peine à comprendre comment une si grande
modification du sol a pu s'accomplir pendant la période impériale,
quand l'administration romaine était si attentive, et quand les con-
structions devaient être si durables. — Si le phénomène a com-
mencé, au moins en quelques lieux, dès le début de l'empire, il a
duré d'autre part jusqu'au temps de la renaissance. A partir du
XV® siècle, quand de tous côtés la ville nouvelle a grandi, on a con-
stamment profité des parties abandonnées et désertes pour y faire
porter les décombres tirés des lieux qu'on rebâtissait. Le forum,
après avoir servi de carrière et de four à chaux pendant le moyen
âge, a été dès le commencement du xvi' siècle un vaste immon-
dezzaio. Tout autour de la colonne de Phocas, on a trouvé, en
déblayant la base, des débris accumulés depuis le xir jusqu'au
9 h REVUE DES DEUX MONDES.
xvm° siècle. Ceux du siècle passé formaient une couche d'environ
17 pieds; l'antiquaire Nibby, qui mentionne ces détails en 1838,
ajoute que le sol environnant se trouvait encore à 27 pieds au-
dessus du niveau primitif. En résumé, on a calculé que l'exhausse-
ment du sol avait été de 24 pieds au forum de Nerva, de 10 au
forum de Trajan, de 12 dans la vallée où est situé l'arc de Con-
stantin, etc.
11 serait infini d'énumérer les faits particuliers de nature à
montrer le progrès continu de cette ruine monumentale de Rome
pendant le moyen âge, dont nous avons signalé les principaux
traits; mais une autre sorte de commentaire en pourrait clairement
rendre compte. Il serait possible, avec une recherche intelligente
et assidue, d'instituer la série chronologique des représentations
ligurées, bas-reliefs, médailles, dessins et gravures offrant la phy-
sionomie des grands édifices romains tels que les ont connus les
différons âges ; une telle collection, au point de vue particulier qui
nous occupe , servirait de pendant à ce que sont pour l'histoire
politique les galeries des bustes impériaux, les séries des monnaies
consulaires. Ou bien encore, on disposerait par dates les cartes ou
plans figurés, panoramas successifs de la ville éternelle. — M. de
Rossi vient de nous donner la seconde de ces deux études , au
moins pour ce qui concerne le moyen âge et la première renais-
sance. Cherchons dans son travail la justification et le contrôle des
indications générales que nous avons consignées.
II.
Il plaisait au génie exact des anciens Romains de multiplier par
les arts du dessin les informations topographiques et locales. De
même qu'on voit sur les bas-reliefs de la colonne Trajane, qui nous
ont si abondamment instruits des habitudes et du costume des
légionnaires en marche , le célèbre pont de Trajan traversant le
Danube, sur plusieurs bas-reliefs le port d'Ostie, sur quelques
pierres trouvées en Abruzze les tuavaux de Claude au lac Fucin et
peut-être l'unique vestige de la ville d'Angitia, de même, pour ce
qui concerne Rome, le monument des Aterii au musée de Saint-Jean
de Lateran nous montre la fmmma Sacra via; les stèles trovivées il
y a quelques années au pied de la colonne de Phocas et qu'on a dres-
sées près do là, vers l'entrée de l'ancien co7nilium^ représentent la
basilique Julienne, le temple de Saturne et celui de la Concorde, et
les bas-reliefs de l'ancien arc de Trajan, qui se voient aujourd'hui sur
l'arc de Constantin, donnent, eux aussi, plusieurs monuraens du
forum. Il est tel des plus célèbres édifices dont on pourrait reconsti-
l'histoire monumentale de ROME. 95
tuer, à l'aide de ces représentations, les formes successives. Un grand
nombre de sculptures, de monnaies, de lampes en terre cuite, de
pierres gravées nous offrent, par exemple, la disposition des trois
cellas du Capitole; deux deniers de l'an hO avant Jésus-Christ nous
montrent le Capitole de Sylla, de Catulus et de César; les monnaies
de Vespasien portent l'image de celui qu'érigea cet empereur, et
un bas-relief du musée Capitolin nous rend l'as^ject du quatrième,
celui de Domitien, qui a survécu à l'empire. Ces habitudes de re-
productions figurées se transmettent aux œuvres romaines du moyen
âge ou de la renaissance; c'est ainsi que les sculptures de la porte de
bronze de Saint-Pierre nous offrent le tombeau d'Adrien et les deux
metae du cirque de Néron, tels qu'on se figurait au xv^ siècle
qu'ils avaient été autrefois. — Ce peu d'indications, si faciles à
multiplier, fait comprendre de quel intérêt serait une telle série
archéologique, et à combien de discussions érudites elle donnerait
lieu. Elle s'étendrait aisément jusqu'à la fin de l'empire, et s'ouvri-
rait par un monument original, authentique, un des plus anciens que
l'antiquité romaine puisse présenter, — rien moins qu'un spécimen
de la primitive maison de Romulus. Nous voulons parler de ces
petites urnes en terre noire dont les fouilles du mont Albano nous
ont restitué plusieurs exemplaires. Moulées en forme de cabanes
rondes, avec un toit, une porte et quelquefois un portique,
elles représentent en de minimes proportions la légendaire maison
qu'habita au Palatin le fondateur de Piome. Sur le versant de la col-
line, là où la crue du Tibre avait déposé les deux jumeaux, une hutte
de roseaux et de paille paraît avoir été entretenue et sacs cesse re-
nouvelée par les prêtres jusqu'à l'époque de l'empire; on la voj^ait
encore au temps de Denys d'Halicarnasse ; mais un incendie l'a fait
disparaître alors même, pendant le règne d'Auguste. Sur le modèle
de cette maison de Romulus, les premières habitations de Piome et les
plus anciens sanctuaires, comme celui de Vesta, ont été construits;
des archéologues modernes ont môme exprimé la pensée que la
fameuse Uotonda de Rome, le Panthéon, avait été élevée par Agrippa
pour servir de temple ayant la fonne traditionnelle de la Casa
Romidî. Bien plus, certaines inscriptions d'Afrique, qu'a fait con-
naître M. Léon Renier, donnent l'expression Rornula domus comme
désignant une sépulture, et voici qu'une nécropole d'un âge très
reculé, voisin sans nul doute des premiers temps de Rome, nous
rend des urnes cinéraires construites très évidemment de manière
à reproduire la forme de la célèbre capanna. Une lampe en terre
cuite conservée au petit musée du Palatin en offre l'image, qui
était sans aucun doute devenue très familière. M. Michel de Rossi,
frère de l'illustre archéologue, possède une trentaine de ces petits
96 REVUE DES DEUX MONDES.
monumens : sauf quelques exemplaires au musée grégorien et dans
deux ou trois galeries étrangères, c'est à peu près tout ce qu'on en
connaît.
M. de Rossi a fait graver cette maison de Romulus en tête de
son nouvel ouvrage; voici pourquoi. Il a entrepris de rechercher
quelles ont été, suivant l'ordre des temps, les diverses formœ de
la ville, c'est-à-dire les transformations topographiques constatées
par les divers cadastres officiels, depuis Romulus jusqu'au temps de
la renaissance. Il a essayé ensuite de retrouver les plans qui ont été
dressés pour reproduire ces diverses phases et traduire ces calculs,
ou tout au moins de restituer les cadres qui ont offert la matière des
principaux arpentages selon les accroissemens ou les remaniemens
successifs. Ce n'était pas un médiocre travail : il ne s'agissait de rien
moins que de suivre concurremment sur le terrain et dans l'his-
toire le développement chronologique des divisions administratives
et topographiques de Rome. Or la maison de Romulus figure natu-
rellement à la première page d'une telle étude parce que, repro-
duisant le modèle des primitives habitations des Romains ou de
leurs dieux, elle représente l'embryon, la première parcelle de
propriété, l'unité géométrique, pour ainsi parler, dont les arpen-
teurs auront à tenir compte et à laquelle ils compareront les autres
dimensions. Elle offre en même temps ce mérite d'accuser tout
d'abord, par un symbolisme traditionnel, le caractère religieux
qu'affecta toujours chez les anciens Romains la délimitation de la
propriété. Tout le monde a lu dans Plutarque et Tite-Live quel
acte solennel précédait la fondation d'une ville. L'augure, debout
sur le Palatin, a tracé dans les airs, avec son bâton recourbé, le
àoxùÀQcardo et le àonhlo, decumamis , perpendiculaires l'un à l'autre.
Il a fait descendre ce carré des cieux sur la terre par la vertu des
formules saintes, et dès lors le fossé nouvellement creusé, les murs
nouvellement construits , l'enceinte même , ont participé d'un
spécial caractère. Les divisions intérieures de la cité, depuis la
petite maison primitive, entourée de son champ de deux arpens,
hortusy hcrcdium, jusqu'aux voies publiques, aux murs et aux pro-
priétés sacrées, ont été de même ordonnées avec le secours de la
religion, qui a garanti par ses fermes attaches à la fois le droit des
particuliers, celui de l'état, et la régularité du cens, d'où la bonne
administration politique et civile dépendait. Nul doute que Rome
n'ait eu très tôt un véritable cadastre, ne fût-ce que pour fixer
l'état des personnes et l'assiette de l'impôt. Nul doute qu'il n'y ait
eu dès les premiers siècles une archive dans quelque temple, ainsi
que des plans officiels et publics attestant le droit des particu-
liers et celui de l'état. Rome avait été précédée ou bien elle
l'iUSTOIRL monumentale de ROME. 97
était entourée de peuples qui connaissaient fort bien l'usage des
cartes géographiques ou des plans figurés. L'Assyrie et l'Egypte en
avaient possédé de très bonne heure, et il nous en est resté quel-
ques exemples. Les Étrusques, les Samnites, les colonies grecques
de l'Italie méridionale pratiquaient la même coutume. Les prêtres
de Delphes, dont tant de peuples reconnaissaient l'autorité, expo-
saient de tels documens sur les murs de leur temple. Hérodote a
raconté l'histoire d'Aristagoras de Milet, qui, pour engager le roi
de Sparte Gléomène dans la guerre contre les Perses, lui faisait cal-
culer, à l'aide d'une carte gravée sur cuivre, quelles distances
précisément il y aurait à franchir : cela se passait vers le temps de
l'expulsion des rois de Rome. Les célèbres tables d'Héraclée, conser-
vées au Musée de Naples, mentionnent des plans relatifs aux biens
du temple de Bacchus vers le milieu du v" siècle avant l'ère chré-
tienne. Or, les recherches modernes démontrant toujours davantage
que la Rome primitive n'est pas restée étrangère aux civilisations
voisines, on comprendrait difficilement qu'elle se fût passée d'un
moyen scientifique déjà connu, et répondant si bien à son génie.
Une première période de l'histoire monumentale de Ri)me se
termine par l'invasion gauloise et l'incendie de la ville en 390 avant
Jésus-Christ. Rome fut aussitôt reconstruite, mais tumultuairement,
dit Tite-Live, c'est-à-dire que, dans le malheur des temps, on réé-
difia sans trop rechercher ou sans bien reconnaître les limites, qui
auraient dû être imprescriptibles, de la propriété publique ou
privée. Ce fut le point de départ d'une nouvelle forma urbis. Pour
cette seconde période, les textes nous apprennent que des plans sur
toile, mappae linleae, étaient déposés à l'archive des censeurs, dans
l'atrium du temple de la Liberté. 11 est même parlé de copies sur
cuivre destinées aux propriétaires de biens-fonds. Rien ne prouve
absolument qu'il y en ait eu pour représenter Rome entière; mais il
semblerait étonnant qu'il n'en eût pas été pour l'ensemble comme
pour les diverses parties.
On connaît l'immense travail d'arpentage et de recensement que
César, puis Auguste, avec l'aide d'Agrippa, firent exécuter dans tout
l'empire. Pline l'ancien a puisé dans les informations qu'a procurées
cette grande enquête les nombreuses données de topographie mises
en œuvre dans son encyclopédie. Un autre résultat direct en a été
la carte du monde romain peinte au portique de Polla, sœur d'A-
grippa. Quelle qu'ait été la forme primitive de cet orbis pîctus,
sphérique ou allongée en forme de frise, il paraît certain qu'il est
devenu le prototype de nombreuses cartes itinéraires et d'enseigne-
ment qui ont circulé dans l'empire, particulièrement de celui d'entre
ces utiles monumens qui nous est seul parvenu, de la célèbre carte
TOME XXXV, — 1879. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
de Peutinger; mais une autre conjecture infiniment vraisemblable,
que M. Jordan, le savant commentateur de la topographie romaine,
avait déjà émise, et que M. de Rossi vient d'appuyer de nouvelles
et convaincantes raisons, c'est qu'un plan de la ville devait accom-
pagner, dès le temps de César et d'Auguste, celui du monde romain.
En effet un cippe mutilé trouvé devant l'église Sainte-Marie* in cos-
medin, à Rome, nous apprend qu'en l'année Zi7, sous le règne de
Claude, les censeurs, après avoir interrogé la forma officielle,
revendiquèrent et restituèrent au domaine des terrains que des par-
ticuliers avaient usurpés, loca quae a privatis possidebaniiir, causa
cognita, ex forma in jmblicum restituerunt. Il est clair qu'il s'agit
d'un plan authentique, reconnu de tous, faisant foi pour les limites
des propriétés, et d'après lequel on se réglait de part et d'autre.
Ce ne pouvait être, puisque l'autorité en était si bien établie, qu'une
carte de Rome remontant à plusieurs années, probablement au com-
mencement de l'empire, c'est-à-dire aux grands travaux d'Au-
guste. Dans les sèches énumérations des portes, des thermes, des
places de la ville, dont se composent presque uniquement plu-
sieurs des abrégés géographiques que nous a laissés l'époque impé-
riale, M. de Rossi croit reconnaître les légendes dont une telle carte
avait dû être pourvue. Une autre raison encore fait supposer
l'existence d'une carte topographique de Rome au t'3mps d'Auguste :
les distances des lieux situés sur les grandes voies de l'empire
étaient calculées d'abord jusqu'aux murs de Servius TuUius, puis
de ce mur an milllaire d'or du forum. Il fallait bien, pour qu'on
pût faire aisément ce double calcul, qu'un plan double, celui de
l'empire et celui de la ville, eût été dressé.
Auguste se vantait d'avoir laissé de marbre la ville qu'il avait
reçue de brique ; toutefois la Rome de son temps se ressentit tou-
jours de la reconstruction irrégiilière qui avait suivi l'invasion
gauloise. C'est vraiment après l'incendie de Néron que Rome, au
moins dans les parties que le fléau avait détruites, fut réédifiée,
selon les règles sévères du droit national et suivant les exigences
nouvelles du bien-être et du luxe. Les rues en furent droites et
alignées ; les maisons n'en durent pas dépasser une certaine hau-
teur. Tacite nous apprend dans un curieux passage que plusieurs
regrettèrent les rues étroites et les maisons élevées qui donnaient
jadis de l'ombre et des abris contre le vent. PUne l'ancien va plus
loin dans ses regrets, et décrit l'intéressant aspect de l'ancienne et
de la nouvelle ville : « Autrefois, dit-il, la population urbaine, entre-
tenant de petits jardins à ses fenêtres, présentait aux yeux le conti-
nuel spectacle de la campagne, avant que les brigandages d'une
nombreuse multitude eussent forcé de griller toutes les ouvertures.»
l'histoire monumentale de ROME. 99
Son langage paraît traduire des souvenirs personnels, qui pour-
raient donc se rapporter d'une part à cet ancien état de Rome dont
Tacite a parlé, et d'autre part à l'une de ces périodes transitoires de
trouble intérieur et d'anarchie telles qu'a été la triste année 09,
celle de Galba, Othon et Vitellius.
Il n'est pas étonnant qu'après de tels désordres Vespasien ait
voulu reprendre ou peut-être achever les travaux commencés par
Néron. Son année de censure (73 après J.-G.) y fut employée. Il fit
mesurer à nouveau et l'ancienne enceinte, toujours limitée aux murs
de Servius Tullius, — c'était celle de Vurbs augiirata, sacra, — et
celle que formait, bien au delà, l'extrême limite, soit des quatorze
régions d'Auguste, soit de ce que Pline appelle les exspatiantia tecta,
Vurbs cum continentihus œdificiis, c'est-à-dire la ville légale. Il
consacra de plus, en terminant cette censure, le temple de la Paix,
et exposa sans doute sur le forum de ce nom un plan de Rome
oiTrant les dessins géométriques de la forma nouvelle, très différente
de celle d'Agrippa et d'Auguste. Il y a lieu de croire que c'est ce
même plan que Septime Sévère et Caracalla auront restitué au
même lieu avec quelque agrandissement, entre les années 203 et
2H, après l'incendie du temps de Commode, et qu'il s'agit du
célèbre plan Capitolin. On sait qu'on en a retrouvé des fragmens,
au milieu du xvr siècle, au pied du mur extérieur d'un édifice qui,
après avoir servi d'archivé au préfet urbain, est devenu au vr siècle
un temple de la ville de Rome, et a été incorporé en 530 à l'église
même des saints Cosme et Damien, formée de trois temples antiques.
Gravé sur des plaques de marbre probablement fixées à ce mur par
des attaches en fer, ce plan figurait non pas une partie de la ville,
comme on l'a cru longtemps, mais Rome entière, avec les monu-
mens publics et privés, avec les quartiers et les rues, avec les
quatorze régions et le périmètre des œdificia continentia, sans
oublier les villas et jardins intérieurs. Le regretté duc de Luynes,
pendant le dernier voyage qu'il fit à Rome, voulait pratiquer de
nouvelles fouilles en ce même lieu, pour essayer d'ajouter de nou-
veaux fragmens à ceux que l'on connaît, soit par les originaux
conservés dans l'escalier du musée du Capitole, soit par les dessins
des fragmens farnésiens perdus aujourd'hui, dessins donnés par
Fulvio Orsini à la Vaticane et reproduits par Bellori. — C'est avec le
même espoir que l'administration romaine poursuit en ce moment
les fouilles du forum.
Quelque incomplets et mutilés qu'ils soient, les débris du plan
Capitolin nous donnent une grande idée de la nombreuse popula-
tion de Rome, de l'abondance et de la grandeur de ses édifices.
C'est la seule représentation cpii nous reste de la ville impériale
100 REVUE DES DEUX MONDES.
florissante; comment se fait -il qu'il semble déjà se rattacher par
son orientation bizarre aux divers plans que va nous offrir le moyen
âge? M. Jordan, qui a donné en 187/i, sous ce titre: Forma ur-
bis Romœ, l'étude la plus approfondie que nous possédions à ce
sujet, est d'avis, comme Ganina et Becker, qu'il avait le sud en
haut, le nord en bas, le levant à gauche et l'occident à droite. Il
se terminait à son sommet par la porte Capène, voisine de la porte
actuelle de Saint-Sébastien, qui conduit à la voie Appienne, et dans
sa partie inférieure par l'entrée de la ville vers la via Lata. Pour-
quoi une telle déviation de la règle suivie, à ce qu'il semble,
jusque-là, par exemple dans la table de Peutinger? Quels rapports
entre cette déformation et celle qu'offrent aussi les cartes de Rome
du moyen âge? Ce sont autant de questions non encore résolues.
Il est difficile de croire que des plans n'aient pas été dressés,
scit quand Âurélien, en 275, a construit ses murs sur la ligne d'oc-
troi qu'un siècle plus tôt Marc-Aurèle et Commode avaient inau-
gurée par des cippes munis d'inscriptions, soit lors de l'importante
réparation de ces murs par Honorius, en /i03, quand le géomètre
Ammon les mesura à nouveau, soit enfin lors de la rédaction de
ces itinéraires ou descriptions de Rome de la fin du iv^ et du com-
mencement du v" siècle où se trouvent des catalogues de monumens
pour chacune des quatorze régions, listes fort insuffisantes et sou-
vent défectueuses, mais qui nous permettent seules d'avoir une
idée de ce qu'était Rome à la fin de l'empire. La période carlo-
vingienne n'a pas été stérile, puisque le pape Zacharie ornait en Ihi
de ce que nous appellerions une mappemonde le triclinium du La-
teran, comme Agrippa jadis avait fait au portique de Polla, et
qu'Adrien P'' reconstruisait les murs de Rome, instituait un nouveau
recensement, et faisait une autre répartition du patrimoine ecclé-
siastique. La description de la ville qui nous est restée de cette
époque dans le célèbre manuscrit du couvent d'Einsiedeln reproduit
très probablement cette réorganisation de la ville.
iNous arrivons ainsi à l'époque des Mirabilia urhîs liomœ, vers
le xii" siècle. Comment les pèlerins, venus de toutes les parties du
monde avec ce petit guide en main, n'auraient-ils pas réclamé le
secours de plans topographiques? Ceux qu'on trouve annexés aux
manuscrits de certaines autres œuvres du moyen âge trahissent tout
au moins l'influence exercée par les bizarres légendes que ces des-
criptions de Rome avaient mises en circulation, et qui firent une
trop brillante fortune, au risque d'effacer beaucoup de notions posi-
tives et de brouiller ce qui restait d'authentiques souvenirs. — Il
n'y a, pour s'en convaincre, qu'à jeter un coup d'oeil sur les plans
que M. de Rossi vient de publier. Le plus ancien qu'il ait rencon-
l'histoire monumentale de ROME. 101
tré, et qu'il emprunte à un manuscrit de la bibliothèrrue Vaticane,
paraît être une copie imparfaite d'un original du xiir siècle (1). La
ville y est figurée avec une forme elliptique très peu exacte; l'orien-
tation en est fort arbitraire : on lit en haut de la carte le mot orien.s;
le nord se trouve à gauche du spectateur, et le midi à droite. Le
Golisée apparaît au milieu de la carte, couvert d'une coupole hémi-
sphérique, parce que les recensions développées des Mirabilia
commencent dès celte époque à raconter, sans aucune raison bien
entendu, qu'il en était ainsi : « Colisée, dit la traduction française
faite après l'expédition de Charles VIII, en 1Zi99, a été ancienne-
ment le temple du soleil, construit et édifié de grande magnitude
et beaulté, adapté et garny de plusieurs diverses cavernes. Et estoit
icelluy merveilleux temple couvert dung ciel de cuyvre doré, et là-
dedans se faisoient tonnerres, fouldres et cornscacions, et si y
estoient envoyez pluies et eaues par tuyaulx de plomb. Et illecques
en ce ciel estoyent les signes célestes et aussi les planettes avecques
le soleil et la lune. Lesquelles choses on voit visiblement mouvoir
par art subi il et mathématique. » — Le même plan nous montre,
en face de la basilique de Saint-Jean de Lateran, à côté de la statue
équestre de Marc-Aurèle, qui y resta jusqu'en 1538, l'informe
dessin d'une main et d'une tête. L'unique explication de ces étran-
getés est encore dans les Mirabilia : « Au milieu du Golisée séoit
et présidoit Phébus le dieu du soleil, lequel avoit les pieds devers
la terre et le chef qui touchoit le ciel, et aussi tenoit icelluy Phé-
bus une palme en sa main; désignant et signifiant que la cité de
Rome gouvernoit tout le monde. Et après une grande espace de
temps, le benoist sainct Silvestre pape commanda de destruire quellui
temple avecques aussi plusieurs aultres temples et sumptueux édi-
fices, et fîst mettre le chef, les mains et la palme de ladicte ydole au
palais de Lateran, laquelle teste est en vulgaire faulsement appellée
la teste de Sanson... » 11 y a là sans doute le souvenir un peu effacé
du colosse de Néron, qui fut, après le règne de cet empereur, dédié
au Soleil. Après avoir été transportées en effet pour longtemps sur
la place de Saint-Jean de Lateran, la tête de bronze, qui est énorme,
se trouve aujourd'hui dans la cour, et la main dans le musée du
palais des Conservateurs. — Les Mirabilia placent un certain thea-
irum Neronis dans les prairies qui s'étendent à l'est du château
Saint-Ange, sur la rive droite du Tibre, et le moyen âge a vulgai-
rement appelé ce même lieu du nom de prati di Nerone, confusion
(l) M. de Rossi a probablement négligé à dessein, dans un manuscrit de la biblio-
thèque de Saint-Marc, à Venise, manuscrit du xiv" siècle, un autre exemplaire de ce
même plan, de mêmes dimensions, avec un dessin un peu plus complet, mais non pas
plus de légendes. Les notes inscrites autour de la carte présentent quelques variantes.
102 REVUE DES DEUX MONDES.
probable entre le souvenir du cirque de Néron, qui s'étendait de
l'autre côté du môle d'Adrien, là où Constantin commença d'é-
difier la basilique de Saint- Pierre, et celui d'un antique monu-
ment dont le plan de Rome du xiir siècle que publie M. de Rossi
a conservé un très curieux indice. Tout l'espace entre le môle
d'Adrien et cette partie de la rive droite du fleuve qui fait face à
la jyorta pinciana est occupé ici par la représentation grossière,
mais non équivoque, d'un cirque avec sa spina, et de chasses où
figurent des cerfs et un lion. Cet espace est renfermé à tort dans
les murs de la ville; mais cela encore s'explique. On a retrouvé en
effet au siècle dernier dans ce lieu les restes d'un cirque remontant
à Adrien ; Procope, sans en rappeler le nom, raconte que les Goths
s'y étaient fortifiés par des murs de défense, et les troupes alle-
mandes y campaient lorsque les empereurs Tenaient pour leur
couronnement. Ce cirque paraît avoir servi pendant tout le moyen
âge à des spectacles et à des chasses; les débris en ont persisté
longtemps, et presque tous les plans antérieurs au xvr siècle en
tiennent compte.
Les autres édifices mentionnés par cette carte sont, sur la rive
droite, le château Saint-Ange, la basilique de Saint-Pierre, et, à
côté, la célèbre aiguille, acus, c'est-à-dire l'obélisque qui décorait
anciennement le cirque de Néron ; — sur la rive gauche, la Rotonda
ou le Panthéon, le palais des Sénateurs sur le mont Gapitolin, et le
palais des Césars ou peut-être seulement le stade du Palatin, dé-
signé sous le nom de palatium majiia. Rien des grandes ruines du
forum ; l'arc de Constantin et l'arc de Titus sont peut-être repré-
sentés, mais non pas nommés. En général, il faut bien le dire, c'est
la fantaisie ou plutôt la négligence extrême qui préside à ces dessins.
En marge, diverses légendes donnent les noms des grandes voies,
ceux des collines, ceux des portes; l'auteur n'a pu s'empêcher
d'inscrire un aveu de la décadence dont le plan lui-même offre
l'image. 11 rappelle en mauvais latin que Rome a été incendiée, d'a-
bord parle chef Brennus, puis par Alaric; il ajoute à ces envahis-
seurs, sur la foi de quelque tradition vague, « le plus jeune fils de
Galaon, roi des Bretons. » Chaque jour, dit-il, de nouveaux désastres
viennent frapper Rome; elle ressemble au vieillard décrépit qui peut
à peine se soutenir avec le bâton; elle n'a rien d'une honorable
vétusté, se trouvant réduite à un informe monceau de pierres.
Cependant on le lui a prédit, elle ne cédera pas aux coups des
barbares; mais elle languira, ébranlée par les tremblemens de
terre, courbée sous les orages et la foudre. » Curieuse formule, où
se fait jour, dans l'excès même de sa misère, la protestation de la
ville éternelle.
l'histoire monumentale de ROME. j 03
M. de Rossi a compris dans son intéressante série, pour le
XIV' siècle, la bulle d\ r de l'empereur Louis de Bavière, qui date
de 1328, et sur laquelle on voit, non pas précisément un plan
de Rome, mais la réunion de ses principaux monumens étroite-
ment groupés ensemble. Le palais du Capitole, dans lequel cet
empereur ennemi du saint-siège avait reçu la couronne, n'apparaît
nulle part plus complètement; le Golisée, au milieu de la ville, n'a
pas l'absurde toit légendaire. On croirait reconnaître un bas-relief
antique ou une médaille, avoir les formes d'architecture classique,
et non pas du moyen âge, qu'affecte cette curieuse représentation.
Il n'en est pas de même d'un plan datant peut-être de 1358,
que M. de Rossi emprunte à un manuscrit de notre Bibliothèque
nationale. Ce manuscrit, qui date du xv^ siècle, contient le poème
intitulé Diitamondo-, l'auteur, Fazio degli Uberti, est un imita-
teur de Dante. Il fait, lui aussi, un voyage imaginaire, en compagnie
de l'érudit Solin. Le plan les représente tous deux regardant par-
dessus les murailles, tandis que Rome même, vêtue en habits de
veuve et la figure amaigrie, leur montre son deuil et ses ruines.
D'une part les traces de l'influence des Mîr<ibilia se retrouvent ici à
plus d'un trait : le Golisée a son toit doré; sur le Quirinal se dressent
les deux célèbres groupes, œuvre prétendue de Phidias et de Praxi-
tèle, qui ont tant étonné le moyen âge ; d'autre part, la physiono-
mie générale, conforme sans nul doute à la réalité, est bien celle
d'une ville close, sombre, fortifiée, partout sur la défensive. Les
ponts sont des forteresses; la tour de la Milizia, près du forum
de Trajan, est toute une construction d'aspect féodal et militaire; la
ville se resserre si étroitement dans ses murs que l'auteur de la
carte n'y peut indiquer tous les monumens.
D'autres plans de Rome viennent des nianuscrits de cette traduc-
tion latine de Ptolémée qui eut tant de succès dans l'Europe occi-
dentale vers le milieu du xv^ siècle. Si ces plans conservent encore
les mêmes erreurs traditionnelles, cependant on y remarque déjà un
dessin moins imparfait, des proportions moins vagues, quelque
recherche d'exactitude topographique. On s'aperçoit très vite qu'on
touche à l'époque de la renaissance ; c'est le temps où un Brunel-
lesco, un Donatello, Cyriaque d'Ancône, et surtout Léon Baptiste
Alberti, l'anii de Laurent de Médicis, vont enseigner enfin le prix
et le respect des monumens romains. Ces grands artistes les ont
mesurés, relevés, dessinés suivant les règles de la géométrie et de
la perspective. Les derniers plans de cette série que recueille M. de
Rossi trahissent particulièrement une réelle transformation, qui
nous transporte hors du moyen âge, et que nous étudierons apiès
avoir exposé, avec le secours des documens nouveaux donnés par
104 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Miintz, les précédens et les premiers progrès de la renaissance.
Nous avons rappelé les principaux traits de la décadence monu-
mentale de Rome; nous rechercherons quels restes avaient été con-
servés de traditions protectrices pour les monumens romains,
quelles lueurs d'espérance subsistaient d'un meilleur avenir, puis
quels travaux furent accomplis en ce sens pendant le xv^ siècle.
Quel âge avait été le plus funeste pour les monumens de Rome?
Il serait difficile de répondre précisément à cette question. Pendant
plusieurs siècles sans histoire, alors qu'une chétive population
cachait à l'abri de glorieux murs son inertie et sa misère, elle a
subi une lente décomposition qui a souillé et mutilé les plus beaux
édifices. Les périodes d'agitation et de guerre civile, qui n'ont pas
été rares même pendant ces temps obscurs, ont dû. lui être encore
plus redoutables : la main de l'homme a certainement pesé sur elle
plus que ceHe du temps. Elle a été singulièrement maltraitée au
V siècle, pendant les invasions barbares; au xi" siècle, parmi les
guerres entre le sacerdoce et l'empire; au xiv^ siècle, alors que les
pontifes étaient exilés de leur capitale, et que les guerres civiles,
les rivalités féodales, les mouvemens démocratiques, la peste, les
inondations, les tremblemens de terre y multipliaient les malheurs
et en bannissaient tout bon ordre. Même les erreurs des époques
bien différentes qu'animait un esprit nouveau lui sont devenues
fatales. Les papes du xv^ siècle dépouillent et ruinent les monumens
antiques pour construire leurs édifices; Nicolas V met la main sans
scrupule sur l'ancienne basilique de Saint-Pierre, sur le temple de
Probus et bien d'autres monumens vénérables qui en dépendent. Le
xvr siècle effacera presque toutes les peintures de la première re-
naissance, et non pas toujours pour y substituer, comme au Vatican,
les œuvres d'un Raphaël. Michel-Ange, voulant donner à la statue
de Marc-Aurèle une solide base, enlèvera sans hésiter un morceau
de frise à l'architrave des thermes de Titus. Sixte-Quint fera raser
le Septizonium de Septime Sévère. Le xvir siècle enfin modernisera
les églises, en épargnant à peine, entre toutes les œuvres de l'archi-
tecture du moyen âge, quelques campaniles et quelques cloîtres.
— Rome cependant survit aux continuels désastres; jamais ne se
sont effacés entièrement le souvenir, le sentiment et les traces de
sa puissance. Ses grands papas du moyen âge les ont ranimés et
renouvelés avec assez d'éclat, et elle est encore restée digne, après
tant d'infortunes, de devenir à son jour le plus intense foyer de
la renaissance italienne.
A. Geffroy.
UN ESSAI
DE
GOUVERNEMENT EUROPÉEN
EN EGYPTE
II \
LA CHUTE DU MINISTÈRE EUROPÉEN ET DU KHÉDIVE,
I.
L'organisation du ministère européen en Egypte reposait sui-
des contradictions plus apparentes que réelles, mais dont il était
difficile de ne pas être frappé au premier abord. En confiant le
pouvoir à Nubar-Pacha et à ses collègues, Ismaïl-Pacha avait nette-
ment exprimé l'intention d'abandonner l'autorité absolue dont il
avait joui jusque-là ; il avait même condamné les abus du despo-
tisme avec cette emphase de langage qui a fait si souvent illusion
sur la fermeté de ses résolutions. Mais il s'était bien gardé de dire
dans quelle mesure il se soumettrait désormais aux règles étroites
d'un régime constitutionnel. Personne ne savait donc ni où commen-
çaient ni où finissaient les droits et les attributions des nouveaux
ministres. Ce qui rendait la solution du problème presque inextri-
cable, c'était l'impossibilité pour ces ministres de trouver tout de
suite, en dehors du khédive , un point d'appui résistant. Gomme
nous l'avons déjà fait observer, il n'existe en %ypte qu'une force
politique : le despotisme du vice-roi; ou plutôt il y en a deux : le
despotisme du vice-roi et la puissance de l'Europe, représentée
(1) Voyez la Revue du 15 août.
106 REVUE DES DEUX MONDES.
surtout par la France et par l'Angleterre. Mais, parmi les élémens
indigènes , aucun n'offrait aux administrateurs européens les res-
sources dont ils avaient besoin pour accomplir leur œuvre de réor-
ganisation morale et financière. A la vérité, quelques personnes
espéraient pouvoir se servir de la chambre des notables, espèce de
chambre des députés dont l'ancien ministre des finances, le prin-
cipal auteur de la ruine de l'Egypte, avait usé comme d'un instru-
ment propre à tout. Elle n'avait pas été convoquée depuis plusieurs
années, et son mandat était entièrement expiré. Qu'importe! on
commit l'imprudence de la réunir au Caire peu de mois après
l'installation du régime européen, sans se douter qu'on créait ainsi
un foyer d'intrigues qui allait devenir d'abord gênant, puis dange-
reux. Quelles que fussent d'ailleurs les attributions de la chambre
des notables, la question de savoir si le khédive devait conserver une
part d'autorité directe sur le gouvernement, ou s'il fallait le réduire
aux conditions d'existence d'un souverain réellement constitution-
nel n'en restait pas moins à résoudre. En Europe, les souverains con-
stitutionnels ne sont pas responsables; leur irresponsabilité est
même la cause, l'origine, l'explication de la nature de leur pouvoir:
comme on ne veut pas leur demander compte de la marche du
gouvernement, ce qui provoquerait d'incessantes révolutions, on
les réduit à régner sans gouverner. Mais en Orient les choses sont
plus fortes que les théories. Il était bien clair que, si on laissait au
khédive une action personnelle sur les affaires, que si on l'autori-
sait par exemple , comme il ne cessait de le réclamer, à présider
le conseil des ministres, aucune réforme ne serait possible. Le rap-
port de la commission d'enquête avait constaté que la main du khé-
dive ou celle de ses familiers les plus intimes, se couvrant de son
nom pour satisfaire leurs intérêts personnels, se rencontrait partout
où il y avait un abus à réparer. Or comment, je ne dis pas con-
damner, mais seulement signaler ces abus devant celui qui en était
l'auteur ou le compUce plus ou moins volontaire ? On trouve peut-
être dims les grandes monaj-chies de l'Europe des ministres dispo-
sés à dire journellement en face les plus sévères vérités à leurs
souverains; mais, dans un pays comme l'Egypte, où depuis des siè-
cles le souverain, quel que soit son nom, fait peser sur tous ses
sujets, sur les plus grands comme sur les plus petits, un joug
étoull'ant, où la vie de tous est entre les mains d'un seul, qui est
libre d'en disposer suivant les caprices d'une volonté sans fn in, on
a trouvé parfois des ministres qui ont eu ce courage une heure, sous
le coup d'un événement extraordinaire, on n'en trouvera jamais
qui l'aient à toutes les heures, comme il le faudrait pour l'usage
ordinaire de la politique. Jamais devant le khédive les ministres
indigènes n'auraient osé faire profiter leurs confrères européens de
LA SITUATION DE l'ÉGYPTE, 107
leur connaissance des hommes et d^^s choses de l'Égyple; jamais
ils n'auraient eu l'audace d'étaler sous les yeux du maître les scan-
dales de l'ancienne administration, et de proposer les moyens de
les faire disparaître.
Il fallait donc éloigner Ismaïl-Pacha du conseil et se borner à lui
soumettre le résultat de délibéralions dont chaque mot, chaque
syllabe, chaque allusion aurait risqué de le blesser grièvement
et de provoquer peut-être ses vengeances. Mais, d'autre part, en
le condamnant à régner sans gouverner, il eut été plus que puéril
de l'investir d'une irresponsabilité purement conventionnelle. Habi-
tués à obéir en aveugles aux ordres de leur maître, les fonction-
naires égyptiens n'auraient pas compris qu'une instruction émanée
d'un ministre, surtout d'un ministre européen, eût la même
valeur et méritât le même respect que si elle émanait du vice-roi.
Moudirs, percepteurs, cheiks, moufétichs, avaient besoin de refaire
entièrement leur éducation pour saisir la différence qui existe entre
la loi, représentée par un cabinet indépendant, et le despotisme,
représenté par un homme tout-puissant. « Si son excellence , de-
mandait un membre de la commission d'enquête au ministre des
wafks (biens des mosquées), si son excellence recevait du mi-
nistre des finances l'ordre de verser une partie des fon Is qui lui
sont confiés dans le trésor de l'État, est-ce qu'elle croirait devoir
y obtempérer? — Oui, répondit le ministre ; si je recevais un ordre
de son aliesse le khédive, je donnerais la somme demandée. » Le
directeur du Bet-el-Mal, administration chargée de gérer les biens
des orpheUns, faisait à la même question une réponse plus caté-
gorique encore; « Dans le cas, disait-ii, où la demande d'argent
proviendrait du ministre des finances, je ne donnerais pas la somme
demandée. Dam le cas où je saurais que la demande du ministre
est fondée sur un ordre supérieur, je donnerais cette somme. Je ne
prendrais ni gage, ni hypothèque. Le gage, c'est l'ordre du khé-
dive. » Ainsi , dans un pays que l'on a voulu représenter comme
fanatique et qui est à coup siir foncièrement honnête, la volonté
du souverain est supéi'ieure au sentiment religieux, supérieure au
respect de la plus sacrée des propriétés, celle des orphelins ! Les
paroles du directeur du Bet-el-Mal sont significatives; elles indi-
quent bien pourquoi, tout en cessant de diriger les affaires, le khé-
dive devait continuer à en supporter la responsabilité. Le gouver-
nement ne pouvait marcher qu'à la condition que les ordres des
ministres fussent, aux yeux de tous les fonctionnaires, fondés sur
V ordre supérieur. Si le khédive faisait une opposition plus ou moins
sourde à son cabinet, s'il ne lui prêtait pas un concours éclatant, si
surtout il s'avisait de donner aux fonctionnaires des instructions
différentes de celles qui venaient des ministres, une crise était
ÛOS REVUE DES DEUX MONDES.
inévitable. La justice, sinon la logique, exigeait donc qu'on modi-
fiât, pour les appliquer à l'Egypte, nos principes de droit public,
et qu'on établît au Caire un régime où le souverain fût à al fois
constitutionnel et responsable. II était responsable, non des réso-
lutions, — on le supposait justement incapable d'en prendre de
bonnes, — mais de l'exécution qui, sans son concours, était im-
possible. Le khédive lui-même avait reconnu la légitimité de ce
système de gouvernement, lorsqu'il avait chargé ses ministres
d'accomplir les réformes réclamées par la commission d'enquête,
tout en acceptant sans réserve les conclusions de la commission,
lesquelles portaient que l'entreprise qu'on allait tenter ne pro-
duirait certainement pas un résultat d'ensemble avant 1880, « et
que c'était par suite alors, mais alors seulement, que la responsa-
bilité du chef de l'état pourrait être dégagée ». Il l'avait reconnu
une seconde fois lorsqu'il avait promis, dans son rescrit adressé à
JNubar-Pacha pour la formation du ministère, « de sanctionner, en
les approuvant, les décisions prises par la majorité du conseil ».
Le khédive avait saisi, avec sa finesse ordinaire , le sens de ces
paroles ; il n'était donc pas tombé dans un piège. Il avait accepté
librement, spontanément, la situation nouvelle et, à coup sûr, fort
originale que lui faisait l'organisation d'un ministère solidaire et
indépendant, appuyé sur son despotisme.
Peut-être qu'en 1880, ou du moins quelques années plus tard,
des changemens notables se fussent régulièrement produits dans la
constitution politique de l'Egypte. Ismaïl-Pacha a toujours corres-
pondu directement avec les agens de son administration. Même
à l'époque où ses ministres étaient entièrement dans sa main, il
n'était pas rare qu'il s'adressât personnellement à un moufétich, à
un moudir, à un percepteur, soit pour réclamer une somme qu'il
savait être dans leurs caisses, soit pour leur intimer l'ordre de per-
cevoir tout de suite tel ou tel impôt, puis de le verser dans sa cas-
sette particulière. Gomme on l'a vu par les réponses du directeur
du Bet-el-Mal et du ministre des wafks, il ne rencontrait jamais la
moindre résistance; le fonctionnaire qui obéissait sans scrupule
au souverain n'éprouvait nullement le besoin de se justifier auprès
du ministre dont il dépendait administrativement ; il ne songeait
même pas à lui faire connaître sa conduite, tant elle paraissait na-
turelle ! Qu'étaient-ce en effet que les ministres? De simples com-
mis dont le souverain se servait ou ne se servait pas à son gré.
Pendant plusieurs années, leur autorité avait été entièrement anni-
hilée par celle de deux inspecteurs généraux, préposés l'un à la
Haute, l'autre à la Basse-Egypte, et qui s'étaient emparés de tous
les pouvoirs administratifs, financiers et politiques. Ces deux inspec-
teurs étaient les véritables ministres; ils exploitaient le pays avec
LA SITUATION DE l'ÉGYPTE. 109
une omnipotence absolue sans se tourmenter beaucoup du prétendu
ministère qu'on présentait aux étrangers de passage au Caire, afin
de leur prouver que l'Egypte jouissait des bienfaits d'un gouverne-
ment régulier. Placé entre ses ministres et ses inspecteurs géné-
raux, Ismaïl-Pacha, qui a toujours eu le goût et la passion de l'in-
trigue, — comme Napoléon III, auquel il ressemble à tant d'égards
et pour lequel il n'a cessé de professer des sentimens d'admiration
et de vive sympathie, — Ismaïl-Pacha aimait à les opposer les uns
aux autres, à nouer tantôt avec ceux-ci, tantôt avec ceux-là, de pe-
tites conspirations qui lui procuraient, quelle qu'en fût l'issue, le
plaisir ou l'avantage d'un succès personnel. En acceptant des mi-
nistres européens et des ministres indigènes qui lui étaient moins
agréables encore que les ministres européens, il s'était bien promis
de continuer ses relations directes avec les fonctionnaires et d'entre-
tenir, lui aussi, un gouvernement occulte à côté du gouvernement
officiel. Mais c'est un jeu que ni MM. Wilson et de Blignières, ni
Nubar et Riaz-Pacha ne pouvaient tolérer.
Bien qu'Arménien et chrétien, Nubarestle seul homme qui ait un
parti en Egypte. Il s'est tellement occupé des fellahs, il a tant travaillé
à l'amélioration de leur sort, il a été mis si nettement en évidence par
la réforme judiciaire, qu'il s'est fait une réputation d'autorité et
d'habileté d'où il tire une réelle importance. On ne pouvait donc pas
l'accuser de témérité lorsqu'il entreprenait de détacher insensible-
ment l'Egypte du khédive, afin de détruire dans sa racine même le
despotisme sous lequel ce malheureux pays est écrasé. Les nou-
veaux ministres avaient choisi le bon moyen pour habituer les fonc-
tionnaires à compter avec eux : ils les avaient payés. Quand la com-
mission d'enquête s'était réunie, depuis près de deux ans aucun
traitement n'avait été acquitté ; aussi le premier acte de cette com-
mission avait-il été de faire prendre au khédive un décret décidant
qu'on donnerait chaque mois aux employés un demi-mois d'arriéré
en sus du mois échu. Le ministère européen appliquait scrupuleu-
sement ce décret, qui a été complètement mis en oubli après sa
chute. Sauf l'armée, dont la solde était encore en retard, personne
ne souffrait plus de la misère affreuse qui, durant plusieurs années,
avait sévi comme un fléau sur les administrations égyptiennes. Le
A ou le 5 de chaque mois, les fonctionnaires égyptiens recevaient
leurs appointemens du mois antérieur, plus leur part d'arriéré;
c'était un immense progrès, et l'on entrevoyait le jour où chaque
mois serait payé dès qu'il serait terminé. Les fournisseurs du gou-
vernement, les entrepreneurs i)ublics auraient été traités bientôt
comme les fonctionnaires. Or il n'y a pas de nouveauté plus grande
ni de satisfaction plus vive pour les Égyptien^ que de voir leur tra-
vail strictement et promptement rémunéré. Dans les périodps les
110 REVUE DES DEUX MONDES.
plus heureuses et les plus fécondes de son histoire, l'Egypte n'a
point connu ce bienfait! L'étonnement joyeux des indigènes crois-
sait chaque jour, leur attachement au nouvel ordre de choses, leur
confiance dans le ministère européen grandissait en proportion. Si
ce système de scrupuleuse probité administrative avait été appliqué
assez longtemps pour que l'influence s'en fit partout sentir, qui sait
quelle révolution se serait produite dans les idées et dans les mœurs
du pays? Il est incontestable que le pouvoir absolu aurait perdu
peu à peu son appui moral, et qu'en dehors de la classe dominante
qui en profite directement, tout le monde l'aurait abandonné. Est-ce
à dire, comme le croyait peut-être Nubar-Pacha, qu'un parti indi-
gène assez fort pour résister au despotisme se serait formé autour
de sa propre personne, et que l'heure n'aurait pas tardé à sonner
où l'on aurait pu se passer de la France et de l'Angleterre? A coup
sûr, non; car, en supposant le changement des mœurs aussi complet
que possible, rien n'aurait été modifié dans les choses elles-mêmes:
une volonté capricieuse du khédive, renversant le régime libéral,
aurait arrêté le mouvement des esprits et rétabU le despotisme dans
toute sa rigueur. Mais, si Nubar se trompait, non sur la portée, mais
sur la force de résistance de la transformation qui se produisait
autour de lui, les familiers du palais et la classe dominante par-
tageaient son erreur. Ils détestaient Nubar-Pacha aussi vivement
que les colonies européennes détestaient M. Wilson ; ces deux mi-
nistres étaient battus en brèche par des ennemis différons, mais
également passionnés et tout disposés à faire cause commune pour
une action décisive. On répétait sans cesse au vice-roi que JNubar
voulait détruire d'abord son prestige pour s'emparer ensuite de son
pouvoir. — Prenez-y garde ! lui disait-on, ce n'est pas du côté des
ministres européens qu'est le danger, c'est du côté de Nubar. Nubar
est animé des plus vastes ambitions, il mine sourdement votre
trône, il rêve d'être un jour gouverneur de l'Egypte. Il vous a ex-
pulsé du conseil afin de faire de ses collègues les instrumens incon-
sciens de ses projets personnels. Après s'être attiré la sympathie
des fellahs, il cherche à gagner celle des fonctionnaires. Si vous n'y
mettez bon ordre, il aura bientôt la réalité du pouvoir entre les
mains, il dirigera effectivement toutes les administrations ; il sera
le véritable maître de l'Egypte, et vous n'en serez plus que le roi
fainéant; mais les rois fainéans, l'histoire le prouve, finissent tou-
jours par laisser leur sceptre à leurs maires du palais !
Au milieu de ce conflit d'opinions et de prétentions, le pouvoir
de chacun restant dans le vague, personne n'aurait pu définir la
nature du gouvernement qui fonctionnait au Caire. Le khédive
n'assistait pas aux réunions des ministres; il communiquait avec le
conseil par l'entremise de Nubar-Pacha et signait assez docilement
LA SITUATION DE l'ÉGYPTE. 111
tous les décrets qu'on lui soumettait. Cette situation, tiiéoriquement
très fausse, se serait probablement dénouée dans la pratique, je
viens de dire pourquoi, au profit du régime européen. Par mal-
heur, au moment où l'on s'y attendait le moins, les deux puis-
sances qui avaient le plus grand intérêt au maintien de ce régime
ont mis tout à coup en évidence les contradictions sur lesquelles
iî reposait. Après avoir obtenu pour deux de leurs agens des
ministères égyptiens, on devait supposer que la France et l'An-
gleterre auraient renoncé au système des remontrances directes
adi'essées au khédive. La conséquence logique de l'organisation
d'un cabinet anglo- français était l'abandon de l'espèce de surveil-
lance politique et adtninistrative que les consulats s'étaient arrogée
sur l'Egypte, en vertu des capitulations ou plutôt en vertu d'une
interprétation plus qu'arbitraire des capitulations. Pendant plusieurs
années, la diplomatie française en particulier s'était donné pour
mission non seulement principale, mais unique, d'exiger du khédive
le paiement intégral des coupons de la dette publique au taux, ma-
nifestement trop élevé, qu'avaient fixé les décrets de mai et de
novembre 1S76. On comprenait cette insistance tant qu'il était per-
mis de supposer que les sacrifices imposés aux créanciers n'a-
vaient d'autre cause que les abus du gouvernement égyptien; mais,
dès que ce gouvernement était passé entre les mains d'Européens,
il était absurde de se refuser à toute espèce de concession et sur-
tout de s'en prendre au khédive lui-même des mesures adop-
tées par ses ministres. Si ceux-ci se trompaient, que ne les chan-
geait-on? que ne les prévenait-on, du moins personnellement, de
leur erreur? Le bon sens et la justice indiquaient cette conduite;
la France et l'Angleterre ont eu l'imprudence d'en suivre une autre.
Tandis que les ministres, convaincus de la nécessité de préparer
une réduction provisoire de la dette, cherchaient les moyens de
l'opérer le plus équitablement possible, les consuls anglais et fran-
çais ont reçu l'ordre d'inviter le khédive « à tenir strictement ses
engagemens. » Maladresse éclatante, qui a permis au khédive de
répondre aussitôt : « Gomment voulez-vous que je tienne mes enga-
gemens, puisque ce n'est pas moi qui dirige les afiaires? Si vos gou-
vernemens veulent que je paie les créanciers, qu'ils me rendent le
pouvoir; s'ils ne veulent pas me rendre le pouvoir, qu'ils s'adres-
sent aux ministres qu'ils ont désignés eux-mêmes. » Cette démarche
des consuls a été l'origine de toute la crise, le germe d'où sont
sortis tous les événemens qui ont suivi. En voyant les gouverne-
mens lui demander compte des actes de ses ministres, le khédive
s'est aperçu qu'on lui reconnaissait le droit de contrecarrer ces
actes, et, s'il rencontrait une résistance, de la briser. Il a constaté
de plus que la question financière dominait pour les puissances la
112 REVUE DES DEUX MONDES.
question politique ; d'où il lui était facile de conclure que, s'il parve-
venait à faire croire qu'il paierait les coupons de la dette, on lui
permettrait de secouer la tutelle dont le poids commençait à lui
paraître bien lourd. Ce n'était pas tout : on lui indiquait en
quelque sorte des alliés pour sa nouvelle campagne ; on poussait
les consuls à faire cause commune avec lui, à confondre leurs inté-
rêts particuliers avec les siens. Le khédive avait espéré d'abord
diviser la France et l'Angleterre et profiter de ce désaccord pour
couper à la racine les projets de réformes européennes. L'union
parfaite des ministres anglais et français avait déjoué ce calcul.
]Ne pouvant séparer les deux gouvernemens, pourquoi ne tenterait-
il pas de passer entre leurs représentans, de brouiller les ministres
avec les consuls, de persuader à ces derniers que le régime despo-
tique était plus favorable que tout autre à leur influence et à leur
autorité? Cette dernière manœuvre était trop habile pour ne pas
réussir. La réponse du khédive aux plaintes financières des puis-
sances mettait les consuls dans la plus fausse des situations. Pour
exécuter les ordres de leurs gouvernemens, il fallait qu'ils agissent
comme si les ministres n'existaient pas ; mais en agissant comme
si les ministres n'existaient pas, ils leur portaient en réalité un
coup mortel. La France et l'Angleterre n'avaient pas une idée très
nette du rôle respectif qui devait être assigné à leurs ministres et
à leurs consuls, puisqu'elles les lançaient en quelque sorte les uns
contre les autres. 11 n'était pourtant point difficile de comprendre
qu'on ne pouvait pas à la fois gouverner l'Egypte et prendre envers
son gouvernement les précautions que comporte le régime consu-
laire. Les garanties que les puissances retiraient du pouvoir des con-
suls, la nomination des ministres européens les remplaçait outre
mesure. On se serait expliqué cependant que les consuls des autres
pays fusseiit d'un avis différent ; ils pouvaient se dire avec quelque
apparence de raison qu'en cherchant à sauver leur autorité person-
nelle, ils sauvaient également celle des gouvernemens qu'ils repré-
sentaient. Mais, tandis que ces consuls-là s'abstenaient de s'ingérer
dans les affaires égyptiennes et devenaient de simples diplomates,
n'était-il pis étrange de voir ceux des deux nations qui dirigeaient
l'administration du pays protester auprès du khédive contre les pro-
jets de celte administration, comme si la France et l'Angleterre
avaient pris à tâche de démolir d'une main ce qu'elles avaient
élevé de l'autre?
Ce qui rendait cette conduite inexcusable, c'est que le règlement
de la question financière était entouré des plus grandes garanties
d'impartialité et de justice. Les ministres anglais et français n'a-
vaient pas voulu prendre sur eux de décider si l'Egypte pouvait
faire « strictement face à tous ses engagemens. » A peine arrivés
LA SITUATION DE L EGYPTE. 113
au pouvoir, ils s'étaient empressés de réunir de nouveau la com-
mission internationale d'enquête, et de l'inviter à continuer ses tra-
vaux. Cette commission qui, pendant six mois, avait étudié dans tous
ses détails l'organisation financière du pays, qui avait fait compa-
raître devant elle tous les fonctionnaires égyptiens, qui avait
envoyé des délégués dans les provinces pour consulter sur place
tous les registres de comptabilité, était d'ailleurs formée, on le sait,
d'hommes rompus aux affaires de l'Egypte. Présidée par M. de Les-
seps, ayant pour vice-présidens MM. Wilson et Riaz-Pacha, elle
était composée de tous les membres de la caisse de la dette pu-
blique, lesquels habitaient le Caire depuis trois ans au moins et
n'avaient cessé durant tout leur séjour de travailler à débrouiller le
chaos financier dans lequel M. Cave et MM. Joubert et Goschen n'a-
vaient pu faire pénétrer que des lueurs bien incertaines. Comme
commissaires de la dette publique, les commissaires d'enquête n'a-
vaient cessé de déclarer que les intérêts des créanciers et ceux des
contribuables étaient solidaires; que ruiner l'Egypte était un détes-
table moyen d'assurer, sinon pour le présent, au moins pour l'ave-
nir, le paiement des emprunts. « Nous avons considéré les intérêts
des créanciers, disaient-ils dans leur compte rendu de 1878, comme
étant jusqu'à un certain point, les mêmes que ceux des contribua-
bles ; car, si on demandait aux contribuables des taxes qu'ils ne pour-
raient acquitter qu'en aliénant leur capital, on diminuerait la valeur
du gage des créanciers... si donc il nous était prouvé que le pays
ne peut pas supporter les taxes actuelles, que le gouvernement est
disposé à prendre des mesures équitables et définitives pour le
règlement de toutes les dettes non consolidées, que le gouverne-
ment et son altesse le khédive sont tout prêts à faire toutes les éco-
nomies possibles avant de demander aux créanciers de nouveaux
sacrifices; si, d'autre part, il était donné de sûres garanties que les
nouveaux engagemens seront mieux respectés que les précédens,
qu'un effort sérieux sera fait pour réformer les abus, pour fixer plus
équitablement l'assiette des impôts directs et notamment de l'impôt
foncier, et pour mettre fin aux rigueurs de la perception, alors nous
n'hésiterions pas à recommander tant aux négociateurs du décret
du 18 novembre qu'aux créanciers eux-mêmes d'accepter un taux
d'intérêt moins élevé. » Ces sages déclarations avaient précédé la
première réunion de la commission d'enquête ; elles devaient servir
de programme à tous ses travaux. Malheureusement, lorsque la
commission s'était séparée, elle n'avait pas eu le temps de rem-
plir jusqu'au bout sa tâche; elle s'était bornée à décrire l'anarchie
financière qui avait permis à la dette publique d'atteindre d'ef-
frayantes proportions ; mais elle avait été obligée .d'avouer que cette
TOME XXXV. — 1879. 8
114 RETUE DES DEUX MONDES.
anarchie était trop profonde pour qu'il fût possible d'évaluer avec
quelque certitude les ressources et les revenus du pays, et de recon-
naître par conséquent s'il était opportun « de recommander tant
aux négociateurs du décret du 18 novembre qu'aux créanciers eux-
mêmes un taux d'intérêt moins élevé. »
La question restait donc entière; l'organisation d'un ministère
européen ne l'avait nullement tranchée. Mais, le moyen le plus sûr
d'arriver k une solution équitable étant de maintenir une solidarité
complète entre les créanciers et les contribuables, il était naturel
de confier à la commission d'enquête non-seulement le soin de pré-
parer un projet de décret sur la dette publique, mais encore celui
de mettre im peu d'ordre dans l'amas confus des lois égyptiennes.
En réorganisant cette commission, le ministère anglo-français la
chargea donc de codifier et de réviser les décrets, règlemens,
décisions administratives et financières de l'Egypte. C'était en outre
un moyen d'obtenir un avantage politique qui n'était point à dédai-
gner. Un certain nombre de puissances pouvaient être jalouses de
l'autorité particulière que le gouvernement anglo-français donnait
à la France et à l'Angleterre; il fallait s'attendre à les voir réclamer
une part dans la direction des affaires. On leur accordait sponta-
nément cette part en transformant la commission d'enquête, com-
posée des représentans de toutes les nations qui ont des droits
financiers sur l'Egypte, en assemblée législative internationale. La
chambre des notables étant incapable de remplir le rôle que l'on
confiait à la commission d'enquête, celle-ci était mieux placée que
personne pour s'en acquitter de manière à satisfaire tout le monde,
Égyptiens et créanciers. On réservait d'ailleurs l'avenir : « Il appar-
tient au temps et à l'expérience, disait le rapport adressé au khé-
dive par le président du conseil, de démontrer quels élémens de-
vront être, par la suite, appelés à concourir à l'œuvre si importante
de la confection des lois et des règlemens généraux. » A chaque
jour suffit sa peine ! Pour le moment, l'essentiel était de donner un
code financier k l'Egypte, afin d'assurer aux contribuables et aux
créanciers les garanties qui seules pouvaient faire accepter immé-
diatement par ces derniers des sacrifices devenus nécessaires, en
leur procurant pour l'avenir l'avantage inappréciable d'une sécu-
rité dont ils n'avaient jamais joui jusque-là.
II.
On le voit, les ministres anglais et français s'étaient trouvés, dès
leur arrivée au Caire, en présence de difficultés politiques, admi-
nistratives et financières singulièrement délicates, et ils en avaient
LA SITUATION DE L ÉGYPT£. 1J5
préparé très habilement la solution, lorsqu'un événement imprévu
et bien contraire aux mœurs égyptiennes vint tout à coup les
surprendre, étonner l'Europe et préparer la crise à laquelle ils de-
vaient succomber deux mois plus tard. J'ai dit que le premier soin
du ministère européen avait été de payer les employés des admi-
nistrations civiles, ce qui était indispensable pour que la marche du
gouvernement se poursuivît. Mais il ne kà avait pas été possible de
traiter de la même manière les officiers et les soldats de l'armée.
Quelque intéressans qu'ils fussent, ces derniers étaient bien loin de
rendre les mêmes services que les employés civils ; pour mieux
dire, ils ne rendaient même aucun service, les désastres de la guerre
d'Abyssinie ayant surabondamment prouvé que l'Egypte devait
renoncer désormais à toute conquête et se borner à entretenir chez
elle les troupes nécessaires au maintien de l'ordre intérieur. Songer
à renouer les traditions militaires de Mehemet-Ali et d'Ibrahim-
Pacha était une utopie, permise peut-être à Ismaïl-Pacha au temps
de sa richesse, mais à laquelle la ruine de son pays le condamnait
à renoncer pour toujours. Alors que les contribuables pliaient sous
le faix des impôts et que les créanciers réclamaient en vain le paie-
ment de leurs dettes, n'était-il pas aussi odieux que ridicule d'en-
tretenir à grands frais des écoles militaires, des arsenaux, des ma-
gasins modèles et une trentaine de mille hommes organisés en
armée européenne? A la vérité, tout cet appareil militaire n'était
qu'une sorte de jouet, comme les théâtres du Caire, comme toutes
les splendeurs éphémères dont le khédive avait aimé à s'entourer
pendant les brillantes années de son régime. Soigneusement équi-
pées, vêtues de jolis uniformes, armées des fusils les plus perfec-
tionnés, ces troupes ne ressemblaient en rien aux solides et gros-
siers bataillons qu'Ibrahim-Pacha poussait de sa main victorieuse au
cœur de la Syrie et de l'Arabie. On les avait vues, durant la cam-
pagne turque où elles avaient été incorporées à l'armée de Mehe-
met-Ali, compromettre en se débandant au premier feu le succès
d'une bataille décisive. En Abyssinie leur déroute avait été plus
grande encore. Grâce au régime de compression et de terreur qui
régnait alors sur l'Egypte, personne n'a jamais su jusqu'où s'était
étendu leur désastre; mais l'état dans lequel elles sont revenues de
cette campagne ne laissait aucun doute sur le sort qu'elles venaient
d'y subir, et quoique l'on ignore encore s'il est vrai qu'elles eussent
abandonné leur général en chef, un fils du khédive, entre les mains
de l'ennemi, on peut affirmer, sans crainte de se tromper, qu'elles
avaient connu les dernières extrémités de la plus sanglante défaite. On
s'explique d'ailleurs sans peine comment en peu d'années l'admirable
armée d'Ibrahim-Pacha s'est transformée en une armée de parade,
MQ REVUE DES DEUX MONDES.
qui n'a réellement figuré avec honneur que dans le défilé de la mar-
che à' Aida. Tous les officiers d'Ibrahim-Pacha, à partir du grade
de capitaine, étaient des Turcs ou des Français aguerris par de glo-
rieuses campagnes. Personne n'ignore ce que valent les officiers
turcs : les plus ignorans sont doués de cette autorité particulière,
de ce génie du commandement qui sont le caractère même des Otto-
mans et qui, jusque dans leur décadence, en font encore la race la
plus vivace de l'Orient. Le jour où des Arabes ont pu devenir capi-
taines, colonels, généraux dans l'armée égyptienne, cette armée a
été radicalement compromise. L'Arabe est fin, souple, habile, mille
fois plus intelligent que le Turc ; mais ne le chargez jamais de
commander si vous ne voulez pas voir l'anarchie et la faiblesse
naître immédiatement sous ses ordres. Il manque de vigueur et de
suite dans les idées, il est incapable d'inspirer le respect. Livrées
à des officiers arabes, les troupes égyptiennes ont perdu en peu de
temps toute solidité, toute discipline; elles ont gardé une assez belle
apparence sur les champs de manœuvre, dans les revues et dans
les processions de théâtre ; mais ce beau décor, revêtu de couleurs
éclatantes, s'est brisé en morceaux à chaque épreuve sérieuse. Aussi,
changeant tout à coup d'état à son retour d'Abyssinie, farmée égyp-
tienne n'a-t-elle plus été employée qu'à combattre les inondations,
à former des cordons sanitaires et à percevoir les impôts. Ce sont
les officiers eux-mêmes qui l'ont avoué dans une proclamation offi-
cielle où ils énuméraient leurs titres à la reconnaissance de la
patrie. « Après cela, s'écriaient-ils, nous avons été chargés de la per-
ception des impôts arriérés, sans aucune compensation pour ce tra-
vail tout à fait en dehors des attributions de l'armée, pendant que
les employés civils regardaient faire sans y prendre part! » A ce
compte, on eût mieux fait de fermer les arsenaux et de les rem-
placer par des ateliers pour la confection des courbaches, le gi and
instrument de perception en Egypte. Et pourtant de nombreux
arsenaux, outillés à l'européenne, continuaient à fabriquer chaque
jour assez de canons, d'affûts et de boulets pour servir à l'arme-
ment d'une grande puissance militaire, tandis que les écoles gou-
vernementales préparaient sans cesse de jeunes Arabes à grossir
les rangs de ces officiers percepteurs d'impôts qui avaient succédé
sur les bords du Nil aux glorieux compagnons d'armes d'Ibrahim-
Pacha.
Il est bien clair que le premier acte d'un ministère économe
devait être de fermer ces écoles, de vider ces arsenaux, de vendre
ce matériel de guerre, de licencier la plus grande partie de ces
troupes inutiles et coûteuses. Par malheur, en mettant un certain
nombre d'officiers en disponibihté, on ne pouvait pas leur payer
LA SITUATION DE L EGYPTE. 117
immédiatement l'arriéré de leur solde qui se montait à environ
vingt mois. Où trouver, en effet, assez d'argent pour cela? L'année
précédente ayant été très mauvaise, par suite de la crue trop
faible du Nil, toutes les ressources du pays avaient été employées
au service des coupons de la dette. L'emprunt Rothschild devait être
employé à payer les dettes flottantes les plus criardes, et en pren)ier
lieu les traitemens; mais, grâce au mauvais vouloir des banquiers et
des spéculateurs européens qui entraînaient les créanciers flottans, le
gage de cet emprunt, c'est-à-dire les domaines cédés par le khédive
à l'État, avaient été grevés d'hypothèques qui rendaient illusoire la
garantie de la maison Rothschild et qui empêchaient celle-ci de livrer
les sommes qu'elle avait reçues pour l'Egypte. Cette situation était à
coup sûr bien grave. Il était cruel de renvoyer, sans leur donner
même un léger à-compie, des officiers dont on dépeignait la misère
sous les couleurs les plus sombres; et d'autre part, plus on les gar-
dait sous les armes, plus on grossissait le poids d'une dette flottante
devenue déjà écrasante. Après bien des hésitations, les ministres se
décidèrent cependant pour le renvoi des officiers, espérant soit
qu'un certain nombre d'entre eux trouverait dans les provinces
quelques lambeaux de terre à cultiver, soit que beaucoup d'autres
pourraient être employés dans les administrations civiles. Si brutale
qu'elle fût d'ailleurs, cette mesure ne changeait pas grand'chose
à la position des officiers, puisque depuis vingt mois ils n'avaient
pas reçu une seule piastre de.solde et puisqu'ils en étaient réduits,
disait-on, à quitter leur uniforme pour se louer comme simples
travailleurs ou à partager pour vivre l'orge des rations données à
leurs chevaux. En leur rendant la liberté, on leur permettait de
chercher des moyens d'existence meilleurs et plus avouables. Néan-
moins l'opér.ition du licenciement demandait à être conduite avec
beaucoup de tact et de prudence. Le ministre de la guerre, Ratib-
Pacha, qui en était chargé et qui était un des familiers intimes du
khédive, n'imagina rien de mieux pour la mener à bonne fin que
de concentrer au Caire, sous prétexte de désarmement, tous les
officiers licenciés. Au lieu de les désarmer dans leurs garnisons
respectives, on les obligea à venir d'Alexandrie, de Damiette, de
Port-Saïd, de Syout, etc., etc., déposer leurs armes dans les ca-
sernes de l'Abassieh et à la citadelle du Mokatam. Trois mille
officiers, réduits au désespoir, se trouvèrent ainsi réunis au Caire,
au moment même où une grande cérémonie religieuse, le retour du
tapis rapporté chaque ^ année de la Mecque, soulevait dans les
mosquées, non un fanatisme dont on ne trouve pas h moindre
trace en Egypte, mais une sorte d'enthousiasme mystique qui
ne va jamais sans quelque effervescence. Par une coïncidence nul-
118 REVUE DES DEUX MONDES,
lement fortuite, les pèlerins de la Mecque campaient dans une
grande plaine située à côté des casernes de l'Abassieh, et des com-
munications incessantes s'établissaient entre eux et les officiers.
De plus une vive agitation, ardemment provoquée par le cheik-
el-bekri, chef de tous les derviches hurleurs et tourneurs de
l'Egypte, régnait dans la grande université mulsumane du Caire, la
mosquée d'El-Azar. Le moment était bien choisi pour exciter les
sentimens de révolte des derviches. Le retour du tapis est suivi
de la grande fête du Dosseh, qui dure deux semaines pendant les-
quelles toutes les confréries passent les nuits dans de véritables
orgies religieuses afin de se préparer à la cérémonie où le cheik-
el-bekri traverse, au galop de son cheval, un chemin pavé de
corps humains. La réunion de ces nombreux fermens de troubles
ne pouvait manquer de produire quelque émotion. Néanmoins, tout
le monde fut surpris lorsqu'on apprit que deux ministres venaient
d'être enfermés dans leurs ministères par une grande manifestation
d'officiers, que des coups de fusil avaient été tirés dans les rues pai-
sibles du Caire et que l'Egypte avait eu son 31 octobre. Yoici ce
qui s'était passé.
Cinq cents officiers environ, conduits par deux ou trois meneurs,
tous parens des familiers du palais, étaient partis de leurs casernes
pour se rendre au ministère des finances sous prétexte de remettre
à Nubar-Pacha et à M. Wilson une pétition contre le licenciement
de l'armée. Avant de prendre la route du ministère des finances,
ils étaient allés à la salle des réunions de la chambre des notables
inviter le bureau de l'assemblée à les accompagner. On songeait
déjà à donner à la manifestation un caractère national, parlemen-
taire et libéral. Les officiers s'étaient entendus à l'avance avec les
notables. Toutefois, le bureau ne crut pas devoir les suivi^e ostensi-
blement; trois ou quatre membres de la chambre montèrent seuls
sur leurs ânes pour s'associer à la démonstration. Le ministère des
affaires étrangères est à côté du ministère des finances. Au moment
où les officiers s'en approchaient, Nubar-Pacha partait en voiture.
A peine reconnu, on l'entoure de toutes parts. Furieux de cette
résistance intempestive, le cocher fouette leschovaux; les officiers,
exaspérés, se jettent sur lui, l'accablent de coups, le renversent de
son siège; puis, s'emparant de JNubar-Pacha, ils le prennent au
collet, le roulent à terre et le secouent violemment. M. Wilson, qui
revenait de chez le khédive et qui se rendait à son ministère, aper-
çoit la manifestation. Reconnaissant Nubar-Pacha entre les mains
des révoltés, il se précipite à son secours et tombe à coups de canne
sur la foule ameutée. On l'entoure lui aussi, on lui crie de toutes
parts : Du pain! du pain 1 on lui tire la barbe, ce qui est la plus
LA SITUATION DE L EGYPTE. 119
grande insulte chez les Orientaux, on l'oblige à rentrer avec Nubar
dans le ministère, où on les retient tous les deux prisonniers. Une
partie des officiers se rendent chez un ministre indigène, vVli-Pacha
Moubarek, particulièrement détesté en sa qualité de fellah et d'an-
cien élève des écoles que le ministère venait de fermer. On lui tire
également la barbe, on lui crache au visage, on l'insulte de raille
manières. Prévenus de ce qui se passe, les autres ministres s'em-
pressent d'accourir. L'arrivée de M. de Blignières, qui était alors
très populaire auprès des indigènes, et qui n'a perdu quelque peu
de sa popularité que pour avoir vivement embrassé la défense de
M. Wilson, soulève un murmure favorable. Pourtant le chapeau à
haute forme qu'il s'obstine à garder durant toute l'émeute pro-
duit sur les officiers le même effet que le kalpaka bulgare d'AIeko-
Pacha a produit plus tard sur les Turcs : « S'il ôtait son chapeau , s'écrie
une partie de la foule, nous relèverions sur nos bras! » Ce trait de
mœurs n'est pas le seul qui ait donné à la manifestation des offi-
ciers du Caire un caractère oriental. Tous les bureaux du ministère
des finances étaient gardés par des officiers. L'un de ces officiers
entre dans une salle où se trouvait un employé français : l'employé
se laissant emprisonner sans protestation, l'officier va tranquille-
ment s'établir dans un coin, choisit le tapis le plus propre de la
salle, ôte avec soin ses bas et ses souliers, se tourne vers la Mecque
et commence avec gravité sa prière, tandis que l'insurrection à
laquelle il prenait part se déroule tumultueusement dans la rue.
Dès que les consuls apprennent qu'une émeute cerne le ministère,
ils se rendent près du khédive pour lui demander d'intervenir.
Celui-ci n'hésite pas, trop heureux de trouver enfin une occasion
de montrer qu'on ne peut gouverner longtemps sans lui ! Il monte
en voiture, et il accourt au ministère des finances. Dès qu'il paraît,
des vivats et des applaudissemens éclatent. Les abords du ministère
sont bientôt dégagés; les émeutiers s'entassent dans les rues voi-
sines. Peu à peu cependant, ils reviennent à la charge. Le khédive
monte alors sur une terrasse d'où il harangue la foule : « Comptez
sur moi! dit-il aux officiers. C'est moi qui désormais prends vos
affaires en main ! Je vous promets sur ma tête que vous serez payés! »
La plupart des émeutiers répondent à ces promesses par des applau-
dissemens; néanmoins quelques-uns d'entre eux, clés Gircassiens
moins souples que les Arabes, de véritables aventuriers dont le ca-
cractère farouche contraste avec la douceur de leurs collègues indi-
gènes, répondent aux belles paroles du vice-roi par des excla-
mations arabes intraduisibles en français, mais qui équivalent en
langage poli à : a C'est toi qui nous promets notre solde ! Nous n'a-
vons que ta promesse! Ah! le bon billet! » La manifestation était
120 REVUE DES DEUX MONDES.
évidemment mêlée d'élémens disparates, et tout le monde n'y jouait
pas le même jeu. Joignant le geste à la parole, un officier essaie
de saisir le khédive au bras; celui-ci, effrayé, donne l'ordre à sa
garde de refouler les émeutiers la baïonnette en avant. Aussitôt
ces derniers tirent leur sabre ; un coup de feu retentit, sans qu'on
sache, comme toujours, de quel côté il est parti ; la troupe lire,
mais en l'air. Quelques personnes sont blessées, personne n'est tué ;
enfin les ministres sortent, la foule se retire, le khédive remonte
dans sa voiture, et tout est fini. Pour la première fois le Caire venait
d'avoir une émeute en règle, comme celles de Paris. Décidément,
l'Egypte était bien, suivant le mot du khédive, « la première puis-
sance européenne de l'Orient! »
Chose étrange ! les autres puissances européennes se sont trouvées
peu flattées d'être aussi fidèlement copiées par l'Kgypte, et lorsque
la nouvelle des événemens du Caire leur est parvenue, elles n'ont
pas cru un instant qu'ils eussent été spontanés. En vertu du prin-
cipe is fecit cui prodest, elles en ont fait sans hésiter remonter au
khédive l'entière responsabilité; elles ont vu sous la prétendue
insurrection des officiers une simple intrigue contre le régime réfor-
mateur inauguré par le ministère anglo-français. Les témoins ocu-
laires ont éprouvé la même impression, mais avec plus de vivacité
encore. Le soir même de cette insurrection, le khédive ne pouvait
cacher sa joie aux nombreuses personnes qui accouraient pour le féli-
citer; l'enthousiasme de ses familiers était plus éclatant encore;
tous regardaient ce qui venait de se passer comme le signal de la
ruine du ministère européen, comme le prélude du retour à l'ancien
régime. Le khédive triomphait surtout de ce que les consuls étaient
venus le chercher; c'était à ses yeux comme s'ils étaient venus lui
rendre le pouvoir. A partir de ce moment en effet, le consul général
anglais, prenant la responsabilité de modifier la politique de son gou-
vernement, a fait cause commune avec les adversaires du régime
européen. Soit crainte réelle, soit complaisance malheureuse envers
des amis dangereux, soit inimitié déplorable pour le ministre
anglais et Nubar-Pacha, il s'est rendu le lendemain de l'émeute
au palais d'Abdin, escorté de son collègue français qui n'avait d'autre
volonté quela sienne, afin de demander officiellement au khédive s'il
n'y avait rien à craindre pour la sécurité des étrangers. Il était impos-
sible de tenter une démarche plus maladroite ni de mieux tomber
dans le piège que recouvrait la manifestation des officiers. A la ques-
tion qu'on lui posait, le khédive ne devait faire que son éternelle
réplique : « Adressez-vous à mes ministres! puisque ce sont eux qui
gouvernent, ce sont eux qui répondent de la sécurité publique. Si
vous voulez que j'en réponde moi-même, restituez-moi le gouver-
LA SITUATION DE l'ÉGYPTE. 121
nement. » Aucun esprit sérieux ne se trompait sur la nature de l'é-
meute qui venait de se produire. Tout le monde savait que c'était
par la volonté du khédive que les officiers avaient été réunis au
Caire ; tout le monde savait également que, lorsqu'ils s'étaient rendus
à Abdin pour expliquer au khédive leur triste situation, celui-ci leur
avait dit à eux aussi : « Adressez -vous aux ministres ! » conseil qui,
d'après les mœurs orientales, équivalait à une provocation. A part
quelques Circassiens, réellement dangereux, aucun officier n'eût
été capable de l'initiative, non-seulement d'une révolte, mais même
d'une simple réclamation adressée au gouvernement. Le mal dont
ils avaient à se plaindre n'était pas nouveau, à beaucoup près, puis-
qu'il durait depuis vingt mois. L'année précédente une grande com-
mission internationale d'enquête, composée d'hommes connus de
toute l'Egypte et environnés d'un prestige presque inouï pour l'E-
gypte, avait, durant des mois entiers, solennellement, publiquement,
instamment invité tous ceux qui avaient à se plainire d'une mesure
administrative quelconque à venir lui faire connaître leurs doléances.
Un seul officier avait-il répondu à cet appel? Non ! Il ne s'était trouvé
dans tout le pays que deux femmes assez courageuses pour porter
une pétition à la commission d'enquête, et le poste qui gardait la
commission, stupéfait d'une telle au lace, les avait immédiatement
arrêtées et jetées en prison. El c'est dans une nation ayant de telles
mœurs, capable de tels actes, soumise depuis des siècles à une
telle tyrannie, que le consul général anglais croyait à la possibilité
d'un 31 octobre spontané! Et il y croyait précisément à l'heure
même où non seulement les personnes qui habitaient l'Egypte, mais
toute l'Europe, s'étonnaient de la grossièreté d'une ruse trop facile
à découvrir ! Le consul général anglais était, pour son compte, frappé
de cécité. 11 citait avec confiance les propos du cheik-el-bekri mena-
çant de soulever contre les Anglais « les quatre cent mille hommes
affiliés aux sectes religieuses. » 11 recommandait sans cesse aux
Européens de prendre des précautions, il les invitait à ne pas aller
assister aux fêtes du retour du tapis et du Dossch. Or, tandis qu'il se
préoccupait ainsi d'un danger imaginaire, tandis que tous les fami-
liers du palais annonçaient sans cesse un massacre général des chré-
tiens, tandis que les prédications les plus incendiaires retentissaient
soi-disant dans les mosquées, les derviches accomplissaient, au milieu
d'un concours immense de population, leurs pieux exercices; le
tapis de la Mecque, suivi d'un santon qui se balançait tout nu sur
un superbe chameau, traversait pompeusement les rues du Caire ;
durant deux semaines, les congrégations religieuses faisaient chaque
nuit d'immenses processions et se livraient aux bruyans exercices
d'une dévotion que la catalepsie seule peut arrêter; enfin le cheik-
122 REVUE DES DEUX MONDES.
el-bekri lui-même, transporté par une violente extase, foulait aux
pieds de son cheval le corps des fidèles, et si quelqu'un sortait
meurtri de toutes ces fêtes, c'était quelque bon musulman que son
zèle avait condamné à de vrais supplices, mais aucun Européen n'a-
vait à se plaindre de la moindre offense, si ce n'est peut-être d'une
ou deux épithètes peu flatteuses que lui avait adressées quelque
gamin, mais dont son ignorance probable de l'arabe lui avait dérobé
la signification méprisante.
Si les consuls avaient mieux compris leur mission, après l'émeute
des officiers ils seraient allés trouver le khédive, non pour l'in-
terroger sur la sécurité des étrangers, mais pour lui déclarer
que les gouvernemens le rendraient responsable de cette sécurité
et que dans le cas d'une nouvelle révolte, c'est à lui, à lui seul,
qu'ils en demanderaient compte. S'ils avaient agi ainsi, la crise se
serait terminée tout de suite, les affaires auraient repris le len-
demain leur cours régulier. En posant mal à propos la question
de sécurité des chrétiens, les consuls ont donné lieu au contraire
à une série de négociations qui ont rempli les deux derniers mois
de l'existence du cabinet anglo-français des plus inutiles et des plus
fastidieuses agitations. Dès le premier jour, contrairement aux
instructions formelles ds leurs gouvernemens, ils ont été obligés
d'exiger la démission de Nubar-Pacha, le seul homme cependant
qui donnât aux yeux des indigènes une certaine consistance aux
nouvelles institutions. Le khédive affirmait en effet que la présence
de Nubar-Pacha au pouvoir rendait impossible le maintien de la
paix publique! Nubar-Pacha s'étant retiré, les consuls entreprirent
de reconstituer le cabinet d'après un plan imaginé par eux. Malheu-
reusement, quand ce plan arriva en Europe, la France et l'Angle-
terre le repoussèrent, déclarant qu'à leur avis il était impossible
de consentir à la retraite de Nubar. Ce démêlé entre les gouverne-
mens et le khédive au sujet de Nubar n'a pas duré moins de trois
semaines. Enfin les puissances consentirent à abandonner Nubar,
mais à la condition que leurs ministres recevraient des pouvoirs
nouveaux. Quoique bien incomplète, cette première victoire enhardit
le khédive. Après s'être débarrassé de Nubar, il voulut traiter de la
même manière deux autres ministres indigènes qui avaient montré
dans le conseil un remarquable esprit d'indépendance, Riaz-Pacha,
ministre de l'intérieur, et Ali-Pacha-Moubarek, ministre des wafks.
Les puissances ne pouvaient consentir à cette nouvelle exécution.
Dans un pays où toutes les fonctions sont mêlées, où les impôts sont
spécialement perçus par les moudirs et par les cheiks, où les services
administratifs sont confondus d'une manière inextricable, si tous
les membres du ministère n'obéissent pa-s aux mêmes inspirations
LA SITUATION DE l'ÉGYPTF. 123
et ne donnent pas à leurs agens des ordres identiques, les réformes
sont impossibles, le gouvernement lui-même est entravé de mille
manières. De plus, après avoir sacrifié Nubar-Pacha, sacrifior Riaz-
Pacha et Ali-Pacha-Moubarek, n'aurait-ce pas été le moyen de décou-
rager tous les hommes de bonne volonté qui ne demandaient pas
mieux que de se rallier au nouveau régime, en leur montrant qu'ils
n'avaient point à compter sur l'Europe, qu'on les laisserait se com-
promettre dans la cause libérale, mais qu'au premier danger on les
livrerait à leurs propres forces, les abandonnant seuls face à face avec
un souverain irrité? Pendant plusieurs semaines, les mosquées re-
tentirent des plus graves menaces dirigées contre les deux ministres
indigènes. Il était évident qu'on cherchait à les eflrayer par tous les
moyens, dans l'espoir qu'ils suivraient spontanément l'exemple de
Nubar-Pacha. Chaque jour le khédive répétait aux consuls : « Je ne
réponds plus de l'ordre si Riaz-Pacha reste aux affaires. Les ulémas
veulent sa mort; je ne puis contenir leur colère. » En réalité les
ulémas étaient fort tranquilles, à part quelques meneurs qui, sui-
vant les instructions du cheik-el-bekri, allaient répandre partout
les prédications forcenées dont on faisait tant de bruit. Cette comé-
die du fanatisme et des émeutes se poursuivait avec une singulière
activité. Le Caire et Alexandrie entendaient chaque jour les plus
extravagantes nouvelles. Tantôt c'étaient les softas de la mosquée
d'El-Azar qui se préparaient à jouer le rôle des softas de Constanti-
nople ; tantôt c'étaient les Bédouins du désert, massés derrière les
pyramides, qui menaçaient d'envahir le Caire et de mettre la ville
au pillage; une fois même, ces farouches Bédouins s'étaient em-
parés de la citadelle et braquaient les canons du Mokatam sur le
quartier européen. Je ne parle pas des innombrables manifestations
pacifiques des diverses classes des créanciers flottans, qui se ren-
daient tour à tour, à l'exemple des officiers, au ministère des
finances pour y assiéger une caisse vide. Jamais à coup sûr, même
aux époques les plus révolutionnaires de notre histoire, Paris n'a
été le théâtre d'autant de révoltes que l'imagination des partisans
du khédive et celle de quelques consuls en voyaient sans cesse
éclater au Caire dans ces mois d'affolement. Les observateurs plus
froids admiraient au contraire le calme parfait de cette merveilleuse
ville, endormie sous un soleil radieux et ne sortant de son sommeil
que pour fêter par les plus brillans spectacles le retour du tapis de
la Mecque et la naissance du Prophète. Au moment même où les
familiers du palais m'entretenaient de leurs grandes terreurs, je hie
suis promené seul au milieu du campement des pèlerins, j'ai écouté
sans les comprendre les longs récits de leurs conteurs qu'accom-
pagnait une sorte de violon aux sons doux et monotones, je me suis
124 REVUE DES DEUX MONDES.
mêlé aux derviches exécutant les farandoles les plus violentes, j'ai
même touché dévotement, avec la foule des fidèles, les habits des
saints que les pas du cheval du cheik-el-bekri avaient moulus jus-
qu'aux os, j'ai visité la mosquée d'El-Azar, je mesuis attardé long-
temps à regarder les professeurs et les élèves réciter le Coran en
balançant le haut de leur corps en avant et en arrière. J'ai fait tout
cela en costume européen, avec un de ces chapeaux qui irritent si
vivement le goût des Orientaux. Jamais cependant je n'ai été l'objet
ni d'un regard inquiétant ni d'un geste farouche. A la vérité, j'ai été
traité parfois de nasnra, ce qui n'a rien de blessant, puisque cela
signifie tout bonnement chrétien, et de kamzir, ce qui est le nom
d'un animal également prohibé par le culte israélite et par le culte
mahométan ; mais c'est en tous temps le sort de tous les voya-
geurs : aux époques les plus calmes, personne n'est revenu d'E-
gypte sans avoir entendu ce mot malsonnant retentir mainte fois à
ses oreilles.
En cherchant à semer la crainte dans l'esprit des Européens, le
but du khédive était, non pas de renverser les ministres anglo-fran-
çais, mais de faire d'eux de simples instrumens comme l'avaient
été jusque-là tous ses ministres indigènes. Il avait songé d'abord à
présider lui-même le conseil des ministres. Voyant que cette solu-
tion ne serait jamais acceptée, il s'était décidé à donner à son fils,
le prince Tewfik, la présidence qu'on lui refusait à lui-même; mais
à la condition de composer la partie indigène du conseil de ses
familiers les plus intimes, d'hommes sur lesquels il pût compter
pour diriger son fils et pour entraver sérieusement les ministres
européens. Le prince Tewfik ne lui inspirait pas une confiance abso-
lue. D'un caractère doux, un peu timide même, le prince n'avait
jamais osé s'opposer directement aux volontés paternelles; mais sa
manière de vivre simple et réservée, son grand esprit d'économie,
son respect sincère pour la liberté, son attachement solide pour les
hommes droits et honnêtes, tout en lui offrait avec les mœurs et la
conduite d'Ismaïl-Pacha un contraste frappant. Retiré dans une
maison de campagne aux environs du Caire, il était le premier
membre de la famille khédiviale qui eût cédé ses propriétés afin
d'obéir aux conseils delà commission d'enquête. « Quand il s'agit de
l'intérêt de mon pays et de mon père, avait-il dit, je suis prêt à
tous les sacrifices. » Ce qui lui restait de fortune, il le consacrait à
l'entretien d'une école modèle où de jeunes fellahs reçoivent la
meilleure instruction. Quoique très attaché à sa religion, on ne
saurait lui reprocher aucun fanatisme. J'ai vu dans son école des
élèves occupés à dessiner, contrairement au principe formel du
Coran, des figures humaines, et quelles figures! celles de la sainte
LA SITUATION DE l'ÉGYPTE, 125
Thérèse de Gérard, des vierges de Raphaël, du Christ de la Cène de
Léonard de Vinci, sans oublier celles des douze apôtres et d'une
quantité considérable d'autres habitans du paradis chrétien. Le
prince Tewfik ne risquait donc pas de contrebalancer à lui seul
l'autorité des ministres anglais et français. Malheureusement pour
le khédive, les puissances, alors très énergiques, refusèrent de
laisser bouleverser le ministère; le ministre de la guerre qui
avait réuni les officiers au Caire en fut seul exclu. Elles exigè-
rent même que leurs deux ministres eussent un droit de veto
absolu sur toutes les résolutions que pourrait prendre sans leur
consentement la majorité de leurs collègues. C'était leur donner en
réalité un pouvoir supérieur à celui du khédive; mais Ismaïl-Pacha,
qui se sentait vaincu sur le terrain des émeutes et qui se préparait
à une nouvelle lutte sur un terrain meilleur, crut devoir céder tout
ce qu'on lui demandait. Dans sa soumission apparente, il adhéra
même avec éclat à une note comminatoire que lui avaient adressée
la France et l'Angleterre et qui contenait des menaces telles que
celle-ci : « Le khédive comprendra la responsabilité sérieuse qu'il
a acceptée en provoquant de nouveaux arrangemens ministériels et
la gravité des conséquences auxquelles il s'exposerait s'il ne savait
pas en assurer la complète exécution. » Il promit « en toutes cir-
constances à son ministère le concours le plus loyal et le plus com-
plet pour le fonctionnement du nouvel ordre de choses dont l'Egypte
devait attendre le plus grand bien. » Il renouvela et sanctionna
toutes ses déclarations antérieures avec l'apparence de la sincérité
la plus absolue.
III.
Au moment même où le khédive semblait se résigner ainsi à
accepter le régime européen, il préparait un nouveau plan de ré-
volte mieux combiné que le premier et dont le succès, par consé-
quent, lui paraissait beaucoup moins douteux. Le bruit avait com-
mencé à se répandre en Europe que le ministère anglo-français
proposerait aux créanciers consolidés de l'Egypte une réduction
provisoire du taux de l'intérêt de la dette et aux créanciers flottans
un arrangement aussi équitable que possible, mais qui exigerait de
la part de ces derniers d'inévitables sacrifices. Rien n'est plus intrai-
table que les intérêts. Lorsque les grands établissemens financiers
de Paris, qui détiennent un nombre considérable de litres égyptiens,
apprirent ce qui les attendait, leur irritation se manifesta par des
signes non équivoques. Il était facile de s'entendre avec les petits
capitalistes, lesquels, ayant acheté des fonds égyptiens dans des
126 REVUE DES DEUX MONDES.
conditions extrêmement favorables et ayant touché durant quel-
ques années des intérêts tout à fait exorbitans, s'étaient toujours
attendus à subir tôt ou tard l'épreuve de la réduction. Désirant
d'ailleurs conserver dans leur épargne une valeur naturellement
très bonne, ils tenaient surtout à ce qu'elle ne fût pas compromise
par une hausse factice, bientôt suivie d'une inévitable banqueroute.
Or, après dix-huit années d'épouvantables dilapidations, les res-
sources de l'Egypte étaient presque totalement épuisées; aucun
observateur impartial ne mettait en doute que, si on continuait à
pressurer les contribuables par les plus odieux moyens, afin d'ar-
river à payer intégralement les coupons, un jour viendrait où il ne
serait plus possible de tirer une seule piastre d'un pays aux abois.
Telle était l'opinion formelle des commissaires de la dette publique,
représentans officiels des créanciers consolidés. Ils avaient saisi,
comme nous l'avons déjà remarqué, toutes les occasions pour dé-
gager leur responsabilité personnelle de la politique qui consistait
à obliger l'Egypte à tenir coûte que coûte « ses engagemens », et dé-
claré bien haut qu'à leur avis on préparait ainsi une catastrophe
dans laquelle la dette tout entière serait engloutie. Mais les grands
établissemens financiers de Paris se souciaient fort peu de cet ave-
nir sinistre. Ils savaient depuis longtemps que les valeurs égyp-
tiennes étaient condamnées à une dépréciation fatale; leur seule
ambition était d'obtenir une hausse de quelques mois pendant
laquelle ils écouleraient dans le public tous les titres qui encom-
braient leurs portefeuilles, faisant tomber ainsi sur les petits capi-
talistes une perte qu'ils ne voulaient pas subir eux-mêmes. Aussi
la nouvelle que le ministère européen préparait un projet de décret
pour modifier les conventions passées entre le khédive et MM. Jou-
bert et Goschen avait soulevé en Europe d'ardentes protestations dont
l'écho, retentissant jusqu'au Caire, redonnait au khédive une har-
diesse que l'action énergique de la France et de l'Angleterre lui avait
fait perdre un instant. Rien ne lui paraissait plus facile que de se
concilier l'appui des cercles financiers de Paris et de Londres. Il lui
suffisait pour cela de déclarer que ses ministres avaient tort de par-
ler de réduction, que 1' [Egypte pouvait et voulait payer, que quand
on la rendrait à elle-même elle s'empresserait de l'aire face à tous
les engagemens qu'on se proposait de violer. A la vérité, il ne suf-
fisait pas de promettre, il fallait tenir. Mais le khédive, fidèle à
son caractère, au tempérament de tous les Turcs et aux tra-
ditions de son ancien ministre des finances, ne se préoccupait que
de l'heure présente. Pourvu qu'il parvînt à payer ou seulement à
faire croire qu'il paierait un coupon, peu lui importait l'avenir! Or
l'Egypte était certainement en mesure de payer un coupon, à la
LA SITUATION DE L EGYPTE. 127
condition d'employer encore une fois les procédés au moyen des-
quels elle avait, les années précédentes, fait face aux échéances de
sa dette. Ces moyens, tout le monde les connaît. L'Egypte n'a pas
d'époque régulière pour la perception des impôts; rien n'empêche
donc le khédive de percevoir au commencement de l'année les
contributions de l'année entière, voire celles de l'année suivante.
Le fellah sans doute n'a pas d'argent, mais il a sa moisson ; à défaut
de sa moisson, il a sa terre. Agissant comme un père de famille, le
gouvernement se charge de lui procurer de l'argent en aliénant
pour lui, sans qu'il lui soit permis de discuter les termes du con-
trat, cette moisson et cette terre à des banquiers et à des usuriers
européens. La commission d'enquête avait flétri ces opérations
dans lesquelles le malheureux fellah est exploité d'une ma-
nière odieuse. C'est à liO ou 50 pour 100 qu'on lui avance les
sommes nécessaires au paiement des impôts, en sorte qu'il ne lui
reste ritii ou presque rien de sa moisson lorsque la perception a été
faite, et qu'il est obligé souvent de céder pour quelques piastres
une terre qui vaut en réalité plusieurs livres. Tous les hommes
impartiaux ont signalé d'ailleurs les dangers d'un système qui fera
passer en quelques années, si l'on n'y preud garde, la plus grande
parue du sol égyptien entre les mains d'Européens refusant de
payer l'impôt. Mais le khédive raisonnait comme les grands élablis-
ssmens financiers de Paris : il ne se préoccupait que d'obtenir une
hausse factice, laissant à l'avenir le soin de débrouiller les difficul-
tés de l'avenir. Il n'en était pas de même des ministres européens
qui, venus en Egypte pour réaliser des réformes durables, ne vou-
laient pas remporter un succès d'un jour bientôt suivi d'une série
ininterrompue de désastres.
Dans la campagne nouvelle qu'il allait entreprendre, le khédive
ne devait pas avoir pour uniques alliés les grands établissemens
financiers détenteurs de titres de la dette consolidée ; les créanciers
flottans allaient lui prêter aussi leur concours. Ce serait une trop
longue élude que d'analyser et en quelque sorte de décomposer
cette masse compacte de créanciers flottans qui s'agitaient à Alexan-
drie et au Caire avec une vivacité chaque jour plus grande. Ce que
j'ai déjà dit des colonies européennes suffit d'ailleurs à faire com-
prendre quels intérêts divers l'inspiraient. Chose étrange! le minis-
tère européen était parvenu à arracher au. khédive une partie con-
sidérable de ses propriétés dont il s'était servi pour contracter un
emprunt destiné à payer la dette flottante. Il semble donc qu'il
aurait mérité de jouir d'une immense popularité auprès des créan-
ciers flottans et que ceux-ci auraient dû tout faire pour l'aider à
mener à bonne fin la liquidation financière. Ils n'ont rien épargné
128 REVUE DES DEUX MONDES.
au contraire pour entraver cette liquidation. En grevant d'hypo-
thèques les propriétés cédées à la maison Rothschild, ils ont rendu
impossible le versement de l'emprunt, en sorte que le ministère,
qui avait reçu une caisse vide à son arrivée aux affaires, et qui
ne voulait pas ruiner le pays par des anticipations d'impôts, s'est
trouvé condamné dès le premier jour à la plus irrémédiable im-
puissance. Mais ce n'est pas tout. Par leur refus obstiné de faire
aucune concession à la nécessité, les créanciers flottans ont sans
cesse aggravé le mal dont ils étaient les auteurs volontaires. Ils
exigeaient qu'on les payât intégralement, et ils bouchaient avec
soin toutes les sources d'où quelque argent pouvait couler dans le
trésor public! Gomment expliquer cette conduite si étrange en appa-
rence? Rien de plus simple. La majorité des créanciers flottans
aurait accepté de grand cœur les propositions du ministère, mais
elle était malheureusement conduite par des hommes d'affaires, des
avocats, des banquiers, qui, traitant en son nom, poursuivaient un
tout autre but que le sien. Pour ces derniers, l'important était de
faire échouer les réformes qui allaient mettre un terme à leurs
spéculations. On leur offrait sans doute des œufs d'or inespérés,
mais en tuant la poule : ils préféraient conserver la poule et se pri-
ver provisoirement des œufs d'or.
Doué d'un génie tout particulier pour l'intrigue, Ismaïl-Pacha
avait compris sans peine le parti à tirer de cet état d'esprit des
diverses catégories de créanciers. Quelques jours après la réorgani-
sation du ministère, M. Wilson lui avait confié l'esquisse d'un arran-
gement de la situation financière qu'il venait de remettre également
à la commission internationale d'enquête, afin que celle-ci s'en servît
pour rédiger un projet définitif. Sans attendre ce projet, qui seul
devait avoir une réelle autorité, le khédive s'empressa de convoquer
ses conseillers intimes et de les charger de rédiger un contre-
projet pour lequel il espérait l'adhésion de tous ceux que les inten-
tions connues du ministère avaient déjà ameutés contre le régime
européen. Il oubliait qu'il n'avait pas le droit de donner à son
contre-projet le caractère d'une loi et que tout le travail qu'il
allait faire serait légalement vain. De pareils scrupules n'étaient
point faits d'ailleurs pour l'arrêter. On va voir par quel moyen il
chercha à éluder les difficultés de sa tâche.
Quelques-uns des conseillers les plus intimes du khédive profes-
saient une grande admiration pour Midhat-Pacha et pour la manière
hardie dont il a opposé toutes les grandes forces nationales de la
Turquie aux représentans de l'Europe réunis à la conférence de
Constantinople. Sans tenir compte des conséquences désastreuses
que cette politique a eues en définitive pour l'empire ottoman, ils
LA SITUATION DE l'ÉGYPTE. 129
rêvaient de l'imiter en Egypte dans des circonstances qui ne rap-
pelaient en rien celles où elle avait été pratiquée. Ces malheureux
plagiaires ne s'apercevaient pas qu'ils allaient jouer un rôle où
personne ne les prendrait au sérieux, et que cette répétition d'une
pièce déjà misérablement tombée sur un plus vaste théâtre ne
pouvait qu'échouer sur la scène étroite et mesquine du Caire.
Au moment même où le vice-roi chargeait quelques banquiers et
quelques spéculateurs de rédiger un projet financier, le ministère
européen, reconnaissant enfin que la réunion de la chambre des
notables, dont le mandat était légalement expiré depuis un an, avait
été une faute, décidait la fermeture de cette chambre. Mais l'Iilgypte,
qui venait d'assister pour la première fois à une émeute militaire,
devait assister encore au spectacle, non moins nouveau pour elle,
d'une assemblée politique s'insurgeant contre la loi. Lorsque le
ministre de l'intérieur vint lire à la chambre le décret de dissolu-
tion, un député du Caire se leva et l'apostropha violemment d'une
belle paraphrase du mot fameux et apocryphe de Mirabeau : « Nous
sommes ici par la volonté de la nation, nous n'en sortirons que par
la force des baïonnettes! » Ce même député, l'espoir du parti libé-
ral en Egypte, que ses amis appelaient familièrement le Gam-
betta égyptien, se trouvant quelques jours plus tard dans un grand
banquet auquel assistaient quelques magistrats européens, porta
un toast de deux heures à la liberté et au gouvernement parle-
mentaire. Il regardait sans cesse en parlant les magistrats euro-
péens dans l'espoir que son discours leur produirait une vive
impression et qu'ils voudraient bien y répondre par quelques mots
d'encouragement. Ceux-ci ayant gardé le silence, il s'approcha d'eux
à l'issue du banquet: «Pourquoi, leur dit-il avec tristesse, n'avez-
vous pas parlé après moi? — Et de quoi voulez-vous donc nous
faire parler? — De la liberté et du gouvernement pai'lementaire;
car ce sont des choses que j'aime beaucoup, mais je dois vous avouer
que je ne sais pas au juste ce que c'est. » Un de ses amis, causant
dans l'intimité avec le nouveau Mirabeau, lui posait la question
suivante : « Si le ministère est renversé, si la chambre des notables
est rétablie, que ferez-vous? oserez-vous combattre le despotisme
du vice-roi? — Oui sans doute, pourvu qu'on me le permette. —
Mais on ne vous le permettra pas. On vous placera dans l'alternative
de vous résigner à un silence grassement payé ou d'aller faire dans
le Soudan un de ces voyages dont on n'est jamais revenu. Vous expo-
serez-vous à ce danger? — Ah ! non ; si le khédive ne veut pas que je
parle, il est certain que je ne pourrai rien dire. » Lorsque ce député
avait apostrophé le ministre de l'intérieur, le khédive voulait donc qu' il
parlât! S'inspirant des avis de Chériff-Pacha, qui se proposait d'être
TOMB XXXV. — 1879. 9
30 REVUE DES DEUX MONDES.
lui-même le Miclhat de l'Egypte, Ismaïl-Pacha se préparait à jouer la
comédie d' un souverain constitutionnel donnant la liberté à son peuple
ei obéissant ensuite à ses injonctions. C'est dans ce dessein qu'il fai-
sait appel à toutes les inspirations inconscientes vers la liberté dont
est travaillée une partie de la nation égyptienne. On ne rencontre-
rait certainement pas dans toute l'Egypte un homme sachant mieux
que le député du Caire ce que c'est que la liberté et que le régime
parlementaire; mais on y trouverait sans peine des gens qui se croient
révolutionnaires, des membres de sociétés secrètes, des francs-
maçons, des conspirateurs poUtiques s' agitant beaucoup dans l'ombre
quoique n'osant jamais se montrer au soleil. Tous ces prétendus
libéraux sont dans la main du khédive. « 11 y a ici, me disait un
consul français qui connaît merveilleusement l'Orient, des millions
de partis : il y a des libéraux enragés, des réactionnaires violens
et des radicaux passionnés; mais tous ces partis, depuis les chevau-
légers jusqu'à rextrème gauche, obéissent à la même impulsion :
celle du khédive, ont le même chef: le khédive ! » Telle est la vérité.
Sans doute un certain nombre de naïfs se sont laissé prendre aux
promesses d' Ismaïl-Pacha annonçant qu'il allait donner une consti-
tution à l'Egypte, en échange de l'administration européenne. Peut-
être Chérilï-Pacha lui-même éur, t-il sincère lorsqu'il disait publi-
quement : « Si le despotisme du vice-roi devait durer, je refuserais
de m'associer à la campagne contre le cabitiet anglo-français. »
11 exprimait pourtant mieux sa pensée intime en déclarant au consul
général autrichien « qu'après tout l'Egypte avait été conquise par
les Turcs, et que les Turcs ne pouvaieiit se laisser arracher le droit
de l'exploiter. » C'étaient des exploiteurs, non des libéraux ou des
patriotes qui ne voulaient plus du régime européen.
Quoi qu'il en soit, en même temps que le vice-roi faisait prépa-
rer un plan financier, il organisait une vaste campagne politique
contre son ministère. De grandes réunions avaient lieu chez un
ancien ministre des finances, Grec d'origine, Ragheb-Pacha, réu-
nions à demi religieuses, à demi financières dans lesquelles se
tramait la conspiration qui devait amener la chute des ministres
anglo-français. Ces premières réunions laissèrent éclater les véri-
tables sentimens de ceux qui y prenaient part. Deux raisons prin-
cipales avaient provoqué la révolte des officiers, instrumens dociles
d'une volonté supérieure : premièrement l'annonce d'un cadastre qui
aurait permis soit de découvrir les propriétés conservées par le
khédive après la cession soi-disant complète de ses biens, soit de
constater que les terres des pachas ne supportaient pas tous les
impôts qu'elles auraient dCi supporter; secondement la prise de
possession définitive du pouvoir par des administrateurs euro-
LA SITUATION DE L EGYPTE. 131
péens, ce qui allait empêcher réellement la classe dominante
turque de continuer, suivant le mot de Chériff-Pacha, à « exploiter
l'Egypte qu'elle a conquise. » J'ai d'ailleurs exposé dans une pré-
cédente étude que la suppression de la moukabalah et l'élévation
des taxes ouchoury portaient une grave atteinte à l'intérêt particu-
lier des gros propriétaires. 11 était donc naturel que ceux-ci s'unis-
sent au khédive et au cheik-el-bckri pour tenter de renverser le
nouvel ordre de choses. Les résolutions votées dans un premier mo-
ment d'enthousiasme par l'assemblée convoquée chez Ragheb-Pacha
portaient : 1° que l'administration des domaines cédés par le khédive
à l'état devait être restituée aux indigènes, attendu qu'aucun véri-
table Égyptien ne pouvait sans crime continuera cultiver au profit
de l'Europe des terres enlevées au souverain; 2° que tous les Euro-
péens sans exception devaient être chassés des administrations gou-
vernementales, finances, travaux publics, etc. ; 3° que les ministres
indigènes complices des ministres européens devaient être immédia-
tement destitués ;Zi° que la moukabalah et l'impôt ouchoury devaient
être maintenus tels quels; b° que pour justifier ces mesures aux
yeux de l'Europe, les pachas devaient s'engagera payer intégra-
lement toutes les dettes en donnant, s'il le fallait, des garanties sur
leurs propriétés. — Ce programme était trop radical pour être
définitivement adopté. Les pachas voulaient l3ien conserver leurs
privilèges, mais donner leurs propriétés en garantie du paie-
ment intégral des dettes, jamais! On laissa pourtant, durant plu-
sieurs semaines, courir le bruit de ce sactifice patriotique; on
envoya même en Europe des dépêches officieuses qui en transpor-
taient l'écho à Paris et à Londres; on fit ressortir aussi nettement
que possible aux yeux du public la différence de conduite qui existait
entre les pachas offrant leurs propriétés pour empêcher l'Égype
de tomber en faillite et les ministres européens proclamant sans
hésiter l'existence de cette faillite. Mais, dès que l'effet désiré fut pro-
duit sur l'opinion, on se ravisa; on renonça à l'expulsion en mapse
des Européens, on se borna à réclamer le renvoi des ministres et
des nouveaux fonctionnaires. Tout en proclamant avec fracas que
l'Egypte pouvait et voulait payer ses dettes, on décréta une réduc-
tion de 1 pour 100 sur la dette consolidée et on prépara un arran-
gement de la dette flottante qui imposait aux créanciers pour une
partie de leur solde un papier sans valeur. On laissa de côté tous
les gages fonciers annoncés. A la place de solides hypothèques sur
des terres bien connues, à la place d'une administration euro-
péenne éclairée et honnête, on n'offrit pour toutes garanties aux
créanciers et aux puissances que les promesses cent fois violées du
khédive et des institutions libérales dont personne ne pouvait par-
132 REVUE DES DEUX MONDES.
1er sans rire. C'est ce qui fut décoré du beau nom de plan national.
Le plan national devait être imposé au vice-roi qui, bien entendu,
n'était pour rien dans son éclosion. La maison de Eagheb -Pacha
devint donc le centre d'un vaste pétitionnement auquel on obligea
tous les notables, tous les pachas, tous les fonctionnaires, tous les
ulémas, voire même le grand rabbin juif et le patriarche arménien
à prendre part. Chaque nuit on y amenait un certain nombre de per-
sonnes auxquelles on donnait l'ordre de signer le plan national.
Deux ou trois pachas à peine eurent le courage de protester. Une
résistance fit beaucoup de bruit : ce fut celle du cheik-ul-is!am
de l'Egypte, du mufti de la mosquée d'El-Azar, qui, contraire-
ment au cheik-el-bekri, refusa formellement de prendre part aux
léunions tenues chez Ragheb-Pacha et de s'associer au prétendu
mouvement patriotique et religieux, qui n'était en réalité qu'un
mouvement de privilégiés menacés. Pour échapper à de fastidieuses
obsessions, il se retira dans une petite ville aux environs du Caire.
Après quinze jours de négociations, on obtint cependant qu'il signât
le plan national, mais il accompagna sa signature de réserves for-
melles sur le fond des choses qu'il déclara désapprouver.
Pendant que la classe dominante de l'Egypte s'organisait ainsi
pour la lutte, la commission internationale d'enquête achevait la
préparation de son projet de règlement de la dette. 11 serait trop
long d'entrer ici dans des détails financiers qui n'y seraient point
d'ailleurs à leur place. Contentons-nous de dire que cette commis-
sion, proclamant avec courage une vérité incontestable, mais que
tout le monde avait cherché à dissimuler jusque-là, affirmait que
l'Egypte était depuis trois ans en état de déconfiture. « Sans doute,
disait-elle dans son rapport, le gouvernement a toujours fait face
au paiement des coupons, mais les expédiens auxquels on a eu
recours compromettaient gravement l'avenir pour sauver le présent.
Payer les coupons dans ces conditions, c'est distribuer des divi-
dendes fictifs, et l'on sait à quels résultats arrivent les sociétés qui
persévèrent dans cette voie. Leur situation paraît brillante jusqu'au
jour où leur ruine est irrémédiable. Si l'on veut éviter que ce jour
arrive, il faut rompre avec les traditions du passé. Il ne faut plus,
comme on l'a fait trop souvent, et notamment le 1" mai 1878, avoir
recours, pour payer un coupon, à des anticipations d'impôts épui-
sant le pays pour une année entière. Il ne faut plus, comme au
1'^'' novembre de la même année, prélever sur un emprunt les trois
cinquièmes d'un coupon. Il ne faut plus enfin, comme on l'a fait
depuis deux ans, laisser en souffrance tous les services publics. »
En exécution de ces principes, la commission d'enquête proposait
une série de mesures imposant sans doute à toutes les classes de
LA SITUATION DE L EGYPTE. 133
créanciers d'importans sacrifices, mais les leur imposant à titre pro-
visoire, jusqu'au jour où, les réformes européennes ayant porté leurs
fruits, le chaos des lois égyptiennes étant débrouillé, la taxe fon-
cière étant équitablement répartie, les innombrables abus de la
perception ayant disparu, on pourrait savoir exactement quelles
sont les ressources de l'Egypte et ce qu'elle peut sans périr donner
à ses créanciers. Tandis que le projet national, réglant l'avenir
aussi bien que le présent, réduisait d'une manière définitive l'inté-
rêt de la dette à un taux déterminé, le projet de la commission
d'enquête, plus conforme aux règles de la faillite commerciale, par-
tageait entre les créanciers tous les revenus du pays disponibles
après le règlement des dépenses indispensables au fonctionnement
régulier de l'état. Inaugurant ensuite les réformes, la commission
supprimait quelques-uns des privilèges les plus odieux de la classe
riche pour dégrever la classe pauvre d'impôts tellement lourds
qu'ils restaient depuis plusieurs années non soldés, et qu'ils ser-
vaient uniquement à grossir des budgets fictifs de ressources appa-
rentes. Enfin, abordant la question qui occupait tout le monde
autour d'elle, c'est-à-dire la question des garanties à offrir aux
créanciers et aux puissances, elle n'en trouvait pour son compte
qu'une seule d'eiïicace : le maintien du régime européen. « Tant
que la marche régulière des services publics ne sera pas assurée,
disait son rapport, toutes les garanties données aux créanciers per-
manens du gouvernement seront vaines. Les promesses les plus
séduisantes n'auront d'autre eiTet que de faire concevoir des espé-
rances auxquelles, dans un avenir très prochain, les faits eux-
mêmes viendront donner le plus brutal démenti. Que servirait
d'avoir liquidé la dette non consolidée, si on laissait subsister les
causes qui lui ont donné naissance, c'est-à-dire si les services pu-
blics n'étaient pas suffisamment dotés, et, à peine est-il besoin
d'ajouter, si le régulier emploi des crédits n'était pas assuré par
des modifications profondes dans le système d'administration qui a
eu pour conséquence la crise que nous traversons ! L'expérience de
ces dernières années a surabondamment prouvé combien cette
réforme est nécessaire et combien à ce point de vue serait insuffi-
sant tout système qui consisterait uniquement dans l'organisation
d'un contrôle. » Quelques jours plus tard, protestant contre la chute
du cabinet anglo-français, la commission d'enquête disait avec plus
de netteté encore : « La stabilité des nouvelles institutions, et no-
tamment le maintien des ministres européens, ainsi que des garan-
ties qui s'y rattachent, étaient la condition essentielle de l'exécu-
tion de notre plan. La commission avait espéré que ce régime amè-
nerait un grand bien pour l'Egypte, et par ce régime nouveau elle
134 REVUE DES DEUX MONDES.
entendait : l'ordre apporté dans l'administration tout entière par
une comptabilité européenne, le contrôle efficace des recettes et des
dépenses, l'impôt foncier trouvant une base rationnelle dans l'éta-
blissement d'un cadastre, la protection des indigènes assurée contre
les exactions dont ils sont trop souvent les victimes, en un mot, la
réforme complète de la législation fiscale et de l'administration
financière. Cette réforme, nous ne pouvions l'attendre que d'un
ministère où l'élément européen eût une part légitime d'influence. »
Émanées d'une commission internationale où l'Italie et l'Autriche
avaient leur place, où l'Allemagne était représentée indirectement,
ces déclarations étaient capitales. Ce n'étaient donc plus seulement
la France et l'Angleterre, c'étaient toutes les grandes puissances
qui reconnaissaient la nécessité de substituer en Egypte, au système
de l'ingérence indirecte exercée par les consuls ou par des contrô-
leurs financiers, le système de l'ingérence directe pratiquée par des
administrateurs européens. Vengeant le ministère anglo-français des
attaques injustes et injurieuses dirigées contre lui par la classe do-
minante égyptienne, ainsi que par une fraction des colonies eu-
ropéennes et des créanciers, la commission d'enquête, qui était
composée, comme on l'a déjà remarqué, d'hommes ayant étudié
depuis de longues années la constitution morale et physique de
l'Egypte, ayant examiné avec le plus grand soin tous les rouages de
son administration et tous les ressorts de sa politique, — la commis-
sion d'enquête proclamait que ce ministère avait, en six mois, donné
à ce malheureux pays un embryon d'organisation sur lequel les
partisans du régime despotique ne s'acharnaient avec tant d'éner-
gie que parce qu'il leur paraissait trop vivace. A l'heure même où
on entendait dire partout que le ministère européen avait échoué,
le seul juge éclairé, impartial, désintéressé, qui existât au Caire,
affirmait au contraire qu'il avait admirablement réussi et que c'était
pour cela qu'on allait le renverser dans une vulgaire conspiration.
IV.
C'est le !'•'■ avril que la lutte s'est engagée ouvertement entre le
khédive et ses ministres. L'échéance du coupon des emprunts à
court terme tombait ce jour-là. M. Wilson vint proposer au vice-
roi de la retarder de quelques jours afin que les porteurs de ces
emprunts subissent le sort commun des créanciers égyptiens. Les
emprunts à court terme sont tous des emprunts anglais; M. Wilson
montrait donc un véritable courage en frappant d'abord ses compa-
triotes. Mais ces emprunts sont garantis par les produits de la mou-
LA SITUATION DE l'ÉGYPTE. 135
kabalali, que la commission d'enquête proposait de supprimer; le
coup atteign^^it donc non-seulement les créanciers anglais, mais
les riches propriétaires égyptiens. Déchirant pour la première fois
tous les voiles, le khédive signifia avec violence à M. Wilson que
ri'^gypte ne se laisserait jamais déclarer « en déconfiture, » qu'elle
pouvait et voulait payer ses dettes, qu'elle repoussait les projets
de la commission d'enquête, et que la chambre des notables, qui
continuait à siéger en secret, avait signé une énergique protes-
tation contre la conduite des ministres. L'histoire de cette pro-
testation est significative. Rédigée par un secrétaire de la chambre,
elle fut soumise aux notables le jour même de la dissolution. Elle
était conçue dans les termes les plus vifs; elle se terminait même
ainsi : « Nous n'avons plus d'appui qu'en le vice-roi. Aussi nos
biens, nos familles, notre honneur, nos vies même, nous met-
tons todt sons ses pieds, » Si résignés au despotisme que fussent
les notables, ces dernières paroles leur parurent un peu fortes.
« Elles ne sont pas de moi, leur dit le rédacteur de la protestation;
j'ai tenu la plume, mais c'est le khédive lui-même qui m'a dicté
tout ce que j'ai écrit. » Néanmoins le khédive, invoquant cette
pièce comme une preuve éclatante du sentiment national, n'hésita
pas à dire à ses ministres qu'il ne pouvait plus résister à la voix
de son peuple. Sur l'observation que sa conduite risquait d'avoir
pour lui de graves conséquences, le khédive répondit avec colère :
« Soit! mais si je dois succomber, je succomberai avec honneur! »
Chose curieuse ! ce que le khédive appelait honneur n'était qu'un
simple mot. Il ne disait pas la vérité lorsqu'il soutenait que l'Egypte
pouvait et voulait payer ses dettes, puisque le plan national impo-
sait aux créanciers des sacrifices plus complets et plus durables
que le plan de la commission d'enquête. Seulement le second re-
connaissait la « déconfiture » de l'Egypte et le premier la niait
avec éclat avant d'en consacrer la réalité. Ce terme de déconfiture,
nouveau sans doute pour ses oreilles, produisait sur le khédive la
plus agaçante impression. Il était habitué à faillite, à banqueroute,
à banqueroute frauduleuse; mais déconfiture lui paraissait insup-
portable. Il répétait sans cesse à tontes les personnes qu'il rencon-
trait : « Dites donc autour de vous, écrivez en Europe que les minis-
tres européens ont eu le front de déclarer l'Egypte en déconfiture,
afin de déshonorer pour toujours le pays et son souverain I »
L'audace absolument extraordinaire avec laquelle Ismaïl-Pacha,
après quelques jours d'hésitation, a renvoyé cavalièrement ses mi-
nistres européens a été pour toutes les personnes qui le connais-
saient le sujet du plus vif étonnement. Une mesure aussi brutale
modifiait de fond en comble le régime réformateur que la com-
13(5 REVUE DES DEUX MONDES.
mission d'enquête avait essayé d'organiser; aussi cette commis-
sion s'est-elle empressée de confondre sa cause avec celle des
ministres et de donner, à l'unanimité, sa démission. Tout sem-
blait crouler à la fois en Egypte; le khédive trouvait devant lui un
champ d'expériences absolument libre. Néanmoins personne ne
mettait en doute que ce succès, si grand en apparence, ne fût bien-
tôt suivi d'une revanche éclatante. Comment supposer, en effet,
que les deux puissances qui venaient d'adresser à Ismaïl-Pacha
la note comminatoire que j'ai en partie citée acceptassent sans
mot dire l'affront qui leur était fait? Dans l'entourage du vice-
roi, la terreur était profonde; chaque dépêche venue d'Europe,
de Paris, de Londres ou de Constantinople l'aggravait encore. Dès
que la nouvelle du coup d'état égyptien lui était parvenue, la Porte
ottomane avait offert aux gouvernemens anglais et français de des-
tituer IsmaïI-Pacha et de le remplacer par le prince Hahm, le dernier
des fils de Mehemet-Ali. On le savait au Caire, et il est certain que,
si les puissances avaient accepté les propositions du sultan, le khé-
dive serait tombé comme une feuille morte que le plus léger souffle
emporte: aucun des hommes qui venaient de suivre ou de diri-
ger le prétendu mouvement national et religieux n'aurait essayé de
le défendre; tous l'auraient abandonné sans honte et sans remords,
avec cette souplesse orientale sur laquelle la force, d'où qu'elle
vienne, a toujours une prise absolue. Dès le lendemain de la chute
du ministère européen, on voyait chez les nouveaux ministres et
chez les familiers du palais une évidente disposition à renier leur
folle entreprise. Mais le khédive avait eu un sentiment juste, bien
qu'étroit, de la vérité lorsqu'il avait compté sur l'inaction de la
France et de l'Angleterre. Cette dernière était tellement occupée de
la guerre de l'Afghanistan, de la guerre des Zoulous, de l'état dan-
gereux de la Birmanie, des progrès des Russes en Roumélie, etc.,
qu'il lui restait bien peu de temps pour s'occuper de l'Egypte.
Ébranlé par une longue série de déceptions, le ministère Beacons-
field avait perdu cette audace généreuse qu'on lui avait vue quel-
ques mois auparavant et qu'il devait retrouver quelques mois plus
tard. Autant il était hardi, entreprenant, prêt à toutes les initia-
tives après la prise de Chypre, autant il était, après ses échecs
passagers dans le Natal, timide et circonspect. L'opinion publique
le poussait vivement dans la nouvelle voie où il était entré. Un spiri-
tuel dessin du Punch exprimait, avec autant de justesse que d'ori-
ginalité, l'état d'esprit de l'Angleterre. Ce dessin représentait les
ministres anglais attablés devant un bon nombre de «pâtés chauds »
[hot pies) portant les différons noms de Turquie, Afghanistan, Na-
tal, Chypre, etc. Mais à un marmiton diplomatique qui accourait
LA SITUATION DE L EGYPTE. 137
apportant un nouveau plat où se dessinait vaguement le nom de
Birmanie, master Benjamin criait : « Merci! assez! nous avons déjà
plus que nous ne pouvons absorber! » N'était-ce pas par le même
cri que devait être accueilli le marmiton qui apportait à son tour
le plat d'Egypte? Quant à la France, elle avait eu un moment de
très grand prestige en Oiient, lorsque les pouvoirs présidentiels
étaient passés d'une manière si régulière et si pacifique entre les
mains d'un nouveau titulaire. Malgré son goût prononcé pour l'em-
pire, Ismaïl-Pacha avait cru sincèrement qu'il faudrait compter
avec la république. Mais peu à peu les nouvelles de Paris avaient
modifié cette impression. L'agitation causée par l'amnistie, l'émo-
tion des lois Ferry, l'espèce d'entraînement qui s'était emparé du
parti républicain, grossis par la distance, défigurés par l'intérêt,
avaient changé le cours des idées du khédive. Un certain nombre
d'émissaires et d'émigrés bonapartistes s'étaient complètement em-
parés de lui. « Dans trois mois, répétait sans cesse Ismaïl-Pacha,
l'empire, qui a toujours été mon allié, sera rétabli, et d'ici à trois
mois les puissances ne feront rien. »
Ismaïl-Pacha ne se trompait qu'à demi. La France et TAngle-
terre, qui n'avaient qu'un mot à dire, qu'un geste à faire pour
changer la face des choses au Caire, sont restées inertes à la nou-
velle du coup d'état khédivial. Leur inaction a duré trois mois.
Elles ont eu peur l'une et l'autre de prendre une trop lourde
responsabilité. — Poussez-moi, disait l'Angleterre à la France, et
j'agirai! — Mais la France à son tour demandait à être poussée.
— Le ministère Beaconsfield craignait le parlement; le ministère
français, que le parlement n'a jamais gêné dans les questions
extérieures, craignait le pays. En conséquence personne ne mar-
chait, et il est fort probable que personne ne l'aurait jamais fait,
si l'Allemagne ne s'était aperçue tout à coup des périls de cette
faiblesse prolongée et de l'intérêt qu'elle pouvait avoir elle-même
à la secouer brusquement. Gomme toutes les puissances jeunes,
l'Allemagne aime à faire éclater sa force un peu partout; il lui
était certainement agréable de la montrer en Orient, sur ce ter-
rain général des luttes européennes. Sans doute, elle n'a pas beau-
coup d'intérêts en Egypte; cependant son commerce n'est point
nul dans cette admirable contrée où ses écoles répandent de plus
en plus sa langue et son esprit. On ignore trop qu'il y a des colonies
alleman les, non-seulement sur les bords du Nil, mais en Syrie, et
qu'en Orient comme sur tous les autres points du globe la France
et l'Angleterre sont destinées désormais à rencontrer la plus intel-
ligente, la plus ferme et la plus nouvelle des rivalités. Ce n'est point
cependant dans l'unique intérêt de son influence diplomatique que
138 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Allemagne a fait tout à coup en Egypte la démarche hardie qui a
réveillé les gouvernemens anglais et français de leur torpeur. La
crise égyptienne risquait d'amener en s'envenimant une rupture
plus ou moins profonde entre la France et l'Angleterre; or si l'An-
gleterre et la France se divisaient, il est clair que cette dernière
serait fatalement obligée de se rejeter du côté de la Russie. L'al-
liance franco-russe n'a jamais été du goût de l'Allemagne; mais elle
l'est moins que jamais depuis que les déceptions qui ont suivi le
traité de Berlin ont amené, sinon entre les gouvernemens russe et
allemand, du moins entre les peuples et certains hommes d'état,
un refroidissement très sensible. Il est donc plus que probable
qu'en frappant un coup vigoureux au Caire, l'Allemagne a voulu à
la fois montrer sa puissance, prendre en quelque sorte pied en
Orient, protéger les intérêts de ses nationaux et maintenir les com-
binaisons diplomatiques qu'elle tient, pour le moment du moins, à
ne pas voir se briser.
Le terrain choisi par l'Allemagne pour son action en Egypte a été
excellent. En dépit du caractère national et religieux qu'on avait
voulu leur donner, les décrets du khédive sur le règlement de ia
dette étaient absolument illégaux. En effet, la loi internationale qui
a établi la juridiction des tribunaux mixtes contient un article 10
ainsi conçu : « Le gouvernement, les administrations, les daïras
de son altesse le khédive et des membres de sa famille seront jus-
ticiables de ces tribunaux dans les procès avec les étrangers^ » et
un article 11 non moins essentiel : « Ces tribunaux, sans pouvoir
statuer sur la propriété du domaine public, ni iîiterpréler ou arrê-
ter l'exécution d'une mesure administrative, pourront juger, dans
les cas prévus par le code civil, les atteintes portées à un droit
acquis d'un étranger pour un acte d'administration. » Ces deux arti-
cles, comme on le voit, mettent directement les créanciers égyp-
tiens sous la protection des tribunaux de la réforme. Mais ces tri-
bunaux, d'après les articles 35, 36 et 37 de la loi internationale
qui les a institués, ne peuvent appliquer que les codes, lois et
règlemens publiés un mois avant leur installation et approuvés
par les puissances. Aucune modification ne saurait être introduite
dans le code civil ou dans les lois qui touchent « à des droits
acquis d'un étranger » sans l'assentiment des gouvernemens. L'Alle-
magne avait donc raison de dire que les lois nouvelles, qui por-
taient assurément atteinte aux droits acquis d'étrangers, puisque
tous les créanciers consolidés et presque tous les créanciers flottans
sont Européens, étaient injustes, arbitraires, contraires aux traités
et aux conventions. Il ne fallait pas être grand clerc pour s'en
apercevoir. La réforme judiciaire qui, d'après les partisans du ré-
LA SITUATION DE l'ÉGYPTE. 139
gime consulaire, devait désarmer les Européens en face des indi-
gènes, leur a donné au contraire une force bien supérieure à celle
qu'ils retiraient des capitulations. En vertu de^ cette réforme,
aucun arrangement financier ne peut être fait en Egypte, ni par le
gouvernement local, ni par la Porte-Ottomane, en dehors des puis-
sances. On n'avait pas eu l'air de s'en douter à Paris et à Londres.
Aussi la protestation de l'Allemagne contre la conduite du khédive,
qu'elle qualifiait de « contraire au droit, » a-t-elle produit partout
une vive impression. L'Angleterre, la France, l'Italie, l'Autriche
s'y sont associées tour à tour. Mais l'Angleterre et la France n'ont
pas cru qu'elles dussent se contenter d'imiter l'Ailemagae; piquées
au jeu, elles ont résolu d'aller plus loin qu'elle et, du moment
qu'elles se décidaient à agir, de pousser les choses jusqu'au bout
en renversant le khédive.
Si le mouvement national et religieux auquel Ismaïl-Pacha
avait prétendu céder, et que le consul général anglais avait signalé
avec terreur à son gouvernement, avait été tant soit peu sérieux,
l'entreprise eût été difficile. Pendant trois mois, on avait laissé aux
passions indigènes le temps de se développer. Pour la première
fois, les Égyptiens avaient eu l'audace de braver l'Europe, et il
n'en était résulté pour eux aucun mal! et ils n'avaient point éprouvé
le moindre châtiment pour une faute aussi extraordinaire ! On
comprend que des hommes qui ne croient qu'à la force fussent sin-
gulièrement enhardis par une semblable impunité. Le lendemain
de la chute de ses ministres, le khédive s'était mis à réorganiser
son armée ; il l'avait portée officiellement au chiffre de soixante mille
hommes; l'immense matériel de guerre enseveli dans les magasins
et les arsenaux en était sorti ; de nombreuses batteries d'artillerie
avaient été rangées le long des côtes de la Méditerranée; le canon
résonnait tous les jours sur la hauteur du Mokabam; la citadelle
du Caire avait été préparée pour soutenir un siège en règle; les
revues, les marches miUtaires, les démonstrations belliqueuses se
poursuivaient avec une ridicule et dangereuse ostentation. Cette
odeur de poudre commençait à monter les tètes. Les promenades
publiques n'étaient plus aussi sûres que par le passé au Caire et à
Alexandrie; un certain nombre d'Européens avaient été arrêtés en
plein jour par des soldats ; une troupe de Nubiens avait même
fait à plusieurs femmes de sérieuses contusions. Au reste, der-
rière cet appareil guerrier, l'Egypte jouissait de nouveau du gou-
vernement national et religieux qu'elle avait soi-disant réclamé.
Les ministres indigènes étaient les mêmes qui avaient naguère
ruiné le pays. Dès leur arrivée au pouvoir, ils s'étaient mis en devoir
d'achever leur œuvre. Pour payer le coupon de mai, la moisson des
IhO REVUE DES DEUX MONDES.
fellahs, qui était excellente, avait été aliénée à des taux prodigieu-
sement usuraires aux banquiers, usuriers et courtiers d'afïaires ordi-
naires. En quinze jours, le ministère des finances avait perçu les
trois quarts de l'impôt de l'année; quelques moudirs, animés d'un
beau zèle, avaient même empiété sur les années suivantes ; l'un
d'eux, par exemple, avait perçu pour trois ans ce qu'on appelle,
on ne sait trop pourquoi, l'impôt du sel, puisque dans presque
toutes les circonstances le fellah ne reçoit pas un brin de sel en
échange. C'est l'impôt le plus odieux, le plus étrangement réparti
de toute l'Egypte. Quant aux institutions nationales qu'on avait pro-
mises aux indigènes en échange du ministère européen, personne
n'en parlait plus. La chambre des notables elle-même était retom-
bée dans le néant. Le député du Caire qui avait joué un instant
les rôles de Mirabeau et de M. Gambetta en était réduit à jouer
celui de sourd et muet, cherchant en silence en quoi la liberté nou-
velle pouvait bien différer de l'ancien despotisme.
11 serait inutile de raconter en détail la chute d'Ismaïl-Pacha.
Si coupable qu'ait été ce malheureux souverain, la manière dont
il est tombé, abandonné, trahi, livré par tous les instigateurs de ses
fautes, qui ont trouvé moyen de rester impunis, ne saurait inspirer
qu'un sentiment de pitié. Les premiers qui lui ont parlé de démission
étaient les mêmes qui l'avaient poussé à braver l'Europe. Lorsque
les consuls de France et d'Angleterre sont venus lui donner le con-
seil de se démettre au profit de son fils, il n'avait déjà plus un seul
appui autour de lui; le parti national et religieux s'était effondré;
les ministres étaient passés à l'ennemi ; les notables avaient disparu ;
l'armée tirait en vain le canon dans le désert ; les ulémas, les softas
et les derviches continuaient leurs pieux exercices sans paraître se
douter qu'un sacrilège bien plus grand encore que l'introduction en
Egypte d'un ministère anglo-français s'accomplissait sous leurs yeux,
et que la France et l'Angleterre, non contentes d'une ingérence
indirecte dans les affaires du pays, y accomplissaient une révolution.
Ceux qui s'étaient si fort émus lorsque les deux puissances tou-
chaient aux membres de la nation ont applaudi lorsqu'elles en ont
frappé la tête. Leçon instructive, qui prouve jusqu'à quel point la
force est tout sur les bords du Ml ! Il manquait à Ismaïl-Pacha
un dernier malheur. A défaut des ministres, des pachas, des fami-
liers qu'il avait enrichis de ses dons, il pouvait légitimement
compter sur l'appui de la Porte-Ottomane. C'est en grande partie
pour elle qu'il s'était ruiné. Durant les seize années de son règne,
il n'avait cessé d'envoyer des sommes énormes à Constantinople; il
avait acheté à prix d'or le titre de khédive, le droit de succession
directe dans sa famille, des pouvoirs financiers et administratifs éten-
LA SITUATION DE l'ÉGYPTE. lAl
dus, enfin une indépendance gouvernementale à peu près complète.
Depuis la chute du ministère européen, ses émissaires avaient
prodigué les largesses dans le monde politique turc et dans l'en-
tourage du sultan. Ils avaient si bien fait qu'on ne parlait plus à
Conslantinople du firman de destitution et que le prince Halim
semblait y avoir perdu toutes ses chances. Mais dès que les puis-
sances, afin de ménager l'autonomie de l'Egypte et les droits du
fils d'Ismaïl-Pacha, ont conseillé à ce dernier d'abdiquer spontané-
ment, la Porte s'est émue. Prenant les devans, elle a destitué son
vassal , non sans l'accabler des plus vifs reproches sur sa coupable
conduite, sa mauvaise gestion financière, ses innombrables erreurs
administratives. Être accusé par le sultan d'être un souverain pro-
digue et un détestable administrateur, n'était-ce pas pour Israaïl-
Pacha le plus ironique des châtimens? Ce n'est pas tout. La Porte
s'est empressée de profiter de l'occasion pour retirer le firman de
1873, c'est-à-dire l'ensemble des concessions que le khédive avait
payées si cher, et pour réduire le prince Tewfik au rôle de simple
vice-roi, n'ayant d'autre titre au pouvoir que celui qu'aurait eu
le prince Halim lui-même : le libre choix de son suzerain. Certes,
rien n'était plus ridicule que de voir le sultan , qui a fait banque-
route, châtier si sévèrement le khédive d'une simple déconfiture.
Mais la punition d'Ismaïl-Pacha devait être complète; une dernière
folie devait lui faire perdre tous les fruits de son règne; ce qu'il
avait fait de bien comme ce qu'il avait fait de mal devait tomber
avec lui. Pour n'avoir jamais compté que sur la puissance de l'ar-
gent, pour s'être entoui'é d'hommes animés des mêmes sentimens
que lui, pour n'avoir pas pu supporter plus de six mois d'être
servi par des conseillers intègres, économes et sincères, il s'est vu
en un jour privé de tous les appuis qu'il avait travaillé dix-huit ans
à élever autour de son trône et de sa dynastie. Seul, sans partisans,
sans amis, sans protecteurs, chassé de ses états où il avait exercé si
longtemps un si orgueilleux despotisme, il ne lui est plus resté
d'autre ressource que d'écrire au sultan qui le destituait : « Je te
demande l'autorisation de venir à Constantinople où je serai heu-
reux d'essuyer avec ma face la poussière de tes babouches. Je
sollicite uniquement la faveur de m' abriter dans le sein de ta clé-
mence et de vivre sous ton aile protectrice et bienfaitrice; » humble
prière qui, pour comble d'infortune, a été repoussée avec dédain 1
Gabriel Charmes.
LE
MUSÉE THORVALDSEN
J.'EGLiSE NOTRE-DAME DE COPENHAGUE
L'ŒUVRE ANTIQUE DE THORVALDSEN.
C'est un fait singulier et vraiment unique dans l'iiistoire de l'art
moderne , que la renommée de Thorvaldsen , si universelle et si
éclatante durant sa vie, si durable encore et si populaire non-seu-
lement dans les pays Scandinaves, mais en Allemagne, en Angle-
terre et en Italie, n'ait jamais pu se répandre et s'acclimater en
France. 11 n'y a guère de capitale en Europe où l'on ne rencontre
quelques chefs-d'œuvre du célèbre Danois, originaux, copies ou
moulages : à Paris on ne trouve de lui qu'un buste et une statuette
que personne ne connaît. A qui faut-il s'en prendre de cette indif-
férence? Aux amateurs et aux gouvernemens français qui n'ont pas
su jadis attirer l'auteur du Lion de Lucerne et du Triomphe
d'Alexandre, ou bien à l'artiste lui-même, qui n'a point cherché
de travaux dans notre pays, qui n'y est pas même venu une fois,
ne tenant pas compte de cette consécration que Paris, à tort ou à
raison, donne depuis longtemps à toutes les célébrités? Ne lui a-t-on
pas peut-être d'autant moins pardonné cette insouciance qu'il était
plus acclamé et plus fêté chez nos voisins d'outre-Rhin? Quoi qu'il
en soit, il y a parmi nous, à l'endroit du grand statuaire, une igno-
rance ou un malentendu qui font peser sur sa mémoire une sorte
d'ostracisme, à ce point que les plâtres de ses meilleurs ouvrages,
achetés en 18M) par M. Charles Blanc, alors directeur des beaux-
arls, pour le compte de l'état, n'ont jamais été exposés, ni au
LE MUSÉE TIIORVALDSEN. lZi3
Louvre, ni à l'École des Beaux-Arts, et restent toujours cachés dans
la plus mystérieuse oubliette.
Ce parti pris est d'autant plus fâcheux que nos artistes n'ont
guère moyen, sans le secours de ces moulages, de connaître et
d'étudier un des maîtres modernes les plus utiles à consulter; car
ce que l'on voit de lui communément en Italie ne peut pas, tant s'en
faut, donner la mesure de son génie et de ses enseignemens. Il est
pourtant un peu difficUe de parcourir l'Europe pour voir, dispersé
de tous côtés, dans les musées, les châteaux et les palais, l'œuvre
immense de Thorvaldsen. Le seul parti à prendre, c'est d'en aller
voir les plâtres réunis à Copenhague, où se trouvent d'ailleurs tous
les travaux religieux du sculpteur, c'est-à-dire une part considé-
rable de ses créations. Un écrivain qui est en même temps l'un des
principaux éditeurs de Paris, M. Eugène Pion, fit un jour ce voyage
et en rapporta v,n livre excellent, une biographie détaillée et très
intéressante de Thorvaldsen, accompagnée d'un catalogue descriptif
et de nombreux dessins, qui suppléaient à l'insuffisance de la cri-
tique. Croirait-on que ce précieux volume, traduit jusqu'en Amé-
rique, honoré de plusieurs éditions en Angleterre et en Allemagne,
n'en a pas eu seulement trois à Paris? Il offrit du moins à M. Henri
Delaborde l'occasion d'écrire ici même sur Thorvaldsen une belle
étude, où l'énunent critique jugeait avec la science et l'autorité que
l'on sait plusieurs œuvres capitales du maître danois; étude ce-
pendant trop incompU'te encore, dans ses analyses et dans ses con-
clusions, M. Delaborde ayant borné son examen aux seuls marbres
qu'il connût par lui-même, aux seuls par conséquent qu'il pût ap-
précier et juger en détail.
Il reste donc beaucoup à dire sur Thorvaldsen en conduisant le
lecteur à Copenhague, soit à l'académie, où l'on conserve religieuse-
ment les premiers essais du sculpteur, soit à l'église IS'olre-Dame,
qu'il a décorée au dedans et au dehors de magnifiques ouvrages, et
surtout au musée, où l'on peut saisir comme d'un coup d'œil
l'ensemble de son œ.uvre. Thorvaldsen gardait les plâtres, souvent
même une bonne copie des morceaux qu'on lui demandait de tous
les coins de l'Europe. Dans son testament, il a légué cette admi-
rable collection à sa ville natale. Elle forme aujourd'hui le Musée
Thorvaldsen, l'orgueil de Copenhague, ce que l'on y montre
tout d'abord aux étrangers. Une visite au maître sévère de l'art
classique n'est peut-être pas hors de propos dans un moment où
le goût de l'antiijue semble un peu décroître, où nos jeunes sculp-
teurs les plus hri'lans, entraînés par de glorieux exemples et par le
besoin légitime du changement, se retournent vers les dangereuses
séductions de l'école de Michel-Ange.
Derrière le lourd palais royal de Ghristianborg on trouve, au
ilill REVUE DES DEUX MONDES.
milieu d'une esplanade déserte, près d'un noir et triste canal, un
monument du plus singulier aspect. C'est un bâtiment de forme rec-
tangulaire et allongée, avec un toit presque plat, une corniche sail-
lante ornée de denticules, de petits médaillons en terre cuite sur la
frise, des pilastres aux quatre angles, en un mot tous les dehors
d'un édifice grec. L'architecte s'est cru obligé sans doute de loger
dans ce style un disciple de la Grèce. Les parois sont peintes en
noir et les grandes divisions architecturales distinguées par une
teinte rouge. Les fenêtres des deux étages sont carrées, celles du
rez-de-chaussée très élevées au-dessus du sol, pour donner un éclai-
rage spécial à l'intérieur. Au-dessus de ces fenêtres se déroule, sur
trois côtés de l'édifice, une série de peintures représentant l'arrivée
triomphale de Thorvaldsen à Copenhague en 1838. Les personnages
et les divers sujets de ces peintures se détachent vivement en jaune,
en rouge ou en blanc, mais d'un seul ton, sur le fond noir des mu-
railles, à la manière des peintures étrusques ou égyptiennes. Enfin
la façade, formée par l'un des petits côtés, est percée de cinq grandes
piortes de style dorique, et surmontée au centre d'une Victoire con-
duisant un quadrige en bronze, d'après une esquisse de Thorvald-
sen. Au premier coup d'œil, ces murailles noires, percées de petites
fenêtres et bariolées de jaune et de rouge, ne semblent pas d'un
goût irréprochable. On se rappelle certains monumens bizarres de
Munich, pastiches d'architecture grecque élevés par la ferveur hel-
lénique du roi louis I"", et l'on se demande malgré soi si les divi-
nités du sanctuaire n'auront rien du pédantisme de leur demeure.
Ce n'est qu'après avoir visité l'intérieur du monument, après en
avoir compris et apprécié la destination, et peut-être aussi sous
l'heureuse impression du musée, qu'on se réconcilie avec l'archi-
tecte danois Bindesbôll.
L'intérieur en effet est admirablement approprié à son objet. Sur
la façade, une grande salle ou vestibule, aussi élevée que le bâti-
ment et éclairée par les cinq portes, renferme les compositions colos-
sales du maître, statues équestres et autres. Derrière ce vestibule,
sur les quatre côtés d'une cour, s'étend un large corridor qui
donne accès à vingt-deux chambres ou cabinets, communiquant
de l'un à l'autre, dont la série se développe tout autour de l'édi-
fice. Chacune de ces chambres contient une ou plusieurs statues,
éclairées comme dans un atelier, et quantité de bas-reliefs fixés
sur les parois. Ces chambres sont peintes en rouge et sobrement
décorées dans le goût pompéien. La plus vaste, à l'extrémité opposée
au vestibule d'entrée, est remplie par les plâtres du Christ et des
Douze Apôtres qui ornent l'église Notre-Dame. Même distribution
à peu près au premier étage, dont les corridors et les cabinets con-
tiennent quelques plâtres qui n'ont pu trouver place au rez-de-
LE xMUSÉE THORVALDSEN. 145
chaussée, et les riches collections léguées à sa patrie par Thorvald-
sen, galerie de tableaux, pierres gravées, vases grecs, marbres
anciens et terres cuites, la bibliothèque du maître, ses esquisses,
ses dessins et son humble mobilier conservé là comme une relique.
Plusieurs ouvrages de sa première jeunesse sont aussi rassemblés
dans les galeries du sous-sol. Enfin, au miheu de la cour, dont les
parois sont ornées, comme les murs extérieurs, de peintures jaunes
ou rouges sur un fond noir, une touffe épaisse et verdoyante de
lierre s'étend un peu au-dessus du sol, contenue par une bordure
de granit en forme de pierre sépulcrale. C'est la tombe de Thor-
valdsen. Les cendres du statuaire reposent au milieu de ses œuvres,
et son musée est en même temps son tombeau. Idée grandiose
qui explique et justifie la décoration un peu funèbre de l'édifice.
Plus de soixante statues, quelques-unes de grandeur colossale,
plus de deux cents bas-reliefs, grands ou petits, et une centaine de
bustes ou d'hermès remplissent les corridors, les salles, les cabi-
nets du musée. La plupart de ces compositions ne sont que des
moulages, quelques-unes sont des marbres, originaux précieux ou
copies exécutées sous les yeux du maître ; d'autres enfin sont re-
présentées à la fois par le plâtre et le marbre. On en trouvera le
catalogue complet dans le hvre de M. Pion. La première impression,
à la vue de cette œuvre immense, c'est l'étonnement. Mais on se rap-
pelle qu'il y a là le travail incessant de quarante années et que
Lysippe, au dire des historiens, a modelé quinze cents statues.
Bientôt d'ailleurs la surprise fait place à un autre sentiment. A me-
sure que l'on avance au milieu de cette collection, ce n'est plus la
fécondité de l'artiste qui étonne, mais la force, la vérité et l'élé-
gance de ses créations. On reconnaît, à travers la variété des sujets,
des conceptions et des formules, l'unité du style et quelque chose
d'individuel qu'on n'a pas vu ailleurs. On est en présen -.e d'une grande
théorie esthétique réalisée, et, quelque opinion qu'il ait apportée là,
aucun visiteur ne peut demeurer indifférent. Bon gré, mal gré, on
salue l'empreinte irrésistible du génie, et l'on s'approche avec res-
pect de ce lierre toujours vert, symbole de l'immortalité, qui
recouvre les restes du grand sculpteur. Cette tombe est simple,
grave; elle rappelle, dans son modeste recueillement, la pensée
sévère et philosophique de l'artiste, que reflètent tous ses ouvrages.
Point d"épitaphe : les œuvres parlent assez haut. La bordure de
granit porte seulement ces mots : Bertel Thorviddsen, né le 19 no-
vembre i770, mort le S4 mars 1844. Jetons un coup d'œil sur
la longue carrière qui sépare ces deux dates, et nous reviendrons
après à ces créations qui entourent la dépouille du maître comme
un cortège triomphal,
TOME SX)i.Y. — 1879. 10
156 REVUE DES DEUX MONDES.
ï.
Bertel Thorvaldsen était fils d'un artisan de Copenhague et d'une
paysanne du Judand (1). Gottskalk Thorvaldsen sculptait dans les
chantiers de la marine danoise ces colossales et grossières figures de
bois qui jadis, beaucoup plus qu'aujourd'hui, ornaient la proue des
vaisseaux. Pour le jeune Bertel ce fut une première chance. Au
lieu de lutter contre sa naissance, comme tant d'autres artistes fils
d'ouvriers, et de chercher péniblement sa vocation, il trouva tout
d'abord dans la profession de son père une occasion de la révéler.
On le voyait tout en Tant quitter les jeux de ses camarades pour
venir seul, au milieu de la place Royale, contempler la statue
équestre de Christian V. Puis lorsqu'il allait retrouver son père aux
chantiers du port, il saisissait ses outils et de ses petites mains
commençait à tailler des figures qui étonnaient tous les compa-
gnons.
Rien n'est plus fréquent, dans l'histoire de toutes les écoles, que
ces destinées d'artistes issus de la plus humble origine. On a pu lire
ici même, il n'y a pas longtemps, le singulier roman du peintre
Laurens. Mais ces vocations puissantes sont presque toujours aidées
d'heureuses circonstances, un beau ciel, l'éclat des œuvres d'art et
surtout l'exemple de concitoyens illustres qui les entoure comme
une contagion féconde ou un courant irrésistible. Rien de pareil
pour l'apprenti de Copenhague. Au moment où il vint au monde,
les arts, déjà si vieux dans presque toute l'Europe, venaient à peine
de naître sur cette terre brumeuse et froide du Danemark. Non
pas que la civilisation y fût plus retardée qu'en d'autres contrées;
mais toutes les races n'ont pas les mêmes aptitudes. Comme les
Anglais, les Danois se souciaient plus d'agriculture, de marine et
de commerce que de statues et de tableaux. C'était aux pays étran-
gers que les rois de Danemark demandaient les ornemens de leurs
palais et le luxe de leur cour. Lorsque, vers la fin du xvil" siècle,
ils s'avisèrent de protéger les beaux-arts et de les acclimater chez
eux, leuis premiers artistes vinrent de France. Il fallait en ce temps-
là, pour bien faire, imiter le goût français et la cour du grand roi.
Tout devait être à la mode de Versailles. Jacques d'Agar devint
peintre des portraits de la cour de Danemark. L'Amoureux exécuta
en 1688 la statue équestre de Christian V, et Saly, un demi-siècle
plus tard, celle de Frédéric V, beaucoup plus belle. Les élèves de
(1) On lit dans quelques dictionnaires quo Bertel Tliorvaldson naquit pendant une
traversée de Rcikiavik à Copenhague. C'est une erreur que M. Ploii a rectifiée d'après
les meilleurs biographes. L'artiste est né h Copenhague en 1170.
LE MUSÉE THORVALDSEN. iàl
ces artistes furent les premiers maîtres de Thorvaldsen , qui se trouva
ainsi avoir l'école française du xvii* siècle pour nourrice ou pour
marraine au début de sa carrière. Tous les artistes de l'Europe
passaient alors par le même chemin.
L'académie des beaux-arts de Copenhague, installée depuis une
trentaine d'années par le roi Frédéric Y dans le palais de Gharlot-
tenborg, n'avait encore produit que d'estimables mais obscurs ta-
lent lorsque l'honnête Gottskalk Thorvaldsen y présenta son fils,
âgé de onze ans, pour l'école gratuite de dessin. Sui'pris des heu-
reuses dispositions de son fils, il ne voyait pourtant pas en lui un
futur artiste, et ne songeait qu'à en faire un ouvrier plus habile que
son père et qui pût gagner davantage. Bertel n'avait jamais tenu
un crayon, il savait tout juste lire et écrire et, soit paresse d'esprit,
soit plutôt que son goût pour le plastique fût déjà une passion mai-
tresse, il se montrait rebelle à toute autre élude que celle du des-
sin. Mais pour celle-là, il s'y adonnait tout entier, autant du moins
que le permettait la nécessité du travail ; car il continuait à aider
son père, dont il put bientôt corriger les figures.
A dix-sept ans, l'élève obtint un prix de dessin à l'académie, une
médaille d'argent, et deux ans après, une autre médaille, pour un
petit bas-relief, son premier ouvrage connu, qui représente l'Amour
au repos. Il avait dix-neuf ans. Son père, le jugeant sans doute ca-
pable de dépasser tous les sculpteurs des construciions navales,
voulut le retirer de l'académie. Mais il était trop tard : les maîtres
de Bertel le gardèrent à l'académie et, par une singularité peut-être
unique, ce ne fut pas le fils qui redevint ouvrier dans la compagnie
de son père, ce fut le père qui devint une manière d'artiste et
l'aide de son propre fils.
Ces maîtres, à qui le jeune homme devait sa liberté et sa carrière,
n'étaient pourtant pas capables de le conduire bien loin. Dans ses
premières œuvres, par exemple, dans le h&s-i'GÏieUV Hcliodore chassé
du Temple, où le talent se révèle par la vigueur de l'exécution, Bertel
n'est encore que le brillant écolier d'une mauvaise école. Deux
bas-reliefs qui suivirent Priam aux pieds d'Achille et Hercule
chez Omphale, œuvres indécises encore et sans caractère, mais
conçues avec naturel et simplicité, sont le premier témoignage de
ses tendances vers une voie nouvelle. Comme tous les vrais artistes,
Bertel rêvait de l'Italie. A vingt-trois ans, il entra en loge pour le
grand prix de sculpture qui devait lui donner le droit de voyager
pendant trois années au moyen d'une pension. Il sortit le premier
du concours avec un bas-relief, Saint Pierre guérissant le paraly-
tique, et, par une sorte de prédestination, ce prix de Rome fut en
même temps la marque de son affranchissement. Il y a déjà une
distance considérable de ses essais antérieurs à cette composition.
148 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est une grande scène bien ordonnée où, malgré quelques gestes
déclamatoires ou maladroits, quelques lignes disgracieuses, on re-
marque des personnages franchement dessinés et bien posés, des
mouvemens vrais et des draperies d'un beau style.
Ce jour-là Bertel Thorvaldsen changea de condition, et d'ouvrier
devint artiste. Contraint de rester encore à Copenhague pendant
quelques années pour attendre que la pension attachée à son prix
fût disponible, il reçut de l'académie une subvention annuelle el les
commandes lui vinrent avec la réputation. On lui demanda des
médaillons, des bustes, des statues même, et chaque ouvrage mar-
quait un nouveau progrès. Le bas-relief de Numa et la nymphe
Égérie par exemple, est un joli dessin, presque sans défaut. Les
quatre statues de Muses qui ornent aujourd'hui le palais royal d'A-
malienborg méritent encore plus l'attention. Le modelé en est ferme
et précis, les proportions irréprochables, et, si ces figures manquent
encore de caractère et d'accent, on voit déjà percer dans leurs atti-
tudes, dans l'arrangement des draperies et des coiffures, une re-
cherche du style classique, un sentiment de l'élégance et de l'har-
monie que personne à coup sûr n'avait jusque-là montré en
Danemark, Bertel désormais n'avait plus rien à apprendre dans son
pays : il était mûr pour d'autres enseignemens.
Au mois de mai 1796, le jeune pensionnaire s'embarqua pour
l'Italie. Les hasards d'une pénible traversée ou la maladie l'ar-
rêtèrent longtemps en route, et il n'arriva à Rome que dix mois
après. Chemin faisant il avait vu Malte, Palerme et Naples. Quel-
ques notes écrites au jour le jour sur son album de voyage révè-
lent mieux que toutes les analyses le caractère et la physionomie
de cette âme d'artiste, simple, tendre et insouciante. Point de des-
cription des paysages splendides ou des monumens qu'il rencontre
dans ce pays où tout éblouit les yeux : à peine semble-t-il les voir.
Il jette seulement un cri d'admiration et d'enthousiasme devant les
antiques du musée de iNaples. Ainsi Mozart, conduit dans sa jeu -
nesse à travers les palais et les galeries de Rome et racontant son
voyage, se contente d'écrire : « J'ai vu là diverses belles choses, »
et tout est dit. Pour l'un il n'y a rien au monde que la statuaire,
pour l'autre rien que la musique.
Arrivé à Rome, Thorvaldsen n'en devait plus sortir pendant vingt-
deux ans. Faisant allusion au jour de son entrée dans la ville éternelle,
il disait plus tard : « Je suis né le 8 mars 1797; jusque-là je n'exis-
tais pas. » A Rome en effet il vit pour la première fois le génie dus
Grecs vivant dans leurs marbres et il salua en eux l'idéal rêvé,
attendu, qui devait être désormais l'amour unique de son came. La
vue de ces souverains modèles lui montra d'abord (ju'il ne savait
rien et qu'il devait tout apprendre. Loin de vouloir produire, il se
LE MUSÉE THORVALDSEN. 1^9
mit à l'étude avec la même modestie, la même persévérance opi-
niâtre qu'il avait montrées dans ses premières études à Copenhague.
Dessiner du matin au soir des antiques, comme pour apprendre
par cœur les règles et le style des grandes écoles grecques, puis
modeler la copie des marbres qui lui plaisaient le plus, c'est-à-
dire des meilleurs, telle fut la tâche qu'il s'imposa. Il vivait chi-
chement, n'ayant d'autres ressources que sa pension de 1,200 francs
et l'aide qu'il donnait à un peintre anglais pour peupler de figures
ses paysages. Ombrageux et indépendant, résolu de se frayer sa
voie lui-même, sa vie solitaire ressemble à celle que Poussin,
dans sa jeunesse, avait aussi menée à Rome. Bertel n'avait guère
d'amis que trois ou quatre jeunes artistes, danois ou allemands, et,
bien qu'il y eût alors à Rome des maîtres de grand renom et des
ateliers à la mode, il ne les recherchu pas. Il n'avait alors aucun
protecteur, si ce n'est son compatriote, le savant archéologue
Zoëga, son ami et son guide, qui l'encourageait dans ses sévères
études et lui fit même détruire quelques essais de compositions. Un
seul a survécu, un tout petit groupe de Bacchns et Ariane^ où le
naturel et la grâce révèlent déjà un commerce intime avec l'art
antique.
Cinq années se passèrent ainsi. L'académie de Copenhague, re-
connaissante de quelques excellentes copies envoyées par son élève,
avait renouvelé sa pension. Le terme où elle allait expirer appro-
chait, lorsque dans l'âme du jeune sculpteur jaillit pour la première
fois l'éclair de l'inspiration. Sa pensée s'était arrêtée sur un beau
sujet de la fable. Il le médita longtemps, brisa même un premier
essai, et, au commencement de l'année 1803, exposa le plaire de
son célèbre Jason. Le héios y est représenté s'avançant d'un air de
triomphe, sa lance reposée sur l'épaule droite, et portant sur le bras
gauche la Toison d'or. En peu de jours, ce fut le bruit de Rome. Ar-
tistes et amateurs, tout le monde se pressait dans l'humble atelier
du pauvre statuaire, tout à fait inconnu. Canova, alors au faîte de
sa renommée, y vint aussi et exprima hautement son admiration :
« L'ouvrage de ce jeune Danois, dit-il, est d'un style tout u'^^iveau
et grandiose. » Ce mot de Canova, qui aurait suffi en ce temps-là pour
consacrer le mérite de Thorvaldsen, garde à nos yeux un prix singulier.
Le grand artiste, critique beaucoup plus fin et plus sévère qu'on ne
pourrait croire en raison de ses ouvrages, comprenait que personne
alors n'aurait fait le Jason, pas même lui, qui avait adopté un tout
autre style. Du premier coup, Thorvaldsen s'était mis hors de pair.
Il a fait bien mieux plus tard, mais le Jason marque la date la
plus importante de sa carrière, et, soit pour ce motif, soit plutôt
parce que l'œuvre encore un peu théâtrale frappe davantage le gros
150 REVUE DES DEUX MONDES.
(lu public, elle est restée la plus populaire de toutes celles du sculp-
teur dans les pays Scandinaves.
Rien ne manqua d'ailleurs à cette création pour être un véri-
table coup de dé et devenir légendaire. Thorvaldsen lui dut à la
fois la réputation et le moyen de vivre, c'est-à-dire de poursuivre
la gloire. 11 était alors à bout d'argent, sa pension terminée, ses
maigres ressources épuisées, et de tous les amateurs qui venaient
admirer le Jason, pas un ne lui en avait offert seulement cin-
quante écus. Contraint par son dénûment de quitter Rome, le pauvre
artiste avait tout préparé pour son départ, aussi désespéré qu'An-
nibal quittant l'Italie; déjà le vetturino amenait à sa porte la char-
rette qui devait emporter ses plâtres, lorsqu'un riche banquier
anglais entre dans l'atelier et demande à voir le Jason. Saisi d'ad-
miration, M. Hope se décide sur-le-champ et commande un Jason
en marbre de Carrare; Bertel s'engage à l'exécuter pour la somme
de 600 sequins, dont une part lui est aussitôt payée. Ainsi déli-
vré de tout souci, il resta à Rome, et dut peut-être à un Anglais sa
carrière et sa gloire. Pourquoi faut-il qu'on ait à lui reprocher dans
cette circonstance le seul trait regrettable de sa vie? M. Hope
attendit vingt-cinq ans la statue qu'il avait commandée.
Je ne m'arrêterais pas à rappeler sa passion pour une Romaine
qu'il rencontra vers ce temps-là chez Zoëga, et les déboires que
lui "causèrent la jalousie et le mauvais caractère de sa maîtresse, si
l'on n'avait sérieusement reproché au pauvre sculpteur ces amours
un peu vulgaires. Qu'importe en effet qu'il se soit fait aimer d'une
camériste, qu'il l'ait laissée se marier à un autre et l'ait reprise
ensuite? Pour prendre garde à ces misères, il faut oublier ce que
c'est qu'un poète ou un artiste, chose ailée et légère^ mélange inex-
plicable d'ardeurs , d'inconséquence et de faiblesse. Thorvaldsen
n'a pas connu un seul moment de sa vie la débauche; mais ses
œuvres sont là pour montrer quel souverain empire exerçait sur
lui la beauté plastique, et son cœur garda toujours une intarissable
jeunesse. C'est sa propre histoire qu'il a plusieurs fois et complai-
samment sculptée dans ses jolis bas-reliefs de V Amour chez Ana-
créon. 11 avait plus de cinquante ans lorsqu'une jeune Anglaise,
riche et de bonne famille, miss Mackenzie, s'éprit de sa renommée,
s'attacha à lui, le soigna pendant une maladie et, à force d'attentions
et de coquctierie, l'amena jusqu'à une promesse de mariage. Pen-
dant que l'artiste hésite encore à sacrifier sa liberté, il voit passer
dans le monde de Rome une jeune Viennoise, très jolie, très spi-
rituelle, qui soudain fait échec à l'Anglaise. Thorva'dsen, amoureux
fou de M"'' Caspers, rend sa parole à miss Mackenzie. Mais il a trop
d'honneur pour ne pas garder la sienne et, bien que sa passion
LE MUSÉE TIIORVALDSEN. 151
pour la charmante Viennoise soit très partagée, ils se séparent tris-
tement l'un de l'autre, invitus mvila?n.\ oiVd le vrai roman de Thor-
valdsen, et rien ne peint mieux à la fois sa générosité et sa faiblesse.
Au fond peut-être, il n'eut de toute sa vie qu'une seule jurande
passion, à laquelle il eut raison de sacrifier les autres, l'amour de son
art. La rencontre de la belle Anna-Maria lui avait d'abord fait oublier
ses engagemens envers le banquier anglais, mais ses études et
ses travaux l'en écL;rtèrent bien davantage. Avec son piemier suc-
cès, il était loin de se croire en possession de l'idéal poursuivi, et
c'est pourquoi dix ans plus lard il offrait a M. Hope de lui faire un
autre Jason, plus beau que le premier. On peut dire que, s'il ne fut
pas assez reconnaissant pour son bienfaiteur, il le fut du moins
envers la Piovidence, car il ne se servit de la liberté conquise que
pour redoubler ses études et aider de toute son ardeur à sa voca-
tion. Depuis la vente du Jason, sa bonne étoile ne l'abandonnait plus.
Le baron de Schubart, ambassadeur de Daneuiark à iNaples, et sa
femme, qui aimaient les arts, s'empressent d'adopter leur jeune com-
patriote. Ils le présentent à Rome chez le baron Guillaume de
Ilumboldt, ministre de Prusse. L'artiste renconire là de grands
personnages, l'élite de l'aristocratie allemande, russe ou anglaise,
et chacun de lui demander un marbre. Le voilà sans relâche au tra-
vail, exécutant pour ses riches protecteurs une série de commandes
sur des sujets empruntés au paganisme. Dès ce moment, sa car-
rière est tracée : il sera l'artiste favori des grands seigneurs ou des
souverains du iNord. Cette clienlèle cosmopolite et princière, qui fit
d'abord sa fortune, ne favorisa peut-être pas également dans la
suite le libre développement de son génie. Mais au moment dont
nous parlons elle lui permit de travailler et de grandir sans cesse
pendant quinze années, pendant tout le temps que les guerres de
l'empire bouleversaient l'Europe. Toute cette période de sa vie fut
consacrée à des œuvres mythologiques dont les plus connues sont,
en suivant l'ordre du temps : V Amour et Psyché^ Adonis (1808),
Psyché (1811), l'A^nour vainqueur {i^ih), Bébé (1816), Venus
triomphante (1816), Mercure épiant Argus (1818), etc. (1)
Ainsi aidé par la fortune, Thorvaldseu , en fixant son séjour à
Piorae, servait à la fois ses goûts, son talent et sa renommée. Les
amateurs venaient facilement à lui de tous les points de l'Europe, où
son nom devint célèbie en peu d'annés. Mais à Rome il eut plus de
peine à se faire une place. Ganova y régnait sans partage, et il
était difficile au Danois de balancer sur son propre terrain le bril-
lant, l'aimable, lepathétique Vénitien. Son origine même et bareli-
{\) La plupart de ces statues obtinrent un te) succès que le maître en exécuta plu-
sieurs répétitions. Cts marbres^ précieux sont dispersés dans les collections particu-
lières eu Aileuia-ne, en Russie, en Angleterre.
152 REVUE DES DEUX MONDES.
gion mettaient en défiance les Romains, de tout temps si jaloux des
étrangers. Ce qui fit le plus peut-être pour dissiper ces préjugés
et assurer peu à peu dans Rome la réputation de Thorvaldsen, ce
furent ses bas-reliefs. Soit souvenir de ses premiers succès d'école,
soit plutôt cet instinct vraiment hellénique qui le guidait, Thor-
valdsen eut de bonne heure et toute sa vie une prédilection mar-
quée pour le bas-relief. On sait qu'il le porta à la dernière perfection
et que dans ce genre la prééminence ne lui est pas disputée. Ce fut
dans Rome un cri d'admiration lorsqu'on vit apparaître VEnlèvement
de Briséis (1805), puis Hector chez Paris, puis le Génie des arts
(1808), offert à l'académie de Saint-Luc parle sculpteur au moment
de sa réception. Lorsque Napoléon fait annoncer en 1811 sa pro-
chaine venue à Rome et que l'Académie de France songe à décorer
pour lui le palais du Quirinal, on demande un bas-relief à Thor-
valdsen, qui accepte la commande comme une excellente occasion de
faire quelque chose de nouveau et de grand. Il étudie Plutarque et
Quinte-Curce, et en quelques mois exécute la célèbre frise de V En-
trée d' Alexandre à Babylone. Le plâtre seulement fut placé au
Quirinal , où on le voit encore. Avant que l'artiste eût achevé
son marbre, la fortune de Napoléon avait sombré. Personne, hélas !
ne s'inquiéta plus de ce magnifique travail, si ce n'est un amateur
italien, le comte de Sommariva, qui acheta le marbre à moitié prix
pour le placer dans sa villa du lac de Gôme. En revanche l' Atelier
de Vidcain, Priam aux pieds d Achille, la Nuit, vingt autres bas-
reliefs admirables , modelés à la même époque et répandus dans
toute l'Europe, contribuèrent autant que ses plus belles statues à
la célébrité du maître danois.
Il devait d'ailleurs remporter dans son art tous les genres de
succès, même les plus inattendus. Vers 1817 le prince Louis de
Bavière lui confia un grand travail, la restauration des fameux mar-
bres d'Égine. La mode était encore à cette époque de restaurer les
antiques mutilés, usage qui semble maintenant une profanation
à notre goût plus sévère et plus scrupuleux. Mais si jamais un artiste
a mérité de se faire pardonner cette hardiesse, de se prendre
pour ainsi dire coips à corps avec l'art antique, c'est assurément
Thorvaldsen. Le prince de Bavière, en lui confiant ses précieux
marbres, ne se laissait pas égarer par son amitié. Peu de res-
taurations ont été aussi difficiles que celle de ces statues, œuvre
archaïque sans doute, mais très savante, dont les formes et les pro-
cédés attestent, sous des apparences rudimentaires, un art con-
sommé. Il fallait pénétrer les règles de cet art tout à fait ignoré,
et Thorvaldsen, quoi qu'on en ait pu dire, a retrouvé ce secret. Ce
n'est guère que par la difierence du ton des marbres que l'on peut
aujourd'hui distinguer les quelques membres qu'il a rendus aux
LE MUSÉE THORVALDSEN. 153
combattans des frontons d'Égine et l'on ne regrette pas, en visitant
le musée de Munich, une restauration habile, qui permet de saisir
dans tout son ensemble cette dramatique composition.
Il fallut des sollicitations pressantes et répétées pour arracher
Thorvaldsen à son atelier et le ramener à Copenhague, après une
absence de vingt-trois ans. L'artiste ne se souciait pas de faire parade
dans sa patrie d'une immense réputation qu'il portait très modeste-
ment et qui lui était moins à cœur que ses travaux. Au mois d'octo-
bre 1819, il revint à Copenhague, où l'attendait un premier triomphe.
Réception solennelle à l'académie en présence de toute la société
danoise, banquets, cantates, rien ne manqua à la fête, pas même
des salves d'artillerie. Le roi nomma le statuaire conseiller d'état, afin
de le recevoir à sa table sans déroger à l'étiquette, honneur insigne
et très nouveau pour un artiste danois. Des croix et des cordons,
nous n'en parlons pas. Bref, le fils du pauvre Gottskalk devenait un
seigneur dans sa ville natale, et il eût pu dès lors y vivre entouré
d'honneurs. Mais la patrie de son cœur et de ses pensées, c'était
Rome; il en reprit le chemin dix mois après.
Il rapportait de Copenhague des projets immenses, toute la
décoration de l'église Notre-Dame, c'est-à-dire trente statues et
deux vastes bas-reliefs. Mais ce n'était rien encore. En retournant
à Rome à travers l'Allemagne et la Pologne, Thorvaldsen, reçu avec
toute sorte d'honneurs par les artistes et les académies des pays
qu'il traversait, par les deux empereurs de Russie et d'Autriche, fut
partout assailli de commandes non moins importantes : à Var-
sovie, une statue équestre de Poniatowski, une autre de Copernic,
un mausolée pour le prince Potoçki, etc., sans compter les bustes
qu'il modelait chemin faisant. Alors s'ouvre dans sa carrière une
nouvelle période. Des sculptures mythologiques, il passe aux sujets
modernes ou religieux. Déjà, avant son voyage, il avait préludé à
cette nouvelle phase par le Lion de Liicenie, que lui demanda
la Suisse en 1819. Ce que la gloire de Thorvaldsen a gagné ou perdu
à cette transformation, à ce nouvel emploi de son talent, j'essaierai
de le dire plus loin. Je veux seulement relever en passant le reproche
qu'on lui a sévèrement adressé d'avoir accepté un nombre de com-
mandes auquel la plus longue vie d'artiste n'eût jamais pu sufQre. Il
n'en put venir à bout qu'avec l'aide de ses élèves ou de ses prati-
ciens, et encore laissait-il souvent les commandes en souffrance
pendant de longues années.
L'on s'est demandé comment un artiste loyal avait pu accepter
si aisément des travaux auxquels il savait fort bien ne pouvoir
suffire lui-même, et on l'a même représenté comme un habile indus-
triel mettant à profit sa réputation, au détriment de son art et de
sa dignité. Aune aussi grave accusation la réponse, heureusement,
154 REVUE DES DEUX MONDES.
est facile. Si Thorvaldsen eût beaucoup aimé l'argent, son travail
prodigieux de quarante années, ces statues, ces bustes, ces bas-
reliefs sans nombre que les souverains et les plus riches seigneurs
de l'Europe se disputaient et que l'artiste pouvait reproduire à vo-
lonté dans son atelier, lui auraient valu des millions. Sans famille
cependant, ayant toujours vécu dans une extrême simplicité, quelle
fortune a-t-il laissée? Tout au plus 450,000 francs, en y compre-
nant la valeur de ses collections. Combien d'artistes, aujourd'hui,
de ceux qui atteignent à la vogue et à la popularité, se contente-
raient, an bout de leur carrière, de cette simple retraite?.. INon,
Dieu merci, ce n'est pas dans l'avarice qu'il faut chercher le motif
de la légèreté de Thorvaldsen à prendre des engagemens qu'il ne
pouvait tenir.
J'ai parlé de la faveur qu'il avait rapidement acquise dans toute
l'Europe septentrionale. Quoique Danois et d'une race souvent en-
nemie de la leur, les Allemands le traitèrent tout de suite en fds
de ia Germanie. Déjà en J805 William Schlegel, et après lui M'"° de
Staël écrivaient ssns hésiter que Thorvaldsen, «élevé en Allemagne,
possédant une culture tout allemande, appartenait en quelque sorte
à l'Allemagne. » La vérité est que Thorvaldsen avait cinquante ans
lorsqu'il vit pour la première fois l'Â'lemagne, dont il ne parla ja-
mais bien la langue. Mais peu importe, c'était un homme du Nord,
et aux yeux des Allemands aussi bien que des Scandinaves, des Po-
lonais ou des Russes, le Danois personnifiait le génie du Nord. Chez
ces peuples encore à peu près déshérités de l'art et tributaires depuis
deux siècles des Italiens et des Français, il fut salué comme le héros
d'une éclatante revanche sur le génie des races latines, des races
privilégiées. Thorvaldsen, trop fin et trop modeste à la fois pour se
tromper jamais sur son mérite et la vraie valeur de ses œuvres, ne
pouvait pas cependant ne point ressentir quelque fierté de cet en-
gouement prodigieux et en quelque sorte national qu'il inspirait, et
il se trouvait d'autant moins libre de résister aux demandes pres-
santes d'admirateurs si passionnés. 11 est juste de se rappeler aussi
l'aulorité de la hiérarchie sociale dans ce pays du Nord, dont Bertel
aA'ait gardé toutes les habitudes et tous les sentimens. La plupart
de ses travaux lui étaient demandés par des personnages à qui il
n'osait pas refuser e:^pressément. Je marquerai cependant plus loin,
en parlant de ses œuvres modernes, quelques circonstances oii il
eût mieux fait de montrer plus d'indépendance et de fermeté.
Il se réservait, en acceptant des travaux qui avaient d'ailleurs
l'avantage d'ouvrir un champ nouveau à son imagination, de n'exé-
cuter avec soin que ceux qui lui plaisaient. Pour les autres, non-
seulement il n'en touchait pas le marbre, mais il laissait même sou-
vent à ses élèves le soin d'en modeler la terre d'après ses ébauches
LE MLSEE THORVALDSEN. 155
OU ses dessins. On reconnaît bien vite dans son musée ces produits
bâtards. Faut-il lui faire un crime de ce sans-façon, qui n'était
pas une supercherie? Son atelier était toujours ouvert, et les nom-
breux Allemantis ou Danois qui venaient à Rome ne manquaient pas
de le visiter. Le maître d'ailleurs pouvait se dire que ces choses ne
se passaient pas autrement auxvi* siècle, et que Raphaël, André del
Sarto et d'autres encore ont bravement fait peindre par leurs
élèves, aux yeux de leurs contemporains, une bonne part des fres-,
ques ou des tableaux qui portent leur nom.
Et véritablement, pendant vingt années, Bertel Thorvaldsen mena
la vie des grands artistes de la Renaissance dans cette Rome des
papes, redevenue pour un temps la paisible et charmante capitale
des beaux-arts, l'asile de l'étude, le rendez-vous préféré de tout ce
qui était grand ou illustre en Europe. Il conduisait de front les plus
vastes travaux, entouré dans son atelier d'un cortège d'élèves de.
toutes nations (1) qui donnaient avec joie leur travail à ses œuvres.
Le soir on le rencontrait dans les salons des princes romains ou
des grands personnages étrangers, avec ses amis Horace Vernet
et Meudelssohn. Pour avoir une idée de la popularité dont il
jouissait parmi les artistes, on n'a qu'à se souvenir de ce banquet
donné à Horace Vernet, au moment où il quitta Rome, par tous les
artistes, romains ou étrangers. Au moment du toast, Thorvaldsen
voulut mettre sur la tête de son ami une couronne de laurier, mais
celui-ci l'arrêta, et, plaçant la couronne sur le front du statuaire,
s'écria: « La voiLà à sa place! » et toute la salle d'éclater en ap-
plaudissemens. Peu de sculpteurs ont étudié à Rome de 1817
à IS^O sans éprouver plus ou moins l'influence de Thorvaldsen.
Sur les Allemands elle fut très efficace, elle l'eût été bi^'n davantage
sans l'indiscipline et l'emphase incorrigibles de l'esprit germanique.
Des artistes français, j'en parlerai plus loin. Après la mort de
Canova en 1822, la célébrité du Danois resta sans rivale en Eu-
rope, et sa situation dans Rome dépassa tout ce qu'un étranger
aurait pu rêver. Protestant, il voyait le pape Léon XII insister pour
qu'on le nommât président de l'académie de Saint-Luc, et recevait
du cardinal Consalvi la mission d'élever le tombeau de Pie Yll dans
la basilique de Saint-Pierre.
Un jour, à Copenhague, j'exprimais mon étonnement de ce que les
Danois, si actifs, si commerçans et si bons marins, se répandaient
pourtant fort peu au dehors et n'avaient jamais créé de colonies :
« Les Danois, me répondit-on, quittent assez facilement leur pays,
mais ils y reviennent toujours. -» Ces insulaires s'attachent à leurs
(1) Plusieurs sont devenus des statuaires très distingués, Tenerani, Bienaimé, Wolff,
Bissen, et d'autres encore.
156 REVDE DES DEUX MONDES.
rivages verdoyans et à leurs forêts de hêtres immenses, comme \eë
Suisses à leurs montagnes. Thorvaldsen devait aussi obéir à cet
amour du sol natal, qui se réveilla un jour en lui au milieu de sa
vie sereine et heureuse : ce fut là le vrai motif qui lui fit quitter
Rome et non de prétendues tracasseries populaires, ni le départ de
quelques amis, ni même le choléra de 1837. Rappelé en Danemark
par les plus pressantes sollicitations, il ne se décida à partir que
deux ans après, en 1839, Une frégate de la marine royale danoise
fut exprès envoyée à Livourne pour le prendre, lui et toutes ses
caisses de marbres, de plâtres et d'objets d'art destinés à sa ville
natale.
Aucun épisode de sa vie n'est connu comme celui de l'incom-
parable réception qu'on lui fit alors à Copenhague. C'est qu'en
effet l'histoire des temps modernes ne présente rien de pareil, et
que cette ovation sans exemple donne bien la mesure de ce qu'était
Thorvaldsen pour les peuples du Nord, un peu plus qu'un homme.
Il faut lire, dans le livre de M. Pion, le récit très pittoresque, très
saisissant de cette marche triomphale de la frégate, escortée sur le
Sund, depuis Elseneur jusqu'à Copenhague, de bateaux danois et
suédois où retentissent des chœurs et des fanfares. Tantôt un brouil-
lardl'arrête, tantôt le ciel s'illumine au-dessus d'elle d'une splendide
aurore boréale, symbole de la gloire du maître. Cependant toute
la population de Copenhague, impatiente, inquiète, se presse sur
les quais du port et dans les rues voisines, attendant en vain pen-
dant une longue journée de pluie. Le lendemain le ciel s'éclaircit,
on signale la frégate, un drapeau hissé sur le plus haut clocher
avertit toute la ville, qui se précipite avec une rumeur de joie vers
le port et la rade. Au moment où la frégate s'avance entre les îlots
couronnés le batteries et le rideau vert du Langeline, une flotte
d'embarcations se détache des quais et vogue à sa rencontre, cha-
cune portant un corps de métier de la ville et sa bannière. L'une
d'elles, décorée à la grecque, porte à bord l'académie des beaux-
arts, chargée de comphmenter le maître, et de tous les autres
canots, déployés en cercle autour du vaisseau, s'élève un chœur
immense chantant un hymne composé par le poète Ilisberg. Ainsi
escorté Thorvaldsen descend à terre au milieu de hourrahs fréné-
tiques. Il monte en calèche pour se rendre au palais de Charlotten-
borg, mais le peuple dételle ses chevaux et traîne sa voiture. A peine
est-il au palais que la foule qui encombre la vaste place de Kongens
Nytorv demande à le voir, et il faut que l'artiste, très étonné
d'ailleurs et nullement préparé à de tels éclats, paraisse au balcon
pour saluer ses compatriotes. On dirait le retour d'un souverain
ou d'un grand général après une glorieuse campagne, et les récits
LE MUSÉE THORVALDSEN. 157
de cette fête nationale sembleraient à peine croyables, si on ne
les trouvait dans les journaux du temps et si les fresques du musée
n'en consacraient le souvenir avec la plus naïve expression. Certes
ces ouvriers, ces marins, ces bourgeois de Copenhague ne com-
prennent guère les chefs-d'œuvre de Thorvaldsen, mais on leur
dit que ce vieillard a fait parler du Danemark dans toute l'Europe,
et c'est assez pour le recevoir comme un roi. 11 faut remonter à
l'histoire du couronnement de Pétrarque ou aux jeux olympiques
pour retrouver l'image de cette pacifique royauté. Les Danois mé-
ritaient bien, par ces hommages dignes de la Grèce, de compter
dans leur nation le plus grec de tous les sculpteurs modernes. Au
reste, nous avons vu depuis ce que valait le patriotisme du Dane-
mark, lorsque ce petit pays, tristement abandonné, se défendit seul
contre deux grands empires. La ville de Copenhague allant au-de-
vant de Thorvaldsen et les trente mille hommes du général Méza
arrêtant à Dïippel tous les efforts de l'armée austro-prussienne, ce
sont des traits dignes l'un de l'autre, qui donnent la mesure de ce
vaillant peuple.
De tous les acteurs de cette grande fête le plus étonné et le plus
embarrassé était le sculpteur lui-même, qui se gardait bien de
prendre au sérieux son rôle de triomphateur. Au lieu de rester à
Copenhague, où l'académie lui donnait un appartement dans son
palais, et d'y jouir de sa popularité, il s'enfuyait à la campagne
chez une vieille amie, la baronne de Stampe, et y reprenait son
travail. Ce fut là qu'il exécuta de nombreux ouvrages, plusieurs
encore de très bonne venue, un Christian IV, sa propre statue en
costume d'atelier, que lui arracha à grand'peine son amie, et surtout
les deux grands bas-reliefs qui décorent l'église Notre-Dame. Il
avait alors soixante-dix ans et sa verte vieillesse rappelle le tempé-
rament athlétique de iMichel-Ange et de Titien. Son regard se tourna
encore vers Rome, et il y revint en 18Zil. Cette fois son passage à
travers l'Allemagne ne fut qu'une suite de triomphes comparables
à celui de Copenhague. A Berlin, à Dresde, à Munich, les rois le
reçoivent comme un ami, les villes s'illuminent pour lui, on donne
des spectacles de gala, et, quand il y paraît, la foule se lève pour
l'acclamer.
Pendant une année encore, il travailla à Rome, mais seulement
à des sujets religieux, comme si l'approche de la mort eût réveillé
en lui la foi chrétienne. Sa carrière touchait en effet à son terme.
Lorsqu'il revint l'année suivante en Danemark, sa pensée et ses
forces trahirent désormais l'infatigable sculpteur, et ses dernières
œuvres méritent à peine une mention. Le '2!i mars 18i4 , il
tomba foudroyé par une apoplexie au théâtre royal de Copen-
hague, où sa passion pour la musique l'amenait tous les soirs,
158 REVUE DES DEUX MONDES.
Après sa mort comme pendant sa vie, sa ville natale le traita en
souverain et mieux encore. Toutes les maisons étaient tendues de
noir sur le passage du convoi funèbre, et le cercueil, porté par les
artistes, fut reçu à l'entrée de la cathédrale par le roi et le prince
royal de Danemark. Quatre ans après seulement, la dépouille du
maître fut transportée dans son tombeau au milieu de ses œuvres.
On voit dans ce musée, au premier étage, un portrait de Thor-
valdsen par Horace Vernet; un autre, par le peintre danois Eckers-
, berg, est conservé dans une salle de l'Acadéniie des beaux-arts.
Vernet a représenté son ami en train de le modeler lui-même,
l'ébauchoir à la main et vêtu de la blouse blanche de l'atelier.
Le tableau, daté de 'J832, a la puissance et l'éclat ordinaires de
Vernet. La figure du statuaire, large et osseuse, encadrée des bou-
cles blanchies de son abondante chevelure, éclairée par le beau
regard de ses yeux bleus et par un sourire mêlé de finesse et de
bonhomie, respire surtout l'activité et la verve de la pensée. Tout
autre est l'image que le peintre danois a laissée d'un maître vénéré:
on y sent l'esprit Scandinave. Bertel Thorvaldsen, beaucoup plus
jeune (le tableau est de 1813), est assis, le regard perdu dans une
rêverie mélancolique. Ses cheveux encore blonds tombent autour
d'un visage maladif que les fièvres de Rome ont amaigri autant que
le travail. Le manteau noir des académiciens de SaiiU-Luc, jeté sur
les épaules de l'artiste, paraît singulier avec cette physionomie de
poète élégiaque. Les Danois, naturellement, préfèrent ce portrait
indigène ; mais l'œuvre du maître français, supérieure par la qua-
lité, est apparemment aussi plus fidèle. Il semble d'ailleurs qu'on
ait besoin des deux images pour recomposer toute la physionomie
du grand s-ulpteur telle que nous la montrent tour à tour les jeunes
années et la maturité de sa vie; rêveur, taciturne, modeste, mais
indépendant, opiniâtre dans son vouloir et se donnant avec passion
au travail pour réaliser ses conceptions. Ses nombreux amis ont
vanté la fidélité de ses affections, la tendresse de son cœur; simple
et facile dans le commerce de la vie, il garda toujours, même au
milieu des grands, la rude et franche bonhomie de sa première
condition, et sa considération n'y perdait rien. Cherchons main-
tenant dans ses œuvres la marche et le mouvement de cet esprit
si actif, ses idées sur le beau, ses méthodes, en un mot, toutes
les théories qu'il a mises en pratique et dont il n'a jamais parlé.
IL
Bertel Thorvaldsen vint au monde tout juste pour recueillir les
fruits de la Renaissance, ou plutôt de la révolution qui, dans la
seconde moitié du xvm° siècle, ramena peu à peu les esprits au
LE MUSÉE TIIORVALDSEN. 159
culte de l'art antique. Lorsqu'il arriva pour la première fois à
Rome, en 1797, cette révolution, commencée cinquante ans aupa-
ravant en France par le comte de Gaylus, propagée bientôt en Italie
et en Allemagne par le savoir et l'éloquence de Winckelraann, était
déjà un fait accompli. Partout, selon le mot fameux de Louis Da-
vid, on avait êrrasô la qiicuc du Bernin. En France, ce même David,
le plus rude combattant de la lutte, Gérard, Ghaudet, tenaient la
tête des écoles. L'antique régnait en souverain et depuis long-
temps sur la peinture, la statuaire, l'architecture, les arts décora-
tifs, aussi bien que sur les lettres, et la révolution, comme on sait,
avait poussé cette mode jusqu'au fanatisme et au ridicule. Vers le
même temps, Flaxman, avec toute la puissance du génie, imposait
le goût nouveau h. l'Angleterre. Mais c'est en Italie surtout que la
ferveur de l'antique embrasait à la fois savans, artistes et ama-
teurs, comme aux beaux jours des Médicis. A son école de Copen-
hague, Thorvaldsen n'avait pu entrevoir qu'un reflet incertain de
cette rénovation; mais, en arrivant à Rome, il trouva tous les faux
dieux renversés et Canova installé à leur place. Ge fut donc l'en-
traînement irrésistible de l'opinion, aussi bien que son vropre guit,
qui le jeta dans l'étude exclusive de l'antique, et l'on ne saurait
s'étonner qu'il n'ait pas pris garde à la première renaissance. Aux
yeux de tous alors, les maîtres du xv^ et du xvr siècle disparais-
saient derrière ces descendans bâtards qui avaient si tristement dé-
naturé leurs leçons. Tous les modernes semblaient compris dans
la même proscription : il n'y avait pas d'autre loi , pas d'autres
guides possibles que l'antiquité et ses nouveaux interprètes.
Cependant Thorvaldsen, en se livrant avec plus de ferveur
qu'aucun autre à ce courant universel, montra tout de suite l'in-
dépendnnce et la vigueur de son esprit. Au lieu de s'attacher,
comme il semblait naturel, à quelqu'un des réforaiateurs, à Ganova,
par exemple, il prit le parti de chercher lui-même son chemin.
Un instinct l'avertissait que, parmi ces maîtres en vogue, plu-
sieurs l'auraient égaré, aucun ne l'eût mené assez loin. Il s'en fal-
lait de beaucoup en effet que cet engouement pour tout ce qui
venait de la Grèce et de Rome fût l'intelligence même de l'antique,
et que chez les meilleurs artistes d'alors on retrouvât le caractère
et la véritable beauté des modèles qu'ils étaient censés repi'oduire.
On n'improvise pas une révolution radicale clans les arts, pas plus
que dans la société. On ne passe point sans transition, sans tâtonne-
mens, de l'école du Bernin à celle de Phidias, de l'absurde au su-
blime. Tout disciples qu'ils se croyaient de la simplicité grecque,
ces rénovateurs sacrifiaient par quelque côté à l'esprit de leur
temps, qui n'était rien moins que simple, David par l'emphase, la
déclamation, l'effet théâtral, Flaxman par sa raideur toute britan-
160 REVUE DES DEUX MONDES.
nique, Canova par l'excès de la violence quelquefois, plus souvent
par le sensualisme et une mièvrerie efféminée. A Rome cependant le
Vénitien passait pour l'héritier direct des Grecs, et la place d'honneur
qu'on lui donna et qu'il garde encore dans le Belvédère même té-
moigne assez d'une admiration dont la postérité a beaucoup rabattu.
Thorvaldsen fut sans doute le premier à ne pas partager cet enthou-
siasme et à comprendre qu'il y avait autre chose à faire. Quoi qu'il
en soit, le taciturne Danois ne se présenta ni chez Canova, ni chez
aucun autre statuaire ; il se mit bravement à étudier tout seul dans
les galeries, se prenant corps à corps avec les vrais modèles, qui le
transportaient d'admiration.
On dira que Winckelmann lui avait indiqué la route : assurément,
comme à tous ses contemporains. Mais que trouvait-il dans Winckel-
mann? Des vues très élevées, très pures, mais trop générales, sur
l'esthétique des Grecs; des observations plus philosophiques que
techniques sur les divers styles et les procédés de leur statuaire;
du reste les notions les plus vagues sur les principales évolutions
de l'art grec et une critique plus incomplète encore. Winckelmann
ne connaît guère que de nom Phidias et les grandes écoles qni
l'ont immédiatement suivi. Il ne distingue pas dans les musées
de Rome, sauf le Torse du Belvédère, ce qui appartient aux
plus belles époques, et tout son enthousiasme se concentre sur le
Laocoon et VApollon, œuvres désormais classées, par le style
comme par l'âge, assez loin du siècle d'or. Ce ne fut donc pas le cé-
lèbre antiquaire qui inspira à Thorvaldsen l'idée de s'arrêter tout
d'abord devant le Pollux gigantesque de Monte-Cavallo. Ce ne fut
pas non plus l'inscription apocryphe du piédestal de la statue, qui
n'avait aucun sens pour un jeune homme sans lettres. L'œuvre elle-
même, par son caractère majestueux et superbe, le captiva, et,
pour son coup d'essai, il en fit une copie, ce qui n'était pas facile,
vu la situation et les dimensions du colosse. Or il avait choisi, sans
le savoir, celui de tous les antiques de Rome qui rappelle le mieux
l'école de Phidias; ce choix instinctif et hardi suffit à montrer l'in-
dépendance et la sûreté de son discernement.
Qu'il ait reçu alors quelques bons conseils de son compatriote
Zoëga, tous les biographes le racontent; mais le célèbre archéo-
logue n'ayant laissé aucun ouvrage d'esthéti([ue, on ne saurait dé-
terminer la mesure de cette influence. J'ai entendu citer aussi un
autre Danois, le peintre Carstens, comme un guide ou un inspira-
teur de Thorvaldsen. C'est faire beaucoup d'honneur à Carstens,
qui était un habile dessinateur, mais un esprit éclectique et indécis,
aussi épris de Michel-Ange et des Florentins que des Grecs, et,
dans ses imitations de l'antique, presque toujours froid, guindé et
vulgaire. Non, Bertel n'eut aucun maître parmi ses contemporains.
LE MUSÉE THORVALDSEN. 161
Personne ne lui montra les secrets les plus délicats de l'art grec,
et il fut les chercher lui-même à leur source.
Le Jason donnait déjà la preuve d'un talent supérieur, mais encore
un peu esclave de son public. Ce n'est pas, quoi qu'en dise Canova,
une œuvre tout à fait individuelle; c'est plutôt un compromis entre
le style à la mode, le style de Canova lui-même et celui des plus
beaux temps de l'art grec. Si le jeune artiste a copié d'abord le
Polhix, s'il a cherché à se pénétrer de cette simplicité et de cette
grandeur, d'autre part il est fort ignorant et on ne peut s'attendre
à ce qu'il ait dès lors arrêté sa marche dans les voies les plus pures
et les moins battues. On n'atteint pas du premier coup le simple
et le grand tout ensemble. Pauvre, sans appui, désireux avant
tout de se faire connaître, Bertel ne peut pas encore ne tenir aucun
compte du goût général. Aussi, tout en copiant les formes accom-
plies du colosse de Monte-Cavallo, il jette les yeux sur l'idole de ses
contemporains, sur le type que le monde entier alors proclame la
merveille de l'art, V Apollon du Belvédère, et, sans le vouloir peut-
être, dans sa première création, il se montre également préoccupé
des deux modèles.
Le Jaso?i en eiïet se présente de la môme manière que V Apollon.
Comme le dieu du jour, le héros vainqueur s'avance triomphant, le
corps porté sur la jambe droite, l'autre pied touchant à peine la
terre. La tête se retourne aussi du côté gauche, pour jeter un re-
gard de dédain sur l'ennemi vaincu. Les bras, il est vrai, sont
repliés, l'avant-bras gauche portant la toison, la main droite tenant
une lance qui s'appuie sur l'épaule; mais c'est la même idée
sculpturale, le même motif, traité seulement dans un tout autre
style. Assurément l'œuvre magistrale du Danois ne saurait être
comparée, pour la beauté, la vie et la puissance, au marbre inspiré
qui resterait le plus séduisant ouvrage de l'antiquité, sans le Par-
thénon et la Yénus de Milo; mais Thorvaldsen eut le mérite, en
imitant l'attitude et le mouvement de V Apollon, de lui donner des
formes nouvelles, aussi idéales et plus vraies. Le torse un peu
court et un peu maigre, les membres trop arrondis de \ Apollon
sont remplacés par un corps vigoureux, svelte et accentué dans
toutes ses parties. La poitrine est large et puissante, avec des plans
magnifiques, les membres nourris et bien nuancés, l'ensemble de
la figure présente ces proportions carrées que les anciens attri-
buaient à l'école de Polyclète. On dirait qu'Apollon Pythien a changé
de corps avec son voisin du Belvédère, le Mercure (1), et un peu
(1) M. Ampère voit dans le Mercure du Belvédère une excellente copie d'un célèbre
Mercure de Polyclète. Cette assertion se trouve corroborée par la récente découverte,
TOME XXXV. — 1879. H
162 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi avec le Pollux, de façon à représenter l'idéal de la force dans
la jeunesse. Une tête plus caractérisée et plus élégante, des épaules
et des bras plus souples, une attitude moins théâtrale feraient du
Jaso7i un véritable chef-d'œuvre. On comprend le mot de Ganova
que j'ai cité : ni lui, ni les artistes de son temps ne recherchaient
ces proportions exactes de l'idéal humain, cette plénitude et cette
justesse des formes qui marque la grande pério^le de l'art grec.
Prenant au pied de la lettre une théorie fort contest^ible de Winckel-
aiann, ils se croyaient obligés, pour figurer des dieux ou des héros
divinisés, de supprimer les saillies des muscles, de les augmenter
au contraire et même de les boursoufler, quand il s'agissait d'athlètes
©u de guerriers. Ce sont les défauts ordinaires de Canova, qui
échappaient à ses contemporains et nous gâtent ses plus beaux
ouvrages. Entre le Persée et le Jason, aujourd'hui, la palme serait
à peine disputée, et les deux marbres, rapprochés l'un de l'autre,
montrent tout de suite la profonde différence des deux systèmes.
Le début de Thorvaldsen révélait donc une intelligence toute
nouvelle des exemples antiques et une résolution hardie de les
suivre, avec une préférence pour la statuaire de grand style, pour
les œuvres du siècle de Périclès. Mais il était pauvre, c'est-à-dire
condamné pour longtemps encore à n'exécuter que des commandes,
trop heureux de les recevoir dans une époque de ruines! Or les
amateurs de ce temps-là, entêtés de paganisme et de mythologie,
préféraient le plus souvent les images gracieuses aux types viiils et
robustes. Ce que les premiers protecteurs du jeune artiste lui de-
mandèrent, ce furent des Apollon, des Bacchus, des Ganymède,
des Vénus, toutes divinités qui n'ont guère été honorées dans les
ateliers de Phidias, d'Alcamène ou de Polyclète. Thorvaldsen se re-
tourne donc vers les écoles de l'âge suivant, vers Praxitèle d'abord,
le sculpteur de la grâce par excellence, le créateur de ces types
juvéniles de dieux et de déesses, dont les innombrables copies plus
ou moins heureuses peuplent les galeries de Piome. Dans cette voie
nouvelle, à dire le vrai, il commença par êire assez embarrassé. Le
sens esthétique de ces modèles si simples et si délicats était plus
difficile à saisir. Dans tous les arts d'ailleurs on atteint plus aisé-
ment Peffet, les formes solennelles ou giandioses que l'expression
naturelle, la simplicité et la grâce. Il ne faut donc pas s'étonner que
le jeune artiste, à la recherche de ce qu'il y a de plus profond et
de plus insaisissable dans l'art des Grecs, ait mis quelques années
à Olympie, d'un admirable marbre, trop mutilé, mais fort semblable au Mercure du
Vatican, si ce n'est qu'il porte la tûto relevée et détournée pour regarder un enfant,
Eacclius sans doute, que le dieu tenait sur le bras gauche. Le plâtre do cette œuvre
exquise a été offerte par le musée de Berliu à notre École dos Beaux-Arts.
LE MUSÉE TIIORVALDSEN. 163
à le découvrir et que ses statues mythologiques de ce temps-Là ne
soient guère que de bonnes études d'après l'antique, parfaitement
correctes et souvent même élégantes, mais dénuées de caractère et
d'inspiration. Passons sur cette période de recherches et d'hésita-
tion, et arrêtons-nous devant Y Adotus {ÏSOS), seconde conquête de
ce laborieux génie.
A force d'étudier les anciens, il finit par leur dérober non-seu-
lement les apparences, mais l'âme même de leur statuaire, c'est-à-
dire le secret de faire vivre des figures sans action et de créer
l'idéal sans autre procédé que l'imitation choisie de la nature. Le
prince Louis de Bavière porta bonheur à celui qu'il appelait son
ami en lui demandant un Adonis : Vami répondit par un chef-
d'œuvre qui ne fut alors compris que des vrais amateurs. Canova,
rencontrant à la villa Pamphili une dame de beaucoup d'esprit et
très liée avec Thorvaldsen (1), lui dit : « Avez-vous vu V Adonis? Il
faut le voir. Votre ami, madame, est un homme divin... Quel dom-
mage que je ne sois plus jeune ! » Ainsi, au comble de sa gloire, le
grand artiste se repentait de n'avoir pas osé prendre lui-même la
route choisie par Thorvaldsen, et il ne marchandait certes pas l'é-
loge et l'admiration à un nouveau venu qu'il aurait pu traiter plus
sévèrement, comme un écolier qui ne lui demandait pas même des
conseils.
Il faut voir, à Munich, quelle noble figure fait Y Adonis, au miheu
de la Glyptothèque, à côté d'antiques de premier ordre, tels que
le Faune endormi. N'était la fraîcheur du marbre, on pourrait le
croire contemporain de ses compagnons, et l'on serait alors surpris
de trouver une image d'Adonis traitée dans le style le plus classique,
avec toute la science et toutes les délicatesses d'une époque où le
culte de l'amant de Vénus était à peine connu en Grèce. Qu'on ait
représenté à Alexandrie et à Rome le héros devenu un dieu popu-
laire, cela ne peut être douteux. Mais aucune de ces images ne
nous est parvenue, à moins qu'on ne veuille donner le nom d'Adonis
à deux marbres du Vatican et du Capitole, reconnus aujourd'hui
pour être des statues de Narcisse, demi-dieu de la même famille
qu'Adonis et, comme lui, type de la beauté juvénile. Ce sont deux
variantes d'un même original agréable et de bon style, mais auquel
Thorvaldsen n'a rien emprunté, ni pour l'idée, ni pour les formes,
ni pour le caractère de son ouvrage. Abordant un sujet entière-
ment neuf, il l'a traité d'une manière neuve et tout individuelle.
Le jeune amant de Vénus, au retour de la chasse, se repose, né-
gligemment appuyé à un tronc d'arbre sur lequel il a jeté sa chla-
(1) M"' Brun, mère de la célèbre comtesse de Bombelles, à qui Lamartine a dédié
un* de ses plus belles Harmonies.
164 REVUE DES DEUX MONDES.
rayde et suspendu un lièvre. Le corps, un peu penché à droite, est
porté sur la jambe gauche; la main droite retient l'épieu renversé,
l'autre s'appuie sur la hanche. La tête, légèrement inclinée et à
demi détournée, exprime la rêverie. L'attitude est gracieuse et
souple, le mouvement de la figure se contracte à peu près de la
même façon que le célèbre Faune de Praxitèle, mouvement qui
donne le plus bel ensemble de lignes. Et pourtant cette noblesse,
cette suprême élégance que présente l'aspect général de la figure,
ce n'est encore que la moitié de son mérite ; il faut examiner de
près le détail si l'on veut apprécier l'idée, le but, les etforts de l'ar-
tiste. Le nom seul d'Adonis réveille l'idée de la beauté absolue,
avec ce mélange d'extrême jeunesse et de force, qui devait carac-
tériser un chasseur aimé de Vénus. C'est ce type d'éphèbe vigou-
reux et alerte, ce moment délicat où la jeunesse a atteint toute
sa force et touche à la virilité que Thorvaldsen a rendu avec une
rare perfection. Rien n'est plus intéressant que de suivre une à une
toutes les parties de ce torse traitées avec les raffinemens de l'art
le plus consommé. Les pectoraux sont larges et solides, mais
beaucoup moins bombés et charnus que ceux d'un athlète ou d'un
guerrier, que ceux du Jason par exemple, les clavicules sont à
peine indiquées, les deltoïdes très sobres, mais d'une courbe élé-
gante, les hanches extrêmement fines; enfin l'abdomen s'étondavec
une dépression très sensible et des plans lumineux et simples sous
l'arcade des fausses côtes, laquelle est bien accusée et largement
ouverte, pour montrer la libre respiration d'un homme habitué à
la course. On ne pourrait pas diminuer un muscle de ce torse
élancé et souple, mais on n'en augmenterait pas un sans altérer le
sens de la figure. Elle exprime véritablement un raractère, un type,
et à ce point de vue, elle est sans modèle complet dans les gale-
ries romaines, où les plus beaux torses juvéniles, le Mercure, le
Méléagre, V Apollon au lézard ne sont que des copies, plus ou moins
privées de cette profonde recherche dans les nuances qui était la
gloire de leurs originaux et que Thorvaldsen a si bien devinée. Un
seul marbre du Vatican pourrait être rapproché de ['Adonis, quoi-
que les muscles en soient plus nourris, c'est le fameux Coureur de
Lysippe; mais il n'a été découvert qu'en 18/19, et Thorvaldsen ne
connaissait pas davantage, en 1808, le Thésée du Parthénon. A lui
seul revient donc l'honneur de sa création. Fidèle en tout à ses
intentions, il a exprimé par des jambes fines, sveltes, très sobre-
ment traitées, et par des bras semblables, les mômes idées de jeu-
nesse, de force naissante et de légèreté. Les pieds sont un peu
forts, comme dans la plupart des antiques, mais conviennent bien
à un courer.r. Tous les détails de la figure, en un mot, se fondent
LE MUSÉE THORVALDSEN. i65
dans une admirable harmonie pour rendre le sujet et il ne manque
à ce bel ouvrage qu'une tête plus petite, plus élégante, plus
expressive peut-être pour rivaliser avec les chefs-d'œuvre de la
Grèce (1).
Mais, dira-t-on, dans tout cela où est la part du sentiment?
Patience : c'était déjà beaucoup de créer un idéal de corps humain
tel que la statuaire moderne n'en avait pas encore trouvé. D'ail-
leurs notre patient artiste ne procédait que par étapes et ne prenait
pas toujours le chemin le plus direct. Ainsi, après V Adonis, devenu
assez riche ou du moins assez libre pour se passer de commandes,
il abandonne l'école de Praxitèle qui l'avait si bien inspiré. Séduit
par les sujets grandioses, par les foimes viriles et accentuées, il
entreprenl pour son propre compte un groupe colossal de iVars
avec l'Amour. Du type de Mars, tel que les Grecs ont pu le créer,
il n'avait à Rome aucune copie (2), mais son idée n'en était pas
pour cela plus heureuse, car le dieu de la guerre ne peut offrir un
caractère physique sensiblement différent de celui des athlètes ou
des Hercules dont on tant de copies variées, et sa légende ne fournit
aucun motif intéressant. Pour en trouver un, Thorvaldsen a imaginé
de le grouper avec l'Amour, en s'inspirant d'une des plus jolies odes
d'Anacréon. Mars arrive dans l'atelier de Vulcain au moment où
celui-ci forge les flèches de l'Amour, que Vénus trempe dans du
miel, et le guerrier s'en moque. Éros alors, lui mettant une de ces
flèches dans la main : « Vois, dit-il, comme elle est pesante. —
En effet, dit Mars, reprends-la. » Mais l'Amour en souriant : « Tu la
tiens, garde-la! » Quelques années plus tard, l'artiste, bien inspiré
cette fois, a traduit la scène tout entière dans un bas-relief et en
a fait un chef-d'œuvre. Mais c'était une erreur que de traiter un
sujet de genre par un groupe de deux mètres et demi de haut.
Aussi l'œuvre resta dans l'atelier; personne n'eut envie de ce su-
perbe athlète, malgré la science et la richesse de son modelé, et
l'on ne demanda que le joli petit Amour, son compagnon.
Thorvaldsen renonça alors aux figures de force^ qui l'attiraient
par la fierté des lignes, par la majesté du style, et il n'y revint que
trente ans plus tard, après toutes ses œuvres historiques ou reli-
gieuses; il y revint, entraîné pour ainsi dire par son paganisme,
(1) Le Louvre possède un Adonis au retour de la chasse, de NMcolas Coustou. En le
comparant à celui de Thorvaldsen, on saisit à la fois les deux extrémités d'un art, la
vérité et la convention, le naturel absolu et le factice porté au suprême degré. Ce beau
jeune hommf de Coustou, si fièrement et si noblement posé, n'a qu'un tort, c'est de
ne pas èire habillé on mousquetaire.
(2) La belle statue assise de la villa Ludovisi, qu'on appelle Mars, est très proba-
blement un Achille rêvant au bord de la mer, tel que nous le montre le premier chant
de VJliade.
166 REVUE DES DEUX MONDES.
sans aucune commande et sans imiter personne. Des images de
Vulcain, traitées par deux des plus grands statuaires grecs, Alca-
mène et Euphranor, on ne sait rien, sinon que ces Vulcain, en
dépit de la fable, étaient beaux et ne semblaient même pas boi-
teux (1). Thorvaldsen a également résolu ce problème d'idéaliser
un dieu forgeron. Son Vulcain se repose au milieu du travail, la
main droite s' appuyant avec le marteau sur l'enclume, l'autre
tenant encore les tenailles. Il est coiffé du bonnet populaire appelé
pileus, et sa tunique, détachée sur une épaule, comme on le voit
dans les bas-reliefs, met à nu sa large poitrine. L'artiste, en lui
posant le pied droit sur la plinthe du socle qui porte l'enclume, a
ingénieusement, comme ses maîtres grecs, déguisé la boiterie. Le
caractère du personnage est supérieurement rendu par la vigou-
reuse structure du corps, par la saillie puissante de tous les muscles
et même des veines, que les anciens exprimaient si rarement, et
par l'abondance de la barbe et des cheveux crépus. Ce Vulcain est
un chef-d'œuvre d'étude anatomique et un bel exemple du style
le plus sévère. L'artiste ne l'a jamais vendu, mais il figure bien
dans son musée pour en compléter l'harmonie, entre l'Amour,
V Adonis et le Jason, et montrer comment cet infatigable chercheur
a parcouru poiu' ainsi dire toute la gamme des caractères et des
types masculins.
Il était bon de parler de ces marbres, moins connus et moins
intéressans que les chefs-d'œuvre populaires de Thorvaldsen, afin
de mieux marquer toutes les tendances de son esprit, et le désin-
téressement, la sincérité profonde de son amour pour l'antique. De
tous les artistes de son temps, aucun, si ce n'est Ingres, n'a apporté
la même conviction dans ce culte de l'esthétique, de la mythologie
et de l'histoire des Grecs. Pour lui, comme pour notre grand peintre,
c'est une religion. Il s'est fait contemporain de Périclès. Il semble
croire aux dieux d'Homère , comme on y croyait dans l'atelier de
Phidias, et il cherche naïvement à créer des divinités païennes telles
que les aurait demandées le peuple d'Athènes. Pas n'est besoin de
faire sentir l'illusion et le danger de cet hellénisme sans mesure.
Les sublimes artistes qui faisaient le Jupiter d'Olympie, la Minerve
du Parthénon ou la Junon d'Argos, non-seulement croyaient aux
dieux qu'ils représentaient, mais ils travaillaient pour le culte de
leur patrie. La croyance de leurs concitoyens, non moins que la leur
propre, les aidait à créer les images que la foule devait adorer, à
en faire des types de grandeur, de noblesse, de vie surhumaines.
(1) Claudicatio non deformis, dit Cicéron en parlant du Vulcain d'Alcamène, De
Nalura Deorum, I, 30. On sait combien l'art grec proscrivait la laideur.
LE MUSÉE THORVALDSEN. 167
Dans les arts comme dans les lettres, le grand style naît toujours d'une
pensée ou d'une émotion communes à l'auteur d'une œuvre et à son
public. M.iis pour un artiste moderne, c'est une tentative chimérique
que de représenter les dieux du paganisme, à moins d'en faire tout
simplenient des hommes, de leur prêter les sentimens ou les passions
de la faible humanité. Bon gré, mal gré, nous demandons à la sta-
tuaire autre chose que des formes accomplies et idéales, d'autant
plus qu'elle n'a pas pour nous les donner les ressources que lui
ofTrait, en Grèce, un peuple admirablement beau. Nous la voulons
humaine et même dramatique par quelque côté. Ce sentiment est si
naturel qu'il s'éveilla de bonne heure chez les Grecs eux-mêmes.
Vîdédlisme pur ne régna que peu de temps dans leurs écoles.
Aussitôt après Phidias et Polyclète on y voit apparaître une sorte de
natun/lismr, un art plus voisin de la réalité humaine, avec Myron,
Praxitèle, Scopas et Lysippe. Ces brillans artistes, qui travail-
laient pour un public déjà moins croyant, ne se firent pas faute à' hu-
maniser les dieux et de consacrer aussi leur ciseau à des demi-
dieux ou à des héroïnes de la fable, pour avoir l'occasion d'exprimer
les passions. Si nous possé'lions les bronzes ou les marbres originaux
de ces maîtres, comme les marl/res sculptés par les élèves de Phi-
dias, ils balanceraient certainement à nos yeux, s'ils ne le dépas-
saient pas, le mérite de ces derniers, car ils parleraient de plus
près au goût moderne.
Voilà ce que comprit un jour Thorvaldsen, après les tâtonne-
mens et les essais que j'ai indiqués. Peut-être ses bas-reliefs et
surtout la grande frise du Triomphe d'Alexandre, qu'il exécuta
aussitôt après le groupe de Mars, en l'habituant à chercher la vie
et le mouvement, l'aidèrent-ils à trouver la statuaire expressive.
D'autre part, s'il ne rencontrait pas dans les musées d'Italie les
originaux des écoles grecques de la seconde époque, puisqu'ils sont
à peu près tous perdus, il en voyait du moins tant de copies ou de
bonnes imitations qu'il put saisir et s'approprier l'esprit de ces
diverses éco'es qui procèdent toutes plus ou moins du même prin-
cipe. Ce principe, c'est de donner le plus de vie possible à la beauté
sans l'altérer, c'est de créer des figuies dont l'attitude et le mouve-
ment expriment nettement une action, ou du moins un sentiment
très déterminé, sans rien sacrifier de l'harmonie et de la vraisem-
blance. L'harmonie en effet, condition essentielle de la beauté, et
la vraisemblance, vérité suprême des arts, réprouvent les contor-
sions ou mouvemens trop violens, soit parce qu'ils troublent les
lignes, soit parce qu'ils sont trop rapides pour être immobilisés
dans la pierre ou le bronze. Quoi qu'en puissent dire les partisans
de l'expression exagérée et du pathétique à outrance dans la sta-
168 REVUE DES DEUX MONDES.
tuaire, ce sont là des règles fondamentales auxquelles ont obéi
non-seulement les Grecs, mais les plus grands artistes de la Renais-
sance et des temps modernes, en adoptant d'ailleurs les formes ou
les styles les plus divers. Bien peu cependant ont reproduit cette
mesure exquise de l'art hellénique, comme l'a fait Tlioivaldsen
dans quelques statues mythologiques qui marquent la plus brillante
période de son génie, et devant lesquelles l'admiration est una-
nime. La première en date est Y Amour vainqueur.
Quel artiste ou quel amateur, en promenant ses rêves dans les
galeries du Vatican, ne n'est arrêté maintes fois devant cet Amour
grec, ce marbre de Paros tout mutilé, une des perles de l'im-
mense collection ? Les indifférons y font peu d'attention , parce
qu'il est là dans un coin de la salle la moins claire et la plus encom-
brée; mais ceux qui l'ont admiré une fois y reviennent sans cesse.
Il passe, aux yeux des archéologues les plus compétens, pour avoir
été taillé dans l'atelier même de Praxitèle. Quoi qu'il en soit de
son origine, l'antiquité ne nous a laissé aucune image de l'Amour
qui ressemble à celle-là, aucune qui en ap[)roche, ni pour la beauté,
ni pour l'élévation de la pensée et du sentiment. C'est un Amour
mélancolique, attristé des maux qu'il fait aux hommes; on dirait
presque qu'il en est atteint lui-même. Sa tête charmante, couronnée
d'une abondante chevelure qui retombe en boucles autour du cou,
se penche avec une expression de douce et naïve compassion. Le
torse est d'un adolescent, avec les formes les plus délicates, et il
est impossible de ne pas voir là le ciseau d'un maître. Thorvaldsen
s'est inspiré de cette exquise figure pour en faire en quelque sorte
la contre-partie, et il a créé un type nouveau de l'Amour, l'une de
ses plus poétiques inventions. C'est dans son propre cœur, dans le
souvenir de ses secrètes blessures qu'il puisa l'idée de cet Amour
vainqueur et roi du monde, idée tiès gracieuse, mais surtout phi-
losophique, qui nous prouve que désormais le sculpteur va se préoc-
cuper de la pensée autant que de la forme.
Au lieu de l'Amour compatissant, nous avons ici un Amour qui
triomphe de sa cruauté. Ce n'est pas non plus ce Cupidon de Ly-
sippe, dont il y a deux jolies répliques au Capitole et à la villa Al-
bani, ce jeune et malin garçon qui bande son arc en souriant d'un
air si mutin. Celui-ci est plus sérieux et compte quelques prin-
temps de plus. Comme l'Amour du Vatican, il a une tête de
jeune fille, de longs cheveux bouclés, et une couronne de roses.
A demi assis sur un large tronc recouvert de la peau de lion, ses
grandes ailes à demi ouvertes, il élève dans sa main droite une
flèche dont il tâte et examine la pointe avec un fin sourire et un air
de tête tout plein d'orgueil. L'autre main , négligemment abaissée
LE MUSÉE TIIORVALDSEN. 169
vers la terre, soutient l'arc détendu. Aux pieds du jeune victorieux,
un casque et un foudre. L'action, comme on voit, est peu de-chose,
mais elle suffit, car le geste seul et l'attitude du dieu éveillent tout
un monde de pensées. La pose, le contraste des membres sont à
souhait; le corps nous montre les formes sveltes, délicates, à peine
saisissables de l'adolescence. Rien n'est plus difficile que de rendre
ainsi les suaves ondulations, les plans fugitifs des muscles naissans.
Il faut savoir regarder de très près la nature et c'est ce que les
anciens avaient appris à Thorvaldsen, en même temps que l'art de
faire vivre et palpiter une figure presque immobile.
Pourquoi cette œuvre charmante, d'un style si élevée et si pur,
est-elle déparée, aux yeux d'un amateur exigeant, par le type trop
moderne du visage? J'ai déjà eu l'occasion de signaler cette insuf-
fisance de la tête qui nuit à plusieurs chefs-d'œuvre de Thorvald-
sen. La beauté idéale du corps ne peut pas, dans une statue, sup-
pléer à celle de la tête, où réside surtout rex[)ression. Ne soyons
pas cependant trop sévère sur ce point pour un artiste qui a
modèle d'autres fois les plus admirables têtes, et rappelons-nous
que les sculpteurs grecs avaient sur les modernes l'avantage de vivre
au milieu de la plus belle race qui ait existé. Nos artistes ne peu-
vent pas copier en tout les marbres antiques, et la nature ne leur
offre pas assez de ressources, même en Italie. On ne trouve que bien
rarement à Rome, chez les modèles de profession, des têtes à peu près
grecques. Ce n'est pas le type du Transtévérin, ni de ces paysans des
monts Sabins ou Berniques, qui viennent se louer sur les escaliers de
la Trinità dei Mouti, pour les ateliers. Il faudrait aller en chercher
dans quelque coin de l'Italie méridionale, ou bien à Ravenne, dans
les endroits où s'est conservé un peu de sang grec. Or les plus grands
statuaires ne peuvent se passer de modèles, et ils ne rencontrent pas
toujours celui qu'il leur faudrait au moment de leur création. Si l'on
regarde, au Louvre, le Pkilopœmen de David (d'Angers), on ne trou-
vera pas sur son visage toute la noblesse et la pureté que réclame-
rait le sujet. Les déesses de Pradier sont dans le même cas, et lors-
que Rude a fait son admirable Mercure, il n'a rien trouvé de mieux
que de lui donner à peu près la tête du saint Michel de Raphaël,
tête idéale et même céleste, mais fort éloignée du type hellène.
Ceux qui recherchent avant tout dans l'art un puissant eff'et pro-
duit par les plus simples moyens hésiteront entre V Amour vain-
queur et le Jeune Berger- mais je crois que ce dernier aurait encore
la palme. Ici l'action n'existe même pas. Un jeune pâtre est assis
tout nu sur un quartier de roche qu'il a recouvert d'une peau de
mouton. Il tient de la main droite sa jambe repliée, l'autre jambe
pendant vers la terre, et, appuyé de la main gauche sur sa hou-
170 REVUE DES DEUX MONDES.
lette, il rêve. Son chien, assis à ses pieds, semble gronder à quel-
que mouche qui le taquine, et voilà tous les élémens d'un groupe
que le statuaire a dû reproduire dix fois. Il l'a conçu, dit-on, en
voyant une pose que prenait, sans y penser, un modèle dans son
atelier. Qu'est-ce que le sujet ou le motif du Tireur dCê^nnes? Hien
moins que cela encore; car le pâtre de Thorvaldsen, ce petit Grec
au visage si charmant, avec ses grands yeux naïfs et ses longues
boucles retenues par un bandeau, est un personnage plein de sen-
timent. On dirait d'un berger de Théocrite, Ménaicas qui écoute
Daphnis chanter ses amours, ou bien encore un autre Daphnis qui
regarde Chloé endormie. C'est en même temps une statue du genre
le plus singulier; car si l'on est d'abord frappé par la hardiesse
familière de l'ailitud ■, d'où résulte la plus savante pondération, en
y regardant de plus près on remarque, comme un singulier parti
pris, l'extrême simplicité des contours généraux, et la sobriété de
tous les détails. Ainsi le thorax ne forme qu'un seul plan, les divi-
sions du torse sont très sommairement indiquées, aussi bien que
les muscles principaux des membres. 11 s'agit cependant d'un corps
déjà vigoureux et plein, et l'esprit aussi bien que l'œil se trouvent
satisfaits de cette étrange exécution.
C'est qu'au moment où il modela son berger, l'artiste travaillait
à la restauration des marbres d'Égine. Pénétré des exemples de
l'école éginète (1), si vraie et si grandiose dans sa rudesse, il s'est
donné h- plaisir de l'imiter et de créer une figure dont le style à la
fois élégant et archaïque fût une sorte de compromis entre Égine et
Athènes. Essai d'autant plus hardi qu'il était sans modèle chez les
anciens, preuve nouvelle de cette adoration fervente et passionnée
de Thorvaldsen pour toutes les traditions de la statuaire grecque. La
môme fantaisie d'archéologue lui inspirait en même temps la statue
de fE.spcranre, et un autre groupe, traité de la même u'anière que
le firrgrr, mais moins séduisant malgré sa sévère beauté, Ganymùde
donnant à boire à Vuigle. L'artiste trouvait dans ce sujet le motif
d'une figure agenouillée, la première qu'il eût encore modelée, et il
déj)loya là toute son haliileié, toute sa science de composition (2).
Dès lors que Thorvaldsen se bornait aux sujets païens, il ne lui
élait pas aisé de donner un sentiment à des statues de déesses, à
(1) M. Bonli^ a d(':vHlnppô tous les prinripcs de l'école d'Kginc dans son Jlisioire de
l'art grec avant Périclès, deuxième partie, chap. ix.
(2) Si hizarre qu'il paraisse, ce sujet a tent(5 plusieurs sculpteurs français. On voit
au Louvre un petit groupe de Ganymède et l'Aigle, par Julien (18(14), et un autre
beaucoup uicilleur, au Luxembourg, par M. Barthélémy (1850). Mais il y a loin de ces
agré.tliles fantaisies à, la simple et j)uissante conception de Thorvaldsen, On peut s'en
rendre compte à Paris mOnvi sur une première étude du maître, traitée avec de
légères variantes et dans de petites proportions, qui appartient au baron llottinguer.
LE MUSÉE THORVALDSEN. ^1
moins que ce fût la coquetterie ou la volupté, et la nature môme
de son esprit chaste et penseur répugnait au sensualisme. C'est un
des traits qui le distinguent le plus de ses contemporains et qui lui
font le plus d'honneur. H n'a pas eu la pensée ou l'occasion d'aborder
certains sujets énergiques, tels que la ISiobé ou la Vénus viclrix.
Aussi ses figures de femmes ont-elles longtemps porté la marque de
l'indé 'ision. La première qui soit digne de remarque est une Psyrhé
(1811), jolie élude de jeune fille, demi- nue, avec une draperie
nouée autour des jambes. Klle lient la boîte mystérieuse rapportée
des enfers et hésite à en soulever le couvercle. Le motif est ingé-
nieux, l'attitude et l'air de tête expriment assez bien une curiosité
craintive; mais l'ensemble est encore un peu froid et embar-
rassé. Quelques années plus tard, rinsj)iration grandit avec une
Uébé, pudique et ravissante jeune fille qui présente de la main
gauche une conpe, tandis que le bras droit retombe négligemment,
tenant Xœnorhoé. La grâce de l'attitude, la souplesse du mouvement,
la suavité des contours, les plis de celte longue tunique boulfante
à la ceinture, tout ici respire la Grèce. C'est une vierge des Pana-
thénées; mais ce n'est pas davantage, et il y a encore un pas à
faire. Bientôt après, et presque en même temps que r Amour ^
comme s'il eût cédé au même mouvement d'inspiration, Thorvald-
sen donna sa Venus triom-phante.
Au début de sa carrière, il avait déjà abordé ce sujet de Vé/ms,
qu'on lui avait commandé. Peu satisfait sans doute de son travail,
il n'en a pas gardé le plâtre, et, comme le marbre est dans un châ-
teau au fond de la Russie, il n'y a pas moyen de comparer un essai
de jeunesse avec un chef-d'œuvre, pour mesurer sur un même sujet
la distance parcourue en quelques années. Mais peu importe. J'ai
prononcé le mol de chef-d'œuvre et ne crois pas trop dire en par-
lant de cette Vénus, qui réalise à la fois une idée neuve, un sen-
timent profond et une forme complète de beauté sculpturale.
Pour un artiste arrivé à la plénitude de ses forces, il n'y avait
pas, en ce temps de paganisme et après l'exemple de Canova, de
sujet plus attrayant, mais aussi plus difficile. Thorvaldsen voyait
autour de lui, en Italie, diiîérens types de Vénus antiques. D'abord
les deux marbres immortels du Capitole et des Uffizi qui rappellent,
avec vingt autres plus ou moins imparfaits et disséminés partout,
la plus fameuse des Vénus de Praxitèle, celle de Gnide. Cette figure
ne se recommande assurément ni par l'action ni par le sentiment,
car elle n'exprime que la coquetterie, avec une nuance de pudeur.
La déesse se laisse voir nue au sortir du bain, comme si elle était
surprise, et, bien qu'elle y mette quelques façons, elle n'est point
fâchée qu'on la regarde. La Vénus Anadyomène, qui tord ses che-
172 REVUE DES DEUX MONDES.
veux en sortant de la mer, et dont il y a deux jolis exemplaires au
Vatican, est un gracieux motif, plus chaste peut-être, mais d'un
ordre aussi terrestre. Deux autres images de la déesse, également
connus, la Vénus accroupie et la Vénus Callipyge, ne sont à vrai
dire que d'aimables Phrynés, qui se soucient peu de parler à l'âme.
Je ne mentionne pas notre sublime Vénus de Milo, déesse du ciel
et non de la terre : ce marbre divin était encore inconnu. Peut-être
eût-il découragé Thorvaldsen, peut-être aussi lui eût-il inspiré une
autre Vénus céleste. Il sut trouver cependant, en dehors de toutes
les images léguées par l'antiquité, une Vénus très noble, grecque
et moderne à la fois, c'est-à-dire à^ tous les temps, en choisissant
dans les légendes de la déesse celle qui a le sens le plus humain
et le plus général, la victoire du mont Ida. Cette interprétation si
caractéristique du type de Vénus avait-elle échappé aux sculpteurs
grecs? Ce n'est guère probable; mais il ne nous en leste aucun
témoignage. Le Danois a pris la place demeurée vide, et jamais une
idée mythologique ne fut mieux traduite par un artiste moderne.
Debout et sans voile, la déesse tient encore de la main droite la
pomme symbolique qu'elle contemple avec ravissement, tandis
qu'elle se penche un peu pour reprendre de l'autre main ses vête-
mens déposés sur un tronc d'arbre voisin. L'instant est choisi avec
beaucoup d'esprit, d'abord pour avoir le prétexte de la nudité, et
puis pour représenter en même temps la joie naïve d'une vanité
triomphante et la pudeur qui réclame aussitôt ses droits, c'est-à-dire
les sentiinens les plus féminins; ils respirent tous les deux dans
l'attitude, dans le mouvement et sur le visage de la jeune déesse.
Elle est jeune en effet, et c'est le premier trait qui charme dans
cette création. Avec un art consommé et une longue étude (il a,
dit-on, employé plus de trente modèles), le statuaire a représenté
l'épanouissement de la femme et rien de plus, la femme à dix-huit
ans en Grèce ou en Italie. C'est le même caractère que la Vénus de
Médicis, sauf que celle-ci est d'une taille plus élancée. Thorvaldsen,
à tort ou à raison, a préféré les proportions de la Vénus du Capi-
tole, qui est plus courte, en atténuant beaucoup la gorge et toutes
les parties de ce corps robuste aux savantes ondulations. Sa Vénus
est de la même famille, plus jeune et plus délicate seulement. Elle
rappelle assez bien la belle Vénus du musée de Syracuse, que Thor-
valdsnn ne connaissait pas. C'est une Ron)aine autant qu'une Grecque,
surtout par la tête, qui n'a pas le profd d'ionie : où donc l'artiste
aurait-il pu le trouver? Mais il a vu à Uome cette tête sérieuse et
pure, presque virginale, avec ses traits un peu accentués et son
élégante silhouette. Il ne l'a piis vue dans son atelier, car elle n'est
point d'un modèle, mais plutôt parmi les jeunes personnes de la
LE MBSEE THORVALDSEN. 173
classe moyenne, du mezzo ceto, comme on dit à Rome, parmi ces
belles filles que l'on voit se promener au Corso, les soirs d'été ou
les dimanches, parées et pimpantes, mais toujours graves et ré-
servées, répondant à peine par un demi-sourire ou un coup d'œil
à leurs amoureux qui passent et repassent près d'elles sur la chaus-
sée.
Comment se fit-il que Thorvaldsen, après avoir si bien senti et
si heureusement exprimé l'idéal féminin, l'ait oublié peu de temps
après dans le groupe malencontreux des Trois Grâces?.. On ne
comprend guère aujourd'hui l'enthousiasme des contemporains
pour cette l'ruide composition où la sécheresse et la raideur des
corps, les duretés choquantes que présente l'agencement des
lignes, feraient douter de la signature du maître. Son premier tort
fut de ne pas comprendre le vrai sens de son sujet. Vouloir grouper
trois corps de femmes nues et debout, en évitant à la fois la mono-
tonie, l'alléterie et le sensualisme, c'est, comme aurait dit Molière,
une étrange entreprise. On ne l'eût pas imaginée au siècle de Pé-
riclès. Phidias a représenté les Grâces vêtues, aussi bien que Ger-
main Pilon, tous deux en cela conformes aux lois de l'esthétique et
au vrai caractère de leurs personnages. Les Trois Grâces nues de
Sienne, que n'a égalées cependant aucune de leurs imitations
modernes , sont une œuvre de la décadence. Il faut à une donnée
aussi invraisemblable les ressources de la peinture ou les artifices
du bas-relief. Thorvaldsen l'a prouvé lui-même en prenant plus tard
sa revanche sur le tombeau du peintre Appiani (1). Là elles sont
vraiment d'une beauté suave et chaste, ces trois sœurs enlacées et
doucement appuyées l'une sur l'autre, qui écoutent l'Amour chanter
sur la lyre les louanges d'un artiste.
Quant au groupe trop vanté dont nous parlons, il me semble,
à voir ces formes sèches et maigres, que le maître ait alors dé-
laissé la nature pour une imitation, trop hardie cette fois, de l'é-
cole éginète. Bien mieux en fut-il inspiré lorsque, dans un autre
mouvement de ferveur archaïque, il voulut reproduire une des
statues de femmes qui, sur le temple d'Égine, se tenaient debout
au sommet du fronton, de chaque côté d^^ l'acrotère. Ces statues
représentaient les Heures, et il en fit une Espérance, belle et
étrange figure, où revit toute la majesté de la vieille sculpture
hiératique. Elle s'avance, calme et solennelle comme une prêtresse,
couverte de longs voiles aux plis droits et pressés, le front entouré
de boucles pendantes que serre un bandeau, d'une main soulevant
le bas de sa longue tunique, de l'autre présentant une fleur sans
(1) A l'académie des beaux-arts de Milan ; c'est ua de ses plus beaux bas-reliefs.
174 REVUE DES DEUX MONDES.
corolle. Pour donner la vie à un marbre sous des formes aussi
inusitées, ne fallait -il pas s'être fait soi-même, par la force de la
pensée, un contemporain de Solon et de Pisistrate?
Mais, comme s'il eût voulu prouver que ces essais d'archaïsme,
VEspôrance et le Ganymcde, n'étaient qu'une fantaisie ou une ga-
geure, dans le même moment Thorvaldsen faisait jaillir du marbre
une figure du style le plus opposé, sa plus belle création peut-être
et pour aiDsi dire le couronnement de son œuvre païenne. Sur ce
célèbre Mercure épiant Argus tout le monde est d'accord, et il ne
reste rien à en dire. Je me contenterai de renvoyer les lecteurs
curieux à la page éloquente que lui a consacrée M. Delaborde (i). Le
Mercure est une des merveilles de l'art moderne et suffirait à placer
son auteur au premier rang. Le dieu est assis, nu, sauf le pétase
ailé, sur un tronc d'arbre recouvert de sa chlamyde. De la main
gauche il écarte de ses lèvres la syrinx dont il vient de jouer, et
de la main droite tire doucement son épée du fourreau placé et
maintenu sous le talon droit. Il regarde en même temps d'un air
farouche, avec un mélange de haine, de mépris et de joie, l'ennemi
que le sommeil lui livre et sur qui il va bondir. Une double action,
celle qu'on voit et celle qu'on pressent, le saisissent au même
instant. On ne saurait mettre dans un marbre plus dévie et de force
dramatiques. Et quelle harmonie dans la composition, quelle per-
fection dans toutes les formes! C'est un autre idéal que celui de
V Adonis : les muscles sont pleins et nourris, comme il convient au
dieu protecteur des gymnases, assez sobres cependant pour la légè-
reté d'un messager de l'Olympe. La tête offre un caractère encore
plus individuel. Elle est vraiment grecque, petite, arrondie, avec
des traits (ins et élégans, à peine contractés par l'expression la plus
intense. C'est devant ce chef-d'œuvre qu'un poète allemand avait
raison de dire à Thorvaldsen : « Nos barbares aïeux ont détruit
dans Rome les ouvrages divins des Grecs, et toi, tu les a rendus
au monde. »
Ceux qui ont refusé au Danois le don du pathétique feront bien
de revoir le Mercure. Pour être pathétique dans la statuaire, il n'est
pas besoin d'imiter le Laocoon. Nous sommes trop habitués, nous
autres modernes, à ne voir l'expression sculpturale que dans les
gestes violens ou dans les contractions du visage. Beaucoup moins
familiarisés avec la statuaire qu'avec la peinture, dont les moyens
d'expression sont très diflerens et beaucoup plus variés, nous con-
fondons volontiers les ressources et, pour ainsi dire, la langue des
deux arts. Les Grecs, peuple de sculpteurs, pensaient tout autre-
(1) Voyez la Hevue du 1" juin 1868.
LE MUSÉE THORVALDSEN. 175
ment. Pour eux, suivant le mot très juste de M. Charles Blanc, le
visage n'était que V appoint de l'expression. Ils la cherchaient avant
tout dans l'attitude et le geste. C'est sur ce point de leur esthétique
que Thorvaldsen les a égalés. Imprégné de toutes les formes et des
lois les plus secrètes de leur grand art, il a rendu de deux manières
ce genre d'expression, mesurée et contenue, mais toujours vive,
qui caractérise leur sculpture des meilleurs temps. Il l'a rendu
d'abord, à peine est-il besoin de le dire, par la convenance, la signi-
fication matérielle des gestes et des attitudes qui indiquent, au
premier coup d'œil, de quels sentimens un personnage est animé
et ce qu'il fait; ensuite, par le sens profond et caché, mais élo-
quent, qui se trouve dans l'harmonie des masses et des contours.
Lorsque David (d'Angers), l'homme du mouvement et de la passion,
accusait à tort le Danois de tout sacrifier à l'équilibre d'une com-
position et à l'agencement des lignes, il lui reprochait une qualité
maîtresse que lui-même, le fougueux David, n'a pas négligée dans
ses meilleurs ouvrages. Cet équilibre merveilleux des composi-
tions de Thorvaldsen, où il n'y a jamais aucun vide, où toutes
les masses se balancent, toutes les lignes s'accompagnent l'une
l'autre, même dans leurs oppositions, ce n'est pas seuleuient un
charme pour les yeux, c'est un langage pour l'âme du specta-
teur. Au premier aspect d'une de ces figures on devine, on sent,
par la douceur ou l'énergie, par la sobriété ou le caprice de ses
contours, ce qu'elle est et ce qu'elle veut dire. Cette harmonie se-
crète du dessin est pareille à l'harmonie des sons dans la musique
qui frappe en même temps l'oreille et l'âme, t'art du musicien est
de choisir les sons qui peuvent traduire ses pensées. Non-seule-
ment il choisira, suivant les circonstances, entre le mode majeur
et le mode mineur, mais il n'écrira pas indifféremment une mélodie
sur tel ou tel des tons de la gamme, parce qu'ils n'ont pas tous la
même physionomie et n'éveillent pas les mêmes impressions. Les
uns conviennent à une mélodie tendre, les autres à un air joyeux
ou à une marche brillante. Aux premières notes de la sonate en la
de Mozart, par exemple, on devine un chant plein de langueur et
d'amour, au premier accord de la sonate pathétique ou de la sym-
pho?iie en ut mineur de Beethoven, l'âme se remplit de pensées
mélancoliques. Ainsi, sans tenir compte même du sujet de l'œuvre,
l'accord des couleurs dans un tableau, la physionomie et l'arrange-
ment des lignes dans une statue, sont un langage mystérieux, mais
tout-puissant, que notre esprit subit sans pouvoir l'expliquer.
S. Jacquemont.
L'EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES
VIT.
LA RÉFORME JUDICIAIRE.
IV,
LA PÉIVALITÉ : LES CHATIMENS CORPORELS, LA PEINE DE MORT, LA DÉPORTATION.
Nous pensions en avoir fini avec les lois et les mœurs judiciaires
de la Russie. Après le droit coutumier et les rustiques tribunaux
des paysans, après la nouvelle justice de paix et la nouvelle magis-
trature élective, après les tribunaux ordinaires, le barreau et la
magistrature inamovible, après la procédure criminelle, le jury et
les tribunaux d'exception récemment érigés pour les causes politi-
ques, que pouvait-il rester d'intéressant pour l'étranger dans l'en-
ceinte de la justice russe? Il restait cependant quelque chose, et à
nos précédentes études il nous faut ajouter une sorte d'épilogue.
On m'a fait remarquer que dans ce travail j'avais négligé tout un
côté et non le moins obscur et le moins curieux des lois et des
mœurs judiciaires de l'empire : nous n'avons rien dit de la pénalité
et des châtimens qui altpndent les crimes privés ou publics au sor-
tir de l'audience. Pour combler cette lacune, nous demandons la
(1) Voyez la Revue du 1" avril, du 15 mai, du i" août, du 15 novembre, du
15 décembre 1876, du l*"" janvier, du 15 juin, du 1" août et du 15 décembre 1877,
du 15 juillet, du 15 août, du 15 octobre, du 15 décembre 1878, du 15 mai 1879.
l'empire des tsars et les russes. 177
permission d'achever notre visite aux tribunaux, par un coup d'œil
sur les prisons, les bagnes, les lieux de détention. C'e&t là en effet
une des faces les moins connues de la vie russe, ou ce qui est pis,
c'est une des plus mal connues, et à ce triste sujet les derniers
attentats politi^ines et la réprossion qui les a suivis donnent en ce
moment une fâcheuse actualité.
I.
Aux yeux du vulgaire, la Russie est toujours le pays du knout.
Le knout a été aboli depuis environ un demi-siècle; peu importe,
les impressions sont persistantes; pour le peuple, pour bien des
hommes instruits ou des écrivains de l'Occident, la Russie restera
longtemps encore l'empire du knout. L'on s'est h.ibitué à la regarder
comme la patrie des châtimens et des supplices barbares. Gomme il
arrive souvent, il y avait dans cette opinion une part de vérité et
une part non moindre d'erreur ou d'exagération. Comparée aux
législations de l'Kurope occidentale avant la révolution, la législa-
tion russe de la fin du xviii" siècle était peut-être l'une des moins
rigoureuses, l'une des moins sanguinaires, des moins raffinées en
fait de supplices. Le bûcher, la roue, la mutilation, étaient encore
en usage dans nombre des états les plus anciennement civilisés
qu'ils étaient supprimés chez la dernière venue des nations euro-
péennes. Et cependant l'opinion vulgaire n'avait pas entièrement
tort; malgré tous les adoucissemens du dernier siè' le, la législation
russe sous Alexandre 1*'', sous Nicolas même, méritait en partie son
triste renom.
Dans aucun code moderne, les châtimens corporels n'ont aussi
longtemps tenu une aussi grande place. Jusqu'au lègne de l'empe-
reur Alexandre II, c'était là le caractère distinctif de la pénalité
russe. Les châtimens n'étaient pas toujours cruels; comme ailleurs,
ils étaient de diverse sorte et plus ou moins bien gradués selon la
gravité des cas, mais d'ordinaire, pour les simples délits comme
pour les plus grands crimes, c'était sur le corps, sur les mem-
bres, sur la peau du délinquant que tombait le châtiment. II n'y
avait plus de knout, il y avait encore les baguettes, il y avait les
verges. La culpabilité des condamnés s'évaluait ainsi en coups de
verges. La Russie semblait vivre sous la férule d'un maître qui la
corrigeait paternellement avec le fouet et le bâton; c'était chez elle
une des formes du régime patriarcal. Selon l'éloquent tableau tracé
par un avocat de Saint-Pétersbourg dans un des plus fameux pro-
cès des dernières années, la verge régnait en maîtresse (1). « La
(1) Plaidoirie de M. Alexandrof dans le procès de Vôra Zasoulitch en 1878.
TOMK S.XXV. — 1879, 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
verge conduisait l'école de même que l'écurie du propriétaire; elle
était en usage dans les casernes, dans les bureaux de la police, dans
les adminislralions communales. Il courait même alors le bruit que
dans un certain endroit la verge était mise en mouvement par un
mécanisme d'invention anglaise que l'on employait dans des cir-
constances spéciales. Dans les livres de droit criminel et civil, les
verges figuraient à chaque page et comme un refrain perpétuel en
compagnie du fouet, du knout et des baguettes. »
D'où venait cette fâcheuse prédominance des punitions corpo-
relles dans une législation qui semblait ainsi traiter le peuple moitié
en enfant, moitié en esclave? On en a cherché les causes ou les
origines dans un passé lointain; le plus souvent on s'est plu à en
rejeter la responsabilité sur la domuiation njongole. C'est aux
envahisseurs asiatiques par exemple que les historiens ont fait re-
monter l'horrible supplice du knout; il n'en est pas, croyons-nous,
fait mention dans les annales de la Russie primitive de Kief ou
de Novgorod (1). A cet égard comme à beaucoup d'autres, avant
l'espèce de déviation, de déformation que lui fit subir la conquête
mongole, la Russie des Varègues et des kniazes ressemblait beau-
coup plus à l'Europe occidentale que la Russie des tsars mosco-
vites. C'est sous les grands princes de Moscou, sous les Ivan et les
Yassili, que furent introduites les peines répugnantes et raffinées
conservées sous les premiers Romanof. Sous ce rapport, Voulogénié
zakonof, le code du pieux Alexis iMikhaïlovitch, père de Pierre le
Grand, ne le cède en rien au soudehnik d'Ivan III et d'Ivan IV le
Terrible. La première influence de l'Europe, où la torture et les
supplices atroces étaient encore en vigueur, ne fit même qu'ac-
croître la sévérité de la législation moscovite. Pierre le Grand limita
l'emploi de la peine de mort; mais, au lieu de supprimer ou d'adou-
cir les peines corporelles, il s'en servit plus que personne pour im-
poser à ses sujets les coutumes de l'Occident. Usant sans scrupule
de moyens barbares au profit de la civilisation, le grand réforma-
teur employait contre ses adversaires, voire contre ses auxi-
liaires, les instrumens de correction que lui avaient légués ses
aïeux. On sait qu'au besoin il ne dédaignait pas le métier de bour-
reau et contiaigiiait ses courtisans à manier la hache à son exemple.
Les verges avaient toutes ses sympathies, aucun de ses prédéces-
seurs n'en avait fait un tel emploi, et il ne répugnait pas à les
appliquer lui-même au dos de ses favoris ou de ses plus hauts
fonctionnaires, tels que le prince Menchikof.
Est-ce au long esclavage national de l'époque tatare que la
(1) Le nom mùme de knout n'est pas de source slave, il serait d'origine turque.
l'empire des tsars et les russes. 17^
Russie a du l'introduction des châtimens corporels? C'est du moins
à l'esclavage domestique du servage qu'elle en doit le maintien
jusqu'à nos jours. La verge était l'auxiliaire et le compléuient
indispensable du servage moscovite. Le pomêchtrhik russe fouettait
ses serfs comme le planteur des colonies ses esclaves, et le droit de
correction qu'ils laissaient à la discrétion du pro[)riétaire foncier,
l'état et le souverain s'en servaient à leur tour vis-à-vis de leurs
sujets, tous plus ou moins considérés comme serfs de l'état. La
législation s'étant tout entière formée sous l'empire des mœurs
serviles, les verges devaient naturelleraenr. perdre de leur autorité
à mesure que s'introduisaient les mœurs libres et les notions mo-
rales et juridiques de l'Occident.
C'est ce qui advint sous les successeurs de Pierre le .Grand, alors
qu'ayant une cour plus ou moius policée ils essayèrent d'instituer
une noblesse à l'occidentale. Leurs serviteurs, leurs ministres,
leurs fonctionnaires ne pouvaient continuer à être fustigés comme
des esclaves. De là vinrent les mesures qui au xviir siècle exemp-
tèrent successivement des châtimens corporels les classes dites pri-
vilégiées, la noblesse et le clergé, puis une partie de la bourgeoisie
des villes. La noblesse le fut en 1762 par le malheureux Pierre III,
qui, en qualité d'étranger, répugnait à ces peines grossières (1). Les
exemptions, élargies avec les années» s'étendirent non-seulement
à certaines classes, mais aux fonctions publiques les plus humbles.
Les degrés inférieurs du tchine, conférant la noblesse personnelle,
affranchissaient du fouet tous les fonctionnaires compris dans les
quatorze classes du tableau des rangs. De là le mot du diplomate
qui, lors du traité de Vienne, conseillait à l'empereur Alexandre I"
ou à l'un de ses ministres d'élever par un ukase tous les Russes à
la xiV' classe. C'eût été un moyen de supprimer les verges en fai-
sant rentrer toute la nation dans les classes privilégiées : cette sup-
pression, l'émancipation devait l'accomplir en élevant tous les Russes
au rang d'hommes libres.
Le knout , , instrument cruel et meurtrier , avait été supprimé
dès les premières années du règne de INicolas, les verges devaient
l'être par l'empereur Alexandre II. L'acte d'émancipation est de fé-
(1) Voyez à ce sujet, dans la Revue du l" avril et du 15 mai 1876, les études sur les
Classes sociales en Russie et sur la Noblesse. Je rappellerai qu'au point de vue pénal,
ce privilège de certaines classes n'était pas sans contre-partie. Pour beaucoup de
délits, le noble, exempt de châtimens corporels, était et reste encore, croyons-nous,
passible de peines plus sévères que l'homme du peuple. Un délit par exemple n'ea-
traînant, pour les classes non privilégiées, que deux ou trois ans de prison, exposait
les membres des classes supérieures à la déportation perpétuelle. Depuis l'abrogation
des verges, s'il subsiste encore une inégalité dans la législation, c'est au détriment dos
hautes classes.
180 REVUE DES DEUX MONDES.
vrier 18(51 , l'ukase abolissant les verges est de 1863. La verge étant
le corollaire naturel du servage devait naturellement disparaître
avec lui. Cette petite réforme avait son importance, elle ne devait
pas seulement rétablir dans le code pénal le principe de l'égalité
devant la loi, elle devait rendre à tout Russe le sentiment de l'hon-
neur et de la dignité personnelle, lui apprendre à se respecter lui-
même et à respecter autrui.
La verge, comme tout ce qui tenait au bon vieux temps, a gardé
ses partisans et ses détenseurs. Des conservateurs attardés se de-
mandaient avec anxiété « comment un empire qui a dû sa grandeur
aux verges pourrait se passer d'un tel agent de cohésion (1). » En
dehors de ces esprits timorés prêts à s'effrayer de tout changement,
plus d'un homme cultivé se ferait volontiers l'apologiste de cet in-
strument de correction qui n'atteignait que les épaules du peuple.
Où trouver, dit-on, une peine plus simple et plus rapide, une peine
plus économique pour la société qui l'inllige et le coupable qui la
reçoit, une peine plus morale et plus moralisatrice? Fallait-il, pour
de pures et abstraites considérations de point d'honneur, pour
un faux sentiment de dignité que ne comprend pas l'homme du
peuple, renoncer à un mode de correction qui ne laissait pas plus
de trace sur son âme que sur son. corps, qui, pour lui et pour sa
famille, était moins pénible, moins douimageable, moins corrtip-
teur que la prison par laquelle on l'a remplacé {'1)1
Ces doléances auraient beau contenir une part de vérité, on ne
saurait regretter la suppression de pareils châtimens. Quels qu'en
fussent les avantages pratiques, les corrections corporelles avaient
en Russie comme partout le grand inconvénient d'encourager chez
le peuple la rudesse et la brutalité des mœurs. Inscrits dans les
lois et appliqués sur l'ordre des tribunaux, le fouet et les verges
se maintenaient plus aisément dans la vie domestique. Habitué
à y voir un instrument de répression pour l'homme fait aussi bien
que pour l'enfant, le père de famille avait moins de scrupules ou
moins de honte à faire usage du bâton pour ses corrections pa-
ternelles ou conjugales. A la suppression tles verges les mœurs
privées non moins que les mœurs publiques avaient tout à gagner.
Il se peut que snr ce point le réformateur ait devancé les mœurs;
peut-êti^e une sorte de respect humain pour l'opinion de l'Europe
n'a-t-il pas été étranger à cette réforme; mais depuis Pierre le
Grand le respect humain a fait faire à la Russie plus d'un progrès,
et pour les états comme pour les individus, l' amour-propre, le
(1) Pl;iidoyer de M. Alexandrof dans le procès de Vôra Zasoulitch.
(2) Beaucoup de proverbes en effet attestent que le peuple, le moujik en particulier
était fort peu sensible à ce que de pareilles peines ont d'humiliant.
l'empire des tsars et les russes. ISi
souci de l'opinion d'autrui peut à certaines heures être de bon con-
seil. Qin sait où en serait la Russie, qui sait où elle en resterait
sans un pareil aiguillon?
Les avocats des vieilles coutumes ont du reste de quoi se conso-
ler, les verges ont été supprimées théoriquement, légalement; dans
la pratique elles n'ont pas encore entièrement disparu. Les châti-
mens corporels, knout, baguettes, verges, ont été rayés du code
pénal, ils ne sont plus infligés par les tribunaux ordinaires; mais la
verge, bannie du code et du droit écrit, a trouvé un dernier refuge
dans les rustiques tribunaux de bailliage et dans le droit cou-
tumier. Le paysan, le simple moujik, peut toujours être condamné
au fouet par le jugement de ses pairs, de ses juges élus (1). Comme
nous l'avons déjà fait remarquer à propos de cette justice villa-
geoise, c'est là une concession aux mœurs des paysans affranchis
et aux idées populaires qui , dans les dernières couches de la na-
tion, demeurent encore trop souvent favorables aux châtiinens cor-
porels. Le gouvernement en tolère l'usage dans ces obscurs tribu-
naux du moujik où la coutume règne en maîtresse et où la loi écrite
a peu d'autorité. Le législateur s'est contenté de lixer le maximum
des coups de verges à vingt, jadis on en donnait trois ou quatre
fois davantage. En même temps la loi interdit d'appliquer cette
peine à ceux des paysans qui en pourraient souffrir le plus dans
leurs sentimens ou dans leur corps; elle en a exempté les vieillards
au-dessus de soixante ans, les femmes de tout âge et tous les fonc-
tionnaires ruraux, anciens de bailliage ou de commune {sturrhines
et starostes), maîtres d'école, sacristains d'église, en sorte que dans
les villages mêmes où elle reste tolérée, la verge ne peut plus at-
teindre que la minorité des habitans (2).
La peine des verges a été effacée du code pénal; mais, dira-t-on,
a-t-elle pour cela, en dehors même des communes de paysans, en-
tièrement disparu? En Russie, nous devons le constater, il y a plus
d'intervalle (|u' ailleurs entre la loi et les mœurs, entre ce qui est
permis officiellement et ce qui est pratiqué journellement. Pour les
châtimens corporels cependant il y a, croyons-nous, moins de con-
(1) Voyez, d.ms la Revue du 15 octobre 1878, l'élude sur le Droit coutumier et
tribunaux corporatifs en Russie.
(2) En fait, ces exemptions légales et ces restrictions imposées à la coutume ne sont
pas toujours observées par les ju^es de village. Déjà cependant, comme nous l'avons in-
diqué dans l'étude mentionnée plus haut, beaucoup de paysans montrent pour l'an-
cienne discipline du servage une répulsion de bon augure. Dans nombre de communes
rurales, on commence, dit-on, à préférer aux verges l'amende et surtout les arrêts. L'on
peut ainsi espérer qup, grâf-e aux leçons de la loi écrite et des tribunaux ordinaires,
les mœurs rendront chez les paysans l'usage des punitions corporelles de moins ea
moins fréquent, si bien que la coutume les abolira peu à peu d'elle-même.
182 RETUE DES DEUX MONDES.
tradictions, moins de dérogations à la loi qu'on ne le suppose sou-
vent en Occident. Les lois même admettent les cbcàtimens corporels
en quelques cas exceptionnels; à l'armée par exemple, daas les
compagnies de discipline, ou encore dans les prisons lorsque l'insu-
bordination contraint l'autorité à recourir à cet argument suprême.
Sous ce ra])port, la Russie ne fait guère autre chose que ce que font
d'autres états de l'Europe, l'Angleterre notamment. Ce qui ne se
voit que chez elle, car il serait injuste de lui comparer la Turquie,
c'est l'emploi arbitraire de moyens de correction légalement inter-
dits envers des personnes que la loi en exempte expressément. L'on
ne saurait nier en eil'et que jusqu'en ces dernières années il s'est
présenté quelques cas de ce genre, surtout dans les provinces recu-
lées où l'autorité a quelque peine à faire respecter les lois même
par ceux qui ont la charge de veiller à leur exécution.
Dans certaines localités, la police s'est parfois fait peu de scru-
pule d'appliquer elle-même aux moujiks les verges que la loi tolère
dans leurs modestes tribunaux. Un jn'ocès récent a dans le centre
même de l'empire, dans le gouvernement de Riazane, révélé au pu-
blic et au pouvoir des faits de ce genre, accompagnés de circon-
stances qui leur donnaient une gravité particulière. Il s'agissait d'un
agent de police appelé, croyons-nous, Popof, qui, spécialement pour
hâter la rentrée des contributions en retard, avait l'habitude de faire
fustiger les paysans, sans égard pour leur âge ou leur faiblesse. Afin
de donner plus d'efficacité à ce procédé renouvelé du temps de Ni-
colas, ce Popof y avait apporté quelques ingénieux perfeclionne-
mens; il se servait de verges brûlantes chauflees à cet eOet dans
un poêle, ou encore de verges trempées dans un bain d'eau salée ou
enduites à dessein d'une couche de sel. Par un autre raffinement, il
coupait d'ordinaire l'exécution du patient en plusieurs séances
successives, de façon que les verges lui fussent plus sensibles. Ce
fonctionnaire trop zélé, traduit en jugement il y a quelques mois,
a été cette année même reconnu coupable par le jury. Si la peine
qui lui a été infligée par le tribunal, trois mois de prison, nous
semble bien légère pour un tel délit, cela suffit pour montrer aux
paysans qu'ils ne sont plus tenus de se laisser sans mot dire fouet-
ter ou bâtonner par le moindre fonctionnaire et qu'au besoin ils
peuvent trouver les tribunaux pour punir, si ce n'est pour préve-
nir, les violences dont ils sont victimes. Autrefois de pareilles
causes n'eussent jamais été soumises aux tribunaux ordinaires ni
de pareils faits livrés à la publicité de la presse.
Dans les régions écartées ou au fond des campagnes, quelques
violences isolées et ignorées n'auraient pas de quoi beaucoup nous
surprendre; mais on a signalé des illégalités de cette sorte jusque
l'empire des tsars et les russes. 183
dans les grandes villes, dans la capitale même, en des circonstances
qui ont donné à cette infraction aux lois un grand retentissement
en Russie et à l'étranger. Je citerai deux cas de ce genre, les deux
plus notables, en dehors du moins des anciennes provinces polo-
naises qui toujours soumises à un régime d'exception, privées d'as-
semblées provinciales et de presse indépendante, demeurent parti-
culièrement exposées aux abus de toute sorte (1). Quelques années
avant la dernière guerre d'Orient, la police d'Odessa, sans doute
encore imbue des anciens usages, imaginait de faire entrer dans
la ville des voitures chargées de verges, et à l'aide de cette provi-
sion, des agens ivres faisaient une exécution publique, frappant
dans les rues tout ce qui se rencontrait sous leur main, hommes,
femmes etenfans. Un fait plus récent et d'une plus grande notoriété
quoique en réalité d'une moindre gravité, c'est celui qui adonné
lieu à l'attentat et au procès de Yêra Zasoulitch en 1878. Ici, nous
ne le dissimulerons pas, l'opinion européenne nous paraît s'être
quelque peu méprise dans son appréciation des agissemens de la
police pétersbourgeoise, L'Occident, qui n'en a guère entendu qu'un
écho lointain et indistinct, a tiré des débats de ce curieux procès
des conclusions peu d'accord avec la vérité ou la logique.
On se rappelle encore les faits : l'acte d'illégale violence qui avait
armé contre le général Trépof le bras de la jeune illuminée s'était
passé au fond d'une prison, lors d'une visite du préfet de police de
Saint-Pétersbourg. Irrité de l'attitude provocante de certain détenu
politique qui refusait de se découvrir devant lui, le général Trépof,
voulant faire un exemple , avait ordonné d'infliger à l'insolent
une correction corporelle. C'était dans une prison, et là même,
pour recourir aux verges, il a fallu un ordre direct, et les débats
l'ont établi, un ordre écrit du préfet de police de la capitale. Et
comment cet ordre a-t-il été accueilli des détenus? Par une sorte
d'émeute, qui ne céda qu'à la force. Quelle a été l'impression du
public quand l'incident a été connu? Loin de voir là un fait nor-
mal et régulier ou du moins un fait ordinaire ou habituel et par
cela mêm.e peu digne d'attention, la presse russe s'en est émue.
Les journaux l'ont signalé au public et au pouvoir comme un acte
blâmable ou une rumeur regrettable qu'il importait de démentir. La
juste popularité que valait au maître de police une habile admi-
nistration de plusieurs années s'est évanouie en quelques jours.
(1) On a beaucoup parlé en effet de violences semblables en Lithnanic et en Po-
logne, spécialement dans le gouvernement de Lublin, à propos de la triste affaire des
derniers Grecs-unis que l'autorité impériale a voulu ramener ofïiciellonieut à l'ortho-
doxie orientale, mais je n'ai pas eu le moyen de constater l'exactitude des méfaits
prêtés en cette circonstance à la police russe.
184 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est par une feuille de la capitale qu'au fond de la province, dans
le gouvernement de Penza, la jeune Vêra Zasoulitch apprit qu'un
prévenu politique avait été fouetté de verges dans une prison de
Saint-Pétersbourg; c'est dans cette lecture que la jeune enthou-
siaste a puisé l'indignation qui l'a conduite aux bords de la Neva
et armée d'un revolver pour venger la dignité humaine dans la
personne d'un de ses coreligionnaires politiques.
Et sur l'attentat de Vêra, quelle a été l'impression de la société,
impression exprimée officiellement par le jury? Malgré la gravité
du crime, malgré l'évidence de la culpabilité, le jury, aux applau-
dissemens de l'auditoire, a rendu un verdict d'acquittement en faveur
de la fanatique ennemie des verges. Tout donc dans ce procès,
jusqu'à la démission du général Trépof, regardé comme un des
meilleurs fonctionnaires de l'empire, tout s'est réuni pour montrer
que, si dans la Russie actuelle un haut fonctionnaire peut encore
user arbitrairement des verges, cela, dans l'enceinte même des
prisons, n'est plus assez accepté pour passer inaperçu. Aux yeux de
tout observateur non prévenu, ce que l'inattention distraite du vul-
gaire a pris comme un signe de la fréquence des verges et du peu
de concordance des lois et des mœurs bureaucratiques prouvait
plutôt le contraire; c'était le cas ou jamais de dire que l'exception
conflrme la règle.
Les verges, quoi qu'on en pense en Occident, ne sont plus d'un
emploi habituel et journalier. Le Russe a cessé d'offrir complaisam-
ment son dos au fouet ou à la bastonnade. Cette remarque a été
confirmée pour moi par une aventure personnelle que je me per-
mettrai de raconter; c'était dans un de mes premiers voyages en
Russie. Comme tout le monde, j'avais entendu répéter, j'avais lu
chez les auteurs les plus sérieux, russes ou étrangers, que dans
les états du tsar le grand argument était le bâton et que pour se
faire respecter il fallait y recourir au besoin. J'avais été particuliè-
rement frappé d'un passage où le consciencieux Nicolas Tourguénef
affirme que, dans sa patrie, lorsque les chevaux de poste ne marchent
pas assez vite au gré des voyageurs, ces derniers s'en prennent au
dos du cocher (1). « il n'y a que les paresseux qui ne nous rossent
pas, » disait avec une cuisante naïveté un postillon à l'écrivain russe.
Pour un voyageur, le renseignement m'avait paru bon à noter. Je
m'étais gardé cependant d'en faire usage, lorsque traversant les
steppes qui s'étendent du Don au Caucase, avant l'ouverture du
chemin de fer actuel, un jour que j'étais las d'attendre en vain
(1) Nicolas Tourgiiénpf, la Russie et les Russes, t. II, p. 88-89. Comparcx Custine,
la Russie en 1839.
l'empire des tsars et les russes. 185
que ma troïka fût attelée (1), la cynique maxime du postillon de Ni-
colas Tourguénef me revint subitement à la mémoire, et, à bout de
patience, je levai ma canne, ou, pour plus d'exactitude, mon para-
pluie sur le iamchtchik trop lent à partir. Mal m'en prit, car au lieu
de se venger sur ses chevaux, l'homme se fâcha tout rouge, ses
camarades s'ameutèrent et faillirent me faire un mauvais parti. Évi-
demment ils ne connaissaient pas la maxime du postillon de Nicolas
Tourguénef et j'eusse été mal venu à leur citer mes autorités. Enfin
grâce à l'intervention du slaroste^ je fus heureux d'en être quitte
pour des excuses et un nouveau retard.
C'est que les mœurs se modifient peu à peu, le bâton est dé-
pouillé de son ancien prestige. Le postillon n'accepte plus les coups
du voyageur, et le préfet de police qui donne l'ordre de fouetter un
prisonnier impoli s'expose à recevoir une balle de revolver de la
main d'une jeune fille enthousiaste. Les vieux moyens de disci-
pline domestique et de discipline gouvernementale ont singulière-
ment perdu de leur popularité. Les verges s'en vont, des idées
nouvelles se sont glissées dans les têtes moscovites, et le sentiment
de l'honneur, ce sentiment jadis inconnu de ce peuple de serfs,
s'éveille dans la Russie émancipée. L'armée et le service militaire
ne sont pas étrangers à cette transformation ; le soldat, qui jadis
n'était mené qu'à la baguette (un noble comme un serf pouvait
toujours être fouetté en uniforme), le soldat qui s? voit aujourd'hui
condamné aux verges seregaide comme déshonoré (2). De l'armée
et des tribunaux civils ces notions nouvelles se répandent dans le
peuple et s'infiltrent peu à peu jusqu'au fond de la nation, qui dans
une ou deux générations en sera tout entière pénétrée. Au milieu
de tous les motifs de tristesse et des trop fréquentes déceptions que
donne aux nationaux comme à l'étranger la Russie des réformes,
c'est là un des aspects consolans sur lesquels on peut reposer les
yeux avec la joie de constater un progrès réel et durable.
II.
Les chàtimens corporels ont été abolis, et depuis lors la législa-
tion russe est probablement la plus douce de l'Europe. Quand en
1863 un ukase impérial a effacé les verges du code pénal, il y avait
déjà plus d'un siècle que la plus grave des peines corporelles, la
seule qui ait été conservée dans la plupart des états mo lernes, la
(1) Attelage de trois chevaux de front fort en usage en Russie, et habituel dans les
voyages on poste.
(2) Dans l'armée, les verges ne sont plus en usage que dans les compagnies de dis-
cipline ou pour les soldats qui ont déjà inutilement subi d'autres punitions.
186 REVUE DES DEUX MONDES.
peine capitale, avait été légalement supprimée en Russie. Il est assez
singulier que ce soit le pays le plus barbare de l'Europe, le pays dont
la législation passait justement pour la plus cruelle, qui ait pris
l'initiative de l'abolition de la peine de mort, qui le premier, long-
temps avant la Toscane de Léopold, ait prétendu appliquer les
maximes de Beccaria, avant même que l'auteur Des délits et des
peines n'eût proclamé que, pour protéger celle des honnêtes gens,
on n'est pas obligé d'enlever la vie aux homicides (1).
Peut-être pourrait-on de ce côté découvrir en Russie, sinon une
tradition ininterrompue, du moins des antécédens remontant assez
haut dans le passé. Déjà Ivan ÏÎI, le rassembleur de la terre russe,
réservait au souverain le droit de prononcer la peine de mort. En
revanche on sait que les tsars ses successeurs, Ivan IV le Ter-
rible en particulier, ne se faisaient pas faute d'en user et abuser;
mais déjà la mort semble surtout la peine des crimes politiques.
Un moment, au xvii* siècle, sous l'influence même de l'Europe
occidentale, le code draconien d'Alexis Mikhaïlovitch, Voidogénié
zakonof, prodigue à toute sorte de crimes et de délits le dernier
supplice. Pierre le Grand, qui envers ses ennemis publics ou privés
fut si peu avare de la peine capitale, en limite l'application dans
la loi; sa fille, la sensuelle et grossière Elisabeth, l'abolit entière-
ment en 1753. C'est à la sensibilité plus affectée que réelle, c'est
aux nerfs des impératrices du xviii^ siècle que la Russie est rede-
vable de cette suppression de la peine de mort. Il est vrai que,
redoutant surtout les émotions pénibles, Elisabeth Pétrovna sup-
prima plutôt le nom que la chose. Aussi longtemps que dura l'u-
sage du knout, la dureté de la répression ne perdit rien aux lois
humanitaires d'Elisabeth et de Catherine. Le knout suppléait par-
faitement à la hache ou à la corde. Pour tuer un condamné, il suffi-
sait de ce redoutable fouet dont la rude langue de cuir enlevait
à chaque coup d'épais lambeaux de chair et mettait les os à nu.
Le juge auquel la loi interdisait une sentence de mort condamnait
à cent coups de knout, sachant parfaitement que le condamné
ne les pourrait supporter. Dans ce cas, l'hypocrisie du magistrat
et de la justice ne faisait que rendre plus cruelle et plus odieuse
l'apparente mansuétude de la loi. Le condanmé auquel la sen-
tence était censée liisser la vie expirait dans un supplice atroce.
Telle était la force et l'efficacité du knout qu'aux bourreaux expé-
rimentés il suffisait d'un ou deux coups bien appliqués pour tuer
un homme. Aussi, comme la vénalité se glissait jusque dans les
supplices, les condamnés qui se savaient destinés à périr sous le
(1) La publication du célèbre ouvrage de Beccaria est do 1 103, postérieure de dix ans
à l'cdit d'Elisabeth Petrovua abolissaat la poiue capitale.
l'empire des tsars et les russes. 187
terrible instrument achetaient-ils souvent à prix d'argent la com-
passion du bourreau pour que d'un coup vigoureux il mît plus tôt
fin à leurs tourmens au lieu de s'amuser à découper dans leur chair
de sanglantes lanières (1).
L'abolition de ce supplice meurtrier sous le règne de l'empereur
Nicolas a rendu à la loi toute sa sincérité. La peine capitale a de-
puis lors été réellement supprimée; à l'inverse de ce qui se voit
en beaucoup d'autres pays, elle n'existe plus que pour les crimes
politiques, pour les attentats contre la vie du souverain ou la
sûreté de l'état. Doit-on mesurer la sévérité de la répression aux
conséquences du crime et au dommage apporté à la société, cette
aggravation de peine pour les délits en apparence les moins per-
vers s'explique aisément. Dans les insurrections contre son au-
torité en Pologne, en Lithuanie ou ailleurs, le gouvernement ne
s'est du reste jamais fait faute d'appliquer la peine capitale. En
dehors de là au contraire, en dehors des séditions et des prises
d'armes, même vis-à-vis des condamnés politiques, si nombreux
dans ces dernières années, on n'y avait jamais eu recours avant
l'année courante. La mansuétude de la législation ordinaire réagis-
sait sur les causes d'exception.
Durant tout le règne de l'empereur Alexandre, de 1855 aux pre-
miers mois de 1879, l'échafaud n'avait, croyons-nous, été redressé
dans une ville russe qu'une seule fois, en 1866, pour Karakasof, l'au-
teur du premier attentat sur la personne du tsar.
Les mœurs russes étaient demeurées si contraires à la peine de
mort qu'elles ne la laissaient même pas appliquer dans la Finlande,
où la législation l'a conservée jusqu'en ces derniers temps. Les tri-
bunaux finlandais avaient beau prononcer, conformément aux lois
du grand-duché, des sentences de mort, aucun condamné n'a,
croyons-nous, été exécuté depuis la cession de la Finlande à la
Russie en 1809, le souverain ayant toujours commué la peine (2).
(1) Dans les dernières années de remploi du knout, le maximnnn légal do la peine
avait été abaissé à trente-cinq coups, mais le patient succombait fréquemment au
trentième. Il en était de même du supplice des baguettes, usité spécialement pour les
troupes. On faisait passer le condamné entre deux lignes de soldats armés chacun
d'une baguette de bois dont ils frappaient au passage le malheureux pouss-c en avant
par les baïonnettes de deux sous-officiers. On ne survivait point d'ordinaire à un
certain nombre de coups, à deux mille par exemple.
(2) La Finlande qui, prâre à la domination suédoise, a été si longtemps unie à l'Eu-
rope occidentale, avait conservé jusqu'à nos jours non-seulement la peine capitale,
mais des peines barbares telles que la muiilaticn. Un nouveau projet de code pénal
récemment élaboré par la diète finlandaise d'accord avec le gouvernement impérial
supprime la peine de mort, sauf, comme en Russie, pour les crimes de haute trahison
et les attentats sur la personne du souverain.
188 REVUE DES DEUX MONDES.
S'il fallait juger de la civilisation d'un peuple par la douceur des
lois pénales, la Russie eût pu réclamer la première place en Europe.
Cette suppression de la peine de mort n'a peut-être pas été étran-
gère aux restrictions récemment apportées aux garanties légales et
aux tribunaux ordinaires. La bénignité de la loi civile semble l'un
des motifs qui ont décidé le législateur à recourir à un code spé-
cial en même temps qu'aux tribunaux militaires. La mansuétude
des lois peut ainsi tourner indirectement contre les organes char-
gés de les appliquer, contre les tribunaux réguliers. En temps
de troubles, cette abolition de la peine capitale pousse le pouvoir à
transmettre à des tribunaux d'exception le jugement des crimes
commis contre ses agens, et de cette façon la douceur même du
code pénal tend à rendre la répression plus sévère pour les atten-
tats inspirés par le fanatisme et l'utopie que pour les forfaits pro-
voqués par les passions les plus basses ou les plus perverses. C'est
ce qui s'est vu récemment lors des ukases qui, en 1878 et 1879,
ont dans nombre de cas substitué les conseils de guerre au jury
et aux tribunaux civils. Dans la justice militaire, en Russie comme
ailleurs, règne encore souverainement la peine de mort : aussi
lorsque le gouvernement impérial remettait aux cours martiales le
jugement de tous les crimes contre la personne des fonctionnaires,
il ne modifiait pas seulement la compétence des tribunaux et la pro-
cédure judiciaire, il changeait, il aggravait la pénalité. La peine
capitale était tellement tombée en désuétude que, dans les causes
politiques où elle demeurait autorisée par la loi, elle n'était pas
prononcée par les juges. La déportation avec les travaux forcés res-
tait la peine la plus élevée qui pût atteindre les assassins des gou-
verneurt; de provinces ou des chefs de la police. Quand le gouver-
nement a jugé nécessaire de répondre par l'échafaud au poignard
et au revolver de ses adversaires intérieurs, c'est aux tribunaux
militaires et à la loi martiale qu'il a dii recourir. C'était là une con-
séquence presque inévitable du duel engagé entre l'administration
et la révolution ou les sociétés secrètes. Pourles adversaires du pou-
voir, ce recours aux tribunaux militaires qui les dévouait à la mort est
devenu la cause ou le prétexte de nouveaux attentats. C'est une
chose caractéristique des mœurs et de l'état social que de voir le
gouvernement impérial et les comités révolutionnaires se rejeter
mutuellem' nt la responsabilité de cet appel au dernier supplice.
Des deux côtés on tient devant l'opinion à se présenter comme en
état de légitime défense, à persuader qu'où n'use que de justes et
inévitables représailles envers des antagonistes sans scrupules.
Les dates montrent avec quelle promptitude les deux adversaires
se sont porté et rendu les coups dans cette lutte inégale. C'est à
l'empire des tsars et les russes. 189
Odessa, alors placé en état de siège par suite de la guerre de Bul-
garie, que pour la première fois des prévenus politiques ont été
déférés à un tribunal militaire. A la fin de juillet 1878, huit accu-
sés, cinq jeunes gens et trois jeunes filles, étaient traduits devant
le conseil de guerre d'Odessa comme coupables de complot et de
résistance armée à l'autorité. Le principal prévenu, un certain Ko-
valski,un fils de prêtre, comme tant de ces agitateurs anarchiques,
était, en vertu de l'état de siège, condamné à la peine de mort.
Le 2 août Kovalski était fusillé dans la métropole de la Mer-
Noire, et deux jours après, le h du même mois d'août 1878, à
l'autre bout de la Russie, les coreligionnaires du condamné ré-
pondaient à son exécution par l'assassinat du chef de la m" sec-
tion, le général Mezentsef. Le maître de la haute police avait été
prévenu par des avis anonymes que sa vie devait payer pour celle
du condamné d'Odessa. En réponse au meurtre du !i août, le 9 du
même mois, un ukase impérial déférait aux tribunaux militaires
tous les attentats commis contre les fonctionnaires. Si durant quel-
ques semaines les assassinats politiques cessaient, ce n'était pas
que l'ukase du 9 août eût terrifié les révolutionnaires, c'était
bien plutôt que, les meurtriers du général Mezentsef n'ayant été
ni découverts ni punis, personne n'avait à les venger. Quelques
mois plus tard en effet les comités montraient qu'ils n'avaient point
varié de doctrines ni menti à leurs menaces, ils rendaient de nouveau
au gouvernement et à la police œil pour œil, dent pour dent, répon-
dant à chaque condamnation, si ce n'est à chaque arrestation, par
un nouvel as'^assinat. Les plus hauts fonctionnaires de l'empire
recevaient mystérieusement l'avis qu'un tribunal occulte les avait
condamnés à mort, et il se trouvait des bras pour exécuter la ter-
rible sentence. La Russie revoyait ainsi le Vehngericht et les francs-
juges du moyen âge.
Trois ou quatre mois après l'assassinat du général Mezentsef,
de nouveaux forfaits sont, à la suite de nouvelles ai restations, venus
montrer que les mêines juges et les mêmes bourreaux inconnus
veillaient toujours sur l'empire. En février 1879, dans le gouver-
nement de Kharkof, on arrêtait un certain Fomine, prévenu d'a-
voir pris part à une attaque contre les gendarmes pour la déli-
vrance d'un prisonnier politique. Le gouverneur de la province,
prince Krapotkine, fut averti par écrit que, si le prévenu était livré
à la cour martiale, il en serait rendu responsable sur sa vie. Fo-
mine n'en fut pas moins traduit devant le conseil de guerre, mais
avant même qu'il eût été jugf^, le prince Krapotkine tombait frappé
d'une balle au sortir d'une fête officielle (1). Quelques semaines
(l) Le jugement de Fomine, qui a eu lieu en mars de cette année, a montré que la
justice militaire n'usait pas toujours envers les prévenus politiques de rigueurs excès-
190 REVUE DES DEUX MONDES.
après, le gouverneur de Kharkof, le chef de la m* section, général
Drenteln, puis le souverain lui-même, étaient successivement dans
la capitale l'objet des plus audacieux attentats. La perspective de
la peine de mort semblait n'avoir fait que surexciter les colères
des anarchistes; il est vrai que jusqu'alors aucun de ces assassins
n'ayant été arrêté, aucun n'avait pu être exécuté. L'impunité était
sans doute pour beaucoup dans leur hardiesse. Depins l'arrestation
du régicide Solovief et la mise en état de siège des grandes villes,
les choses ont changé de face. Les conseils de guerre ont com-
mencé leur sinistre besogne. Pour la première fois depuis de lon-
gues années, les bords de la Neva ont vu dresser un échafaud.
L'exécution du lieutenant Doubrovine, pendu le 20 avril (2 mai)
1879, a déjà été suivie de celle de trois condamnés à Kief, de
celle de Solovief à Pétersbourg (1). Quand elle aura prouvé aux
assassins politiques que leuj vie peut répondre de celle des fonc-
tionnaires, la peine de mort pourra retrouver son efficacité et con-
tribuer temporairement au rétablissement de la sécurité publique.
Les ukases qui défèrent certains crimes aux cours martiales
n'altèrent pas la législation. L'on peut se demander si la Piussie
doit beaucoup se féliciter de la douceur d'une législation qui, en
certaines circonstances, se retourne contre les tribunaux ordinaires
et à la justice civile fait substituer la justice militaire. Dans cette
guerre entre la révolution et la haute police, les organes réguliers
de la loi se trouvent en effet indirectement compromis par la man-
suétude même des lois.
En d'autres pays, en Suisse et en Italie, par exemple, les atten-
tats révolutionnaires ou l'accroissement de la criminalité menacent
également de ramener la législation à des peines plus sévères, et,
malgré les efforts de certains philanthropes, de rétablir ou de con-
server la peine de mort dans des codes dont elle avait disparu ou dont
elle allait disparaître (2). En Russie la suppression de la peine ca-
sives. Cotait la première affaire de ce genre qui vînt devant un conseil de guerre de-
puis l'ukase du 9 août 187.S. La cour martiale instituée pour la sévérité a usé d'une in-
dulgence relative. Fomiiic a été condamné au-c travaux forcés et non à mort, bien que,
tout en niant avoir fait fou, il avouât avoir pris part à une attaque à main armée dans
laquelle avait succombé un gendarme. Aux yeux du code militaire, c'en était assez
pour une condamnation capitale.
(1) C'est la potence qui est le supplice ordinaire des condamnés politiques, alors
mémo qu'ils sont jugés par un conseil de guerre. Sous l'empereur Nicolas, les chefs
militaires de l'insurrection de décembre 182'i ont, comme le lieutenant Doubrovine,
été pendus et non fusillés. La loi laisse du reste aux juges le choix du genre de sup-
plice.
(2) En Suisse, on le sait, une modification constitutionnelle a tout récemment rendu
aux cantons le droit de faire usage de la peine capitale. En Italie, sous le premier mi-
nistère Dcpretis, avant la mort du roi Victor-Emmanuel, M. Maneini étant ministre de
]a justice, l'abolition de la peine capitale, proclamée jadis en Toscane, devait être
l'empire des tsars et les russes. 191
pitale ne se maintient que grâce à des mesures d'exception, grâce
au régime des ukases qui permet de suspendre ou d'éluder la loi à
l'aide d'un changement de juridiction pour toute une catégorie de
crimes. Nous sommes ici ramené à une remarque que nous avons
dû faire plus d'une fois à propos de l'administration ou de la jus-
tice, à propos de l'élection des maires ou de l'élection des juges
de paix, par exemple, à une remarque qui, dans les choses dont
ils sont le plus disposés à s'enorgueillir, doit rappeler les Russes à
la modestie. Les lois en Russie sont parfois plus libérales ou plus
démocratiques, plus progressives ou humanitaires que chez beau-
coup de peuples d'Occident ; mais dans ce cas ce que la législation
officielle a d'imprudent, d'excessif ou de prématuré en apparence,
est aisément corrigé dans la pratique par l'omnipotence gouverne-
mentale, toujours maîtresse de suspendre comme d'appliquer la
loi. L'abolition de la peine de mort est une de ces témérités que
le gouvernement impérial a pu se permettre impunément parce
qu'il est toujours libre de recourir à des mesures d'exception. Aussi
l'expérience de la Russie ne saurait beaucoup prouver en cette
matière pour des états qui ne peuvent prendre avec les lois ou les
tribunaux les mêmes libertés.
L'on sera peut-être curieux cependant de connaître les résultats
de cette expérience presque séculaire, de savoir quels effets a sur
la criminalité russe l'abolition de la peine de mort. En Russie on
n'est pas toujours d'accord sur ce point, les uns regrettent la dou-
ceur de la législation, la regardant comme un encouragement au
crime; les autres, plus nombreux, maintiennent que le code pénal
a eu peu d'influence sur la criminalité et que rien n'autorise à
conclure en faveur du rétablissement del'écliafaud. L'homme russe,
le paysan du moins, est, dit-on, d'ordinaire assez indifférent à la
mort; grâce au rustique stoïcisme du moujik^ la peine capitale
ne serait pas en Russie un épouvantail bien efficace. Pour une rai-
son ou une autre, il est certain que les faits et les statistiques se
prêtent assez bien à la défense de la législation actuelle. On a re-
marqué que, sous le règne d'Alexandre II, le nombre des meurtres
est à peu près dans le même rapport au chiffre de la population
que durant la période du règne de Nicolas (1838-18/17), où la peine
capitale, temporairement rétablie, planait sur la tête des assassins.
La comparaison avec les états de l'Occident donne des résultats
fort analogues et peut-être encore plus inattendus. Les relevés of-
ficiels qui, depuis 1871 ?,u moins, sont dressés avec beaucoup de
soin et de détail constatent qu'en Russie, avec l'abolition de la peine
étendue à tout le royaume. Nous ne savons si la tentative d'assassinat sur le roi
Hurabert n'empêchera pas de donner suite à ce projet, qui en face du redoubleaient de
la criminalité dans la péninsule paraît au moins prématuré.
192 REVUE DES DEDX MONDES.
de mort, il n'y a pas plus d'homicides, pas plus de crimes contre
les personnes que dans les pays de l'Europe où règne une pénalité
plus sévère. Aux statisticiens russes, les chiffres ont même semblé
souvent plus favorables à leur pays qu'à la France ou à la Prusse (1).
En 1870, on trouvait en Russie un peu plus de sept individus sur un
million d'âmes {7, h) condamnés pour homicide, ce qui vers la
même époque était presque exactement la même proportion que
dans les îles britanniques (7,5) (2). Depuis, s'il faut en croire les
statistiques du ministère de la justice, la proportion des homicides
à la population est demeurée en Russie sensiblement la même. De
pareilles comparaisons entre la Russie et l'étranger il résulterait
en apparence que non-seulement la potence et la guillotine, mais
que le degré de civilisation, que le régime politique, que l'état re-
ligieux et économique des peuples européens n'ont sur le dévelop-
pement de la criminalité qu'une imperceptible influence. Ce serait
là une conséquence forcée, aisée à battre en brèche au moyen d'au-
tres comparaisons et d'autres statistiques. Aussi n'osons-nous pas
tirer de pareils rapprochemens des conclusions trop précises, d'au-
tant plus qu'en pareille matière, pour prétendre à quelque exacti-
tude, il faudrait tenir compte de la régularité du service de la po-
lice aussi bien que de la sévérité des tribunaux.
Ces résultats n'en sont pas moins instructifs; ils fournissent des
armes commodes aux adversaires du rétablissement de la peine de
mort, qui, parmi les Russes, est d'autant plus impopulaire que la
suppression en est souvent regardée comme un titre d'honneur na-
tional. L'on ne saurait donc s'étonner de voir les jurisconsultes de
Saint-Pétersbourg et de Moscou repousser presque unanimement
la pendaison ou la décapitation et n'y voir qu'un reste des coutumes
barbares du passé. C'est ce qu'a fait cette année même, dans une
de ses séances, la société des juristes russes [iouriditclieskoé
ohchtchestvo). A l'heure même oîi, par l'ukase du 9 août 1879 et par
l'intermédiaire des cours martiales, le gouvernement élargissait le
cercle des crimes encore punis du dernier supplice, les juristes
russes, sur un rapport de l'un d'eux, se prononçaient catégori-
quement contre la peine de mort, la déclarant d'une manière ab-
solue inutile au maintien de l'ordre public et contraire aux saines
notions de la morale et du droit pénal (3).
(1) D'aprè.-; une étude sur ce sujet du Vesinik Evropy (juillet 1871), le chiffre annuel
des accuses pour meurtre de '18(iO à 1867 oscillait entre 2,09'* et 1,616, sans qu'il y
eût progression ni diminution régulière, les variantes les plus fortes par.iissant avoir
des causes temporaires. L'année 1865 était celle qui donnait le chiffre le plus élevé.
(2; M. Maurice Block : l'Europe politique et sociale {Vestnik Evropy, ibid ).
(3) Voyez (n" -4, février 1879) la nouvelle Itcvue critique {Krilitcheskoé obozrênie)
publiée à Moscou sous la savante direction de MM. V. Miller et M. Kovalevski.
L EMPIRE DES TSARS ET LES RUSSES. 193
Nous n'avons pas à chercher ce qu'il peut y avoh' d'outré dans
des affirmations aussi décidées. La science pénale, comme toutes
les sciences qui touchent à la politique, n'a pas, croyons-nous,
de solutions aussi absolues. Pour la pénalité comme pour les au-
tres parties de la législation, comme pour toutes les branches
de la vie publique, c'est aux faits et aux mœurs de décider ce qui
à tel moment de l'histoire convient à tel peuple et à tel état so-
cial. Cette réserve faite, nous sommes heureux de reconnaître
que dans la Russie contemporaine, en dehors peut-être des assas-
sinats politiques, lorsque le fanatisme révolutionnaire s'attaque
systématiquement aux personnes, cette redoutable et répugnante
peine de mort ne paraît pas aujourd'hui l'indispensable auxiliaire
de l'ordre et de la loi. C'est là une sorte de supériorité dont il est
permis aux Russes d'être fiers vis-à-vis des peuples qui ont trop
souvent pour eux un injuste dédain. Je ne chercherai point quelles
sont les causes qui leur assurent cet avantage. La douceur des
mœurs du paysan, en dépit de certains penchans à la brutalité, et
plus encore sans doute l'influence de la religion toujours vivante
et souveraine dans la masse du peuple, sont pour l'ordre public
de plus sûres garanties que la sévérité de la législation et peuvent
le plus souvent suppléer au glaive de la loi. En dehors de la Russie,
on sera tenté de chercher à ce phénomène d'autres explications. Eh
quoi! nous dira-t-on, la peine qui en Russie remplace le dernier
châtiment, la peine que la loi fait planer sur de simples délits aussi
bien que sur les crimes, la déportation dans les déserts glacés de
la Sibérie, ne serait-elle pas aussi efficace que la potence et l'écha-
faud pour arrêter le bras des malfaiteurs? Si les cours d'assises
russes n'ont point besoin de recourir à la peine de mort, n'est-ce
point que cet exil dans les affreuses solitudes du nord est pour le
commun des hommes un supplice plus cruel et non moins redouté
que la mort même?
III.
La Sibérie a dans les deux hémisphères une sombre réputa-
tion; elle la doit moins à son climat qu'à la multitude d'exilés
de tout âge et de tout sexe qu'elle a engloutis depuis des siè-
cles, qu'aux légendes dont la pitié publique ou l'imagination des
écrivains ont entouré les déportés. Aux yeux de l'étranger, la Si-
bérie, avec ses blanches et silencieuses solitudes, avec ses steppes
durcies par le froid, apparaît de loin comme une immense prison
de neige, où l'homme est à jamais perdu, comme une sorte d'enfer
de glace, pareil au dernier cercle de VInferno de Dante. Certes
TOME XXXV. — 1879. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
peu de contrées au monde ont reçu de la nature moins de charmes,
moins d'attraits pour l'étranger. Un tiers de ces immenses sur-
faces est compris dans le cercle polaire, et, plus au sud, le relief
élevé du sol rend souvent le climat aussi rude qu'au nord, en sorte
que la moitié même de la Sibérie méridionale demeure impropre à
l'agriculture ou à la vie civilisée. Les régions les plus chaudes,
ouvertes tour à tour au vent glacial du pôle et au souffle des-
séché des déserts de l'Asie centrale, ont la température moyenne
de la Finlande, mais avec un climat notablement plus continental,
c'est-à-dire avec de plus grands écarts entre les saisons extrêmes,
de façon qu'aux hivers les plus rigoureux peuvent succéder des étés
brûlans (1).
Avec tous ces désavantages, la Sibérie n'a pour l'homme du
Nord ni les mêmes terreurs, ni les mêmes souffrances que pour
les habitans de l'occident et du sud de l'Europe. Cette terre, une
des plus déshéritées du monde, n'est pas un désert inhabitable,
ce n'est en somme qu'une Russie renforcée et outrée, une Russie
plus froide que l'autre, mais où néanmoins le Russe peut fort
bien vivre, travailler, prospérer. En passant l'Oural, l'on ne change
pas brusquement de climat, et tout en empirant à mesure que
l'on avance vers l'est ou le nord, les conditions physiques et hygié-
niques de la vie ne sont pas considérablement modifiées. Comme
lieu de déportation, les abords du cercle polaire sont pour les
Russes de Saint-Pétersbourg, de Moscou, d'Odessa même beau-
coup moins redoutables, beaucoup moins meurtriers que ne le
sont pour les riverains de l'Atlantique ou de la Méditerranée les
luxuriantes contrées tropicales où les états de l'occident de l'Eu-
rope ont souvent établi leurs bagnes et leurs colonies pénales. To-
bolsk, Tomsk, Irkoutsk même sont pour les habitans des bords
de la Neva ou du Volga des résidences infiniment moins pénibles
et plus saines que ne le sont, par exemple, pour un Français
Cayenne, Sinnamari ou Noukahiva.
Les immenses bassins de l'Obi, de l'iéniséi, de l'Amour, renfer-
ment bien des régions plus aisément iiabitables et naturellement plus
riches et plus fertiles que telle ou telle contrée du nord de la Russie
d'Europe. Aussi la Sibérie n'est-elle pas le seul lieu de bannisse-
ment ou de déportation du gouvernement impérial, les provinces
septentrionales de la Russie européenne, celles d'Arkangel etd'Olo-
(1) Voyez entre autres M. Venioukof : liossia i Vostok, p. 80 et suiv., Saint-Péters-
bourg, 1877. La température moyenne de la ville la plus cbaudo de la Sibérie, Vladivostok,
située par le 43* degré de latitude au sud de l'Amour, sur l'Occan-Pacifiquc, n'est pas
plus élevée que celle de la capitale de la Finlande, Helsingfors, dont la latitude est
do 17 degrés plus septentrionale.
l'empire des tsars et les russes. 195
nets en particulier, sont souvent employées pour l'exil des con-
damnés ou l'internement des suspects politiques. La Russie ne
manque pas de lieux de détention, de prisons ou de bagnes naturels.
Le Caucase sous Nicolas, le Turkestan sous Alexandre II ont ouvert
à la transportation pénale et administrative de nouvelles et vastes
régions.
La déportation, comme châtiment pénal ou comme moyen de
gouvernement, est fort ancienne en Russie ; on pourrait la faire re-
monter aux premiers tsars qui, avant d'avoir la Sibérie à leur dis-
position, transplantaient fréquemment des populations entières
d'une partie de leurs états à l'autre (1). C'est sous le règne d'Alexis
Mikhaïlovitch, père de Pierre le Grand, vers le milieu du xvii" siècle,
que la Sibérie reçut le premier convoi de malfaiteurs. Depuis lors ces
lugubres caravanes de criminels ou de malheureux sont devenues
annuelles et n'ont cessé de grossir. Dès l'origine, la déportation
a eu moins pour objet d'imposer aux condamnés ou aux ennemis
du pouvoir les souffrances d'un climat rigoureux que de délivrer
la société ou le gouvernement de tous les hommes qui pouvaient
troubler l'une et inquiéter l'autre. Aussi pourrait-on dire d'une ma-
nière générale que la peine était à peu près graduée selon la dis-
tance ; à mesure que se sont accrus les moyens de communications,
à mesure que s'est élargi le domaine de la colonisation nationale,
le champ de la déportation s'est étendu, reculant toujours vers l'est
ou le nord au fond des solitudes de l'Asie.
Le code pénal appliquait jusqu'à ces derniers temps la peine du
bannissement {ssylka) aux plus grands crimes et aux simples délits,
tels que le vagabondage. Les déportés, en vertu d'une sentence
judiciaire, sont ainsi divisés en deux grandes classes : les criminels
condamnés aux travaux forcés qui d'ordinaire subissent leur châti-
ment en Sibérie, et les condamnés à des peines moins sévères qui,
de même que les suspects politiques et les internés de la iii^ section,
sont simplement transportés d'une partie de l'empire à l'autre,
ordinairement du centre aux extrémités, avec interdiction de sortir
de la résidence qui leur est fixée. Entre ces deux catégories, ces
forçats et ces colons obligés, il y a légalement un grand intervalle
qui, grâce à l'adoucissement des mœurs, avait depuis la fin du
règne de Nicolas été en diminuant sans cesse.
(t) De pareilles migrations forcées d'une extrémité à l'autre de l'empire ont encore
parfois lieu de nos jours. C'est ainsi qu'après la dernière guerre russo-turque, des
milliers de familles, des tribus entières du Caucase qui s'étaient révoltées contre le
tsar ont dû quitter les montagnes du Daghestan pour les plates et froides régions du
nord de la Russie. Le Golos annonçait récemment que cinq cents de ces montagnards
établis temporairement dans la province de Novgorod allaient être transférés dans celle
de Perm.
196 REVUE DES DEUX MONDES.
Les forçats ou galériens [silno-Jcatorgniki], sont naturellement
de beaucoup les moins nombreux et les moins libres. La peine des
travaux forcés remplace la peine de mort, su))primée en 1753 par
l'impératrice Elisabeth. Non contente de renverser l'échafaud, la loi
russe n'admet point de travaux forcés à vie, la durée des travaux
forcés ne peut excéder vingt ans; ces vingt années passées, le
forçat rentre dans la classe des condamnés colonisés. Autrefois,
sous l'empereur Nicolas et ses prédécesseurs, les galériens subis-
saient d'ordinaire leur peine dans les mines de Sibérie, et spécia-
lement dans les mines d'argent de Nertchinsk, situées à plus de
deux cents lieues au delà d'Irkoutsk et du lac Baïkal. Les criminels,
associés parfois aux condamnés politiques, travaillaient enchaînés
et demeuraient jour et nuit au fond des humides galeries des mines
ofi ils semblaient ensevelis vivans. Affreuse était la peine, et ce
n'était pas seulement dans !a législation qu'elle était l'équivalent de
la mort. Les tempéramens les plus robustes ne réussissaient pas
toujours à résister aux fatigues et aux privations de cette vie sou-
terraine. Gomme pour le knout, le maximum légal fixé par la loi
semblait le plus souvent une ironie amère ou une hypocrisie ; bien
peu des exilés qui descendaient dans les mines de Nertchinsk attei-
gnaient le terme de vingt ans.
Une cruelle aggravation de ce bannissement pénal, pour les con-
damnés aux travaux forcés du moins, c'est la mort civile, et en
Russie la mort civile n'est pas un vain mot; elle brise tous les liens
de famille. Sous Nicolas, l'on enlevait parfois aux déportés, à leurs
enfans mêmes, jusqu'à leur nom ; les héritiers du condamné pou-
vaient s'emparer de ses biens, si toutefois ces biens n'étaient pas
confisqués; sa femme devenait veuve et comme telle pouvait se re-
marier. L'église et le gouvernement admettent encore cette cause
d'annulation du mariage. A l'honneur du peuple russe, à l'hon-
neur des femmes russes en particulier, il faut dire que, si cette
mort légale a parfois donné lieu à d'écœurans spectacles, elle a le
plus souvent suscité les plus généreux dévoûmens. C'est ainsi
qu'après la conspiration de décembre 1825, qui fit envoyer en
Sibérie tant des membres les plus brillans de l'aristocratie, les
femmes de déportés appartenant aux premières familles de l'em-
pire, des Troubetskoï, des Shakhovskoï et d'autres, loin de pro-
fiter du triste privilège que leur concédait la loi, demandèrent
comme une grâce d'échanger, à la suite de leurs époux, les salons
de Saint-Pétersbourg ou de Moscou contre les solitudes glacées de
la Sibérie orientale où beaucoup sont mortes, oii les autres ont
vieilli pour ne rentrer dans le pays de leur jeunesse que sous le
règne d'Alexandre II, après trente années d'exil. Depuis, des
l'empire des tsars et les russes. 197
centaines et peut-être des milliers de femmes ont suivi ce noble
exemple; celles qui ne le feraient point se verraient mises au ban
de la société.
Si les mines d'argent de Nertchinsk n'ont pas été abandonnées,
elles n'occupent plus qu'un petit nombre d'ouvriers qui y vivent
au-dessus de terre et y jouissent d'une liberté relative. La plupart
des forçats de Sibérie sont employés à différentes sortes de travaux
qui n'ont rien de particulièrement pénible, soit dans les établisse-
semens de l'état {zavody), dans les fabriques ou les salines, soit à
la construction ou à l'entretien des routes. D'après les règlemens,
les forçats ne sont retenus dans la prison de l'établissement ou dans
les casernes [vkazarmakh) que durant le commencement de leur
peine, durant le premier quart de leur temps, alors qu'ils sont com-
pris dans la classe dite des condamnés à Y épreuve ou à V essai
[ispytouemye). Durant les trois autres quarts de leur temps, ils
vivent aux environs de la maison de force dans des chambres libres,
ils sont seulement astreints jusqu'à l'expiration de leur peine à se
présenter chaque jour à l'établissement. D'ordinaire cette faculté
de loger en dehors de la prison leur est accordée beaucoup plus tôt;
dans certains endroits, les forçats sont admis à demeurer au dehors
dès qu'ils peuvent se louer un logement (1).
Ces adoucissemens ne sont pas les seuls : la coutume s'est intro-
duite de compter pour les criminels ordinaires dix mois comme une
année entière, ce qui abrège encore d'un sixième la durée de ces
travaux forcés ainsi mitigés (2). Cette peine, la plus élevée du
code, est devenue presque nominale; aussi le gouvernement est-il
accusé par ses adversaires politiques tantôt de retenir dans les
forteresses de la Russie d'Europe des agitateurs légalement con-
damnés aux travaux forcés en Sibérie, tantôt de déployer vis-à-
vis d'eux au delà de l'Oural une sévérité inconnue des criminels
de droit commun. Presque tout ce qui faisait jadis l'horreur de ce
châtiment redouté a disparu peu à peu, comme le knout et les
verges; la législation pénale, ainsi dégagée de ses tristes accessoires,
ainsi amendée ou corrigée dans la pratique par les règlemens ou
l'usage, est restée, avec les ukases humanitaires d'Elisabeth et de
Catherine, la plus douce et la plus indulgente de l'Europe. Les cri-
minalistes se sont préoccupés de cet adoucissement, de cet énerve-
ment de la pénalité; le gouvernement, se sentant trop mal armé
(1) Les adversaires du gouvernement se plaignent de ce que ces faveurs habituelles
n'aient pas été accordées à certains condamnés politiques, à Tchernychevski par
exemple, le doctrinaire du radicalisme qui a passé huit ans aux mines de Nertchinsk.
Voyez la revue révolutionnaire le Vpered, t. II, 1874, ii^ part., p. 108.
(2j Vpered, môme numéro.
198 REVUE DES DEUX MONDES.
contre le crime, a été obligé de songer aux moyens de rendre au
code pénal plus d'efficacité, et l'utilité de la déportation s'est
trotivée mise en question.
De tout temps la discipline a naturellement été beaucoup plus
relâchée, et le bannissement moins pénible pour les déportés de
la seconde catégorie, les condamnés simplement colonisés en Si-
bérie ou ailleurs. Ils ne sont guère soumis à d'autre obligation qu'à
celle de ne point quitter la résidence qui leur a été fixée (1). ÏJne fois
transportés au lieu désigné pour leur séjour, ces colons forcés {sibio
poselentsy) y demeurent à peu près en liberté sous la surveillance
souvent somnolente d'une police peu sévère ou peu exacte. Ceux
qui ont quelque fortune peuvent vivre de leurs revenus, louer une
habitation ou s'en faire construire une, avoir des livres ou des in-
strumens de musique, des chevaux ou des voitures, se donner tous
les plaisirs que comportent le climat et l'exil ; les autres peuvent re-
prendre leur ancien métier, travailler à la terre ou bien louer leurs
bras dans les mines d'or, où ils font concurrence aux ouvriers libres.
Ils jouissent du fruit de leur travail, peuvent devenir propriétaires
et sont autorisés à se marier avec des femmes déportées ou avec des
femmes du pays. Chaque année, le gouvernement consacre une cer-
taine somme, 2,000 roubles environ, aux frais de mariage des colons
forcés qui n'y peuvent subvenir. Les condamnés se donnent parfois
des fêtes dont l'eau-de-vie fait le principal agrément et où ils in-
vitent souvent les soldats ou les employés préposés à leur garde.
En Sibérie plus encore qu'en Russie, le grand mal est l'arbitraire
des agens du pouvoir, qui, là aussi, trouve son correctif habituel
dans la vénalité. Arbitraire et vénalité ont un champ d'autant plus
large que dans ces solitudes le contrôle est plus difficile et que
beaucoup des fonctionnaires de Sibérie sont des hommes tombés
en di-grâce qui expient au delà de l'Oural d'anciennes peccadilles
administratives.
La vie des colons obligés est fort analogue à celle des Sibériens
du voisinage; pour l'homme du peuple, elle n'a rien de particulière-
ment pénible; aussi a-t-on vu des malfaiteurs aggraver leur cas de
propos délibéré pour avoir le bénéfice de cette liberté du bannisse-
ment. Les déportés politiques sont souvent les plus surveillés et,
par là même, les plus à plaindre. C'est pour eux que la déportation
garde toutes ses tristesses ou ses rigueurs, pour l'homme du monde
ou l'homme d'étude subitement transplanté dans une contrée dé-
serte ou au milieu de gens grossiers, loin de toutes les ressources
de la civilisation; pour le Russe ou le Polonais instruit, isolé de
(1) La durée minima de la déportation est, croyons-nous, de cinq années.
L EMPIRE DES TSARS ET LES RUSSES. 199
ses amis, de sa famille, et parfois du monde entier, privé de lettres
et de nouvelles ou ne pouvant correspondre avec les siens qu'à de
rares intervalles. C'est pour les exilés politiques, pour les prison-
niers d'état, et non toujours pour ceux qui ont été condamnés par
un tribunal civil ou militaire, que l'on réserve les stations les plus
boréales, à l'extrêine limite des établissemens russes. Dans les der-
nières années même, des écrivains ou des savans tels que Tcherny-
chevski, Cbtchapof, Koudiakof, ont ainsi été relégués aux confins
du cercle polaire, au milieu de peuplades barbares eL idolàti'es,
dans des localités où la poste même n'arrive qu'une ou deux fois
l'an (l).
Ce qu'il y a de plus effrayant ou de plus pénible dans la dépor-
tation en Sibérie, c'est peut-être le voyage. Du centre de la Russie,
où se forment les convois de prisonniers, à Tiumen, la pi'emière
ville de la Sibérie occidentale, il y a plus de cinq cents lieues; il
y en a plus de quinze cents aux villes et aux districts de la Sibérie
moyenne. Autrefois la plus grande partie de ce triste exode s'ac-
complissait à pied sous le fouet de cosaques à cheval, et pour les
forçats du moins, les fers aux jambes ou les menottes aux mains. On
se nourrissait de biscuits, de salaisons et des pauvres aumônes de
la pitié des paysans, on dormait sur la terre humide ou sui' la neige
durcie. Le voyage durait souvent toute une année, parfois plus.
C'était une rude épreuve, beaucoup des condamnés, beaucoup des
infortunés {nestrhastnyé)^ comme disent dans leurs hienveiliant
euphémisme les paysans russes, succombaient avant d'atteindre le
district éloigné où ils devaient subir leur peine. Aujourd'hui le
voyage se fait en grande partie par eau, sur des barques ou cha-
lands remorqués par des steamers. J'ai rencontré sur le Volga de ces
convois de condamnés, vêtus de souquenilles de toile et entassés sur
de grands bateaux; je ne crois pas que dans ce trajet ils aient plus
à soulfrir que nos forçats, transportés à fond de cale par delà
l'Océan, à nos antipodes. Le voyage a lieu d'ordinaire dans la belle
saison, afin d'utiliser les communications fluviales par le Volga et
la Kama, puis au delà de l'Oural, par la Tobol, l'Obi et les rivières
de Sibérie. Les condamnés passent l'hiver dans la prison des villes
où ils ont été mis en jugement; au printemps, ils sont de tous les
coins de l'empire dirigés sur Moscou, d'où on les expédie par déta-
chemens sur la Sibérie à travers Nijni, Kazan, Perm et Tobolsk (2).
(1) Tous les déportés politiques russes ou polonais ne sont pas soumis aux mêmes
rigueurs; on a vu de ces exilés se fixer volontairement à l'expiration de leur peine
dans le lieu de leur exil, soit qu'ils y aient fait une petite fortune, soit môme qu'ils
devinssent les employés du gouvernement qui les avait bannis.
(2) Aujourd'hui, le transport d'un condamné des points les plus éloignés, de Tiflis,
200 REVUE DES DEUX MONDES.
Durant la période de navigation, de mai à septembre, ces lugu-
bres caravanes d'été, composées de centaines de personnes de tout
rang, de tout sexe et presque de tout âge, se succèdent à de courts
intervalles, souvent tous les huit ou dix jours. Le nombre des con-
damnés des diverses catégories est fort considérable. C'est vers
1825, avant même le règne de Nicolas, que la déportation a com-
mencé à prendre un grand essor, et depuis, le contingent annuel
du bannissement a grossi d'année en année. Sous Nicolas, de 1830
à 18/i8 par exemple, le chiffre annuel des déportés montait en
moyenne à huit mille environ, dont près de la moitié étaient des
vagabonds ou des serfs en fuite. Vers 1830, le nombre total des
exilés en Sibérie était de plus de quatre -vingt mille (83,000),
en 1855 on l'estimait à près de cent mille âmes (99,860 dont
23,000 femmes), soit une véritable armée, disséminée il est vrai
sur toute la surface de la Sibérie (1).
Dans l'été de 1878, malgré la diminution des cas où est appli-
quée la peine du bannissement, malgré l'emploi plus fréquent de
la prison, le gouvernement a expédié de Moscou à Nijni Novgorod,
durant la période de navigation, près de douze mille condamnés
des deux sexes (2). A Nijni ou à Kazan, ces douze mille condamnés
ont été rejoints par les recrues du bas Volga au nombre de près de
quatre mille, et avant de quitter Perm les provinces de la Kama
leur avaient apporté un nouveau renfort de plusieurs centaines de
prisonniers. Grâce aux arrestations et déportations politiques de
l'année courante, le nombre des personnes, hommes ou femmes, con-
traintes de passer l'Oural dans l'été de 1879 doit être plus élevé de
plusieurs milliers de têtes. En outre, au chiffre de la Sibérie, il faut
ajouter le chiffre, bien inférieur il est vrai, des hommes relégués en
par exemple, à Irkoutslc, ne revient, assure-t-on, qu'à 50 roubles ; de Moscou à Tiur-
meu, le prix moyen du transport serait de moins de 22 roubles. Pour les paysans dé-
portés par ordre de leurs communes, tous les frais restent à la charge de ces der-
nières. Une fois arrivés au lieu de leur détention, les déportés doivent subvenir à
leur subsistance ; les forçats sont les seuls que l'état entretienne quand il ne loue pas
leurs bras à des entreprises privées.
(1) Voyez Schnitzler, Empire des Tsars, t. III, p. 882. D'après des chiffres publics
plus récemment, par M. Anoutkine, il y aurait eu, de 1829 à 1847, un peu moins de
100,000 déportés en Sibérie, dont la moitié seulement, 80,000, auraient été des crimi-
nels condamnés par les tribunaux, et le reste se serait composé do vagabonds, de serfs
expulsés par leurs propriétaires, de forçats en rupture de ban, etc.
(2) Les chiffres de 1878 se décomposaient de la manière suivante :
Condamnes aux travaux forcés 853
Condamnés à la déportation simple 0,847
Évadés réintégrés l,06i
Il était resté à Moscou quelques centaines de malades.
l'empire des tsars et les russes. 201
résidences forcées dans les provinces frontières de l'Asie. De huit
mille environ, vers le milieu du règne de Nicolas, le nombre total
des déportés s'est élevé annuellement sous Alexandre II à seize
mille, à dix-huit ou dix-neuf mille et, en y comprenant les pays
autres que la Sibérie, à plus de vingt mille (1). Depuis le com-
mencement du siècle, la levée annuelle de la déportation aurait sep-
tuplé.
Sur ces dix-huit ou vingt mille déportés, quelle est la part de
l'arbitraire administratif? D'après les documens publiés par les
journaux officiels ou officieux (2), cette proportion jusqu'à l'année
1878 était très faible, à peine un sur cent, ou même un sur cinq
cents. En huit années, de 1870 à 1878 exclusivement, le total des
personnes transférées en Sibérie par mesure administrative n'au-
rait pas monté à seize cents (1,599). Encore le plus grand nombre,
soit 1,328, étaient-ils des montagnards du Caucase, exilés au-
delà de l'Oural en vertu de lois ou de raisons spéciales, en sorte
que, dans toute la Russie d'Europe, il n'y aurait eu en sept ans que
271 individus, russes ou polonais, déportés par la haute police, soit
en moyenne trente-huit par année. En vérité, l'institution admise,
la III' section ne pouvait guère user de ses pouvoirs avec plus de
modération. Il est vrai qu'à ces déportés en Sibérie il faut ajouter un
nombre peut-être supérieur d'internés de toute sorte dans les pro-
vinces extrêmes de la Russie d'Europe (3).
Outre les bannis par voie administrative , il y a en Sibérie
une classe de colons forcés beaucoup plus considérable, que l'on
confond souvent à tort avec les premiers ; ce sont les déportés par
sentence des communes ou des corporations de bourgeois, égale-
ment investies du droit d'exclure de leur sein les membres vicieux
ou dangereux [h). Les communes de paysans usent encore large-
ment de cette espèce d'ostracisme, car pour les sept années anté-
rieures à 1878, le total des transportés de cette catégorie s'élevait à
plus de trente-six mille, soit en moyenne de plus de cinq mille par
an, et ces trente-six mille exilés du village natal avaient été accom-
pagnés par plus de vingt-sept mille personnes de leur famille.
(1) En 1875 par exemple, le contingent de la déportation sibérienne a monté à 19,183
individus. La durée moyenne de la déportation semble avoir diminué, car le nombre
total des déportes ne paraît pas beaucoup plus considérable que vers le milieu du
règne de Nicolas.
(2) Je citerai particulièrement le Journal de Saint-Pétersbourg (mai 1879).
(3) Le nombre des victimes de la iii^ section est naturellement fort variable : ains
en 1875, le chiffre des déportés par voie administrative s'était élevé à soixante-neuf
soit au double de la moyenne annuelle; en 1870, il aura probablement plusieurs fois
décuplé.
(4) Voyez ,1a Revue du 15 mai 1877.
202 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette énorme population pénale se répartit d'une manière très
inégale sur les diverses régions de la vaste Sib(^rie. Le gouverne-
ment de Tobolsk seul reçoit encore près de la moitié des déportés,
8,0n0 environ pour chacune des dernières années, ïomsk environ
2,500, Jéniseisk ^^,500, Irkoutsk un peu moins de Zi,000, les terri-
toires du Transbaïkal et de Jakoutsk un peu plus de 500 (1). De
1870 à 1S75, on aurait déporté dans la Sibérie occidentale 40,000
condamnés et un peu moins de 36,0i 0 dans la Sibérie orientale,
bien que cette dernière, beaucoup plus vaste et beaucoup moins
peuplée, semble plus propre à la colonisation pénale. Dans uae telle
armée de déportés, dispersés sur d'immenses espaces, et la plupart
condamnés seulement à un séjour lorcé en telle ou telle localité,
il n'est pas aisé de toujours maintenir la discipline et d'empêcher
les déseriions. Aussi y a-t-il souvent un écart considérable entre le
chiffre offi iel de la déportation et l'efïectif réel des déportés. A la
date du 1" janvier 1876 par exemple, plus de 5 î, 000 individus
étaient inscrits comme colons forcés sur les registres du gouverne-
ment de Tobolsk, et à la même date l'administration locale n'avait
pu constater la présence que de 34,000 ('2). Dans la province de
Tomsk, l'écart était à la même époque de 4,651 personnes. Ces
chiffres attestent, avec la négligence d'une administration trop
peu nombreuse ou trop mal rétribuée, le peu d'elFicacité de cette
captivité tant redoutée des étrangers. Dans beaucoup de bailliages
[volost) du gouvernement de Tobolsk, le tiers, parfois la moitié des
condamnés inscrits sur les registres des communes rurales, avait
disparu. Parmi ceux qui restaient, la grande majorité n'avaient ni
profession régulière ni occupation constante. Les rapports des g(tu-
verneurs généraux le reconnaissent, la paresse, l'ivrognerie, le
vagabonda'-îe régnent en maîtres dans un grand nombre de ces co-
lonies pénales, qu'on se représente de loin comme menées à la ba-
guette et soumises à une sévère et minutieuse discipline.
En de telles conditions, rien d'étonnant si, dans les provinces ser-
vant de lieux de déportation, la criminalité atteint d'effrayantes
proportions. Dans le gouvernement de Tobolsk, il se commet en
moyenne chaque année un crime par soixante-douze déportés, dans
le gouvernement de Tomsk, un par soixante-sept. Pour ces deux
provinces, les statistiques judiciaires constatent annuellement près
(1) Ces clii (Très sont empruntés au Golos (n" du 8 juillet IS'R^i
(2) Sur li^s 34/29:5 individus formant en 1n76 la po|iulaiion drpnrtée effective du
gouvernement de Tobolsk, 2,089 déclaraient n'oxerc.cr aucune profession, 1,2i7 étaient
à la charge des communes urbaines ou rurales, 13,220 étaient inscrits sur les regis-
tres du déoo librement comme vagal)onds, 12,502 é aient affrancbis de toute redevance
et les arriérés d'impôts pesant sur les autres montaient à C42,0U0 roubles.
l'empire des tsars et les russes. 203
d'un crime par mille habilans. Dans la Sibérie prise en bloc, il se
commet un vol à main armée sur 31,000 habitans et un homicide
sur moins de 9,000, ce qui fait que dans l'Asie russe la sécurité des
personnes est environ dix fois moindre que dans l'occident de l'Eu-
rope. Comme école de moralisation, le bannissement a donc mal
réussi; a-t-il mieux servi la sécurité de la mère patrie, qui, grâce
à ce système d'expulsion, cherche à rejeter sur ses dépendances
asiatifjues tous ses élémens vicieux ou dangereux?
La mince barrière de l'Oural est loin de retenir dans les steppes
ou les montagnes de Sibérie les milliers de criminels et d'aventu-
riers que la mère patrie y transporte régulièrement. N'étant qu'une
continuation de la Russie d'Europe, dont ne la sépare aucun obstacle
naturel, l'Asie russe est pour les déportés une prison bien moins
sûre que les îles ou les contrées transocéaniques qui nous servent
de colonies pénitentiaires. Quelque effrayantes qu'elles semblent de
loin, les distances qui séparent les provinces sibériennes du centre
de l'empire n'arrêtent point les condamnés désireux de revoir la
terre natale ou de recommencer une aventureuse existence. Le
Russe, l'homme du peuple du moins, est un grand marcheur, et,
s'il ne saurait lutter de vitesse avec les Anglais ou les Américains
savamment entraînés pour une marche rapide, le pèlerin russe, à
l'allure souvent lente et indolente, sait à petites journées franchir
d'immenses espaces. Depuis la Jeune Sibérienne de Xavier de
Maistre, on a vu bien des condamnés en rupture de ban traver-
ser à pied toute l'étendue de l'empire et du fond de la Sibérie
se rendre à Moscou ou à Saint-Pétersbourg en mendiant ou en vo-
lant. Toutes les entraves mises à la libre circulation par le régime
compliqué des passeports n'arrêtent pas ces échajipés de Sibérie.
Dans leur lutte avec la police, ils ont d'ordinaire pour auxiliaire la
commisération du peuple, qui, grâce au mélange des criminels et des
prisonniers politiques, grâce à une oppression de plusieurs siècles,
est encore enclin à voir dans les prisonniers de l'état des frères in-
justement persécutés. Il y a dans le nord-est de la Russie des villages
où les paysans ont, dit-on, conservé l'habitude de laisser le soir à
la porte ou à la fenêtre de leur izba un morceau de pain et une
cruche d'eau pour les fugitifs qui peuvent passer dans la nuit.
La police arrête annuellement un grand nombre de ces déser-
teurs de la déportation. Plus de 10 pour 100 des gens expédiés
chaque été de Moscou en Sibérie sont des évadés qu'on y réintègre.
Beaucoup réussissent néanmoins à dérouter toutes les recherches
et mènent une vie errante dans les contrées reculées de l'empire
ou louent leurs bras au rabais dans les mines de l'Oural et de
l'Altaï. La déportation tant employée comme un sûr remède contre
20 A REVUE DES DEUX MONDES.
le vagabondage, recrute ainsi, pour la Russie comme pour la Sibérie,
une classe nouvelle de dangereux vagabonds.
Avec de tels résultats, il n'est pas étonnant que le système de dé-
portation, si largement pratiqué jusqu'ici, rencontre aujourd'hui
peu de faveur parmi les juristes et les criminalistes préoccupés de la
répression, comme parmi les politiques ou les publicistes préoccu-
pés delà colonisation. La Sibérie, qui, pendant des siècles a reçu le
rebut de la population russe, criminels, vagabonds, paysans en
fuite, "mêlés aux condamnés politiques et aux sectaires religieux, la
Sibérie, qui compte une population libre de quatre millions de
Russes, se lasse d'être regardée comme une sentine où la Russie
européenne rejette toutes les matières infectantes ou dangereuses.
A l'exemple de l'Australie anglaise, la Sibérie commence à repous-
ser les déportés qui pour elle sont moins une ressource qu'une
cause de démoralisation et d'insécurité. A une certaine époque
peut-être, alors qu'on y internait surtout d'inolTensifs suspects po-
litiques ou de tranquilles sectaires religieux, la colonisation a pu
tirer quelque parti du flot régulier de cette immigration pénale.
Aujourd'hui il n'en est plus de même; les colons forcés éloignent
les libres colons. Selon l'expression d'un écrivain russe, en faisant
de la Sibérie un heu de punition, on en a fait dans l'imagination
du peuple une terre d'horreur et d'effroi où personne ne se rend
volontiers (1). La déportation, qu'on regardait comme le plus sûr
procédé de colonisation, a pu ainsi être rendue responsable de la
lenteur de la colonisation russe en Asie. Cet afflux séculaire de ma-
tières impures et putrides, cette sorte d'accumulation de fumier
humain dont on espérait la fertilisation et l'enrichissement de la
Sibérie, ne fait plus par ses félidés émanations qu'en corrompre
l'air et en éloigner les habitans. Aussi a-t-on parlé de substituer à
la Sibérie pour cette triste mission pénale des terres moins peuplées
de colons russes, et sinon plus éloignées, du moins m.ieux séparées
du centre de l'empire par des déserts de sable. Le Turkestan et les
contrées nouvellement acquises dans l'Asie centrale ont plus d'une
fois été désignés comme devant à cet égard devenir une seconde
Sibérie (2).
(1) M. Vénioukof, Rossia i Vostok, p. 7i-75. La plupart des déportés n'ont pas de
famille et un fort petit nombre se livrent à la culture du sol. D'après l'article du
Gobs cité plus haut, 9,579 déportés dans les communes rurales du gouvernement de
ïobolsk n'exploitaient en tout qu'une étendue de 775 desiatincs, soit une desiatine (un
hectare neuf ares) par plus de quatre déportés. On voit l'insignifiance de ce résultat
au point de vue agricole.
(2) Pour rendre aux déportés toute évasion plus dllpcile, le gouvernement a dans
ces derniers temps résolu d'interner certains prisonniers politiques dans la grande île
déserte de Sakhaline au nord du Japon, Ils y seront employés à l'exploitation de
L EMPIRE DES TSARS ET LES RUSSES. 205
La déportation telle qu'elle a été pratiquée en grand depuis un
demi-siècle n'a réussi ni à la Sibérie qui en devait bénéficier, ni à
la Russie qu'elle devait débarrasser, ni aux condamnés qu'elle de-
vait moraliser. Cette peine, qui semblait mieux que toute autre ré-
pondre au double but de correction morale et de défense sociale
que se propose toute législation pénale, n'a donné en Russie que de
tristes et décourageans résultats. A quelque point de vue qu'on se
place, intérêt de la société, intérêt du condamné, intérêt de la co-
lonisation, le régime suivi depuis si longtemps s'est montré inef-
ficace. La chose est si certaine qu'en dépit de la routine, en dépit
de la commodité de ce système de débarras, on y aurait peut-être
déjà renoncé sans les besoins de la iif section, sans la difficulté
de savoir que faire des prisonniers politiques.
Si la déportation doit continuer, c'est sur une moindre échelle et
dans d'autres conditions. Une révision du code pénal est devenue
manifestement indispensable, c'est une de ces réformes accessoires,
politiquement inofTensives, dont le gouvernement russe s'occupe vo-
lontiers dans la seconde moitié du règne actuel, une de ces menues
réformes qui complètent et au besoin corrigent et restreignent les
grandes. La révision des lois pénales devait être la contre-partie de
l'abrogation des châlimens corporels, qui tenaient trop déplace dans
la législation pour en pouvoir disparaître sans affaiblir et énerver
la loi.
lY.
L'étude de la réforme pénale a été confiée vers 1876 à une com-
mission présidée par l'un des esprits les plus éclairés de l'em-
pire, M. de Grote. Les travaux de cette commission, aujourd'hui
terminés, doivent servir à une réforme pénitentiaire en même temps
qu'à une révision du code pénal. Le principal problème était une
plus juste gradation des châtimens. La législation actuelle pèche à la
fois par deux excès opposés, par trop d'indulgence pour de grands
crimes, par trop de sévérité pour de petits délits. Les punitions
étaient disproportionnées à la faute, la Sibérie comme jadis les
verges se trouvant au bout de presque toute condamnation. D'a-
près la nouvelle échelle des peines, telle qu'elle a été arrêtée dans
les travaux de la commission, la mort doit rester à l'état de châtiment
mines de charbon récemment découvertes. Le voyage doit se faire d'Odessa à bord
d'un des vaisseaux achetés par souscription lors des craintes de conflit avec l'Angle-
terre; l'itinéraire est par le Bosphore et l'isthme de Suez, en sorte que les déporlés
n'arriveront à cette sorte d'Islande asiatique qu'à travers les brûlantes mers du Sud.
206 REVUE DES DEUX MONDES.
exceptionnel réservé pour les attentats contre la vie du souverain
et la sûreté de l'état. Les travaux forcés devront comme par le passé
constituer le plus terrible des moyens de répression ordinaires.
Considérée comme remplaçant la peine de mort, cette peine ne
pourra plus èire infligée qu'aux plus odieux criminels, elle devien-
dra en même temps moins fréquente et plus sévère qu'aujourd'hui;
au lieu d'être subie dans les mines ou les étab'issemens de Sibérie,
elle le serait dans des maisons de force dispersées sur divers points
du territoire.
La déportation simple doit être abolie comme peine ordinaire,
elle ne subsisterait plus qu'en des cas spéciaux, à titre de mesure
administrative contre les suspects politiques et à l'égard des sectes
nuisibles. On pourra toujours être envoyé en Sibérie ou ailleurs par
ordre de la m" section. Pour les suspects politiques ou les sectaires
religieux qu'il est difficile de frapper d'une peine régulière, la Russie
continuerait l'ancien système d'expulsion. La Sibérie pourra de ce
chef continuera recevoir longtemps un contingent régulier de colons
forcés. La dé[)ortation, cessant d'être une peine régulière infligée
aux coupables ordinaires demeurerait, aux mains de l'administra-
tion, un moyen de police et de gouvernement. A l'égard des sus-
pects politiques, le pouvoir, qui en avait été sobre dans les der-
nières années, en use aujourd'hui d'autant plus largement que,
dans sa lutte avec les sociétés secrètes, son impuissance à saisir les
vrais coupables le contraint souvent d'arrêter et de bannir tout ce
qui excite ses soupçons. A l'égard des sectes religieuses, il en est
certaines, comme les skoptsy ou mutilés, comme les coureurs ou
errans, qu'aucun gouvernement civilisé ne pourrait tolérer. Si les
tribunaux ou l'administration n'usaient de la déportation que contre
ces immondes et insensés fanatiques, la tolérance ou l'humanité
n'auraient rien à leur reprocher (1). L'on ne saurait malheureuse-
ment dire qu'il en a toujours été ainsi. A toutes les extrémités delà
Russie, au delà de l'Oural comme au delà du Caucase, le voyageur
rencontre d'innocentes colonies d'hérétiques russes, dont tout le
crime est de rejeter les dogmes ou les cérémonies de l'église do-
minante. Avec cette colonisation forcée de tous les élémens réfrac-
taires, politiques ou religieux, le gouvernement risque à la longue
(i) Dans le code pénal russe figurent encore pour les délits religieux certaines peines
spéciales et d'un autre âge, qui devraient au moins être réservées pour le clergé ou
les tribunaux de l'église. Telle est, par exemple, la pénitence ecclésiastique qui con-
siste en une sorte de réclusion dans un couvent avec assistance aux offices et roraon-
trances des autorités ecclésiastiques. Cette peine peut être appliquée dans les cas
d'adultère, de tentai ive de suicide, parfois aussi dans le cas d'apostasie de Téglise ortho-
doxe. La loi va mftmc jusqu'à condamner à la pénitence ecclésiastique le médecin qui,
par ignorance ou impéritic, a tué ses malades.
l'empire des tsars et les russes. 207
d'inoculer aux provinces lointaines, à la Sibérie en particulier, un
dangereux esprit d'indépendance ou d'opposition.
A la déportation doit être substituée, dans la plupart des cas, l'in-
carcération. Cette peine n'est pas nouvellement inscrite dans la loi,
mais en fait on s'en servait peu. Il y avait à cela plusieurs raisons
dont l'une dispense des autres. La Russie, représentée si souvent
comme un vaste bagne, est en réalité relativement pauvre en prisons
et en cachots. Elle n'avait point nos vieilles abbayes ou nos anciens
châteaux pour y installer ses criminels. Les prisons y étaient trop peu
nombreuses ou trop petites, elles étaient presque toujours encom-
brées par les prévenus en sorte qu'il restait peu d'espace pour les
condamnés. Cela s'explique tant par les habitudes de la police que
par des considérations d'économie. A l'incarcération prolongée, qui
coûte cher, on préférait le châtiment corporel, qui ne coûte rien, ou
la déportation qui semblait débarrasser des coupables. Jadis, quand
d'après la loi un malfaiteur était condamné à la prison et qu'il n'y
avait point de place pour lui dans les maisons de détention, on lui
appliquait cinquante coups de verge et on le renvoyait en liberté
si la peine était légère; on l'expédiait en Sibérie si la détention de-
vait être longue. Avec la suppression des châtimens corporels et
les restrictions mises à la déportation, on est forcé de recourir de
plus en plus à l'emprisonnement. Pour cela, il faut ériger de nou-
velles maisons d'arrêt et de détention; et tant qu'on n'en possédera
pas davantage, la Sibérie restera forcément comme par le passé la
ressource de la justice et du gouvernement (1).
Beaucoup de plaintes on été élevées contre les prisons russes,
on les dépeint comme d'horribles et infects cachots où les détenus
sont soumis aux traitemens les plus rigoureux et aux plus cruelles
privations. De pareils tableaux ne sont pas toujours d'une exacte
vérité. Les prisons que visite le voyageur dans les grandes villes,
celles du moins qui ont été récemment construites à l'imitation
de l'Europe, ne diffèrent guère de nos établissemens du même
genre. Dans ces mornes palais du crime on retrouve l'espèce de
luxe architectural et parfois même le confort relatif que l'on se
plaît aujourd'hui à procurer aux condamnés. Il n'en est point tou-
jours ainsi dans l'intérieur des provinces, dans les vieilles con-
structions, où faute de place l'on est obligé d'entasser pêle-mêle
prévenus et condamnés. Les conspirateurs se plaignent beaucoup du
régime des prisons et des traitemens inhumains dont leurs amis y
seraient victimes. A en croire, les proclamations révolutionnaires,
les souffrances des détenus politiques seraient un des motifs de
(1) La loi qui vient cette année même d'abroger la contraioto par corps pour dettes
a pu récemment donner quelques places dans les prisons.
208 REVUE DES DEUX MONDES.
l'exaspération des nihilistes et des attentats des derniers temps.
Dans un empire aussi vaste, de telles doléances peuvent avoir plus
d'une fois quelque chose de fondé, bien que les griefs allégués
d'ordinaire semblent eux-mêmes en montrer l'exagération (1). Le
reproche que, dans les provinces du moins, semblent le plus méri-
ter les prisons, c'est comme presque partout en Russie, le manque
de propreté et le manque d'hygiène. A cet égard, il en est plus
d'une qui, en temps d'épidémie, pourrait être regardée comme
un foyer d'infection. A cette cause de souffrance pour les détenus
il faut ajouter parfois la rudesse et l'arbitraire des geôliers ou des
employés, grâce au défaut universel en Russie, le manque de con-
trôle efficace. Pour les maisons d'arrêt et de détention, le désordre
et les abus étaient d'autant plus faciles qu'il y avait plus de confu-
sion dans cet important service. Le ministère de la justice, le mi-
nistère de l'intérieur, la m® section, avaient hier encore chacun
leurs prisons particuhères avec une administration séparée. Pour
remédier à ce manque d'unité, on vient de concentrer tout le ser-
vice des prisons dans les mains d'une direction spéciale, placée sous
le contrôle de personnages nommés par le souverain.
L'épineuse et grave question du système pénitentiaire a depuis
plusieurs années attiré l'attention du gouvernement et du public,
et l'on peut espérer que tous les travaux théoriques récens ne res-
teront pas sans influence sur la pratique. A cet égard, la Russie
n'est point, du reste, demeurée stationnaire : depuis 1870 en parti-
culier, à Saint-Pétersbourg, à Kharkof, à Kazan, à Kief , à INijni-
Novgorod et ailleurs , des sociétés privées se sont chargées du
patronage des jeunes détenus, ou ont entrepris pour eux l'établis-
sement de colonies agricoles (2). En 1874, un professeur de l'uni-
versité de Pétersbourg a ouvert un cours sur la discipline péniten-
tiaire ; en 1875 , on a fondé dans la capitale une prison modèle
pouvant contenir sept cents individus et renfermant trois cents cel-
lules, et vers le même temps sont nées des sociétés de patronage
pour les détenus comme pour les libérés (3).
(1) C'est ainsi qu'en février 1879 les placards séditieux affiches à Kharkof au len-
demain de l'assassiniit du gouverneur de la province, le prince Krapotkine, donnaient
comme un des motifs de son exécution les traitcmens barbares infliges par ses ordres
aux détenus politiques de la ville. Or, d'après ces proclamations mêmes, ces traitemens
inhumains de Vostrog de Kharkof consistaient dans l'interdiction de recevoir des vivres
dudcliors et dans la mise des prisonniers en cellules.
(2) Un professeur de l'université de Kief, M. A. Kistiakovski, a en 1878 fait con-
naître l'organisation et les résultats des principaux établissemens fondés par ces so-
ciétés aujour^l'hui au nombre de neuf ou dix. Voyez la Krititcheskoé ohozrénié, nu-
méro d'avril 1879.
(3) Dans la Finlande, qui à cet égard est stimulée par le voisinage de la Suède où
L EMPIRE DES TSARS ET LES RUSSES. 209
A l'aide de la réforme du système pénitentiaire et de la révision
du code pénal, on se flatte de diminuer la criminalité ou du moins
d'en arrêter la progression. Des espérances de ce genre ont été trop
souvent déçues pour qu'on ose s'y fier. Ce n'est pas qu'au poiint de
vue de la criminalité la situation de l'empire présente rien de par-
ticulièrement décourageant. Les sinistres prédictions faites lors de
l'affranchissement des serfs ne se sont pas vérifiées. On disait qu'en
rompant subitement le lien traditionnel des propriétaires et des
paysans, on allait décliaîner dans la nation tous les vices et tous les
crimes. Que n'avait-on pas à craindre d'un peuple ignorant et gros-
sier, subitement débarrassé de chaînes séculaires! Les faits n'ont
point confirmé ces appréhensions. Les crimes ont pu changer de
nature, la criminalité ne s'est pas beaucoup accrue; à certains
égards même, elle a, croyons-nous, diminué. La comparaison est
diflicile, car les statistiques ne lui fournissent pas de documens suf-
fisans. En dehors des délits et des crimes jugés par les tribunaux,
le servage avait sa criminalité spéciale, ses crimes souvent ignorés
et impunis, attentats des seigneurs sur la vie de leurs serfs ou
l'honneur de leurs serves, attentats des serfs sur la vie ou les biens
de leurs maîtres, assassinats et incendies, désordres domestiques,
meurtres des époux mal assortis, grâce au régime du mariage forcé
auquel beaucoup de propriétaires soumettaient leurs serfs, donnant
les plus belles filles aux meilleurs serviteurs.
On ne saurait donc prendre la criminalité comme un moyen facile
d'évaluer les résultats de l'émancipation et des grandes lois qui ont
touché presque toutes les branches de la vie nationale. Cette me-
sure, en apparence si simple et si commode, ne peut donner d'in-
dication exacte puisqu'on réalité elle n'est pas la même pour la pé-
riode antérieure aux réformes et pour la suivante. En dehors des
changemens apportés dans l'état social, l'érection des nouveaux tri-
bunaux, l'institution des juges d'instruction et des juges de paix,
toutes les améliorations du service judiciaire rendent une telle com-
paraison incertaine ou trompeuse.
Et quand il n'en serait pas ainsi, quand il serait prouvé que de-
puis l'affranchissement du peuple certains délits, certains crimes
même ont notablement augmenté, y aurait-il là de quoi con
damner l'émancipation et les réformes? Dans tous les pays remués
par des commotions profondes, les bas-fonds de la société, la vase
fangeuse tend naturellement à monter à la surface. Ces époques
de transformation sociale, de révolution et de transition, où les
idées traditionnelles et les vieilles croyances sont ébranlées , où les
toutes ces questions ont été fort étudiées, on s'est, comme en Russie, occupé en même
temps d'une réforme du système pénitentiaire et d'une révision du code pénal.
TOME XXXV. — 1879, U
210 REVUE DES DEUX MONDES.
situations matérielles et les rangs hiérarchiques sont bouleversés
ou confondus, toutes ces époques de changement et de trouble sont
d'ordinaire, il faut bien le reconnaître, peu favorables à la moralité
publique ou privée. En Italie par exemple, le pays de l'Europe qui,
avec la Russie, a le plus changé dans les vingt dernières années,
la criminalité a pris un essor redoutable (1). De pareilles révolu-
tions amènent presque partout de semblables effets.
Si en Russie quelque chose doit étonner, c'est que la criminalité
n'ait pas pris de plus grandes proportions. Elle n'a pas assez
varié, en elfet, pour qu'on en puisse tirer des conclusions nettes.
A en juger ])ar elle, les réformes n'auraient influé sur les mœurs,
ni dans un sens, ni dans l'autre. Gela s'explique à nos yeux parce
que le fond du peuple a été moins profondément atteint qu'on ne
le suppose d'ordinaire par les lois qui, avec la liberté, lui ont donné
l'égalité civile. Ce qui a peut-être été le plus remué, le plus ébranlé
dans la société russe, c'est moins l'ancien seifque l'ancien seigneur,
ce ne sont pas les assises inférieures et le fond de la nation, ce
sont plutôt les couches supérieures et moyennes. C'est là qu'il y
a eu le plus de bouleversemens et de dislocations, le plus de trouble
moral et aialériel, le plus de perturbation dans les idées, les habi-
tudes, les situations. La criminalité même, si peu sur que puisse
être un pareil indice, nous montre des traces de cette sorte de dés-
ordre ou de désarroi social. Des procès récens et des scandales de
toute sorte, de grossiers ou honteux méfaits qui surprennent dans
un certain milieu, nous ont trop souvent montré quelles secousses
avait subies le sens moral dans certaines sphères de la société russe.
De Icà un fait singu'ièrement triste qui, pour n'être point peut-être
spécial à la lîussie, n'en est pas moins un symptôme d'un mal réel.
Le nombre des gens lettrés [gramotnye)^ des gens sachant lire et
écrire, bien plus le nombre des gens ayant reçu une instruction
moyenne ou supérieure, semble relativement plus considérable
parmi les criminels que dans l'ensemble de la population. Les sta-
tistiques du ministère de l'instruction publique fournissant dt'S don-
nées moins exai:tes et détaillées que celles de la justice, on ne
saurait à cet égard rien dire de précis, mais, à en juger par la sta-
tistique, il semble en Russie qu'au lieu de diminuer, la propension
au crime, l'insiruction l'augmente. Ce résultat mérite d'autant plus
d'attention, qu'en Russie comme partout, l'inslruction tend à di-
minuer le penchant aux crimes accompagnés de violence ('2).
(1) D'après les statistiques italiennes, le nombre des criminels condamnés à mort ou
aux travaux forces à perpétuité avait plus que doublé do 1^59 à 1869, et le nombre
des crimes et délits du toute sorte aurait augmenté de 40 pour 100 de 1809 à 1876.
(2) Un autre trait digue de remarque dans les statistiques judiciaires de la Russie,
l'empire des tsars et les russes. 211
Embrasse-t-on les diverses classes du peuple et l'ensemble de
la nation, on trouve que la moralité n'a rien perdu à la suppres-
sion de la rude discipline du servage. Si l'émancipation, si les lois
qui l'ont suivie et complétée n'ont pas amené dans la moralité un
sensible progrès, elles n'ont pas non plus contribué à la démorali-
sation du peuple. Les relevés judiciaires ne sauraient de ce côté
être tournés contre les réformes. La criminalité privée est restée à
peu près stationnaire relativement au chiffre de la population. Ce
qui a crû, ce qui a pris un rapide développement, surtout dans les
dernières années, ce sont les crimes et délits politiques. Cette cri-
minalité spéciale, les grandes réformes d'Alexandre II en doivent-
elles être rendues responsables?
Certes entre les lois libérales du règne et l'agitation révolution-
naire de la jeunesse il y a un lien, une visible connexité; mais de
quelle façon les réformes ont-elles fomenté dans certaines classes
de la nation l'esprit de révolte et les passions révolutionnaires?
Est-ce, comme on le dit parfois, que le gouvernement impérial a
concédé au pays trop de libertés et de franchises en trop peu de
temps? Ne serait-ce pas plutôt que la plupart des réformes sont
demeurées incomplètes et inachevées, restreintes ou tronquées
dans la pratique, en sorte qu'au lieu de satisfaire les esprits et
d'apaiser les besoins qu'elles avaient éveillés, elles n'ont fait que
les exciter et les irriter? Ne serait-ce pas que l'œuvre d'Alexandre II
a été trop fragmentaire, trop dépourvue d'ensemble, en sorte qu'à
ceriains yeux les lacunes et les défauts en sont plus sensibles que
les beautés et les avantages? Ne serait-ce pas efifin que, faite d'un
mélange de vieux et de neuf, composée de pièces toutes nouvelles
et de débris usés d'un passé vieilli, la Russie actuelle reste incohé-
rente et disparate, et qu'elle manque du couronnement réclamé par
l'amour-propre national, la liberté politique, qui seule peut donner
aux réformes administratives et judiciaires toute leur valeur et
leur sincérité?
Anatole Leroy-Beaulieu.
c'est qu'à l'inverse de ce qui se voit ailleurs, il y a proportionnelle lent parmi les cri-
minels plus de gens mariés que de célibataires, en sorte qu'en Russie le mariage
pourrait être regardé comme exerçant une fâcheuse inlluence snr la criminalité. Cette
regrettable bizarrerie doit sans doute s'expliquer par la trop grande précocité des ma-
riages populaires et la brutalité des paysans qui, pour beaucoup de femmes, fait de
l'union conjugale un enfer insupportable.
UN
ENNEMI DES PRÉJUGÉS
L'Allemagne a plus que toute autre nation de l'Europe le goût et le
génie de l'universelle discussion. Les Français, les Italiens, les Anglais
ont presque tous quelque question grosse ou petite à régler avec leur
gouvernement ou quelque grief particulier contre la destinée; mais ils
sont disposés à reconnaître qu'il est certaines nécessités dont il faut
prendre son parti, certaines vérités de fait que les gens d'un bon carac-
tère renoncent à contester. Beaucoup d'Allemands, une fois qu'ils se sont
mis à raisonner, éprouvent le besoin déraisonner sur tout; leur suprême
plaisir est de discuter l'indiscutable. Ils ont adopté les armes et la de-
vise du surintendant Fouquet; c'était, comme on le sait, un écureuil
avec ces mots: « Où ne monterai-je pas? Qao non ascendam? » De
quoi qu'il s'agisse, les Allemands dont nous parlons remontent jusqu'au
déluge ou plus haut encore. Il ne leur suffit pas de faire la critique de
leur gouvernement, ils prennent à partie le soleil, la lune et les étoiles.
Ils se plaindraient volontiers, comme certain roi de Castille, que Dieu
ne les ait pas consultés avant de faire le monde, parce qu'ils auraient
eu de bons conseils à lui donner. Malheureusement on ne les a pas
consultés, et la création est une affaire manquée, qui, s'ils ne s'en
mêlent au plus vite, finira par une banqueroute. Le suprême entrepre-
neur est insolvable, il est hors d'état de tenir ses engagemens; l'heure
des protêts a sonné, et les huissiers entrent déjà en campagne.
On assure que celui qui a fait le monde en le sachant ou sans le
savoir s'affecte très peu de ces chicanes d'Allemand, auxquelles il est
depuis longtemps accoutumé. Les gouvernemens s'en émeuvent un peu
plus que lui, puisqu'ils se croient obligés de recourir à des lois d'excep-
tion. Dans le fond, ils voient d'assez bon œil ces terribles épilogueurs,
pessiaiistes ou utopistes, « ces abstracteurs de quintessences, ces gra-
beleurs de correction. » Ils leur savent gré de distraire les peuples de
UN ENNEMI DES PREJUGES, 213
la politique courante. Quand on raisonne avec fureur sur les principes
sociaux ou antisociaux, sur la propriété collective, sur l'émancipation
des femmes, sur les unions libres, on a moins de temps pour critiquer
le budget, et quand on attribue les maux dont nous souffrons soit à
quelque bévue du grand mécanicien qui nous a fabriqués, soit à quel-
que vice originel dans l'agencement des cellules ou de l'œuf d'où
nous sommes sortis, on devient plus indulgent pour M, de Bismarck,
qui « laisse gémir les persuadés, déclamer les frondeurs et se contente
d'agir. » L'Allemagne est aujourd'hui une monarchie militaire, tempé-
rée non par des chansons, car on n'y chante pas tous les jours, mais
par des théorèmes, et dans cette monarchie le gouvernement a le droit
de tout faire ou peu s'en faut, tandis que de leur côté les philosophes,
en dépit des lois de sûreté, ont le droit de tout dire et de tout écrire,
ou il ne s'en faut guère.
Jamais la fureur de tout remettre en discussion n'avait sévi en Alle-
magne avec autant d'intensité que depuis l'institution du nouvel empire.
Il n'est pas à cette heure, de l'autre côté du Rhin, un seul principe dont
tout le ffionde convienne. Gœthe prétendait qu'au grand jour de la ré-
tribution finale le souverain juge, après avoir mis les boucs à sa gauche
et prié les brebis de passer à sa droite, ajouterait : « Quant à vous, gens
de bon sens, placez-vous devant moi, afin que j'aie le plaisir de vous
regarder. » Les gens qui ne sont ni boucs ni brebis et qui ont du bon sens
s'appellent en Allemagne des conservateurs libéraux ou des libéraux
plus ou moins progressistes; mais ils ont beaucoup de peine à se faire
entendre au milieu du tumulte que font les exagérés de toute espèce.
Le malheur du bon sens est qu'il ne fait pas de bruit; il n'aime pas à
crier, et lorsqu'il se trouve en compagnie de gens qui crient, il prend
facilement son parti de se taire.
On déraisonne à gauche, on déraisonne adroite. Pour être un conser-
vateur authentique, pour en mériter à Berlin le titre et les honneurs,
il faut déclarer bien haut que le progrès est un leurre et un mensonge,
que le régime parlementaire est une invention impie et criminelle, que
les soi-disant libertés nécessaires sont des dangers publics ; il faut croire
aussi, comme le comte de Boulainvilliers, que le système féodal fut le
chef-d'œuvre de l'esprit humain, qu'on se portait mieux d'âme et de
corps dans le temps où. on avait plus de casques que de chemises et oii
les rois couchaient avec leur couronne, que les âges de foi naïve ont vu
fleurir tous les genres de vertus et de bonheur, et que la révolution
française a gangrené l'Europe jusque dans la moelle des os. Ces âpres
censeurs de la révolution oublient que la rage de décrier son temps et
de chercher l'âge d'or dans le passé est une maladie fort ancienne, que
les âges de foi naïve l'ont déjà connue. Tel prédicateur du xni" siècle
affirmait que cent ans auparavant tous les hommes sans exception
214 REVUE DES DEUX MONDES.
étaient justes et croyans, que toutes les femmes étaient chastes, et il
s'écriait douloureusement : u Que penseraient nos pères de leurs des-
cendans dégénérés? » Si la mémoire des hommes était moins courte
ou si les morts pouvaient parler, les prédicateurs auraient moins faci-
lement gain de cause ; mais les tombeaux sont muets.
Un romancier célèbre, George Eliot, a publié récemment un livre qui
a le titre d'un roman et qui n'en est pas un. Ses lecteurs habituels lui
en ont voulu; ils ont été, selon le mot du poète, aussi désappointés
qu'une perruche à laquelle on jette
une fève arrangée
Dans du papier brouillard en guise de dragée.
Il ne faut pas que notre déception nous rende injuste. Il y a dans ce
livre qui n'est pas upi roman une peinture piquante de quelques-uns de
nos travers, et nous y trouvons en particulier des observations fort
justes touchant ces utopistes rétrospectifs qui voient le passé en beau
et leur époque en noir. L'auteur remarque qu'il est fâcheux de ne pou-
voir reconnaître les obligations qu'on peut avoir à ses ancêtres sans se
laisser aller à déclamer contre le temps présent, qui avec tous ses
défauts a du moins le mérite de ménager aux panégyrist^'S raffinés du
passé certaines douceurs de l'existence auxquelles ils ne sont point
insensibles. « Selon toute apparence, ajoute-t-il, les inventeurs remar-
quables qui se sont avisés les premiers de creuser des puits ou de
baratter le lait pour en faire du beurre, et qui certainement ont été utiles
à leur temps comme au nôtre, ont eu le chagrin de se voir comparés
avec mépris aux générations antérieures, dont la vertueuse simplicité
laissait l'eau et le lait tranquilles. Sslon toute apparence aussi, quelque
nomade qui avait du goût pour la rhétorique, s'étendant sur le gazon
pour y savourer une beurrée contemporaine, a célébré les louanges de
ses aïeux, lesquels n'avaient pas encore été corrompus par le lait de
la vache. Peut-être même ce nomade, dans un bel accès de dévoiiment
imaginaire, s'est-il pris à regretter, après avoir avalé le beurre, cela va
sans dire, de n'être pas né un siècle plus tôt et de n'avoir pas été mangé
pour servira la subsistance d'une génération plus naïve que la sienne...
En vérité, je ne vois aucune bonne raison pour mépriser toute la popu-
lation présente du globe, à moins que je ne méprise aussi les généra-
tions précédentes, desquelles nous avons hérité nos maladies de corps
et d'esprit, et par conséquent à moins que je ne méprise mon propre
mépris, qui est également un héritage d'idées et de sentimeis élaborés
pour mon usage dans la grande chaudière de cette vie universellement
méprisable (1). » George Eliot a mille fois raison, et pourtant nous
(1) Impressions of Tkeophrastus Sucli, by George Eliot, 1879, pages 29 et 32.
UN ENNEMI DES PREJUGES. 215
avons bien peur que son raisonnement ne corrige personne. Plus d'un
bourgeois qu'on pourrait citer, qui, suit inconséquence, soit affeclation,
maudit la révolution et ses suites fatales, serait bien attrapé si quelque
puissant génie, le prenant au mot, rétablissait dans ce monde les iné-
galités qu'elle a supprimées et en relirait les duuces franchises, les
aimables commodités de la vie qu'elle y a introduites au profit des
petites gens; ce bourgeois ne laissera pas cependant de battre jusqu'à
la fin sa nourrice. Rien n'est plus charmant que de manger le beurre
et d'en mal parler; c'est se procurer tout à la fois les plaisirs de l'es-
tomac et ceux de l'ingratitude, qui au dire des ingrats sont les plus
vifs de tous.
Si les féodaux de Berlin regrettent l'âge d'or, s'ils condamnent les
libertés constitutionnelles et ce qu'on appelle les idées de 89 comme
une invention funeste, les démocrates socialistes de Leipzig el d'ailleurs
traitent le libéralisme de superstition surannée, et ne se lassent pas de
lui reprocher son impuissance à résoudre la question sociale. Passe
encore si les opinions libérales n'avaient affaire qu'aux féodaux et aux
socialistes, mais elles sont combattues aussi par des hommes qui, sans
être ni réactionnaires ni révolutionnaires, se flattent d'avoir inventé cer
laines recettes destinées à guérir tous les maux et qui exigent que les
gouvernemens se st-rvent de leur autorité pour en imposer Tusaye à tout
l'univers. C'est une opinion dominante aujourd'hui dans les universités
allemandes que tout le bien qui peut se faire dans le monde ne peut
être que l'ouvrage de l'état et doit s'accomplir par voie de décrets.
Nombre de professeurs allemands sont intimement convaincus qu'il est
possible de décréter l'abolition de la misère, de décréter la bière à bon
marché et le perfectionnement de la littérature dramatique, de décréter
la vertu et le bonlieur. Les libéraux se défient beaucoup des décrets;
ils ne croient qu'aux longs efforts, aux réformes lentes et pacifiques, ils
croient surtout à la liberté, c'est leur métier, et ils la réclament pour
tout le monde, pour les riches comme pour les pauvres, pour les dévots
comme pour les incrédules. — « Les libéraux sont des gens bien mal-
heureux, nous disait dernièrement un libéral; ils sont condamnés dans
ce monde comme cléricaux, et ils seront damnés dans l'a^itre comme
philosophes. » C'est leur faute à vrai dire; ils veulent qu'on ait le
droit de chanter /a Marseillaise et ils veulent aussi qu'on ait le droit
plus précieux encore de ne pas la chanter. C'est le moyen de ne con-
tenter personne, car l'intolérance est le fond de l'homme.
Nous avons sous les y ux, avec plusieurs autres, un livre allemand,
intitulé : les Préjugés de riium77iilé (1). Bien qu'il ait été imprimé à
"Vienne, on peut le considérer comme un précieux échantillon de ce
(1) Die Voruriheile der àlenschheit^ Yon Lazar B. Helleubacli. Vienne, 1879.
216 REVUE DES DEUX MONDES.
genre de philosophie sociale qui depuis quelques années a la vogue en
Allemagne. L'auteur, M. Hellenbach, a entrepris de démontrer que ce
monde ne vaut pas grand'chose, que la société fait fausse route, parce
qu'elle prend pour règle de sa conduite des opinions erronées, de vains
préjugés. Il démontre aussi qu'en beaucoup de cas la liberté est le plus
trompeur de tous les préjugés. Il démontre également qu'il suffirait de
deux ou trois décrets rendus par un gouvernement intelligent pour que
tout marchât à merveille. Il y a des hommes qui sont nés pour être
poètes, d'autres pour être mécaniciens, d'autres enfin pour être gouver-
nement. « Ah! si j'éiais gouvernement pendant dix-huit heures, s'écrient-
ils chaque soir et chaque matin, le monde serait bien étonné en se ré-
veillant, tant il aurait de peine à se reconnaître. »
Nous avons d'autant plus de plaisir à citer ce livre que l'auteur n'est
pas seulement un homme d'un sérieux mérite, mais qu'à beaucoup d'é-
gards il professe des opinions fort modérées. Il se pose en ennemi
résolu de la révolution sociale, de tous ceux qui prétendent régénérer le
monde par la violence, par le brigandage ; il voudrait qu'on les punît
deux fois, et pour le crime qu'ils commettent envers la société et pour
le tort qu'ils font à leur propre cause. Il a si peu de goût pour les doc-
trines subversives qu'il célèbre les bienfaits de la royauté, qui selon lui
ne sont pas achetés trop cher par une liste civile de quelques millions.
Il estime que la nation française a pu avoir des raisons plausibles de
détrôner ses rois, mais qu'elle leur devait une indemnité, attendu que
le comte de Chambord a autant de droits à son titre de roi que le pre-
mier bourgeois venu peut en avoir à porter le nom de son père et à
posséder soq héritage. En philosophie comme en poliiique, M. Hellen-
bach est juste-milieu. Le matérialisme ne lui revient point; il se refuse
à admettre « qu'une combinaison de matières carbonées puisse en
deux ou trois ans produire une machine pensante, sensible et con-
sciente. » Il affirme que tout ne s'explique pas dans ce monde par des
cellules qui s'accrochent ou se décrochent, et que la métaphysique aura
toujours sa part dans les affaires d'ici-bas. Avec cela, M. Hellenbach est
un homme fort instruit, très versé dans les matières qu'il traite. Il a
beaucoup lu, beaucoup réfléchi, et il sait écrire. La critique qu'il fait
de certaines doctrines témoigne de la solidité et de la justesse de son
esprit; mais après vingt pages qui font grand honneur à sa judiciaire,
on en trouve une fort étonnante, comme si sa raison était sujette à de
subits déraillemens. Il y avait jadis dans une maison de santé de Paris
un pensionnaire venu du département du Nord, qui passa deux années
entières sans donner la moindre marque de folie. Le médecin de l'éta-
blissement le déclara guéri et décida qu'il fallait le rendre à sa famille.
A l'instant même où, l'ayant reconduit à la gare, il se disposait à le
mettre en wagon, un éclair passa dans les yeux du fou, qui s'écria :
UN ENNEMI DES PREJUGES. 217
« Comme ils vont être heureux à Lille! Ils reverront la lune, qu'ils
n'ont pas vue depuis deux ans, puisque c'est moi qui l'ai dans ma
manche. » M. Hellenbach n'est point fou et ne le sera jamais; mais il
est doué d'une imagination très vive, que sa raison tient en bride, et
qui tout à coup s'échappe, bondit et caracole. Après avoir raisonné une
heure durant en philosophe émérite, regardant son lecteur avec un sou-
rire mystérieux, il lui révèle qu'il a la lune dans" sa manche, et il la
lui montre, ce qui ne nuit point à l'intérêt qu'offre la lecture de son
livre, 011 l'agréable se mêle à l'utile.
Son grand principe, qui peut se défendre, est qu'à la longue toute
institution, après avoir été utile à l'humanité, lui devient nuisible et ne
subsiste plus que par la force d'un préjugé funeste ou ridicule. 11 cite à
ce propos le mot célèbre de Méphistophélès : « Tout ce qui naît mérite
de mouiir. » Méphistophélès a dit aussi : « Les lois et les droits s'héri-
tent comme une maladie; la raison devient absurdité, le bienfait de-
vient fléau; ton malheur est d'être un petit-neveu. »
Weh dir dass du ein Enkel bist!
M. Hellenbach en conclut que parmi les institutions sociales qui nous
paraissent le plus sacrées et le plus nécessaires, il n'en est pas une qui
ne soit destinée à périr. Le sauvage se tatoue et se passe une arête
de poisson dans le nez; nous avons renoncé à nous tatouer, mais nous
avons un code civil qui oblige celui qui veut avoir des enfans légitimes
à se marier. Le jour viendra oui un civilisé qui se marie paraîtra aussi
ridicule qu'un sauvage qui se tatoue, M. Hellenbach s'en porte garant.
Il confond comme à plaisir les choses qui changent et les choses qui
ne changent pas, il se donne l'air d'ignorer qu'il y a dans l'humanité
civilisée, au milieu des vicissitudes de ses destins, des lois aussi per-
manentes que celles qui président au cours des astres. Un enfant intel-
ligent, qui avait lu un résumé de l'histoire universelle, s'écriait en fer-
mant le livre : « Du commencement à la fin, c'est toujours la même
chose. » Dans une certaine mesure il avait raison. On n'a pas toujours
porté des pantalons, Périclès et César s'en passaient; mais dans tous les
temps l'homme s'est servi de ses jambes pour marcher, parce qu'il
avait découvert qu'elles étaient destinées à cela, et il est difficile de
croire qu'un jour il marchera sur la tête. Il ne l'est pas moins d'ad-
mettre, malgré le témoignage d'un socialiste célèbre, que, quand l'âge
d'harmonie régnera sur la terre, l'eau des rivières se transformera en
limonade. Hélas ! l'homme ne boira jamais d'autre limonade que celle
qu'il aura fabriquée à la sueur de son front.
Ce qui nous étonne aussi, c'est que le même philosophe qui nous
enseigne que notre civilisation repose sur des idées fausses puisse se
flatter qu'il suffit d'écrire un livre pour faire justice d'erreurs presque
21S REVUE DES DEUX MONDES.
aussi vieilles que le monde, et qui sont entrées dans notre sang et
dans notre moelle. C'est pourtant l'espérance dont il se berce. La
guerre, par exemple, est pour lui le plus odieux des préjugés. Il dit à
ce sujet des choses fort judicieuses et d'autres qui le sont moins, car
sa raison voyage toujours accompagnée d'une troupe de cliimères. On
ne peut que l'approuver quand il réfute un auteur allemand qui voit
dans la guerre un précieux moyen de sélection naturelle, ein Haupt-
mittel der natûrUchen ZucJUioahl. » Il lui représente fort sagement
qu'à ce compte il faudrait encourager les guerres d'extermination, pr.is-
qu'elles auraient l'avantage de faire à jamais disparaître les races infé-
rieures. Il lui objecte encore qu'on ne démêle pas très bien quels ser-
vices ont rendus à la civilisation les invasions triomphantes des Huns
et des Mongols, et qu'au surplus la victoire ne prouve rien le plus sou-
vent, sinon qu'il y avait dans l'une des deux armées une paire d'yeux
qui voyaient plus clair que ceux du général ennemi.
Mais sur quoi se fonde-t-il pour nous pro nettre qu'avant peu l'huma-
nité en finira avec ces jeux sanglans de la haine et du hasard, et que
tous les différends seterminerontpar un arbitrage pacifique? C'est pro-
mettre qu'après avoir déraisonné à cœur-joie pendant huit, dix ou cent
mille ans, notre pauvre espèce, persuadée par 1 éloquence d'un écrivain,
va se décider tout à coup à devenir parfaitement raisoanab'e. a Voudriez-
vous me dire, demandait en son temps Rabelais, cet immortel repré-
sentant de l'éternel bon sens, comme de f.iit on peut logicalement inférer
que par ci-devant le monde eût été fat, maintenant serait devenu sage ?
Pourquoi était-il fat ? Pourquoi serait-il sage ? Pourquoi en ce temps, non
plus tard, prit fin l'a'Uique folie? Pourquoi en ce temps, non plus tôt,
commença la sagesse présente? » M. Hellenbach nous raconte qu'un
pacha turc lui dit un jour : « Le fou a toujours des querelles avec le
fou, le sage rarement avec le fou, le sage n'en a jamais avec le sage, n
Espérons que les sages s'appliqueront à croître et à multiplier; mais il
restera toujours assez de fous pour les contraindre à dégainer. Dans
tous les siècles il y aura des passions, et la passion aime le sang. Le
jour où il n'y aura plus d'ambitieux, le jour où personne ne convoitera
plus le bien d'autrui, le jour où les conquérans se décideront de leur
plein gré à faire restitution, à rendre gorge, ce jour-là l'épée rentrera
à jamais dans le fourreau ; mais tant que cet heureux changement ne
sera pas accompli, les arbitres désespéreront de concilier les procès.
L'ardeur de leur philanthropie sera-t-elle jamais aussi vive que l'ar-
deur des convoitises?Ouelqu'uns'étonnaitjadis devant Théophile Gautier
qu'il suffît, quelquefois de la coalition de trois boute-feux pour mettre
en péril la paix publique et lancer malgré elle l'Europe dans les aven-
tures, il répondit : « Avez-vous jamais vu des bandes d'honnêtes gens?»
M. Hellenbach n'aime pas la guerre, on ne saurait l'eu blâmer. Il
UN ENNEMI DES PRÉJUGÉS. 219
aime moins encore le mariage, qu'il traite de pure convention, comme
le duel et la mode, et d'institution surannée qui se survit. Il se récrie
avec indignation contre l'odieuse hypocrisie de nos lois, qui prescrivent
la monogamie, tandis que l'homme jusqu'aujourd'hui a toujours été un
animal essentiellement polygame, pourvu qu'il ait de quoi, la polyga-
mie étant le plus coûteux de tous les luxes. Tout homme, nous dit-il,
aspire à avoir plusieurs femmes; mais, par un instinct de propriétaire,
il prêche la monogamie à celle qu'il a épousée, non aux autres, bien
entendu, pour peu qu'il soit encore en âge d'avoir des succès. Aussi
l'Europe est-elle, selon lui, « le principal foyer de la polygamie, de la
polyandrie et de la pantagamie. » Ne pouvant supprimer la pantagamie,
faut-il donc que l'état la sanctionne? II est des hypocrisies salutaires.
L'état est comme ces mères de famille qui, ne sachant comment s'y
prendre pour empêcher leurs fils de s'amuser, trouvent plus sage de
fermer les yeux et affectent de tout ignorer. La loi dit comme Moïse :
Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain. Elle dit aussi : Si tu la
prends et que ton prochain me la redemande, je la lui rendrai. Elle dit
encore: Ce que je ne sais pas n'existe pas pour moi. Franchement,
nous ne comprenons pas de quoi s'indigne M. Hellenbach.
S'il n'aime pas le mariage, il a beaucoup de sympathie pour la
femme. A la vérité, il n'approuve pas le moraliste qui s'est permis
d'avancer que chez l'homme l'amour naît du désir, que chez les femmes
le désir naît de l'amour. M. Hellenbach répond à cela qu'elles savent
mieux cacher leur jeu; mais il se plaint qu'elles sont sacrifiées par le
législateur, et il réclame leur émancipation. Il estime que ce n'est pas
la guerre, que c'est l'amour qui est un admirable moyen inventé par la
nature pour perfectionner notre misérable espèce, et il reproche au ma-
riage de n'avoir rien de commun avec l'amour. « Parmi les hommes
qui se marient, nous dit-il, l'un veut se procurer une ménagère, un
autre une commandite pour son commerce, le troisième une mère pour
ses enfans, le quatrième une femme qui paie ses dettes, le cinquième
la protection d'un beau-père, un autre enfin une cuisinière. Quant à
celui qui se marie par amour, la seule raison qu'il peut avoir pour se
résigner à franchir ce pas périlleux est que dans la société actuelle il
ne peut posséder l'objet aimé qu'en Tépousant. Mais sa déception sera
grande, car le mariage n'est pas une institution poétique, le mariage
est un contrat, et partant le tombeau de l'amour. » M. Hellenbach pa-
raît croire que le seul moyen de réconcilier le mariage avec la poésie
et l'amour serait de le rendre temporaire et renouvelable. Mais pour-
quoi l'état se mêlerait-il de réconcilier les contrats avec l'amour? Est-ce
là son affaire? Au surplus lamour se passe à merveille de contrats, et
les engagemens temporaires répugnent beaucoup plus à sa nature que
les engagemens éternels. On loue un appartement pour trois, six ou
220 REVUE DES DEUX MONDES.
neuf ans. Se représente-t-on deux amans très épris, qui s'engageraient à
s'adorer jusqu'à la Saint-Michel de l'an prochain? Passé ce terme, ils ne
répondent plus de rien. Qu'est-ce que l'amour sans l'illusion? Un grand
poète a dit il y a longtemps « que ce que l'homme voit, l'amour le lui
rend invisible, et que l'invisible, il nous le fait voir. »
Quel che l'uom vede, Amor gli fa invisibile,
E l'invisibil fa veder l'Amore.
M. Hellenbach ne propose pas dès ce jour l'abolition du mariage; il
le juge provisoirement nécessaire dans l'intérêt des enfans. « Si l'em-
bryon détaché du corps de sa mère était capable de pourvoir lui-même
à sa subsistance comme l'embryon d'un poisson, rien ne serait plus lé-
gitime et plus innocent que de s'abandonner en liberté à toutes les joies
de l'amour. Tout ce qui excite le désir dans l'homme, une belle taille,
un beau sein, de belles dents, une opulente chevelure, promet au
monde la naissance d'un organisme propre au combat de la vie. Mais il
faut du temps pour que l'embryon humain se suffise à lui-même, et il
en résulte que le désir doit s'imposer une douloureuse contrainte. »
Heureusement l'état se chargera un jour de nourrir tous les enfans, et
le mariage fera place à l'amour libre, qui transformera cette vallée de
larmes en lieu de délices. Les gouverneuiens sont pauvres, ils n'ont que
des dettes, causées par des dépenses improductives. Le point est de
leur assurer une fortune qui les mette en état non-seulement d'élever
les enfans, mais de soulager toutes les misères. Pden n'est plus simple,
sans qu'il soit besoin de recourir aux moyens brutaux et sommaires de
la révolution sociale. Il faut que les gens qui n'ont pas d enfans soient
mis en demeure de nourrir les enfans des autres et qu'ils instituent
l'humanité pour leur héritière.
Notre philosophe est impitoyable pour les collatéraux, pour ceux qu'on
appelle en allemand les héritiers qui rient, die lachcnden Erben. « En
1878, s'écrie-t-il, sont morts en Californie trois millionnaires, nommés
O'Brien, Hopkins et Reese, qui laissaient chacun huit millions de dol-
lars. Cette année-là, les héritiers qui rient se sont emparés de plus de
quarante millions de dollars. Auraient-ils été bien malheureux s'ils n'en
avaient touché que la moitié et si le reste avait servi à constituer une
rente éternelle affectée à des institutions humanitaires? » M. Hellen-
bach ne refuse pas absolument aux célibataires le droit de tester; il ne
réclame que la moitié ou le quart de leur héritage, dont les rentes
seraient administrées par un ministre de la bienfaisance, qui n'aurait
rien à démêler avec la politique ni avec les questions de cabinet; ce
n'est pas au parlement qu'il rendrait ses comptes, il serait soumis au
contrôle d'une commission « composée des hommes les plus honorables
UN ENNEMI DES PRÉJUGÉS. 221
et le? plus indépendans, sévèrement triés sur le volet. » Ce ministre
qui aurnit beaucoup à faire et qui suffirait à tout, ce ministre qui serait
un philanthrope fervent et un très habile administrateur, M. Hellen-
bach le connaît, les yeux ardcns de son imagination l'ont vu , il pour-
rait nous donner son signalement.
Cependant il ne se fait pas d'illusions, il craint que les gouverncmens
ne se fassent tirer Toreille pour agréer sa proposition, et il s'adresse
en attendant au bon vouloir des célibataires, il leur représente que le
sort de la société est dans leurs mains. Il les adjure d'instituer un
nouvel ordre de Jonnnites, de chevaliers de Rhodes, de chevaliers de
Malte, dont chaque membre s'engagerait à laisser une portion considé-
rable de sa foriune à l'humanité souffrante; et pour les encourager, il
leur accorde dès à présent le droit de porter sur leur poitrine une croix
bleue, Fourier ayant décidé que le bleu est la couleur de l'amour, de
même que le rouge est la couleur de l'ambition. Nous ne savons si son
appel sera entendu. Dieu nous garde de médire des célibataires ! mais
la plupart ont refusé de se marier parce qu'ils tenaient beaucoup à
rester libres, et nous en connaissons plus d'un que l'avantage de porter
une croix bleue sur la poitrine déterminerait difficilement à aliéner
sa liberté par des engagemens d'outre-tombe. Les hommes qui aiment
à la fois le célibat et les vœux se font prêtres ou moines. D'autres,
mieux disposé?, objecteront que les particuliers sont plus compétens
que les gouvernemens en matière de philanthropie, et que la charité
de l'état manque d'onction. D'autres encore se défieront peut-être de
ce ministre de la bienfaisance qui tôt ou tard encaissera leurs legs; ils
demanderont à le voir, à examiner de près ses yeux et surtout ses mains.
M. Hellenbach ne fera pas difficulté de leur montrer cet oiseau bleu;
il l'a dans sa manche, comme la lune.
Le monde ira mieux quand les célibataires feront leur devoir ou qu'on
les obligera de le faire; il ira tout à fait bien quand la terre appartiendra
à ceux qui sont le plus propres à en tirer un bon parti, car alors elle
pro luira tout ce qu'elle peut produire. Quoiqu'il estime que l'inviola-
bilité de la propriété est un vain préjugé aussi bien que le mariage,
M. Hellenbach réprouve le communisme. Il ne demande point comme
M. Marx que les expropriateurs soient expropriés, ni comme M. Linel
qu'il n'y ait pas d'autre propriétaire foncier que l'état (1). Il désire seu-
lement que la terre soit mise en circulation, afin que chacun ait son
tour. Il y avait à Athènes une loi en vertu de laquelle un citoyen qui
se plaignait d'être plus imposé que tel autre qu'il jugeait plus riche
que lui, avait le droit de lui offrir l'échange de leurs fortunes. Les deux
parties présentaient sous la foi du serment leur inventaire; si elles ne
H) Der moderne Staat und die Ziele des alten Glaubens, von D"- Linel, 1879.
222 REVUE DES DEUX MONDES.
parvenaient pas à s'entendre, le tribunal décidait. Cela s'appelait l'an-
tidosis, et M. Hellenbach s'en est souvenu.
Le propriétaire A, soiî indolence, soit maladresse, cultive mal son
champ. B, qui n'en a point et qui désire en avoir un, se persuade que,
s'il possédait celui de A, il lui ferait produire davantage, et il s'engage à
payer à l'état un impôt plus fort. 11 demande à A combien il estime son
champ, et il double l'estimation. M. Hellenbach propose que dans ce
cas A soit exproprié au profit de B. La terre sera ainsi possédée par le
plus méritant, et le fisc comme la société tout entière s'en trouveront
bien. M. Hellei bach est plus sincère dans sa philanthropie que tel
démocrate socialiste; mais les socialistes ont un système, la charité de
M. Hellenbach est sans méthode. Les mesures qu'il propose se contra-
rient. Sa loi sur l'héritage des célibataires était destinée à venir en aide
aux petits et aux souffrans; sa loi d'expropriation ne sera favorable
qu'aux forts et aux habiles. Quelques tempéramens qu'il apporte dans
l'application, il y a dix à parier contre un que B sera un spéculateur
heureux, que A sera un pauvre diable lésé dans ses droits les plus
chers, à qui on ôtera difficilement de l'esprit que ce monde tel que Dieu
ou les cellules Font lait vaut encore mieux que celui que fabriquent les
utopistes. 11 maudira les docteurs qui mettent la propriété en circulation
et se vengera d'eux en se faisant socialiste. La terre rapportera-t-elle
davantage? Nous en doutons. On ne la cultive bien que lorsque l'on
est sûr de la posséder toujours. M. Hellenbach, qui parle de l'amour
en connaisseur, presque en gourmet, ne compte pas assez avec celui
qu'on a pour son jardin. Qui n'adore son jardin? On y enfouit son âme
avec ses sueurs, on y découvre mille beautés qui n'y sont pas; Yinvisibil
fa vecler l'Amore.
Nous ne savons si les mesures que recommande ce grand ennemi
des préjugés ont quelque chance d'être agréées en Autriche ou eu Alle-
magne; mais nous savons que le gouvernement qui hasarderait de les
proposer en France aurait de courtes destinées. L'autre jour, au ban-
quet de la préfecture de l'Aisne, M. le président du conseil parlait en
excellens termes de « cette population sage et laborieuse qui, laissant
gronder au-dessus d'elle les petites tempêtes de la vie parlementaire,
travaille, produit, épargne en paix, sachant qu'elle peut avoir confiance
dans le gouvernement qu'elle s'est donné. » Cette population a été
enfantée par la révolution française, qui en créant la petite propriété
a fait de ce pays la société la plus conservatrice d'elle-même qu'il y
ait en Europe; ce n'est pas le moindre de ses bienfaits. Jamais cette
population sage et laborieuse n'admettra que B soit autorisé à prendre
le champ de A, et les utopies ne sont p.'is son fait. M. Hellenbach est
tour à tour trop sceptique et trop crédule. Il méprise les préjugés des
autres, il a le sien, qui est de croire à la vertu des panacées sociales.
UN ENNEMI DES PREJUGES. 223
Ceux qui se mêlent de refaire le monde devraient y regarder de près et
se dire que « de toutes les choses les plus sûres, la plus sûre est de
douter. »
De las cosas mas seguras
La mas segura es dudar.
Si M. Hellenbach a du goût pour l'utopie, on aurait tort d'en con-
clure qu'il ail l'humeur opiimiste; il s'en faut. Il prédit à notre glo-
bule terrnqué le plus fâcheux avenir. Par le refroidissement graduel
du soleil, les zones habitables se réduiront de pus eti plus; nous au-
rons le sort de la planète Mars, dont les glaces polaires sont beaucoup
plus envahissantes que les nôtres. Nous finirons tnênie par devenir un
astéroïde, une lune stérile, désolée, très peu logeable. Si l'avenir ne
nous promet rien de bon, le présent n'est pas gai, la vie est un mal.
L'ennemi des préjugés s'en excuse en alléguant qu'il ne faut pas s'en
prendre à lui, que ce n'est pas lui qui a créé l'univers et que pour sa
part il n'y est entré qu'à son corps défendant. Il regrette amèrement
qu'on ne lui ait pas f.iit respirer du chloroforme dans son berceau; il
ne peut se réconcili r avec son existence que parce qu'il la regarde
comme un anneau nécessaire dans la grande chaîne des causes et des
effets. Il a le bonheur de croire à l'immortalité de l'âme; mais il estime
que la métaphysique ainsi que l'histoire naturelle ne nous guérit point
de nos chagrins. Comme le remarque George Eliot dans son dernier
livre, celui qui cherche dans l'étude de l'univers une raison de se con-
soler de ses malheurs particuliers ressemble à un homme qui lit un
livre dans la seule pensée d'y trouver son nom quelque part. Hélas! il
n'est pas question de nous dans le grand livre de réteinelle nature;
nous pouvons le lire d'un bout à l'autre sans y découvrir notre nom et
notre éloge, soit dans le texte, soit dans la marge.
M. Hellenbach en infère que le suicide a du bon, et il n'y a rien à
lui répondre; mais il insinue que l'état devrait prêter son assistance
aux gens qui veulent se pendre. «Tout homme qui se délivre de la vie
facilite par sa mort l'existence des survivans, soit qu'il ait quelque for-
tune à leur laisser, soit qu'il les débarrasse d'une concurrence nuisible.
En tout cas, il leur fait de la place et rend disponible la part d'alimens
qui lui était nécessaire. Quand le nombre des suicides serait décuplé,
il n'équivaudrait jamais à la dixième partie des décès causés par la
guerre, la faim et la n)isère. Dépouiller la mort volontaire de ses ter-
reurs est au pouvoir de la société; si elle ne le fait pas, c'est un fruit
du préjugé. » M. Hellenbach insinue également que, si les gouverne-
mens étaient bien ins|)irés, ils aideraient les malades désespérés à sortir
de ce monde et les mères de famille à n'y pas faire entrer un enfant
conçu sous une méchante étoile. « Dans l'état présent des choses, nous
22Zl REVUE DES DEUX MONDES,
ne pouvons mieux faire que de chercher un bon moyen préventif. Si
nous ne le trouvons pas ou aussi longtemps que nous ne l'aurons pas
trouvé, il faut dans les cas urgens recourir au moyen répressif de l'a-
néantissement du germe à une période quelconque de son développe-
ment, en choisissant la méthode la plus douce et la plus humaine. S'il
est vrai, ce qui me paraît douteux, que la cause du paupérisme soit
l'excès de population du globe, c'est un préjugé d'y parer par cette
lente et cruelle consomption qui est l'inévitable résultat de la misère
plutôt que par des préservatifs anodins. » C'est ainsi qu'à force de
mêler l'état à toute chose, on finit parle charger de vilaines besognes.
Les législateurs d'autrefois étaient durs et même brutaux; si on laissait
faire certains rêveurs qui se flattent de tout perfectionner, on en vien-
drait bientôt à regretter le passé. Une femme d'esprit affirmait qu'en
fait de gouvernement elle avait toujours préféré les sangliers aux
pourceaux.
Comme M. Hellenbach, les libéraux combattent u ces opinions erro-
nées qui surchargent d'un nouveau poids les malheurs innombrables
de la vie humaine ; » mais ils doutent que le plus sûr moyen d'amélio-
rer son champ soit d'arracher tout, l'ivraie et les épis mûrissans. Les
utopistes qui pullulent en Allemagne ont souvent moins de talent et
moins d'esprit que M. Hellenbach. Cela n'empêche pas que chacun d'eux
n'ait inventé sa recette, qu'ils ne croient tous à la vertu de leur élixir
et qu'ils ne prennent un plaisir extrême à le débiter. La plus douce des
ivresses est l'ivresse de l'absurde, c'est aussi la plus dangereuse. Ces rai-
sonneurs subtils se plaignent que l'Allemagne soit une monarchie mili-
taire; c'e?t un peu leur faute, et ils feraient bien de méditer certains
épisodes de l'histoire de France. Il y avait dans l'assemblée que le 2 dé-
cembre a dissoute des utopistes de très bonne foi, qui ne se doutaient pas
de l'irritation croissante que causaient à beaucoup de gens leurs éter-
nelles revendications sociales. Un homme clairvoyant disait d'eux : « Le
jour oi^i on les balaiera, ils n'y comprendront rien, et ils demanderont
des explications au caporal. » Il est fâcheux d'en être réduit à demander
des explications au caporal. Le caporal n'aime pas à s'expliquer, il ne
connaît que sa consigne ; mais si d'aventure il se décidait à parler, il
répondrait peut-être que dans les pays où l'on remet tout en question,
dans les pays où l'on ne s'accorde sur aucun principe commun et qui
sont en proie à l'anarchie des esprits et des volontés, un homme se
charge tôt ou tard de vouloir pour tout le monde. Il ajouterait que cet
homme qui sait vouloir est le plus souvent un sabre, quelquefois aussi
un grand chancelier, et que cela revient au même.
G. Valbert.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 août 1819.
Il faut bien convenir que, si les sessions parlementaires, surtout les
sessions qui se prolongent, ont leurs abus et leurs dangers par les
excitations qu'elles entretiennent, le désœuvrement des vacunces poli-
tiques n'e>t pas non plus sans inconvéniens. Il a toute sorte d'effets
bizarres sur certaines imaginations, ce désœuvrenn^nt à la fois désiré
et importun. Il ne tarde pas à produire ses fruits de polémiques vaines,
de fables ridicules, d'iuci iens aussi puérils qu'éphémères. A défaut des
affaires sérieuses, on s'évertue, ne fût-ce que pour réveiller Tattentiou
endormie, à exagérer tout ce qu'il y a de plus insignitiant et à supposer
souvent ce qui n'existe p is, ce qui n'a jamais existé.
Il y a sans doute les conseils généraux qui viennent d'être réunis
pendant quelques jours, dont la session est à peine close, et, à dire
vrai, si on le voulait, ces assemblées locales pourraient offrir une digne
et uiile manière d'occuper l'opinion. Il faudrait les prendre pour ce
qu'elles sont, sans exagérer et sans diniiimer leur rôle, sans dépasser
10 .tes les limites et sans affecter une réserve méticuleiise. On n'aurait
certes pas besoin de continuer dans ces modestes conseils des luttes
passionnées de tribune, qui seraient d'ailleurs dénuées de sanction et
que la loi interdit. Il resterait encore assez de questions à examiner,
assez d'intérêts publics à défendre, assez de discussions utiles et prati-
ques à engager sur l'économie administrative, sur les réformes désira-
bles, sur l'enseignement, sur ce régime commercial qui attend toujours
d'être réglé, d'où dépend l'essor du travail et de la fortune nationale.
Pourquoi des hommes de tai. et d'instruction ne s'elforceraient-ils
pas de relever l'importance de ces assemblées en les entretenant sans
prétention, sans déclamations vulgaires, de tout ce qui émeut, intéresse
ou préoccupe le pays? Ils ne violenteraient pas la loi, ils la féconde-
raient par un usage impartial et instructif pour tout le monde ; ils
feraient de ces assemblées locales un ressort plus actif de la vie natio-
lOME XXXV. — 1879. Id
226 REVUE DES DEUX MONDES.
nale. Il y a bien parfois quelque chose de semblable, si ce n'est dans
l'intérieur des conseils, du moins à côié, à la suite des sessions, dans
quelque banquet de circonstance, et c'est ainsi que récemuient le chef
du cabinet, dans son déparie nent deTAisne, a saisi l'occasion de définir
avec mesure, avec une raison confiante, la politique du gouvernement.
M. Waddington a parlé comme parlent les Anglais dans ces libres réu-
nions d'automne; mais c'est une exception. Trop souvent les conseils
généraux tombent dans l'insignifiance ou dans les manifestations de
Tordre baroque, — et puisque les conseils ne suflisent pas à iniéresser
l'opinion, puisque la tribune du parlement est muette, puisque les mi-
nistres se promènent en attendant que M. le président de la république
lui-même aille se reposer dans sa Franche-Comté, il faut bien s'occuper.
Puisqu'on n'a pas les réalités de la politique, il faut bien en poursuivre
les ombres et jouer avec les fictions! 11 faut passer le temps, — et alors
on fait voyager M. le comte de Ciiambord ou l'on fait parler le prince
Napoléon, qui a perdu la parole depuis la mort du prince impérial. On
réveille tant bien que mal, péniblement, la question Blanqui à propos
de l'élection qui a lieu en ce moment à Bordeaux, ou bien l'on bataille
trois jours durant autour de quelque médiocre tapage de vagabonds
demandant aux musiques de \guy jouev la Êkirseillaîse. On fait la guerre
aux noms des rues ou au cléricalisme, et M. Paul Bert, se mettant de
la partie, voubint sans doute, lui aussi, émoustiller le public des va-
cances, envoie de sa villégiature de Bourgogne quelque toast qu'il croit
peut-êlre spirituel et qui n'est qu'une assez lourde excentricité de pé-
dant en gaîté. C'est assez pour la saison !
Oui vraiment, on peut en croire les nouvellistes, un jour de la se-
maine dtrnière, M. le comte de Chambord a été à Paris, tout au moins
aux environs de Paris. Il était dans un châleau mystérieux, il a passé
la revue de son armée, il lui a parlé, puis il a disparu ! Il e:-t vrai que
le même jour le télégraphe signalait sa présence à Vienne et le mon-
trait rendant visite à l'empereur François-Joseph, tandis que d'autres
le représentaient partant pour la Suisse ou pour l'Angleterre. N'im-
porte, xM. le comte de Chambord était à Paris! Il s'occupe de rallier ses
amis, de leur tracer une ligne de conduite appropriée aux circon-
stances, de renouveler les instructions qui doivent les guider dans la
prochaine campagne. — Qu'est-ce à dire? s'écrient alors les fidèles, ceux
qui ont le mot des cours. M. le comte de Chambord n'a pas besoin de
renouveler ses instructions; ses amis savent qu'il est toujours prêt à
sauver la France : sa politique est assez connue! Et c'est vrai, les idées
du petil-fils de Charles X n'ont rien d'inconnu. M le comte de Cham-
bord n'a pas besoin de pro unlguer une fuis de plus sa politique; il l'a
expliquée bien souvent déjà, il Texpliquaii l'autre jour encore dans
une lettre où il Sr montra bien \'\ qu'il tst, inspirant le respect par une
incomparable candeur de prince illuminé, se créant une Fiance idéale
REVUE. — CHRONIQUE. 227
qui n'a jamais existé, laissant seulement percer quelque amertume à
l'égard de ceux qui lui ont reproché de s'être dérobé à un rèi^ne pos-
sible en 1873. L'honnête prince, l'exilé d'un demi-siècle, n'a point
entendu abdiquer ni en 1873 ni depuis, soit; personne n'abdique aujour-
d'hui! Don Carlos, à qui on fait aussi son rôle dans cette comédie des
bruits de 1;» saison, n'entend pas abdiquer, lui non plus. 11 a la satisfac-
tion, et il ne s'en cache pas, d'être reconnu roi légitime de l'Espagne
par son oncle M. le comte de Chambord, et M. le comte de Chambord,
à son tour, est sans doute reconnu roi légitime de France par son neveu
don Carlos. Voilà qui est entendu, on nous le dit; c'est l'histoire cou-
rante qu'on nous fait.
Un auire jour, ce n'est plus de M. le comte de Chambord et de ses
voyages à Paris et de ses droits reconnus par don Carlos, et de ses pro-
jets qu'il s'agit, c'est le prince Napoléon qui entre en scène et apparaît
comme un sphinx vivant. Le prince Napoléon est-il définitivement,
depuis la mort du fils de Napoléon III, le chef reconnu de la dynastie,
l'héritier présomptif de l'empire? aura-t-il l'avantage d'être accepté
par M. Paul de Cassagnac, ou bien y aura-t-il scission dans le parti bo-
napartiste? le prince Napo'éon se décidera-t-il à déclarer la guerre à
la république, à faire tout haut une petite pénitence de ses vieux péchés
de libre penseur, de ses instincts révolutionnaires? On attend son mani-
feste, on l'attendra sans doute longtemps, — le prince ne dit rien. Qu'à
cela ne tienne : on le fera parler, on lui attribuera des discours, des
programmes de César en expectative, des théories sociales ou politi-
ques; on le représentera engageant la conversation avec un inierlocu-
teur de fantaisie. C'est peut-être une manière de l'obliger à un aveu ou
à un démenti. Pas du tout, le prince Napoléon ne se laissera pas tenter;
il reste plus que jamais muet, laissant se débattre ceux qui démen-
tent et ceux qui confirment tout ce qu'on lui attribue. C'est une scène
de plus de la comédie des piétendans. Tout cela, il faut l'avouer, est
assez bizarre, digne d'une heure de désœuvrement, et ce qu'il y a de
plus curieux, c'est que tout cela se passe au sein d'institutions établies,
en présence d'un gouvernement fondé, devant un pays qui, n'ayant point
à choisir entre tant de combinaisons étonnantes ne demanderait qu'à
vivre en paix, à être surtout uioins saturé de commérages inutiles.
Et toutefois, qu'on le croie bien, le danger pour des institutions comme
celles qui existent aujourd'hui, pour un régime livré aux mobilités de
l'opinion, fondé sur un consn.ntement incessant, n'est pas dans cette
fronde d'anciens partis, dans ce bruit de compétitions pour le moment
assez peu menaçantes; le danger, il est bien plutôt à l'extrémité
oppo.^ée, dans l'eSt^it de certains républicains, dans ces peiiies agita-
tions et ces excentricités d'un autre genre qui profitent aussi de la
saison, qui ne sont pas moins factices que les autres et qui sont moins
inoffeusives parce qu'elles sont le signe des instincts, des tendances
228 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un parti doat il est aussi diflicile de décliner que d'accepter l'appui.
Le danger pour la république est dans les turbulences, les manifesta-
tions, les prétentions de ceux qui, sous prétexte de la défendre ou de
la servir par privilège, la représentent comme un régime inévitable-
ment condamné à périr par les violences, parles troubles, par les pué-
rilités tyranniques. On se demande parfois à quoi tient cette vague
inquiétude, cette indéfinissable défiance de l'avenir qu'il est facile de
remarquer. La raison intime c'est qu'on ne distingue pas toujours entre
la vraie direction de la république régulière et ces excentricités. Le
gouvernement, lui, n'ignore pas la différence; il sait le danger de pro-
mener pariotit laÊJarseUlaisc comme un chant de trouble, d'alarmer les
intérêts conservateurs, et la politique exposée l'autre jour à Laon par
M. le président du conseil s'inspirait évidemment de cette pensée. La vraie
mission d'un gouvernement sérieux est de dégager incessamment cette
politique de libéralisme modéré, de l'imposer aux résistances et aux
impatiences des partis contraires.
11 y a deux grands fléaux dans l'administration, dans la politique
comme dans la science et dans les lettres elles-mêmes; ces deux fléaux
sont l'esprit de routine et l'esprit de secte, qui se ressemblent peut-être
plus qu'on ne le croit. L'esprit de routine appauvrit tout et laisse la sié-
rilité après lui. L'esprit de secte altère tout, dénature tout et finit par
tout gâier, même le talent qui ne sait pas se défendre de ses obsessions.
Il y a des intelligences certainement bien douées, qui ne sont ni sans
force ni sans éclat et qui perdent ce qu'elles ont de meilleur à ce jeu
meurtrier des sophismesde secte ou de parti; elles se créent une sorte
d'originalité inutilement ou dangereusement excentrique, et rien de
plus. M. Louis Blanc n'est point sans doute une intelligence vulgaire;
il est simplement une des plus brillantes victimes de cet esprit qui l'a
enchaîné toute sa vie et l'enchaîne trop souvent encore à cet apostolat
des faux systèmes dont M. Victor Hugo lui faisait libéralement honneur
l'autre jour dans un banquet. Le socialisme, dont il s'est fait l'apôtre,
dont il s'est inspiré dans ses histoires comme dans ses théories écono-
miques, n'a guère été favorable à son talent naturellement porté à la
déclamation. M. Louis Blanc n'est qu'un économiste stérilement agita-
teur, prenant ses chimères réformatrices pour des illuminations pro-
phétiques, un historien aussi passionné que confus, égaré dans ses sys-
tèmes rétrospeciifs, dans ses réhabilitations révolutionnaires. C'est un
utOjjiste emphatique, en proie à ses visions, — et par un phénomène
caractéristique il ne se retrouve avec ses qualités d'écrivain que là où il
oublie un peu son rôle d'apôtre soc^ialiste, dans ces lettres qu'il écri-
vait autrefois, qu'il remet au jour maintenant sous le titre de Dix ans
de iliisluire é!AngleUrre.
Ces lettres (]ui dateni déji de près de vingt ans ne sont point en effet
Sans intérêt. l']lles ont de l'animation, de l'originalité et souvent de la
REVUE. — CIFRONIOIJE» 229
force; elles ont été écrites par un esprit sérieusement observateur, et en
vérité M. Louis Blanc aurait été injuste d'oublier ces pages dans l'inven-
taire de ses œuvres : il leur doit au contraire une reconnaissance tonte
particulière, (i'est par ces lettres, adressées deLondres à un journal de
Paris pendant l'empire, que M. Louis Blanc retrouvait en quelque sorte
une notoriété de talent passablement obscurcie alors, il faut l'avouer, par
la révolution de 18Zi8; c'est par ces lettres de tous les jours que l'exilé
regagnait en France un succès qu'il n'eût sans doute pas conquis par
ses hisioires. Et à quoi tenait surtout ce succès, qui relevait un nom dé-
popularisé jusque dans le monde socialiste? Précisément à la qualité de
l'écrivain, à ce fait(jne le démagogue semblait s'effacer, qu'il ne restait
plus dans ces pages courantes et faciles que l'observateur instruit et
pénétrant. M. Louis Blanc ne se donnait pas le ridicule de reconnaître
l'bospitalité britannique en écrivant, comme le faisait M. Ledru-Rollin,
des déclamations creuses et surannées sur la Décadence de l'' Angleterre;
il étudiait ce grand pays avec une intelligence sérieuse et sufTisamment
impartiale. Ce n'est pas qu'il eût abdiqué ses idées; il les laissait assez
souvent percer, et au besoin il aurait trouvé dans ses systèmes de quoi
remédier à tous les maux, à toutes les anomalies de la civilisation bri-
tannique dont il faisait parfois la vigoureuse analyse; mais, placé au
sein de cette puissante vie anglaise, il se sentait ramené invinciblement
vers la réalité. Il n'avait pas trop le temps de divaguer, il était obligé
d'aller, comme il le dit lui-même, « d'un débat de la chambre des com-
munes à une fête du lord maire, de l'exposé d'un imbroglio diploma-
tique à une description des courses d'Epsom,.. d'un tableau de mœurs
à un portrait politique... » Il parlait avec sympathie ou avec respect
de la reine, du prince Albert; il écrivait ces pages libres et vives sur
« Palmerston gouverneur des cinq ports, » sur le « Chrislmas. » On
avait un peu perdu de vue l'auteur de V Organisation du travail ou
du moins on croyait toujours voir en lui le sectaire du Luxembourg,
l'insurgé du 15 mai 18^8, et on retrouvait un écrivain animé, souvent
ingénieux. C'était assez pour le succès de cette correspondance, qui
reparaît aujourd'hui, qui ramène à des années déjà lointaines.
Depuis, M. Louis Blanc est redevenu ce qu'il était dans sa jeunesse,
avant ses années d'exil à Londres, un politique de secte et de parti. Il
fait des discours pour l'amnistie universelle, il fête dans les banquets
de la démocratie révolutionnaire l'anniversaire du 10 août comme un
anniversaire national. Il va prochainement, dit-on, porter l'évangile
socialise en province, dans ces contrées du Rhône, qui n'auraient pas
précisément besoin d'être échauffées; il fera de nouveaux discours, de
nouvelles conférences au bruit de la Marseillaise chantée par les Mar-
seillais! Mieux vaudrait peut-être pour lui écrire encore des lettres
comme celles qu'il écrivait autrefois de Londres et qui avaient un mo-
ment fait oublier un passé de médiocre agitateur.
230 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette nation anglaise, que M. Louis Blanc décrivait il y a vingt ans
dans ses mœurs, dans son énergique essor, elle a l'avantage et l'origi-
nalité, si Ton veut, de peu changer, de rester toujours maîtresse de ses
destinées, de compter des réformes et point de révolutions. Ceux qui
ont à raconter notre histoire depuis près d'un siècle ont la chance
ingrate de rencontrer plus de révolutions que de réformes. Gomment
la monarchie constiLutiounelle, si vivace et si puissante en Angleterre,
a-t-elle si peu réussi jusqu'à présent en France? par quelle fatalité
surtout a-t-elle échoué dans les conditions oi!i elle s'était établie après
1830? C'est une question qui a été bien souvent agitée, qui le sera plus
d'une fois encore, et que M. Louis Blanc ne pense point apparemment
avoir résolue dans une boutade, en disant que « le règne de Louis-
Philippe n'a été qu'un effort de dix-huit, ans pour arriver au gouverne-
ment personnel, » —effort qui a délinilivement échoué! C'est une période
qui a mal (ini, sans doute, comme toutes les autres, comme la restau-
ration, comme la république elle-même, comme l'empire. Elle n'en a pas
moins donné dix-huit années de paix, d'ordre libéral, de pi-ogrès régu-
lier à la France. Elle a été l'essai le plus sérieux et le plus sincère des
institutions libres avec la garantie de l'hérédité du pouvoir souverain,
et c'est ce qui fait l'intérêt du récit substantiel et animé qu'un jeune
écrivain, M. Victor du Bled, vient d'achever sous le titre d'Hisioirè de
la Monarchie de juillet, de 1830 à iS-iS, C'est l'œuvre complète de ces
dix-huit ans que le jeune historien reproduit avec un sentiment simple
et juste. Luttes des partis, débats parlementaires, discussions reli-
gieuses, négociations diplomatiques, il rassemble et coordonne tous ces
élémens de rhistoire. Il fait revivre ce règde destiné à périr dans une
échauffourée d'hiver.
Eh! sans doute, elle a échoué, cette monarchie; mais cette chute,
que M. Victor du Bled raconte avec tristesse, dont M. Louis Blanc peut
triompher eu homme du gouvernement provisoire, cette chute soulève-
rait une double question. A la veille du 24 février 1848, quel est le
progrès qui ne fût régulièrement possible? où était la nécessité irrésis-
tible d'uiie révolution? D'un autre côté, quel a été le lendemain de la
catastrophe? quelles ont été les suites de ce lendemain? La moralité
des événemens est là tout entière. Macaulay disait avec une brutalité
éloquente après 1852 : « Les Français ne doivent s'en prendre qu'à
eux-mêmes. Un peuple qui renverse violemment des gouvernemens
constitutionnels et qui vit tranquillement sous la dictature mérite
d'être gouverné despotiquement. A la place des Français, nous aurions
réformé le gouvernement de la maison d'Orléans ei nous n'aurions pas
supporté le jong de Napoléon III pendant vingt-quatre heures... » Le
jugement est dur. Ce qui est certain, c'est qu'au moment où la monar-
chie constitutionnelle disparaissait, rien n'était en péril, ni pour l'exten-
sion possible des libertés intérieures, ni pour la dignité extérieure. La
REVUE, — CHRONIQUE, 231
monarchie constitutionnelle, pendant son existence, sous ?a double
forme, s'était donné la généreuse mission d'effacer des désastres de
1815 ce qui pouvait être effacé, de relever la France, et, à l'heure où
elle était vaiiicne, l'œiivre était assez avancée pour que l'iiifluetice fran-
çaise se fît sentir parlout dans les affaires du monde. Par une fatalité
singulière, c'est à la république aujourd'hui à recommencer cette œuvre
de la niotiarchie constitutionnelle, et voilà pourquoi ces trente-quatre
années qui sont derrière hons, qui ne sont plus que de l'histoire, gar-
dent un si attachant intérêt et par les luttes qui passionnaient le pays,
et par l'éclat des talens qui prenaient part à ces luties, et par la poli-
tique qui avait réussi à l'efaire une France libre et respectée.
De toutes les questions qui occupaient alors l'Europe, que M. Victor
du Bled résume dans son Histoire et que M. Louis Blanc retrouve lui-
même parfois dans ses Lettres, les unes ont disparu à peu près complè-
tement, les autres se sont lraiiàformée-< et ont passé déjà par bierï des
crises, par bien des métamorphoses: L'Eirope presque entière â changé
de face. Des puissances nnuvelles se sont formées, les vieux états se
sont rajeunis. Tout s'est modillé dans les existenfces nationales, dàiis
les rapports des peuples, et, chose à rëtharquer, ceux qui ont le iiioins
souffert dans les tempêtes des trente dernières années, ce sont des
pays comme l'Angleterre, comhië la Belgique, comme là Hollande, qui
par tradition ou par une jeune sagesse avaient et ont eu garder les
avantages de la monarchie constitutionnelle.
L'Angleterre, quant à elle, reste pour sûr ce qu'elle était, ce qu'elle
est toujours au milieu de la mobilité des évéhemens. Elle peut avoir des
changemens de ministère; elle peut, selon les circonstances, prendre
un rôle plus ou moins actif, plus ou moins direct dans les affaires du
monde. Elle he cesse de garder dans ses institutions libres le ressort
qui maintient sa puissance et dont les homines habiles comme lord Ëea-
consfield savent se servir quelquefois pour assurer à l'orgueil national
quelque satisfaction flatteuse. L'Angleterre a beau avoir ses obstruction-
nistes irlandais, ses crises indusiriell' s ou ses difficultés lointaines, elle
poursuit sans trouble sou vaste et multiple travail. Elle vient de voir se
clore ces jours derniers une session parlementaire pendant laquelle
elle a eu à s'occuper de la fin de la guerre qu'elle avait entreprise dans
l'Afghanistan, de la guerre contre les Zoulous, des affaires de l'Egypte,
de l'exécution du traité de Berlin, de la pacification de l'Orient, Ces
questions sont revenues plus d'une fois pendant la session; elles ont vi-
siblement cessé d'être une préoccupation sérieuse, et le discours de la
reine donnant congé au parlement est lui-même d'un ton placide et
modeste. Il ne parle que de paix, de relations cordiales avec toutes les
puissances, des réformes qu'on obtiendra dans l'empire ottoman, de
l'enquête sur les intérêts agricoles. C'est un discours calmant. Le mo-
ment du repos est venu en AngleteiTe comme partout, il ne reste qu'un
232 Bir;vuii hiis deux m^^ndes.
point douteux. Lord Beaconsfield a-t-il l'intention de profiter de ses ré-
cens succès pour dissoudre le parlement, pour chercher dans des élec-
tions une victoire de plus ou une consécration nouvelle de pa politique?
Laissera-t-il au contraire le présent parlement aller jusqu'au bout de
son existence légale? Lord Beaconsfield n'a point jusqu'ici dit son se-
cret, et il ne le dira vraisemblablement que lorsqu il aura son plan de
campagne tout prêt, lorsqu'il croira l'heure favorable arrivée. Avec lui
il faut s'attendre à de l'imprévu, il aura son coup de théâtre électoral,
et, tout bien compté, malgré les signes d'une opposition qui ne laisse
pas de grandir, lord Beaconsfield a bien des chances d'obtenir de l'An-
gleterre la sanction de la politique par laquelle il a illustré son mi-
nistère.
Quant à la Belgique, cet autre état plus jeune et pourtant presque
ancien déjà parmi les monarchies constitutionnelles de l'Europe, quant
à la Belgique, elle a certainement aujourd'hui ses émotions assez vives.
Elle a, elle au-si, comme d'autres pays et plus que d'autres pays, ses
questions religieuses livrées à toute l'ardeur des partis. Elle a pour le
moment ses agitations, qui ne datent pas d'hier sans doute, mais qui
viennent d'être ravivées, qui sont portées à un certain degré d'incan-
descence par la loi récente que le ministère libéral a fait adopter pour
modifier les conditions de l'instruction religieuse dans les écoles pri-
maires. Le gouvernement belge, il faut le dire, n'a pas voulu aller jus-
qu'à supprimer l'enseignement religieux prescrit par une ancienne loi
de 1842, qui est restée jusqu'ici en vigueur; il a voulu simplement lui
rendre le caractère facultatif en laissant touie liberté aux parens et en
retirant au clergé le droit exclusif d'inspection et de contrôle sur les
écoles. Désormais l'administration communale doit fixer ime heure et
désigner un local dans les établisseniens scolaires où les ecclésiastiques,
délégués par les curés dfs parois--es, iront donner aux enfaus l'instruc-
tion religieuse. La loi proposée par le minisière a été votée par le sénat
comme par la chambre des députés; elle a été sanctionnée par le roi,
elle se heurte aujourd'hui contre l'hostilité ardente du cli rgé qui, en
Belgique, on le sait, est aussi libre que puissant, qui refuse de recon-
naître la loi et menace même de mettre en interdit les instituteurs, les
parens, les enfans qui se soumettraient à la mesure législative. C'est là
le conflit qui s'agite aujourd'hui, c'est là la question violemment, pas-
sionnément engagée entre les partis, et naturellement les esprits ex-
trêmes s'efforcent de pousser la lutte à outrance. C'est dans ces condi-
tions que le roi Léopold est allé récemment à Tournay pour assister à
l'inauguration d'une gare d'^ chemin de fer. On redoutait un peu d'abord
que, sur quelque mot d'ordre d'agitateurs imprudens, une partie de la
population ne s'abstînt des manifestations qui accueillent toujours la
royauté en Belgique. Il n'en a heureusement rien été, l'esprit national a
éié plus fort que tout le reste, et le roi, saisissant l'occasion de la^célé-
RI-VUE. — CMRONIQUt:. 233
bration prochaine du cinquantième anniversaire de l'indépendance de la
Belgique, le roi n'a pas craint d'aborder résolument, avec l'autorité d'ua
« souverain constitutionnel, ami de tous, » ces délicates questions. Il n'a
pas craint de faire directement appel à la concorde, au patriotisme pour
atténuer les divisions qui partagent le pays. « Retrempons-nous, a-t-il
dit, dans cet esprit viril et sage qui a fondé la nationalité belge par le
rapprochement des partis. Faisons tous, je vous en conjure, des efforts
de générosité, de modération et de prévoyance . C'est l'intérêt , c'est
l'avenir de notre chère et noble Belgique qui le demandent à tous par
la bouche de son roi. » Rien de plus noble assurément que ce langage
fait pour retentir bien ailleurs qu'en Belgique, pour être écouté partout
où s'agitent ces questions qui intéressent la conscience religieuse; rien
de plus patriotique, de plus politique, et c'est ainsi que la royauté con-
stitutionnelle, sans sortir de sa sphère, peut avoir une influence utile,
contribuer de haut à adoucir des conflits qui ne sont jamais sans péril,
même quand ils ne triompheraient pas de la force des institutions.
Ici du moins tout peut paraître assez simple. La lutte est entre libé-
raux et catholiques, le pays décide entre les partis. Les crises sont bien
autrement obscures et difficiles à saisir dans des pays où elles se com-
pliquent de rivalités de races, de puissantes considérations diplomati-
ques, et où la monarchie constitutionnelle représentée par une des
plus vieilles maisons de l'Europe est réduite à se mi)uvoir au milieu de
toute sorte d'influences contraires. C'est l'histoire de celte crise autri-
chienne qui vient de se dénouer par la formation d'un ministère sous la
présidence du comte Taaffe et qui est l'expression confuse d'un assez
sérieux déplacement d'influences dans les régions du parlement et du
pouvoir à Vienne. Il ne s'agit ici pour le moment que de cette partie
de l'empire qui s'appelle la Cisleilhanie. A bien dire, ce changement
dans la direction des affaires de la Cisleithanie n'avait rien d'imprévu.
Il était devenu inévitable après les récentes élections qui ont modifié
les conditions parlementaires, et ces élections elles-mêmes ne se sont
pas faites apparemment toutes seules. La vérité est qu'il y a eu depuis
quelque ti mps tout un travail pour mettre fin à une situation irrégu-
lière, particulièrement à l'abstention des Tchèques, qui ont refusé jus-
qu'ici de reconnaître les lois constitutionnelles de l'empire et qui
ne sont évidemment entrés en composition que moyennant certaines
garanties. Ce travail a préparé les élections qui ont amené la défaite
des libéraux ou centralistes allemands et qui ont grossi dans le parle-
ment de Vienne le contingent des autres nationalités. Les élections à
leur tour ont conduit à la nécessité du nouveau cabinet cisleithan où,
à côté du comte Taaffe qui paraît avoir été, sous l'inspiration du souve-
rain, l'habile instrument de ces transactions, entrent divers person-
nages : le docteur Stremayr et le colonel Horst, membres de l'ancien
cabinet, M. Ziemaikowski, représentant de la Galicie, le docteur Prazalk,
Sida REVUE DES DEUX MONDES.
un des chefs du parti tchèque, le comte Falkenhayn, qui est un des
plus grands propriétaires de la haute Autriche et un des amis de jeu-
nesse de l'empereur, le baron Korb de Weidenheim, un des grands
seigneurs allemands de la Bohême. Deux portefeuilles ?ont réservés et
paraissent destinés à des libéraux qui voudraient se prêter à la combi-
naison. Le nouveau ministère cisleitlian n'est point formé en effet pour
suivre une politique de réaction cléricale et fédéraliste; ce n'est point
la pensée du comte Taaffe, qui paraît être un j30liiique éclairé et habile^
ni même de ses nouveaux collègues de pouvoir; Le nouveau ministère
de Vienne est simplement composé dans l'intention d'appliquer d'une
manière plus large les lois constitutionnelles, de rassembler toutes les
nationalités de l'empire sur le terrain constitutionnel en leur donnant
une représentation plus effective. Il ouvre la porte aux Slaves, et c'est
précisément en cela qu'il est une défaite pour l'élément germanique,
c'est pour cela aussi qu'il peut ressembler plus ou moins à une menace
pour le dualisme fondé sur la suprématie des Allemands à Vienne, des
Magyars à Peslh. Ce ministère réussira-t-il à désarmer les Allemands, à
éviter d'entrer en antagonisme avec le cabinet hongrois, à réaliser un
équilibre constitutionnel satisfaisant? Voilà bien des problèmes qui
commencent à Vienne!
Rien n'est plus compliqué assurément, et ce qui complique encore
plus cette siiualion, c'est la retraite du comte Andrassy,qui,à la même
heure, se décide définitivement à quitter le poste de chancelier, à aban-
donner la direction des affaires diplomatiques de l'empire. Jusqu'à
quel point cette retraite du chancelier autrichien est-elle liée à la
formation du ministère qui vient de naître à Vienne? quelle est la raison
véritable de la résolution que prend le comte Andrassy et qui semble
maintenant irrévocable? Les difficultés immédiates de l'exécution du
traité de Berlin ne sont plus assez graves pour lui créer df s embarras.
Les récentes négociations conduites par le comte Taaffe pour la formation
d'un ministère ne lui ont pas été inconnues, et il paraît les avoir
approuvées; il a été évidemment consulté en tout. Il a invoqué, dit-on,
sa santé; c'est peut-êire la vérité et c'est malheureusement aussi la
raison de ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas en donner ùnë
autre.
Le comte Andrassy n'est point, à coup sûr, au bout de sa carrièi-e; il
reparaîtra un jour ou l'autre sur la scène. Ce n'est pas moins jusqu'ici
une singulière fortune que celle de ce brillant Magyar qui, a[)rès avoir
été un révolté contre l'Autriche, un insurgé des hohveds, Un condamné à
mort, est devenu un des plus intimes confidens de la cour, et qui, après
avoir été élevé au plus haut poste de l'empire, a été entraîné par degrés
à une politique fort diflicile à définir. Hongrois d'origine et d'esprit, il
a été conduit à contrarier les sentimens hongrois en aidant plus que
tout autre, par l'occupation plus ou moins délinitive dé la Bosnie et de
REVUE. — CHRONIQUE. 235
l'Herzégovine, à étendre et à fortifier les élémens slaves dans l'empire.
Libéral d'opinion et dinstinct, il n'a pas peu contribué à rendre au
parti militaire de Vienne un ascendant qui n'a fait que s'accroître
depuis l'entrée des armées impériales en Bosnie et qui se manifeste par
l'occupation de Novi-Bazar. Le comte Andrassy se serait récemment
montré satisfait, assure-t-on, d'avoir réussi à replacer l'Autriche dans
des relations de cordialité avec l'Allemagne et avec la Russie, d'avoir
contribué à renouer l'alliance des trois empires. Le chancelier hongrois
est un homme à l'esprit trop fin et trop sceptique pour se payer de
mots, pour se méprendre sur la valeur de celte alliance qu'il laisse à un
successeur le soin de cultiver. Quel sera ce successeur? Le comte Karolyi
aurait été d'abord désigné et il aurait refusé; ce serait n)aintenant,
dit-on, le baron Haymerlé, ambassadeur de l'empereur François-Joseph
à Rome. Dans tous les cas, le comte Andmssy ne quitterait les affaires
que dans quelques jours, peut-être datis quelques semaines, et avant
tout il vient d'aller cà Gastein, où il a eu avec M. de Bismarck une entre-
vue qui n'avait vraisemblablement d'autre objet que la politique des
deux cours de Vienne et de Berlin; mais quels sont, d'un autre côté, à
l'hetirë qu'il est, les rapports de M. de Bismarck lui-même avec Saint-
Pétëi-sbouig? que signifie réellement tout ce tapage de polémiques acri-
lîlciriieuses engagées depuis quelque temps entre les journaux allemands
et les journaux russes? On ne peut assurément voir dans ces polémiques
le signe de combinaisons nouvelles méditées par M. de Bismarck, pas
plus qu'on ne peut chercher un lien entre tous ces incidens et la
retraite du comte Andrassy. Ce qui est certain, c'est que tout ce qui se
passe aujourd'hui en Autriche, comme en Allemagne, comme en Russie,
est assez mystérieux, assez incohérent, et ce qu'il y a de plus curieux,
c'est que ceux qui donnent au monde cette énigme à déchiffrer ne
savent probablement pas plus que les autres le secret de ce qui se pas-
sera demain.
CH. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES.
Histoire de l'École centrale des arts et manufactures depuis sa fondation jusqu'à ce
jour, par M. Ch. de Comberousse, professeur de mécanique à l'École centrale. Paris,
1«79. Gauthier-Villars,
L'École centrale des arts et manufa^^-tures a été fondée en 1829 par
l'initiative privée. Devenue en 1857 établissement de l'état, elle a con-
tinué à marcher dans la voie où elle avait rencontré le succès ; on peut
donc dire qu'elle fonctionne depuis un demi-siècle. Pendant ces cin-
236 REVUE DES DEUX MONDES.
quante ans d'existeni^e, elle n'a cessé de perfectionner son enseigne-
ment et les conditions de son régime intérieur; le nombre de ses élèves,
qui était de cent quarante dès la première année, est aujourd'hui de
cinq cent cinquante, et on l'a vu augmenter ainsi sans que l'École eût
à offrir à ses élèves aucune autre promesse d'avenir que celle qui
résulte d'une sérieuse et solide instruction : preuve certaine qu'elle
répondait à un besoin public. Ses fondateurs avaient en vue de fournir
à la France les ingénieurs civils qui lui manquaient; laissant à l'École
polytechnique le privilège d'être une pépinière de savans, l'École cen-
trale devait tenter de devenir à son tour, selon le mot de M. Perdonnet,
une Sorbonne industrielle, chargée de former des agens et des direc-
teurs de la product on française. Ce but a été pleinement atteint, et
l'exposition universelle de 1878 en a fourni une preuve nouvelle par
les distinctions de tout genre qui sont venues récompenser les efforts
des ingénieurs sortis de l'École centrale. La situation scientifique, la
situation morale de l'École est donc bonne; elle a pris depuis long-
temps dans l'estime publique la place qui lui était due, et le succès
toujours croissant de son enseignement a inspiré à l'étranger la création
d'une série d'établisseinens analogues auxquels l'École centrale de Paris
a servi de modèle. 11 n'en est pas moins vrai que la situation maté-
rielle de l'École réclame aujourd'hui toute la sollicitude du gouverne-
ment; s'il y a lieu d être satisfait du passé, il faut maintenant se préoc-
cuper de l'avenir. Comme le disait, il y a cinq ans, le directeur actuel,
M. le colonel Solignac, dans une lettre adressée au ministre de l'agri-
culture et du commerce, « l'École centrale conserve encore la trace
profonde de son origine dans sa condition éphémère d'installation ma-
térielle; l'hôtel qu'elle occupe ne lui appartient pas, elle y est toujours
à titre de locataire, et elle ne peut pas encore se livrer à des travaux
d'organisation d'un caractère définitif. » Les conséquences de cette
situation précaire se font sentir depuis longtemps : les services souffrent,
l'École étouffe; il est impossible de songer à augnnenter le nombre des
élèves, à l'exemple des grands établissemens qui ont pris notre École
centrale pour type et qui, pour la plupart, disposent de ressources très
supérieures. Il s'agit maintenant de ne pas nous laisser dépasser par
les rivaux auxquels nous avons indiqué et ouvert la voie; et à mesure
que l'École approche de la fin de son bail, il devient urgent de prendre
un parti concernant son installation définitive.
D;ins ces circonstances, on a pensé que le moment était venu d'ap-
peler sur l'École centrale l'attention du public éclairé, en racontant ses
origines, en montrant les services qu'elle a rendus, et ceux plus grands
encore qu'elle peut rendre, s'il lui est donné d'achever son évolution.
Peu de personnes étaient, comme M. Charles de Comberousse, à même
d'accomplir cette tâche. Ancien élève de l'École, aujourd'hui membre
ESSAIS ET NOTICES.
•237
de son conseil, M. de Comberousse lui appartient depuis plus de trente
ans; il a connu ses fondateurs et les plus éminens des élèves qu'elle a
formés, il a contribué lui-même, par son enseignement, pour une large
part à ses progrès. Aussi le livre qu'il nous a donné est-il à la fois
nourri de faits, et rempli d'appréciations très fines et de réflexions
qui frappent par leur justesse; il n'a rien de l'aridité qu'au premier
abord semblerait comporter le sujet.
L'histoire de la fondation de l'École centrale des arts et manufac-
tures a été retracée ici même par M. Charles Lavallée, au moment où
elle venait d'ajouter à son programme l'enseignement de la science
agricole (1); c'est ce qui nous dispense de suivre M. de Comberousse
dans les détails fort intéressans qu'il donne à ce sujet. Bornons-nous
à rappeler en quelques mots les faits les plus importans. La création
de l'École centrale a été l'œuvre d'un petit groupe d'hommes émi-
nens dont un seul est encore sur la brèche : M. Dumas, l'illustre
chimiste, qui était déjà à ce moment l'un des premiers professeurs de
son temps. Il avait formé, avec Théodore Olivier et Eugène Péclet, le
projet de fonder une école destinée à fournir les ingénieurs civils dont
l'industrie privée avait besoin; on ne tarda pas à rencontrer dans
M. Lavallée non-seulement un bailleur de fonds, mais un organisateur
aussi intelligent qu'énergique et dévoué. M. Lavallée a dirigé l'École
depuis sa fondation jusqu'en 1862, où il eut pour successeur M. Per-
donnet. En 1857, quand le nombre des élèves était monté à 475, quand
la prospérité de l'établissement ne laissait plus rien à désirer (le béné-
fice net commençait à dépasser cette année-là 100,000 francs), M. La-
vallée, refusant les offres brillantes d'une association d'anciens élèves
de l'École, proposa de la céder gratuitement à l'état. C'était à ses yeux
et aux yeux de ses collaborateurs le seul moyen d'assurer l'avenir de
l'École centrale et de la maintenir au nivsau d'un véritable établisse-
ment national.
La proposition de M. Lavallée, qui était, on peut le dire, un acte
d'abnégation et de dévoùment à l'intérêt général, fut acceptée, et l'É-
cole centrale rentra dans les attributions du ministère de l'agriculture,
du commerce et des travaux publics. Le gouvernement, en prenant
possession de l'école, en respecta l'organisation intérieure et le mode
d'enseignement; mais on profita de l'occasion pour réaliser quelques
améliorations désirées depuis longtemps, parmi lesquelles la plus im-
portante peut-être fut l'établissement d'un concours d'admission. Jus-
qu'alors, les examens d'entrée avaient été de simples examens d'ad-
missibilité, sans classement ni concours réel; depuis 1859, les candidats
passent devant un jury de concours nommé par le ministre. Une autre
amélioration due au changement de régime de l'école fut le dédou-
(1) Voyez la Revue du 15 mai 1872.
238 REVUE DES DEUX MONDES.
blement des cours en deuxième et en troisième année, dédoublement
commandé par les nécessités de la discipline et par l'intérêt des études,
car les cours réunis en deuxième et en troisième année comptaient
alors plus de trois cents auditeurs; cette importante disposition ne put
cependant être a'Ioptée qu'à partir de 186/(.
^Depuis sa fondation jusqu'au concours de sortie de la présente année,
l'École centrale a donné à l'industrie 4,054 ingénieurs, dont 552 étran-
gers. Ces chiffres correspondent aux élèves qui. l'ont quittée avec le
diplôme d'ingénieur ou le certificat de capacité; le nombre total des
élèves admis atteint aujourd'hui 7,266. Citer ces chiffres, c'est dire
l'influence que l'École centrale a dû exercer sur la production française
et sur nos rapports internationaux. Rappelons d'abord la part considé-
rable que, depuis 1835, ses élèves ont prise à la création et à l'exploita-
tion des chemins de fer français. Le conseil de l'École avait prévu et
préparé pour eux ce champ d'activité en instituant, dès 1834, un cours
spécial pour la construction des voies ferrées, le premier cours de ce
genre qui ait été fait en Europe. En 1863, on comptait, parmi les an-
ciens élèves de l'École centrale, 28 directeurs et ingénieurs en chef des
chemins de fer, 79 ingénieurs principaux et 56 ingénieurs ordinaires.
N'oublions pas ensuite les services rendus par cette pépinière du génie
civil au moment où la conclusion des traités de commerce avec l'Angle-
terre et l'accession de la France au libre-échange fit naître la crainte
que le pays ne fût pas prêt à soutenir la concurrence étrangère. Il est
de tradition à l'École qu'elle a été surtout fondée pour préparer, par
une forte éducation spéciale, les industriels français à passer sans se-
cousse du régime de la protection illimitée à celui d'une protection sa-
gement restreinte, « Si l'École centrale n'existait pas, disait à ce mo-
ment M. Michel Chevalier, il aurait fallu la créer comme complément
nécessaire des traités de commerce. » Grâce au concours des ingénieurs
de l'École centrale, la transfurmatiim de notre outillage industriel et son
appropriation à la situation nouvelle qui était la conséquence des traités
purent s'accomplir avec une rapidité inespérée et dans les meilleures
conditions. « Eu 1863, dit M. de Comberousse, 124 maîtres de forges,
68 grands manufacturiers, 54 constructeurs de machines, 43 filateurs,
38 fabricans de produits chimiques, 37 agriculteurs, 35 entrepreneurs
de travaux publics, 31 directeurs et propriétaires d'usines à gaz, 28 fa-
bricans de sucre, 23 directeurs de cristalleries ou de verreries, 17 fa-
bricans de papier, appliquaient aux luttes de l'industrie la sûreté de
coup d'œil, l'énergie raisonnée et les connaissances scientifiques qu'ils
devaient à l'École centrale, lis formaient comme l'élite de l'armée du
travail et coiitribucreut largcinont à épargner au pays une crise redou-
table... »
Il s'agit aujourd'hui d'assurer définitivement l'avenir de cet établis-
ESSAIS ET NOTICES. 239
sèment digne de toutes les sympathies. Comme nous l'avons déjà dit,
l'École n'est pas chez elle; elle est simple locataire des bâtimens qu'elle
occupe (l'hôtel de Juigné, au Marais), et son bail expire dans cinq ans;
on le voit, il est temps d'aviser. La réputation acquise par l'École cen-
trale dans le monde entier, les services incontestables rendus par ses
élèves à toutes les branches de notre industrie, permettent d'alfirmer
que tout sacrifice fait pour lui donner la situation matérielle à laquelle
elle a droit sera un bon placement pour l'état comme pour la ville de
Paris. Il faut que l'installation définitive de l'École réponde à la valeur
de son personnel, à la notoriété des'ingénieurs qu'elle forme, et qu'elle
puisse supporter la comparaison avec les établissemens analogues qui
se sont élevés à l'étranger et qui lui font une sérieuse concurrence.
C'est d'abord le célèbre Polyiechnicum de Zurich, fondé en 1856, qui
compte aujourd'hui près de mille élèves; l'heureux aménagement du
vaste édifice dont le canton a doté l'école, et dont la dépense s'est
élevée à 6 millions, fait l'admiration des visiteurs. La subvention que
le gouvernement fédéral accorde à l'école de Zurich, d'abord fixée à
150,000 francs par an, n'a cessé de s'accroître et atteint aujourd'hui
367,000 francs. Citons ensuite l'École des arts et manufactures et des
mines de Liège, fondée en 1837, l'École polytechnique de Dresde, qui
date de 1828, l'Institut royal des arts et métiers de Berlin, que dirige
M. Reuleaux, les Écoles polytechniques de 'Vienne, de Munich, de
Stuttgart, de Carlsruhe, de Hanovre, d'Aix-la-Chapelle, etc., qui toutes
ressemblent plus ou moins, par leur organisation et leurs programmes
d'études, à l'É-^ole centrale de Paris, et qui disposent en général de
ressources considérables. La Russie a l'École impériale technique de
Moscou, qui jouit d'un capital inaliénable de 10 millions et dont la re-
cette totale s'élevait en 1877 à 739,000 francs, tandis que les dépendes
pour le même exercice ont été de 71/i,000 fr. Les États-Unis, qui en
1862 n'avaient pas une seule école teclmique, en ont maintenant plus
de trente, dont la dotation dépasse 50 millions. En France même, l'École
centrale lyonnaise fonctionne depuis plusieurs années, et l'exemple de
Lyon sera bientôt suivi par d'autres villes. En présence de ce grand
mouvement, il s'agit pour nous de ne pas rester en arrière après avoir
été si longtemps au premier rang.
La question de rinsLallation définitive de l'École centrale a été agitée
en 1874 devant le conseil de perfectionnement; elle a fait l'objet d'un
rapport qui a été lu par M. Burat et qui a servi de point de départ à
tous les plans élaborés depuis. Deux projets sont en présence : le pre-
mier conserve le local actuel, en accroît l'étendue par l'expropria-
tion des immeubles environnons, et procède par retonstructiuns par-
tielles effectuées surpUce; l'autre consiste à déplacer l'École centrale et
à la reconstruire d'un seul jet sur le point le plus favorable, avec toutes
2/iO REVUE DES DEUX MONDES.
les améliorations suggérées par une longue expérience; l'emplacement
que l'on choisirait de préférence serait le terrain occupé actuellement
par le marché Saint-Martin, dont la suppression paraît décidée.
En adoptant le premier projet, on éviterait sans doute les tâtonne-
mens qui résulteraient d'un changement complet ; mais, d'un autre
côté, la voie de l'expropriation ne manquerait pas d'être fort coûteuse;
de plus, en se contentant de reconstructions partielles, on ne pourrait
améliorer que des détails. Pour toutes ces raisons, c'est le second projet
qui a réuni les suffrages du conseil. Une dernière raison d'ailleurs
milite en faveur du projet qui consiste à construire l'École centrale sur
les terrains du marché Saint-Martin : c'est la possibilité de rappro-
cher ainsi cet établissement du Conservatoire des arts et métiers, où
sont réunis ces collections, ces moilèles, ce matériel, à l'aide desquels
les autres écoles du même genre cherchent à perfectionner l'enseigne-
ment des sciences appliquées. II importe que ces deux institutions, qui
se touchent par tant de points, soient à proximité l'une de l'autre et
puissent se prêter un appui constant.
La commission nommée par le ministre, à la suite de cette délibéra-
tion du conseil de perfectionnement, se prononça à l'unanimité pour la
translation de l'École sur l'emplacement du marché Saint-Martin. Le
conseil municipal ne tarda pas à être saisi de la question, mais l'en-
quête prit beaucoup de temps, et c'est seulement au mois de noV'Mnbre
1878 que fut décidée la cession à l'état du sol du marché Saint-Martin,
au prix de 2,520,000 francs, prix sur lequel la ville fait remise à l'état
d'une somme de 1,020,000 francs. Les terrains devront être livrés le
l"'' janvier 1881, afin que le nouvel érlifice puisse être terminé pour la
rentrée de novembre 188^. Les 1,500,000 francs à payer à la ville
pourraient au besoin être fournis par les économies que l'École a réali-
sées depuis qu'elle est à l'état, de sorte qu'il ne resterait plus qu'à
trouver les 3,500,000 francs nécessaires pour l'édification de la nou-
velle École; il faudrait alors, pour reconstituer la réserve, élever un
peu le taux du prix d'études, qui serait porté à 1,000 francs; mais
peut être préférera-t-on laisser ce prix fixé à 800 francs, et dans ce cas
on ne toucherait pas à la réserve de l'École. QuwUe que soit la résolu-
tion à laquelle on s'arrête, tout fait espérer que, grâce au bon vouloir
dont tout le monde a fait preuve en cette occasion, l'École centrale
gardera son rang parmi les grandes institutions qui font de Paris le
centre intellectuel de l'Europe. R. Pi.
Le directeur-gérant, C. Buloz,
LE ROI APÉPI
DERNIERE PARTIE (1)
IV.
Le lendemain, dans l'après-midi, le comte de Pennevillese rendit
à l'hôtel Gibbon dans l'espérance d'y voir son oncle; il ne l'y trouva
pas. Il lui laissa sa carte avec un mot pour lui témoigner son
regret d'avoir fait une course inutile et lui annoncer que M'"'' Véretz
et sa fille invitaient le marquis de Miraval à venir déjeuner avec
elles le jour suivant. Le marquis lui fit porter sa réponse dans la
soirée; il s'y plaignait d'être indisposé, priait son neveu de l'excuser
auprès de ces dames, dont l'attention le touchait infiniment. Inquiet
de la santé de son oncle, Horace sortit dans la matinée, contraire-
ment à toutes ses habitudes, pour aller prendre de ses nouvelles.
Cette fois encore le nid était vide, et le comte eut tout ensemble
le chagrin d'avoir perdu ses pas et le plaisir d'en conclure que le
malade se portait bien.
Pressé par M'"^ Gorneuil, il lui écrivit pour lui transmettre une
nouvelle invitation à déjeuner. Le marquis lui fit répondre par un
exprès qu'il venait de se décider à repartir à l'instant pour Paris,
qu'il était fort chagriné de n'avoir pas même le temps de lui faire
ses adieux.
Cette résolution subite et ce départ inattendu émurent beaucoup
la pension Vallaud. On en parla durant une heure d'horloge, et les
(1) Voyez la Revue du l"" septembre.
TOME XXXV, — lo SEPTEMBRE 1879. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.
jours suivans on en reparla. M. de Penneville fut le premier à se
remettre de sa surprise. — Arrive que pourra, se dit-il ; je serai
comme un roc. — Et il eut bientôt fait de penser à autre chose. La
mère et la fille furent moins philosophes. M""*" Véretz éprouvait un
étonnement pénible, une vive contrariété de s'être trompée à ce
point, car elle se piquait de ne jamais se tromper. M"'" Corneuil lui
disait d'un ton de triomphe :
— Je vous félicite de votre perspicacité. M. de Miraval nous
était, disiez-vous, tout acquis. Il se trouve que sa bienveillance ne
va pas même jusqu'à la politesse la plus élémentaire. Il était venu
en éclaireur, il est retourné bien vite faire son rapport à M'"^ de
Penneville. Nous aurons avant peu de ses nouvelles, qui ne seront
pas agréables. Je suis sûre que vous n'avez pas su vous tenir avec
lui, que vous lui avez dit des choses compromettantes.
— Ai-je l'habitude d'en dire, ma chère? répondait M'"^ Véretz.
J'avoue qu'une telle conduite me surprend. Elle est contraire à
toutes mes notions du droit des gens. Avant de faire la guerre, un
galant homme la déclare. Le monstre a bien caché son jeu.
— Vous avez toujours été d'une confiance aveugle.
— Et pourtant les mauvaises langues prétendent que je suis une
mère habile. Ne m'accable pas, ma mignonne. Ce qui m'afflige,
c'est qu'un héritage de deux cent mille livres de rente ne se trouve
pas dans le pas d'un cheval.
— Vous n'avez que cet héritage en tête. Il est bien question de
cela! Il s'agit d'un noir complot, dont nous verrons bientôt les
effets. Ce vilain vieillard nous jouera quelque tour de sa façon.
— Attendons, attendons, répondait M™'' Véretz. Il faut du gros
canon pour prendre les forteresses. Tu as beau dire, nous pouvons
dormir tranquilles sur nos deux oreilles.
Trois jours plus tard, M™' Véretz, qui, en cachette de sa fille,
était sortie de très bonne heure pour aller faire elle-même son
marché, s'introduisit à pas de loup dans l'appartement du comte
de Penneville, entr'ouvrit la porte de son cabinet de travail, et, la
main sur le loquet, elle lui cria :
— Voulez-vous savoir une chose, bel oiseau bleu? On vous en a
donné à garder, et M. de Miraval n'a pas quitté Lausanne. Je viens
de le rencontrer qui traversait la place Saint-François.
— Impossible! répondit-il en laissant tomber sa plume.
— Impossible peut-être, mais encore plus vrai qu'impossible,
dit-elle en se sauvant.
Horace se rendit incontinent à l'hôtel Gibbon et ne fut pas plus
heureux que les autres fois. Il y retourna dans la soirée, et sa
persévérance fut enfin récompensée. Il eut la joie d'apercevoir
LE ROI APÉPI. 243
M. de Miraval, qui faisait sa digestion en fumant un cigare sur la
terrasse de l'hôtel.
— Eh bien, mon oncle, lui dit-il, ce départ?..
— L'esprit est prompt, la chair est faible, s'écria le marquis.
Lausanne est une ville si charmante que je n'ai pas eu le courage
de m'en arracher.
— Daignerez-vous au moins m'instruire?..
— Montons dans ma chambre, interrompit-il; nous y serons
mieux pour causer.
Dès qu'ils y furent entrés, le marquis se laissa tomber sur un
sofa en murmurant : — Ouf! que je suis las! — Puis il offrit du
geste un fauteuil à son neveu, qui lui dit :
— Une fois pour toutes, expliquons-nous. Ami ou ennemi?
— Recourons au distinguo. Ami du cher garçon que voici, mais
ennemi résolu, ennemi juré, ennemi mortel de son mariage.
— Ainsi M'"® Gorneuil n'a pas eu le bonheur de vous plaire?
repartit Horace sur un ton d'amère ironie.
— C'est tout le contraire, dit le marquis en s'échaufTant tout à
coup. Tu ne m'avais pas dit assez de bien de cette femme. 11 n'y a
qu'un mot qui serve : elle est adorable.
— Eh bien! mon oncle, cela étant...
— Adorable, te dis-je ; mais elle n'est pas du tout ton fait. Et
d'abord, tu crois l'aimer, tu ne l'aimes pas.
— Seriez-vous assez bon pour m'en fournir la preuve?
— Non, tu ne l'aimes pas. Tu la vois à travers vos communs sou-
venirs de voyage, à travers le plaisir que tu as eu à lui expliquer le
tombeau de Ti; tu la vois à travers l'Egypte, à travers les Pha-
raons. Du haut des pyramides quarante siècles ont contemplé vos
fiançailles, et c'est pourquoi ton amour t'est cher. Pur mirage du
désert que cet amour ! Supprime l'Egypte, supprime Ti, et souffle
sur le reste, il ne reste rien.
— Si c'est là votre seule objection...
— J'en ai une autre. Vous n'êtes pas du même âge.
— Elle a dix -sept mois, deux semaines et trois jours de plus
que moi. Est-ce la peine d'en parler?
— Je veux croire que ton compte est juste; je connais ta rigou-
reuse exactitude en toute espèce de calculs. Mais cette femme a l'es-
prit mûr, et tu n'es et ne seras toute ta vie qu'un enfant. C'est bien de
toi qu'on pourra dire comme de l'évêque d'Avranches : « Quand donc
monseigneur aura-t-il fini ses études? » Si tu étais dans les affaires,
dans la diplomatie, dans la politique, je te dirais : « Épouse ce phé-
nix, tu es sûr de ton avenir. » Mais ce perpétuel étudiant épouser
une M"»^ Gorneuil, là, c'est absurde. Tu te flattes de lui communi-
244 REVUE DES DEUX MONDES.
quer tes goûts et tes fureurs qui ne lui inspirent qu'une indulgente
pitié. Quand tu lui parles de Manéthon, tu rassommes; mais
comme elle a tous les talens, elle a celui de dormir sans qu'on s'en
aperçoive.
— Est-ce tout, mon cher oncle?
— Mon doux ami, je te fais grâce du reste.
— Et vous n'attendez pas que je prenne la peine de vous répondre ?
— Je t'en dispense; ma conviction est faite.
— Avez-vous écrit à ma mère ?
— Pas encore, je ne sais que lui écrire. Mon embarras est ex-
trême.
— S'il vous en souvient, vous m'avez donné votre parole d'oncle
et de gentilhomme que vous ne feriez rien à mon insu.
— Parole d'oncle et de gentilhomme, tu verras mes lettres. Reviens
dans deux jours, à la même heure, car je ne rentre qu'au moment du
dîner. Je te montrerai mon brouillon.
— Voilà qui est entendu, répondit Horace; c'est la guerre, mais
une guerre loyale.
Et il prit congé de son oncle sans lui donner la main, tant
il avait sur le cœur les impertinens propos que M. de Miraval lui
avait tenus ; mais en chemin il ne tarda pas à les trouver plus plai-
sans qu'impertinens. Il finit par se les répéter en riant, et ce fut
aussi en riant qu'il les rapporta à M'"^ Gorneuil et qu'il lui fit un
récit fidèle, minutieusement exact de sa visite à l'hôtel Gibbon. Il
fut récompensé de sa sincérité par un sourire enchanteur, par des
témoignages de tendresse pleins de saveur et de délices. Gomme
dans la charmille, il vit un front radieux se pencher vers lui pour
venir chercher ses lèvres. On a tort de dire qu'il n'est rien de tel
que le premier baiser, le second plongea Horace dans une si douce
ivresse qu'il lui fut impossible de travailler sans distraction le reste
du jour. Il était occupé à se souvenir.
Il n'était pas au bout de ses étonnemens. En arrivant le surlen-
demain au rendez-vous que lui avait donné son oncle, il apprit que
la veille M. de Miraval était parti, et cette fois tout de bon. Pour
où, c'est ce qu'on ne put lui dire. Il avait soldé sa note, quitté
l'hôtel sans autre explication. Le marquis se doutait-il que les incon-
séquences, que le décousu de sa conduite portaient le trouble dans le
cœur d'une femme adorable et attentaient même au repos de ses
nuits? M'"« Gorneuil se trouva replongée dans ses perplexités, qui
prirent sur son humeur. M'"^ Véretz eut beaucoup de peine à se
défendre, quoique à vrai dire elle n'eût rien à se reprocher.
— Bah ! leur disait Horace, nous nous alïectons trop de tout cela.
A quoi bon nous tourmenter, nous mettre martel en tête? Ne soup-
LE ROI APÉPI. 245
çonnons pas de noirs mystères où il n'y en a point. Je n'avais pas
vu mon oncle depuis deux ans. Peut-être, si vert qu'il paraisse,
l'âge lui fait-il sentir ses atteintes; peut-être n'a-t-il plus toute sa
tête. Autrefois il savait à merveille ce qu'il se voulait, il ne le sait
plus. J'en suis désolé, car je l'aime beaucoup, et si son esprit s'est
affaibli, je lui pardonne de grand cœur toutes les énormités qu'il a
pu me dire.
Il ne sut plus que penser quand au bout d'une semaine, un matin
qu'il pleuvait à verse, il vit entrer dans son cabinet de travail M. de
Miraval, l'air mélancolique et sombre, le front nuageux, l'œil éteint.
— D'où sortez-vous, mon oncle? lui cria-t-il.
— Et d'où sortirais-je, si ce n'est de mon hôtel? répondit le mar-
quis.
— Mais vous l'avez quitté depuis huit jours.
— Je parle de l'hôtel de Beau -Rivage, situé au bord du lac, à
Ouchy, port de Lausanne, où je me suis installé depuis que j'ai
pris l'hôtel Gibbon en déplaisance.
— Je sais très bien, dit Horace, que l'hôtel de Beau-Rivage est à
Ouchy, et je n'ignore pas non plus qu' Ouchy est le port de Lau-
sanne. Ce que je ne sais pas par exemple, c'est pourquoi vous avez
changé de domicile sans daigner m'en avertir.
— Mille excuses, mon garçon. Je suis si occupé !
— A quoi donc?
— C'est mon secret.
— J'en suis fâché, mon oncle, mais votre secret ne vous rend
pas heureux. Qu'est devenue votre brillante gaîté? Vous me sem-
blez sombre aujourd'hui comme un verrou de prison. Ne seriez-
vous pas tourmenté par quelque remords?
— Où prends-tu que j'aie des remords? C'est cette maudite pluie
qui m'agace. Regarde le lac, il est trouble et hideux. Pleut-il toujours
dans ce pays? As-tu un baromètre?
— Eu voici un, derrière vous, et tout à votre service. Mais, je
vous prie, racontez-vous vos secrets à ma mère? Ce brouillon de
lettre que vous deviez me montrer, l'avez-vous dans votre poche?
Le marquis ne répondit ni oui ni non. Il allait et venait dans la
chambre, en maugréant contre la pluie qui rendait tout impossible,
et de temps en temps il retournait au baromètre, qu'il tapotait avec
insistance dans l'espoir de le décider à marquer beau fixe. Puis, au
milieu d'une jérémiade, il prit son chapeau et sortit aussi brusque-
ment qu'il était entré, malgré les efforts que fit son neveu pour le
retenir à déjeuner.
Le lendemain, qui était un dimanche, il ne plut pas, grâce à Dieu ;
mais en revanche il venta grand frais. Le lac, fouetté par la bise.
2S6 REVUE DES DEUX MONDES.
ne se possédait plus; il avait des attitudes et des colères d'océan.
Le marquis revint à la même heure, l'air aussi maussade, aussi
déconfit que la veille, pestant contre la bise aussi énergiquement
qu'il avait protesté contre la pluie. Il ne put parler d'autre chose,
et il tapota de nouveau le baromètre, mais cette fois pour le faire
descendre.
— L'imbécile a trop monté, murmura-t-il.
— Il n'aura pas compris ce que vous lui demandiez, fit Horace.
— Maître gouailleur, je ne suis pas d'humeur à plaisanter, repli-
qua-t-il, et je me sauve.
Horace tenta vainement de le faire rester, il gagna la porte et
l'escalier ; mais son neveu le suivit et, s'emparant de son bras, se
déclara résolu à le reconduire jusqu'à son hôtel. Il espérait le faire
parler en chemin d'autre chose que de la bise. Us n'avaient pas fait
cinquante pas lorsqu'ils virent arriver une voiture qui allait bon
train, comme pour échapper à l'ouragan, et dans laquelle se trou-
vaient M'"'^ Véretz et sa fille. Ces dames revenaient d'entendre la
messe à Lausanne, où on peut l'entendre depuis qu'il y a une église
catholique sur la Riponne.
Au moment où on allait se croiser, M'"* Yéretz, qui n'avait jamais
les yeux au talon, donna un ordre à son cocher, et la voiture s'ar-
rêta net. Horace n'eut garde de lâcher le bras de son oncle, qu'il
obligea à faire halte. Apparemment le charme opérait de nouveau,
car en s' approchant de la portière, le marquis rencontra le regard
de M'"^ Corneuil et perdit aussitôt contenance. 11 s'inclina gauche-
ment, rougit, marmotta quelques mots qui n'avaient ni sens ni l'air
d'en avoir un. Puis, se dégageant de l'étreinte de son neveu, il fit un
second salut, tourna le dos et gagna pays.
— 11 devient de plus en plus inexplicable , dit M'"^ Véretz. Je
commence à croire qu'il a mauvaise conscience.
— C'est un conspirateur qui a des scrupules intermittens , dit
M°" Corneuil.
— Il m'a confessé hier qu'il avait un secret, dit Horace.
— Je le devinerai, son secret, reprit M'"« Véretz.
— Et moi, pour en avoir le cœur net, j'écrirai dès ce soir à ma
mère, répondit-il.
Le soir même, comme il arrive quelquefois, la bise tomba brus-
quement; il en résulta que le lendemain on ne revit pas le mar-
quis. M'"^ Véretz alla aux informations; peut-être avait-elle ses
mouches, elle en mit une en campagne. Quelques heures après, elle
eut la satisfaction d'apprendre à sa fille et à M. de Penneville que
chaque matin, sauf les cas de pluie ou de vent furieux, M. de Mi-
raval s'embarquait sur le bateau qui traverse le lac d'Ouchy à Évian,
LE ROI Al'ÉPI. 247
qu'il passait la journée en Savoie et revenait entre chien et loup
dîner à son hôtel. Qu'allait-il faire en Savoie? On se perdit en con-
jectures. La plus vraisemblable, à laquelle on s'arrêta, fut que
M'"' de Penneville avait quitté Vichy pour Évian, que chaque jour son
émissaire, son suppôt, allait l'y rejoindre et conférer avec elle, qu'a-
vant peu la bombe éclaterait. M™" Véretz émit sérieusement, quoique
sous forme de plaisanterie, le désir qu'on filât le marquis et que
M. de Penneville se transportât le lendemain à Évian pour s'assurer
de ce qui s'y passait. Sa fille et Horace goûtèrent peu son idée et
déclinèrent sa proposition, l'un par dignité, l'autre par prudence.
Toujours craintive depuis cette nuit où elle avait fait de si mauvais
rêves , M"« Corneuil se disait : Loin des yeux, loin du cœur. Elle
ne se souciait pas qu'une journée durant son bien-aimé mît le lac
entre elle et lui ; elle avait peur que, dans les hasards de son expé-
dition, il ne tombât dans les mains des Philistins et qu'on ne le lui
volât.
On fut bientôt hors de peine. Horace avait écrit à sa mère; il en
reçut la réponse suivante :
(c Mon cher enfant, M. de Miraval s'était chargé de te faire con-
naître toute ma pensée sur le mariage que tu médites. Que parles-tu
de complots? Ton oncle m'a écrit; pour te prouver à quel point je
suis de bonne foi dans cette affaire qui me donne tant de soucis,
je prends le parti de t'envoyer sa lettre, en te suppliant de ne lui
en rien dire, car sûrement il aurait peine à me pardonner mon in-
discrétion. Tu verras par cette lettre combien il est peu prévenu
contre la femme que tu aimes, et partant combien les objections
qu'il fait à ton projet méritent d'être prises par toi en sérieuse con-
sidération. Ta mère, qui ne souhaite que ton bonheur. »
La lettre du marquis était ainsi conçue :
« Ma chère Mathilde, j'ai tardé à prendre la plume, et je t'en
fais mes excuses. Le cas est tout autre que je ne pensais et demande
beaucoup de réflexions. Je n'ai que peu d'espoir de réussir à déta-
cher Horace de celle que j'appelais a sa couleuvre du Nil. » Je t'avais
promis d'exercer en cette rencontre tous mes talens diplomatiques.
J'avais tort de me faire blanc de mon épée; que peut la diplomatie
contre une pareille femme? Tu n'ignores pas que je suis arrivé ici
armé de préventions jusqu'aux dents; tu n'ignores pas non plus
que je me connais en hommes et en femmes, que je ne manque pas
d'une certaine vivacité de coup d'œil. J'ai vu et j'ai été vaincu; je
n'ai pu m'empêcher de le dire à M'"' Corneuil elle-même. Je ne te
parle pas de sa miraculeuse beauté, des grâces de son esprit, de
son talent littéraire, qui est de premier ordre, de la noblesse de
ses sentimens. Un mot suffira. Tu sais quelle était mon horreur pour
le mariage; j'ai fait campagne et j'ai gardé du service un déplaisant
248 REVUE DES DEUX MONDES.
souvenir. Eh ! bien, pour la première fois. . . tu crois rêver, ma chère,
et pourtant cela n'est que trop vrai. Oui, si Horace n'existait pas, si
M""^ Gorneuii avait le cœur libre, si mes soixante-cinq ans ne lui fai-
saient pas peur, oui, je franchirais le pas sans hésiter, et je croirais
assurer le bonheur des quelques années que j'ai encore à vivre. Tu
te moques de moi, tu as mille fois raison. Heureusement, Horace
existe ; au surplus, rassure-toi , je n'aurais aucune chance d'être
agréé. Laissons là ma petite utopie et parlons de ton fils. — Cela
étant, diras-tu, qu'il épouse! — Non, ma chère Mathilde, je ne crois
pas que cette union fût heureuse. II y a entre ces deux êtres un désac-
cord absolu d'humeurs, de goûts, de caractères; il m'est impossible
d'admettre qu'ils soient faits l'un pour l'autre. Je m'en suis expliqué
franchement avec Horace; mais parlez donc raison à un amoureux.
Autant vaut jouer un air de flûte à un poisson. Amoureux et pois-
sons, j'en ai fait la fâcheuse expérience, sont les gens du monde
les plus difficiles à persuader. Je répéterai pourtant mes tentatives,
je reviendrai à la charge dans un moment propice, et tu auras avant
peu de mes nouvelles. Mais, soit dit sans reproche, je regrette amè-
rement d'être venu à Lausanne; tu ne te doutes pas du triste ser-
vice que tu m'as rendu en m'y envoyant, des journées orageuses et
des nuits agitées qu'y passe ton vieil oncle, qui t'embrasse. »
Cinq minutes après avoir lu cette lettre, c'est-à-dire à dix heures
du matin, Horace, transgressant toutes les lois du pays, accou-
rait au chalet, où M"« Véretz le reçut. Il était hors de lui, et la pre-
mière chose qu'il fit fut de partir d'un grand éclat de rire.
— Chut! lui dit-elle vivement, en lui pinçant le bras. Oubliez-
vous qu'on ne rit jamais ici le matin?
Horace jeta un baiser passionné dans la direction du sanctuaire,
et il dit à M'"*^ Véretz :
— Chère madame, allons-nous-en bien vite dans le fond du jar-
din, car il faut absolument que je rie.
Dès qu'ils furent installés dans la charmille : — Oh! décidément,
reprit-Jl, cette aventure est par trop plaisante!
— Quelle aventure? de quoi s'agit-il?
— Ah ! mon oncle, mon pauvre oncle !
Et il se mit à rire de plus belle.
— De grâce, expliquez-vous, lui dit M"^^ Véretz.
— Eh! oui... « Honteux comme un renard qu'une poule aurait
pris!... » Je sais mon La Fontaine aussi bien que lui.
— Qui est la poule? demanda-t-elle.
— Imaginez -vous qu'il est éperdument, follement amoureux
d'Hortense.
M'"« Véretz bondit. — Vous me faites un conte à dormir debout,
s'écria-t-elle.
LE ROI APÉPI. 2A9
— Écoutez plutôt, écoutez, s'il vous plaît.
Et là-dessus il lut à haute voix les deux lettres, en s' interrom-
pant par intervalles pour donner un libre cours à sa gaîté.
Le premier mouvement de M""' Véretz fut de rire aussi, le second
d'écouter avec une religieuse attention, le troisième de prendre
des mains d'Horace les lettres qu'il venait de lire et d'en vérifier
les passages les plus intéressans. Il est bon de n'en croire que ses
yeux.
— Oh! mon pauvre oncle, s'écriait-il, voilà donc son fameux
secret! Il a dû refaire dix fois son épître avant de l'envoyer ; il crai-
gnait que ma mère ne se moquât de lui. Et regardez un peu la
peine qu'il se donne pour plaisanter et comme malgré lui le sérieux
de sa passion se trahit. Ah! oui, il a « des journées orageuses et
des nuits agitées. » Je le conçois. Voyez, je vous prie, comme tout
s'explique, lesincohérences de sa conduite, ses rougeurs, son trouble,
ses accès bizarres de sauvagerie, les impolitesses qu'il vous a faites,
lui si poli, si esclave des bienséances! Il a juré de ne plus remettre
les pieds ici, comme le papillon se jure de ne plus retourner à la
flamme de la bougie. Chaque matin il se dit : « Quittons Lausanne,
partons. » Et il n'a pas le courage de partir. Et pourtant il ne peut
tenir en place, il promène ses amoureux soucis sur le lac. Nous
nous demandions ce qu'il allait faire en Savoie. Eh! parbleu, il va
à Meillerie , pour y contempler le rocher de Saint-Preux, pour y
raconter ses douleurs à cette grande ombre. Puis il se dit de nou-
veau : Partons ! et il ne part pas, et chaque jour il recommence à
décrire sa lointaine et monotone orbite autour du chalet où son
cœur est resté.
— Eh ! oui, c'est bien cela, dit M'"" Véretz. Il faut croire que les
planètes aiment le soleil et que pourtant il leur fait peur. C'est pour
cela qu'elles tournent en cercle autour de lui.
— A vrai dire, répondit-il en reprenant son sérieux, ce n'est pas
tout à fait ainsi que les astronomes expliquent la chose.
— Dieu les bénisse ! dit M"'" Véretz.
Et à ces mots, elle coula doucement dans sa poche la lettre du
marquis, qu'Horace ne songeait pas à lui redemander.
— En vérité, reprit-il, j'aime et je respecte mon oncle, et je me
fais une conscience de me moquer de lui. Mais là, il m'est impos-
sible de le plaindre. Il s'était chargé d'une vilaine mission, et notez
qu'il se flatte encore de gagner la partie, il caresse je ne sais quel
vague espoir... Dieu ! qu'il me tarde de conter cette histoire à Hor-
tense! Va-t-elle s'en divertir!
— Si vous m'en croyez, mon cher comte, vous ne lui en tou-
cherez pas un mot, un seul mot, répliqua gravement M""' Véretz.
250 REVUE DES DEUX MONDES.
Rions entre nous comme deux écoliers, mais vous savez qu'Hor-
tense n'aime pas à rire. C'est une vraie sensitive, et ce qui nous
amuse pourrait bien la blesser ou la chagriner.
— Dieu me garde en* ce cas !.. Toutefois votre défense m'afflige.
Elle est si bonne, cette histoire ! Convenez qu'on en pourrait faire
une jolie comédie. Il faudrait l'intituler le Renard ou le Diplomate
pris au piège.
— Le titre serait peut-être un peu long, dit-elle. Bah ! quand
nous composerons notre affiche, nous aviserons.
Là-dessus il la quitta; mais il se dit en rentrant chez lui :
— C'est égal, je ti'ouverai tôt ou tard un moment pour en parler
à Hortense.
Il était près de dix heures du soir. La mère et la fille étaient
seules dans leur salon. M'"°Véretz brodait au tambour, M'"' Corneuil
rêvait, enfoncée dans une causeuse ; comme elle ne méditait pas,
il était permis de parler.
— C'est donc demain le grand jour, lui dit sa mère, en levant
le nez de dessus de son ouvrage.
— Que voulez-vous dire ?
— M. de Penneville est accouché de ce soir, à terme ou avant
terme, je ne sais. Ce qui est certain, c'est que demain nous ava-
lerons l'enfant. Il m'a certifié que son manuscrit se composait de
soixante-treize feuillets, ni plus ni moins; tu sais qu'ils sont de
conséquence, ses feuillets. Deux heures d'horloge, nous ne nous en
tirerons pas à moins. Ce diable d'homme a la voix si claire, si reten-
tissante qu'on entend sans écouter; bon gré, mal gré, les oreilles
s'imprègnent. Tu es une heureuse femme, ma chère; M. de Miraval
l'a dit, tu as le talent de doraiirsans en avoir l'air.
— Voilà une plaisanterie d'un goût douteux, riposta M'"" Corneuil
avec hauteur.
— Je ne t'en fais pas un crime, on se défend comme on peut
contre Apépi; chacun s'arrange à sa manière pour ne pas recevoir la
pluie... Mon Dieu ! ce cher garçon peut avoir des travers, cela n'em-
pêche pas qu'il n'ait un cœur excellent et le reste; cela ne l'em-
pêche pas non plus d'être adoré.
— Eh! oui, je l'adore, répliqua M'"'' Corneuil d'une voix aigre,
ou du moins M, de Penneville m'est infiniment cher, et je vous
prie de n'en pas douter.
M'"" Yéretz se remit à broder, et après quelques instans de
silence : — Bon Dieu ! quel dommage î
LE ROI AFÉPI. 251
— Qu'est-ce encore?
— Quel dommage que l'oncle ne soit pas le neyeu ou que le
neveu ne soit pas l'oncle !
— De quel oncle parlez-vous?
— Du marquis de Miraval.
— De ce conspirateur? de cet affreux vieillard?
— Tu ne l'as pas bien regardé, il n'est pas affreux du tout. Le
regard est charmant, la voix est jeune, la main potelée et coquette,
une vi-aie main de diplomate ou de prélat. Il te déplaît donc beau-
conp?
— Infiniment.
— Tu es injuste, très injuste, il a plusieurs genres de mérite.
D'abord il est marquis, l'autre n'est que corrjte, et les comtes courent
les rues. Ensuite il n'a pas soixante mille livres de rente, il en a
plus du triple.
— Deux cent mille, dit M"'^ Gorneuil. A quoi vous arrêtez-vous
là?
— Autre avantage : s'il lui plaisait de convoler, il n'aurait pas
besoin de faire agréer son mariage à sa mère. Nous aurons beau
faire, M™^ de Penneville ne nous agréera jamais. Tu verras qu'elle
se brouillera avec son fils, et ce sera une mauvaise note pour toi.
Le monde en pareil cas prend toujours le parti des mères. Et puis
M. de Miraval n'est pas un antiquaire, c'est un homme du monde
et, qui plus est, un grand ambitieux. 11 a formé le projet de ren-
trer dans la vie politique; avant peu de mois, il sera député ou
sénateur, à son choix.
— Qui vous l'a dit?
— Lui-même, et il ajoutait que son seul chagrin est de n'être
pas marié, parce qu'il aura besoin d'avoir un salon, et sans femme,
point de salon. L'autre n'a de goût que pour les caveaux, et il ne
soupire qu'après son cher Memphis, où il t'emmènera.
— Vous savez bien, répondit-elle vivement, qu'Horace fera ce
qui me plaira.
— Ne t'y fie pas. M. de Miraval le définit un doux entêté. Bon
Dieu! qu'irons-nous faire en Egypte, nous qui considérons la vie
comme une mission, comme un apostolat?.. Le moyen d'exercer sa
mission au fond d'un hypogée!
— Sur quelle herbe avez- vous marché ce soir? dit M""* Gorneuil,
en secouant sa belle tête de muse ennuyée et en plissant ses lèvres
de Junon, d'une Junon qui n'a pas encore rencontré son Jupiter,
M'"^ Véretz tirait l'aiguille et fredonnait tout bas une ariette. Ce
fut M™^ Gorneuil qui renoua l'entretien.
— Non, je ne sais ce qui vous prend. On dirait que vous vous
252 REVUE DES DEUX MONDES.
appliquez à me dégoûter de mon bonheur. Ce mariage, qui l'a voulu,
ou du moins qui l'a conseillé?
— L'amour tient lieu de tout, ma fille. Ne regrette donc rien,
puisque tu l'aimes.
— Mon Dieu! vous savez bien que je n'ai pas rencontré l'homme
de mes rêves. Mais j'aime Horace ; je veux dire qu'il m'a plu, qu'il
me plaît... Enfin vous ne m'expliquez pas pourquoi ce soir...
— Bon, pensa M'°' Véretz, nous n'en sommes plus à l'adoration.
Et elle reprit : — Ma toute belle, M. de Penneville est un superbe
parti, je n'en disconviens pas, et je te l'ai recommandé parce que
je n'en avais pas un plus beau encore à te proposer.
— Tandis que ce soir?..
— Eh! ce soir, j'en sais un autre.
M'"' Véretz se leva de son fauteuil, et, après avoir fouillé dans sa
poche, elle s'approcha de sa fille et lui dit :
— Lis ces deux lettres; je ne te les donne pas, je te les prête,
car M. de Penneville s'est aperçu que je les avais gardées, et je les
lui renverrai demain matin.
M'"® Corneuil passa dédaigneusement les yeux sur la première
de ces deux lettres ; mais quand elle eut commencé à lire la seconde,
elle changea d'attitude, el'e secoua sa langueur, son teint mat se co-
lora, et il se passa au fond de ses yeux je ne sais quoi que ses lon-
gues paupières ne prirent pas la peine de cacher.
Cependant, quand elle fut au bout de sa lecture, elle se leva,
prit une enveloppe dans un tiroir, y enferma les deux lettres, pria
sa mère d'y mettre l'adresse, sonna Jacquot et lui dit :
— Qu'à l'instant on porte ce pli à M. le comte de Penneville!
Après quoi elle se rassit dans sa causeuse.
— Ces pattes de mouche te brûlaient les doigts? lui dit en
souriant M'"« Véretz.
— Vous auriez pu vous dispenser de me faire Ure ces billevesées,
répondit-elle.
— Des billevesées, ma chère? Que dirait le marquis s'il t'enten-
dait? 11 est terriblement allumé, ce pauvre homme. C'est sa faute;
pourquoi s'est-il approché de deux beaux yeux, qui sont accou-
tumés à faire des miracles?
— Ah! plus un mot! lui repartit sa fille. Vous savez que je ne
puis souffrir certain genre de badinages.
M'"'= Véretz retourna à son tambour. M'"'= Corneuil se leva, se pro-
mena quelques instans dans la chambre d'un pas inquiet et fiévreux.
Puis elle s'assit au piano et soupira d'une voix émue, passionnée,
cette chanson de Mignon qu'Horace aimait tant. Elle s'arrêta au
milieu du dernier couplet, et se retournant vers sa mère :
LE ROI APEPl. 253
— Non, je ne vous comprends pas. Pouvez- vous bien me pro-
poser sérieusement de renoncer à un homme qui a toute sorte de
bonnes qualités, à un homme digne de mon estime, bien fait de sa
personne?
— L'autre matin qu'il riait tant, il avait l'air d'un superbe
mouton qui a appris le copte, interrompit M'"« Véretz.
— A un homme, reprit-elle, qui a ma parole. Vous craignez les
mauvais propos ; c'est bien alors qu'on trouverait à gloser.
— Il n'est que de prendre ses précautions. Nous ne le quitterons
pas, il nous quittera.
— Et à qui le sacrifierais-je? A un septuagénaire.
— Ah ! permets, le marquis n'a que soixante-cinq ans, et il ne
les paraît pas. C'est un homme d'un beau passé et d'un aimable
avenir. Je lui prédis les plus beaux succès de tribune, ce genre de
succès qui fait qu'on pense à vous pour un portefeuille. La France
est si pauvre en hommes ! Et puis, ma chère adorée, dis-toi bien
qu'il n'y a que les vieillards qui sachent aimer. Ils vous savent tant
de gré de ce qu'on leur fait la grâce de les supporter! J'ajoute que
M. de Miraval a le goût fin, il apprécie notre littérature. C'est
écrit, il la trouve « du premier ordre. »
Là-dessus, M'"'' Véretz quitta de nouveau sa broderie, courut à
sa fille, et la serrant dans ses bras :
— Tu te fâches? dit-elle. Eh bien, n'en parlons plus. La partie
n'est pas égale entre M. de Penneville et son oncle. L'un te plaît...
— Vous n'avez jamais le mot juste... Il ne me déplaît pas.
— Et l'autre te déplaît.
— Mon Dieu! il me déplaisait.
— Bien ! les voilà de niveau et de plain-pied, logés à la même
enseigne. Les paris sont ouverts.
— Vous avez raison, je finirai par me fâcher sérieusement, ré-
pliqua M'^' Gorneuil, qui alluma une bougie pour se retirer dans
sa chambre.
Comme elle allait sortir, elle s'approcha d'une fenêtre, contempla
un instant la voûte étoilée, comme pour y chercher une inspira-
tion. Puis elle dit à sa mère d'un ton résolu et solennel :
— Soyez certaine que je ne consulterai que mon cœur. Si vous
vous méprenez sur mes sentimens, je me réserve le droit de vous
désavouer.
M""* Véretz l'embrassa de nouveau, en lui disant : — Tu es un
vrai roi de Prusse, toi ; tu parles de ton cœur, de ta conscience,
tu laisses faire en te réservant de désavouer. Allons, je serai ton
Bismarck.
Et à ces mots, elle reconduisit son ange adoré jusqu'à la porte
du lieu très saint.
^255 REVUE DES DEUX MONDES.
Le lendemain, il tomba dans les premières heures de la matinée
une petite pluie fine, qui mouillait ; cependant le marquis ne rendit
pas visite à son neveu, ce qui affligea fort M""^ Yéretz; peut-être
s'était-elle promis de l'arrêter, de s'emparer de lui au passage. Dans
l'apiès-raidi, le temps s'éleva, et elle proposa à sa fille de sortir
avec elle en calèche. Horace ne les accompagna pas ; il tenait à
revoir une fois encore son manuscrit, pour que le soir il n'y eût
pas d'accroc dans sa lecture; il estimait que la mariée ne serait
jamais assez belle.
Comme ces dames revenaient de leur promenade en longeant la
belle esplanade de Montbenon, qui commande une vue admirable
sur le lac et les Alpes, M'"^ Yéretz, dont les yeux de furet voyaient
tout, aperçut par la portière le marquis niélarxoliquement assis
sur un banc solitaire. Elle descendit lestement de voiture et
pria sa fille de retourner au logis toute seule. Quelques minutes
après, sans faire semblant de rien, elle passait à dix pas devant le
marquis et poussait un petit cri de joyeuse surprise. M. de Miraval
s'aperçut qu'entre les Alpes et lui il y avait un chignon du plus
beau rouge; il aimait mieux les cheveux blonds, mais il prit galam-
ment son parti.
— Bénie soit sa majesté le hasard! s'écria M""^ Yéretz. Yous êtes
mon prisonnier, monsieur le marquis; rendez-vous à discrétion.
Il lui offrit son bras, en lui disant : — Mon geôlier me plaît beau-
coup, chère madame.
— Je vous dispense d'être galant, répondit-elle. Je vous demande
seulement de me parler à cœur ouvert, si toutefois c'est une chose
à demander à un diplomate. Yoyons, voulez-vous être sincère ?
— Je le serai autant qu'Amen-heb, surnommé le véridique, lui
dit-il, intendant des troupeaux d'Ammon et grammate principal.
— Convenez d'abord que j'ai le droit de vous questionner. Yotre
conduite à notre égard n'a-t-elle pas été singulière? Depuis le jour
où M. de Penneville vous a présenté à nous, vous avez pris à tâche
de nous éviter, de nous fuir.
— Oh! croyez, madame...
— En vérité, qu'avons-nous bien pu vous faire? Yous avez sûre-
ment découvert que je suis une sotte.
— Chère madame, dès la première minute où j'ai eu l'honneur
de vous voir, je vous ai tenu pour une femme de beaucoup d'es-
prit, et je ne m'en dédis pas.
— En ce cas, est-ce ma fille qui a eu le malheur de vous dé-
plaire?
— Yotre fille ! s'écria le marquis. Serais-je assez maudit de
Dieu et des hommes!.. Mais elle est adorable, votre fille.
— C'est le mot de la lettre, pensa M'"^ Yéretz ; il a raison de s'y
LE ROI APEPI. 255
tenir. Puis elle reprit : — Monsieur le marquis, quel est donc ce
mystère?
— Eh ! madame, lui dit-il en la regardant de travers, vous êtes
une femme très fine, et vous vivez avec des gens qui déchiffrent
des hiéroglyphes. Je crains bien que vous ne m'ayez deviné.
— Vous vous faites une idée exagérée de ma clairvoyance; je
n'ai rien deviné du tout. Voyons, serait-il vrai, comme le prétend
M. de Penneville, que vous ayez un secret?
— Est-ce que par hasard mon neveu l'aurait pénétré, ce secret?
Vous m'épouvantez ; il est le dernier homme du monde à qui j'ose-
rais faire mes confessions!
— Je le crois sans peine, pensa-t-elle. Allons, nous tenons le
lièvre par les oreilles.
Elle pressa doucement le bras du marquis, et lui dit : — Déci-
dément je ne vous comprends pas, et j'ai la passion de comprendre.
Vous ne voulez pas me le révéler, ce terrible secret?
— Jamais, madame, jamais. Je n'ai pas encore perdu le respect
de mes cheveux blancs, ils me font peur; voulez- vous que je les
couvre d'un ineffaçable ridicule?
— Vous êtes seul à vous apercevoir qu'ils sont blancs, dit-elle
en lui jetant une œillade des plus encourageantes.
— Et puis, reprit-il, vous me trahiriez auprès d'PIorace. C'est la
première fois qu'un oncle a treml)lé devant son neveu.
— 11 y faut renoncer, se dit M'"' Véretz avec quelque dépit; ses
cheveux blancs et son neveu le gênent. Il ne parlera pas avant que
l'autre ait quitté la place.
Après une pause : — Monsieur le marquis, si vous aviez été moins
avare de vos visites, vous nous auriez fait à la fois honneur et plai-
sir, car il me tardait de vous voir pour vous entretenir d'une
inquiétude qui me travaille. J'ai mon secret, moi aussi, et je dési-
rais vous le confier. Oui, depuis quelques jours j'ai l'esprit fort
troublé. M. de Penneville, qui a la fâcheuse habitude de tout
dire...
— Très fâcheuse en effet, madame, je la lui ai souvent reprochée.
— Sans le corriger, poursuivit-elle, puisqu'il nous a rapporté une
conversation qu'il avait eue avec vous, sans nous taire aucun
des scrupules qui vous sont venus au sujet de son mariage.
— Je le reconnais bien là, le malheureux, fit le marquis.
— Cela m'a donné beaucoup à penser, et je suis obHgée de rendre
hommage à votre haute raison. Je dois passer condamnation, je
m'étais cruellement abusée. Il n'y a pas entre ces jeunes gens cette
harmonie des caractères et des goûts qui est la première condition
du bonheur.
256 REVUE DES DEUX MONDES.
— Que j'ai de plaisir à vous entendre! s'écria-t-il. L'harmonie
des goûts, c'est là le point; encore n'est-ce pas assez. Dans les vues
de la Providence et dans les miennes le mariage doit être une
société d'admiration mutuelle. Or il est venu à ma connaissance...
Oui, chère madame, je connais une femme du plus rare mérite.
Elle a publié d'admirables sonnets, que lui envierait Pétrarque, s'il
était encore de ce monde, et un traité sur les devoirs et les vertus
de la femme que Fénelon consentirait à signer, si Bossuet ne lui
en disputait l'honneur... M'écoutez-vous?.. Elle a fait don de ces
précieux volumes à un homme qui prétend l'aimer; l'infortuné n'a
pu les lire jusqu'au bout. Que dis-je ? je les ai vus ces deux volumes ;
l'un n'est coupé qu'à moitié, l'autre est encore vierge, absolument
vierge... Le plus beau de l'affaire est que le pauvre garçon s'ima-
gine qu'il les a lus, et il est prêt à jurer qu'il les admire... Mais
n'allez pas conter mon historiette à M'"' Corneuil.
— Quand M""' Corneuil, ce qui ne peut manquer d'arriver un jour
ou l'autre, répondit-elle en souriant, publiera un livre sur les
devoirs des mères, soyez sûre qu'elle comptera l'indiscrétion au
nombre de leurs vertus. Hélas ! oui, les mères sont tenues quel-
quefois d'être indiscrètes, et l'historiette que vous m'avez contée
est bien propre à éclairer ma fille sur ses sentimens et sur ceux
qu'on affecte d'avoir pour elle. Au surplus, je dois vous confesser
qu'elle-même...
— Parlez, madame, parlez. Vous devez, dites-vous, me confes-
ser qu'elle-même...
— Oh ! ma fille est une âme profonde qui renferme ses senti-
mens. Mais depuis quelque temps, je la vois pensive, soucieuse,
presque triste, et je me demande si elle n'a pas fait, elle aussi, ses
réflexions.
Le marquis lâcha le bras de M'"' Yéretz pour s'essuyer le front
avec son mouchoir. 11 y a dans ce monde des sueurs de joie.
— Ah! tu jubiles, mon bonhomme, lui disait intérieurement
lyjmc Yéretz, et tu ne penses plus à tes cheveux blancs... Voyons si
tu vas parler.
Le marquis ne parla pas. On eût dit que son allégresse lui faisait
oublier où il était et avec qui. 11 finit pourtant par s'en souvenir.
11 s'empara de la main de M'"' Yéretz et la porta presque amou-
reusement à ses lèvres, si bien qu'elle crut à une méprise. Puis,
après quelques instans de méditation :
— Madame, lui dit-il, ce qu'il y a de plus difficile au monde,
c'est de perdre son chien.
Elle se mit à rire et lui répondit : — Je vous avais prévenu que
je vous demanderais un conseil.
LE ROI APÉPI. 257
— Chère madame, répliqua-t-il, dans tous les hommes qui se mê-
lent d'écrire, il y a une passion plus forte et qui a la vie plus dure
que l'amour, c'est l'amour-propre, et, pour tuer l'amoureux, il suffit
quelquefois d'égratigner l'auteur avec la pointe d'une épingle.
— Nous sommes faits pour causer ensemble, lui dit-elle ; nous
nous comprenons à demi-mot. Mais, je vous prie, monsieur le
marquis, si l'épingle produit cet effet miraculeux, me direz-vous
votre secret?
— Non, madame, mais je vous l'écrirai.
— Voilà qui est bien entendu, répondit-elle en lui tendant ses
deux mains, qu'il serra dans les siennes avec une reconnaissance
convulsive.
Après quoi elle reprit le chemin de la pension Yallaud, en se
disant : — Cet homme est le gendre idéal, celui de mes rêves.
VI.
Depuis vingt minutes bien comptées, il lisait. On l'écoutait ou
l'on paraissait l'écouter. Le joli salon du chalet était situé au rez-
de-chaussée, et la soirée étant tiède, on avait laissé la fenêtre
ouverte. S'il y avait eu des passans, le bruit de leurs pas aurait pu
le déranger; mais grâce à Dieu, il ne passait personne. Jacquot et
sa trompette s'étaient retirés dans leur mansarde, où ils dormaient
paisiblement dans les bras l'un de l'autre. Les oiseaux du parc
étaient convenus de se taire pour pouvoir mieux l'entendre, sans
perdre un mot; il est vrai qu'on était dans la saison où ils ne
chantent pas. Du sein des demeures éthérées, les étoiles, ces habi-
tantes de l'éternel silence, lui jetaient un regard ami. Il lisait avec
dignité, avec feu, avec conviction, mais avec modestie. De temps
à autre il s'arrêtait pour dire : — Trouvez-vous que j'aille trop
vite? Dans mon enfance on me reprochait de bredouiller. Avez-
vous de la peine à me suivre? Voulez-vous que je recommence?
Vous allez me demander mes preuves; attendez, je les fournis plus
loin. Si vous avez quelque observation à me faire, ne vous gênez
pas, je vous en serai fort obligé. — Mais on n'avait garde de lui
adresser aucune observation, et personne ne le conjura de recom-
mencer.
Nous avons dit qu'il avait la précieuse faculté de combiner ses
sensations, ce qui lui permettait de se procurer plusieurs plaisirs à
la fois, et tous ces plaisirs divers n'en faisaient qu'un. Par la croi-
sée entre-bâillée pénétrait dans le salon une exquise senteur de
troëne fleuri. 11 respirait avec volupté ce parfum, et, bien qu'il fût
très appliqué à sa lecture, il contemplait par instans les étoiles, et
258 REVUE DES DEUX MONDES.
il pensait à deux beaux yeux bruns, mêlés de fauve, plus doux à
regarder que tous les astres du ciel. Ces yeux si doux, il ne les
voyait pas; M'"" Corneuil s'était assise à l'écart sur un divan moel-
leux, et l'importune clarté de la lampe n'arrivait pas jusqu'à elle,
A demi couchée et muette, elle était tout oreilles, l'ombre est favo-
rable au recueillement. Je ne voudrais point jurer cependant qu'elle
n'eût pas quelques distractions ; peut-être pensait-elle par inter-
valles à deux volumes qui n'avaient pas été coupés. M°" Véretz
était assise à son tambour, en face du lecteur, à qui, tout en bro-
dant, elle adressait de petits signes de tête approbatifs. Son sourire
et le pétillement de ses yeux verts exprimaient assez le vif intérêt
qu'elle portait aux Hycsos, à moins que ce sourire ne voulût dire
simplement : — Dieu soit loué, mon cher monsieur, l'habitude rend
tout supportable.
11 lisait, tournant les feuillets à regret, car il se sentait si heu-
reux qu'il souhaitait que son bonheur et sa lecture ne prissent jamais
fin. Avant qu'il commençât, une main délicate, qu'il aurait voulu
toujours garder dans la sienne, avait placé devant lui un grand verre
d'eau sucrée. Il y trempa ses lèvres, toussa pour s'éclaircir la voix,
puis reprit en ces termes :
« Nous avons démontré que l'histoire de Joseph, fils de Jacob, telle
qu'elle est contenue dans les chapitres xxxix et suivans de la Genèse,
présente un caractère manifeste d'authenticité. Les noms propres, si
importans en de pareilles maLières, en font foi. Comme chacun sait,
l'officier de Pharaon, chef de ses gardes ou de ses eunuques, qui avait
acheté Joseph aux Ismaélites, et avec la femme duquel il eut cette
déplorable aventure d'où il ne réussit à se tirer qu'en lui laissant son
manteau, s'appelait Potiphar, et Potiphar n'est pas autre chose que
Pet-Phra, qui signifie consacré à Ra ou au dieu solaire. Joseph reçut
du Pharaon le titre de Zphanatpaneach, qu'il faut traduire par Zpent-
Pouch; or Zpent-Pouch veut dire créateur de la vie, ce qui prouve
assez la gratitude que les Égyptiens gardaient à Joseph pour avoir
pourvu à leur subsistance pendant la famine. On lui donna en ma-
riage la fille d'un prêtre de On ou Annu... »
Ici il se tourna vers M'"^ Véretz pour lui dire :
— Est-il besoin de vous expliquer que On ou Annu est la ville du
soleil, ou Iléliopolis?
— Me feriez-vous ce cruel affront? lui répondit-elle.
— (( On lui donna donc en mariage, reprit-il, la fille d'un prêtre
de On ou Annu, laquelle s'appelait Asnath, mot qui s'explique par
As-Neith et qui témoigne qu'elle était consacrée à la mère du soleil.
Après cela, il ne nous reste plus qu'une chose à démontrer, à savoir
que le Pharaon sous le règne duquel Joseph arriva en Egypte était
bien le roi des Hycsos, Apépi. »
<LE ROI APÉPI. 259
— Nous y voilà donc enfin, s'écria joyeusement M'"^ Yéretz. J'ai
toujours aimé cet Apépi sans le connaître.
— Oh! je ne prétends pas le surfaire, répondit-il, et je n'oserais
pas affirmer qu'il fût précisément aimable; mais c'était un homme
de mérite, et vous verrez qu'il est digne en quelque mesure de la
considération que vous voulez bien lui témoigner. Je ne vous dirai
pas non plus qu'il fût beau, mais sa figure avait dn caractère. Vous
me demanderez comment je le sais. Il y a, madame, au musée du
Louvre, dans l'armoire A de la salle historique, une figurine un peu
fruste en basalte vert où l'on avait cru reconnaître le meilleur style
saïte. Malheureusement les cartouches ont disparu. Madame, j'ai
les plus sérieuses raisons de penser que cette précieuse statuette
n'est pas du tout saïte, que c'est le portrait d'un roi pasteur, et que
ce roi pasteur était Apépi. Ainsi vous voyez... »
Il porta de nouveau le verre à ses lèvres, avala une seconde gor-
gée avec méthode, comme il faisait tout; puis poursuivant sa lec-
ture :
« A cet effet, nous sommes obligés de reprendre les choses de
plus haut. Ce fut vers l'année 1830 avant l'ère chrétienne que les
souverains de la dynastie thébaine commencèrent à se soulever
contre les ïïycsos. Après une longue et pénible lutte, où ils con-
nurent toutes les vicissitudes de la fortune, ils refoulèrent les Pas-
teurs dans la Basse-Kgypte. Plus d'un siècle après, le roi Raske-
nen était assis sur le trône de Thèbes, et il est fait mention de lui
dans un papyrus du Musée britannique, dont l'importance ne peut
échapper à personne. — Il arriva, est-il écrit dans ce papyrus, que
la terre d'Egypte devint la propriété des méchans, et il n'y avait pas
alors un roi doué de la vie, du salut et de la force. Mais voici, le roi
Raskenen apparut, doué de la force, du salut et de la vie, et il régnait
sur le pays du midi. Les méchans étaient dans la forteresse du soleil,
et tout le pays était soumis à des corvées et à des tributs. Le roi des
méchans s'appelait Apépi, et il choisit pour son seigneur, c'est tou-
jours le papyrus qui parle, le dieu Sutech, c'est-à-dire le dieu Set,
qui n'est autre que le dieu Typhon, génie du mal. »
— Ilest certain, interrompit M'"'=Véretz, que Sutech, Set, Typhon...
Quand on y regarde de près, cela se ressemble fort.
— Oh ! de grâce, chère madame, lui dit-il, nous touchons au point
capital.
Et il reprit : — « Il lui bâtit un temple en solide maçonnerie, et il
ne servit aucun des autres dieux qui étaient en Égj^pte. Voilà ce que
nous apprend le papyrus , et cet important document prouve que
1° les rois pasteurs avaient établi leur résidence dans le Delta;
2° qu'ils tenaient sous leur domination toute la Basse -Egypte;
3° qu' Apépi... »
260 REVUE DES DEUX MONDES.
En ce moment, il s'avisa qu'il n'avait pas entendu depuis long-
temps cette voix adorée qui chantait si bien la chanson de Mignon,
et s'étant tourné du côté du divan, il dit :
— On l'appelle aussi Apophis, mais Apépi est le vrai nom. Lequel
des deux préférez-vous, Hortense?
Hortense ne répondit pas; peut-être l'émotion du récit lui avait-
elle coupé la parole.
— Apophis ou Apépi, lui cria M™' Véretz. Choisis hardiment, M. de
Penneville s'en remet à ta discrétion.
Hélas ! elle ne répondit pas davantage.
Horace tressaillit, il sentit courir dans 'tout son corps un long
frisson, qui était un avertissement de sa destinée. 11 se leva, se
saisit de la lampe, marcha précipitamment vers le divan. Ce n'é-
tait que trop vrai, et il n'en pouvait douter, M'"^ Gorneuil dormait.
Peu s'en fallut qu'il ne laissât échapper de sa main cette lampe
qui éclairait son désastre. Il la posa sur un guéridon. — Dieu, quel
sommeil ! s'écria M'"® Yéretz. JNe seriez-vous pas un peu magnéti-
seur? — Elle faisait un mouvement pour réveiller sa fille; il l'en
empêcha en lui disant avec un ricanement amer :
— Oh ! je vous prie, respectez son repos.
On aurait tort d'imaginer qu'il ne souffrait que dans son amour-
propre d'auteur et de lecteur. Un jour s'était fait en lui; il venait
de comprendre subitement que depuis plusieurs mois il s'était
trompé ou laissé tromper. Immobile et tout d'une pièce , il con-
templait d'un œil dur, fixe, perçant, le visage de la belle endormie,
dont la pose était coquette, car elle savait dormir. Rien n'était plus
charmant que le désordre de ses beaux cheveux, dont une boucle
pendait le long de sa joue. Ses lèvres ébauchaient un demi-sourire;
il est probable qu'elle faisait un rêve heureux; elle s'était réfugiée
dans un monde où il n"y a point d'Apépi.
Horace la regardait toujours, et je ne sais quelles écailles tom-
baient une à une de ses yeux. Si charmante qu'elle fût, de minute
en minute il voyait s'évanouir ses grâces, et il fut sur le point de
la trouver laide. En vérité, il ne la reconnaissait plus. Le miracle
qui s'était fait à Saqqarah, au sortir du tombeau de Ti, venait de se
défaire; il n'y avait plus rien entre cette femme qui dormait et
l'Egypte. En quittant le Caire, elle avait emporté dans ses cheveux
blonds, dans son sourire, dans son regard, un peu de ce soleil qui
fait mûrir les dattes, qui réjouit le cœur des lotus, qui amuse par
des mirages le sable jaune du désert et pour lequel l'histoire des
Pharaons n'a point de secrets. L'auréole dont elle avait couronné
son front venait de s'éteindre en un instant, et il s'aperçut, lui
aussi, que ses paupières étaient trop longues, que sa lèvre était
trop mince, que ses bras, mollement arrondis, se terminaient par
LE ROI APÉPI. 261
des mains prenantes, qu'il y avait une griffe là-dessous et de petits
plis autour de sa bouche comme à ses tempes, et que ces rides nais-
santes, dont il ne s'était jamais avisé, trahissaient le travail sourd
des petites passions, ces inquiétudes de la vanité qui vieillissent
les femmes avant le temps. D'où lui venait sa subite clairvoyance?
Il était en colère, et on a beau dire, les grandes colères sont lumi-
neuses.
— 11 faut lui pardonner, dit M'"® Véretz. Je l'ai guettée du coin
de l'œil, elle a lutté courageusement; par malheur, ses nerfs ne
sont pas aussi solides que les miens. Vous l'aviez déjà mise à de
rudes épreuves ; elle s'en était tirée avec honneur ; mais quoi ! peut-on
résister à la longue au plus terrible des ennuis, à l'ennui pharao-
nique? Prenez-y garde, mon cher comte. Elle a pour vous tant
d'estime, tant d'amitié! Il suffit quelquefois d'un travers pour lasser
le cœur d'une femme.
Et lui montrant du doigt tour à tour les yeux fermés de sa fille
et les soixante-treize feuillets :
— Mon cher comte, il faut choisir entre ceci et cela.
Il r écoutait en l'observant d'un air hagard, et ses cheveux rouges
lui firent horreur.
— En vérité, madame, lui dit-il, il me semble que je commence
à vous connaître.
A ces mots, il retourna vers la table, rassembla les feuillets, les
enferma dans son portefeuille, mit le portefeuille sous son bras, fit
un profond salut et détala.
Comme il contournait le chalet pour gagner la grande allée du
parc :
— Tu peux te réveiller, ma chère, dit en riant M'"* Véretz. Nous
voilà délivrées à jamais du roi Apépi, qui vivait quarante siècles
avant Jésus-Christ.
Une tète apparut au-dessus du rebord de la fenêtre, et une voix
cria du dehors :
— Mettons-en seize, madame, car il faut toujours être exact.
Le comte de Penneville rentra chez lui, la mort dans l'âme. Ce
qu'il regrettait amèrement, c'était moins une femme qu'un songe.
Pendant de longs mois une chimère avait été la délicieuse compagne
de sa vie; elle ne le quittait pas, elle s'intéressait à tout ce qu'il
faisait, elle mangeait et buvait avec lui, elle travaillait avec lui, elle
rêvait avec lui; elle lui parlait, et il lui répondait, et ils se compre-
naient à demi-mot ; elle avait une voix qui lui fondait le cœur, elle
avait des cheveux blonds qui un jour avaient frôlé sa joue, elle avait
aussi des lèvres, que deux fois les siennes avaient touchées. En y pen-
sant, il lui prit une colère qui fit diversion à sa douleur; le pauvre
262 REVUE DES DEUX MONDES.
et naïf garçon aurait beaucoup donné pour ravoir ses deux bai-
sers.
Cependant il conservait encore un vague espoir. — Non, cela ne
se peut, cela ne se passe pas de la sorte, pensait-il. Il est impossible
qu'elle m'ait laissé partir ainsi pour toujours. Elle me rappellera, elle
est occupée àm'écrire. Avant minuit, Jacquot viendra, m'apportanit
une lettre qui expliquera tout. — Jacquot ne vint pas, et bientôit
une horloge voisine sonna minuit. Cette voix lamentable ressemblait
à un glas funèbre, cette horloge pleurait quelqu'un qui venait de
mourir et Horace reconnut que sa chère compagne, que sa chimère
n'était plus de ce monde. Désormais il était seul, tout seul, et sa
solitude l'épouvanta. Il laissa pendre son front sur sa poitrine, de
grosses larmes descendirent le long de ses joues.
En relevant la tête, il s'avisa qu'il n'était pas seul, qu'il y avait
sur sa table une petite statuette d'un pied de haut, qui leregardaitj
qu'elle s'appelait Sekhet, la secourable, et qu'elle allongeait vers lui
son joli museau de chat, dont le froncement était empreint d'une
miséricordieuse bienveillance. Il courut à elle, la prit dans ses
mains. — Ah! te voilà, lui dit-il, comment t'avais-je oubliée? Je
ne suis pas seul, puisque tu me restes. Quelqu'un disait ici même
que les roses se fanent, que les dieux demeurent. Je t'aime, tu
m'aimes, et nous nous aimerons toujours. — En parlant ainsi, il
caressait sa taille fine, ses hanches arrondies, et il finit par la bai-
ser dévotement sur le front. Il lui parut que cette bonne petite
Sekhet plaignait ses peines, qu'elle était tout émue, tout attendrie,
qu'elle avait un bon petit cœur comme une sœur grise ou simple-
ment comme une honnête créature humaine ; il lui parut aussi qu'il
y avait des larmes dans ses yeux, quoiqu'elle fût déesse, et qu'elle
lui rendait son baiser, quoiqu'elle fût en faïence bleue. Il lui parut
enfin qu'elle lui disait: — Tu m'es revenu, je ne te prêterai plus
à personne. — Eh! bon Dieu, elle l'avait si peu prêté !
Il se sentit réconforté ; il avait purifié son cœur et ses lèvres. Il
se planta devant la glace, contempla son image. Il acquit la certitude
que le comte Horace avait les yeux un peu rouges et que nonobstant
le comte Horace était un homme. Il alla chercher deux grandes
malles vides, qu'il avait remisées dans un réduit; il les apporta
dans sa chambre l'une après l'autre ; deux minutes plus tard, il était
occupé à les remplir.
Le lendemain dans l'après-midi, le marquis de Miraval, qui par
une exception singulière n'avait pas traversé le lac, quoiqu'il fît
ce jour-là un vrai temps de demoiselle, reçut à la fois deux lettres,
l'une qui fut apportée par le facteur, l'autre que lui remit Jacquot,
tout habillé de neuf.
LE ROI APEPI. 263
La première, écrite d'une main ferme et tranquille, était conçue
en ces termes :
« Mon cher oncle, la place est libre, vous pouvez la prendre. Si
vous avez des commissions pour Yichy, veuillez, je vous prie, me
les adresser à Genève; j'y coucherai ce soir et j'en repartirai demain
par le train express de trois heures ou, pour mieux dire, de trois
heures et vingt-cinq minutes. Agréez l'expression de tous les vœux
que je fais pour votre bonheur et l'assurance de mon inaltérable
affection. »
La seconde, hâtivement gribouillée, contenait ceci :
« Monsieur le marquis, vous aviez tristement dit vrai; il n'aimait
pas ou il aimait bien peu, puisqu'il n'a pu pardonner à la femme
qu'il prétendait aimer de s'être assoupie pendant la lecture d'un
mémoire sur le roi Apépi. Je vous laisse à deviner ce qu'en a pensé
ma fille; elle a toisé le personnage, et une femme n'aime plus
l'homme qu'elle toise. J'apprends qu'il se met en route à l'instant;
vous n'avez donc plus à craindre mes indiscrétions. Piien ne vous
empêche désormais de m'écrire votre secret, ou plutôt faites mieux,
venez nous le dire ce soir en dînant avec nous. »
J acquêt rapporta à M'"« Véretz la réponse que voici :
« Chère madame, il faut donc vous le révéler, ce terrible secret!
J'ai une passion déplorable, que je cache avec grand soin, par res-
pect pour mes cheveux blancs ; ceux de mes amis qui la connaissent
m'en ont cruellement plaisanté. Je vous l'avoue en rougissant,
j'adore la pêche à la ligne. Quand M'"'' de Penneville m'envoya à
Lausanne pour y traiter une aff'aire de famille, je me consolai de
ce dérangement, en me disant : Lausanne est près d'un lac, je
pécherai. Mon premier soin en arrivant fut de me procurer des
lignes et tout l'attirail nécessaire. Je n'osais pas pêcher dans votre
voisinage, craignant d'être surpris et que mon neveu ne se moquât
de moi. Je m'informai; on m'assara qu'il se trouvait en Savoie,
près d'Évian, un joli petit parage très poissonneux. Il y a une
auberge sur la côte; j'y louai une chambre, où j'installai mes engins,
et chaque matin je traversais le lac pour aller satisfaire ma passion.
Puisque je vous ai promis d'être véridique comme Amen-heb, gram-
mate principal, voyez un peu à quoi m'entraîne cette fureur. Je
quittai Lausanne pour Ouchy dans l'unique dessein de me rappro-
cher du poisson; j'oubliai si bien l'affaire qui m'avait amené que
j'aUai voir deux fois seulement mon neveu, un jour qu'il ventait et
un jour qu'il pleuvait, parce que ces jours-là on ne pêche pas; enfin
je refusai deux invitations à déjeuner des plus attrayantes, parce
qu'en m'y rendant je me serais privé pendant deux journées entières
du plaisir de pêcher. Ce qui est lamentable, c'est que malgré mes
264 REVUE DES DEUX MONDES.
soins, mon attention, ma persévérance, je ne prenais rien, hormis
quelques misérables goujons. Je me disais : C'en est trop, partons.
Et je ne partais pas. En débarquant à Lausanne, je croyais encore
au poisson, je n'y crois plus, et c'est ainsi que nos illusions s'en
vont avec nos années, nous en semons notre route. Toutefois, je
ne sais par quel miracle, j'ai réussi avant-hier à prendre une an-
guille de fort jolie taille, qui est venue obligeamment mordre à
mon hameçon, et là-dessus je pars. L'honneur de mes cheveux
blancs est sauf.
<( Veuillez, chère madame, présenter à votre adorable fille et agréer
pour vous-même les complimens empressés et respectueux du mar-
quis de Miraval. »
Nous renonçons à décrire l'expression que revêtit la figure de
]\jme Yéretz en prenant connaissance de cette réponse, l'embarras
vraiment cruel qu'elle éprouva à la communiquer à sa fille, et la
scène véritablement épouvantable que lui fît cet ange adoré.
M'"" Gorneuil est moins à plaindre que sa mère, puisque dans son
désastre elle a du moins la ressource de soulager son cœur par les
reproches les plus véhémens, par les récriminations les plus viru-
lentes, par des exclamations comme celle-ci : « N'est-ce pas toi qui
es la cause de tout? » On raconte qu'il y a eu dans ce siècle une reine
très intelligente, très éclairée, pleine de bons sentimens, qui exerçait
une grande et légitime influence dans les affaires de l'état. Le roi
son époux aimait à prendre ses conseils et s'en trouvait bien. Malheu-
reusement il lui arriva un jour de se tromper, et le sort de toute
une vie se décide souvent en une minute. De ce moment elle ne
fut plus consultée, les gens qu'elle recommandait n'étaient plus
agréés; son auguste époux disait: « Tout ce monde m'est suspect,
ce sont les amis de ma femme. » Pour s'être trompée une fois,
M™' Véretz a perdu toute son influence, tout son crédit. Sa fille lui
rappellera éternellement qu'un jour elle lui a fait lâcher la proie
pour courir après une ombre en cheveux blancs.
Quand le comte Horace de Penneville se présenta à la gare de
Genève, impatient de s'embarquer dans le train qui part non à trois
heures, mais à trois heures et vingt-cinq minutes de l'après-midi,
son étonncment fut grand d'apercevoir à l'un des coins du wagon
où le hasard le fit monter le marquis de Miraval, son grand-oncle,
qui, tout en l'aidant à caser convenablement sous les banquettes et
dans le filet ses innombrables petits paquets, lui dit :
— J'ai réfléchi, mon fils; il faut se défier des femmes qui tour à
tour aiment Apépi et ne l'aiment plus.
Victor Ciierbuliez.
LES
ASSEMBLÉES DU CLERGÉ
EN FRANCE
SOUS L'ANCIENNE MONARCHIE
IIl^
LES ASSEMBLEES DU CLERGÉ AU TEMPS DE LA FRONDE.
La mort de Richelieu, que suivit à un assez court intervalle celle
du roi auquel il avait imposé ses volontés, délivra le clergé et la
noblesse d'un ministre qui leur était plus qu'incommode, et les deux
premiers ordres de l'état se flattèrent de ressaisir sous le nouveau
régime une prépondérance que le cardinal ne leur avait pas permis
d'exercer. L'avènement de Mazarin au timon des affaires faisait es-
pérer au clergé l'entier rétablissement de ses immunités. Tout an-
nonçait chez cette nouvelle Éminence des façons d'agir absolument
différentes de celles du redoutable cardinal. Mazarin affectait les
dehors de la mansuétude et de l'humilité. Il était de l'accès le plus
facile et semblait l'homme de la conciliation. Il ne devait qu'à son
caractère ecclésiastique la haute dignité à laquelle il était par-
venu; l'on se persuadait qu'il en serait toujours reconnaissant à l'é-
glise, qu'il ne pouvait que travailler à en accroître la puissance
(1) Voyez la Revue du 15 février et du l^"" avril.
266 REVUE DES DEUX MONDES.
et l'autorité. La reine , Anne d'Autriche , était dévote comme une
Espagnole et paraissait femme à s'en remettre en tout à la direc-
tion du clergé; elle ne savait pas d'ailleurs refuser à ceux qui
avaient pris sur elle un certain empire. Il n'y avait qu'à lui de-
mander pour obtenir; chacun du moins le répétait, et La Feuillade
disait en plaisantant que c'était à ces quatre petits mots : la reine
est si bonne, que se réduisait désormais la langue française. Le
clergé devait donc penser qu'elle lui rendrait la domination dans
toutes les matières oii il la réclamait au nom de sa divine mission,
et qu'il n'aurait plus adonner V exemple de la servitude sous le titre
d'obéissance que le cardinal de Retz, dans ses Mémoires, lui re-
proche d'avoir trop souvent prêchée. Le clergé ne se doutait pas que
Mazarin, à l'attitude si modeste, entendait continuer la politique au-
toritaire de son prédécesseur, tout en recourant à d'autres moyens,
en usant de la ruse là où Richelieu employait l'intimidation, en du-
pant ses ennemis là où celui-ci eût frappé les siens. Le clergé avait
trop peu pratiqué l'adroit Sicilien pour s'être aperçu que ce mi-
nistre n'avait pas plus de piété que de dévoûment sincère à l'église,
et que la confiance sans bornes que lui témoignait Anne d'Autriche
était entretenue par un tout autre sentiment que le respect de la
pourpre dont il était revêtu.
I.
Ainsi, au début de la régence de la mère de Louis XIV, l'ordre
ecclésiastique était plein de l'espoir de reconquérir son indépen-
dance, et quand se réunit à Paris, en 1645, son assemblée géné-
rale, presque tous les députés partageaient une semblable illusion.
Ce qui se passa aux séances de cette compagnie l'eut bien vite dis-
sipée. Les élus des provinces ecclésiastiques étaient anivés dans la
capitale avec la ferme intention de faire rendre à l'églisa de France
la jouissance des droits dont Richelieu l'avait dépossédée. Un es-
prit de réaction contre les actes du grand ministre se manifes-
tait chez une bonne partie de la nation, surtout chez la noblesse,
que l'évoque de Luçon avait si peu ménagée. L'épiscopat presque
tout entier était dans de tels sentimens, car l'affront fait à l'assem-
blée de Mantes avait singulièrement accru l'aversion du haut clergé
pour Richelieu. La nouvelle assemblée s'empressa de faire une ma-
nifestation contre la mesure arbitraire prise quelques années aupa-
ravant et de témoigner de la sorte sa résolution de revenir sur ce
que le despotisme du feu cardinal avait imposé au clergé français.
Charles de Montchal avait été choisi une seconde fois pour repré-
senter sa province. La compagnie le réélut à la présidence, lui res-
tituant ainsi la dignité dont il s'était vu si brutalement dépouillé. Elle
LES ASSEMBLÉES DU CLERGÉ EN FRANCE. 267
riécerna le même honneur à l'autre archevêque expulsé, Octave de
Béllegarde, qui était venu reprendre son siège à l'assemblée, mais
qui ne devait plus vivre que quelques mois, et le quitta pour cause
de maladie.
L'archevêque de Toulouse se montra très touché de l'acte de
réparation dont il était l'objet. Pour mettre le sceau à sa réhabili-
tation, la compagnie le pria de donner devant elle une relation de
ce qui s'était passé à l'assemblée de Mantes. Il le fit en termes
dignes, mais énergiques, ne craignant pas de comparer ce qui avait
eu lieu alors au brigandage d'Éphèse. Il stigmatisa la conduite des
prélats qui avaient, selon lui, abusé le roi. Il ne manqua pas de
rappeler qu'aux derniers jours de sa vie, Louis XIII avait témoigné
du repentir de ce qu'on l'avait entraîné à faire, et écrit aux évêques
pour lesquels il s'était montré si dur, afin de les assurer de son es-
time et de ses regrets. La relation fut écoutée avec faveur; on en
décida l'insertion au procès-verbal. Quand la compagnie aborda la
délibération sur ce qu'elle avait à faire touchant les décisions qu'on
avait arrachées du clergé à Mantes, Montchal s'apprêta à sortir de
la salle. Gomme sa personne était intéressée en cette afiaire, il ne
voulait pas être juge et partie; mais ses collègues, tout d'une voix,
lui dirent de demeurer afin qu'ils pussent profiter de ses lumières
dans une discussion dont son rapport devait faire la base. La com-
pagnie fut unanime pour approuver la conduite qu'avaient naguère
tenue les prélats et la résistance qu'ils avaient opposée aux injonc-
tions arbitraires d'un ministre peu scrupuleux. On décida donc que
l'archevêque de Toulouse serait officiellement remercié du zèle et de
la fermeté avec lesquels il avait soutenu l'honneur et la dignité du
clergé, et, pour effacer la flétrissure infligée aux prélats qui avaient
eu le courage de tenir tête à Richelieu, on décida que ceux d'entre
eux qui n'avaient point été réélus députés, et qui se trouvaient alors
à Paris, seraient priés de prendre place à l'assemblée et d'y donner
leui's bonsa\ds,et qu'on inviterait par lettres ceux qui étaient hors de
la capitale à venir jouir du même privilège. On alla plus loin; l'un
des prélats expulsés, l'évêque de Bazas, était mort depuis sa dis-
grâce; l'assemblée voulut qu'il fût considéré comme étant décédé
dans l'exercice et la possession du titre de député, et l'un des
membres de la compagnie, l'éloquent Godeau, évêque de Vence,
fut chargé de prononcer son oraison funèbre. Enfin, pour donner
plus d'éclat et de publicité à cette solennelle réparation, l'assem-
blée arrêta que la lettre qui avait été écrite par le feu roi à l'arche-
vêque de Toulouse, le 25 avril 16/i3, et qui portait témoignage de
sa bonne conduite, ce sont les expressions mêmes dont on se ser-
vit, serait insérée dans le procès-verbal de la présente a=^semblée
et également imprimée. On voulut qu'une copie en fût faite pour
268 REVUE DES DEUX MONDES.
être annexée au procès-verbal de l'assemblée de Mantes, de façon
que l'acte d'infirmation ne fût point séparé de l'acte qu'on venait
de condamner. Tout ce qui avait été fait dans la réunion de Mantes,
à partir du 15 mai, fut déclaré nul, hormis le vote des sommes
accordées au roi en vertu d'un contrat sur lequel la compagnie
n'entendait pas revenir.
Cette première démonstration dirigée contre une décision du feu
roi froissa Anne d'Autriche, qui y vit un blâme solennel infligé à
son époux, et, quoiqu'il s'agît en réalité d'une mesure émanée de
Richelieu, dont elle avait eu fort à souffrir, elle se tint pour offen-
sée. C'est ce que rapporte le cardinal de Retz, l'un des instigateurs
des résolutions que prit l'assemblée dès le début de sa session. « Il
arriva par hasard, écrit-il dans ses Mémoires, que lorsque l'on y
délibéra, le tour, qui tomba ce jour-là sur la province de Paris,
m'obligea à parler le premier. J'ouvris donc l'adsis selon que nous
l'avions tous concerté, et il fut suivi de toutes les voix. A mon re-
tour chez moi, je trouvai l'argentier de la reine qui me portait
l'ordre de l'aller trouver à l'heure mesme; elle estoit sur son lit,
dans sa petite chambre grise, et elle me dit avec un ton de voix fort
aigre, qui lui estoit naturel, qu'elle n'eust jamais creu que j'eus
esté capable de lui manquer au point que je venais de le faire dans
une occasion qui blessoit la mémoire du feu roi son seigneur. » Retz
donna ses raisons, et Anne d'Autriche lui dit d'aller les exposer à Ma-
zarin, qui ne les goûta pas plus qu'elle. « Il me parla, poursuit le
coadjuteur, de l'air du monde le plus haut; il ne voulut point escou-
ter mes justifications, et il me déclara qu'il me commandoit de la
part du roi que je me rétractasse le lendemain en pleine assemblée. »
Retz ne voulut rien promettre, et il chercha vainement à ramener
le ministre à d'autres sentimens ; voyant qu'il n'y réussissait pas,
il prit le parti d'aller trouver l'archevêque d'Arles, esprit sage
et modéré, et il le pria de se joindre à lui pour faire entendre raison
à Mazarin. La démarche n'eut pas plus de succès, et les deux pré-
lats sortirent de chez le ministre convaincus qu'il était l'homme du
monde le moins entendu dans les affaires du clergé.
Le mauvais accueil qu'avait fait le gouvernement à la démons-
tration contre les actes de Richelieu ne détourna pas les députés
de leur intention de revenir sur tout ce que le clergé avait voté sous
la pression de ce ministre, et ils nommèrent une commission pour ré-
viser les dernières décisions adoptées à Mantes, rechercher ce qui
avait été fait de contraire à la dignité et aux intérêts du clergé et y
remédier au plus vite, afin que de pareilles atteintes ne pussent
plus se renouveler. Cette commission devait faire un rapport four-
nissant la matière d'une circulaire à adresser à toutes les provinces
et indiquant les mesures à adopter. L'humeur que la reine avait té-
LES ASSEMBLÉES DU CLERGÉ EN FRANCE. 269
moignée au coadjuteur ne l'empêcha pas d'entrer dans la commis-
sion, où il eut pour collègues l'archevêque d'Auch et les évoques
d'Uzès, de Coutances et de Maillezais. Il s'y rencontrait aussi quelques
députés du second ordre, notamment les abbés de Caminade et
de Charrier, qui devaient un peu plus tard se signaler par leur
attachement au remuant prélat qu'on était assuré de trouver dans
toutes les intrigues dirigées contre Mazarin. L'assemblée du clergé
s'était imposé la tâche de rendre à l'épiscopat toute son auto-
rité ; elle se hâta de dresser ses batteries contre l'édit de Nantes. 11
avait le tort impardonnable aux yeux des évêques de soustraire à
leur juridiction spirituelle ceux qui faisaient profession de calvi-
nisme. La compagnie n'attendit même pas qu'elle eût achevé de
rédiger ses cahiers pour présenter à la régente des remontrances
touchant les entreprises des huguenots. La ruine des religionnaires
comme parti politique ne suffisait point au clergé ; il voulait qu'on
leur enlevât toute faculté d'exercer leur culte; il insistait au moins
pour que le gouvernement veillât sévèrement à ce qu'ils ne sortis-
sent pas des limites étroites dans lesquelles ce culte était toléré. La
propagande que faisaient les calvinistes alarmait les évêques qui les
accusaient d'instituer des prêches là où on les avait interdits, de re-
construire les temples, dont l'autorité épiscopale avait fait opérer la
destruction, plus solidement qu'ils n'étaient bâtis auparavant. Toutes
ces récriminations furent développées dans la harangue que Claude
de Rebé, archevêque de Narbonne, adressa à Anne d'Autriche au
nom de l'assemblée. Il y insista pour que, selon ses expressions,
l'église, quand la France étendait ses frontières, pût aussi étendre
les siennes. Il signala les dangers que créait pour la religion catho-
lique la tolérance envers l'hérésie, et fit un pressant appel à la piété
de la reine, qu'il ne craignait pas d'appeler la plus grande et la
jjIus vertueuse princesse de la terre. A l'entendre, la couronne
n'avait qu'à s'en remettre au zèle de l'église, et il eut soin de ne rien
dire qui rappelât la résistance qu'avait opposée Richelieu aux pré-
tentions de domination du clergé. Il ne voulait voir dans le feu roi
que le protecteur des droits, immunités et franchises de V église, V en-
nemi juré de ceux qui la voulaient oppri^ner. Louis XIII n'était pour
lui que Y ange exterminateur de celte liberté impie et injurieuse
qu'on prétendait maintenant ressusciter. Des devoirs que la nécessité
d'assurer la paix du royaume imposait au gouvernement, l'arche-
vêque ne s'en occupait pas. Il estimait l'édit de Nantes une tran-
saction honteuse, et l'heure était venue, selon lui, d'user des me-
sures propres à étouffer l'hérésie. Entre ces mesures, il mentionnait
l'abolition des chambres mi-parties. On ne saurait s'étonner de ce
langage. La régence d'Anne d'Autriche avait réveillé les espérances
du parti de la réaction catholique, et le clergé voulait à tout prix
270 REVUE DES DEUX MONDES.
pousser la reine plus avant dans la voie où l'on pensait que sa dévo-
tion devait l'engager. Claude de Rebé se plaisait à représenter l'église
gallicane comme étant déjà assurée par le seul avènement de la
reine mère au pouvoir de retrouver toute son autorité. « C'est,
disait-il à Anne d'Autriche, de votre majesté que nous avons tous
les sujets du monde d'attendre cet accomplissement et ce comble
de bonheur et de félicité, et déjà nous prévoyons que l'église, cette
épouse du fils de Dieu, ne doit jamais appréhender de devenir
souffrante sous votre royale conduite. » Le prélat termina sa ha-
rangue en rappelant ce qu'avait fait le feu roi pour l'église et don-
nant à entendre qu'on espérait maintenant davantage. « Nous espé-
rons, voire même nous tirons de là, s'écriait-il, un secret pronostic
des beaux jours pleins de joie, de paix et de jouissance, dont nous
jouirons, Dieu aidant, pendant le règne du fils, sous la douce ré-
gence de la mère. » Ces paroles ne prophétisaient que trop la révo-
cation de l'édit de Nantes. Mais l'heure n'était pas encore venue
pour le clergé de remporter cette funeste victoire, et Anne d'Au-
triche, toute dévote qu'elle fût, se montra plus sage que ne devait
l'être son fils. Elle se borna à répondre par des assurances peu
compromettantes sur ses bonnes dispositions à l'égard du corps ec-
clésiastique. Elle ne prit aucun engagement positif et renvoya,
selon l'usage, le contenu des remontrances à l'examen du chance-
lier. C'était en effet à celui-ci qu'il appartenait de peser la valeur
des plaintes, et ce magistrat était un politique trop avisé pour
laisser le gouvernement se mettre encore sur les bras les protes-
tans, quand il avait déjà à pourvoir à tant de difficultés, surtout du
côté de ses finances. En dépit de la promesse formelle de Louis XIII
de ne rien demander au clergé en sus du subside des quatre mil-
lions, quand même la guerre durerait plus de trois années, la
régente avait résolu de lui faire un nouvel appel de fonds; mais
comme un tel appel risquait fort d'être mal accueiUi, l'on jugea
nécessaire d'user d'abord de beaucoup de ménagemens. Les com-
missaires royaux se bornèrent à représenter à l'assemblée les
grandes dépenses auxquelles la guerre obligeait l'état et le devoir
qui incombait à l'ordre ecclésiastique de venir à son aide. Le ton
de ces représentations était assez timide, et ils les accompagnèrent
de force démonstrations de respect pour l'auguste compagnie : pré-
cautions d'autant plus opportunes qu'outre le renouvellement du
contrat avec l'Hôtel de Ville il s'agissait d'obtenir le vote d'une
subvention extraordinaire d'un chiffre élevé. Tout occupée de révi-
ser ce qui avait été fait à Mantes, l'assemblée ne se pressa pas de
répondre à cette mise en demeure; elle entendait, avant de rien
donner, que le gouvernement revînt sur plusieurs des mesures aux-
quelles l'assemblée tenue dans cette ville avait été contrainte d'ad-
LES ASSEMBLÉES DU CLERGÉ EN FRANCE. 271
hérer et sur d'autres imposées depuis sans l'assentiment du clergé,
à savoir : la taxe du huitième denier des biens aliénés, la réduc-
tion des gages des ofliciers du clergé et l'impôt des 800,000 écus
destinés à garantir à perpétuité aux acquéreurs la possession des
biens ecclésiastiques aliénés. En édictant ces mesures, la couronne
avait, suivant la compagnie, outre passé ses droits et blessé l'équité.
Une députation de l'assemblée alla le représenter aux commissaires
royaux. Elle s'attacha à réfuter les raisons sur lesquelles se fondait
le gouvernement pour maintenir ses édits et qui ne tendaient rien
moins qu'à déposséder le clergé du privilège de ne payer de dé-
cimes que ceux que ses mandataires avaient consentis. L'un des prin-
cipaux griefs qu'allégua la députation à l'encontre de la demande de
la couronne était l'application au corps ecclésiastique de l'impôt
levé en vertu du droit de joyeux avènement alors que cet ordre
succombait sous le poids des contributions qu'on ne cessait de lui
réclamer. Elle soutenait que l'église avait supporté sa part de l'ac-
croissement des impôts mis sur la nation, cet accroissement ayant
eu pour effet de faire diminuer ses propres revenus. Bref, le clergé
déclarait par l'organe de ses députés être hors d'état de rien don-
ner en sus de ses décimes, lesquels enlevaient déjà aux gros béné-
ficiers le tiers et parfois la moitié de leurs revenus. Cette fin de
non-recevoir décida le conseil du roi à parler plus catégoriquement,
et ses commissaires eurent ordre de signifier à l'assemblée le mon-
tant du subside qu'il attendait d'elle. Ce chiffre dépassait de beau-
coup ce qui avait été demandé à Mantes, car il s'élevait à dix mil-
lions de livres, et, comme pour faire comprendre à la compagnie
que le gouvernement ne renonçait pas aux moyens dont le règne
précédent avait fait usage, la reine avait choisi pour l'un de ses
commissaires ce même d'Émery qui s'était fait, à l'instigation de
Mazarin, le brutal exécuteur des volontés de Richelieu. D'Émery,
alors contrôleur général des finances, déclarait sans réticence que
la couronne avait le droit d'exiger du clergé les sommes qui Un
étaient nécessaires. « Encore que le roi, dit-il dans sa harangue,
sache que la considération des besoins de l'état ne puisse manquer de
frapper l'esprit de la compagnie, je crois devoir ajouter que, quoique
le roi pour le respect du clergé n'ait été privé jusqu'ici des grands
secours qu'il prétend avoir droit de prendre légitimement sur les
biens de l'église ou sur les ofliciers du clergé, etc.. le roi a droit
de confirmation sur tous les biens privilégiés de l'église qui lui ont
été donnés par les rois ses prédécesseurs depuis leurs anciennes
fondations et dotations. » L'assemblée ne pouvait entendre de sang-
froid l'exposé d'une doctrine si contraire à ses sentimens. Elle ré-
pliqua en termes très fermes par la bouche de l'archevêque de Lyon,
le cardinal du Plessis de Richelieu. Elle décida qu'elle nommerait
272 REVUE DES DEUX MONDES.
simplement une commission pour rechercher les moyens de fournir
au roi un nouveau subside ; mais elle n'en fixa pas le chiffre, et la
commission ne se pressa pas. Près de sept mois s'écoulèrent sans que
l'assemblée votât aucune subvention ou se mît en mesure de re-
nouveler le contrat de l'Hôtel de Ville. Les commissaires revinrent à
la charge pour la quatrième fois, pressant la compagnie de conclure.
L'archevêque se borna à leur répondre que la commission n'avait
rien pu découvrir, en fait de ressources, qu'un nouvel impôt à mettre
sur le clergé, déjà aux abois, et qui en consommerait la ruine. Les
lenteurs continuèrent; l'assemblée alléguait toujours quelque nou-
veau grief et signalait quelque nouvelle entreprise de l'autorité
laïque sur les immunités ecclésiastiques. Elle protesta notamment
contre un édit qui portait atteinte aux droits des juridictions sei-
gneuriales dont le clergé de Paris était en possession, à savoir : la
juridiction du chapitre de Notre-Dame, celle de l'abbaye de Saint-
Victor et celle de l'abbaye de Sainte-Geneviève ; enfin elle déclara
formellement qu'elle ne voterait aucune allocation pécuniaire à
l'état que l'édit ne fût rapporté. Mazarin recula devant un conflit
qui pouvait ne pas tourner à l'avantage de son gouvernement, qui
aurait au moins pour effet d'indisposer au dernier degré un corps
qu'il travaillait à gagner par la persuasion. Malgré la perte que
devait causer au trésor royal la révocation d'un édit dont l'intérêt
fiscal avait été l'unique motif, il se résigna à subir les conditions
que dictait l'assemblée. Il montra à l'égard du corps ecclésiastique
une égale condescendance dans une affaire qui touchait encore de
plus près aux immunités de l'église de France, car il s'agissait
des droits de l'épiscopat.
René de Rieux, évêque de Léon, avait été destitué de son siège,
en vertu d'une sentence rendue par une commission spéciale dont
Richelieu avait obtenu du pape Urbain VIII la nomination. Compro-
mis, ainsi que deux autres prélats, l'évêque d'Alby, Alphonse d'El-
benne, et l'évêque de Nîmes, Claude Thoiras, dans les intrigues et
les conspirations de Marie de Médicis, René de Rieux, afin de se
soustraire à un procès pour crime de lèse-majesté, avait suivi la
reine mère en Flandre ; il y était demeuré. La commission spéciale
avait été composée de prélats à la dévotion de Richelieu, de Ro-
bert de Barreaux, archevêque d'Arles, de Boutillier, coadjuteur de
Tours, auparavant évêque de Boulogne, de Charles de Noailles,
évoque de Saint-Flour, et de Séguier, évêque d'Auxerre, plus tard
de Meaux, et frère du chancelier. On avait compté qu'effrayés de la
procédure entamée contre eux, les trois évêques se hâteraient de
donner leur démission afin d'arrêter les poursuites. Mais Claude
Thoiras seul avait agi ainsi; d'Elbenne s'enfuit en Italie, et René
de Rieux, de sa retraite dans les Pays-Bas, n'avait cessé de pro-
LES ASSEMBLÉES DU CLERGÉ EN FRANCE. 273
tester contre sa destitution et la nomination du successeur qu'on
lui avait donné. Cette affaire fut fort agitée à l'assemblée du
clergé de 1635. Les membres les plus attachés aux principes gal-
licans contestaient au pape le droit de nommer de son autorité
une commission investie de la faculté de déposer par jugement
des évêques. Il fallut la pression qu'exercèrent sur la compa-
gnie deux des commissaires que Richelieu était parvenu à faire
nommer députés, l'évêque de Saint- Flour et le coadjuteur de
Tours, pour que l'assemblée ne se déclarât pas formellement contre
la sentence de déposition qui avait été rendue. Ne rencontrant plus
d'appui dans la représentation ecclésiastique, René de Rieux en
avait appelé de la commission au pape, et il était encore en instance
pour que son appel fût reçu quand se réunit l'assemblée de 16/i5.
Avec ses sentimens hostiles aux actes du feu ministre, la compagnie
ne pouvait manquer de prendre en mains la cause de l'évêque de
Léon dépossédé. L'affaire fut donc examinée dès le début de la ses-
sion. Quelques-uns de ceux qui avaient fait partie de la commission
judiciaire siégeaient parmi les députés ; ils furent vivement inter-
pellés ; la compagnie leur adressa de durs reproches, les accusant
de lâcheté pour avoir consenti à faire partie d'un tribunal qu'on
taxait d'illégal. L'assemblée protesta contre les brefs que Richelieu
avait obtenus pour ce procès en 1632 et 1633, et elle envoya une
députation à la reine mère et au premier ministre pour demander
que des instructions fussent données à l'ambassadeur de France à
Rome afin de solliciter du saint-père la révision du jugement. Ma-
zarin fit mine d'approuver la démarche et il parut d'abord y donner
satisfaction. Des négociations furent entamées avec le souverain
pontife tant de la part de rassemblée que de celle de la couronne;
elles marchèrent assez rapidement. Toutefois, comme la session s'a-
vançait et que l'affaire menaçait de n'être point réglée avant la clô-
ture, la compagnie remit à l'archevêque de Corinthe, coadjuteur de
Paris, la charge de mener à bonne fin la négociation. On était en
présence d'assez grosses difficultés qui venaient tant des prétentions
du saint-siège que de la résistance du successeui* donné à René de
Rieux, Robert Gupif. Celui-ci s'élevait contre l'intention qu'on ma-
nifestait de rétablir son prédécesseur; il en appelait comme d'abus
au parlement de Bretagne. Retz nous a fait connaître dans ses Mé-
jnoires la part qu'il prit à cette affaire. Il nous montre que Mazarin
n'était pas, à beaucoup près, dans des dispositions aussi favorables
à l'égard de la réintégration de l'évêque de Léon que l'avaient donné
à supposer les paroles articulées par lui dans l'assemblée où il s'é-
tait rendu de sa personne. Malgré ses assurances à l'archevêque de
Corinthe et à plusieurs députés des provinces, il cherchait à enterrer
TOME XXiV. — 1879, 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
l'affaire, car il comprenait que le gouvernement royal, tout ennemie
fu'eût été Anne d'Autriche de Richelieu, demeurait solidaire de ce
qu'avait fait le grand cardinal, et que l'on porterait quelque atteinte
au prestige de la couronne si l'on condamnait les actes auxquels
elle avait donné sa sanction. Lors donc qu'il fallut passer des pa-
roles à la pratique, il changea tout à coup d'attitude et il fit presser
par la reine le coadjuteur pour que l'on prît un biais qui, écrit
celui-ci, m'aurait infaillible77îent déshonoré. Le jeune et ambitieux
prélat n'entra donc pas dans les vues de Mazarin ; il essaya de le
dissuader; il n'y parvint pas. La patience finit par lui manquer; il
rappela au ministre sa promesse et, n'en ayant rien tiré, il se décida
à écrire à toutes les provinces. Comme il venait de composer sa
circulaire et l'allait fermer, le duc d'Orléans entra chez lui, lut la
lettre et la lui arracha des mains, en disant quil voulait finir cette
araire. Le prince, en effet, se rendit immédiatement chez Mazarin,
et, plus heureux que le coadjuteur, il obtint l'expédition des lettres
à Rome que celui-ci avait vainement réclamées. Le pape accorda le
bref nécessaire pour qu'on pût procéder h la révision du procès de
l'évêque de Léon, et ce bref arriva avant que l'assemblée se fût sé-
parée. Elle nomma pour l'examiner des commissaires, au nombre
desquels étaient l'évêque de Chartres et le coadjuteur. Après en
avoir pris connaissance, ils représentèrent à la compagnie que la
lettre pontificale contenait des clauses de nature à porter préjudice
aux usages, droits et libertés de V église g (dlicane. Les députés s'en
émurent, et ils rédigèrent une protestation qui déclarait que le bref
ne saurait infirmer ces usages, droits et libertés. Cette réserve n'em-
pêcha pas les effets du bref. La commission désignée par le pape
se réunit et elle rendit un jugement qui réintégrait de Rieux dans
son siège épiscopal. Cupif fut transféré à l'évêché de Dol. Mais
celui-ci refusa longtemps d'obéir à la décision de la commission
papale. Une lutte des plus vives s'engagea entre les deux compé-
titeurs, qui fulminèrent l'un contre l'autre et contre leurs adver-
saires respectifs des anathèmes. Le conseil d'état, mécontent de
l'appel fait au saint-siège, soutenait Cupif, homme violent et emporté
qui se répandait en injures contre la commission et se laissa même
aller à des voies de fait sur des prêtres opposés à ses prétentions.
Le conflit se prolongea jusqu'à la fin de l'année 1650, et Cupif ne
consentit à désavouer sa conduite qu'après avoir été mandé devant
l'assemblée du clergé qui se tint cette année-là.
L'affaire de l'évêque de Léon ayant été remise à la diligence du
coadjuteur, l'assemblée s'occupa de la demande du subside. Comme
satisfaction lui avait été donnée par le gouvernement sur des
plaintes qu'elle lui avait adressées et qui concernaient certaines im-
LES ASSEMBLÉES DU CLERGE EN FRANCE. 275
munités ecclésiastiques, elle se relâcha de sa raideur, et vola sans
hésiter une subvention de 3,600,000 livres. Elle mit toutefois pour
condition à cette libéralité, d'abord qu'une déclaration royale an-
noncerait qu'aucun nouvel appel extraordinaire de fonds ne se-
rait fait dorénavant au clergé, ensuite qu'on abrogerait diverses
mesures fiscales récemment introduites, notamment l'édit du hui-
tième denier, qui n'avait reçu qu'une exécution partielle. La cou-
ronne trouva l'assemblée trop exigeante et n'accepta pas ces condi-
tions. Il y eut de longs pourparlers entre les mandataires des deux
parties. La reine et ses ministres voulaient tirer de l'assemblée
beaucoup plus que celle-ci n'offrait; ils tenaient ferme, et les dé-
putés s'apercevaient bien qu'il leur faudrait hausser leurs offres;
mais ils ne le firent que lentement et par degrés. Quand, dans une
conférence, l'assemblée voyait le gouvernement rabattre un peu de
ses prétentions, elle avait soin de rester toujours, dans ses propres
concessions, au-dessous de ce qui était réclamé. Après force dis-
cussions, elle finit par consentir à une subvention de h millions
de livres, au lieu des 3,600,000 offerts d'abord par elle; mais elle
rejeta absolument la condition que voulait mettre le gouvernement à
son acquiescement à cette nouvelle proposition et qui était le main-
tien des mesures fiscales dont elle avait réclamé l'abrogation. Pour
trouver cette grosse somme de k millions, l'assemblée éprouvait un
grand embarras. Aussi, pendant que les conférences se poursuivaient,
avait-elle discuté les différens moyens auxquels on pouvait songer
pour fournir le subside et qui ne fussent pas des expédions rui-
neux. Si d'une part elle voulait éviter l'aliénation d'une portion
des biens de l'église, de l'autre elle craignait d'accroître la con-
tribution directe des bénéficiers. Tandis qu'elle se débattait dans
cette pénible recherche, et était au moment de se voir condamnée
à de durs sacrifices, les officiers des décimes lui vinrent heureuse-
ment en aide. Ils offrirent de faire un fonds de i,/iOO,000 livres, si
l'on augmentait le total de leurs gages de 100,000 livres; ils don-
naient par là le moyen de recourir à un procédé alors fort usité
pour se procurer de l'argent comptant : ils permettaient de tirer d'eux
une somme dont ils avaient l'intention de se rembourser à la longue
par l'augmentation des émolumens qui leur revenaient sur les dé-
cimes par eux levés. Mais l'offre ne parait pas à tous les embarras,
et l'assemblée avait encore à aplanir d'autres obstacles pour régler
ce qui concernait le subside promis. A la charge de qui devaient
être les frais de perception, frais que l'usage où l'on était à cette
époque de s'adresser à des traitans rendait considérables? Le con-
trôleur général voulait qu'ils fussent supportés par le clergé, car
ce corps, s'il les eût laissés au compte de l'état, aurait ainsi dimi-
276 REVUE DES DEUX MONDES.
nué en fait d'un chiffre très notable le subside qu'il avait voté.
Pour prendre ces frais à sa charge, le gouvernement réclamait une
allocation spéciale destinée tant à y faire face qu'à le couvrir de la
perte qui résulterait pour lui de l'abandon des mesures fiscales que
le clergé réclamait avec le plus d'instance. Ce ne fut pas sans peine
que l'assemblée sortit de cette nouvelle difficulté et que l'accord
s'établit entre elle et le gouvernement. Une déclaration royale
retira l'impôt du huitième denier, la réduction des gages des officiers
et les autres mesures vexatoires dont s'étaient plaints les députés.
La couronne se contenta d'une allocation modérée, en sus des
!i millions, et prit à sa charge les frais de perception. TJn contrat fut
signé par lequel le clergé s'engageait à verser en cinq termes la
subvention accordée. Ayant ainsi achevé sa tâche, la compagnie
envoya, selon l'usage, une députation pour faire la harangue d'a-
dieu à la régente, qui était alors à Fontainebleau. Les concessions
(le l'assemblée avaient enfin dissipé la défiance manifestée dans le
principe par Anne d'Autriche et son ministre envers les manda-
taires du clergé. Somme toute, c'était au gouvernement que restait
l'avantage. Sans doute, il n'avait pas les 10 millions auxquels il
prétendait d'abord, et qu'il ne se flattait pas, selon toute appa-
rence, d'obtenir, mais il encaissait h millions nets, et, dans l'état des
affaires, une telle rentrée était pour le trésor royal une véritable
bénédiction.
II.
On pouvait croire, après cet heureux résultat, que l'harmonie
entre le clergé et la couronne était assurée pour longtemps. L'ha-
bileté que déploya Mazarin dans l'affaire du jansénisme, après
l'émotion provoquée par l'apparition du livre d'Antoine Arnauld sur
la frcquentc communion, dut confirmer les amis de la paix dans ces
espérances. Malheureusement l'ordre ecclésiastique ne pouvait tout
à fait échapper aux excitations révolutionnaires de la fronde. Déjà
en 16Zi9 le clergé s'était mêlé aux agitations politiques; il avait
pris part à la lutte soutenue contre le gouvernement impopulaire de
la régente. Ses principaux représentans s'étaient réunis à la noblesse
pour forcer la main à Anne d'Autriche, et, d'accord avec le duc d'Or-
léans, les deux ordres avaient traité ensemble des affaires de l'état
et s'étaient séparés en arrachant de la couronne la permission de
s'assembler toutes les fois qu'on manquerait aux promesses données.
Le clergé était résolu d'arrêter ainsi les atteintes portées aux pri-
vilèges et immunités des ecclésiastiques comme à ceux des gen-
tilshommes. Quand, en mai 1650, l'assemblée du clergé ouvrit sa
session, la situation était plus grave encore que l'année précédente.
LES ASSEMBLÉES DU CLERGÉ EN FRANCE. 277
La reine avait fait arrêter les princes de Gondé et de Conti et leur
beau-frère le duc de Longueville. Trois partis divisaient la France :
celui des anciens frondeurs, celui de la nouvelle fronde, celui de
Mazarin. Le parlement cherchait à prendre entre eux le rôle de mé-
diateur et à asseoir ainsi sa prépondérance dans le gouvernement
de l'état. Chez le haut clergé, les sentimens étaient en général peu
favorables au cardinal. L'esprit de l'assemblée de 1650 en fut le
miroir fidèle; il se décela par l'attitude qu'elle prit dès les premières
séances. Elle venait de recevoir d'énergiques réclamations des évo-
ques de Guyenne contre les violences dont le duc d'Épernon s'était
rendu coupable à leur égard, violences qui avaient été telles que
plusieurs de ces prélats s'étaient vus contraints de quitter leur dio-
cèse. La compagnie indignée décida qu'elle se rendrait en corps
près de la régente pour lui demander justice. Anne d'Autriche, tout
en blâmant fort la conduite de l'irascible gouverneur de Guyenne,
craignait de se l'aliéner. Elle avait besoin de sa coopération pour
résister à la levée de boucliers que la noblesse préparait contre elle
dans le midi de la France et ne se souciait pas d'intervenir. De son
côté, Mazarin, qui songeait à faire épouser l'une de ses nièces au duc
de Caudale, fils du duc d'Épernon, était encore moins disposé que
la reine à accueillir des réclamations auxquelles on cherchait à
donner du retentissement. La régente essaya donc d'abord d'écon-
duire l'assemblée en lui proposant de traiter l'affaire avec quelques-
uns de ses délégués ; mais les députés insistèrent, et Anne d'Autriche
dut leur accorder audience et leur promettre que des arrêts du
conseil mettraient un terme aux prétentions de d'îipernon. Plusieurs
mois se passèrent, et les arrêts ne parurent pas. Lamoltesse qu'ap-
portait le gouvernement en cette rencontre pour défendre les immu-
nités du clergé acheva d'indisposer la compagnie. Tout en procé-
dant à l'examen des comptes, elle rédigea des remontrances au roi.
Il y était surtout question des protestans, dont les tentatives pour
étendre la faible part de liberté qui leur avait été laissée inquié-
taient les évêques. L'édit de Nantes n'avait cessé d'être chez ceux-ci
l'objet d'objurgations à la couronne; la prise de la Rochelle les
avait enhardis à en réclamer l'abrogation.
Des dispositions aussi peu bienveillantes dans l'assemblée du
clergé ne détournèrent pas Mazarin de solliciter un large subside.
Le gouvernement était obéré, et les biens ecclésiastiques étaient la
seule matière imposable dont on n'eût point abusé; mais comment
agir en présence des engagemens antérieurement pris de ne plus
rien demander au clergé à titre extraordinaire? Au lieu d'envoyer à
la compagnie, comme cela se pratiquait habituellement, des commis-
saires pour spécifier la somme que le roi attendait de sa généro-
sité, Mazarin préféra ouvrir une conférence entre trois commissaires
278 REVUE DES DEUX MONDES.
désignés par lacouronne, les conseillers d'Aligre, d'Irval et Gar-
gant, et des délégués désignés par l'assemblée. Le moyen n'aboutit
pas; les mandataires du clergé restèrent sourds à toutes les de-
mandes. Ils se retranchèrent invariablement derrière les engage-
mens qui avaient été pris. A leur instigation, l'assemblée déclara,
après une délibération solennelle, que, vu l'état de détresse où
les événemens avaient mis le clergé, elle n'accorderait rien. Maza-
rin ne se découragea pas ; on sait quelle était sa patiente et habile
obstination. Il se flattait d'arracher, de guerre lasse, à la compa-
gnie le subside jugé indispensable, mais de violences, il n'en vou-
lait point user, sachant qu'elles eussent tourné contre lui. En vue de
garder les députés sous sa main, la cour ayant dû à la fin de
juin se rendre dans le Midi à cause de la prise d'armes des fron-
deurs, dont Bordeaux devenait le centre, il fit demander par la reine
à l'assemblée de se transporter à Saintes. La régente allégua que le
roi tenait à avoir près de lui l'auguste compagnie, afin de traiter
plus facilement et à l'avantage de l'église les aifaires qu'elle lui sou-
mettrait. Les députés n'avaient nulle envie d'aller si loin ; ils
ne pouvaient cependant refuser ostensiblement d'obtempérer aux
ordres de la régente; ils décidèrent donc qu'ils se rendraient à
Saintes. Mais afin de couvrir les dépenses que nécessitait cette
translation, ils arrêtèrent qu'il serait levé sur le clergé une somme
de 200,000 livres. La répartition de cet impôt demanda du temps;
elle s'opéra d'autant plus lentement que plusieurs provinces ecclé-
siastiques du Midi protestèrent contre la façon dont était fait le
département ; elles soutenaient ne pas devoir être imposées sur le
même pied que les autres, à raison du petit nombre de bénéfices
compris dans leur ressort. En attendant que les fonds eussent été
recouvrés, l'assemblée continua l'examen de la gestion de son re-
ceveur général, La Morinière, qui se retirait laissant des comptes
fort embrouillés, et le règlement de diverses affaires contentieuses.
Les semaines s'écoulèrent et les députés ne partaient pas, quoique
le gouvernement les pressât, mais ils opposaient toujours la né-
cessité d'achever le département. Ils atermoyèrent si bien qu'ils
étaient encore dans la capitale quand arriva la paix de Bordeaux
(septembre 1650). Si la compagnie ne se souciait pas de suivre la
reine, elle n'en tenait pas moins à lui présenter ses doléances, et,
faute de se rendre à Saintes, elle envoya en Saintonge une députa-
tion de six membres pour lui adresser la harangue où elles étaient
formulées. L'un des articles de ces remontrances avait un caractère
tout politique, car il associait l'assemblée à l'opposition qu'on fai-
sait alors au gouvernement d'Anne d'Autriche. Il concernait la sor-
tie de prison du prince de Gonti. A raison du caractère ecclésiastique
que lui donnait sa dignité d'abbé de Gluny, l'assemblée, vivement
LES ASSEMBLÉES DU CLERGÉ EN FRANCE. 279
sollicitée par la princesse douairière de Condé,mère de Gonti, avait
jugé qu'elle devait intervenir pour sa mise en liberté. Anne d'Au-
triche fut avertie par les membres de son conseil restés à Paris de la
démarche que le clergé comptait faire, et quand les délégués ayant
à leur tête l'un des prcsidens de l'assemblée, George d'Aubusson,
archevêque d'Embrun, furent arrivés en Saintonge, il leur fut ré-
pondu que la régente ne pourrait leur donner audience s'ils ve-
naient lui demander la mise en liberté du prince, une telle dé-
marche outre-passant les droits de la compagnie, attendu que le roi
avait pleine autorité sur les membres de sa famille. Mazarin enten-
dait que le discours contenant les remontrances fût communiqué
préalablement à la reine, afin d'être bien sûr qu'il ne renfermait
rien de relatif à la détention de Gonti. Les délégués se refusèrent à
ce qu'on exigeait d'eux; ils objectaient que la chose était contraire
à tous les précédens. Ils soutenaient d'ailleurs qu'en sollicitant la
mise en liberté du prince, ils usaient du privilège qu'avait toujours
eu l'église de faire appel à la clémence royale, surtout quand il s'a-
gissait d'un membre du clergé. Enfin ils ajoutaient qu'en l'absence
de pouvoirs à eux donnés pour modifier les termes des doléances,
ils ne consentiraient pas à supprimer du discours le paragraphe con-
cernant Gonti. On ne parvint pas à s'entendre, et la députation s'en
revint à Paris, s' étant bornée à entretenir Mazarin des divers sujets
de plaintes que le clergé avait à adresser à la couroHne. Elle rendit
compte de sa mission à l'assemblée, et celle-ci consigna au procès-
verbal la relation que lui firent ses mandataires. On était à la fin
d'octobre et la compagnie n'ayant rien obtenu, elle ne voulait ac-
corder aucun subside extraordinaire. Malgré les nouvelles instances
que firent les commissaires du roi, elle se disposait à clore la ses-
sion. Gela inquiétait le gouvernement, qui jugea qu'avant de la
laisser se séparer il devait tenter un dernier et vigoureux effort,
et le 27 novembre, comme l'assemblée était en séance, elle reçut
la visite des trois commissaires précédemment nommés. D'Aligre
apportait une lettre du roi, qui demandait itérativement au clergé
son concours pécuniaire. Pour l'amener à de plus favorables dispo-
sitions, sa majesté accordait satisfaction à plusieurs des demandes
dont les délégués avaient parlé en Saintonge à Mazarin. Les termes
de la lettre étaient plus persuasifs qu'impérieux, et le langage de d'A-
ligre ne démentit pas cette modération affectée; il protesta contre
toute pensée de violenter la compagnie et lui représenta simple-
ment le devoir d'honneur qu'elle avait de venir au secours du roi
dans une si grande nécessité. Il confessait que l'assemblée avait
le droit de traiter avec la couronne sur le pied de l'égalité. « Nos
contrats, disait le commissaire royal, sont synallagmatiques; nous
ne traitons point sous des conditions léonines ; il est juste qu'après
280 REVUE DES DEUX MONDES.
tant de grâces et si importantes que le roi a accordées au clergé,
vous contribuiez de votre côté et fassiez effort pour lui donner con-
tentement. » L'assemblée ne se laissa pourtant pas prendre à ces
exhortations; elle décida qu'elle expédierait préalablement les af-
faires qu'il lui restait à régler et verrait au moment de se séparer
en quoi elle pourrait répondre aux demandes qui lui étaient faites.
Ce moyen dilatoire n'était pas du goût du gouvernement, impa-
tient d'avoir de l'argent, et quelques jours après, le 2 décembre,
on apportait une seconde lettre du roi, d'un ton assez aigre. Il s'y
plaignait à la compagnie des diverses fuites dont elle avait usé
dans ses réponses. La lettre mettait l'assemblée en demeure de dire
incontinent ce qu'elle entendait faire. Louis XIV, ou plutôt la régente
qui le faisait parler, déclarait au nom du bien commun de l'état, qu'il
fallait que dès le lendemain les députés en délibérassent. D'Aligre,
porteur de la lettre, représenta avec amertume qu'il y avait quatre
mois qu'on ajournait la réponse, et pour contraindre l'assemblée à
en finir, il lui signifia qu'il ne quitterait pas le couvent des Grands-
Augustins où se tenaient les séances, tant qu'on ne lui aurait pas
remis la décision. Le président, l'archevêque de Reims, Léonor
d'Estampes, qui, à l'encontre de son collègue l'archevêque d'Em-
brun, ménageait fort le pouvoir, excusa la compagnie de ses délais,
en alléguant les obligations particulières où elle s'était trouvée.
D'Aligre sortit de la salle, et l'assemblée, ainsi mise en demeure,
inscrivit à son ordre du jour du 5 décembre la délibération sur la
demande du roi. La discussif)n générale à laquelle cette demande
donna lieu se passa en échange de paroles assez vives ; elle se
prolongea, et ce ne fut que le 7 qu'on procéda au vote. Un peu
moins des deux tiers des voix se prononcèrent pour un don gratuit,
mais les opposans objectèrent que le règlement qui avait été adopté
à l'assemblée de 16/i6 exigeait, quand il s'agissait de subsides ex-
traordinaires, la majorité des deux tiers. Le subside devait donc
être refusé. L'assemblée le reconnut, et elle décida que le roi sejviit
très humblement supplié de ne trouver pas tnauvais si l'assemblée
ne lui accordait aucun don ou secours. On juge du désappointement
du gouvernement ! Il semblait qu'il n'y eût plus rien à faire, et que
la d(^faite de la couronne fût consommée. En effet, l'assemblée se
regardait comme délivrée des importunités de Mazarin, et elle de-
manda pour le mois de janvier audience à la reine, afin de lui pré-
senter les remontrances que ses délégués n'avaient pu lui adresser
à Saintes. Mais Anne d'Autriche, durant ce conflit, avait changé
d'altitude envers les adversaires de son ministre; elle songeait déjà
à la mise en liberté des princes, vivement sollicitée qu'elle était par
la noblesse et une partie du parlement, quoique Mazarin, qui vou-
lait en avoir le mérite, y fît encore de l'opposition. Elle ne jugea pas
LES ASSEMBLÉES DU CLERGE EN FRANCE. 281
en conséquence qu'il y eût du danger à laisser l'assemblée l'implo-
rer en faveur de Gonti, et elle accorda l'audience pour le 18 janvier
1651. Ce fut George d'Aubusson qui porta la parole; il renouvela à
peu près et dans les mêmes termes les doléances qu'avait fait en-
tendre la précédente assemblée, et commença son discours par une
virulente sortie contre les progrès de l'hérésie, réprouvant la doc-
trine d'après laquelle on ne devait user envers les protestans que des
voies de la douceur et de la persuasion, reprochant à mots cou-
verts au gouvernement sa condescendance à leur égard. Il attaqua,
comme l'avait fait l'archevêque de Naibonne, l'exiistence des cham-
bres mi-parties, et la pernjission laissée dans certaines villes aux
calvinistes d'exercer des charges de finances et de judicature, dont,
selon lui, ils auiaient dû être partout déclarés incapables. Il fit
appel, pour l'extirpation de l'hérésie, au zèle et à la piété de la reine,
qu'il appelait une image vivante de la Divinité. Ce sujet épuisé, il
passa à la question de la mise en liberté de Gonti; mais alors son ton
s'adoucit, et il donna à sa demande la forme d'une supplique. Sen-
tant tout ce qu'il y avait de hardi dans sa démarche, il la motiva par
le caractère ecclésiasiique dont le prince était revêtu. G'était moins
le membre de la famille royale que l'abbé de Gluny dont il sollicitait
la liberté; la détention sans jugement d'un membre de l'église étant
une atteinte portée aux immunités de celle-ci qu'il s'attachait à dé-
fendre dans un autre paragraphe du discours où étaient attaqués
deux arrêts, l'un du grand conseil, rendu contre l'évèque de Mire-
poix, l'autre du parlement de Rouen , contre l'archevêque de cette
ville touchant la question du concile provincial, u Sans vouloir pé-
nétrer, disait George d'Aubusson à la reine, les mystères de vos
conseils, nous serions déserteurs de notre ordre si nous n'intercé-
dions auprès de votre majesté pour procurer à ce prince affligé le
soulagement de ses souffrances. » La réponse d'Anne d'Autriche fut
encourageante, et bientôt la nouvelle d'une prochaine délivrance
des princes donna satisfaction à la démarche que l'assemblée avait
hasardée. Mazarin jugea le moment favorable pour faire revenir la
compagnie sur son refus de subside. Les commissaires du roi virent
l'archevêque de Reims, plus disposé à être agréable à la cour que
son collègue d'Embrun, et qui, puur ce motif, évitait, depuis le
commencement de la session, de prendre la parole dans les occa-
sions compromettantes. Ils dirent au prélat que la reine, qui avait
tant fait pour l'église, ne pouvait se persuader que l'assemblée eût
donné son dernier mot, qu'il était impossible que le clergé ne prît
pas en considération les énormes dépenses dans lesquelles on allait
être entraîné pour les frais du sacre du roi, et qu'il ne convenait
pas à cet ordre de rendre impossible la consécration divine que de-
vait recevoir le roi en entrant dans sa majorité. Le motif était ha-
282 REVUE DES DEUX MONDES.
bilement imaginé pour mettre l'assemblée dans l'obligation de délier
les cordons de sa bourse, car c'était là un intérêt tout religieux. Elle
ne pouvait persister dans son refus, elle se résigna donc à accorder
un subside, et le 25 janvier elle votait, pour le sacre du roi, une
somme de 600,000 livres, payable en deux termes, octobre 1651 et
février 1652, et dont elle se réservait le département.
Le gouvernement royal, ayant obtenu son argent, eût souhaité
que l'assemblée, dont la session s'était tant prolongée, en restât là.
L'agitation contre Mazarin allait croissant, et il devait craindre que
la compagnie ne s'associât à la noblesse pour peser sur les résolu-
tions de la reine. Mais la clause qui accompagnait le don gratuit
laissait l'assemblée à pourvoir au département, ce qui pouvait en-
core exiger plusieurs semaines. Les princes n'étaient pas délivrés,
et durant les premiers jours de février (1), les intrigues conti-
nuèrent. Le coadjuteur, qui y jouait un des principaux rôles,
exerçait sur l'assemblée un puissant ascendant, et George d'Aubus-
son, ennemi de Mazarin, la poussait dans le même sens. La no-
blesse, c'est-à-dire les cinq cents gentilshommes réunis par le duc
de Nemours et qui s'assemblaient aux Cordeliers, avait envoyé à
la compagnie une députation pour l'engager à s'unir à elle afin
d'agir de concert pour obtenir la liberté des captifs (2). Les dépu-
tés du clergé avaient jusque-là parlé seulement de la mise en liberté
de Conti, parce qu'on le regardait comme appartenant au corps ec-
clésiastique; mais il était maintenant question de Gondé et de Lon-
gueville. L'assemblée se laissa entraîner par ces gentilshommes
entreprenans à prendre parti dans une démarche qui n'était plus
en réalité de son ressort; elle accepta la proposition que lui faisait
la noblesse. L'archevêque d'Embrun se chargea encore de porter
la parole devant la reine. Gette intervention du clergé fut assez
mal accueillie, et d'Aubusson ne reçut du garde des sceaux qu'une
réponse peu encourageante. « La reine, disait le ministre, désavoue
comme illégitime l'assemblée de la noblesse à laquelle s'est jointe
celle du clergé. » Ges sèches paroles ne découragèrent pourtant
pas l'ordre ecclésiastique. Il comptait sur l'appui du duc d'Orléans,
auquel la députation qui avait été trouver le garde des sceaux
(1) Les princes ne sortirent du Havre, où ils avaient ctc transférés, que le 13 février.
(2) Il y eut entre les ordres du clergé et de la noblesse des coulérences par l'in-
termédiaire de commissaires qui avaient été désignés de part et d'autre, et où l'on
discuta les affaires communes aux deux assemblées. La solennité avec laquelle le mar-
quis d'Entragucs, qui présidait la réunion des Cordeliers, reçut la députation que
l'assemblée du clergé envoya le 10 mars à cette compagnie et qui avait à sa tôte
l'évêquc de Comminges et à laquelle s'étaient adjoints les deux agents généraux,
mor.tre que la réunion des gentilshommes se con.sidcrait comme représentant le se-
cond ordre en vertu du mémo droit que la réunion des Grands-Augustins représentait
le premier.
LES ASSEMBLÉES DU CLERGÉ EN FRANCE. 283
s'empressa d'aller rendre ses hommages. Elle le complimenta sur
l'attitude qu'il avait prise. Poussée chaque jour davantage par la
noblesse, par la princesse de Condé, qui lui écrivait en termes
aussi pressans que l'avait fait six mois auparavant la princesse
douairière, morte dans l'intervalle , l'assemblée s'engagea dans une
opposition de plus en plus résolue contre Mazarin; elle soutint les
seigneurs qui récriminaient, le parlement qui proclamait l'innocence
des princes détenus. Cet accord des trois corps principaux de l'état
eut son effet. Les envoyés du roi et du duc d'Orléans partirent pour
le Havre, où ils apportèrent l'ordre de la mise en liberté des princes,
devancés bientôt par le messager du cardinal qui accourait avec une
lettre de la reine pour les faire sortir de prison sans conditions. L'as-
semblée du clergé, toute fière d'avoir contribué à ce résultat, députa
plusieurs de ses membres pour complimenter Condé. Cette politesse
flatta fort le héros de Rocroi; il s'empressa d'écrire à la compagnie
pour protester de sa reconnaissance. Mazarin, qui ne voulait pas
laisser gagner à ses ennemis un corps aussi puissant que le clergé,
prit la précaution, avant de quitter la France, d'adresser à l'assem-"
blée une lettre où il l'assurait de ses bons sentimens et du désir
qu'il aurait toujours de la servir. Les députés répondirent par une
lettre de civilité que l'archevêque de Reims, qui tenait en secret
pour le cardinal, rendit la plus courtoise qu'il put. Mais l'esprit
d'opposition à la politique du ministre ne s'adoucit pas pour cela;
la compagnie resta d'autant plus unie à la noblesse qu'elle cher-
chait en elle un auxiliaire contre le parlement, dont les résolu-
tions inquiétaient le clergé. Pour rendre impossible le retour de
Mazarin, le parlement avait, le 7 février, libellé un arrêt qui visait
le ministre fugitif et tendait à l'exclusion des conseils du roi de
tous les étrangers , même naturalisés , de toute personne ayant
prêté serment à un autre souverain que le roi de France. La con-
séquence d'un tel arrêt était de fermer l'entrée des conseils de
la couronne aux dignitaires ecclésiastiques qui depuis des siècles
y avaient constamment figuré. La reine n'accepta cet arrêt qu'en
déclarant qu'une exception serait faite pour tous les ecclésiasti-
ques quant au serment prêté au pape, l'obéissance impliquée par
ce serment n'étant promise qu'à l'autorité spirituelle du saint-père.
Le parlement se refusa à admettre la restriction qu'avait intro-
duite la déclaration royale et il insista sur l'exclusion des cardinaux
pour que Mazarin pût tomber sous le coup de l'arrêt. Informée de
ce qui se passait, l'assemblée du clergé jugea nécessaire d'opposer
aux prétentions de la cour de justice une intervention énergique
auprès du trône, et dans sa séance du 20 février elle décida qu'elle
enverrait une députation au duc d'Orléans et au prince de Condé
pour solliciter leurs bons offices en cette affaire, leur représenter ce
284 REVUE DES DEUX MONDES.
que l'arrêt avait d'inique, et une autre députation à la reine et au
roi pour lui adresser les remontrances du clergé. Les députés eu-
rent audience d'Anne d'Autriche quatre jours après; celle-ci, que
le parlement pressait vivement de faire droit à sa réclamation au
sujet de l'exclusion des cardinaux, se trouvait dans une grande
perplexité. Il lui fallait ménager la première cour de justice du
royaume; pour ce motif, elle ne voulait pas avouer qu'elle n'a-
vait nulle intention de sanctionner une sentence dirigée contre
l'homme auquel elle gardait toute sa confiance et son affection.
Elle craignait de s'en ouvrir trop franchement avec le clergé et
de lui donner une réponse catégorique. Aussi , après avoir écouté
le discours prononcé par l'archevêque d'Embrun au nom de la dé-
putation dont il était le chef, se borna-t-elle à balbutier quelques
paroles qu'elle prononça si bas que presque personne ne les en-
tendit. La harangue adressée nominativement au roi était pressante
et énergique pour le fond, bien qu'adulatrice dans la forme : « La
même voix, disait l'archevêque, qui a exprimé à Votre Majesté la
douleur que le clergé de France avait conçue de la détention de
MM. les princes de votre sang est celle qui produit aujourd'hui fai-
blement les justes actions de grâce que cet ordre sacré doit à Votre
Majesté pour le bienfait éclatant de leur hberté. Nous ne pourrions
éviter un reproche honteux à la plupart des hommes qui perdent faci-
lement le souvenir des faveurs passées et qui s'acquittent avec négli-
gence des vœux qu'ils ont faits à Dieu au milieu des périls, si nous
n'employions tous les efforts possibles pour marquer à la postérité
la joie de nos cœurs. » Ce début exprimait la confiance que le clergé
mettait dans la protection qu'il réclamait du roi en l'occurrence,
(c Nous avons appris, poursuivait d'Aubusson, que Votre Majesté,
s'étant résolue d'envoyer une déclaration au parlement pour exclure
de ses conseils ses sujets qui ont serment à autres princes qu'à elle,
avait eu soin d'y faire insérer distinctement une exception particu-
lière des archevêques, évêques et autres ecclésiastiques de son
royaume, qui prêtent un serment spirituel à notre saint-père le
pape, et nous avons su de même temps avec un étonnement ex-
trême que cette modification avait reçu difficulté dans les chambres
assemblées de messieurs du parlement, qui font des instances pres-
santes pour obtenir de Votre Majesté une déclaration conçue en des
termes ambigus à l'égard des évêques et avec une exclusion ex-
presse contre les cardinaux français, sujets de Votre Majesté. Nous
avons eu peine à comprendre d'abord cette loi du temps qui semble
renverser les lois fondamentales de l'état, cette réformation de votre
conseil dans une conjoncture où nous sommes travaillés d'une mul-
titude presque infinie de personnes qui se mêlent du gouvernement
sans aucun caractère. » Puis, après avoir rappelé le nombre consi-
LES ASSEMBLÉES DU CLERGÉ EN FRANCE. 285
dérable de cardinaux et de hauts dignitaires ecclésiastiques qui
avaient rempli la charge de chancelier et été au grand profit de l'état
associés au maniement des alTaiies, il s'attacha à montrer la diffé-
rence qui sépare le serment prêté par les ecclésiastiques au saint-
père de celui que les sujets doivent au roi, et il termina en de-
mandant qu'aucune décision ne fût prise sur la matière par le roi
avant d'avoir consulté le clergé.
La reine, suivant ce que rapporta l'archevêque d'Embrun à ses col-
lègues, avait reparti que la compagnie pouvait se tenir assurée qu'elle
maintiendrait tous les droits et les privilèges du clergé. La démarche
faite par l'assemblée en provoqua une nouvelle de la part du par-
lement, et depuis la fin de février jusqu'à la fin du mois suivant,
Anne d'Autriche se vit tirée des deux côtés, le parlement insistant pour
obtenir la déclaration touchant l'exclusion des cardinaux, l'assem-
blée protestant contre une telle mesure. La mauvaise intelligence
commençait à se mettre entre les députés et les parlementaires.
Dans l'une des réunions du parlement, le discours de rarchevêc[ue
d'Embrun avait été attaqué avec aigreur et la personne du prélat
assez maltraitée. La chose fut rapportée à l'assemblée, qui prit
fait et cause pour son président, estimant qu'une injure faite à sa
personne atteignait la compagnie tout entière; mais les plus modé-
rés engagèrent la compagnie à mépriser ces attaques. On se borna
à solliciter une nouvelle audience de la reine afin d'en obtenir
des assurances plus formelles. Anne d'Autriche était toujours dans
le même embarras, et sa réponse à cette seconde députation ne fut
guère plus explicite que celle qu'elle avait faite à la première. Les têtes
s'échauflaient dans les deux camps, et les députés du clergé, compre-
nant que la contestation prenait une portée plus haute, qu'il s'agissait
pour eux de soutenir les privilèges de l'église contre la magistrature
qui voulait exclure les prélats du gouvernement temporel, y appor-
tèrent autant d'ardeur que d'obstination. L'assemblée ne pressait
pas moins le duc d'Orléans d'agir que la reine; elle attendait, di-
sait-elle, tout de la piété et de la justice de cette princesse, a L'exclu-
sion des cardinaux était à ses yeux un outrage fâcheux au clergé de
France et une flétrissure honteuse au saint-siège, des intérêts duquel
les députés ne voulaient, ne devaient jamais se séparer. » En louant
l'archevêque d'Kmbrun d'avoir été le fidèle interprète des sentimens
de la compagnie, on déclarait qu'on était tout prêt à souffrir pour
une si juste cause et à mettre tous ses ressentimens au pied de la
croix. Les députés perçaient facilement les vrais sentimens d'Anne
d'Autriche et cherchaient à arracher d'elle des assurances plus posi-
tives qu'elle n'osait les donner. Les magistrats n'agissaient pas avec
moins de vigueur pour combattre les efforts du clergé. Le 13 mars le
parlement obtenait une audience de la reine dans laquehe il la près-
286 BEVUE DES DEUX MONDES.
sait plus que jamais de souscrire à l'exclusion des cardinaux. Orner
Talon prononça, au nom de la députation, un long discours qu'il nous
a conservé dans ses Mémoires. Anne d'Autriche se montra encore
plus réservée dans sa réponse qu'elle ne l'avait été avec le clergé;
elle se borna à dire qu'elle en délibérerait en son conseil. Malgré
cela, l'assemblée du clergé s'inquiéta de cette solennelle démarche.
Poussée par le coadjuteur, intéressé plus qu'un autre à ce qu'on
ne fermât pas l'entrée du conseil du roi à ceux qui portaient un
chapeau qu'il se flattait d'obtenir, elle décida dès le lendemain,
lu mars, qu'elle ferait opposition au sceau contre la déclaration.
L'opposition fut signifiée quelques jours après; elle était signée
du président de l'assemblée , George d'Aubusson , et de son se-
crétaire l'abbé Tubeuf. « Cette opposition , écrit Omer Talon, of-
fensa le parlement, parce qu'elle taxait la compagnie d'avoir fait
chose contraire au service du roi et au bien de l'état, » Mais
comme la cour n'avait pu avoir de réponse de la régente , elle
remit à en délibérer jusqu'à ce que cette réponse fût obtenue. Anne
d'Autriche cherchait à gagner du temps ; elle répondit aux demandes
nouvelles que lui adressait le parlement qu'elle n'en avait pas
encore pu délibérer avec son conseil. Elle donnait d'autre part
des espérances au clergé, approuvant devant ses députés l'opposi-
tion faite au sceau, parce que, disait-elle, il était naturel qu'il
défendit ses intérêts. Les choses tirèrent ainsi en longueur jusqu'au
mois d'avril, et quand Anne d'Autriche n'eut plus à redouter l'op-
position de la noblesse dont l'assemblée venait de se dissoudre
et jugea le parlement moins puissant, elle se tira des sollici-
tations de celui-ci par une promesse ambiguë. Elle assura la cour
de justice qu'elle donnerait la déclaration avec l'exclusion deman-
dée, mais elle ajouta qu'il la fallait tenir secrète pour ne pas se
brouiller avec Rome et ne pas entraver la liberté du roi une fois
qu'il aurait atteint sa majorité. Le parlement dut se contenter de
ce mauvais billet.
Ainsi l'accord entre le parlement et le clergé n'avait pas duré
longtemps, et celui-ci n'avait fait que se rapprocher davantage de la
noblesse, dont l'aréopage parisien contrariait les visées. Le parlement
en effet, à la première nouvelle de l'assemblée des gentilshommes
aux Gordeliers, avait traité cette réunion comme une sorte de con-
ciliabule et n'en avait nullement favorisé les projets. La noblesse
chercha alors un appui dans le clergé. Elle envoya une seconde
députation à l'assemblée ecclésiastique, députation qui avait à sa
tète, comme l'autre, le comte de Fiesque. Elle faisait appel à l'é-
troite union des deux premiers ordres de l'élat, dont elle signalait la
communauté d'intérêts, et engageait les députés du clergé à récla-
mer de concert avec les gentilshommes la convocation des états-gé-
LES ASSEMBLÉES DU CLERGÉ EN FRANCE. 287
néraux. C'était, disait-elle, le seul remède aux maux dont souffrait
le pays. L'assemblée du clergé n'hésita pas à s'engager plus avant
dans la voie où elle s'était laissé attirer. Ses délégués, d'accord
avec ceux de la noblesse, se prononcèrent en faveur d'une réunion
prochaine des trois ordres de la nation. L'assemblée qui siégeait
aux Gordeliers, soutenue par le duc d'Orléans et le prince de
Gondé, la demandait pour le mois d'août ou les premiers jours de
septembre. Anne d'Autriche, effrayée de ces manifestations, céda ou
plutôt fit mine de consentir. Elle promit pour le 1°'' octobre la tenue
des états-généraux à Tours; elle ordonna même qu'on rédigeât les
lettres de convocation. Les gentilshommes se séparèrent, et quel-
ques jours après, au commencement d'avril, l'assemblée du clergé
prononça la clôture d'une session qui s'était prolongée près d'une
année. Mais les états-généraux ne furent pas réunis. Le parlement
redoutait qu'ils ne lui enlevassent le pouvoir qu'il s'était arrogé,
Anne d'Autriche n'en voulait pas. Mazarin, après un exil qui sem-
blait le triomphe de ses ennemis, revint aussi puissant que par le
passé, et, sans rien rabattre de ses prétentions, sans changer no-
tablement de sentimens pour le cardinal, l'épiscopat comprit la
nécessité d'apporter plus de modération dans ses actes, de ne
point compromettre les intérêts de l'église en les associant de trop
près aux menées des partis dont les récens événemens avaient
montré la fragilité. Le clergé ne se mêla donc guère aux agita-
tions qui suivirent la rentrée en France de Mazarin, malgré les
efforts du cardinal de Retz, en quête d'auxiliaires pour ses con-
voitises. En septembre 1652, alors qu'une réaction se produi-
sait à Paris en faveur du roi et que l'opinion se prononçait pour
son retour dans cette ville, l'ambitieux prélat, voulant se faire hon-
neur de la paix que tous les gens sensés demandaient à grands cris,
entraîna le clergé dans une manifestation en ce sens, et conduisit à
Pontoise une députation d'ecclésiastiques; mais il ne trouva qu'un
faible concours dans l'épiscopat, et il ne réussit à mettre en mou-
vement que le clergé de son diocèse. Il arriva à la résidence royale
dans un superbe carrosse, accompagné d'un brillant cortège et
traînant à sa suite les curés de Paris, les députés du chapitre de
Notre-Dame et des congrégations religieuses. On ne prit pas cette
démonstration au sérieux, et Pietz fut éconduit poliment.
L'inquiet coadjuteur ne devait pas tarder à obtenir un concours
plus réel dans de graves affaires où ses intrigues ne purent néan-
moins le sauver de sa perte. Il s'était vu peu à peu abandonné du
duc d'Orléans, réconcilié avec Anne d'Autriche, et de ceux de ses amis
qui voulaient rentrer dans les bonnes grâces delà reine. Il avait vai-
nement cherché, par un regain de popularité, à forcer la cour de
compter encore avec lui. 11 avait commencé à prêcher Pavent dô
288 REVUE DES DEUX MONDES.
1652 dans les principales églises de Paris, et leurs majestés étaient
venues l'entendre le jour de la Toussaint à Saint-Germain-l'Auxer-
rois pour mieux dissimuler le coup qu'on méditait contre lui. La
haute opinion qu'il avait de son importance persuada le coadjuteur
que la couronne voulait s'accommoder avec lui, et, trompé par les
informations inexactes de M'"^ de Lesdiguières, il s'était rendu le
19 décembre au Louvre. Au lieu de rencontrer des bras qui se ten-
daient vers lui, il trouva dans l'antichambre de la reine M. de Vil-
lequier, capitaine des gardes, qui l'arrêta et le fit conduke sous
bonne escorte au château de Vincennes.
III.
L'arrestation du coadjuteur produisit naturellement une vive
émotion. « Les instances du chapitre et des curés de Paris, écrit
celui-ci, firent pour moi tout ce qui estoit en leur pouvoir, quoique
mon oncle qui estoit le plus foible des hommes, et, de plus, jaloux
jusqu'au ridicule, ne les appuyast que très molle nent. » La cour
ne céda pas devant ces réclamations, mais elle fut obligée de faire
connaître par la bouche du chanceher que l'arrestation du prélat
n'avait eu lieu que pour son propre bien et afin de l'empêcher
d'exécuter les desseins qu'on lui prêtait. Bientôt l'émotion se calma.
La mort de l'archevêque Jean-François de Gondi vint aggraver la
difficulté. Le siège archiépiscopal passait de droit au prisonnier. Le
gouvernement se trouva dans un grand embarras. Il redoutait au
plus haut degré l'avènement d'un tel pasteur dans un diocèse où
celui-ci n'avait cessé de lui créer des ennemis. Un archevêque d'un
caractère si turbulent, quoique placé sous les verrous, était un
danger de tous les instans. Aussi le conseil du roi s'efforça-t-il
d'obtenir du pape soit la suspension de l'autorité épiscopale du
coadjuteur que son droit appelait à la succession du cardinal défunt,
soit sa translation à un autre archevêché, soit une mise en demeure
de démission, et en attendant il chercha à tenir caché au prisonnier
le décès de sou oncle. Mais Retz, qui s'était ménagé des intelligences
au dehors, fut averti de la vacance, et il arrangea tout adroitement
pour prendre possession de son siège par des procureurs. Il
nomma des grands vicaires qui se mirent en mesure d'administrer
le diocèse en son absence. La cour ne pouvait s'opposer à ce que
le cardinal usât d'un droit qu'on n'eût contesté qu'au mépris
des canons ; mais elle voulut arracher au nouvel archevêque
sa démission. Elle lui promit, s'il consentait à se démettre, de
lui donner en compensation de nombreuses et riches abbayes.
Retz refusa obstinément, et comme Mazarin craignait son ascen-
dant sur le clergé parisien demeuré en relations suivies avec le
LES ASSEMBLÉES DU CLERGÉ EN FRANCE. 289
prisonnier, grâce aux affidés, aux amis dévoués qui le servaient, il
le fit transférer au château de Nantes. Les vicaires-généraux nom-
més par l'incommode prélat n'en persistèrent pas moins à adminis-
trer en son nom le diocèse. La cour avait, il est vrai, répandu le
bruit qu'il avait consenti à donner sa démission ; mais le clergé
mandait à Rome que cette démission avait éié obtenue par la violence,
et le pape se refusait à l'accepter. L'administration provisoire des
grands-vicaires de Retz porta le trouble parmi les fidèles. Le clergé
était généralement mécontent de la résistance qu'opposait à la prise
de possession Mazarin, qui restait sous le coup de sa vieille im-
popularité. Le gouvernement essaya de l'intimidation. Plusieurs des
ecclésiastiques qui s'étaient le plus ouvertement prononcés contre
la détention de leur archevêque et en faveur de ses droits furent
l'objet de poursuites. L'évasion du cardinal du château de Nantes,
arrivée le 8 août lt56, évasion dont il nous a laissé la curieuse
relation dans ses Mémoires^ ne fit qu'augmenter les difficultés de
la situation et enveniner le dissentiment entre le clergé de Paris et
le gouvernement royil. Retz informa par une lettre le chapitre de
Notre-Dame et les cuiés de la capitale de sa retraite au château de
Brissac, près Beauprém. Grande fut la joie parmi ses amis, qui
firent chanter un Te j)eum à Notre-Dame. Les ministres conseil-
lèrent au roi, qui se tiouvait alors à Péronne, de prendre contre
le cardinal, dont la fuie menaçait de rallumer la guerre civile,
des mesures énergiques et ordre fut promulgué à tous les su-
jets du royaume d'arrêter et de livrer !e fugitif, qu'on se propo-
sait de conduire au châeau de Brest. Cette mesure indigna le
clergé, auquel le pape veiait de faire savoir qu'il désapprouvait la
façon dont on s'y était prit pour arracher au prisonnier sa démis-
sion. Le gouvernement redoubla de surveillance et de rigueur à
l'égard des partisans avoué; de Retz et prétendit trancher la diffi-
culté par un acte d'autorité. Un arrêt du conseil d'en-haut déclara
le siège de Paris vacant, et î fut enjoint par huissiers aux doyens,
chanoines et chapitre de cett» ville de s'assembler pour commettre
des grands-vicaires à l'admin^tration du diocèse pendant cette va-
cance. Au lieu de calmer l'agtation, ce coup d'état la porta à son
comble. La majorité du clergé ;)arisien dénia au roi le droit de dé-
poser l'archevêque auquel un piocès en règle n'avait point été fait ;
elle persista à tenir pour dûmert investis de l'administration dio-
césaine les grands-vicaires que Rîtz avait nommés. La résistance se
manifesta de tous côtés, et le ftgitif, qui s'était rendu à Rome,
l'excitait par ses émissaires. Il avàt écrit en France pour protester
contre le traitement à lui infligé, l soutenait qu'on lui avait extor-
qué sa démission. Il représentait,le gouvernement du roi comme
XOMB XXXY. — 1879. 1 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
voulant imposer le joug à tous les ecclésiastiques et réduire les
évêques à n'être plus que de jjetits vicaires du conseil d'état desti-
tuables à la moindre volonté du favori.
Une assemblée du clergé s'étant peu après, comme il va être dit,
réunie à Paris, Retz écrivit à cette compagnie en lui rappelant ce
qu'avait fait l'assemblée de 16/i5 à l'égard de l'évêque de Léon; il
la sollicita de soutenir ses droits aussi énergiquement que cette
précédente assemblée avait défendu ceux du prélat injustement
frappé. Le gouvernement tint ferme. Les rigueurs dont il usa en-
vers quelques-uns des plus ardens à servir les intérêts de Retz
effrayèrent les timides, qui ne manquaient pas. Le clergé ne se
souciait point d'aii leurs de souffrir le martyre pour un prélat peu
digne de son estime. La majorité finit par accapter la nomination
de grands-vicaires à la place de ceux que l'arciievêque fugitif avait
commis.
Cette résolution eut pour effet d'amener un schisme dans l'église
de Paris, car bon nombre de curés et de fic'èles ne voulaient pas
entendre parler de ces nouveaux grands- vica'res. L'assemblée avait
été convoquée dans le principe pour le 25 irai 1655. Malgré la vic-
toire qu'il venait de remporter dans la queston des grands-vicaires,
le gouvernement, après avoir décidé la rémion de cette assemblée,
n'avait pas été sans appréhension sur k résultat que pouvaient
avoir les élections, et, à l'instar de Richilieu, il ne s'était pas fait
faute d'exercer une pression sur les chcix. Les secrétaires d'état
avaient écrit aux archevêques et évêqueà pour leur notifier ceux
que le roi voulait qu'on députât. A. Nmtes, le maréchal de La
Meilleraie, alors lieutenant-général au couvernement de Bretagne,
était entré dans le lieu où se tenait l'asemblée diocésaine et avait
commandé au président de la réunion, le Normand, officiai et grand-
vicaire de l'évêque, Gabriel de Beauvai, de faire élire pour députés
à l'assemblée provinciale de Tours ceix dont il apportait les noms.
Des faits analogues s'étaient produits Jn d'autres provinces. Ils don-
nèrent beau jeu pour protester au cirdinal de Retz, qui, en dépit
de la police, demeurait en rapports (onstans avec son clergé et con-
tre-cairait les efforts qu'opposait à fes intrigues la diplomatie fran-
çaise à Rome. La mort du pape hnocent X, arrivée le 7 janvier
1655, avait relevé les espérances de Retz, qui comptait sur l'in-
fluence qu'il pourrait exercer dais le conclave.
Le gouvernement ne fut pas d':bord beaucoup plus heureux dans
son action sur le clergé parisiei qu'il ne l'était dans ses instances
près des cardinaux italiens, car 1 avait à lutter contre la résistance
obstinée de certains curés, ndamment ceux de la Madeleine et
de Saint -Séverin, que Retz avait nommés ses grands-vicaires.
LES ASSEMBLÉES DU CLERGÉ EN FRANCE. 291
Alexandre VII, successeur d'Innocent X et sur lequel Retz, qui avait
fort contribué à son élection, comptait beaucoup, crut devoir ap-
porter plus de circonspection à soutenir la personne de celui-ci,
mais il n'en maintint pas moins le principe de l'indépendance
épiscopale, que le gouvernement français avait quelque peu violé.
Le clergé pari.-ien, moins soutenu par Rome, commença à fléchir.
La cour en profila pour mander le curé de Saint-Séverin, sous pré-
texte de conférer avec lui sur ce qu'il y avait à faire dans l'occur-
rence, en réalité pour le retenir et l'empêcher d'agir; restait Ghas-
sebras, curé de la Madeleine, qui déployait un zèle incroyable pour
les intérêts de son archevêque; il attisait par ses menées l'oppo-
sition du clergé. En présence de ces agitations, le gouvernement
jugea prudent de proroger l'ouverture de l'assemblée, du 25 mai
au 25 août, et, comme les difficultés ne s'aplanissaient point, il la
remit ensuite au 25 octobre et fit envoyer par les agens généraux
de nouvelles lettres dans les diocèses pour justifier cette seconde
prorogation. La mesure produisit un fâcheux effet. En ajournant ainsi
la réunion de l'assemblée, le gouvernement voulait se donner le
temps de s'assurer les bonnes dispositions du nouveau pape, repré-
senté par l'ambassadeur de France à Rome comme moins favorable
au cardinal de Retz que son prédécesseur. Un autre embarras était
d'ailleurs né de l'obligation de réunir l'assemblée provinciale de
Paris en l'absence du prélat qui avait qualité pour l'autoriser et
la présider; l'élection des députés de cette métropole n'avait pu
avoir lieu en même temps que celle des mandataires des autres
provinces ecclésiastiques. Et si l'on passait outre pour y procéder,
on prévoyait des protestations, des désaveux; il n'y avait que l'au-
torité pontificale qui pût en paralyser l'etfet. Le roi n'était point
de retour dans sa capitale; il fallait au moins attendre sa pré-
sence, si l'on préférait recourir encore à l'intimidation. L'assemblée
générale dut pourtant s'ouvrir à la fin, dans les derniers jours
d'octobre, sans que les élections de la province de Paris eussent eu
lieu, car on n'était point parvenu à s'entendre sur le mode suivant
lequel on devait procéder à ces élections en l'absence de l'arche-
vêque métropolitain.
Les séances de la compagnie se tinrent, comme c'était l'usage,
au couvent des Grands-Augustins.Tout annonçait au début de cette
session que les débats en seraient orageux, et en effet, les délibé-
rations furent à peine ouvertes que l'évêque de Chartres souleva la
question des élections de la province de Paris dans un rapport qui
fut lu devant l'assemblée. La majorité du clergé parisien se refusait
à reconnaître l'autorité du chapitre de Notre-Dame, qui avait pris
l'administration du diocèse comme si le sièireeùt été vacant. Informé
292 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'acte du chapitre, Retz avait écrit de Rome, le 22 mai, à son
clergé, une longue lettre qu'il a insérée dans ses Mémoires. II y
représentait l'illégalité de l'administration capitulaire et protestait
contre ce qu'elle pourrait faire. Les chanoines reconnurent pour
la plupart la justesse de la réclamation de leur archevêque et se
démirent de leurs nouvelles fonctions. « La cour, écrit le remuant
carduial, ne trouva pour elle dans le chapitre que trois ou quatre
sujets qui n étaient pas V ornement de leur compagnie. » Le clergé
parisien repoussa le biais qu'avait imaginé Mazarin pour sortir de
l'embarras où le gouvernement se voyait jeté par la protestation
de l'archevêque et la retraite des chanoines. Le moyen consistait
à rendre provisoirement le titre de métropolitain de la province
ecclésiastique privée de son chef à l'archevêque de Sens, dont rele-
vait comme suffragant le siège de Paris avant qu'il eiit été érigé
en archevêché. Le ministre fut fort désappointé du peu de succès
qu'eut sa proposition, et il recourut à un autre palliatif. C'était de
transporter à Paris le métropolitain de Sens en réduisant à un
simple évêché cet antique siège archiépiscopal et faisant ainsi du
prélat qui en était pourvu l'archevêque de la capitale. Un tel expé-
dient fit jeter les hauts cris aux prélats de la province dont les
élections à l'assemblée demeuraient suspendues, et Mazarin s'ef-
força vainement de le leur faire accepter. Le gouvernement royal
dut alors solliciter un bref du pape qui levait la difficulté, en com-
mettant l'un des évêques suffragans de l'archevêque de Paris pour
le remplacer dans ses fonctions archiépiscopales. Le prélat délégué
eût pu dès lors présider l'assemblée diocésaine et procéder aux
élections. L'ambassadeur de France à Rome agit dans ce sens près
du saint-père, et il réussit, à la fin, dans sa démarche. Le bref
annoncé longtemps à l'avance à l'assemblée du clergé arriva. Il
désignait l'évêque de Meaux, frère du chancelier Séguier, pour
remplacer le cardinal de Retz ; mais les obstacles ne cessèrent pas
pour cela; ils se produisirent au sein même de l'assemblée, quoi-
que le ministre y eût plus d'un député à sa dévotion, car les
opposans à Mazarin dominaient dans la compagnie; ils avaient
à leur tète Claude de Rebé, archevêque de Narbonne, tandis que
les députés ministériels suivaient les inspirations de l'archevêque
de Sens, Louis-Henri de Gondrin. Par ce prélat et quelques-uns
des membres de la même faction, Mazarin fut tenu au courant de
tout ce qui se passait dans l'assemblée et le secret des délibéra-
tions n'exista pas pour lui. Quoi qu'il fît, la majorité tenait bon
pour l'archevêque exilé; elle avait, dès les premières séances, clai-
rement manifesté son intention d'en soutenir les droits, qui inté-
ressaient ceux de l'épiscopat tout entier. L'un de ses membres les
LES ASSEMBLÉES DU CLERGÉ EN FRANCE. 293
plus considérables, l'archevêque de Bordeaux, désigné pour célébrer
la messe solennelle du Saint-Esprit qui inaugurait la session, s'était
refusé à accepter cet honneur avant d'avoir la permission écrite du
curé de Saint-Séverin, c'est-à-dire de l'un des grands-vicaires dési-
gnés par le cardinal de Retz, l'usage voulant qu'un prélat ne pût
officier solennellement en un diocèse qui n'était pas le sien sans
l'autorisation de l'ordinaire. Ce refus, qu'approuvaient un grand
nombre de députés, était une réponse à l'arrêt du conseil d'en-haut
qui avait destitué Retz ; il donna lieu à de longs débats et à bien
des pourparlers avec Mazarin, qui avait compté sur le bref pour
mettre fin à toute opposition. Sans doute le pape avait accordé, sur
les instances du gouvernement français, le bref dont il est ici parlé;
mais il l'avait fait d'assez mauvaise grâce, ne voulant pas en cette
affaire condamner absolument la conduite de son prédécesseur,
et il avait donné pour instructions à Bagni, son nonce à Paris, de
ne se servir du bref qu'avec une extrême circonspection. D'ailleurs
on l'avait averti de la protestation que l'assemblée du clergé fran-
çais se proposait de rédiger contre son bref. Le nonce, ne voulant
pas donner à Mazarin une arme dont celui-ci eût pu se servir exclu-
sivement à son profit, prit soin après avoir reçu le bref de ne point
le lui communiquer. La concession du saint-siège demeura ainsi
sans effet et Mazarin en fut réduit dans son différend avec l'assem-
blée à passer par une transaction. Elle portait qu'il serait écrit
au pape pour le prier d'enjoindre au cardinal de Retz de nommer,
dans le diocèse de Paris, de nouveaux vicaires-généraux qui fussent
acceptables au roi.
Pendant toutes ces lenteurs, le contrat des rentes de l'Hôtel de
Ville ne se renouvelait pas, et l'assemblée déclarait n'y pouvoir
procéder tant que les élections n'auraient pas eu lieu dans la pro-
vince de Paris. Retz, alors à Rome, usait de tous ses efforts pour
maintenir ses anciens choix; il représentait au pape l'injure que
les procédés du gouvernement français faisaient à un prince de l'é-
glise; mais il avait à lutter avec forte partie, avec H. de Lionne, alors
ambassadeur de France près du saint-siège. La cour de France s'était
d'ailleurs ménagé des intelligences dans le sacré-collège. Retz était
sans argent, réduit aux expédiens, empruntant de tous côtés pour
soutenir sa dignité de cardinal, et la guerre incessante que lui fai-
sait le g mvernement français diminuait chaque jour son crédit. Il
voyait tous ses biens saisis en France et ne savait plus en vérité où
donner de la tête, comme le constate ce qui est consigné dans ses
Mémoires. Force lui fut donc de se rendre aux instances du pape.
Il désigna pour grand-vicaire André du Saussay, officiai du diocèse
de Paris, qui venait d'être nommé évêque de Toul et que le chapitre
29k REVUE DES DEUX MONDES.
métropolitain avait recommandé. Mais il évita, dans la lettre où il
notifiait ce choix à son clergé, de révoquer les pouvoirs qu'il avait
donnés pendant sa captivité au curé de Saint-Séverin, Hodem,
à celui de la Madeleine, Chassebras, et à deux autres ecclésiasti-
ques, les abbés L'Avocat et Chevallier, qui avaient déjà exercé pen-
dant près de six mois les fonctions à eux ainsi conférées. La con-
cession de Retz était donc plus apparente que réelle; il ne se
désistait d'aucune de ses prétentions. Peu après avoir envoyé à
Paris la nomination de Du Saussay, dont le pape lui avait promis
de faire différer le sacre pour que ce prélat pût exercer l'intérim
dans le diocèse, l'ambitieux cardinal adressa une lettre à l'assem-
blée du clergé ; il la remerciait d'avoir défendu ses droits et en ré-
clamait l'intervention pour faire cesser les persécutions que le
gouvernement royal dirigeait contre les chanoines qui s'étaient pro-
noncés en sa faveur.
L'arrivée de la lettre ayant été connue de Mazarin, il fit interdire
à l'assemblée d'en donner lecture officielle, et les termes n'en furent
connus que par des copies manuscrites que les grands- vicaires
nommés par Retz s'étaient procurées et qui circulèrent clandestine-
ment. Une correspondance de contrebande s'établit entre les dé-
putés et l'archevêque exilé. Irrité de toutes ces menées, le gouver-
nement royal demeura inflexible à l'égard de Retz et de ceux qui se
faisaient ses plus actifs émissaires. La nomination de Du Saussay
avait levé la plus grosse des difficultés et permis de procéder aux
élections de la province de Paris; le nouveau grand-vicaire avait
pu prendre la présidence du collège où elle devait se faire. Domi-
nique Séguier, évêque de Meaux, fut précisément l'un des élus; on
lui donna pour collègues Jacques de l'Escot, évêque de Chartres,
un chanoine et un ancien professeur de théologie en Sorbonne.
L'antagonisme n'en subsista pas moins au sein de l'assemblée entre
le parti de Mazarin et ceux qui soutenaient l'indépendance absolue
de l'épiscopat, et le débat menaçait de se prolonger indéfiniment.
Le ministre d'Anne d'Autriche eut voulu que la compagnie mît de
côté cette discussion si pleine d'orages et s'en tînt au provisoire,
afin de ne s'occuper que de la question des décimes et de quelques
affaires intérieures de petite importance. Telle n'était pas la manière
de voir des députés qui subissaient l'influence des amis du cardinal
de Retz et continuaient à correspondre avec Rome. Un nouveau bref
d'Alexandre Yll envoyé à l'assemblée et dans lequel il l'exhortait à
travailler à la paix de l'église vint autoriser cette compagnie à pour-
suivre la délibération sur une matière pour l'examen de laquelle
Mazarin aurait bien voulu qu'on ne prit que les ordres du roi. Ce
ministre avait môme cherché à en agir avec ce bref comme il en
LES ASSEMBLÉES DU CLEllGÉ EN FRANCE. 295
avait agi avec les lettres de Retz et à en empocher la lecture au
sein de l'assemblée; mais les adhérens de l'archevêque exilé prirent
les devans et s'arrangèrent pour le faire lire en séance sans attendre
qu'on délibérât pour savoir si cette lecture aurait lieu. En cela ils
usaient du droit qu'on avait toujours reconnu aux assemblées du
clergé de recevoir directement les brefs du pape. Toutefois, pour
ne pas trop mécontenter la cour, la compagnie décida, à l'instiga-
tion de l'archevêque de Narbonne, qu'une députation serait envoyée
au roi afm de s'excuser d'avoir agi en l'occurrence avec précipita-
tion et lui demander ses ordres touchant la lettre pontificale. Le
monarque prit assez mal l'explication qui lui fut donnée par les
députés; il chargea le chancelier de faire connaître à l'assemblée
ses volontés. La réponse fut formulée dans une longue harangue
dont on attribua la composition à Servien, qui était alors l'âme de
la résistance faite à la curie romaine, et où l'on accusait le pape
de prendre parti pour l'Espagne contre la France. Ce discours ten-
dait à engager l'assemblée dans une lutte contre le saint- siège.
Mazarin profita habilement de ce que les termes du bref semblaient
porter quelque atteinte à l'indépendance de l'église gallicane.
Grâce à ses amis , il manœuvra si bien qu'une réponse au saint-
siège, conforme à ses vues et d'accord avec les idées qu'avait expri-
mées le chancelier, fut rédigée par l'assemblée. Le pape, qui était
informé des dispositions peu favorables à son égard que manifestait
le gouvernement de Louis XIV, se montrait de moins en moins
enclin à le soutenir dans toute cette affaire. Retz s'en aperçut
et s'empressa de retirer la concession que le souverain pontife
lui avait arrachée. Le 29 juin 1656 parvenait à l'assemblée une
lettre du prélat fugitif qui révoquait la nomination par lui faite de
Du Saussay comme grand-vicaire, en se fondant sur ce que celui-ci
aurait méconnu les instructions du saint-siège aussi bien que celles
de son archevêque. Retz fit plus; il adressa un mandement à tous
ses diocésains pour leur donner avis de la révocation. Les grands-
vicaires qu'il avait précédemment nommés devaient par ses ordres
pourvoir exclusivement à la conduite du diocèse. Du Saussay de-
vant prendre bientôt l'évèciié de Toul, Retz s'empressait de le des-
tituer de ses fonctions d'ofhcial et il nommait à sa place Guy Joly.
Le gouvernement répondit à ces actes par l'arrestation de l'un des
grands-vicaires dans lequel Retz avait mis sa confiance. L'abbé
Chevallier fut envoyé à la Rastille; craignant le même sort, son col-
lègue l'abbé L'Avocat se cacha, et du fond de sa retraite il fit par-
venir à l'assemblée une lettre où il l'informait des mesures prises
contre Chevallier et implorait pour lui-même l'assisiaiice de l'au-
guste compagnie. Les députés, tout en soutenant les réclamations
de Retz, n'entendaient pas cependant pousser les choses jusqu'à se
296 REVUE DES DEUX MONDES.
compromettre vis-à-vis du gouvernement royal. Ils eurent soin de
ne rien décider toucliant les demandes de l'abbé L'Avocat, et afin
de ménager la susceptibilité de la couronne, ils évitèrent de re-
connaître officiellement à Chevallier le titre de grand- vicaire, quoi-
qu'on contestât si peu à Retz le droit de nomination que Du Saussay
ne s'était même pas élevé contre la légalité de sa propre destitu-
tion. L'assemblée se borna à envoyer une dépatationau roi afin d'ar-
ranger l'affaire et de plaider en faveur du prisonnier. Chevallier,
disait-elle, ne pouvait être puni pour avoir exécuté les ordres de son
supérieur ecclésiastique, qui demeurait jusqu'à nouvel ordre le
cardinal de Retz, celui-ci n'ayant subi ni excommunication ni dépo-
sition. Si ce prêtre, ajoutait l'assemblée, était coupable de quelque
crime envers l'état, on devait lui faire son procès, non le retenir
sans jugement à la Bastille. Les pourparlers entre la couronne et
l'assemblée se continuèrent à ce sujet pendant plusieurs jours. Les
députés tenaient bon sur le droit du cardinal de Retz, qui ne pouvait
être contesté sans porter atteinte à l'indépendance épiscopale;
mais le gouvernement royal prétendait distinguer entre le droit et
l'exercice du droit.
Mazarin voulait que l'assemblée pressât le pape d'obliger l'arche-
vêque fugitif à nommer un nouveau grand-vicaire qui fut agréable
à la cour, et si le prélat s'y refusait absolument, il était d'avis qu'on
passât outre et qu'on désignât un grand-vicaire sans son assen-
timent. La compagnie refusait de se prêter à ce système de pres-
sion, et n'obtenant rien pour Chevallier, auquel le gouvernement
reprochait ses incessantes menées en faveur de Retz, elle se con-
tenta de proposer qu'on laissât l'administration du diocèse au curé
de Saint-Sé vérin, qui avait aussi reçu de l'archevêque de Paris la
commission de grand-vicaire. Mazarin, après plusieurs refus d'ob-
tempérer à ce moyen terme, dut l'accepter à la fin, car il importait
de ne pas se brouiller tout à fait avec une assemblée à laquelle il
demandait de l'argent pour la guerre qui se continuait au nord de
la France. Condé, appuyé par les Espagnols, opposait à Turenne, qui
commandait les troupes royales, une résistance inquiétante. Les in-
trigues du cardinal de Retz à Rome pouvaient fournir un nouvel ali-
ment à la guerre civile, et le salut du royaume exigeait qu'on
apaisât au plus tôt l'agitation qu'elles entretenaient dans Paris.
L'assemblée, de son côté, tout en cherchant à se soustraire aux exi-
gences de la couronne, voulait éviter une rupture qui eût été aussi
préjudiciable à l'église qu'à l'état. En maintenant que le curé de
Saint-Séverin devait continuer ses fonctions, elle décida qu'elle
enverrait une lettre au cardinal de Retz pour l'engager à nommer
des grands-vicaires qui fussent agréables au roi. La cour comptait
qu'en atermoyant elle .obtiendrait ce qu'elle désirait. Tandis qu'elle
LES ASSEMBLEES DU CLERGÉ EN FRANCE. 297
pressait le pape, elle faisait activement surveiller le cardinal de Retz.
Ce prélat aux abois s'était vu dans la nécessité de quitter Rome,
mais des divers asiles où il se réfugia successivement, il ne cessait
de faire parvenir par des mains sûres à l'assemblée des lettres où il
réclamait son droit. Le pape, de son côté, ne voulait point autoriser
une sorte de mise en régie par le gouvernement français d'un dio-
cèse dont le pasteur n'avait point été condamné et en laisser con-
fier l'administration à des grands-vicaires que le roi aurait désignés.
Le conflit dura ainsi jusqu'en novembre. La position de Retz deve-
nait tellement intolérable que Mazarin devait croire qu'il serait fina-
lement forcé de se rendre. En effet, le gouvernement royal conti-
nuait, par application du principe de la régale, la saisie du temporel
de l'archevêque de Paris et du revenu des abbayes dont il était titu-
laire; celui-ci n'ayant pas prêté serment de fidélité à la couronne, sa
prise de possession du siège de Paris par procureur demeurait aux
yeux du roi sans effet. On alléguait des précédens qui voulaient
qu'un évêque ne pût toucher ses revenus tant qu'il n'avait pas
prêté serment. Mazarin espérait que l'assemblée finirait par s'impa-
tienter de l'obstination de Retz, auquel le parlement s'apprêtait à
faire le procès, ce qui allait remettre au jugement de cette cour le
litige touchant le temporel du prélat. L'assemblée soutenait au con-
traire que la saisie du temporel ne pouvait avoir lieu avant que le
cardinal de Retz eût été convaincu du crime de lèse-majesté. Durant
tout ce débat la couronne trouva un puissant auxiliaire dans l'ar-
chevêque de Toulouse, le célèbre Pierre de Marca (1), qui mit à
son service dans un long mémoire la science profonde qu'il avait
acquise de la jurisprudence durant sa vie de magistrat.
Les plus ardens des députés firent rédiger contre la saisie des
remontrances qui devaient être présentées au roi ; mais les obsta-
cles que la compagnie rencontra du côté de Mazarin et du conseil
refroidirent peu à peu son zèle à défendre des immunités épisco-
pales que semblait prendre k tâche de compromettre celui qui en
réclamait le maintien; la majorité décida finalement que les remon-
trances ne seraient pas portées au roi. Pour donner à l'assemblée
un semblant de satisfaction, Mazarin fit rendre par le conseil un
arrêt qui statuait que le mémoire adressé au roi par les agens gé-
néraux pour se plaindre que les inforinations contre le cardinal de
Retz fussent faites au préjudice des immunités et exemptions ac-
quises aux cardinaux et aux évêques, serait déposé entre les mains
du chancelier. Ce mémoire devait être communiqué aux avocats et
procureur général en cour de parlement et il en devait être fait ce
que sa majesté ordonnerait. Mécontente d'en avoir été réduite à en
(1) Marca, élu député do sa province, n'arriva qu'assez tard à rassemblée, retenu
qu'il était par la présidence des états du Languedoc.
298 REVUE DES DEUX MONDES.
passer à peu près par où le voulait la couronne, l'assemblée re-
poussa le subside de 1,500,000 livres, qui lui était demandé; elle
ne vota qu'un million, et encore sous la condition que le recouvre-
ment en serait fait par le receveur général du clergé et non autre-
ment. Le roi trouva ce chiffre bien maigre et s'en expliqua devant
les agens en termes assez vifs, disant qu'il ne voulait pas recevoir
du clergé durant son règne moins que n'avaient reçu ses prédéces-
seurs. Il écrivit à l'assemblée pour réclamer un ou deux millions
de plus. Le zèle que déploya l'archevêque de Narbonne pour sou-
tenir cette nouvelle demande indisposa fort ses collègues, mais cela
n'alla pas jusqu'à la faire repousser. On redoutait l'irritation du roi.
Deux millions furent votés et en surplus 1,500 livres de gratification
à M. Duplessis-Guénégaud, secrétaire d'état, pour reconnaître ses
bons offices. La compagnie fit une libéralité mieux placée en attri-
buant 36,000 livres à la veuve de Charles P% qui était dans la gêne.
Le peu de résistance que les députés avaient fait pour accor-
der ce subside supplémentaire enhardit Louis XIV à exiger encore
davantage; il leur fit demander une nouvelle somme de deux mil-
lions, sous prétexte que le clergé était en mesure de donner une
part contributive plus forte. Il y avait dans de telles requêtes de
quoi indisposer sérieusement l'assemblée, bien que dans cette nou-
velle demande le gouvernement eût mis plus de formes que dans
les précédentes, qu'il eût déclaré que c'était là une pure libéralité
qu'il sollicitait, non une injonction qu'il adressait. La compagnie
délibéra derechef et elle se résigna à donner trois millions au lieu
des deux qui avaient été précédemment accordés. Il fallait en finir.
On était arrivé au mois de mars 1657. Il y avait près de deux ans que
les députés siégeaient. Jamais session ne s'était tant prolongée. Elle
ne fut toutefois close que le 5 mai.
Malgré les défaillances qui se produisirent à la fin de sa longue
existence, cette assemblée doit être signalée comme une de celles
où fut défendue avec le plus de vigueur et de ténacité l'autonomie
temporelle de l'église gallicane. Elle compta dans ses rangs plu-
sieurs membres éminens du clergé. Sans parler de Claude de Rebé,
archevêque de Narbonne, et de Pierre de Marca que j'ai déjà men-
tionnés, je rappellerai les noms de Daniel de Cosnac, évêque de
Valence et de Die, plus tard archevêque d'Aix, de l'abbé de Rancé,
alors archidiacre de Tours et commendataire de l'abbaye de la
Trappe, de l'habile théologien François Hallier, professeur en
Sorbonne et dans la suite évoque de Cavaillon, de Henri de Bé-
thune, archevêque de Bordeaux, de La Roche-Elavin , conseiller
clerc au parlement de Toulouse, d'Antoine Godeau, évêque de
Vencc, l'un des premiers membres de l'Académie française, de Si-
miane de Cordes, alors chanoine comte de Lyon, depuis évêque de
LES ASSEMBLEES DU CLERGE EN FRANCE. 299
Langres, de Michel Poncet, savant théologien de la maison de Sor-
bonne, de l'ancien précepteur du comte de Moret, Jean de Lin-
gendes, évêque de Mâcon, célèbre par sr>s oraisons funèbres.
Tout indépendante que fût la majorité de ses membres, l'assem-
blée ne put jamais jouir de sa pleine liberté. Elle était suspecte au
gouvernement, et elle s'efforça vainement de garder le secret sur
ses délibérations. Mazarin n'avait cessé de surveiller de près les
agissemens des députés; il se faisait rendre compte, jour par jour,
de ses débats par un député qu'il avait à sa dévotion, l'abbé Ondedei,
qui fut plus tard évêque de Fréjus. Ce prélat, au mépris du ser-
ment qu'il avait prêté, l'informait de l'opinion soutenue par chacun
des membres. En des secrétaires de la compagnie, l'abbé de Car-
bon, qui fut ensuite appelé à l'évêché de Saint-Papoul, puis à
l'archevêché de Courges et à celui de Sens, ne se montra pas plus
discret et n'imita point l'exemple de l'abbé de Villars, auquel les
faveurs qu'il devait au ministre ne firent jamais violer l'engagement
qui lui était imposé. On accusait le premier d'altérer les procès-ver-
baux, et les mauvais plaisans donnèrent le nom de carbonadea aux
délits d'inexactitude dont son plumitif se rendait souvent coupable.
Mazarin se défiait tant de ces prélats qui avaient si fort contrarié
ses vues, que la session une fois achevée, il n'eut de cesse qu'ils
ne fussent tous partis de Paris. Plusieurs persistèrent cependant à
y demeurer quelques semaines, à son grand déplaisir. François de
La Fayette, évêque de Limoges, l'un de ceux qui s'attardèrent,
reçut un jour la visite de son collègue Amaury, évêque de Cou-
tances, qui feignait de le vouloir visiter avant son départ. « Je sais
que vous venez ici, dit le premier, pour vous informer si je suis
parti ou quand je partirai, afin d'en donner avis au cardinal; vous
lui direz que je lui demande une grâce, qui est celle de ne jamais
songer à moi; assurez-le de ma part que je ne songerai jamais
à lui. » Ces paroles montrent assez le peu de cas que faisait de
l'éminence ministérielle une partie de l'épiscopat français. L'arche-
vêque de Sens, Louis-Henri de Gondrin, qui n'avait pas été un des
moins hostiles à Mazarin dont il soutint d'abord les projets, attendit
la mort de celui-ci pour remettre les pieds à Paris, et, malgré ses
entrées et ses alliances à la cour, il fallut l'assemblée de 1660, tenue
à Pontoise, et dont il eut la présidence, pour l'arracher à une
retraite à laquelle il se condamnait plus encore par dégoût que par
dévotion.
Y.
Les destinées de l'assemblée de 1655 ressemblèrent fort à celles
300 REVUE DES DEUX MONDES.
de la fronde. L'opposition qu'elle avait faite au pouvoir cessa de-
vant les manifestations impérieuses de la volonté royale. Le jeune
monarque entendait que rien ne vînt contrarier la réalisation des
grands projets qu'il avait conçus; il ne connaissait d'autre moyen
d'assurer l'ordre dans l'état que d'y faire régner son bon plaisir. Il
voulait que le clergé fût respecté, et il donnait sur ce point l'exemple,
mais il n'admettait pas que ce corps eût le droit de lui refuser, dans
le gouvernement des choses temporelles, l'obéissance qu'il exigeait
de tous ses sujets, de contrevenir à une autorité qui, clans sa con-
viction, procédait de Dieu au même titre que celle du sacerdoce.
La lettre de Louis XIV à l'assemblée, au sujet du mémoire des
agens généraux sur l'affaire du cardinal de Retz, avait suffisam-
ment montré qu'il ne souffrirait pas que son autorité fut tenue en
échec par les franchises et privilèges de l'épiscopat. Tout ce que
cette assemblée de 1(355-1657 put obtenir, ce fut la promesse
d'une déclaration portant que le roi ne voulait pas que l'on pût
faire le procès aux évoques autrement que les saints décrets et l'u-
sage du royaume l'avaient établi. Cette interminable question de
l'administration du diocèse de Paris finit ainsi par s'arranger. Le
clergé sacrifia un prélat qui n'avait fait que le compromettre et pour
lequel il ne témoignait plus grande sympathie. Abandonné par ses
ouailles qu'il avait plus agitées que conduites, Retz fut contraint,
pour faire cesser son exil et échapper au dénûment auquel l'eût
condamné le séquestre mis sur ses biens, de se démettre de son
archevêché. Le roi consentit à arrêter les poursuites contre les ec-
clésiastiques qui s'étaient mêlés aux menées du cardinal. Il n'y eut
d'exception que pour l'abbé Ghassebras, l'infatig.ible émissaire de
l'ambitieux prélat, dont la résistance avait fait tant de bruit. Tout
rentra dans l'ordre, mais cet ordre sentait un peu la servitude. Les
assemblées allaient descendre pour un temps au rôle plus modeste
de compagnie chargée de diriger et de contrôler l'administiation du
temporel de l'église. Le calme qui reprenait possession des esprits
après la longue agitation révolutionnaire de la fronde revint dans
ces diètes de l'église de France auxquelles le monarque assura le
respect et l'importance extérieure, mais autour desquelles il eut soin
de faire un silence qui en diminua le prestige ; il entendait qu'elles
ne sortissent pas de leurs attributions et que le public ne se mêlât
pas de leurs affaires pour peser sur les décisions ou pour passionner
les débats.
Alfred Maury.
LE
MUSEE THORVALDSEN
L'EGLISE NOTRE-DAME DE COPENHAGUE
II'.
L'ŒUVRE MODERNE ET RELIGIEUSE DE THORVALDSEN
III.
Si Thorvaldsen avait cherché les succès lucratifs, il n'aurait tenu
qu'à lui de rajeunir tout l'Olympe, en répétant, au gré des ama-
teurs, chacune de ses plus heureuses créations. Il aurait servi du
même coup ses intérêts et ses prédilections helléniques. Mais ce bon
sens profond qui accompagne toujours le vrai génie lui montra, au
moment même de ses plus beaux triomphes, qu'il ne devait pas s'at-
tarder dans cette voie. Quelque mérite qu'il y ait à reproduire la
beauté grecque, ce n'est pas assez, et la société moderne demande
autre chose au génie de la statuaire. De l'antique il doit surtout
tirer des exemples et des leçons pour traduire l'histoire et les
croyances de nos âges. Mieux que pas un de ses contemporains
peut-être, Thorvaldsen comprenait cette grande tâche, et s'il ne l'a
pas essayée plus tôt, c'est qu'il n'en avait ni l'occasion, ni les
moyens. Le sculpteur, beaucoup plus que le peintre, est soumis à
son public pour le choix de ses sujets et pour la manière de les
interpréter. Le bronze et le marbre coûtent cher, et un artiste ne
peut guère les employer sans être à peu près sûr d'avance du
succès de son œuvre. Si l'on attend de lui de grandes créations
(1) Voyez la Revue du 1" septembre.
302 REVUE DES DEUX MONDES.
t)atriotiques ou religieuses, il faut d'abord, en lui demandant son
inspiration, lui fournir la matière même de son travail ou lui en
assurer le prix, sans compter la légitime récompense de ses
peines. Or, pendant la période qui nous a jusqu'ici occupés, de 1803
à 1818, qui donc aurait fait d'importantes commandes à un sta-
tuaire? Quel état, dans l'Europe bouleversée d'un bout à l'autre par
lapins effroyable tempête, pouvait consacrer le moindre argent aux
monumens publics?
Mais quand le monde eut retrouvé la paix, quand les états, les
villes, les particuliers eux-mêmes commencèrent à se relever de
tant de souffrances et de ruines, on pensa dans tous les pays à con-
sacrer par des monumens les souvenirs de gloire ou de douleur que
laissait l'effroyable tourmente. C'est alors qu'en Angleterre Flaxman
et ses élèves travaillèrent pour les héros de leur patrie, tandis que,
sur le continent, Canova étant déjà vieux, l'on vint de toutes parts
solliciter Thorvaldsen, dont aucun statuaire nç pouvait balancer la
renommée. De ce moment, la carrière du Danois fut pour ainsi dire
détournée vers un autre but et élargie. Au lieu d'obéir à son inspi-
ration solitaire et personnelle, il lui fallut écouter, pour les répéter
dans ses œuvres, les sentimens publics et universels ; et c'est là le
véritable rôle des artistes. Dans cette voie nouvelle que l'estime de
toute l'Europe ouvrit à son génie, il trouva l'occasion d'appliquer
aux sujets les plus divers et les plus grands ses théories et son
expérience.
Du temps qu'il vivait parmi les dieux d'Homère, Thorvaldsen avait
déjà saisi toutes les occasions de redescendre dans le monde réel et
de représenter ses contemporains. En 1815 et en 1818, deux grands
seigneurs russes, le comte d'Osterman et le prince Bariatinsky, lui
demandèrent le portrait en pied de leurs femmes, et en acceptant
cette tâche d'un genre nouveau, l'artiste fut encore guidé par son
étoile. C'était une transition toute naturelle des sujets antiques aux
figures modernes, puisqu'il modela les deux statues en costume
romain et avec raison : la mode du temps se trouvait sur ce point
conforme aux lois du style. De ces deux marbres, à vrai dire,
le premier, celui de la comtesse d'Osterman, n'est guère qu'une
étude incertaine et sans caractère. Mais l'autre, la statue de la
princesse Bariatinsky, soit que l'artiste fût déjà plus expérimenté,
soit plutôt que le sujet l'inspirât davantage, devint enlre ses mains
une des merveilles de l'art moderne, une œuvre sans exemple et
qui n'aura peut-être jamais un pendant. Car il faut assurément,
l)0ur qu'un simple portrait de femme s'élève à cette hauteur idéale,
la rencontre fortuite d'un grand artiste et d'un modèle bien extraor-
dinaire.
C'était en effet la plus séduisante personne du monde que cette
LE MUSÉE THORVALDSEN. 303
princesse, très Ijelle, une grande tournure, et sur son charmant
visage une expression unique de douceur, d'intelligence et de
fierté (1). Voilà ce que l'on retrouve sur ce beau marbre, avec une
puissance de vie, une franchise et une vigueur de touche qui ne
laisssent pas douter de la ressemblance et montrent toute l'admi-
ration de l'artiste pour son charmant modèle. Il a représenté la
princesse debout, vêtue de cette longue tunique romaine, à man-
ches très courtes et serrées au-dessous des seins, qu'on appelait
stola, et, par-dessus la tunique, d'un manteau ou d'unn draperie à
peine retenue sur l'épaule gauche et qui laisse le buste découvert.
L'extrémité de ce manteau est négligemment ramenée par la main
gauche sur laquelle s'accoude le bras droit pour appuyer un doigt
au menton dans l'attitude de la réflexion. Le corps est porté sur la
jambe droite, le pied gauche placé un peu en avant. Il y a là une imi-
tation ou une réminiscence d'un très bel antique du Braccio Nuovo,
au Vatican, reconnu pour être l'image de la Pudicité, de cette Puclicité
patricienne^ symbole de la matrone, qui avait son temple à Rome,
non loin de Vesta. L'attitude est la même, le mouvement seul dif-
fère, puisque la statue romaine écarte son voile de la main droite;
les draperies d'ailleurs ne se ressemblent nullement, et ces diffé-
rences suffiraient à absoudre l'artiste moderne. Pourquoi d'ailleurs
lui reprocher cette parenté? S'il a égalé son modèle par la noblesse
et l'ampleur du style, il l'a surpassé par la richesse des lignes et
surtout par l'inspiration et le caractère élevé de sa figure. On peut
même lui savoir gré d'une intention qui permet de mesurer, de
l'un à l'autre marbre, toute la distance qui sépare, dans leur type
le plus délicat, deux civilisations, celle de Rome païenne et la nôtre.
C'est d'un côté la femme du gynécée belle et pudique, mais un peu
hautaine, un peu froide, ne laissant voir ni la pensée au fond de
ses grands yeux, ni sous ses longs voiles les battemens du cœur;
de l'autre la patricienne d'aujourd'hui, d'une beauté toute diverse,
moins classique peut-être, mais plus attrayante et plus vive : c'est,
pour employer le vrai mot, la grande dame, fière sans orgueil, sim-
ple et franche dans sa dignité et riche de tous les dons de l'âme (2).
Et pourtant cette figure, d'un accent si moderne, est tout an-
Ci) Elle était née comtesse Willielmine Marie de Keller, Allemande par conséquent
et non Anglaise, comme le disent tous les catalogues. Sou mari avait épou?é en pre-
mières noces la âlle de lord Sherborn, d'où l'erreur des biographes de Thorvaldsen.
(2) La princesse était en effet aussi remarquable par son caractère et ses vertus que
par sa beauté. Une preuve de sa modestie, c'est qu'on admire au musée de Copenha-
gue l'original même de sa statue qu'elle avait oublié dans l'atelier de Thorvaldsenj
après la mort prématurée de son mari ; elle no songeait qu'à élever dans la retraite
sa nombreuse famille, puis fondait elle-même à Saint-Pétersbourg plusieurs établis-
semens de bienfaisance qui y ont prospéré. Sa mémoire est restée eu grande yéué-
ration dans le peuple et dans la société russes.
304 REVUE DES DEUX MONDES.
tique par les dehors, sans aucune gêne, sans la moindre préten-
tion. Le statuaire a fondu ensemble ces deux élémens avec une
justesse et un art tels, qu'ils semblent inséparables et faits l'un pour
l'autre. Plus d'une fois, retrouvant tout à coup le plâtre de la statue
dans quelque musée du Nord, cette tête gracieuse et pensive, qui
m' apparaissait cotrmie l'image de la Méditation, ces pures et fermes
silhouettes me donnaient un instant l'illusion d'un chef-d'œuvre
de l'antiquité. Jamais Thorvaldsen ne s'est plus approché de ses
maîtres et n'a offert aux sculpteurs un plus fécond sujet d'études
sur ces deux points si difficiles, l'art de faire vivre un personnage
immobile et celui de dessiner, sous l'harmonie et la souplesse des
vêtemens, tous les contours et toutes les richesses d'un beau corps,
sans rien ôter à une femme de sa pudique fierté. Voilà ce qu'il
pouvait faire et ce qu'il fit chaque fois que, en lui proposant un
sujet heureux, on le laissa libre de le traiter à sa guise.
Ce fut encore le cas du Lion de Liicerney modelé peu après, et le
chef-d'œuvre le plus connu du maître danois. Un ancien officier
de la garde suisse de Louis XVI, échappé au massacre du 10 août,
ouvre dans son pays une souscription pour élever un monument à
la mémoire de ses héroïques compagnons. Son idée trouve en Suisse
un immense écho, et l'ambassadeur de la Confédération à Rome
demande à Thorvald.-en, au nom des souscripteurs, d'exécuter le
monument désiré. On n'impose à l'artiste aucun plan, aucun pro-
gramme : aussi trouve-t-il dans sa pensée une admirable concep-
tion, que pas un des donateurs assurément n'aurait imaginée. Il lui
arrive la même fortune qui vient d'échoir à M. Dubois et à M. Chapu,
chargés, par des comités de souscripteurs, d'exécuter les monumens
de Lamoricière et de Berryer. Avec de tels comités, lors même qu'ils
ne seraient pas pris dans l'élite d'une nation, un artiste est toujours
sûr d'avoir le dernier mot et de suivre sa fantaisie; et c'est ainsi que
nos grands statuaires viennent de nous donner deux chefs-d'œuvre.
De même Thorvaldsen, après avoir projeté et annoncé un lion en
bronze, de dimensions ordinaires, s'en va à Lucerne : il voit, dans
le jardin de M. Pfyffer, promoteur de la souscription, un grand
rocher à pic et l'idée lui vient de tailler dedans sa composition.
Llle est trop connue pour qu'il soit besoin de la décrire, et
peu de voyageurs ont vu sans émotion l'étrange monument dans
son cadre sauvage, cette immense niche creusée dans le roc, pour
contenir le poétique symbole entre de sombres bouquets de mélèzes,
au-dessus d'une eau dormante où se reflète la figure colossale du
lion expirant. Songeaient-ils pourtant au Lion de Lucerne^ ces
hommes d'esprit, critiques d'art officiels et même inspecteurs des
beaux-arts, qui relèguent si cavalièrement Thorvaldsen dans les
glaces du pôle? La vérité est que, depuis Michel-Ange, jamais le
LE MUSÉE THORVALDSEN. 305
ciseau n'avait parlé avec tant d'éloquence. Ce n'était pas cependant
pour le sculpteur affaire de parti ou de croyance politique. H n'était
ni Français ni Suisse, ni royaliste, mais simplement un de ceux à
qui appartient le mot de Térence : humani nihil a me alienum. Sai-
sissant, avec le coup d'œil des vrais artistes, la grandeur chevale-
resque de cette garde suisse et l'horreur de sa fin lamentable, il
s'est contenté de traduire son sujet avec autant de pathétique que
de majesté.
Que l'on reproche au lion l'insuffisance de quelques détails phy-
siques, cela est peut-être juste, et, dans tous les cas, peu impor-
tant. Thorvaldsen n'avait point de lion vivant sous les yeux, et il a
dû se contenter de dessins ou de modèles antiques. Mais je com-
prends moins une autre accusation de M. Delaborde, qui me per-
mettra de ne pas partager sur ce point son sentiment. À l'en croire,
ce lion blessé à mort et qui serre de sa griffe l'écu royal de France,
comme ferait ses petits un vrai lion, n'a pas le droit de montrer sur
sa noble face sa douleur et sa sympathie pour la cause qu'il défend.
C'est un lion qui a trop d'intelligence et de sentiment, qui n'est
plus une bête. A ce propos, le savant critique rappelle que Léonard
de Vinci, dans un célèbre Combat de Cavaliers, fait mordre ses che-
vaux les uns par les autres, mais sans qu'ils paraissent comprendre
leur propre fureur. On peut répondre à M. Delaborde que le lion
seul est entouré, dans l'idée de tous les peuples, d'un prestige sin-
gulier et incontesté qui lui donne un rang supérieur et un caractère
unique dans la grande famille des bêtes. A tort ou à raison, il est le
symbole universel, absolu, de la valeur héroïque. Thorvaldsen a
très bien fait de donner à son œuvre sa véritable expression par
la douleur de ce lion idéal et tout symbolique, qui frémit de mourir
en vain sur les fleurs de lis confiées à sa garde.
Le Danois eut la singulière fortune de consacrer tour à tour son
ciseau aux pbas grands souvenirs de cette terrible époque. Après
les victimes de 92, ce furent les héros des guerres impériales et le
pape Pie VIL Seulement, pour ces derniers personnages, il y eut un
revers de médaille et les entraves lui vinrent avec les commandes.
Il ne faut jamais perdre de vue ce point capital pour juger équitable-
ment les œuvres de Thorvaldsen à cette époque. Voici, par exemple,
deux princes polonais dont il doit faire les statues, Wladimir Potoçki,
et un autre beaucoup plus connu, Poniatowski, tous les deux tués à
Leipzig. La mère du premier, la princesse Potorka, exige de l'artiste
que son fils soit représenté à la grecque, elle voudrait même quelque
chose qui ressemblât à r Apollon du Belvédère... Notez que le jeune
héros n'était point beau. Que faire? Thorvaldsen n'osait pas refuser
à l'une des premières maisons de Pologne l'image de son glorieux
TOME XXXV. — 1879, 20
S06 REVUE DES DEUX MONDES.
enfant. II prend un moyen terme et figure un guerrier grec, mais
sans le moindre souvenir de l'Apollon, qui n'avait rien à faire là. Le
prince, ou plutôt le jeune guerrier est fièrement campé, à demi vêtu
d'une tunique et d'une chlamyde qui laissent son épaule droite et
sa poitrine nues; une main s'appuie sur la poignée du glaive, l'autre
sur la hanche en retenant les plis de la chlamyde. La tête se détourne
à gauche avec une expression de fierté tranquille et mélancolique.
Le casque et la cuirasse sont déposés à terré, et sur le socle du
monument un charmant bas-relief représente le Génie de la mort.
L'œuvre d'ailleurs est superbe, composée et modelée comme les
meilleures du maître, et ce n'est pas sa faute s'il lui a fallu placer
la tête d'un prince polonais, un profil de Slave, sur une magnifique
statue de Diomède ou d'Hector.
Il comprenait si bien les lois et les conditions de la statuaire
moderne que, laissé libre d'abord par le comité polonais qui lui
demandait une statue équestre de Poniatowski, il se hâta dans son
premier projet de rompre en visière à la mode et de rejeter bien loin
la défroque du paganisme. Tout le monde connaît la fin héroïque de
Joseph Poniatowski. Après la bataille de Leipzig, où il avait été fait
maréchal de France, ne pouvant plus, malgré une défense désespé-
rée, couvrir la retraite, Poniatowski s'élança à cheval dans les (lots de
l'Elster plutôt que de se rendre. C'est ce trait de valeur folle et vrai-
ment polonaise que Thorvaldsen voulait saisir sur le fait même pour
le fixer et l'immortaliser da-ns un bronze hardi. Son Poniatowski, en
uniforme de général polonais, et le sabre au poing, pressait avec
colère les flancs de son cheval cabré. Aux pieds de l'animal, du socle
même de la statue, s'échappait, pour tomber dans un bassin, une
large nappe d'eau qui devait figurer l'Elster. Ainsi composée, la fon-
taine aurait orné une place de Varsovie. Le dessin de ce projet
brillant et poétique est conservé dans les cartons du musée, et
l'on imagine sans peine ce que fût devenue une telle composition
sous la main du statuaire. Mais cette fois encore sa pensée indé-
pendante vint se heurter aux préjugés de son temps, et son pro-
jet, d'abord accepté, fut ensuite condamné et rejeté à Varsovie.
Les Polonais ne trouvèrent pas leur costume national assez noble
et assez idéal pour la statuaire ; la famille de Joseph Poniatowski
s'opposa à la représentation de l'acte même où il avait trouvé la
mort. Thorvaldsen dut changer son héros en un général romain, la
tête nue, le paludamenLum agrafé sur l'épaule, et, pour toute allu-
sion, une aigle polonaise ciselée sur sa cuirasse. Le cheval est sim-
plement au trot, et le prince fait de la main droite un geste de
Gommandement. Ce geste et l'attitude du personnage rappellent
beaucoup la statue de Marc-Aurèle au Gapitole. Le cheval d'ailleurs
est excellent, l'ensemble d'un beau caractère antique. Mais qu'il y a
LE MUSÉE THORVALDSEN. 307
loin de cette œuvre de convention à la première idée de l'artiste !
Aussi Thorvîvldsen, mécontent de ne pouvoir travailler à son gré,
mit-il plus de huit ans à exécuter la statue, sans se soucier des récla-
mations des Polonais. Le bronze ne fut coulé qu'au moment de la
guerre de Pologne, si bien que le général russe Paskévitch, en pre-
nant Varsovie, se Je fit adjuger, le transporta chez lui à la campagne
et en fit un saint Georges 1 Au fait, pourquoi ce guerrier antique ne
figurerait-il pas aussi bien saint Georges que Poniatowski?
Ainsi emprisonné pour l'exécution d'une œuvre qui serait deve-
nue, on peut le croire, la plus belle statue équestre du monde,
Thorvaldsen subit la même sorte d'esclavage quand il eut à faire le
tombeau de Pie VII. Avant de juger ce monument, le plus connu,
par sa situation dans Saint-Pierre de Rome, et, malheui'eusement
aussi, le plus discuté de tous les grands ouvrages de Thorvaldsen,
il faut se rappeler d'abord son histoire. On a bientôt fait d'accuser
chez un artiste V indigence de la pensée et le vide ou la lourdeur de
son travail. Peut-être serait-il plus équitable de s'informer d'abord
de ce qu'on lui a commandé et imposé, et ensuite d'examiner s'il
n'y a pas dans cette vaste composition assez de mérites et de beautés
pour en atténuer les défauts.
Le cardinal Consalvi, par un sentiment de reconnaissance, vou-
lut élever à ses frais le tombeau de Pie Vil, qui était pauvre. Car
les plus grands papes, si leur famille ne peut y pourvoir, risquent
de n'avoir pas après leur mort le moindre monument. Consalvi,
dans son testament, avait désigné pour cet ouvrage Canova d'a-
bord, et à son défaut le célèbre chevalier Thorvaldsen. Canova
mourut, et Pie VII ayant aussi précédé dans la mort son illustre
secrétaire d'état, celui-ci fît appeler Thorvaldsen et lui confia le
monument projeté. L'honneur était si grand, si inouï, pour ce Da-
nois luthérien de sculpter le tombeau d'un pape dans la basilique
de Saint-Pierre, qu'il accepta tout d'abord avec la plus vive recon-
naissance, sans regarder ni aux clauses étroites de la commission,
ni aux déboires qu'il devait attendre de l'envie. Refuser cette
tâche eût été un manque de cœur et une ingratitude envers les
princes de sa patrie adoptive. Thorvaldsen aima mieux risquer sa
réputation en acceptant un sujet fort éloigné non seulement de ses
croyances, qui n'étaient pas très ferventes, mais de ses connais-
sances et de ses habitudes d'esprit.
Le cardinal exigeait donc dans sa fondation, entre autres condi-
tions expresses, que la statue du pontife, qui devait, suivant la
tradition, surmonter l'urne sépulcrale, serait accostée de deux
figures allégoriques représentant la Force et la Sagesse, deux émi-
nentes vertus du pape Chiaramonti. Or les images allégoriques,
surtout celles qui figurent des conceptions purement religieuses,
308 REVDE DES DEUX MONDES.
présentent à l'artiste un double écueil, la froideur et le vague, par
la difficulté où il est souvent de définir exactement le sens de ses
personnages.
Thorvaldsen cependant n'était pas homme à se contenter de ces
images banales indéterminées qu'on peut appeler à volonté la
Justice, la Vérité ou la Prudence, comme il y en a tant à Saint-
Pierre sur les monumens de l'école du Bernin. Esprit juste et lucide
avant tout, il avait pour habitude de serrer de près son sujet. Désespé-
rant sans doute de pouvoir définir assez bien par leur physionomie et
leurs attitudes les allégories commandées, il les affubla sans façon
des attributs les plus païens, plaçant le hibou de Minerve à côté de
la Sagesse, jetant la peau de lion sur les épaules de cette Force
divine qui regarde le ciel avec amour en croisant les mains sur sa
poitrine. Elle foule aux pieds, il est vrai, la massue, symbole de
la FoîTe matérielle, mais pourquoi ne foulerait-elle pas aussi la
peau de lion? Le symbole, de cette façon, serait complet et ingé-
nieux, et nous n'aurions pas cette bizarre image d'une vertu car-
dinale sous le manteau d'Hercule. Le hibou n'est pas moins fâcheux
à côté de cette vierge pensive qui médite, un doigt sur ses lèvres,
dans le livre des saintes Écritures. Et pourtant, nous répondrait le
sculpteur, saus ce hibou, la jeune fille pourrait tout aussi bien s'ap-
peler la Méditation. Les exigences du donateur l'amenèrent donc
presque fatalement, ou à rester dans le vague ou à nous gâter par cet
attirail deux gracieuses figures. Mais le croirait-on? il n'y eut per-
sonne alors pour lui montrer sa méprise. L'esprit public était si habi-
tué en ce temps-là à un art tout païen, et la tradition s'était si bien
gardée à Rome, depuis la renaissance, de mêler les emblèmes et les
souvenirs mythologiques aux images chrétiennes, que l'esquisse
des deux Vertus fut adoptée sans discussion. Le hibou, la peau de
lion, ne déplurent ni au spirituel et pieux cardinal, ni aux chanoines
de Saint-Pierre.
Mais quand il s'agit de la statue même du pontife, les règles ca-
noniques intervinrent, et l'artiste subit une nouvelle sorte d'en-
traves. On lui refusa coup sur coup deux esquisses. L'une repré-
sentait Pie VII dans une sorte d'apothéose, la palme à la main et
deux anges soutenant sur sa tête une couronne d'étoiles. Condamné
pour cet essai téméraire de canonisation, Thorvakl-en se rabattit
sur la vie douloureuse du pape et le figura plongé dans une aus-
tère méditation, la tiare à ses pieds. Il cherchait tous les côtés dra-
matiques de son sujet. Mais c'était là le moindre souci de ses juges.
On lui objecta qu'il n'y avait que deux représentations permises
des papes sur leurs tombeaux : ou bien agenouillés et en prière,
ou bien la tiare en tête et donnant la bénédiction. Ce fut à ce der-
nier parti qu'il s'arrêta comme au plus difficile , ne voulant pas
LE MUSÉE THORVALDSEN. 309
d'ailleurs refaire le Clément XIII de Canova. Ainsi, sur tous les
points de cette vaste composition, où il pensait trouver tant de res-
sources, l'imagination du sculpteur se heurta à quelque obstacle et
replia ses ailes. Il n'eut même pas la liberté de créer à sa fantaisie
l'ensemble du monument : on lui en imposa l'emplacement, la forme
et les dimensions.
L'artiste cependant ne voulut pas s'avouer vaincu et mit sa gloire
à lutter, au moins dans la figure du pape, contre les formules
infranchissables où on l'enfermait. La statue de Pie Vil est un des
chefs-d'œuvre de Thorvaldsen, non-seulement par la majesté simple
et la vérité de l'attitude, par l'élégance et la souplesse de ces lourds
vêtemens pontificaux, mais par l'incomparable beauté de la tète,
fouillée et étudiée avec un art surprenant. On ne peut pas porter
plus loin l'expression, ni mieux traduire le caractère et l'âme même
d'un personnage. Sur ce visage à la fois sévère, doux et triste de
Chiaramonti on lit toute l'histoire de son martyre, sa patience et
son inébranlable fermeté en face du plus violent despote qui fut
jamais. Un jour, à Rome, il y a, je crois, dix-sept ans, j'entrais dans
l'atelier du statuaire Étex, homme de grand talent, comme on sait,
mais un p^u trop enclin à se croire l'héritier direct des grands maîtres
delà renaissance. Il exécutait alors, sous l'empire d'une récente con-
version, un buste de Pie IX et cette curieuse statue de Saint Benoit
sio' les épines, qui est au musée du Luxembourg et qu'il appelait
Vantithèse de V Hermaphrodite. Je me hasardai à lui représenter
que son buste de Pie IX, froid et guindé, rendait assez mal l'ex-
pression charmante et si individuelle, mélange singulier de douceur,
de finesse et de majesté, que personne n'oubliait après avoir vu
l'auguste pontife : « Ce n'est pas Pie IX que j'ai voulu faire, me
répondit solennellement l'artiste, mais la papauté ! » Il était bien
loin de compte; mais son mot me parut caractériser tout justement
la statue de Pie VII de Thorvaldsen. Ce n'est pas simplement un
pape, en effet : on dirait l'incarnation de la papauté, non pas certes
de la papauté toute-puissante qui régnait au moyen âge, mais de
cette papauté persécutée que le monde a connue bien des fois
depuis les premiers siècles du christianisme jusqu'à celui-ci; et
n'était-il pas touchant de voir cette noble image du pontife romain
sculptée avec amour par le ciseau d'un protestant?
Il y a donc dans ce Tombeau de Pie Vil de quoi fléchir la plus sé-
vère critique. On peut trouver que l'architecture en est trop massive,
bien qu'elle soit en harmonie de style avec les figures. On peut
trouver les personnages allégoriques trop païens ou simplement trop
humains pour le sujet; et non-seulement les Vertus, mais ces deux
anges, d'ailleurs très élégans, qui accostent le trône pontifical, et
dont l'un montre un sablier à l'autre qui ferme le livre de l'histoire
310 REVUE DES DEUX MONDES.
de Pie VII. Cette petite scène, ces accessoires seraient évidemment
mieux à leur place sur le tombeau d'un personnage de l'ordre civil.
On peut surtout reprocher à l'artiste de n'avoir travaillé de son
propre ciseau que la statue même de Pie VII ; les autres figures ont
été abandonnées à ses élèves, et l'on s'en aperçoit aux défaillances,
à la pauvreté de leur exécution. Certes, Thorvaldsen a mal compris
sa gloire, en ne mettant pas toute sa sollicitude dans la perfection
d'une œuvre destinée à tant de publicité. Tel qu'il est néanmoins,
ce monument est encore l'une des meilleures parmi les nombreuses
sépultures papales que renferme la basilique. Qu'on lui préfère le
bijou florentin ciselé pour Innocent VIII, par Antoine Pollajuolo, ou
le' tombeau de Paul III, de Guillaume délia Porta, mais non pas
le mausolée de Clément XIII, si fort admiré des touristes. Les Lions
de Canova, son gracieux Génie de la Mort et sa Religion^ un peu
massive et emphatique, forment peut-être un groupe saisissant,
mais ce n'est pas certainement par l'inspiration chrétienne. Son
Clément XIII, agenouillé dans la prière, est très pieux, très expres-
sif ; il a moins de caractère pourtant et de grandeur que le pape
bénissant de l'autre mausolée. Enfin, pour le style même des figures,
pour l'architecture et l'ordonnance générale du monument, c'est
encore le Danois qui l'emporte.
Thorvaldsen, par malheur, lorsqu'il reste au-dessous de son sujet,
n'a'- pas toujours les mêmes excuses. J'ai parlé à dessein, en racon-
tant sa vie, de cette déférence exagérée pour de puissans protec-
teurs, qui l'a conduit à gaspiller une bonne part de son temps et de
ses forces clans des travaux pour ainsi dire officiels, devenus aujour-
d'hui la partie périssable de son héritage. On regrette qu'il n'ait pas
eu le caractère indomptable et hautain de Michel-Ange; ces âmes-
là, par malheur, sont rares en tout temps, et notre Scandinave,
nature patiente et laborieuse, mais timide, ne savait pas résister
au prestige du rang social, ni même à sa propre popularité.
Qu'il acceptât, par point d'honneur et par reconnaissance, les
offres et même les conditions du cardinal Consalvi, rien de mieux.
Mais pourquoi ne pas refuser à la ville de Mayence la statue de
Gutenberg, plutôt que de laisser faire par un de ses élèves une
œuvre médiocre qui porte son nom? Pourquoi se laisser vaincre
par l'amitié du roi de Bavière et céder aux instances de sa sœur,
la duchesse de Leuchtenberg, qui lui demandait le tombeau de son
mari et lui en dictait même l'idée et le dessin? On comprend fort
bien que cette pâle figure d'Eugène de Beaubarnais, non plus que
le vague personnagede Gutenberg, ne lui inspirât pas grand' chose;
mais alors il fallait répondre aux indiscrets que le génie ne doit
pas être au service de toutes les vanités et de toutes les fantaisies.
Dans ces occasions-là, Thorvaldsen résistait d'abord, puis, pour se
LE MUSÉE THORVALDSEN. 311
délivrer des obsessions, promettait le travail et ne s'en inquiétait
plus; on revenait à la charge, on le harcelait, et il finissait, de guerre
lasse, par livrera ses élèves un modèle de terre ou simplement une
maquette, qui ne lui coûtait guère qu'un travail de mémoire. De là
ces œuvres banales, faites de routine et de pratique, comme on dit
à l'atelier, où se répètent les formules et les motifs qui ont réussi
ailleurs. Par exemple, ce tombeau d'Eugène de Beauharnais (1), qui
nous montre un guerrier accoutré à la romaine (on ne l'eût pas
accepté autrement), la main sur son cœur, et présentant une cou-
ronne de lauriers à la muse de l'Histoire, entre le génie de la Mort
et celui de l'Immortalité, ce n'est pas mauvais assurément; on y
reconnaît le dessin vigoureux du maître; c'est seulement froid et
sans aucun intérêt. Aliqiiando bonus dormitat Ilomerns. On a dit
la même chose de Thorvaldsen ; mais on peut être sûr qu'il ne
s'endormait qu'à bon escient.
Ce qui prouve d'une façon irrécusable qu'il ne faut pas juger ses
travaux sans tenir compte de leurs origines, c'est l'indépendance,
ce sont les méthodes neuves et hardies, c'est enfin le sentiment juste
et vrai qu'il déployait toujours dans les occasions où il demeurait
le maître de son sujet. 11 ne s'est pas fait faute de vêtir lord Byron
d'une redingote en l'asseyant sur des débris de colonnes grecques,
dans l'attitude d'un poète qui écoute la muse. Son Schiller au con-
traire est debout, drapé dans un large manteau, la tète couronnée
de lauriers et inclinée dans une méditation profonde : il tient aussi
une plume et un livre. Cette physionomie et cette attitude seraient
dignes du Dante, et si David d'Angers ne les trouve pas assez
fières, c'est pousser un peu loin l'orgueil démocratii|ue. Regardez
les statues de Gonradin, de Christian IV, de Maximilien I" de Ba-
vière (2), et vous verrez comment Thorvaldsen fait du grand style
en se soumettant à tous les détails historiques d'un costume. Ce
Maximilien à cheval, dans son armure de la guerre de Trente Ans, est
une œuvre grandiose et simple, pleine de vie et de majesté. Elle
traduit aussi fidèlement le personnage du grand électeur que la
belle statue de Rauch, à Berlin, par son style plus familier et plus
vif, représente le caractère de Frédéric II. Mais l'application la plus
remarquable peut-être des théories de Thorvaldsen, c'est le Copernic
de Varsovie, exécuté dans ses meilleures années, peu après la prin-
cesse Bariatinsky. C'est là qu'il faut étudier l'art d'idéaliser un per-
sonnage moderne, de le traiter comme aurait fait un Grec, avec cette
grandeur et cette vérité universelles qui conviennent aussi bien au
XIX* siècle qu'au temps de Périclès. Copernic est assis, vêtu d'une
(1) Dans Péglise Saint-Michel, à Munich.
(2) Également à Munich, place Wittelsbach.
312 REVUE DES DEUX MONDES.
longue robe. 11 tient de la main gauche une sphère armillaire et de
la droite un compas ouvert ; mais sa belle tête aux longs cheveux
se relève vers le ciel et son regard se perd dans une contemplation
extatique. C'est à la fois un astronome et un penseur, ou plutôt c'est
l'astronomie elle-même mesurant l'espace. Gomme dans le Lion de
Lucerne ou dans la statue de Pie VU, Thorvaldsen a pénétré le fond
même de son sujet et en a rendu toute la poésie.
Ainsi, après avoir écarté dans le catalogue moderne du musée
quelques marbres médiocres sur lesquels nous jetterons avec
respect le voile de l'oubli, en déplorant les circonstances qu'a .
subies leur auteur, on peut s'arrêter devant un groupe d'excellens
ouvrages, dont quatre ou cinq hors de pair, et en tirer la synthèse
la plus instructive. Aller droit à l'essence du sujet, c'est-à-dire au
caractère principal et dominant du personnage, pour le traduire avec
précision et le résumer dans une physionomie et une attitude ; ne pas
chercher la vie et l'effet ailleurs que dans cette simplicité de l'ac-
tion et cette vérité d'un mouvement saisi à son point le plus juste,
à une égale distance de la sécheresse et de l'emphase; éviter en
général les expressions et les gestes violens, parce que le calme et
la sérénité en statuaire sont préférables à l'agitation ; grouper et
balancer toutes les niasses de manière non seulement à charmer
les yeux par l'accord merveilleux du dessin, mais à donner le sens
même de la composition dans l'aspect de ses reliefs et de ses con-
tours; enfin, par un sentiment analogue, supprimer le plus pos-
sible tous les détails et accessoires de costume ou d'attributs pour
maintenir la tranquillité des lignes et fixer toute l'attention sur la
figure elle-même : voilà à peu près le résumé de l'esthélique de
Thorvaldsen.
Chez lui, un simple geste, une attitude, un air de tête, ont le
pouvoir souverain de donner au marbre toute la vie possible et de
montrer l'âme tout entière d'un personnage. Au reste, ce sont là les
principes éternels, la grammaire pour ainsi dire de la sculpture
classique. Mais ces règles fondamentales, analogues dans tous les
arts, qu'il est difficile et rare de les appliquer avec génie!
IN'oubhons pas un point capital sur lequel Thorvaldsen donne
aussi de grandes leçons, pour l'avoir profondément étudié, l'art du
costume et de la draperie. Fidèle en tout à cet amour profond de
la vérité et des convenances qui était sa première qualité, aucune
exactitude dans le costume ne lui faisait peur, pas même l'habit du
xix« siècle. Mais il préférait la draperie, on le comprend, chaque
fois qu'il pouvait l'employer, et, dans cette partie si importante de
la statuaire, il n'a peut-être pas d'égal parmi les modernes. Les
vêiemens de toutes ses figures, même des moins inspirées, sont
LE MUSÉE THORVALDSEN. 313
toujours également beaux. Ils sont arrangés, plissés, combinés
avec un soin prodigieux , sans aucune affectation cependant et en
gardant toujours une parfaite exactitude. Mais le plus admirable,
c'est qu'ils cachent toujours une idée et une intention nécessaires
sous l'enchantement qu'ils donnent aux regards. Personne, on
peut le dire, depuis les anciens, n'a poussé aussi loin que Thor-
valdsen l'art d'animer le vêtement, de l'approprier aux caractères
et de le mêler à l'interprétation des personnages. C'était là, comme
on sait, un des secrets les plus mystérieux et les plus puissans de
la statuaire grecque. Thorvaldsen a mis longtemps à le deviner; ses
premières statues de femmes en sont la preuve. Mais un beau jour
il en sut presque autant que les Grecs dans l'art de draper. S'il
n'a jamais essayé de reproduire ces hardis effets de linges mouillés,
ces voiles transparens qu'on voit frissonner sur certains mar-
bres de Paros, ni ces vêtemens soulevés en larges ondulations,
merveilles du ciseau grec que l'on a retrouvées à Athènes, et
dont les exemplaires, tous plus ou moins mutilés, sont extrême-
ment rares à Rome, du moins il a toujours su prendre dans les
divers styles de draperies des anciens, ce qui convenait à ses
créations, et il l'a fait avec un discernement, un bonheur et un art
consommés. Dans la statue de la princesse Bariatinsky par exemple,
les longs plis droits, pressés, profondément fouillés de la robe et
du manteau, variés çà et là de quelques cassures légères et de
quelques sinuosités raccourcies, sont propres à accompagner le ca-
ractère de méditation et de rêverie du personnage, avec la grâce
nécessaire à une femme. Cette même idée de méditation, de
réflexion philosophique, est traduite aussi dans la statue de Coper-
nic, mais avec une nuance plus grave, par les plis sobres et per-
pendiculaires de la robe tombant tout autour de l'astronome assis,
et par les grandes courbes tranquilles et harmonieuses que dessine
cette robe entre les deux genoux. On peut faire des observations
analogues sur toutes les figures vêtues de Thorvaldsen. Les grands
sculpteurs du xvi^ siècle n'ont pas pris le même souci, sans doute
parce qu'ils n'avaient pas sous les yeux dans la vie ordinaire, comme
les anciens, les effets naturels du vêtement drapé. Pour Michel-Ange
et ses contemporains, la draperie n'est qu'un ornement hvré au
caprice de l'artiste, et c'est là une des différences profondes de leur
style et de celui des anciens. Ils ne cherchent dans le vêtement ni
le naturel, ni surtout une intention philosophique (1); ils ne songent
pas à accompagner et à compléter par les ondulations et les plis
(1) Je ne dirais pas cela toutefois des premiers sculpteurs florentins, Benedetto da
Majano, Mino da Fiesole, Luca délia Robbia, et encore moins de certaines œuvres
charmantes du moyen âge, où l'instinct le plus juste a conduit de naïfs et pieux
artistes au même résultat que l'esthétique raffinée des Grecs.
314 REVUE DES DEUX MONDES.
de Fétoffe les lignes et les contours d'une figure. Leurs draperies,
traitées avec une puissante fantaisie, avec des cassures bizarres ou
gracieuses, mais toujours imprévues, ne sont qu'un moyen de con-
trastes et d'elïéts pittoresques. Aussi vit-on dégénérer bientôt cette
hautaine méthode et l'école du Bernin arriver, en matière de
vêtemens, à la plus ridicule extravagance. Les prédécesseurs de
Thorvaldsen dans la réforme classique passèrent à un autre excès :
rien n'est maigre, sec et froid comme les draperies de Louis David
et de Canova. Seul à cette époque Houdon pressentit la valeur
sculpturale du vêlement: au reste, si quelque artiste contemporain
du Danois a pu exercer sur lui une action directe, c'est celui-là,
IV.
Quittons maintenant le musée du maître pour nous rendre à
l'église Notre-Dame, qui n'en est guère éloignée. On peut prendre
au musée même, où se trouvent tous leurs plâtres, une première
idée des sculptures religieuses accumulées dans cette église. Mais
le seul moyen de les goûter et d'en bien juger, c'est de les voir à
la place même que l'artiste leur a destinée. Nous sommes ici en
présence d'un ordre de compositions tout à fait à part dans l'œuvre
de Thorvaldsen, fort peu connu en raison même de sa situation, et
sur lequel la critique, du moins en France, n'a encore donné que de
très vagues renseignemens.
J'ai raconté comment, lors de son premier retour dans sa pa-
trie en 1820, Thorvaldsen accepta de la ville de Copenhague la
mission de décorer la cathédrale que l'on venait de rebâtir. Le
plan de l'édifice se prêtait mieux que tout autre à une décoration
sculpturale, surtout dans le style grec. Notre-Dame en effet est
une basilique assez semblable, pour le dehors, à l'église Saint-
Vincent-de-Paul à Paris; mais l'intérieur en est beaucoup moins
correct. Les bas-côtés sont trop étroits, et les trois nefs sont divi-
sées, non par une colonnade comme cela devrait être, mais par des
arcades qui reposent sur des pieds-droits beaucoup trop larges. On
devine que, dans la pensée de l'architecte, ces pieds -droits de-
vaient être flanqués de statues. La façade est nue, surmontée de
deux tours carrées au-dessus de l'attique et précédée d'un portique
de six colonnes, dans le plus pur style dorique, mais trop petit
pour les proportions du monument. On peut se demander, sans en
trouver d'ailleurs aucune preuve, si Thorvaldsen n'a pas inspiré
lui-même à l'architecte le dessin de ce portique, afin de pouvoir y
placer la grande composition qu'il rêvait. Car vers 1820 personne
en Europe, si ce n'est peut-être le prince Louis de Bavière, ne son-
geait à faire du vrai style dorique, dont à peine ou commençait à
LE MUSÉE THORVALDSEN. 315
reconnaître la beauté, et il semble difficile que ce portique, si dif-
férent de la lourde basilique romaine, fût compris dans son plan
primitif.
Quoi qu'il en soit de cette conjecture, il est certain que la compo-
sition en ronde bosse qui orne le fronton du portique n'a pu être
imaginée que par l'artiste lui-même. L'architecte de Notre-Dame et
les édiles de Copenhague lui demandèrent spécialement pour l'in-
térieur de l'église les statues du Christ et des Douze Apôtres^ lais-
sant à son choix le sujet et l'ordonnance des bas-reliefs qui devaient
orner l'abside et le portique. Or le travail déterminé qu'on lui im-
posait était justement celui qui l'agréait le moins. Thorvaldsen en
usa alors avec ses compatriotes comme il fit plus tard avec les grands
personnages d'Allemagne ou de Rome. N'osant rien refuser à des
concitoyens qui l'accablaient d'honneurs et de caresses, il accepta
toute leur commande et se réserva de n'en exécuter lui-même que
la partie qui l'intéressait le plus. Ajoutons cependant qu'il employa
tout son crédit, mais en vain, pour qu'on laissât la commande des
Apôtres à son ami Freund, qui en avait d'abord été chargé, et qu'il
obtint pour lui un dédommagement dans un autre travail entrepris
par la ville.
Les Apôtres devaient être rangés symétriquement sur les deux
côtés de la grande nef de Notre-Dame, devant chaque pied-droit,
comme ceux de la basilique de Saint-Jean-de-Latran. Or ces douze
figures de personnages à peu près semblables entre eux dans
leur caractère essentiel, qu'il fallait représenter debout et sous les
mêmes proportions, pour les disposer sur deux files uniformes et
monotones, n'avaient guère de quoi tenter l'imagination du grand
statuaire. Tout au plus un artiste croyant et pieux du xv^ siècle se
serait-il dévoué à cette tâche ingrate et austère , mais pouvait-on
espérer tant d'abnégation d'un esprit aussi actif que celui de Thor-
valdsen, d'une fantaisie aussi mobile, aussi prompte à poursuivre
dans les voies les plus diverses son idéal de beauté? Le maître se
déchargea sans hé.siter des Apôtres sur ses élèves, bornant son
intervention à leur fournir le dessin et la maquette de chaque
figure et à diriger leur travail. C'est avec les Apôtres de Notre-Dame
qu'il a pris pour la première fois cette liberté et qu'il a commencé
d'imiter les façons de Raphaël au milieu de ses élèves.
Il est vrai que pour modeler ces esquisses d'Apôtres, Thorvaldsen
s'est consciencieusement inspiré des livres saints, des histoires .et
légendes ecclésiastiques et aussi des œuvres de la renaissance. On
reconnaît bien vite les têtes traditionnelles de saint Pierre et de
saint Paul (1), et, dans quelques autres, des réminiscences de
(1) Le saint Paul est le seul apôtre modelé de la main même de Thorvaldsen.
316 REVUE DES DEUX MONDES.
maîtres italiens. Tous ces personnages sont largement dessinés; il
y a dans leurs draparies un grand style et une recherche évidente
de variété, de convenance et de noblesse. Là se reconnaît tout de
suite la main du Danois; mais elle ne se montre pas autrement.
A part quelques attitudes qui expriment assez bien le recueillement
et la méditation, tous ces disciples du Christ ne sont guère caracté-
risés que par leurs attributs d'évangélistes ou les instrumens de
leur martyre, une croix, une hache, un couteau, ou bien par quel-
que souvenir de leur légende, comme le manteau de pèlerin sur
les épaules de saint Jacques le Majeur. Quelques têtes seulement,
celle de saint Jean, par exemple, de saint Jude, de saint Jacques
le Mineur, de saint Barthélémy, répondent au caractère, à la gran-
deur morale des personnages. Les autres, il en faut convenir, sont
parfaitement vulgaires et ^dénuées d'inspiration. Ce qui n'est pas
moins grave ' encore , c'est que la main incertaine des élèves se
trahit dans tous ces marbres, à des degrés divers, par la lourdeur
ou la faiblesse'du modelé, l'insuffisance et la sécheresse du ciseau.
Ces jeunes gens n'ont su ni transfigurer les rudes pêcheurs gali-
léens, ni donner la souplesse indispensable même à leurs épais
manteaux. C'étaient pourtant des artistes de talent, et leur maître
avait choisi les plus capables de son atelier; plusieurs d'entre eux
se sont fait plus tard une renommée. Mais alors ils étaient encore
inexpérimentés, ou trop habitués à reproduire les marbres païens
de leur maître pour n'être'pas un peu déroutés sur un terrain si
différent. Ils n'ont pas eu la puissance de changer en une figure
colossale et bien vivante la petite ébauche qui leur était confiée,
tâche difficile assurément, beaucoup plus que celle de Jules Ro-
main, de Penni et depean'd'Udine peignant des fresques d'après
les cartons de Raphaël. Voilà ce qu'il faut se rappeler pour revenir
un peu de la désagréable surprise que donnent ces apôtres, qu'on
pourrait appeler des Apôtres avant la Pentecôte. Personne n'hési-
tera d'ailleurs à les trouver cent fois plus beaux, plus conformes au
sujet et plus dignes d'un temple chrétien que les bizarres colosses
laissés par l'école du Bernin à Saint-Jean-de-Latran, qui semblent
exécuter sur leurs piédestaux une pantomime, une danse sacrée
comme celle du chœur antifjue autour de l'autel de Eacchus.
Que les compatriotes de Thorvaldsen ne lui reprochent pas cepen-
dant la façon un peu cavalière dont il a traité leur commande! Il
aurait pu la refuser, au grand détriment de leur basilique, et qui
oserait dire qu'il aurait du perdre des années à modeler lui-même
ces douze figures de deux mètres et demi de haut, sacrifiant à cet
ennuyeux travail tous ses chefs-d'œuvre de ce temps-là? Certes,
le sujet lui-même, l'idée à interpréter ne lui répugnait pas, ni ne
l'eifrayait, et il a montré de quelle façon un païen, un sceptique,
LE MUSÉE THORVALDSEN. 317
pouvait, à force de génie, représenter les disciples da Christ. Seu-
lement il a choisi, pour ce tour de force, sa langue de prédilection,
le bas-relief, et aucun des nombreux chefs-d'œuvre qu'il a produits
dans ce genre de sculpture ne surpasse VListitulion de la Cène.
Ce chef-d'œuvre, placé dans la sacristie de Notre-Dame, aurait,
dit-on, orné le chœur même de la cathédrale sans les scrupules du
clergé, qui ne le trouva pas assez orthodoxe. Thorvaldsen, soit
qu'il voulût absolument faire du nouveau et ne pas imiter sur le
marbre les Cènes des grands peintres italiens, toutes à peu près
semblables dans leur composition générale, soit plutôt que cette
ordonnance traditionnelle et nécessaire ne lui parût pas donner à
son bas-relief assez de pureté et d'élégance, a imaginé et repré-
senté sans scrupule une Cène tout en dehors de l'Évangile. A
gauche le Christ, debout près d'une table et les yeux levés au ciel,
bénit le calice. Devant lui tous ses apôtres sont agenouillés, moins
un seul, au milieu, qui varie le groupe et relie la composition; à
droite Judas s'éloigne en serrant sa bourse, avec un air de dépit et
de haine. Cette façon indépendante de traduire le texte sacré cho-
qua les pasteurs de Copenhague, et sans doute un clergé catholique
ne l'eût pas acceptée davantage. Comment ne pas absoudre ce-
pendant une licence où l'artiste a pu trouver cet admirable groupe,
si pittoresque et si dramatique? Comment résister à cette beauté
suave, à ce pathétique chrétien? Si l'auteur viole la lettre, il est
bien dans l'esprit de son sujet en l'interprétant d'une façon tout
idéale. Les luthériens appellent cela l'Institution de la Cène, et
les catholiques diraient tout aussi bien l'Institution de l'Eucha-
ristie en voyant ces disciples, parfaitement beaux et nobles, pro-
sternés devant le divin calice avec une telle effusion d'amour, de
reconnaissance et d'adoration. Les maîtres les plus fervens et les
plus tendres de la renaissance, un Benedetto da Majano, un délia
Robbia, pour ne citer que les sculpteurs, n'auraient pas répandu sur
ce sujet plus de foi et plus de charme.
Si j'ai parlé tout d'abord des Apôtres, c'est pour présenter plus
nettement l'œuvre religieuse de Thorvaldsen, en mettant à part ce
qui véritablement ne lui appartient qu'à moitié dans cette immense
décoration de Notre-Dame. Car, dès qu'on franchit le seuil de la
basilique, ce n'est pas sur ces douze statues rangées en files que le
regard s'arrête, mais sur le grand Christ en marbre, de trois mètres
et demi de haut, qui se dresse au fond de l'abside. La première
impression devant ce colosse est la surprise, mais après examen,
ni le regard, ni l'esprit ne demeurent entièrement satisfaits. Il con-
vient toutefois de parler avec respect d'une œuvre puissante et ori-
ginale, qui appartient tout entière à Thorvaldsen et qu'il a longtemps
étudiée. Malgré quelques défauts de caractère et même de conve-
318 REVUE DES DEUX MONDES.
nance, elle n'est pas indigne du grand artiste et garde dans ses tra-
vaux un rang considérable.
On peut d'abord se demander pourquoi il a donné de telles
dimensions à la figure de l'Homme-Dieu. Est-ce une réminiscence
des vieilles mosaïques où l'on voit, dans des proportions pareilles,
l'image du Sauveur sur la voûte dorée des absides byzantines? Ou
bien le souvenir profane des gigantesques statues de Jupiter et de
Minerve sculptées pour les temples d'Olympie et d'Athènes? C'est
l'un et l'autre à la fois, l'usage byzantin n'étant lui-même apparem-
ment qu'une continuation naïve de celui des Grecs, qui croyaient,
en agrandissant le dieu du temple, lui donner plus de majesté et
frapper davantage ses fidèles. Peut-être cette imitation d'une idée
païenne, cette importance matérielle de l'image du vrai Dieu était-
elle mieux à sa place dans les peintures d'une voûte que dans une
figure de ronde bosse, hors de proportion avec sa perspective na-
turelle. Quoi qu'il en soit, il est certain que l'emploi uniforme du
marbre blanc pour une aussi grande statue lui donne un aspect
monotone et froid. Les colosses des anciens étaient la plupart en
bronze doré; quelques-uns en or et en ivoire, et ceux que l'on
sculptait en marbre étaient toujours animés et embellis par cette
coloration merveilleuse dont nous avons perdu le secret. Thor-
valdsen était loin de connaître ces détails et de soupçonner que
son Christ s'éloignait étrangement , par ce côté-là , des traditions
grecques.
Ce Christ est debout sur un haut piédestal, la tête et le corps un
peu penchés en avant et les yeux baissés. II ouvre à demi les bras et
étend les mains en disant : Venez tous à moi, venite ad me omnes.
Il n'est vêtu que d'un ample manteau, léger et souple, qui laisse le
sein et le bras droits découverts, en s'ouvrant avec des plis lar-
gement dessinés. Cette draperie, par ses grandes lignes, accom-
pagne bien le corps et l'encadre d'une religieuse majesté. L'attitude
du Sauveur, le mouvement de ses bras montrent une vérité parfaite,
une inspiration franche et élevée. La tête, d'un ovale très pur, avec
labarbelégèreet divisée, les longs cheveux ondoyans sur les épaules,
est d'une beauté irréprochable, si ce n'est que l'expression n'en
est pas assez tendre, eu égard surtout au geste de l'Homme-Dieu,
et que la ligne des sourcils est trop horizontale, ce qui nuit à la
noblesse et à la sérénité de l'expression. On regrette que Thorvald-
sen. en s'inspirant visiblement des grands peintres du xv* et du
xvi" siècle, surtout de Léonard de Vinci, n'ait pas su mieux repro-
duire le caractère louchant et pathétique qu'ils ont donné plus
d'une fois à la figure du Rédempteur. On regrette aussi que, dans sa
recherche scrupuleuse du type le plus traditionnel du Christ, il n'ait
pa.s connu certaines vieilles images qui lui auraient donné les plus
LE MUSÉE THORVALDSEN. 319
Utiles renseignemens, la peinture de Gênes par exemple, qui vient
d'Édesse et qu'une tradition très respectable fait remonter jusqu'au
iii^ siècle, et surtout l'admirable mosaïque de sainte Apollinaire à
Ravenne, si noble et si vraie, dans son caractère oriental, qu'on la
prendrait pour le portrait même de Jésus-Christ.
Mais l'erreur capitale de Thorvaldsen, c'est d'avoir donné à son
Christ le corps ou les membres du Jason ou du Mercure et de
l'avoir planté sur ses deux pieds comme un lutteur. On a peine à
s'expliquer chez le grand artiste, d'ordinaire si clairvoyant et si
précis, un tel oubli de la convenance et du caractère de son per-
sonnage. Peut-être ne convenait - il pas d'employer le bronze
et cela est si vrai que la statue de Notre-Dame, reproduite en
bronze, et dans les mêmes proportions, à Potsdam ( I ), gagne à cetie
transformation beaucoup de vie et de souplesse. Au reste, sur le
Christ de Thorvaldsen le sentiment des critiques est unanime.
C'est une œuvre qui reste au-dessous de son sujet, et pour
laquelle on est sévère malgré soi, en raison de ce sujet même. Ne
pourrait-on pas se demander si la statuaire, qui n'a pas donné
encore un seul Christ vraiment beau, n'est pas impuissante à réa-
liser ce type idéal? Le plus célèbre avant celui de Notre-Dame est
le Christ vainqueur ou triomphant de Michel-Ange dans l'église de
la Minerve, à Rome. Eh bien, entre cet athlète courroucé qu'a sculpté
le terrible Florentin et cet autre athlète aimable et doux de l'honnête
Danois, peu de gens hésiteront à préférer le dernier.
J'ai hâte d'arriver au vrai chef-d'œuvre de Thorvaldsen dans la
cathédrale de Copenhague, à l'un de ses plus beaux titres de gloire,
je veux dire le groupe qui remplit le fronton et qu'on appelle le
Sermon ou la Prédication de saint Jean-Baptiste. Il est temps
de nous arrêter devant une œuvre vraiment magistrale, unique
dans l'art moderne et qui montre mieux que toute autre quelle
source féconde est encore pour les sculpteurs l'étude de l'antiquité.
J'ai raconté avec quel soin, quelles études, quelle fidélité notre artiste
avait restauré les marbres d'Égine. Le résultat de ce long travail
fut pour lui non seulement de se pénétrer du grand style des Lgi-
nètes, mais d'apprendre à connaître cette décoration sculptuiale des
temples anciens; et ayant eu l'occasion, dans ses fréquens séjours à
Naples ou aux environs, de voir les temples de Paestum il put de-
viner l'effet merveilleux des groupes de statues dans un fronton
grec. Nul doute qu'il n'ait dès lors rêvé d'exécuter une composition
importante, comme celles qui ornaient tous les grands sanctuaires
de la Grèce, et la mission qu'il reçut bientôt après de décorer
l'église Notre-Dame lui offrit une excellente occasion de réaliser son
(1) Dans le vestibule ou atrium de l'église de la Paix, Friedenskirche.
320 REVUE DES DEUX MONDES.
désir. Ainsi le travail obscur et difficile qu'il avait accepté pour son
royal protecteur le prince de Bavière devint l'une des plus heu-
reuses fortunes de sa vie.
Il est peut-être bon de rappeler d'abord, pour éviter toute mé-
prise, que les frontons sculptés en haut-relief, comme il y en a
plusieurs à Paris, ne peuvent donner même une faible idée du
fronton grec, avec ses figures en ronde bosse, tel que Thorvaldsen
l'a reproduit. D'abord ces frontons de nos monumens parisiens
ne sont point grecs : ils sont tous dans le goût romain. On sait que les
Romains élevèrent le fronton grec et le rendirent plus aigu, c'est-
à-dire beaucoup moins agréable à l'œil. Peut-être le trouvèrent-ils
ainsi plus imposant, et d'ailleurs ils n'adoptèrent pas l'usage d'en
orner le tympan avec des statues. Il est impossible d'établir un
groupe de figures vraisemblable et harmonieux dans cette pyramide
du fronton romain : la décroissance de hauteur sur chaque côté y
est trop rapide. Le sculpteur est alors obligé de grandir démesuré-
ment la figure ou le groupe du centre, de ployer ou de coucher
sans raison tous les autres personnages, à moins de les montrer à
mi-corps, comme l'a fait David d'Angers au Panthéon, ce qui n'est
pas moins invraisemblable et disgracieux. Tout l'art de Cortot, dans
son remarquable fronton du Palais-Bourbon, est venu échouer
contre cette difficulté insurmontable de l'espace qui lui était imposé.
Les autres frontons de même genre qu'on voit à Paris, la Madeleine,
Notre-Dame-de-Lorette et surtout Saint-Vincent- de-Paul, ne pré-
sentent que les plus pauvres compositions. Les figures semblent se
courber péniblement sous la corniche rampante, et souvent même
cette corniche étant mal à propos ornée de denticules, les têtes ont
l'air de se heurter à ces saillies aiguës. Au reste, quel que soit l'art
du sculpteur, le haut-relief ne peut donner un effet suffisant à la
hauteur où sont placés ces tympans. Les figures ne se détachent
pas assez, les divers plans se confondent dans l'uniformité de la
lumière; les lignes, trop nombreuses, s'enchevêtrent, les détails
se nuisent l'un à l'autre, et l'ensemble, qui n'est distingué d'ailleurs
du monument ni par sa matière ni par sa couleur, paraît inévita-
blement froid, monotone et sans vie.
Ce n'étaient pas les Grecs qui se seraient contentés de cette
décoration inanimée et terne sur le point le plus en vue de leurs
édifices. Le fronton de leurs plus anciens temples doriques, il est
vrai, est encore nu et sans ornemens, comme celui du grand temple
de Picstum, qui date d'environ six siècles avant Jésus-Christ. Mais
vers le même temps, dans la mère patrie, un artiste de génie,
architecte ou sculpteur, l'un et l'autre sans doute, dont le nom
reste ignoré, s'aperçoit que ce fronton du temple, si l'on en recule
le tympan, est un emplacement tout prêt pour recevoir des groupes
LE MDSEE THORVALDSEN. 321
de statues, auxquelles la colonne trapue et le lourd entablement de
l'ordre dorique serviront en quelque sorte de piédestal. Faut-il faire
honneur à l'école d'Égine de cette merveilleuse trouvaille, parce
que c'est d'Égine que nous en vient le plus ancien spécimen connu?
La question est difficile à résoudre et restera en suspens jusqu'à de
nouvelles découvertes. Cette grande école d'Égine, si féconde au
vi« siècle, était bien capable d'une telle inspiration. Quoi qu'il en
soit, ce mode de décoration sculpturale, à peine trouvé, eut, comme
nous dirions aujourd'hui, un tel succès, il parut si beau et si juste
que l'usage en devint aussitôt général dans la Grèce. Tous les
temples bâtis dans les siècles suivans, aussi longtemps que travail-
lèrent les architectes grecs, ceux du style ionique ou corinthien,
aussi bien que ceux de l'ordre dorique, reçurent dans leurs fron-
tons des groupes en ronde bosse et les plus grands sculpteurs riva-
lisaient pour ces créations. Tout le monde connaît, au moins par
les moulages, les marbres des frontons du Parthénon, et les fouilles
récentes d'Olympie ont mis au jour des fragmens non moins beaux,
quoique trop mutilés, qui ornaient les frontons d'un grand temple.
Pline et Pausanias nous ont décrit plusieurs autres ornementa-
tions du même genre, célèbres dans le monde ancien. Grâce aux
recherches des archéologues, aux habiles restaurations de nos ar-
chitectes, nous connaissons à merveille aujourd'hui toute l'écono-
mie et tout le détail d'un temple grec et nous pouvons imaginer
ce qu'étaient ces groupes de marbre, eux-mêmes coloriés, sur la
façade des édifices polychromes. Mais on en peut prendre une idée
plus vive, on en peut voir l'effet exact au musée de Berlin.
Les conservateurs de ce musée, qui le dirigent avec une entente
et un zèle remarquables, ont eu l'idée très ingénieuse de simuler
une façade du temple de Minerve à Égine, la façade occidentale,
celle dont les statues sont toutes conservées. C'est une charpente
en bois, représentant, dans leurs dimensions originales, les six
colonnes, l'entablement et le fronton, garni des moulages du célèbre
groupe; elle est appliquée à la paroi d'une grande salle, avec une
saillie suffisante, et revêtue de tous les détails d'une décoration
polychrome. On s'est à peu près conformé pour les dessins de cette
décoration aux données recueillies autrefois à Égine par MM. Blouët
et Cockerell, sauf pour les couleurs, car on a peint en rouge le
tympan qui était bleu. Peut-être l'a-t-on fait pour mieux détacher sur
ce fond la blancheur monotone des plâtres, et d'ailleurs l'exactitude
archéologique n'est pas ici ce qui nous préoccupe. L'effet de cette
restauration est surprenant et enchanteur pour qui connaît déjà
les marbres d'Égine. A la Glyptothèque de Munich on les a disposés
avec beaucoup de soin et de goût sur une longue base, dans l'ordre
lOMB XXXV. — 1879 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
et dans la symétrie qu'ils avaient à leur place originelle. Cet arran-
gement est déjà excellent pour faire apprécier toute la beauté du
groupe, mais il ne suffit pas pour satisfaire la raison ni les yeux,
parce qu'on ne voit pas la cause de cette disposition pyrami-
dale et de cette décroissance graduelle de la hauteur des person-
nages : cela paraît aussi contraire à l'harmonie qu'à la nature.
Mais, chose étonnante, dès que ce même groupe est à sa place,
à cette place en apparence si peu naturelle, il change entière-
ment d'aspect, et paraît aussi vivant et aussi parfait qu'on pouvait
le croire bizarre et froid. On sait qu'il représente Ajax et les Grecs
défendant contre les Troyens le corps de Patrocle, tandis que Mi-
nerve préside à la bataille entre les deux partis. Les statues sont
là, moulées sur les originaux, placées comme le sculpteur l'avait
voulu, et l'on ne peut rien imaginer de plus saisissant. Ce cadre des
trois corniches, pour lequel elle était créée, rend à la composition
toute sa vie, toute sa beauté, et l'on comprend alors la puissance
du style éginétique. Ce ne sont plus seulement des hommes debout
ou agenouillés, c'est un combat, une mêlée : on voit ces guerriers
se mouvoir, se baisser pour tirer leur arc, s'élancer l'un sur l'autre.
Il n'y a pas peut-être, dans les œuvres de la statuaire de tous les
temps, un groupe plus animé et plus dramatique. La reconstruction
si judicieuse et si éloquente du musée de Berlin suffirait elle
seule à absoudre les restaurations de Thorvaldsen.
Dans cette admirable décoration des frontons , tout concourt à
mettre en relief les statues et à leur donner la vie. Bien distinctes,
quoique rapprochées, leurs contours s'enlèvent avec vigueur sur la
teinte vive du tympan, au lieu de se noyer les uns dans les autres
comme ceux des haut-reliefs. La forme triangulaire n'est pas assez
accusée ici pour empêcher le développement logique et pour nuire
à la vraisemblance de la composition; elle en favorise au contraire
l'harmonie en attirant sans cesse les regards vers son point central.
Enfin les trois corniches, par leur vigoureuse saillie et leurs grandes
lignes tranquilles encadrent merveilleusement l'infinie variété de
lignes que présentent tous ces corps humains. L'architecture et la
sculpture se font ainsi valoir l'une l'autre par les plus heureux con-
trastes, et l'harmonie paraît si intime entre elles qu'on se demande
si la décoration a été faite pour l'édifice ou si au contraire c'est l'édi-
fice qui a été préparé pour la décoration. On est tenté de s'arrêter
à cette dernière idée, tant ce groupe vivant de statues, ainsi sup-
porté et encadré ressemble à un excellent tableau disposé sur un
chevalet et dans son Jour, On comprend alors pourquoi les plus grands
sculpteurs de la Grèce aimaient à peupler de leurs chefs-d'œuvre
les frontons des temples. C'était pour eux l'occasion de faire de la
sculpture pathétique et de déployer toutes les ressources de leur
LE MUSÉE THORVALDSEN. 323
génie. Car, si la statuaire grecque des meilleurs temps avait pour
principe général dans ses créations le calme et la sérénité, ce
n'était pas ignorance ou dédain d'un art plus dramatique, bien
loin de là. Seulement elle se gardait de chercher ce dramatique
à tout prix et contre la raison. Il n'est pas juste en effet, sauf
de rares exceptions, de donner un mouvement vif à une statue
isolée, parce que ce mouvement ne s'explique pas aux yeux du spec-
tateur: un homme tout seul ne se livre guère à des gestes violens.
Mais dès qu'il s'agit d'un groupe, et que deux ou plusieurs ligures
exercent l'une sur l'autre une action réciproque, la sculpture peut et
doit représenter tous les mouvemens que suggère cette action. Les
Grecs n'y manquèrent pas, et dès les premiers âges, témoin le combat
si vivant et si pittoresque du fronton d'Égine. Rien n'était plus propre
que des groupes de combattans à remplir d'une façon naturelle
cet espace triangulaire du fronton, les péripéties de la lutte amenant
toutes les attitudes et tous les mouvemens possibles. Emprisonné
dans une étroite limite, l'artiste pouvait alors tirer de cette difTiculté
même les plus puissans effets de vérité, de passion et de beauté
sculpturale. Aussi voit-on souvent les statuaires choisir pour les
frontons des sujets de batailles. Le combat des Centaures et des
Lapithes par exemple était représ8nté avec éclat sur le grand
temple d'Olympie et sur plusieurs autres sanctuaires. A défaut de
combat, on prenait une scène de meurtre : Scopas avait rempli un
fronton avec son groupe fameux de Niobé et ses enfans, qui tombent
à droite et à gauche de leur mère sous les coups d'Apollon et de
Diane (1). Mais je doute que ce chef-d'œuvre lui-même, mis à sa
place, surpassât en justesse et en grandeur la rude et archaïque
création des artistes d'Égine.
Rien ne prouve mieux le coup d'œil puissant de Thorvaldsen, son
instinctive et profonde intelligence de l'antiquité, que d'avoir deviné,
en restaurant ces marbres, leur effet d'ensemble, et d'avoir songé,
le premier entre les modernes, à imiter cette composition. C'était un
projet hardi, car enfln, l'occasion s'étant rencontrée de l'exécuter,
il fallait trouver un sujet. On ne représente pas un combat sur la
façade d'une église comme sur celle d'un temple païen, et le Nouveau-
Testament n'oiîre guère dans ses récits que des scènes pacifiques,
hormis la Passion du Sauveur, que l'artiste réservait, avec raison,
pour l'intérieur du sanctuaire. D'ailleurs on ne peut pas traiter toute
sorte de sujets dans le cadre d'un fronton : l'emplacement même
impose des conditions étroites et inexorables. Il faut au centre un
personnage ou un groupe principal, vers lequel convergent par leur
(1) On peut se rendre compte aux Uffizi, à Florence, par les diverses attitudes des
Niobides et de leur mère, de la disposition de toutes ces figures à leur place primi-
tive.
32ii REVUE DES DEUX MONDES.
action toutes les figures de droite et de gauche, et la hauteur de
celles-ci doit décliner sans cesse, mais naturellement, jusqu'aux
extrémités du tympan. Il faut donc des personnages debout, d'autres
courbés, assis ou agenouillés, d'autres enfin couchés, mais tout cela
sans effort, de manière à former un ensemble naturel et vraisem-
blable. Pour atteindre ce résultat, heureusement, une scène de tu-
multe n'est pas nécessaire, témoin les deux frontons du Parthénon
lui-même qui représentaient dans leurs groupes, l'un la naissance
de Minerve, l'autre la dispute très pacifique de la déesse avec le
dieu des mers. Mais Thorvaldsen, à coup sûr, ne connaissait,
en 1820, aucune description du Parthénon, si ce n'est peut-être les
vieux et très imparfaits dessins de Stuart. Il a donc eu le mérite
de créer son Sermon de saint Jean sans autre modèle, sans autre
précédent que le Combat du temple d'Égine : et l'on devine aisé-
ment pourquoi, entre tous les épisodes de l'Évangile, il a préféré
la Prédication de saint Jean-Baptiste dans le désert. C'est qu'il
trouvait là une grande variété de personnages, de types, de motifs
pour sa sculpture, et je ne comprends pas pourquoi l'on a dit que
ce sujet était plus philosophique que chrétien. 11 est souveraine-
ment l'un et l'autre à la fois. Placer sur le seuil d'une église
l'image de celui qui fut le dernier des prophètes et le premier
des apôtres, de celui qui criait dans le désert: Préparez la voie du
Seigneur et appelait tous les hommes au baptême de la pénitence,
le placer au miUeu de ses auditeurs, les uns attentifs et touchés,
les autres indilférens ou sceptiques, n'est-ce pas représenter la pré-
dication même de l'Évangile, telle que le monde l'entend depuis
dix-huit siècles? Et ce sujet n'est-il pas bien à sa place sur la porte
même du temple, où l'austère prêcheur semble encore inviter la
foule? S'il y a là de la philosophie, c'est de la meilleure : elle est
d'un catholique aussi bien que d'un protestant et plût à Dieu que
nous pussions admirer ce chef-d'œuvre de l'artiste penseur à Paris
même, sur le fronton de la Madeleine !
La composition se développe sur une longueur de plus de douze
mètres. Le saint Jean qui en occupe le milieu, sous l'angle même
du fronton, connue la Minerve dans le Combat des Troyens et des
Grecs, mesure deux mètres et demi de hauteur avec sa base, ce
qui donne des proportions doubles de celles des marbres éginètes.
Le groupe entier se compose de seize figures exécutées en terre
cuite, sans doute pour qu'il lût plus facile de les élever à cette
hauteur, ou plutôt pour éviter l'action fâcheuse d'un climat très
humide sur le marbre; au reste, ces terres cuites surpassent en
blancheur et en éclat celles que nous ont laissées les artistes de la
renaissance. Ces statues n'ont d'autre base qu'une plinthe qui figure
le sol sur lequel marchent les personnages, sauf le saint Jean qui se
LE MUSEE THGRVALDSEN. 325
tient debout sur une sorte de rocher, parce que le cadre même de
la composition exige que la figure du centre soit plus grande que
les autres. Les anciens se liraient aisément de cette difficulté en
donnant à un dieu, suivant la tradition de l'art primitif, une taille
plus élevée que celle des hommes ; ainsi, sur le fronton d'Égine,
Minerve domine de toute la tête les combattans. Thorvaldsen avait
une manière très simple de grandir son saint Jean, en le plaçant sur
un objet quelconque, comme un homme qui parle en plein vent à
une foule. Du haut de son petit rocher, le Précurseur domine tout
naturellement son auditoire, et au milieu de ces personnages tournés
vers lui et attentifs, il est vraiment le centre, le pivot, l'âme de toute
la scène, qui se déroule, à droite et à gauche, jusqu'aux extrémités
du fronton.
C'est dans l'invention et l'ordonnance de cette scène que Thor-
valdsen a déployé la fécondité et la justesse de sa pensée, en
même temps que sa science de composition et la sûreté de son
goût. Il a amené aux pieds du Précurseur non seulement tous les
âges, mais les principaux types du peuple hébreu de ce temps-là.
A la droite et tout près de saint Jean, qui prêche, la main droite
levée, il a placé d'abord un jeune homme plongé dans la médita-
tion. Le pied posé sur le rocher qui porte saint Jean, accoudé sur
son genou et laissant à demi tomber son manteau, le jeune audi-
teur paraît dominé et comme fasciné par la prédication. Derrière
lui se tiennent debout un vieillard, un homme du peuple et son fils
appuyé sur lui, tous deux très attentifs et pleins d'un naïf respect
pour la parole sainte. Vient ensuite une femme agenouillée; son
enfant, debout derrière elle, appuie ses deux petites mains sur
son épaule. Derrière cet enfant, un docteur est assis sur une
pierre, les bras croisés sur sa poitrine; il écoute avec attention,
mais froidement et sans rien exprimer de ce qu'il pense. Enfin,
dans l'angle du fronton, un jeune homme, demi-couché et accoudé
sur la pierre, écoute nonchalamment et par simple curiosité. De
l'autre côté de la scène, les contrastes sont encore plus vifs. A la
gauche du saint, un jeune garçon, d'une physionomie ouverte et
respirant l'enthousiasme, laisse tomber son manteau et semble at-
tendre impatiemment le baptême. Mais derrière lui, un homme, de-
bout et appuyé sur un bâton, regarde le prophète avec dédain. C'est
un pharisien ou un prêtre juif; on le reconnaît à cette expression
d'orgueil comme à son riche manteau et à sa coiffure. Près de lui
un chasseur en tunique courte , coiffé d'un large chapeau et por-
tant son gibier; il passait par là, s'est arrêté en voyant la foule et
regarde naïvement. Une fillette taquine son chien; mais un autre
enfant, mettant un doigt sur sa bouche, fait signe à sa sœur de ne
pas troubler la prédication. A côté de ce joli groupe, une femme
326 REYUE DES DEUX MONDES.
admirablement belle est assise sur une pierre, tenant entre ses ge-
noux son enfant nu, beau et charmant comme ceux de Raphaël. Le
dernier personnage est un pâtre à demi couché qui détourne la tête
vers le Précurseur et n'écoute qu'à moitié; il semble habitué à une
scène qui se passe tous les jours près de lui. Yoilà tout le tableau.
L'artiste, qui l'a étudié et préparé avec le plus grand soin, a laissé
des variantes de plusieurs figures et en avait même modelé deux
autres, un Juif assis et un soldat romain appuyé contre un rocher,
qu'il a sacrifiées faute d'espace. Les plâtres de ces deux figures sont
au musée; le soldat est particulièrement regrettable pour la beauté
de l'attitude et la grandeur du style. Mais on ne comprend guère
qu'il se trouvât parmi les auditeurs de saint Jean au bord du Jourdain.
Avant d'examiner le mérite particulier de ces personnages,
regardons un peu l'ensemble. J'ai déjà parlé de la convenance
du sujet; il me semble aussi bien à sa place que tout autre que
l'artiste aurait pu choisir dans l'Ancien ou le Nouveau-Testament,
et tous ne se seraient pas également bien prêtés à un cadre
aussi conventionnel. Ce qui a peut-être déterminé le choix de Thor-
valdsen, c'est qu'il ne trouvait rien de plus neuf à traiter dans les
récits évangéliques. Amené, bon gré, mal gré, en abordant la sculp-
ture religieuse , à se rapprocher dans son style des artistes de la
renaissance, du moins ne voulait-il copier personne, ni traduire en
marbre les travaux d'autrui. On sait avec quelle abondance et quelle
inépuisable variété les peintres italiens, flamands et espagnols ont
traité toutes les scènes, tous les épisodes de l'Évangile. La prédi-
cation de saint Jean-Baptiste dans le désert n'a guère tenté que des
peintres d'une époque avancée , vénitiens ou bolonais, qui trou-
vaient là un prétexte à paysages. Je doute même que Thorvaldsen
ait pu connaître ces toiles plus ou moins estimables, qui sont
depuis longtemps hors de l'Italie et n'ont d'ailleurs aucune parenté
avec ses conceptions toutes philosophiques. Chez les maîtres tos-
cans, romains ou lombards, rien ne lui dispute la propriété de son
idée et eiicoie moins celle de son interprétation. JNous retrouvons
ici l'application de la même méthode : un sujet pris par son côté
le plus simple, mais le mieux raisonné et le plus juste. Aucune
recherche de l'elîet, rien qui surprenne au premier coup d'œil :
seulement plus on regarde, plus on est satisfait et l'on se dit tout
naturellement en regardant cette scène : cela devait se passer ainsi.
Les gens qui veulent à tout prix de l'extraordinaire s'écrieront que
ce sont là des idées ou des formules connues et qu'il n'y a pas de
quoi crier miracle. Mais si cela est vrai, si cela est beau, que
voulez-vous de plus? Thorvaldsen ne se proposait pas d'étourdir
ses spectateurs, content de les faire penser en charmant leurs re-
gards. C'est assez, et je le tiens quitte du reste.
LE MUSÉE THORVALDSEN. 327
Il y a pourtant dans cette vaste composition quelque chose de
très surprenant: c'est la manière dont l'artiste accommode la vérité
de son thème aux effrayantes exigences du cadre. Rien n'est sacri-
fié ni de l'un ni de l'autre, et ils semblent au contraire se faire
valoir mutuellement. Par exemple il est de règle que l'ensemble du
groupe, dans un fronton, présente un aspect triangulaire, mais
avec des ondulations , et en évitant de suivre servilement les deux
lignes droites des corniches rampantes. En d'autres termes, si l'on
trace une ligne passant par le sommet de toutes les figures, elle
doit offrir une série de courbes proportionnée au nombre de ces
figures et à la longueur du fronton. Autrement composé, le groupe
serait aussi faux et invraisemblable que désagréable à l'œil, comme
il est aisé de s'en convaincre sur plusieurs de nos frontons de Paris.
Les Grecs se seraient bien gardés d'une si choquante maladresse.
De chaque côté de la figure centrale d'abord, jusqu'à la moitié de sa
hauteur, ils faisaient un vide pour mieux la mettre en relief et bri-
ser, à son point le plus évident, la silhouette pyramidale du groupe.
Les figures les plus voisines du centre étaient donc plus petites ou
courbées; mais celles qui les suivaient immédiatement, se relevant
vers la corniche, rétablissaient la forme nécessaii-e du triangle et
ainsi de suite jusqu'aux extrémités. Voilà ce que Thorvaldsen a re-
produit avec un art digne des anciens, en appuyant l'une sur l'autre
la vérité morale et la vraisemblance extérieure. Aux côtés de saint
Jean, il a placé deux figures beaucoup moins hautes, deux jeunes
garçons, car les jeunes gens, toujours plus ardens et plus enthou-
siastes, devaient approcher de plus près l'éloquent prophète. Après
eux, la silhouette se relève : ce sont des hommes faits qui se tiennent
debout, par respect ou par bravade. Cependant la corniche s'abaisse,
l'espace diminue, il faut des figures assises, agenouillées ou enfin
couchées. L'artiste a mis là des enfans d'abord, puis des femmes
qui n'osent s'approcher comme les hommes, et qui, plus faibles
après un long voyage, s'assoient sur une pierre ou sur leurs talons,
à la manière des Orientaux et des paysannes italiennes dans les
églises, enfin des auditeurs plus indifférens qui se couchent pares-
seusement pour écouter.
Tout cela est naturel et humain au suprême degré : l'ordon-
nance du groupe présente dans sa conception une vérité absolue
et dans sa silhouette générale les plus harmonieuses combinai-
sons. Est-il besoin de faire sentir cette force d'invention qui réunit
ainsi quinze figures diverses dans une seule action, ou plutôt qui
rattache sans monotonie l'action de tous ces personnages à un
seul d'entre eux, à celui qui est au centre et domine toute la scène?
Si les groupes de frontons grecs dont les débris existent sont en
général plus dramatiques que celui de Thorvaldsen , aucun n'est
328 REVUE DES DEUX MONDES.
plus savamment composé ni ne remplit mieux les conditions du
genre.
Que l'on examine maintenant chacun de ces personnages et l'on
retrouvera la même recherche et le même sentiment de toutes les
convenances du sujet. Les fragmens du Parthénon nous montrent
la perfection de travail que les Grecs donnaient même aux statues
destinées à des frontons ; Thorvaldsen n'a pas manqué de suivre
cet exemple. Le dessin et le modelé de toutes les figures du Ser-
mon sont aussi étudiés, aussi soignés que dans ses meilleurs ou-
vrages. Ces belles statues ne perdent rien à être regardées de près,
dans les moulages qui sont au musée; mais on les apprécie beau-
coup mieux en les voyant de loin, dans le tympan qu'elles
remplissent. C'est pour cet emplacement que leur effet est calculé.
Le saint Jean par exemple ne saurait être détaché de son groupe
pour devenir une figure isolée, bien qu'il soit peut-être la meilleure
statue religieuse qu'ait exécutée Thorvaldsen. Qu'on ne lui reproche
pas de rappeler un type connu : il était imposible de donner à ce
personnage un caractère très nouveau. Pas un saint n'a été repro-
duit plus souvent que le Précurseur par les maîtres de la re-
naissance , et Thorvaldsen a sagement fait , à tous les points de
vue, d'adopter les détails d'une figuration traditionnelle. Le geste
de la main droite ouverte et montrant le ciel, dans la main gauche
le long roseau terminé par une croix , la courte tunique demi-
ouverte, en poil de chameau, la coquille suspendue au côté pour
puiser l'eau du baptême, tout cela nous est familier. Mais ce qui
appartient à notre artiste, ce que personne avant lui n'a rendu
avec autant de bonheur, avec la même vérité idéale, c'est la tête
du Précurseur. Le saint Jean de Donatello, seule statue de maître
exécutée jusque-là sur ce personnage, n'est qu'un jeune et char-
mant Florentin du xV siècle, un compagnon travesti de Julien de
Médicis. Raphaël a mis dans un désert, sous le nom de saint Jean,
un garçon d'une douzaine d'années, et dans son Paradis, un éphèbe
transfiguré et radieux. Les autres peintres ont tous plus ou moins
exagéré la tradition qui représente le solitaire du Jourdain maigre,
hérissé, farouche. Ce ne pouvait être l'idéal de notre Athénien,
qui n'a pas manqué de faire son saint Jean très beau, mais d'une
beauté sévère, avec de grands traits, une chevelure longue,
épaisse et seulement à demi inculte. Cette noble tête, pensive et
austère, convient à merveille au jeune prophète et elle siérait au
Christ lui-même; mais saint Jean n'est-il pas le plus grand de tous
ceux qui sont nés des femmes? Thorvaldsen n'a eu garde d'en
faire l'homme maigre et sec qui vit seulement de miel sauvage
et de sauterelles. C'eût été plus exact peut-être, mais peu artis-
tique et surtout hors de propos dans la place dominante que la
LE MUSÉE THORVALDSEN. 329
statue occupe au milieu du fronton. Il faut à cette place une figure
ample et solide, offrant aux regards une masse puissante et des
contours bien arrêtés. Dans le groupe d'Egine, Minerve, en élevant
sa lance et son bouclier, écarte les plis d'un large péplum. La Niobé
de Scopas, pour cacher sa dernière fille dans son sein, étend un
voile au-dessus d'elle, et ce marbre fameux, vu de près, paraît
trop massif. C'est ainsi que Tliorvaldsen a jeté sur les épaules de
saint Jean un large manteau déployé des deux côtés et que l'em-
placement de la statue peut seul justifier. Il avait vu d'ailleurs,
enveloppé d'un grand manteau, dans la galerie Pitti, un très beau
saint Jean de Fra Bartolommeo, qui semble l'avoir inspiré.
L'accent si juste de cette figure, pour le dire en passant, son ca-
ractère simple et élevé, prouvent de quelle manière Thorvaldsen
aurait su traiter les Apôtres, s'il en avait pris la peine. Et cepen-
dant il y a de plus beaux morceaux dans le fronton de Notre-Dame :
il y en a surtout qui nous intéressent et nous charment davantage.
Rien n'est médiocre dans cette grande création, et il faut la regar-
der longtemps pour en retrouver toutes les intentions, toutes les
finesses et les élégances. Manifestement Thorvaldsen y a mis
tous ses soins : comme les grands artistes qu'il imitait, il a voulu
faire de son fronton un tableau, et, le sujet ne donnant pas ma-
tière à des mouvemens dramatiques, il s'est contenté de faire de
la sculpture pittoresque et de parler la même langue que dans ses
bas-reliefs. A ce point de vue, le Sermon de saint Jean tient une
place à part dans son œuvre, et il faudrait le montrer à ceux qui
ne connaissent le maître danois que par le Tombeau de Pie VII
ou telle autre composition plus ou moins officielle. Ils verraient de
quel souffle cet homme mesuré et prudent s'animait, avec quelle
souplesse se déployait son imagination, quand une large carrière
s'ouvrait devant lui. Chacun de ces personnages issus de sa fan-
taisie est un type absolu, chacun exprime un caractère et une ac-
tion individuelle, soit par la physionomie et le geste, soit par le
vêtement. Les têtes, tantôt nobles, tantôt triviales, sont toutes
d'une vérité naïve, quelques-unes très belles, comme cette femme
modelée d'après une jeune Albanaise, admirée de tous les artistes
du temps, Yittoria Cardoni. Les costumes ne sont pas seule-
ment ces draperies générales, tuniques, robes, manteaux, que
Thorvaldsen employait d'ailleurs avec tant de goût et de richesse.
Il a recherché dans l'iconographie, encore trop peu avancée, des
renseignemens pour arriver à la couleur locale. C'était alors chose
nouvelle, par exemple, dans la sculpture de ronde bosse, que de
faire des turbans et d'autres coiffures orientales ou proprement
juives. Dans ces costumes, comme dans les mouvemens de ces
auditeurs de saint Jean, on voit une foule de détails pittoresques
330 REVUE DES DEUX MONDES.
d'accidens familiers saisis sur le fait, qui concourent singulière-
ment à la vérité et à la vie de l'ensemble. Je ne dis rien de l'é-
quilibre et de l'harmonie savante de toutes les masses du groupe :
jamais cet art suprême du maître ne s'est montré avec plus
d'éclat. Pour retrouver au même degré ce prestige de la compo-
sition, il faut remonter aux grandes fresques de Raphaël et d'An-
dréa del Sarto; je cite des peintres parce que la statuaire mo-
derne n'oiïre aucun terme de comparaison. Que serait-ce donc si ce
groupe admirable était rehaussé par la couleur, comme ceux des
Grecs, et encadré dans la brillante et joyeuse décoration des tem-
ples anciens, au lieu de détacher crûment sa blancheur monotone
sur la pierre grise et terne du fronton de Notre-Dame?
Pour achever de faire connaître l'ornementation de cette cathé-
drale par le grand sculpteur, il me resterait à décrire les deux vastes
bas-reliefs qui s'étendent, l'un au-dessus de la porte de l'église,
sous le portique , Y Entrée triomphante de Jésus à Jérusalem ,
l'autre tout autour de l'abside, Jésus allant au Calvaire, et ceci
m'amènerait à parler des bas-reliefs de Thorvaldsen en général.
Heureusement pour moi, ce côté de son talent est de beaucoup le
plus connu et le mieux apprécié. Tous les bons juges reconnais-
sent que depuis la renaissance, pas un sculpteur n'a égalé le
maître danois dans le bas-relief. Il lui dut ses premiers succès
et sa première popularité dans Rome, où les artistes l'appelaient
il patriarca del basso rilievo, surnom bizarre pour un homme
de trente-cinq ans. On voulait dire par là sans doute qu'il était
le rénovateur du bas-relief, le premier qui, dans les temps mo-
dernes, eût fait revivre cette branche de la sculpture telle qu'elle
était aimée des Grecs. Sa manière de traiter le relief fut préci-
sément l'antipode de ce qui se faisait depuis quatre siècles, de
tout ce qu'avaient enseigné les maîtres toscans. Ceux-ci en effet,
n'ayant guère de modèles antiques sous les yeux que les hauts-
reliefs si fréquens de l'époque gréco-romaine, trouvant peut-être
dans cette méthode un moyen plus puissant d'expression, une
sorte de compromis entre la sculpture et la peinture, adoptèrent
dès l'origine et pratiquèrent à peu près uniquement le haut-relief et
le demi-relief. Seuls ou presque seuls, Mino de Fiesole en Italie et
Jean Goujon en France exécutèrent de véritables bas-reliefs, d'un
style bien différent de celui de Phidias, mais suivant ses principes,
et avec une grâce et un charme dignes de l'art antique. Pour tous les
autres, depuis Nicolas de Pise jusqu'à Sansovino, ce fut une règle,
un principe de donner à la sculpture en relief le plus de saillie
possible. Quels effets prodigieux de pittoresque et d'expression ont
tirés de là tour à tour Orcagna, Ghiberti, Benedetto da Majano, Do-
natello et tant d'autres, tout le monde le sait. On peut se demander
LE MUSÉE TIIORVALDSEN. 331
seulement si ces sculptures puissantes, qui veulent à tout prix riva-
liser avec la peinture, qui non seulement détachent des groupes
entiers de personnages, mais prolongent derrière eux tous les plans
et toute la perspective d'un tal)leau, sont partout également à leur
place. Passe encore pour les panneaux d'une porte, d'une chaire ou
d'un autel; mais quand il s'agit d'une décoration vraiment archi-
tecturale, d'une Irise par exemple, la raison n'admet pas que l'on
creuse dans une muraille la protondeur d'un paysage et le seul arti-
fice possible en ce cas est celui des Grecs qui modelaient en légère
saillie un seul plan de figures sur un fond uni et solide. Au reste ce
genre de relief, plus élégant sans contredit, est aussi plus puissant
et donne plus d'illusion dans sa simplicité que ces hauts-reliefs
pleins de confusion qui prétendent remplacer à volonté la ronde
bosse ou la peinture. Dès qu'il eut pénétré l'art des anciens, Thor-
valdsen comprit cette supériorité et rompit avec les traditions ita-
liennes qu'on lui avait enseignées à Copenhague. On comprend fort
bien l'étonnement et l'admiration des Romains devant ses premiers
bas-reliefs à l'antique et surtout devant le Triomjyhe d'Alexandre.
Tout a été dit sur cette fameuse frise du Quirinal, œuvre unique
depuis l'antiquité et qui suffirait à immortaliser son auteur. En quel-
ques mois Thorvaldsen modela ce bas-relief, long de trente-cinq
mètres, haut de plus d'un mètre, qui nous montre, d'après le récit
de Quinte-Gurce, l'entrée d'Alexandre à Babylone A gauche les
vaincus, généraux et guerriers persans, femmes et enfans jetant des
fleurs ou brûlant des parfums, hérauts sonnant de la trompette,
astrologues chaldéens, lions et tigres enchaînés. En regard de cette
procession le vainqueur, sur son char guidé par la Victoire, et der-
rière lui son armée, cavaliers caracolant, fantassins, éléphans, pri-
sonniers, tout cela d'une fidélité historique et d'une vie surpre-
nantes. Les meilleurs critiques, surtout M. Delaborde, ont vanté l'art
du sculpteur à enlever ses figures par de fermes contours, à en mo-
deler tous les plans d'une main hardie et siire, avec des rudesses et
des mensonges calculés, pour que tout en fût vrai et harmonieux à la
hauteur où la frise devait être placée. Thorvaldsen reste loin encore,
assurément, des Panathénées-, ses chevaux, pas plus que ses person-
nages, ne reproduisent le grand style de Phidias; sa cavalerie macé-
donienne n'a pas l'impétuosité, la fougue inimitable des cavaliers
athéniens; mais, dans tous les autres groupes, que de beautés et
quelle richesse de gracieux motifs ! Le plus bel éloge à faire de
cette œuvre, c'est qu'on peut la regarder même après le Parthénon.
Les deux frises de Notre-Dame qui mesurent, celle du portique
treize mètres, l'autre vingt, sur deux mètres de haut, excitent moins
l'admiration que celle du Quirinal, ou plutôt le souvenir de celle-ci
leur fait tort. Car elles sont très belles et ce qui surprend ici, ce
332 REVUE DES DEUX MONDES.
n'est pas que la pensée ait faibli par momens chez un artiste de
soixante-dix ans, c'est qu'il ait pu à cet âge modeler de telles com-
positions. Il est vrai que l'invention était moins difficile sur des
sujets beaucoup moins neufs. Les mêmes caractères de vérité, de
noblesse, d'intérêt dramatique et d'exactitude descriptive que nous
avons vus ailleurs, nous les retrouvons dans ces bas-reliefs et cer-
tains groupes y sont admirables, par exemple celui des saintes
femmes qui suivent le Christ au Calvaire. Suivant sa coutume, l'ar-
tiste s'est pénétré des textes qu'il veut traduire, au point de les
remettre sous nos yeux. Seulement le style est ici moins animé et
moins brillant, l'invention moins riche et la perfection moins sou-
tenue que dans le Triomphe cV Alexandre, et ceux qui ont vu la
frise du Quirinal n'ont rien à apprendre sur son auteur dans celles
de Notre-Dame.
Revenons donc au musée si nous voulons admirer le maître dans
ses bas- reliefs de petite dimension, qui nous montrent son génie
sous son aspect le plus neuf, le plus individuel et le plus séduisant.
Il y a là cent chefs-d'œuvre du genre, dont les originaux sont dis-
séminés en Europe, si aimables et si gracieux qu'ils font presque
oublier les belles statues leurs voisines. Sur eux du moins il n'y a
pas de contestation possible et les juges les plus prévenus, les goûts
les plus divers se sont tous inclinés devant ces merveilles que l'on
croirait exhumées du sol hellène. C'est bien la Grèce qui revit ici,
d'abord dans les procédés techniques de ces reliefs, dans cette sim-
plicité d'ordonnance, dans ce modelé insaisissable, mais d'une si
étonnante précision. Le relief des personnages est toujours très
mesuré, rarement ils sont superposés, et lorsqu'il y a un simu-
lacre de second plan, la saillie des figures y est aussi légère,
aussi aérienne que sur les plus classiques bas -reliefs de la
Grèce. Thorvaldsen n'avait pourtant que bien peu de modèles de
cette délicate sculpture dans les collections de Rome : quelques
processions de bacchanales sur des vases ou des autels, et trois ou
quatre petites compositions mythologiques, dont la plus belle, les
Adieux d'Orphôe el d'hurydire, à la villa Albani, l'a visiblement
inspiré. Mais plus encore que la méthode de ces bas-reliefs, c'est
leur style, leur esprit et leur accent, ce sont les attitudes et les cos-
tumes, les accessoires de toute sorte et enfin, chose plus surpre-
nante, ce sont les types des personnages qui nous donnent de la
Grèce une magique illusion. Soit qu'il retrace les scènes les plus
dramatiques de l'Iliade, X Enlèvement de Briséis, Ileelor chez Paris,
Priam aux pieds d'Achille, \qs Adieux d'Hector el d'Andrornaque,
soit que, retrouvant lui-même ce sourire mouillé de larmes qu'Ho-
mère a mis sur les lèvres de la Troyenne, il dessine sur le marbre,
avec une étrange émotion, un mélange d'atticisme et de mélancolie,
LE MUSEE THORVALDSEN. 333
les plus jolis poèmes d'Anacréon, les amours de Psyché et d'Éros, ou
bien encore des fantaisies allégoriques écloses de son imagination,
Thorvaldsen nous transporte, comme avec la baguette d'une fée, au
sein du monde antique. Ce n'est pas tout à fait la grâce originale
et naïve, l'insaisissable idéal des bas-reliefs athéniens. La créa-
tion est ici moins spontanée, l'art plus étudié : mais cette recherche
atteint son but par la puissance de la vie et le naturel absolu des
physionomies. Gela rappelle moins l'inspiration homérique, rude et
primesautière, que celle des poètes d'Alexandrie, j'entends des
meilleurs : c'est la perfection raffinée de Théocrite ou la grâce
légère de Méléagre, comparaison d'autant plus juste que ces mar-
bres sont vraiment de petits tableaux, des idylles, dans le sens
grec du mot. Qui donc s'est jamais approprié à ce degré non seule-
ment les formes, mais les idées et les sentimens qui animaient la
plastique comme la poésie des anciens? Flaxman égala certainement
son rival danois pour la science archéologique, et ses dessins fameux
sur r Iliade et l'Odyssée montrent une puissante intuition du monde
où se meuvent les fables héroïques, mais à ces images savamment
exactes manque le premier trait de ressemblance, la beauté des
types, et ce parfum d'hellénisme qui émane des bas-reliefs de
Thorvaldsen. Le seul moderne en qui ait ainsi vécu l'âme d'un
Grec, c'est André Ghénier; seulement il était né sur le Bosphore,
et quel miracle de lui trouver un frère aux bords du Sund!
Mais ce n'est rien encore que le style, la grâce, l'harmonie exquise
de ces tableaux de marbre. Ge qui plaît surtout en eux, ce qui
charme les spectateurs les moins exercés, c'est le sentiment. On
devine qu'ils sont nés moins du cerveau que du cœur de l'artiste,
comme ces dessins de Prudhon, d'une élégance si mélancolique,
avec lesquels ils ont parfois une remarquable parenté. Qui ne connaît
ce fameux médaillon de la Nuit, où la jeune déesse s'envole dans
l'espace tenant entre ses bras ses deux enfans, le Sommeil et la
Mort (1)? Il y a au Musée vingt joyaux semblables, tout imprégnés
de poésie et devant lesquels on peut à son aise rêver ou s'attendrir.
On sent vite que ce sont là des œuvres spontanées que l'artiste lais-
sait tomber de ses mains , au hasard de l'inspiration , comme un
soulagement à ses chagrins ou un délassement à ses grands tra-
vaux. Que de fois il lui est arrivé de quitter sans façon le bloc de
terre d'une grave statue, pour modeler un de ses chers bas-reliefs î
(1) Quiconque a écrit sérieusement sur Thorvaldsen a parlé de ce chef-d'œuvre avec
le même enthousiasme. Ce n'est pas amoindrir le mérite du sculpteur que de dire
qu'il avait puisé cette poétique idée dans un dessin de Carstens, copié de sa main.
Seulement Carstens avait dessiné la Nuit simplement assise et les deux enfans accroupis
entre ses genoux. On voit avec quelle imagination Thorvaldsen a transformé le motif ;
c'est l'éternelle histoire des emprunts du génie, qui change en or tout ce qu'il touche.
334 REVDE DES DEUX MONDES.
Lorsque le pape Léon XII vint visiter dans son atelier les travaux
pour le tombeau de son prédécesseur, Thorvaldsen venait juste-
ment de faire une de ses excursions favorites dans les régions les
plus païennes, et le pontife, homme d'espiit, admira très volontiers
les Ages de l' Amour, fantaisie tout alexandrine, que l'on croirait
contemporaine de Gallimaque.
La plupart de ces bas-reliefs, j'entends ceux dont la pensée est
sérieuse, étaient destinés ou ont été employés à orner le socle d'une
statue ou d'un buste. Fidèle à une tradition des anciens qui re-
monte à Phidias lui-même, Thorvaldsen regardait le bas-relief
comme une légende indispensable de tout monument commémo-
ratif ; il l'aurait exécuté à ses frais plutôt que de l'omettre, comme
il fit pour le tombeau du cardinal Consalvi. Aussi a-t-il eu maintes
fois l'occasion d'appliquer aux sujets les plus modernes la pureté
de ses méthodes, et il a laissé sur ce point-là les plus féconds
enseignemens. Telle statue modelée par ses élèves se rachète à nos
yeux par les chefs-d'œuvre de son piédestal que le maître s'était
réservés. Quant aux bas-reliefs inspirés par l'Évangile et exécutés
presque tous pour des autels ou des fonts baptismaux, j'ai cité déjà
les plus beaux d'entre eux, et j'ai dit à ce propos comment l'ar-
tiste, dans toutes ses œuvres religieuses, avait été amené, par
le courant même de la pensée chrétienne, à prendre dans son
dessin et dans sa touche je ne sais quoi de plus grave et de plus
pénétrant, et, sans modifier sensiblement son style, à y mêler aux
traditions grecques les souvenirs de la renaissance italienne.
Est- il besoin, pour terminer cette longue revue, de dire un mot
des bustes rassemblés dans une salle du musée? Ils sont peu nom-
breux, eu égard à l'extrême fécondité et à la facilité de l'aitiste, et
c'est une nouvelle preuve qu'il ne cherchait guère un emploi lu-
cratif de son talent; la plupart d'ailleurs reproduisent, comme on
peut s'y attendre, de grands personnages allemands, anglais ou
russes, des princes et des artistes danois. Ils sont visiblement conçus
et exécutés comme les meilleurs bustes qui nous restent des anciens :
recherche exacte et familière de la ressemblance et du caractère de
l'individu, mais seulement par les grandes lignes et les traits do-
minans du visage,- les saillies sont très accentuées et les plans
largement traités, avec un dédain absolu des détails inutiles, des
mièvreries et des trompe-l'œil, ressources habituelles, en pareil
cas, des ciseaux vulgaires, pour séduire la foule (1).
Peut-être le lecteur qui aura eu la patience de m' accompagner
(1) On no peut pas rangor parmi les meilleurs bustes de Thor/aldson celui de Na-
poléon qui était aux Tuileries dans la salle dite des États et qu'on a heureusement
sauvé de l'incendie. C'est une œuvre solennelle et indécise, un travail, pour employer
le jargoa de l'atelier, fait de chic, l'artiste n'ayant jamtda vu son modèle.
LE MUSÉE THORVALDSEN. 335
jusqu'au bout à travers cet immense musée partagera-t-il le senti-
ment qu'on y éprouve inévitablement après l'admiration, le regret
de voir tant de trésors, de précieux exemples en grande partie ou-
bliés et perdus. On se demande où est l'école de Thorvaldsen.
N'eût-il pas mieux valu cent fois pour l'art moderne que le maître
ne cédât point à son amour du sol natal et trouvât un moyen de
laisser toute son œuvre réunie à Rome comme elle l'est à Copen-
hague? N'en déplaise aux Danois, il a compromis ainsi les fruits de
son enseignement. Qu'en restait-il après lui à Rome, une fois son
atelier fermé, ses élèves séparés, ses collections emportées? Le
Danemark n'avait pas de successeurs à lui donner dans son propre
pays; les originaux de ses chefs-d'œuvre, dispersés en Europe, en-
fouis la plupart dans les palais particuliers et loin du mouvement
artistique, y demeurent à peu près inutiles, et combien d'artistes
étrangers viennent étudier à Copenhague? Ainsi cette grande re-
nommée semble n'avoir brillé que d'un éclat stérile, et au bout de
sa lumineuse carrière être venue s'éteindre aux bords lointains et
sombres d'où elle était partie. Voilà de quelles tristes réflexions on
a l'esprit saisi au milieu de ce musée, qui prend alors véritablement
l'aspect d'un tombeau. Mais, à tout prendre, pouvait-il en être au-
trement? Un grand artiste de France ou d'Allemagne, entouré des
nombreux pensionnaires ou des jeunes amateurs que ces deux pays
envoient sans cesse en Italie, eût aisément fondé à Rome une école
durable. Mais que pouvait faire Thorvaldsen, qui n'eut guère qu'un
seul Danois dans son atelier? C'était beaucoup déjà, et merveilleux
pour ce temps-là, que d'y attirer des jeunes gens de toute nation,
subjugués par sa renommée et dont j'ai raconté l'étonnante abnéga-
tion. Mais le seul lien de cette réunion cosmopolite, c'était le maître
lui-même : elle ne put survivre à son départ; et s'il y eut, parmi
ces jeunes hommes, des artistes d'un vrai talent, Tenerani, Louis
Bienaimé, Emile Wolf, qui ont imité d'assez près leur maître, et
laissé des œuvres de grand mérite, aucun d'eux cependant ne fut
assez fort pour se créer une forme personnelle et donner une vie
nouvelle aux traditions de son école. Par là encore l'atelier de Thor-
valdsen ressemble à celui de Raphaël, dont les élèves, après s'être
passionnément dévoués à leur maître et singulièrement pénétrés de
son style, n'ont presque rien produit, si bien que l'école du peintre
divin s'évanouit en quelques années.
Tant qu'il vécut à Rome cependant, l'influence de Thorvaldsen
ne fut pas renfermée dans son atelier : elle rayonnait plus ou moins
sur les sculpteurs de tous pays qui, de 1810 à 1840, ont travaillé
en Italie. J'ai déjà parlé de l'école allemande contemporaine, qui
doit aux exemples de Thorvaldsen tout ce qu'elle a de pureté, d'élé-
336 REVUE DES DEUX MONDES.
gance et de noblesse : car l'inspiration ne se donne pas. A ce compte-
là Rauch serait le plus grand et le plus célèbre des élèves du maître
danois. Sur les statuaires français son enseignement est plus difficile
à constater : on n'en cite aucun qui ait été son ami comme Horace
Vernet. On sait que David d'Angers ne l'aimait pas et rien n'est
moins surprenant. Rude l'a-t-il connu à Rome? Peut-être, mais
aucun biographe n'en a parlé. Deux de nos grands sculpteurs seu-
lement, Cortot et Simart, montrent dans leurs œuvres, dans leurs
bas-reliefs surtout, une trace évidente des exemples de Thorvald-
sen. Mais d'autres sans doute en ont profité qui ne l'ont pas avoué.
Si le Danois ne s'était pas tenu si fort à l'écart de la France, s'il
avait pris soin d'envoyer quelque ouvrage à Paris, s'il n'avait pas
été adopté avec tant de passion par les Allemands, nul doute que
les artistes français n'eussent rais plus d'empressement à saluer son
génie et à lui demander des leçons. Combien, de notre temps, étaient
dignes de les reproduire ! Croit-on par exemple que Duret n'eût
pas gagné, à ce contact, plus de sobriété et de prudence, et Pradier,
cet esprit si gracieux et si naturellement grec, un souci plus vif de
la noblesse et de l'idéal antiques? 11 n'y avait pas, dans toute l'Eu-
rope, un terrain plus propre que l'école française à recevoir les le-
çons de Thorvaldsen. Car le génie français, faut-il le répéter sans
cesse? c'est la mesure, le bon sens, l'horreur du trivial et du clin-
quant. iN'avons-nous pas toute une lignée de grands statuaires,
depuis Jean Goujon et Germain Pilon jusqu'à Houdon et Rude, Jus-
qu'à nos illustres contemporains, véritables représentans de notre
esprit national dans l'art, qui ont su réunir au plus haut degré l'ex-
pression et l'élégance, sans rien sacrifier de la vraie beauté, sans
rechercher les contorsions, les figures grimaçantes, les mouvemens
ou les poses de mélodrame? Le jour où l'administration des beaux-
arts se décidera à tirer de ses greniers les plâtres choisis avec tant
de goût par M. Charles Blanc à Copenhague, le Mercure, la VénuSy
le Triomphe d' Alexandre et dix autres chefs-d'œuvre, nos artistes
reconnaîtront dans Thorvaldsen un génie de la même famille que
ceux-là et le public verra une fois de plus qu'il peut y avoir un
genre classique très sévère, très pur, et pourtant plein d'attraits
pour les esprits les moins raffinés. Il verra que cette prétendue
froideur du grand sculpteur danois, dont on lui a quelquefois parlé,
n'est qu'un mensonge inventé par l'ignorance, par le préjugé ou par
cette perversité du goût qui demande sans cesse des effets extraor-
dinaires et impossibles, perversité trop commune aujourd'hui, mais
à laquelle. Dieu merci, l'art contemporain donne chaque année
d'éclatans démentis.
S. Jacquemont.
LA REFORME
L'IMPOT FONCIER
Malgré les charges coïisidérables imposées au trésor public par la
guerre de 1870, la majorité de l'assemblée nationale s'est refusée
à augmenter la contribution foncière. Lorsque le gouvernement
voulut ajouter au principal de l'impôt immobilier des centimes
additionnels généraux que le déficit de notre budget rendait néces-
saires, les défenseurs des intérêts agricoles se fondèrent sur les iné-
galités des contingens départementaux pour faire rejeter cette sur-
taxe. Ils firent d'une nouvelle péréquation la condition préalable de
tout rehaussement de la contribution actuelle, et ils réclamèrent
une amélioration immédiate de la constitution des contingens.
Le 15 juillet 1873, l'honorable M. Feray et trente-quatre de ses
collègues déposèrent sur le bureau de la chambre une proposition
par laquelle ils demandaient qu'une commission parlementaire fût
nommée pour examiner s'il y avait lieu de réviser les évaluations
cadastrales. Ils affirmaient, dans l'exposé des motifs, que la répar-
tition de l'impôt foncier entre les départemens présentait de cho-
quantes inégalités. L'assemblée accueillit leur proposition, et l'ar-
ticle 2 de la loi du 5 août 187/i imposa au gouvernement l'obligation
de présenter, dans la loi de finances de 1876, un projet de nouvelle
répartition du principal des contingens départementaux.
lêiprojet de loi ne fut pas déposé dans le délai prescrit. Cepen-
dant la question avait été mise immédiatement à l'étude. Le direc-
teur général des contributions directes s'était rendu en Hollande
et en Belgique, pour étudier sur place les procédés employés dans
TOME XXXY — 1879, 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
les opérations de péréquation accomplies ou en voie d'exécution
dans ces deux pays ; mais les renseignemens qu'il recueillit ne firent
que confirmer l'opinion antérieure de l'administration, à savoir : que
les documens réunis au ministère des finances, notamment les éva-
luations de 1851, 1862 et 1874, étaient insuffisans pour servir de
base à une nouvelle répartition, et qu'il fallait faire procéder sur
le terrain à un travail plus complet, si l'on devait toucher à l'assiette
de l'impôt foncier.
Sur l'insistance des promoteurs de la réforme, l'assemblée main-
tint sa première décision. La loi de finances du 3 août 1875 enjoi-
gnit de nouveau au gouvernement de comprendre dans la loi du
budget de l'exercice 1877 la proposition qui avait été demandée
pour l'année précédente.
Le ministre des finances dut se conformer à cette injonction
réitérée et saisir le pouvoir législatif d'un projet de réforme. Il dé-
posa devant la chambre des députés, le 23 mars 1876, deux pro-
jets de lois ayant pour objet une nouvelle répartition entre les dé-
partemens du principal de la contribution sur les propriétés non
bâties, le renouvellement des opérations cadastrales et la péréqua-
tion du contingent des propriétés bâties.
Ces deux projets de loi, dont la chambre des députés est encore
saisie, ont été modifiés récemment par une nouvelle proposition en
date du 19 mai 1879.
I.
Avant d'entrer dans l'examen de ces divers projets de loi et du
difficile problème qu'ils sont destinés à résoudre, nous nous deman-
derons si la répartition de l'impôt foncier entre les départemens pré-
sente, comme on l'a affirmé, de graves inégalités qu'il soit urgent
de faire disparaître.
On ne peut pas contester que les inégalités dont on parle aient
existé, qu'elles aient été même intolérables pendant quelque temps.
Nous en trouvons la preuve à chaque page de l'histoire des pre-
mières années de l'impôt foncier en France. Les réclamations des
contribuables étaient alors absolument fondées.
Ces inégalités provenaient de la manière dont les contingens
avaient été formés par la loi du l""" décembre 1790. L'assemblée
constituante avait décidé que les anciens impôts directs supprimés,
la taille, les capitations, les vingtièmes, seraient remplace par
l'impôt foncier, qui devait être en principe proportionnel au revenu
net de la terre et des maisons. Mais on ne connaissait, à ce mo-
ment, ni l'étendue du territoire des nouveaux départemens, ni les
espaces occupés par les différentes cultures, ni la qualité des terres,
LA. RÉFORME DE l'iMPOT FONCIER. 339
»
ni le nombre des propriétés bâties, ni le revenu respectif de chaque
nature de propriétés. On était donc dans l'impossibilité d'asseoir
l'impôt sur une base proportionnelle. On eut recours cà un moyen
empirique : on rechercha ce que chaque province payait d'impôts
directs; à ces impôts réellement payés on ajouta ceux que les ordres
privilégiés auraient dû acquitter; on dressa un état de tous les
impôts par généralité, et l'on mit à la charge de chaque départe-
ment une somme égale aux taxes qui étaient supportées par les com-
munes composant la nouvelle circonscription départementale.
On sait que les anciens impôts étaient très inégalement partagés
entre les provinces. Dans les pays d'états, les impositions étaient
établies avec le consentement préalable des assemblées provinciales,
tandis que dans les pays d'élection elles dépendaient entièrement
de la volonté royale. Les premiers avaient été, par suite, plus
ménagés que les seconds. Ajoutons que quelques provinces réunies
à la France s'étaient fait alTranchir, en vertu de leurs capitula-
tions, de tout ou partie de certains impôts. Les départemens sub-
stitués aux provinces, supportant sous une autre forme les charges
anciennes, héritèrent nécessairement des inégalités antérieures. Le
partage entre les districts et les communes fut, pour des motifs
analogues, non moins défectueux. La répartition individuelle ne
pouvait pas être meilleure, car il n'y avait à ce moment ni cadastre,
ni administration spéciale; l'impôt était divisé par les autorités mu-
nicipales d'après des renseignemens vagues et suivant des apprécia-
tions personnelles.
La somme totale de l'impôt foncier mise à la charge des dépar-
temens en 1791 s'élevait en principal à 240 millions, plus 60 mil-
lions en sols additionnels. Le montant du revenu foncier net, à
cette époque, étant estimé à 1 miUiard ûOO millions de francs, la
propriété immobilière supportait une taxe de 16.66 pour 100 de
son revenu net en principal, et de 20.83 pour 100 avec les sols ad-
ditionnels, c'est-à-dire plus d'un cinquième de son revenu net (1).
Les contribuables acceptèrent les grosses inégalités d'un impôt
aussi lourd, tant qu'ils eurent la faculté de payer leiire taxes en
assignats; mais lorsque la loi du 3 frimaire an vu vint imposer
l'obligation d'acquitter les charges publiques en numéraire, les
plaintes devinrent tellement vives qu'on fut obligé de leur donner
satisfaction.
On s'efforça de diminuer les inégalités au moyen de dégrèvemens
successifs. En 1797, on fit un premier dégi'èvemenl de 22 milHons
au profit de tous les départemens, réparti dans des proportions
différentes suivant le taux de l'impôt de chacun ; en 1798, un dégrè-
(1) Note annexée au projet de loi du 23 mars 187C.
340 REVUE DES DEUX MONDES.
vementdun vingtième;, en 1799, un autre de 18 millions destiné,
lui aussi, à exonérer principalement les départemens les plus
chargés. De 1802 à 1821, divers dégrèvemens sont intervenus et
se sont élevés en totalité à 35,456,065 francs. En moins d'un
quart de siècle, on a donc diminué l'impôt foncier d'une somme
totale de 85,318,6/i9 fr.
A la suite de ces mesures financières, la situation des contri-
buables était déjà considérablement améliorée. En effet, non-seu-
lement l'impôt foncier était descendu de 240 millions en principal
à 154,678,000 francs, mais encore le revenu net de la propriété
immobilière avait progressé et s'élevait en 1821 à 1,580,597,000
francs. La contribution foncière, au lieu de représenter dans son
ensemble 16.66 du revenu net, était descendue à 9.79 pour 100.
En outre, les dégrèvemens consentis par le législateur avaient, on
vient de le voir, profité surtout aux départemens les plus lour-
dement taxés, et par suite les contingens départementaux ne pré-
sentaient plus les grandes inégalités qu'ils offraient à l'origine.
Grâce au développement de la richesse publique, la situation
alla toujours en s'améliorant, et la contribution foncière devint
de moins en moins lourde. Le revenu net des propriétés immobi-
lières augmentait rapidement : il était en 1851 de 2,540,043,000
francs. En conséquence, la proportion de l'impôt foncier au revenu
net n'était plus, à cette époque, que de 6.06 pour 100.
Une grande mesure, qui coûta plus de quarante ans d'efforts et
de travail, vint aussi réaliser un vœu qui était dans la pensée des
constituans de 1790, et accomplir un progrès considérable. Le ca-
dastre, commencé en 1807, était terminé en 1850 dans tous les
départemens, à l'exception de la Corse. La répartition individuelle,
faite désormais sur des contenances exactes et d'après le revenu
cadastral de chaque parcelle, fit disparaître, du moins pendant les
années rapprochées de la confection des opérations cadastrales,
presque toutes les inégalités particulières. Enfin la loi du 7 août
1850, qui supprima les 17 centimes additionnels généraux, réduisit
encore les charges foncières de 27 millions.
On conçoit qu'à la suite de tous ces faits les plaintes des contri-
buables durent se calmer ; en effet elles cessèrent presque com-
plètement. Les contingens s'étaient rapprochés sensiblement de
l'égalité, et les inégalités qui subsistaient encore étaient d'autant
moins senties que l'impôt était devenu moins lourd.
Les revenus de la terre et des maisons prirent d'ailleurs, à partir
de 1850, un essor immense. Une nouvelle évaluation effectuée en 1862
constata que le revenu immobilier net s'élevait à 3,096,102,000 fr.;
et comme l'impôt, en principal, n'avait pas varié, il ne représentait
donc plus que 5.15 pour 100 du revenu foncier. Aussi peut-on dire que
LA RÉFORME DE l'iMPOT FONCIER. Zlll
déjà dans les dernières années de l'empire la question de la péré-
quation n'existait plus; elle n'intéressait plus personne, pas même
les contribuables des départemens surchargés. Le silence des pro-
cès-verbaux de l'enquête agricole le prouve d'une manière irrécu-
sable. Cette enquête avait été ordonnée en 186G pour offrir aux
propriétaires ruraux le moyen de faire valoir tous leurs griefs,
d'exprimer tous leurs vœux. Ils y ont produit en effet toutes sortes
de réclamations, même les moins importantes; ils n'ont pas dit un
mot des inégalités de la répartition de la contribution foncière.
Un de nos principaux économistes, M. Wolovvski, crut pourtant
qu'il devait à la scipuce d'entretenir la commission supérieure de
cette question d'école qui n'avait plus guère qu'un intérêt histo-
rique. La commission, se fondant précisément sur ce que les pro-
cès-verbaux de l'enquête ne contenaient aucun vœu sur la reconsti-
tution des contingens départementaux, décida qu'il n'y avait pas
lieu de prendre la proposition en considération (1).
Le revenu net de la propriété immobilière s'est encore augmenté
depuis l'enquête agricole : l'évaluation de 1874 le porte à
3,959,165,000 francs. Le rapport de l'impôt, en principal, au re-
venu foncier, était ainsi descendu successivement de 16.66 à Zi.24
pour 100.
11 est vrai que la propriété immobilière ne supporte pas seule-
ment l'impôt établi au profit de l'état : elle est assujettie, en outre,
à des centimes additionnels, destinés à faire face aux dépenses des
départemens et des communes. Ces centimes, pour l'exercice
de 1877, représenlaient 97 pour 100 du principal de l'impôt fon-
cier; par conséquent les immeubles ne sont pas imposés en réalité
à li.'^h pour 100 de leur revenu, mais bien à raison de 8.35. Néan-
moins, on doit reconnaître que le taux de l'impôt immobilier, même
avec l'augmentation des centimes additionnels, est encore bien infé-
rieur à ce qu'il était en 1791, car, à cette époque, nous avons vu que
le principal et les sols additionnels s'élevaient à 20.83 pour 100 du
revenu net.
Ajoutons que les centimes additionnels affectés aux dépenses dé-
partementales et communales ne doivent pas être considérés comme
un véritable impôt. Le pro'luit de ces centimes ne sert pas en effet
à défrayer des dépenses d'intérêt général; il est employé plutôt
à des dépenses d'intérêt local et privé. Quand des départemens ou
des communes font construire des ponts, des chemins de fer d'in-
térêt local, des chemins vicinaux, des fontaines, ils font leurs pro-
pres affaires; ils augmentent directement la fortune et les revenus
des particuliers. Par conséquent, si l'on prend sur le revenu fon-
(1) Séance du 4 décembre 18C8.
342 REVUE DES DEUX MONDES.
cier les ressources nécessaires pour l'exécution de ces travaux, on
fait quelque chose qui ressemble beaucoup à ce que les contri-
buables feraient eux-mêmes, en payant avec le produit de leurs
terres les améliorations de leurs exploitations agricoles. Rigoureu-
sement, il ne faudrait donc pas comprendre les centimes addition-
nels communaux et départementaux dans le chiffre de l'impôt fon-
cier, c'est-à-dire dans les contributions affectées aux besoins
généraux du pays.
En définitive, pendant que le revenu de la terre avait augmenté,
les contingens départementaux s'étaient rapprochés du taux moyen,
à la suite des dégrèvemens répartis entre les départemens, en rai-
son du poids de leurs impositions. Les inégalités étaient arrivées à
ne plus guère dépasser les écarts que l'impei-fection naturelle des
choses humaines rend inévitables.
Dans les départemens les plus surchargés,— le Morbihan, la Lo-
zère et le Tarn-et-Garonne, — le taux de la taxe en principal excède
à peine 6 pour 100 du revenu net ; il est de 6.06 dans le Morbi-
han, de 6.09 dans la Lozère, et dans le Tarn-et-Garonne, où il
est le plus élevé, il ne s'élève pas au-dessus de 6.51. Dans six dé-
partemens, il est de 5.50 à 6 pour 100; dans neuf départemens, de
5 à 5.50; dans trente-cinq départemens, de h.2!i à 5 pour 100.
Dans trente-quatre, il est au-dessous de 4.2/1. Les plus ménagés
parmi ces derniers paient en moyenne 3.50. Ainsi, les plus lourde-
ment grevés ne paient guère plus de 6 pour 100 du revenu net en
principal; les plus favorisés, guère moins de h pour 100; pour un
grand nombre, l'impôt varie entre Zi. 50 à 5.50 pour 100.
Les inégalités choquantes alléguées par les auteurs de la propo-
sition sont donc contredites par les documens statistiques comme
par les mesures financières que nous avons fait connaître, et sur-
tout par les résultats de la grande enquête de 1866.
Dans les communes où le cadastre est terminé depuis longtemps,
on trouve, il est vrai, des inégaUtés individuelles plus considé-
rables provenant de ce que le revenu de certaines parcelles a
augmenté depuis la confection des opérations cadastrales, tandis
que le revenu de certaines autres a baissé, alors que les cotes sont
restées faibles pour les premières et fortes pour les secondes ;
mais, on ne saurait trop le remarquer, la proposition faite par
M. Feray en 1873 et les projets de loi déposés par le gouverne-
ment ne s'occupent pas de ces inégalités-là, qui continueraient à
exister, même avec des contingens établis sur la base d'une rigou-
reuse proportionnalité.
Les motifs qui, depuis quelques années, avaient détourné l'at-
tention publique de la question de la péréquation se conçoivent donc
facilement, et aucun motif nouveau n'avait rendu à celte question
LA REFORME DE L IMPOT FONCIER. 343
l'intérêt qu'elle avait perdu. Les plaintes qui s'élevèrent en 1873,
à l'occasion de la surtaxe proposée sur la propriété immobilière,
n'étaient en réalité que l'éclio lointain et attardé de vieilles récla-
mations dont l'objet n'existait plus ou avait été du moins considé-
rablement atténué. L'assemblée nationale n'en persista pas moins
à exiger qu'une proposition de réforme lui fût soumise.
H.
Les projets de lois présentés par le ministre des finances divi-
sent l'impôt foncier en deux contingens généraux distincts : celui
des propriétés non bâties et celui des propriétés bâties. Un mode
spécial de péréquation est adopté pour chacun d'eux.
La séparation des contingens est une mesure rationnelle qui
donnera à l'administration des contributions directes le moyen
d'évaluer le revenu de chaque nature de propriétés par des pro-
cédés différons et mieux appropriés aux difficultés de chacune des
opérations; elle facilitera également les rectifications ultérieures
(les évaluations cadastrales, lorsque des changemens dans les pro-
duits de la matière imposable auront rendu une nouvelle estimation
nécessaire. A ce double point de vue, la division des contingens
est une amélioration réelle qui devra être accueillie avec faveur
par les deux chambres. Elle est appliquée depuis longtemps en
Belgique, en Hollande et dans d'autres états. Elle l'a été en France,
pendant plusieurs années, conformément aux prescriptions de l'ar-
ticle 3/i de la loi du 15 septembre 1807; ce n'est qu'en 1821,
lorsque la répartition de l'impôt foncier fut considérée comme dé-
finitivement fixée, que les propriétés rurales et les propriétés bâties
furent confondues dans la même matrice cadastrale. C'est donc un
retour heureux à la législation antérieure.
D'après les projets ministériels, la péréquation du contingent des
propriétés non bâties devra être effectuée au moyen d'une nouvelle
évaluation générale de leur revenu net. Voici, d'après l'exposé des
motifs, comaieut cette opération préalable doit être pratiquée:
« Des contrôleurs des contributions directes, choisis parmi les
plus expérimentés de chaque département seraient chargés de se
transporter successivement dans toutes les communes des circon-
scriptions qui leur seraient respectivement assignées. Là, ils recueil-
leraient auprès des autorités locales, des répartiteurs, des notaires,
des principaux agriculteurs, des renseignemens aussi précis que
possible sur le produit des diverses cultures, sur les défrichemens,
sur les modifications survenues dans la consistance et le mode
d'exploitation du sol depuis le cadastre, et sur les changemens à
faire subir aux données fournies par le cadastre, pour les mettre
^!\h REVUE DES DEUX MONDES.
en harmonie avec l'état territorial. Ces renseignemens, complétés
et vérifiés à l'ai'^e d'informations puisées dans les communes cir-
convoisines, et auprès des diverses administrations publiques, ser-
viraient de base à une évaluation directe des diverses natures de
cultures d'après leur contenance dans la commune. Celte évalua-
tion serait ensuite contrôlée à l'aide des baux et des déclarations
de locations verl^ales intervenues dans la période décennale expirant
au commencement de l'année précédente, et même des actes de
vente, si les baux et les déclarations verbales faisaient défaut ou
étaient en nombre insuffisant pour assurer le contrôle des évalua-
tions directes.
« Ces évaluations présenteraient, par chaque commune et par
chaque nature de culture, le revenu réel moyen par hectare, et le
total de ce revenu pour l'ensemble de la contenance occupée par
la nature de culture.
(( Les travaux d'évaluation seraient ensuite communiqués dans
chaque département au conseil général. Les observations des con-
seils'généraux ainsi que les tableaux présentant le résumé des opé-
rations pour l'enseml'le de la France, seraient déférés à l'examen
d'une commission centrale siégeant à Paris, dont les membres se-
raient nommés par décret. Enfin le résultat de l'examen des évalua-
tions par cette commission, ainsi que les explications du ministre
des^finances, seraient soumises aux chambres avec un projet de
répartition de la contribution foncière. »
Le revenu net des propriétés rurales étant ainsi établi par le mode
d'évaluation que nous venons d'exposer, la rectification des contin-
gens devait s'effectuer, dans le système primitif du projet de 1876,
au moyen d'une double opération : l'exonération des départemens
surchargés, et le rehaussement des taxes à la charge de ceux qui
avaient été ménagés.
Le ministre des finances ne s'était point fait illusion sur les im-
perfections de ce premier système. Forcé d'obéir aux injonctions
formelles de la loi, il avait accepté vraisemblablement le seul
moyen qui lui avait paru possible dans les conditions d'économie et
de temps indi(]uées dans les discussions parlementaires. Il s'est
empressé de modifier son premier projet, aussitôt que la situation
du budget lui a permis d'adopter une autre combinaison. Le
deuxième système, présenté en 1879, est conçu dans un esprit
différent : le gouvernement propose maintenant d'établir l'égalité
uniquement par le dégrèvement des départemens dont la contribu-
tion foncière est au-dessus du taux moyen.
La répartition des contingens, dans le second système comme
dans le premier, aura toujours pour base l'évaluation sommaire
dont nous venons de parler. Ce mode d'estimation présente-t-il de
LA RÉFORME DE l'iMPOT FONCIER. 345
suffisantes garanties d'exactitude pour justifier une opération aussi
importante? iNous mj le pensons pas.
On ne peut pas admettre que les renseignemens recueillis par les
contrôleurs auprès des autorités locales, des notaires et des princi-
paux agriculteurs, seront toujours désintéressés et sincères. Les
contenances des nouvelles cultures, dunt les produits sont évalués,
ne peuvent pas être établies, sans arpentage, avec une suffisante
exactitude. D'un autre côté, les baux qui fournissent les moyens de
contrôle les plus certains sont loin de procurer des informations
complètes, et surtout de les donner dans des conditions égales
pour toutes les contrées et pour toutes les cultures. Le ministre des
finances reconnaît lui-même, dans l'exposé des motifs, que, si les
baux sont très nombreux dans quelques départemens, ils sont très
rares dans d'autres; qu'ils font même absolument défaut dans des
régions entières; qu'ils sont loin d'embrasser dans des proportions
égales toutes les natures de culture.
Ajoutons que les opérations seront faites dans chaque départe-
ment par des agens différens qui ne jugeront pas de la même ma-
nière, qui n'apporteront pas, dans l'accomplissement de cette délicate
et difficile mission, les mêmes préoccupations ni le même esprit :
les uns seront portés à modérer les évaluations; d'autres, à les
maintenir dans toute leur rigueur. Il est donc certain que les revenus
de toutes les régions ne seront pas soumis à une mesure uniforme.
Le gouvernement a sagement abandonné le projet de surélever
la part des départemens qui, d'après les résultats de l'estimation,
seraient considérés comme étant au-dessous de la moyenne. Nous
croyons, avec le ministre des finances, que les départemens dont
les contingens seraient rehaussés, n'accepteraient pas une augmen-
tation d'impôt fondée sur une opération qui peut être si justement
contestée.
Ce système aurait produit d'ailleurs des résultats inadmissibles.
En effet, la loi proposée n'imposant pas en même temps la recti-
fication des pioces cadastrales, il en résulte que les inégalités qui
existent aLtueîlement dans les sous -répartitions communales au-
raient été maintenues; qu'elles seraient même ag,:ravées dans tous
les départemens dont les contingens subiraient une augmentation.
On peut citer, à titre d'exemple , les résultats que donnerait la
répartition du contingent nouveau dans le département de Seine-
et-Oise. Les bois des environs de Paris ont été cotisés à un taux
très élevé dans les opérations cadastrales, à raison de leur revenu
à l'époque où le cadastre a été exécuté dans cette région. Depuis
l'établissement des chemins de fer et le perfectionnement des voies
navigables, l'usage de la houille et la concurrence des localités plus
346 REVUE DES DEUX MONDES.
éloignées ayant amené une baisse dans le prix des coupes, le re-
venu des bois a di;ninué. Ces propriétés paient aujourd'hui un impôt
qui représente, en principal, 12 pour 100 de leur produit net. Néan-
moins, le département de Seine-et-Oise, dans son ensemble, n'étant
assujetti qu'à une contribution foncière de A. 13 pour 100, son con-
tingent général serait élevé au taux moyen de li.2li. De telle sorte
que la nouvelle péréquation qui serait opérée, en exécution du pro-
jet de loi de 1876, loin de réparer l'injustice dont les propriétaires
de bois se plaignent si justement, aurait pour résultat, au contraire,
d'augmenter encore la taxe foncière d'une nature de propriété déjà
trop surchargée!
Ce système produit encore un autre résultat non moins injuste,
en ce que les parcelles incultes au moment du cadastre, dont les
revenus, après leur mise en culture, augmentent le contingent
départemental, sont, en fait, affranchies presque complètement du
rehaussement de l'impôt. Ce résultat provient de ce que les deux
réparthions ne sont pas faites sur les mêmes élémens. En effet, pour
la fixation du contingent, on prend en considération le revenu
actuel, tandis que, dans la sous-réparlition communale, on continue
à opérer sur le revenu primitif. Or, ces parcelles étant imposées
comme terres improductives, il s'ensuit qu'elles ne supportent
qu'une part dérisoire de la charge nouvelle qu'elles imposent au dé-
partement.
Le nouveau système proposé dans le projet de loi de 1879 est
certainement plus acceptable. On sera disposé vraisemblablement à
se montrer plus indulgent pour les erreurs inévitables des estima-
tions faites dans les conditions que nous avons décrites, si on se
borne à des dégrèvemens partiels qui n'aggravent la position d'aucun
autre département, car on est naturellement moins exigeant pour
la justification d'une exonération qu'on ne le serait si la mesure
devait entraîner une augmentation d'impôt.
Cependant nous sommes porté à penser que ce nouveau projet
n'est pas non plus satisfaisant. S'il n'a pas tous les inconvéniens
du premier, il a, d'un autre côté, une infériorité évidente à l'égard
de celui-ci, qui avait du moins le mérite de viser à l'égalité des
contingens, tandis que, dans le système de 1879, on se borne à
dégrever les départemens dont l'impôt est supérieur à la moyenne;
on laisse donc toujours subsister les inégalités entre les départe-
mens exonérés et ceux dont le contingent est au-dessous du taux
moyen; on se contente de les diminuer. Il a en outre le grave
inconvénient de maintenir, comme le premier projet, les vices des
sous-répartitions communales.
Lorsqu'il s'agit d'imposer au trésor public un sacrifice qui, d'après
LA RÉFORME DE l'iMPOT FONCIER. Zh7
l'exposé des motifs de la proposition de 1879, paraît être de 15 à
20 millions par an, nous sommes convaincu que les pouvoirs exige-
ront une preuve certaine que les départemens qui sont appelés à
en profiter sont réellement surtaxés. Cette justification leurparaîlra
d'autant plus nécessaire, dans les circonstances actuelles, que l'im-
pôt qu'on propose de diminuer n'est ni exorbitant, ni entaché
d'inégalités excessives, et que le dégrèvement ne produirait aucun
résultat économique appréciable.
Les dégrèvemens proposés nous paraissent également inaccep-
tables au point de vue financier et économique.
D'une part, l'exonération sera insensible pour les contribuables
des départemens en faveur desquels elle sera accordée ; elle n'aura
aucune action sur les affaires. Ce sera donc pour le trésor un sacri-
fice sans compensation.
D'autre part, une nouvelle évaluation du revenu des propriétés
rurales, bien qu'elle ne doive avoir pour résultat, en réalité, qu'un
dégrèvement partiel, donnera lieu néanmoins inévitablement à une
grande agitation parmi les populations des campagnes, qui voient
toujours avec défiance des opérations de cette nature. Elles suppo-
seront d'autant plus facilement que ce travail est fait en vue d'une
augmentation ultérieure d'impôt, qu'on a formellement déclaré à
la tribune de l'assemblée nationale, qu'une répartition plus propor-
tionnelle du principal des contingens rendra toujours acceptable et
facile la création de centimes additionnels généraux quand les exi-
gences bu^lgétaires la réclameront. Cette opération, qui ne satisfera
réellement personne, inquiétera tout le monde.
Ajoutons que la réduction du principal de la contribution foncière
apportera le trouble dans les budgets départementaux et commu-
naux. Il est évident, en effet, que les centimes additionnels, qui sont
suffisans avec les contingens actuels, devront être augmentés dans
les départemens où la mesure proposée aura diminué le principal
de l'impôt.
Enfin, en admettant que notre situation budgétaire permette
qu'on fasse un sacrifice au profit de la propriété foncière, il y a
mieux à faire que de dégrever les contingens de quelques départe-
mens. Il faut plutôt faciliter la transmission des propriétés immo-
bilières au profit de ceux qui peuvent en tirer le meilleur parti.
Actuellement la propriété foncière est immobilisée par l'énormité
des droits de mutation. Les frais de vente, y compris les honoraires
des officiers ministériels et les droits de quittance, s'élèvent à
10 pour 100 de la valeur de la chose vendue, c'est-à-dire qu'on ne
peut aliéner aujourd'hui en France qu'à la condition de perdre le
dixième du capital. C'est là certainement la cause principale de la
348 REVUE DES DEUX MONDES.
Stagnation des transactions immobilières. On a fait avec raison de
grands sacrifices pour activer les affaires commerciales et indus-
trielles dans l'intérêt de la prospérité générale. La circulation plus
facile et plus rapide des propriétés foncières, qui représentent la
plus grande partie de la richesse sociale, produirait un résultat éco-
nomique non moins considérable. Les droits de mutation qui étaient
déjà avant 1870 de 6.05, y compris le décime établi par la loi du
6 prairial an vu, ont été depuis nos désastres augmentés de 1 dé-
cime 1/2, c'est-à-dire de 82 cent. :l/2 pour 100; ils sont actuel-
lement de 6.87 cent. 1/2 pour 100. Si on y ajoute les droits de
timbre et les autres frais accessoires, ils accroissent d'un dixième
le prix d'achat. Les aliénations immobilières sont nécessairement
entravées par cette fiscalité excessive.
Avant de songer à diminuer les anciens impôts, notamment le
principal de la contribution foncière, nous avons le devoir de dé-
grever certaines taxes créées après nos malheurs, sous la pression
des charges publiques. Un engagement législatif nous en impose
d'ailleurs l'obligation. La loi du 31 décembre 1873, qui a étabh des
taxes additionnelles aux impôts indirects, notamment les décimes
ajoutés aux droits d'enregistrement, dit que ces taxes sont créées
à titre extraordinaire et temporaire, et l'exposé des motifs de cette
loi ajoute que ces mots à titre temporaire et extraordinaire ont
été placés dans la loi, comme indiquant pour les pouvoirs publics
Vengagement^ dès que la situation financière le permettra, de dé-
grever ces impôts.
Un économiste éminent qui s'est fait rapidement une grande
situation dans la science financière, M. Paul Leroy-Beaulieu, vou-
drait que le droit de mutation sur les transmissions d'immeubles
fût diminué jusqu'à 1 pour 100, et que l'on compensât jusqu'à due
concurrence la perte du trésor par le produit de 10 centimes
additionnels généraux au principal de la contribution foncière.
Nous ne croyons pas qu'on puisse aller jusque-là, ni surtout qu'on
doive acheter la réduction des droits de vente par la création de
centimes additionnels généraux; mais nous pensons que le légis-
lateur doit affecter les sacrifices qu'il croit pouvoir faire en faveur
de la propriété foncière à une diminution des droits de mutation,
plutôt qu'à une réduction partielle du principal de l'impôt foncier.
Si, en même temps qu'on dégrèverait les droits d'enregistrement,
on modifiait les tarifs des officiers ministériels en matière de vente,
on donnerait certainement par cette double réduction un grand
essor aux transactions immobilières. L'augmentation du nombre et
de la valeur des mutations ne serait pas seulement une cause de
prospérité générale ; elle donnerait, de plus, au trésor public le
LA RÉFORME DE l' IMPOT FONCIER. 349
moyen de couvrir une partie du déficit produit par la diminution
des droits, et, aux officiers ministériels, l'équivalent de ce que la
modification des tarifs pourrait leur faire perdre.
La péréquation par voie de dégrèvemens paraît toutefois, à pre-
mière vue, avoir un avantage sérieux, en ce qu'elle permettrait de
soulager les contribuables dont les revenus ont subi, depuis quel-
ques années, de grandes dépréciations, notamment les propriétaires
de vignes, ruinés par les ravages du phylloxéra; mais, quand on
examine la question de plus près, on voit bien vite les imperfec-
tions du moyen proposé, car il ne fait que détourner de leur des-
tination spéciale les secours réservés exclusivement à ceux que
l'on entend secourir.
La réduction du contingent d'un département favorise en effet
tous les contribuables indistinctement. Cependant tous ne sont pas
frappés également : les propriétaires de bois, de prés, de terres
labourables, ne souffrent pas directement des ravages du phyl-
loxéra. Pourquoi accorder un dégrèvement général qui profiterait,
dans les mêmes proportions, à tous les contribuables? La maladie
de la vigne, d'ailleurs, comme les autres maladies des plantes, ne
sera que temporaire, il faut l'espérer du moins; pourquoi faire une
réduction d'impôt permanente et indéfinie? C'est, à notre avis, par
des moyens particuliers, directs, limités dans leur durée comme les
maladies elles-mêmes, qu'on doit chercher à secourir les proprié-
taires des terres ravagées.
in.
Le projet de loi du 19 mai 1879 ne concerne pas les propriétés bcà-
ties. Le contingent spécial de cette catégorie d'imm'^ubles reste tou-
jours soumis au système de péréquation particulier qui fait l'objet
des dispositions du projet primitif du 23 mars 1876.
Voici comment le gouvernement entendrait établir l'égalité de
l'impôt sur les maisons et les usines :
Il propose d'imposer les constructions nouvelles à une taxe
de 5 pour 100 de leur produit net (1). Si dans la commune la pro-
portion de la contribution au revenu est inférieure k 5 pour 100,
ce qui a lieu généralement, paraît-il, le contingent foncier des pro-
priétés bâties serait augmenté de la totalité de l'impôt ; une partie
de cet impôt, représentant la cotisation d'après le régime actuel,
serait supportée par le propriétaire de la nouvelle maison; le sur-
plus serait réparti sur toutes les propriétés bâties de la commune,
(1) Le revenu not imposable représente la valeur locative, déduction faite du quart,
suivant les règles établies par la loi de frimaire an vu.
350 REVUE DES DEUX MONDES.
t
y compris la construction nouvelle. Si le contingent communal
était au contraire supérieur à 5 pour 100 du revenu des maisons
de la circonscription municipale, il serait diminué de la différence
entre le taux de 5 pour 100 et la proportion de l'impôt dans la
commune; toutes les cotes, même celle du bâtiment nouveau, se-
raient réduites proportionnellement.
Les cotes de chaque commune se rapprocheraient ainsi succes-
sivement du taux de 5 pour 100, qu'elles fmiraieut par atteindre
lorsque toutes les maisons de la circonscription auraient été recon-
struites. On arriverait de cette façon, lentement et insensiblement,
à la péréquation des contingens départementaux et à l'égalité indi-
viduelle.
La contribution sur les maisons étant généralement inférieure
à 5 pour 100, l'administration estime que le relèvement des con-
tingens communaux jusqu'à ce taux, au fur et à mesure de la con-
struction des bâtimens nouveaux, procurerait au trésor public une
ressource annuelle supplémentaire de /iOO,000 francs.
Convenons que, si ce système a l'avantage de ne pas troubler
brusquement les intérêts, il a en même temps l'inconvénient de
faire attendre longtemps le bienfait de la réforme qu'il promet, car
la péréquation ne serait réaUsée complètement que lorsque toutes
les maisons existantes à l'époque de la promulgation de la loi au-
raient disparu et auraient été remplacées par des constructions
nouvelles !
Ce procédé a en outre l'inconvénient de mettre à la charge des
autres contribuables de la commune une partie de l'impôt des bâti-
mens récemment construits. D'après la loi du 17 août 1835, qui est
actuellement en vigueur, la contribution à laquelle toute nouvelle
construction est assujettie est supportée exclusivement par le pro-
priétaire, tandis que dans le système du projet de loi le proprié-
taire de cette construction ne supporte exclusivement que la taxe
à laquelle il aurait été tenu en vertu de la loi de 1835; le surplus,
jusqu'au cliilIVe de 5 pour 100 du revenu du bâtiment, est réparti
sur toutes les autres maisons de la commune. — Il en résulterait
que les cotes des autres contribuables augmenteraient par cela seul
qu'il aurait plu à un de leurs voisins de bâtir dans la circonscrip-
tion. Dans une petite connuune où l'on aurait élevé un édifice
important, un château ou une grande usine, les cotes individuelles
des autres propriétaires pourraient être sensiblement rehaussées.
Le projet de loi a emprunté ce système de péréquation à la loi
du h août ISlih, qui en a déjà fait l'application pour la répartition
de l'impôt mobilier. M. Lacave-Laphigne, qui en est l'inventeur,
n'ji\ait accepté ce mode de répartition que comme contraint et
LA REFORME DE L IMPOT FONCIER. 351
forcé, ainsi qu'il le déclare dans l'exposé des motifs de cette loi,
parce que le recensement direct et immédiat de toutes les valeurs
locatives, ordonné en 18/jl par son prédécesseur, M. Humann, pour
rectifier l'assiette de la contribution mobilière, n'avait pas pu être
exécuté. Les opérations du recensement durent, en effet, être sus-
pendues devant les résistances violentes qu'on rencontra dans plu-
sieurs départemens, notamment dans le Puy-de-Dôme et dans la
Haute-Garonne, où l'intervention de l'autorité militaire fut néces-
saire pour le rétablissement de l'ordre. M. Lacave-Laplagne ima-
gina alors, faute de mieux, le moyen que nous venons de décrire.
Il est vraisemblable que, si l'on ne revient pas purement et sim-
plement au système de M. Humann, les contribuables aimeront
mieux le maintien de la loi du 17 août 1835, qui a eu pour
résultat d'augmenter les revenus de l'état de 1836 à 1877 d'une
somme de 1 5,600,000 francs, tout en mettant à la charge exclusive
des propriétaires des nouvelles maisons la totalité de l'impôt auquel
elles sont assujetties.
Le gouvernement demande en outre l'abrogation de l'article 9 de
la loi du 21 mars 187A. Ce texte a décidé que les terres cotisées
comme incultes et improductives, et qui ont été mises en culture
ou sont devenues productives depuis la confection du cadastre,
seront, après le délai de faveur fixé par les lois du 3 brumaire
an vu et du 18 juin 1859, évaluées et cotisées comme les autres
propriétés de même nature et d'égal revenu de la commune où
elles sont situées, et accroîtront le montant de la contribution fon-
cière en augmentant le contingent de la commune, de l'arrondisse-
ment, du département et de l'état. A l'inverse, les parcelles qui
seront devenues improductives depuis la même époque donneront
lieu, au profit du cofitribuable, à un dégrèvement imputable sur
le montant total du contingent départemental.
C'est l'application aux terres incultes mises ultérieurement en cul-
tuj-p,^ — qu'on peut considérer jusqu'à un certain point comme une
nouvelle matière imposable, — du principe de la loi du 17 août 1835,
faite pour les maisons et usines nouvellement construites.
La loi du 21 mars 1874 avait été considérée par tout le monde
comme absolument juste. On sait en effet les grands et heureux déve-
loppemens qu'a pris l'agriculture dans certaines régions de la France.
Nul n'ignore que des terres nombreuses qui étaient en friche à
l'époque de la confection du cadastre ont été peu à peu cultivées,
et que telles qui, d'après les pièces cadastrales, seraient des landes
sans valeur comptent aujourd'hui parmi les plus riches et les plus
productives. 11 semblait donc équitable de ne pas les laisser jouir
plus longtemps d'une véritable exemption d'impôt. Le projet du
352 BEVUE DES DEUX MONDES.
23 mars 1876 propose cependant l'abrogation de la loi de 187/i par
les motifs suivans :
La péréquation générale ordonnée par le projet de loi rendrait
inutile le travail de péréquation partielle prescrit en 187/i.
Après avoir tenu compte de tous les changeniens survenus dans
les natures de cultures , on ne pourrait pas sans double emploi
faire varier encore les contingens, en raison des augmentations pro-
venant de la mise en culture des terres improductives à l'époque de
la confection du cadastre.
Dans les communes où on procéderait à une réfection du ca-
dastre, ajoute-t-on, les dépenses du travail partiel auraient été faites
en pure perte.
Ces trois raisons ne justifient pas, à notre avis, l'abrogation de
la loi du 21 mars.
Les nouvelles dispositions qui sont proposées ne produiront pas
les résultats cherchés en 187Zi. Elles tendent uniquement à l'égali-
sation de la contribution immobilière entre les départemens. Elles
augmenteront bien le contingent des départemens où l'on a mis en
culture des terres jadis en friche, dans la limite du revenu actuel
de ces terres ; mais elles diminueront d'autant celui des autres dé-
partemens; en conséquence, la recette totale du trésor n'en sera pas
améliorée. De plus, le rehaussement du contingent, au lieu d'être
mis à la charge exclusive des propriétaires des terres mises en cul-
ture, sera réparti proportionnellement sur toutes les cotes an-
ciennes; il sera ainsi, contre toute justice, supporté en presque
totalité par les autres contribuables.
D'un autre côté, l'évaluation du produit des parcelles antérieure-
ment improductives, pour arriver à leur imposition conformément
à la loi de 187/i, n'aura pas pour résultat de rehausser une seconde
fois le contingent du département; car, si l'on a déjà compris leur
revenu dans la fixation de ce contingent, on n'en tiendra compte
dans la seconde opération que pour augmenter les cotes particu-
lières. Enfin, dans les rares communes où le cadastre serait renou-
velé, les dépenses d'arpentage et d "évaluation du revenu des par-
celles en question n'auront pas été faites en pure perte, comme on
le croit; car on ne manquera pas dutiliser ces opérations pour le
travail général qui sera ultérieurement effectué.
IV.
La modification de certains contingens départementaux, fondée
sur les opérations défectueuses que nous avons décrites, — la péré-
quation de l'impôt sur les propriétés bâties, appliquée seulement aux
LA RÉFORME DE l'iMPOT FONCIER. 353
maisons et usines nouvellement construites, — ne constituent pas,
à notre avis, une réforme sérieuse. L'abrogation pure et simple de
la loi du 3 août 1875, qui dégagerait le ministre des finances de
robli;,^ation de présenter un projet général de péréquation de l'im-
pôt foncier, serait mille fois préférable à ces demi-mesures.
Sans toucher à la répartition des contingens, et sans procéder à
une nouvelle fixation du revenu foncier sur tout le territoire de la
France, ne pourrait-on pas au surplus corriger les principales iné-
galités individuelles, les seules qui en réalité donnent lieu aux
réclamations des contribuables?
Il nous semble qu'avec quelques mesures spéciales, facilement
applicables et peu coûteuses, on atteindrait ce but.
On pourrait d'abord faire exécuter la loi du 21 mars 187ù. Cette
loi a été votée par l'assemblée nationale, après un examen appro-
fondi de la question et une discussion contradictoire entre les par-
tisans et les détracteurs de la mesure. — Pourquoi ne pas l'ap-
pliquer?— L'exécution de cette disposition ferait disparaît! e les plus
grandes inégalités de la répartition parcellaire, que le système du
projet de loi laisse au contraire entièrement subsister.
On pourrait peut-être, en outre, introduire dans notre législation
fiscale une disposition qui permettrait aux contribuables surtaxés
de demander, dans un délai déterminé, la révision du classement de
leurs propriétés. D'après la législation actuelle, les propriétaires
ne peuvent réclamer que pour des causes postérieures et étran-
gères au classement, telles que cession de terrain à la voie pu-
blique, disparition de fonds par l'effet de la corrosion ou d'envahis-
sement par les eaux, enfin perte de revenu dans quelques propriétés
dont la valeur justement évaluée dans le principe aurait été détério-
rée par suite d'événemens imprévus et indépendans de la volonté du
propriétaire (l). L'ordonnance du 3 octobre 1821 leur avait donné
le droit de réclamer contre le classement de leurs fonds pendant
un délai de six m(»is, à partir de la mise en recouvrement du pre-
mier rôle cadastral. Depuis l'expiration de ce délai, le classement
est inattaquable. — H y a trente ans, en moyenne, que le cadastre
est terminé. Pourquoi ne permettrait-on pas aujourd'hui aux
contribuables de demander individuellement la révision du clas-
sement de leurs propriétés, si ce classement, pour une cause quel-
conque, est actuellement inexact? Puisqu'on a autorisé en 1821 la
rectification des erreurs commises par les agens du cadastre, il
semble qu'on peut permettre aujourd'hui la révision des inexac-
titudes qui sont le fait du temps et des événemens. Nous ne voyons
(1) Article 71 du rè^Iemont du 10 octobre 1821.
TOME xxxiv. — 1879. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
aucun motif de principe ou de pratique qui puisse s'opposer à
cette révision individuelle et actuelle. — Un nouveau délai de
six mois pour produire leurs réclamations serait donné aux pro-
priétaires qui prétendent que leurs parcelles sont actuellement
inexactement classées. — Le montant des réductions serait réim-
posé sur toutes les autres propriétés de la commune. — Les de-
mandes en rectification ne seraient recevables que dans les cas
où les taxes seraient supérieures de 30, ^0, ou 50 pour 100 au taux
moyen de l'impôt foncier de la commune. — Des précautions se-
raient prises contre l'abus des réclamations téméraires.
Ces révisions partielles, par mesures individuelles, ne produi-
raient pas sans doute une égalisation aussi générale que la réfection
complète du cadastre ; les fonds de terre par trop ménagés, qui ne
tomberaient pas sous l'application de la loi du 29 mars 187Zi, ne
seraient rehaussés que par l'effet de la réimposition. Cependant les
mesures individuelles dont il s'agit seraient encore préférables à
l'opération proposée par le gouvernement, qui ne concerne que la
péréquation des contingens départementaux.
Quant aux propriétés bâties, il n'y a rien à faire pour établir
entre elles l'égalité dans la sous-répartition du contingent commu-
nal, car la loi du 15 septembre 1809 et l'ordonnance du 30 octo-
bre 1821 autorisent les propriétaires de ces immeubles, en cas de
surtaxe, à demander, chaque année, dans les trois mois de l'émis-
sion des rôles, une réduction d'impôt.
Cette solution, à notre avis, donnerait une satisfaction suffisante
aux plaintes légitimes.
Si les chambres ne consentent pas à abroger la loi du 3 août 1875 ;
si elles persistent dans leur résolution de faire procéder à une péré-
quation générale, nous croyons qu'il faut en ce cas donner au
ministre des finances une entière latitude. Il faut lui permettre de
faire une réforme complète, efficace et définitive.
Si l'on veut effectuer une répartition réellement proportionnelle
de l'impôt foncier, il faut nécessairement, pour les propriétés ru-
rales, faire procéder à l'évaluation exacte et directe du revenu net
de chaque parcelle, c'est-à-dire renouveler les opérations cadas-
trales.
îl faut aussi simplifier le travail par la suppression des contin-
gens départementaux, qui créent des antagonismes d'intérêts incon-
ciliables et des luttes sans fin de département à département : la
difficulté de régler les rapports des départemens entre eux a tou-
jours été un écueil contre lequel toutes les tentatives de péréqua-
tion ont échoué.
Le revenu réel de chaque parcelle étant déterminé, on applique-
LA RÉFORME DE l'iMPOT FONCIER. 355
rait directement à ce revenu légalement établi le coefficient fixé
par la loi de finances, par exemple li, 5 ou 6 pour 100.
La réforme ne devrait pas avoir pour objet seulement l'égalisa-
tion proportionnelle des cotes actuelles ; il faudrait encore, pour
être complète et définitive, qu'elle donnât le moyen de les main-
tenir indéfiniment dans les mêmes conditions d'égalité, en facili-
tant le renouvellement successif des évaluations du revenu foncier,
après l'expiration de certaines périodes dont la durée serait déter-
minée. A ce point de vue, la conservation obligatoire des opéra-
tions cadastrales serait une chose essentielle.
Le renouvellement périodique des estimations du revenu foncier
aurait pour effet d'assurer constamment la proportionnalité de la
contribution immobilière. Cet impôt suivrait ainsi, à certains inter-
valles, les changemens qui s'opèrent dans l'industrie agricole, et
dans les conditions économiques de chaque région ; il croîtrait
avec le revenu national, sans augmentation des taxes. Il n'aurait
pas, il est vrai, la même flexibilité que la contribution des patentes,
qui suit les mouvemens annuels de l'industrie et du commerce, car
on ne peut pas refaire chaque année les travaux du cadastre, mais
il acquerrait cependant une certaine élasticité qui lui a manqué
jusqu'à présent.
Quant aux propriétés bâties, on ne peut établir, en ce qui les
concerne, une juste répartition que par un recensement de toutes
les valeurs locatives. L'esprit public s'est amélioré depuis trente-
cinq ans, le patriotisme des contribuables s'est élevé et éclairé; il
est vraisemblable que l'opposition brutale et aveugle de ISiil ne
se renouvellerait plus.
Le recensement des valeurs locatives est une opération d'une
grande importance dans notre système financier, car c'est le seul
moyen de donner une base certaine à l'assiette de l'impôt foncier.
Pour ne pas compromettre le succès de cette entreprise, il serait
sage de ne pas la compliquer d'une préoccupation de relèvement
de taxe. On devrait, au contraire, pour en assurer la réussite, dé-
clarer expressément que l'opération n'a pas pour objet une aug-
mentation d'impôt, et prendre même l'engagement de ne pas
l'ehausser les contributions foncière et mobilière avant l'expiration
d'un délai de dix ans. 11 conviendrait de décider également que la
fixation du revenu des propriétés bâties ne serait renouvelée, comme
pour les propriétés non bâties, que par périodes dont on détermi-
nerait la durée.
L'ensemble de toutes ces mesures assurerait la péréquation de
l'impôt foncier en France d'une manière effective et durable.
Mais la réforme qui vient d'être esquissée, et qui est la seule effi-
356 REVUE DES DEUX MONDES.
cace, la seule qui doive être acceptée, à notre avis, si l'on tient à
faire un travail de répartition générale, cette réforme est-elle pos-
sible et ne soulève-t-elle pas des objections graves? C'est ce que
nous allons examiner sommairement.
La moblliié de l'impôt foncier, que nous accepterions comme un
progrès dans les conditions que nous avons indiquées, est vivement
critiquée par un grand nombre de personnes, qui considèrent, au
contraire, la fixité comme la qualité essentielle de la contribution
foncière. Dans ce nombre nous citerons des financiers éminens : le
baron Louis, le comte Mollien, le comte Roy, MM. de Chabrol et
Humann. Ils disent que la fixité des contingens, en ce qui concerne
la propriété rurale, est commandée par la matière imposable elle-
même, qui est permanente de sa nature, et que les évaluations du
revenu ayant été faites en raison des qualités intrinsèques de la
terre, duivent rester invariables. Ils invoquent l'intérêt de l'agri-
culture, qui ne pourrait pas prospérer si les améliorations devaient
entraîner le rehaussement de l'impôt.
Malgré notre déférence pour ces grands maîtres, nous ne pou-
vons pas accepter les deux motifs donnés à l'appui de leur opinion.
La propriété foncière n'est pas une matière imposable inva-
riable. Lorsqu'une terre inculte et improductive est convertie en un
vignoble fertile, elle constitue, dans son dernier état, au point de
vue de l'impôt qui, légalement, est proportionnel au revenu, une
chose essentiellement différente de la terre primitive. De même,
une forêt inexploitée et inexploitable à cause de ses accès difficiles,
qui est ultérieurement traversée par une voie ferrée et desservie
directement par une gare, est évidemment une chose imposable toute
différente. On ne peut donc pas dire que la terre, à ce point de vue
particulier, soit permanente et immuable.
On ajoute qu'il faut encourager l'agriculture, que les proprié-
taires, rassurés contre la crainte de voir le fisc venir prendre sa part
dans la plus-value obtenue par leur industrie, se livrent à des tra-
vaux d'amélioration qu'ils ne feraient probablement pas, si le revenu
qu'ils obtiennent par ces travaux devait être imposé; que d'ailleurs
l'état profite indirectement de la plus-value donnée aux terres, en
prenant des droits de mutation plus élevés en cas d'aliénation.
Ce second motif ne peut pas nous convaincre davantage. Les
industriels qui veulent perfectionner ou augmenter leurs moyens
de production ne sont point arrêtés dans l'exécution de leurs projets
par les droits d(3 patentes qui s'accroissent à raison du développe-
ment de l'industrie; l'impôt qui sera établi sur les maisons nou-
velles n'empêche pas davantage de construire. On ne peut pas, en
vérité, supposer que le propriétaire d'une terre inculte qui peut, en
LA RÉFORME DE L IMPOT FONCIER. 557
la plantant en vigne, lui faire produire soixante hectolitres de vin
par hectare, recule devant la dépense de plantations, parce qu'il
aura à payer plus tard /i ou 5 francs d'impôt par hectare !
Des économistes, partisans encore plus absolus de la thèse de la
fixité de l'impôt foncier, prétendent même que le propriétaire actuel
n'a pas qualité pour demander un dégrèvement. Ils disent que de-
puis près d'un siècle l'impôt est entré en considération dans toutes
les transactions immobilières, qu'il s'est incorporé à la terre elle-
même, qu'il a été un des élémens qui ont servi à la détermination
du prix, que par conséquent c'est le possesseur de l'immeuble à
l'époque où l'impôt a été établi qui a supporté la perte résultant de
l'inégalité dans la taxation. Ils en concluent que le propriétaire
actuel qui a acheté la chose diminuée de cette partie du revenu n'est
pas autorisé à se plaindre de la répartition. On invoque également
l'exemple de l'Angleterre, où, depuis près de deux siècles, les éva-
luations du revenu foncier sont restées immuables.
Ces raisons ne sont pas plus probantes. Il faut d'abord écarter
l'autorité du précédent pris dans l'histoire financière de l'Angle-
terre, car le propriétaire foncier en Angleterre, vis-à-vis de l'état,
est plutôt le débiteur d'une rente rachetable qu'un véritable con-
tribuable. En France la contribution foncière a un autre caractère :
c'est une taxe proportionnelle au revenu.
La législation française n'a jamais garanti au propriétaire la fixité
du revenu cadastral pour un temps indéfini, mais seulement pen-
dant l'existence légale de la matrice cadastrale. La facidté de renou-
veler, après une certaine durée, les évaluations du revenu découle
du principe même de la proportionnalité de l'impôt. Elle a été d'ail-
leurs formellement proclamée dans le projet de loi de 18/i6, par
lequel M. Lacave-Laplagne proposait de renouveler, après chaque
période de trente ans, les plans parcellaires et les évaluations cadas-
trales. Le législateur l'a reconnu lui-même par la loi du 7 août 1850
ainsi que par les résolutions du 5 août 1874 et du 3 août 1875.
Une critique d'une autre nature est encore adressée au système
qui supprime la répartition successive de l'impôt foncier entre les
départemens, les arrondissemens, les communes et les contribua-
bles. On lui reproche de transformer la contribution immobilière
en un impôt de quotité.
L'administration des contributions directes, spécialement, admet
l'impôt de quotité sur les revenus du commerce et de l'industrie ;
nous pouvons même ajouter qu'elle l'admet également sur les pro-
priétés bâties, du moins d'une manière implicite, puisqu'elle pro-
pose d'imposer toutes les constructions nouvelles d'une taxe de
5 pour 100 de leur revenu net, pour arriver finalement à soumettre
353 REVUE DES DEUX MONDES.
toutes les maisons à cette même taxe; mais elle le repousse sur les
revenus de la terre.
Le mode de quotité a ses avantages et ses inconvéniens. C'est un
procédé de perception certainement plus perfectionné, plus en rap-
port avec les progrès réalisés dans l'administration du recouvre-
ment des impôts, que le système de la répartition. La répartition
est une sorte d'abonnement avec les localités, qui sont tenues
de donner au trésor public une somme fixée à l'avance, dont
le partage entre les contribuables est fait par les autorités loca-
les, avec le concours de l'administration des contributions di-
rectes. L'état sacrifie une partie de l'impôt à la certitude d'avoir,
sans aucune chance aléatoire, la totalité de la contribution déter-
minée par le pouvoir législatif, et à l'avantage d'être désintéressé
dans les opérations qui ont pour objet la fixation du montant de
chacune des cotes : c'est une sorte de fermage sous une forme par-
ticulière, une tradition des administrations de l'ancien régime.
L'impôt de quotité au contraire est perçu à raison du revenu de
chaque contribuable; il monte ou descend comme la richesse pu-
blique. Si le trésor subit les conséquences des chances défavorables,
il profite d'un autre côté des accroissemens des revenus qui jusqu'à
présent ont toujours suivi une marche ascendante.
Un des grands avantages du mode de quotité, c'est que l'aug-
mentation des recettes se fait toute seule, automatiquement en
quelque sorte, par le fait du développement de la richesse, tandis
qu'avec le système de la répartition, pour que l'impôt puisse suivre
le mouvement ordinairement progressif de la matière imposable, il
est nécessaire de procéder par voie d'augmentation des contingens.
Si, dans ce système, les contribuables ne paient que ce qu'ils doi-
vent, en revanche ils paient tout ce qu'ils doivent.
L'administration de l'état est obligée, il est vrai, de répartir elle-
même l'impôt, de se donner la paine de le percevoir à ses risques
et périls, sur les basos établies par la loi; mais on ne peut pas en
faire une objection, car c'est le devoir du gouvernement dans les
pays civilisés de s'imposer cette peine.
Le mode de quotité appliqué à l'impôt foncier ne constituerait
pas d'ailleurs une nouveauté dans notre législation fiscale : cette
innovation ne changerait pas les principes des lois organiques de la
contribution immobilière en France; ce ne serait, au contraire,
qu'un retour pur et simple au système primitif des lois rlu 1"' dé-
cembre 1790, du 3 frimaire an vu et du 15 septembre 1807. Le duc
de Gaëte, ministre des finances de 1799 à 181/i, qui avait été aupa-
ravant chef de bureau de la direction générale des contributions
sous Necker, commissaire de la trésorerie sous l'assemblée natio-
LA REFORME DE L IMPOT FONCIER. 359
nale, qui avait concouru à la préparation des lois de finances de
cette époque, déclare positivement que le législateur de 1790 avait
entendu faire de la contribution foncière un impôt de quotité.
Dans un savant rapport sur les projets de loi du 23 mars 1876,
présenté à l'assemblée générale du conseil d'état, M. le président
Du Martroy a analysé en termes clairs et concis l'opinion de M. le
duc de Gaëte sur ce point (1).
« M. le duc de Gaëte, dit-il, en cherchant à constituer la contri-
bution foncière sous la forme d'un impôt de quotité, entendait se
conformer à l'esprit et revenir à l'exécution de la loi du 1"' dé-
cembre 1790, sainement interprétée. L'assemblée constituante en éta-
blissant la contribution foncière avait voulu copier l'impôt des ving-
tièmes, le moins impopulaire des impôts de l'ancien régime, et qui
était un impôt de quotité. Cette contribution dont le montant, dé-
terminé à l'avance, devait être réparti entre les départemens, avait
bien certains caractères de l'impôt de répartition ; mais il en était
ainsi parce que, les revenus territoriaux de la France n'étant pas
encore connus d'une manière certaine, et d'autre part, l'impôt fon-
cier étant la principale branche des revenus publics, il fallait bien
assurer d'avance la somme nécessaire pour les besoins du budget.
Mais ce n'est que d'apparence et provisoirement que ce caractère
avait été donné à l'impôt foncier; l'assemblée entendait si bien
établir un impôt de quotité qu'elle a reconnu à tout contribuable
taxé au delà du sixième de son revenu, le droit d'obtenir une
réduction, et d'autre part, pour remédier aux inconvéniens de cette
répartition provisoire, elle a prescrit la confection d'un cadastre
général parcellaire en vue d'estimer individuellement en quelque
sorte le revenu de chaque parcelle de propriété. Supposons, disait
M. le duc dô Gaëte, que le revenu cadastral de la France soit éva-
lué à J50 raillions, et que la législature veuille fixer h 15 millions
le contingent de l'impôt foncier, la loi de finances n'aura qu'à dis-
poser que chaque contribuable paiera 10 pour 100 de son revenu
imposable, et alors, plus de répartition à faire par la loi entre les
départemens, et par les conseils généraux et d'arrondissemens entre
les arrondissemens et les communes. La contribution foncière de-
vient un impôt de quotité, en ce que chaque contribuable paie
i'^olément une partie aliquote de son revenu, la même pour tous. »
La loi du 15 septembre 1807, rendue sous le ministère du duc de
Gaëte, avait commencé à mettre ce système à exécution ; elle en
était l'exacte application. Mais, après la chute de l'empire, le mode
de quotité fut abandonné, plutôt peut-être par esprit de réaction
(1) Ilapi;ort de i!. Du Mavtroy, p. 26 et suiy.
360 REVUE DES DEUX MONDES.
contre le régime précédent, qu'à raison des avantages réels du nou-
veau procédé par lequel on le reaiplaça. Les lois du 15 mai 1818,
du 17 juillet 1817 et du 31 juillet 1821 organisèrent la perception
de l'impôt foncier sur d'autres bases.
Malgré ce changement de système, il reste bien établi que les
législateurs de 1790, de l'an vu et de 1807, avaient entendu faire de
l'impôt foncier un impôt de quotité, et qu'en revenant à cette forme
de perception on ne ferait que se conformer à l'esprit des lois fon-
damentales de la matière.
Ajoutons que la Belgique a transformé en 1867 son impôt foncier
en un impôt de quotité; le revenu est fixe pendant toute la durée
des pièces cadastrales. Elle a condamné, comme le législateur fran-
çais, le principe de la fixité de la contribution foncière.
Cependant des objections sérieuses sont faites contre cette trans-
formation. Si l'on se proposait de faire de la contribution foncière un
véritable impôt de quotité dans la rigoureuse acception du mot, il se
présenterait effectivement une première difficulté qui pourrait être
considérée comme invincible. Si on devait procéder annuellement
à une nouvelle évaluation du revenu de chaque parcelle, d'après les
changemens survenus dans la nature des cultures, ou d'après des
classifications nouvelles; si, en d'autres termes, il s'agissait de faire
chaque année pour la contribution immobilière ce qui est pratiqué
pour la perception de l'impôt des patentes, il faudrait en ce cas
s'attendre à une grave objection, tirée de l'impossibilité d'établir
les revenus parcellaires, et par suite les cotes innombrables à im-
poser aux propriétaires fonciers.
Nous recoiinaissons que ce qui est possible avec 1,600,000 paten-
tables, serait matériellement irréalisable pour 1/10,000,000 de par-
celles. Mais ce n'est pas ainsi qu'on entendrait exécuter la mesure.
Le revenu serait immuable aussi longtemps que les opérations cadas-
trales resteraient obligatoires. Les rôles seraient dressés sur les
revenus constatés pour chaqu -, parcelle, et on appliquerait directe-
ment à ce revenu, comme le disait le duc de Gaëte, le taux de la
taxe fixé par la loi de finances, sans aucune autre complication.
La taxe serait appliquée de la môme manière sur le revenu des
propriétés bâties, déterminé par le recensement des valeurs loca-
tives.
0n prétend aussi que le mode de quotité crée un antagonisme
entre l'administration et les contribuables; on cite à l'appui de cette
objection le mot de Turgot, qui a dit que « quand il s'agit de l'impôt
de quotité, le roi est seul contre tous. » — C'est vrai, en ce sens
que, dans le système de répartition, le contingent étant fixé à l'a-
vance, l'état est désintéressé dans la division qui en est faite ensuite
LA REFORME DE L IMPOT FONCIER. 361
entre les contribuables; tandis que dans la forme de quotité, la
lutte, au lieu de s'établir entre le contribuable et la commune, s'en-
gage entre le contribuable et l'agent des contributions chargé de
la fixation de la cote. On pourrait craindre que l'intervention des
agens du fisc n'excitât plus de défiance que l'action des autorités
locales et n'eût pour effet d'entraver le recouvrement de l'impôt.
Mais l'expérience prouve que cette objection est plus grave en
théorie qu'en pratique. La cotisation de l'impôt des patentes, qui
est une opération non moins délicate, ne provoque aucune protes-
tation de la part des contribuables contre les employés de l'admi-
nistration. Pourquoi la perception de l'impôt foncier présenterait-
elle plus de difficultés?
On ne siurait prétendre que, dans le mode de quotité, le trésor
doive rencontrer les intérêts des contribuables coalisés contre lui.
Tous les contribuables ont au contraire intérêt à ce que chacun
paie sa part proportionnellement à son revenu, car le dégrèvement
que l'un obtient ne profite pas aux autres, et ce qui est enlevé frau-
duleusement au fisc doit être supporté par tous les contribuables.
En faisant payer à chacun ce qu'il doit légalement, l'état agit donc
en réalité dans l'intérêt de tous.
On a prétendu encore que si on établissait l'impôt de quotité,
les conseils de préfecture et le conseil d'état, composés de fonction-
naires amovibles, ne pourraient plus juger les litiges relatifs aux
contributions directes, parce que l'état, devenant l'adversaire des
contribuables pour la fixation de l'impôt, ne pourrait pas être dans
ces affaires juge et partie. Ces contestations devraient être portées
devant les juges ordinaires, dont il faudrait doubler le nombre.
L'expérience a fait également justice de cette nouvelle objection.
La juridiction administrative juge effectivement les contestations
que fait naître la perception de l'impôt des patentes ; son indépen-
dance et son impartialité n'ont jamais été contestées.
Mais il y a contre le projet d'une réforme générale de la réparti-
tion de l'impôt foncier des objections plus graves. N'y aurait-il pas
en effet de grands inconvéniens à faire procéder à des opérations
cadastrales qui dureraient certainement plus de dix ans, peut-être
vingt ans, et dont le résultat, pouvant entraîner une augmentation
de l'impôt, inquiéterait les intérêts des propriétaires de 140 mil-
lions de parcelles? Ces opérations entretiendraient dans le pays,
pendant toute leur durée, une agitation permanente qui aurait des
conséquences fâcheuses pour la tranquillité du pays et même pour
la sécurité du gouvernement.
La crainte de provoquer des mécontentemens parmi les proprié-
taires des 18,500,000 maisons ou usines a empêché l'administra-
362 REVUE DES DEUX MONDES.
tion des contributions directes de proposer le recensement général
des valeurs localives, pourtant bien nécessaire pour rectifier la ré-
partition de l'injpôt sur les propriétés bâties. Cette crainte est bien
plus redoutable lorsqu'il s'agit d'une mesure qui semblerait me-
nacer les intérêts des propriétaires de tout le sol français. Et que
penser de l'énormité de la dépense qu'entraînerait la réalisation de
la réforme?
L'administration des contributions directes estime que, même en
utilisant autant que possible les documens existans, la dépense de
la réfection du cadastre s'élèverait à une somme qui ne serait
pas inférieure à 150 millions. Le cadastre, commencé en 1807 et
terminé en 1850, a coûté environ 160 millions; mais les prix des
travaux exécutés à des époques qui remontent en moyenne à trente
ans seraient aujourd'hui évidemment plus élevés. Si, en effet, on
prenait pour base de cette évaluation le coût des opérations cadas-
trales cfid se poursuivent actuellement dans les départemens du
Nord, de la Savoie, de la Haute-Savoie, des Alpes-Maritimes et de
la Corse, on arriverait à un chiffre bien supérieur : dans ces cinq
départemens, la dépense est, en moyenne par hectare, de 1 franc
83 cent.; de 93 cent,, par parcelle, plus une indemnité fixe de
hO francs par commune, accordée à l'inspecteur et au contrôleur
des contributions directes. D'après ces prix, la dépense de réfec-
tion du cadastre pour toute la France s'élèverait à 223,1/10,000
francs. Le recensement des valeurs locatives des maisons et usines
coûterait, en outre, d'après l'apprécialion du service spécial, une
somme de 12 millions de francs. Les frais annuels pour la conser-
vation des opérations cadastrales monteraient à 10 millions de
francs. L'ensemble de ces diverses opérations entraînerait donc une
dépense totale de 162 à 235 millions en capital, et une charge
annuelle de 10 millions, non compris les frais qu'occasionnerait, à
l'expiration de la durée légale de chaque période , le renouvelle-
ment successif des évaluations du revenu foncier.
Serait-il raisonnable, pour faire cesser les inégalités dont nous
avons apprécié l'importance, surtout lorsqu'on peut corriger les plus
considérables par des mesures individuelles, rapides et peu dis-
pendieuses, de s'engager clans une entreprise aussi coûteuse?
Pour tout esprit impartial, la réponse n'est pas douteuse. Nous
approuvons le ministre des finances d'avoir considéré que le but et
les résultats d'une réforme générale de l'impôt foncier ne peuvent
pas justifier un pareil sacrifice.
Matiiieu-Bodet.
UHISTOIRE MONUMENTALE
DE ROME
ET LA PREMIÈRE RENAISSANCE
II.
DU SOIN DES ÉDIFICES A ROME PENDANT LE XV« SIÈCLE.
I. Eug. Muntz, les Arts à la cour des papes pendant le xv'= et le xvi^ siècle, première
et deuxième parties, fascicules 4'= et 9*' de la Bibliothèque des Écoles françaises d'A-
thènes et de Rome, 1870. — II. J.-B. de Rossi, Fiante iconografiche e prospetliclie
di Borna... {Plans figurés de la ville de Borne, antérieurs au xvi* siècle), Rome,
Spithôver, 1 vol, in-4o de texte et un atlas in-folio.
I.
La décadence monumentale de Rome (1) pendant le moyen âge
n'avait pu s'accomplir qu'au mépris de quelques-unes des plus
anciennes et des plus profondes traditions romaines. Nous avons dit
de quel respect religieux le droit italien primitif entourait la pro-
priété publique ou privée, humaine ou divine. Dès l'origine, le mur
et le fossé de la ville augurée, le terme entre deux champs, le pont
si nécessaire en temps de paix et si dangereux en temps de guerre,
le temple enfin, demeure des dieux, étaient presque également
sacrés. C'est un penchant naturel aux hommes, c'est une pensée
(1) Voyez la Revue du l*' septembre.
365 REVUE DES DEUX MONDES.
légitime si elle reste intelligente et élevée, de confondre avec leur
foi religieuse la préoccupation de leurs plus graves intérêts ; et
dans les sociétés qu'ils forment, beaucoup de ces intérêts, matériels
ou moraux, se rattachent aux édifices construits par leurs mains. Il
n'en a pas été sous le christianisme autrement que dans l'antiquité :
Saint Bénezet, aux premiers temps du moyen âge, consacre sa vie à
l'établissement et à l'entretien de ponts aux passages les plus
périlleux des Alpes, et le temple chrétien reçoit de la consécration
du prêtre un divin caractère. A Rome, le gouvernement civil a con-
tinué, pour la protection des édifices publics, l'œuvre du droit
religieux. Il serait facile de montrer, par une série de textes légis-
latifs, que les empereurs ont apporté un grand zèle à la surveillance
et à la conservation des monumens. Ces traditions ont pu s'affaiblir;
mais le sentiment de l'antique majesté romaine, qui ne s'est jamais
entièrement éteint, les a entretenues, et l'idée d'une Rome destinée
à une gloire nouvelle lésa ranimées. Le temps et le malheur même
n'ont fait qu'affirmer toujours davantage cette puissance permanente
et qui semblait indestructible. Les peuples barbares y rendaient
hommage à leur manière, soit quand ils s'irritaient contre Rome et
pensaient follement la détruire, soit lorsque, séduits eux-mêmes,
ils enviaient le mérite de s'associer à sa grandeur, ou de la gou-
verner et de relever ses premières ruines.
Théodoric, roi des Goths, eut cette ambition. Les lettres de son
ministre Cassiodore nous instruisent des soins intelligens qu'il prit
et des sommes iuiportantes qu'il destina pour l'entretien et la pro-
tection des monumens de Rome. Un magistrat spécial, comme jadis,
fut chargé d'y veiller ; l'architecte urbain dut exiger l'observation
des règles techniques dans les constructions nouvelles; on reprit
la fabrication officielle des briques, si abondante sous l'empire et
il n'est pas rare de retrouver aujourd'hui les mattoni de Théodoric
portant cette inscription : Félix Borna. Cassiodore exprime, avec
une emphase qui est de son temps, une ardeur très respectable et
très sincère; quand il rédige pour le préfet Symmaque l'ordre de
quelques réparations au théâtre de Pompée, au palais des Césars,
au cirque Maxime, au Colisée, il prend le langage de l'administra-
teur, mais aussi celui de l'archéologue et du moraliste. On dirait
qu'il prend même celui du poète lorsque, dans son admiration
peut-être superstitieuse et dans sa sollicitude pour les magnifiques
statues de bronze, impuissant à les protéger comme il le voudrait,
il exprime l'espoir que, si quelque téméraire y veut porter atteinte,
elles retentiront sous les coups, et appelleront d'elles-mêmes
contre les profanateurs un rapide châtiment.
La période carlovingienne, en montrant la dignité impériale res-
l'histoire monumentale de ROME. 365
taurée avec éclat par le souverain pontife, consacra la double ma-
jesté de Rome moderne ; cette période compte pour beaucoup dans
l'histoire monumentale, soit par les travaux du pape Adrien P'',
qui répara les murs et les aqueducs, soit par le premier exemple
connu du plus intelligent hommage qu'on pût rendre aux monu-
mens antiques : le manuscrit d'Einsiedeln, qui date d'alors, con-
tient le plus ancien recueil d'inscriptions, joint à une description
de la ville où se montre un explorateur instruit en même temps
qu'un pieux pèlerin.
Les rédacteurs des Mirabilia n'ont certes pas su concilier aussi
bien la dignité des souvenirs avec la manifestation de leur foi reli-
gieuse. On ne peut nier cependant qu'au fond de leurs légendes,
même les plus absurdes, il n'y eût un vif sentiment d'admiration
pour un glorieux passé, qu'il leur manquait seulement de mieux
connaître et de mieux comprendre. Lorsqu'ils imaginaient que les
diverses provinces auxquelles Rome commandait se trouvaient re-
présentées au Capitule par autant de statues dont chacune, portant
une clochette au cou, tournait la tête si quelque révolte se pro-
duisait au loin, et avertissait du danger, il y avait dans cette con-
ception, quelque puérile qu'elle puisse être, l'idée de l'ancienne
domination s'étendant à beaucoup de peuples éloignés et divers.
Quand ils essayaient de marquer dans quel temple avait eu lieu le
meurtre de César, quand ils montraient Cybèle apparaissant à
Agrippa pour lui ordonner de construire le Panthéon, quand ils
refaisaient à leur manière l'histoire « d'Octavian empereur, de si
grande beaulté et prospérité, vivant en paix et justice, et que le
monde entier vouloit adorer,.. » quand ils rapportaient enfin la
célèbre scène de la clémence de Trajan, — bien qu'ils s'appliquas-
sent toujours à mettre chacune de ces légendes païennes en relation
forcée avec quelque légende chrétienne, ce n'en étaient pas moins
autant d'hommages sincères envers l'antiquité classique.
Pour trouver les premières traces d'une renaissance romaine
offrant quelque originalité réelle, ce n'est pas encore le \V siècle
qu'il faut interroger ; en effet, lorsque le célèbre moine Didier, en
1066, fait construire l'église du Mont-Cassin, c'est à Constantinople
qu'il demande des fondeurs en bronze, des mosaïstes, des orfèvres;
il fait venir des artistes amalfitains, élèves des écoles byzantines, et
des Lombards, habitués, comme le furent toujours ces Italiens du
nord, à travailler la pierre. S'il vient à Rome, c'est seulement pour
y faire acquisition de colonnes, de marbres sculptés, de chapi-
teaux, qu'il y rencontre tout faits et à bon compte, car toute la
ville n'est qu'une vaste carrière où se débitent les débris des an-
ciens monumens. Les Romains d'alors ne sont pas plus architectes
366 REVUE DES DEUX MONDES.
que sculpteurs : ils habitent dans les ruines, qu'ils accommodent
misérablement à leurs besoins.
Ce n'est qu'au début du xii^ siècle qu'on voit poindre un mou-
vement nouveau, soit que les souvenirs de l'antiquité classique
aient seulement sommeillé jusque-là, soit que Rome ait été ranimée
par les influences qui s'exerçaient non loin d'elle, en Toscane ou
bien dans le sud de l'Italie, d'où l'école du Mont-Cassin était restée
en rapport avec l'empire d'Orient et les rois de Sicile. Peut-être
l'art de la mosaïque ne s'était-il jamais, dans Rome, tout à fait
interrompu : il reparait vers 1130 à Sainte-Françoise Romaine et à
Sainte-Marie du Transtévère. C'est aussi l'époque, de 1110 à 1120,
où l'art du bronze, après avoir émigré longtemps à Constantinople,
semble être de retour. Alors même se montrent d'élégantes œuvres
du style gothique, ces campaniles à cinq ou six étages de colon-
nettes et d'arceaux, ces cloîtres aux légères colonnes incrustées de
marbre, et dont quelques-uns ont échappé heureusement aux des-
tmctions du xvi" siècle. Bien plus, toute une école d'artistes romains
va inaugurer un art à peu près inconnu jusqu'alors et remplir de ses
œuvres le centre de l'Italie. Au milieu de cette immense abondance
de marbres précieux, dont les fragmens jonchaient la terre, des
familles d'artisans, en possession peut-être de certains droits d'ex-
ploitation, s'étaient facilement exercées à la sculpture avec mosaï-
ques. La famille des Cosmati s'est fait en ce genre une brillante
réputation, qui a duré jusqu'au commencement du xiv® siècle. On
peut établir leur généalogie authentique, grâce aux signatures gra-
vées sur leurs ouvrages à Subiaco , Anagni , Cività Castellana et
Rome (1). Dans Rome même, on doit à Laurent les deux ambons de
l'église d'Ain Cœli, à Cosme le léger édifice de la chapelle Sancta
Sanctorum^ du xiij'' siècle, reste unique de l'aricien palais des papes à
Saint-Jean de Lateran ; à Jean son fils, contemporain de Boniface YIII,
le tombeau de Guillaume Durand, évêque de Mendc, dans l'église de
la Minerve, et peut-être le cloître de la basilique de Saint-Paul hors
les Murs. Rome a conservé de ces intelligens artistes beaucoup d'au-
tres œuvres encore : les belles sépultures des Savelli à Y Ara Cœli,
l'élégant ciborhun de Sainte-Marie in Cosmedin , des pavages d'é-
glises, des candélabres, des tabernacles. Tout visiteur se rappelle
quel agréable contraste ces restes délicats de l'art du moyen âge pré-
sentent entre les majestueuses ruines antiques et les fastueux édifices
de la seconde renaissance. Toutefois, à la vue de la prodigieuse quan-
tité de fragmens précieux employés pour ces diiïérens ouvrages, on
est obsédé de la pensée du pillage impitoyable et permanent qui
(1) Jacobus Laurentii, Jacobiis ciini Cosma fdio suo, Johannes filius Cosmati, etc.
l'histoire monumentale de ROME. 367
s'est fait des édifices classiques : c'est en parcelles qu'ont été ré-
duits les riches matéiiaux de l'ancienne Rome, quand on ne les a
pas entièrement détruits dans les fours à chaux. Et ce moyen âge
romain sera lui-même impitoyablement poursuivi et ravagé par les
grands artistes du xvi^ siècle, puis par leui's fastueux disciples des
époques suivantes.
Pendant que les Cosmati donnaient naissance à une première
école moderne d'artistes romains, que devenait le soin des monu-
mens antiques? On ne saurait méconnaître l'importance du décret
émis par le sénat, le 27 mars 1162, en faveur de la conservation de
la colonne Trajane. Il est vrai que, par ce même acte, on confir-
mait aux religieuses de Saint-Cyriaque la possession de cette co-
lonne, et l'on peut bien croire que le sénat avait pour principal but
de sauvegarder une simple propriété de couvent. Gela n'empêche
pas qu'il n'y eût dans le décret quelques expressions générales de
véritable respect : l'honneui' de l'égUse et de tout le peuple romain
était intéressé, disait-on, à ce que la colonne Trajane demeurât
intacte jusqu'à la fin du monde: est ad honorem ipsius Ecclesîœ et
iotiiis popidi romani intégra et ineorrupta perrnaneat clum mun-
dus durai; et l'on menaçait de la confiscation ou môme du dernier
supplice quiconque y porterait atteinte. La colonne de Marc-Aurèle
était de même la propriété des religieux de San Silvestro in capite,
et l'on menaçait aussi de l'anathème tout violateur de leur droit.
Encore à la fin du xiii® siècle, Dante nous est témoin que les
grands esprits eux-mêmes ne savaient ni comprendre ni remarquer
les grands monumens de l'antiquité classique. Il en avait pour-
tant vu beaucoup dans ses voyages au-delà des Alpes, et en parti-
culier dans le midi de la France ; à peine mentionne-t-il les sépul-
tures d'Arles et de Pola. Pas un mot sur le célèbre aïiiphithéâtre de
cette ville de Vérone où il avait vécu exilé. Pour ce qui est de Rome,
il a bien décrit en quelques vers de quelle stupeur les Barbares, au
premier aspect de sa grandeur imposante, avaient du être saisis;
mais c'est tout au plus si la vue de ses merveilles lui inspire une allu-
sion à ce bas-relief auquel se rattache la célèbre légende de la clé-
mence de Trajan. Il a fait quelques mentions, de Isipigna du Vatican,
du pont Saint-Pierre, du Monte Malo (aujourd'hui le Monte Maria),
du Lateran, du Vatican; mais comment comprendre que la majesté
des grandes ruines ait été comme inaperçue pour lui? — Quant à Pé-
trarque, cartes il a déployé un zèle méritoire à la recherche des ma-
nuscrits de l'antiquité, envoyant partout des émissaires, en Italie,
en Allemagne, en France, en Espagne, en Grèce, retrouvant les In-
stitutions oratoires de Quintilien, une partie de la correspondance
et plusieurs discours de Gicéron; il a recueilli avec un soin très
368 REVUE DES DEUX MONDES,
louable cette collection de médailles des empereurs qu'il offrit en
présent à Charles IV; il a écrit en l'honneur de Rome et de ses sou-
venirs plusieurs de ses lettres, et notamment celle à Jean Golonna
de San Vito, bien souvent citée. On peut dire cependant, — M. de
Rossi l'a démontré dans un ingénieux mémoire, — que sa science
de l'histoire romaine est apprise, non sur les monumens, mais
dans les livres, et que sa science archéologique et topographique est
presque entièrement puisée dans les Mirabilia. C'est là que Dante
a pris son souvenir de Trajan; c'est de là que Pétrarque em-
prunte des confusions et des erreurs traditionnelles peu dignes de
lui. Il croit, avec le vulgaire, que la colonne dédiée à Trajan est le
tombeau de cet empereur, et la pyramide de Ceslius celui de Ré-
mus, quand les inscriptions de l'un et l'autre monument l'auraient
si facilement instruit. Il appelle les thermes de Caracalla Palalium
Antonini, le monument de l'eau Julia Cimbrum Marii; le Panthéon
d'Agrippa temple de Cybèle : on reconnaît les désignations arbi-
traires que les Mirabilia ont mises en usage, et que banniront
les premières lumières d'une critique nouvelle. Dante et surtout
Pétrarque avaient aidé au progrès littéraire et critique, mais sans
en recueillir pour eux-mêmes les premiers résultats (1).
Ce fut un très célèbre contemporain et ami de Pétrarque, ce fut
le tribun Rienzi, qui, exalté au souvenir de l'ancienne république,
et méditant dans son âme inquiète de la faire revivre, sut distin-
guer de quel secours les témoignages des monumens appuieraient ses
évocations populaires. Sincèrement épris de cette étude pour elle-
même, il s'appliquait tout le jour, dit son biographe, à interpréter
le marbre et la pierre; il était seul, paraît-il, à savoir comprendre
les inscriptions : non era allri che sapesse légère li antichi pataffi.
On sait quel usage il fit de sa science incomplète, et comment il se
servit pour ses desseins d'une des plus célèbres inscriptions, la Loi
royale, retrouvée par lui sur une plaque de bronze que Boniface VIII
avait encastrée dans l'autel de Saint-Jean de Lateran. M. de Rossi
a démontré qu'il fut l'auteur de ce recueil épigraphique qu'on
avait cru devoir attribuer à Nicolas Signorili, secrétaire du sénat de
Rome au commencement du xv® siècle. Par un si intéressant tra-
vail, Rienzi s'est rendu maître d'une nomenclature toute nouvelle,
bien plus authentique et plus voisine de la réalité que celle des
Mirabilia-, il a enseigne à ses contemporains que les débris de l'an-
tiquité parlaient d'eux-mêmes et qu'il fallait en étudier le langage;
il s'est placé en un mot à la tête d'un mouvement de saine éru-
(1) Voir le tome premier (le seul qui ait paru) de la Correspondance familière de
Pétrarque, publié par J. Fracassetti en 1850, pages 301-316, et le Bulletin de l'Institut
archéologique de Home, 1871, pages 1 et suivantes.
l'histoire monumentale de ROME. 369
dition qui allait occuper une grande place dans la rénovation intel-
lectuelle, et transformer ou plutôt créer l'étude attentive et res-
pectueuse des anciens monumens.
Le xiv^ siècle a été dans le centre de l'Italie un temps de conti-
nuelle anarchie politique et civile. C'est pourtant dès le début de
cette période que se montre dans Rome un sérieux progrès des arts
auxiliaires de l'architecture. Giotto y est venu de 1298 à 1300. Sa.
célèbre mosaïque de la Navicella^ après avoir orné l'atrium de l'an-
cienne basilique de Saint-Pierre, est tellement transformée aujour-
d'hui par les restaurations successives qu'on n'y peut apprécier de
l'artiste que le dessin général; mais on peut admirer dans l'archive
capitulaire ses belles miniatures du manuscrit de la Vie de saint
George^ et dans la sacristie, à côté de quelques œuvres de Melozzo
da Forli, sept fragmens de peintures qu'il avait préparées pour le
maître autel. Le même cardinal Jacopo Stefaneschi, vrai Mécène
romain, qui lui avait commandé ces différens ouvrages, lui fit exé-
cuter aussi, dans l'église de Saint-George au Vélabre, des fresques
qui ont entièrement péri. De celles qu'il exécuta à Saint-Jean de
Lateran, il ne reste dans cette basilique qu'un seul fragment sur un
pilastre : le portrait du pape Boniface VIII. Il n'en est pas moins
évident que Giotto a beaucoup travaillé dans Rome et qu'il y a exercé
une remarquable influence, attestée par toute une école. De cette
école on retrouvait il y a quelques mois d'intéressantes peintures
dans l'abside de Saint-Sixte le Vieux, sur la voie Appienne, et on
en retrouvera d'autres encore à mesure qu'on fera disparaître çà et
là le badigeon moderne. Jean, l'un des Gosmati, en fut membre ;
mais le plus célèbre disciple de Giotto à Rome fat Pietro Cavaliini,
le seul artiste que l'histoire de la peinture romaine puisse enregistrer
pendant le xiV' siècle, alors que la gloire du maître florentin est
continuée dans le reste de l'Italie par Taddeo Gaddi, Orcagna, Simon
Memmi et tant d'autres. Vasari énumère beaucoup d'œuvres de Ca-
valiini, à Rome, à Assise, à Orvieto ; il raconte qu'il avait conquis
l'admiration générale, que ses crucifix et ses vierges opéraient
des miracles; malheureusement il ne cite à ce propos aucun témoi-
gnage authentique, et nous ne savons siirement de Cavaliini que
deux choses : il travaillait à Naples en décembre 1308, au service du
roi Robert, et M. de Rossi a retrouvé son monogramme sur la mo-
saïqu^ inférieure de l'abside de Sainte-Marie du Transtévère.
En vain le retour de Grégoire XI en 1377, grâce aux instances
de Pétrarque, de Catherine de Sienne et de la population romaine,
avait-il mis fin à la « captivité de Babylone » ; l'anarchie n'en conti-
nuait pas moins dans Rome et dans l'église. Les prétentions armées
des antipapes, les agitations populaires créées par les hérésies, les
TOMK XXXV. — 1879. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
oppositions des conciles font encore des dernières années du
XIV'' et des premières du xv« siècle une période profondément
troublée. La double énergie de la renaissance, qui ranima alors
le respect de l'antiquité et en même temps excita un art vraiment
moderne, n'en est que plus remarquable. — C'est le commencement
de ce xv^ siècle, c'est le pontificat de Martin V, date des plus grands
effort? de la cour de Rome pour mettre un terme définitif à tant
de troubles, que M. Mûntz a choisi comme point de départ dans
ses études sur la première renaissance proprement dite. Nous avons
dit comment son livre est disposé, avec quelle sage méthode les
informations inédites viennent s'y ranger à chaque page. Recher-
chons avec lui ce que les papes de cette période, sous l'impulsion
d'un esprit nouveau, ont prodigué d'efforts et d'ardeur pour la res-
tauration des œuvres subsistantes de l'antiquité, pour la construc-
tion de nouveaux édifices d'après les principes d'une architecture
indépendante et originale, et pour tout le développement des arts
multiples que le soin et la décoration des grands monumens entraî-
nent à leur suite.
II.
Qu'il y ait eu vraiment une renaissance romaine dès le moyen
âge, cela n'est pas douteux pour qui observe le grand nombre d'ou-
vrages originaux d'architecture et de sculpture que Rome a con-
servés du xii« et du xiir siècle, quoique mutilés et le plus souvent
anonymes. Si aux deux siècles suivans la plupart de ses artistes
lui viennent du dehors, de l'Ombrie, de la Toscane, de Naples, c'est
pour qu'elle les fasse siens par sa puissante inQuence. Ils contem-
plent ses arcs de triomphe, ses colonnes, ses sarcophages; ils se
trouvent par elle face à face avec l'antiquité, et sortent de ce com-
merce agrandis et transformés. Raphaël n'étudiera pas seulement
les peintures des thermes de Titus; en mesurant une à une les
principales ruines, il se pénétrera de l'incomparable grandeur de
Rome, et il exécutera ces fresques souveraines du Vatican, où la
force du génie esthétique égale la hauteur de la conception. Michel-
Ange n'eût pas trouvé ailleurs l'inspiration du Moïse, celle du pla-
fond de la Sixtine et de la coupole de Saint-Pierre. De telles œuvres
ont été l'expression la plus intense et la plus élevée du mouve-
ment général de la renaissance italienne. Toute une école romaine
venue à la suite sera marquée au sceau du grand goût, de l'am-
pleur et de la dignité.
Le pape Martin V (1/117-1/131) était Romain et Colonna : double
motif pour que, après les discordes à peine suspendues où sa famille
l'hISTOTRE monumentale de ROME. S7l
€t lui-même avaient été si cruellement mêlés, il résolût de rame-
ner un peu d'ordre, quelque repos et quelque paisible activité dans
Rome. Il rétablit tout d'abord, par une bulle restée célèbre, cette
ancienne magistrature des magistri viarutn, pontium, œdificiO'
rum^ etc., dont il serait si intéressant de pouvoir reconstruire le
passé. Il décrivait lui-même avec énergie, pour motiver ce réta-
blissement, l'abandon et l'anarchie de Rome : les statues brisées
jonchaient la terre, destinées à faire de la chaux, ou bien servant de
bornes dans les rues et de marchepieds pour monter achevai; les plus
beaux des monumens antiques étaient envahis et dégradés par une
populace qui y installait sans scrupule ses pauvres et sales demeures,
ses boutiques, ses écuries, ses hangars, ses étables. Les grands
n'étaient pas beaucoup plus retenus ; ils y construisaient leurs ma-
gasins et leurs celliers en même temps que leurs forteresses. Cepen-
dant beaucoup d'édifices chrétiens dans Rome étaient déjà en posses-
sion d'une antiquité relative qui avait ses droits; le pape y ordonna
des réparations de détail, et saisit l'occasion pour prodiguer de sérieux
encouragemens aux diverses branches des beaux-arts. Il aimait en
particulier la basilique de Saint-Jean de Lateran, où siibsiste un
pavage en mosaïque qui date de lui; ce fut justice que dans cette
même basilique fût placé son tombeau en bronze, œuvre de ce
Simon désigné à tort par Vasari comme frère de Donatello. Il appela
pour ces travaux, à défaut d'artistes romains, quelques-uns de ces
habiles maîtres qui faisaient alors la gloire de Florence, de Sienne
ou de rOnibrie. Il employa ainsi Gentile da Fabriano et Vittore
Pisanello; il acheta de Rogier van der Weyden le célèbre petit
tableau d'autel qui se trouve aujourd'hui au musée de Rerlin.
Masaccio trouva en lui un zélé bienfaiteur, mais seulement sans doute
après être devenu déjà célèbre par ses peintures de la chapelle des
Brancacci au Carminé de Florence. Les documens d'archives pa-
raissent en effet démontrer que ce grand artiste, contrairement au
témoignage de Yasari, n'a quitté Florence que dans ses dernières
années, et qu'arrivé à Rome, il y est mort en ih'l^ ou au plus tard
en 1429. Aussi quelques-uns des meilleurs juges, M. Henri Dela-
borde par exemple, n'admettent-ils pas qu'il ait pu composer après
de si belles œuvres les peintures de l'église Saint-Clément à Rome,
représentant des scènes de la vie de sainte Catherine, peintures inté-
ressantes à coup sûr par leur cachet florentin, si aimable à rencon-
trer parmi les œuvres romaines, mais inférieures, pense-t-on, à ce
que le maître devait donner alors, et pour lesquelles il semble d'ail-
leurs que le temps aurait dû lui manquer (1).
(1) Des œuvres et de la manière de Masaccio, par M. Henri Delaborde, brochure
in-8° 1876.
372 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est toujours un sujet d'admiration pour l'historien de voir à la
fin du moyen âge les arts et les lettres prospérer dans les divers
états de l'Italie, alors même que ces états se trouvaient en proie
aux guerres civiles et étrangères, tant devenaient irrésistibles et
féconds l'essor intellectuel, le sentiment esthétique, l'ardeur de
civilisation qui, sous l'empire d'un merveilleux concours d'in-
fluences lointaines et profondes, allaient animer cette contrée pri-
vilégiée, lien fut ainsi pour Rome pendant le xv« siècle. Eugène IV,
qui eut après Martin V un pontificat de seize années politique-
ment très agitées, de 1^31 à ll\l\7, était un homme d'esprit et de
goût, qui entretenait de fréquens rapports avec les principaux
humanistes, le Pogge, Léonard d'Arezzo, Aurispa, Flavio Biondo,
George de Trébizonde, Cyriaque d'Ancône. A son instigation et
par ses conseils, tout au moins avec ses encouragemens et son
approbation, plusieurs d'entre eux adoptèrent Rome elle-même,
son passé, ses ruines, l'état présent de ses édifices, pour sujets
de leurs études spéciales. Il y avait du reste un mouvement déclaré
en ce sens. Nous avons nommé Rienzi; peu d'années après lui,
en 1375, un médecin padouan, Giovanni Dondi, visitait Rome, et
ses notes, qui subsistent dans un manuscrit de la bibliothèque de
Saint-Marc, à Venise (1), sont d'un voyageur intelligent et sérieux.
Il n'est pas exempt des confusions et des erreurs familières à son
époque; m?As il réagit par un soin habituel d'exactitude et de cri-
tique. Quand il décrit un monument, il en donne les dimensions, il
en compte les colonnes, il en copie de son mieux les inscriptions. En
1507, Brunellesco et Donatello prennent de même les mesures des
thermes, des cirques, des temples, des basiliques. Le Pogge, écrivain
pontifical depuis lZiO'2, et qui le resta pendant huit pontificats, com-
pose, lui aussi, sous Martin V, une précieuse description de Rome.
— Eugène IV protégera de même Flavio Biondo, qu'on peut appeler
l'un des créateurs de la science archéologique, car il s'appliqua
l'un des premiers à la comparaison des monumens et des textes.
Son livre, intitulé lioiJia instaurata, qu'il dédia en \hh7 au pontife,
est d'un grand intérêt, parce qu'il offre pour la première fois une
étude topographique et un essai de restitution critique. A peine
retrouve-t-on chez lui, à propos des sanctuaires chrétiens, quelques
traits empruntés aux Mirabilia, avec lesquels son ouvrage n'a d'ail-
leurs aucun rapport. Il devait publier quelques années plus tard
une utile description de l'Italie, Itnlia illusir/ft//, d'après l'ancienne
division en régions, puis un dernier ouvrage, Borna triumphans,
où il esquissait avec une variété de connaissances remarquable
(1) XIV, 223, et non 233 comme dit le Corpus de Berlin, tome VI.
l'histoire monumentale de ROME. 373
pour son temps ce que nous appellerions aujourd'hui un traité
d'antiquités romaines. — Cyriaque d'Ancône s'appliquait aussi au
dessin scientifique des édifices de Rome. C'était le même ardent et
dévoué antiquaire qui voyageait par toute l'Europe, et jusqu'en
Asie et en Afrique, à la recherche des monumens, des inscriptions,
des pierres gravées et des sculptures antiques. — Bernardo Ruc-
cellai, l'illustre Florentin, beau-frère de Laurent de Médicis, don-
nait dans son principal ouvrage. De iirhe Royna, l'exemple d'une
critique et d'une précision élégante qui peuvent sembler aujour-
d'hui toutes modernes. — Pomponius Lœtus enfin, épris de Rome
et de ses antiquités, célébrait avec les savans membres de son
académie, dans sa petite maison du Janicule, la fête des Palilia,
jour anniversaire de la fondation de la ville éternelle. — Il était
évident que Rome, voilée et méconnue pendant tant de siècles,
retrouvait peu à peu un prestige accru et transformé, inspirant le
respect par ses ruines, et, par sa parure chrétienne du moyen âge,
exerçant un nouvel attrait. Le bruit se répandit un jour, pendant
la seconde moitié de ce xV siècle, qu'on avait retrouvé sur la voie
Appienne un sarcophage antique où était ensevelie Tullie, fille de
Cicéron; le corps, demeuré intact, répandait, assurait-on, une
odeur embaumée, il brillait d'une douce lueur, il respirait en dépit
du temps dans la mort, — ou dans le sommeil, — la fraîcheur de
la jeunesse. La foule émerveillée se pressa vers ce spectacle, et
l'esprit public ne manqua pas d'y voir un symbole de l'antiquité
classique ou de Rome même, comme rafraîchie dans son apparent
repos et annonçant son prochain réveil.
Eugène IV seconda ces tendances nouvelles; il encouragea
les recherches des humanistes et des antiquaires, et en même
temps il appela autour de lui d'habiles artistes. M. Miïntz a publié
à ce sujet de très curieux documens d'archives, qui montrent An-
gelico da Fiesole préludant dès lors, par des travaux aujourd'hui
disparus, à ceux de la célèbre chapelle du Vatican, conservée de
nos jours, qu'il devait commencer dès l'avènement de Nicolas V.
Eugène IV eût employé Donatello, l'illustre Florentin, si les troubles
civils et religieux n'étaient venus le contraindre une fois encore à
s'éloigner. Il accueillit notre grand artiste français du xv' siècle,
Jean Fouquet, qui exécuta, pour la sacristie de la Minerve, où on
ne le retrouve plus, le portrait de ce pontife assisté de deux de
ses familiers.
On doit à Eugène IV, pour ce qui concerne les monumens anti-
ques, un double travail très méritoire. Ce fut en premier lieu une
intelligente restauration du Panthéon. L'admirable coupole, ébranlée
par les tremblemens de terre, fut consohdée; ses majestueuses
374 REVUE DES DEUX MONDES.
colonnes furent délivrées des misérables habitations qui s'y ap-
puyaient, et ses abords furent dégagés. On trouva dans le sol, à
cette occasion, d'abord la grande urne de porphyre qui resta si
longtemps en face de la principale entrée, et qui sert maintenant au
tombeau de Clément XII à Saint-Jean de Lateran, puis un des deux
lions que Sixte-Quint fit placer à sa fontaine de V Arqua Felice^ et
enfin des débris en bronze, un morceau d'une tête d' Agrippa, une
jambe de cheval et un fragment de roue, ce qui fit soupçonner, dit
FJaminio Yacca dans ses intéressans souvenirs de fouilles, écrits à
la fin du xvr siècle, qu'au fronton de la Rotonda on voyait jadis
Agrippa triomphant sur un char de bronze, avec des lions aux deux
angles. — Eugène IV chercha en outre à soustraire le Cotisée aux
injures de la multitude, en l'enfermant dans une même enceinte
avec le couvent de Sainte-Françoise Romaine; mais après sa mort,
les Romains jetèrent bas les murs, et le Golisée redevint un lieu
public exposé à toutes les profanations.
11 est d'ailleurs très vraisemblable que ce pape s'est occupé
plus volontiers encore des églises et des basiliques que des monu-
mens anciens. Son principal effort fut pour Saint-Pierre. Cette basi-
lique vénérable entre toutes comptait déjà une réelle antiquité;
elle avait déjà son histoire, que Maffeo Vegio et plus tard l'archi-
viste Grimaldi devaient écrire (1). Fondée par Constantin sur l'un
des côtés du cirque de Néron, elle avait envahi peu à peu plu-
sieurs sanctuaires voisins, et était devenue l'objet des soins de plu-
sieurs papes. La première renaissance, avec des artistes tels que
Mino da Fiesole, allait y compter de belles œuvres. Une des plus
intéressantes, sinon des plus remarquables au point de vue de l'art,
fut la poite de bronze par laquelle Eugène IV voulut remplacer
l'ancienne porte ornée d'argent que les anciens papes avaient con-
sacrée, mais que le temps et les rapines avaient ruinée.
C'est après avoir vu la célèbre porte de Ghiberti à Florence que
le pape commanda cet ouvrage à un autre artiste llorentin, Antonio
Filarete; mise en place le 26 juin \hh^, elle forme encore aujour-
d'hui l'entrée principale, au prix de quelques additions ordonnées
par Paul V Borghèse en 1(119 pour l'ajuster aux dimensions de
l'église moderne. Vasari a beaucoup médit à ce sujet; mais s'il con-
naît l'auteur de la porte de bronze, pour avoir souvent consulté ou
copié ses livres sur l'architecture, il connaît bien mal cette œuvre-
ci, car il f;iit d'éî.ranges erreurs en la décrivant; son nouvel éditeur,
le savant M. Gaetano Milanesi, proteste avec raison contre son juge-
ment tout au moins peu réfléchi. Comme auvre d'art, la porte de
(1) Voir au pron.icr fascicule de la Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et
de Rome une notice fort utile de M. Miintz sur les écrits de Jacques Grimaldi.
l'histoire monumentale de ROME. 375
bronze de Saint-Pierre reste assurément à une grande distance de
son modèle, cela n'est pis douteux; mais elle n'en offre pas moins
un sérieux intérêt. D'abord elle témoigne d'une façon éclatante que
les Italiens, après avoir perdu l'art du bronze, l'avaient entière-
ment retrouvé. L'anii(|uité leur avait laissé en ce genre de beaux
modèles, tels que la majestueuse porte du Panthéon, avec ses deux
grands pilastres et ses clous richement ornés, la porte de ^é^lise
des Saints-Cosme et Damien, celle de Saint-Jean de Lateian, jadis
placée, dit-on, à l'église de Saint-Adrien du forum, et que quel-
ques-uns croient avoir appartenu à la basilique Émilienne. Pendant
la seconde moitié du xi" siècle, les églises d'Amalll, du Mont-
Cassin, du mont Saint-Ange au Gargano, obtiennent de la libéra-
lité d'une riche et pieuse famille amalfitaine des portes de bronze,
mais qui sont fabriquées à Constantinople. C'est de là aussi et des
mêmes donateurs qu'est venue, en 1070, celle de Saint-Paul hors
les Murs, près de Kome, dont les cadres gravés, munis primiti-
vement d'argent et d'or, représentent les Apôtres, les Prophètes
et la Vie du Christ. Atteinte par le célèbre incendie de 1823,
elle est conservée aujourd'hui dans les magasins de la basilique,
à la façade de laquelle l'habile architecte M. Vespignani, qui l'a
restituée, compte bien la replacer (1). La porte de bronze de l'église
de Salerne, de lOSZi, est encore de fabrication byzantine; mais, dès
le commencement du xir siècle, à Canosa dans la terre de Bari, à
Saint-Marc de Venise, et puis à Troia, à Trani, à Ravello, à Monréal,
à Bénévent, à Vérone (2), de nouvelles portes de bronze sont dues
à des artistes italiens, P>oger d'Amalfi, Oderisiusde Bénévent, maître
Barisanus de Trani. Parfois encore imitateurs serviles et maladroits
des artistes de Constantinople, ils redeviennent bientôt indépendans
ou même originaux.
La porte de bronze de Saint-Pierre offre encore un autre intérêt
par ses représentations savantes, où l'on reconnaît un siècle d'effort
littéraire et d'érudition. Il y a là plusieurs énigmes dont la solution
pourrait bien avoir une certaine importance au point de vue de
l'histoire littéraire du xv*" siècle, mais qui resteront sans doute
inexpliquées jusqu'à ce que les archives nous rendent quelque ma-
nuscrit de l'auteur traduisant ses propres vues. Pour tout, dire, cet
ouvrage du xv" siècle est fort peu connu, bien qu'il mérite de l'être.
Qu'on nous permette d'y insister, ne serait-ce que pour montrer
(1) Il a fallu refaire en entier un de ses cadres, qui se trouve, on ne sait com-
ment, au musée de Turin.
(2) On peut voir des reproductions figurées de la plupart de ces œuvres d'art dans le
savant ouvrage de Schultz, Denkmaeler der Jiunst des Miitelalters in unter Italien,
in-quarto et in-folio, 1860.
376 REVUE DES DEUX MONDES.
par un seul exemple combien de problèmes se présentent à chaque
pas dans Rome pour l'observateur attentif, et particulièrement pour
l'historien de la renaissance.
Il y a, sur la porte de bronze de Saint-Pierre, sans compter la
riche bordure entourant chacun des deux vantaux, quatre grands
cadres, deux petits, et quatre bandes dans les intervalles. En haut,
le Sauveur d'un côté et la Vierge de l'autre, assis sur des trônes.
Au-dessous, saint Paul tenant le glaive et ayant à ses pieds le vase
mystique, le u vase d'élection, » d'où sort la fleur où se pose la
colombe; en regard, saint Pierre debout, qui remet les clés au pape
agenouillé. — Un premier trait peu remarqué, et que Pistolesi
par exemple, dans son grand ouvrage en huit volumes in-folio sur
Saint-Pierre et le Vatican, passe entièrement sous silence, bien qu'il
ait son intérêt spécial, c'est que chacun des deux derniers sujets
est entouré en partie par une bande portant des caractères orien-
taux. Il y en a de pareils aux nimbes des deux apôtres. Comment
concevoir ici des inscriptions arabes, et comment faut-il les in-
terpréter? — La réponse est, facile : ces caractères n'offrent aucun
sens par eux-mêmes; on a simplement ici un exemple de ce motif
de décoration que l'art de l'Occident aimait alors à emprunter aux
œuvres orientales ou siciliennes : on se rappelle, dans les pein-
tures de la même époque, les vêtemens de madones aux franges
pareillement ornées de caractères arabes, sans nulle signification
littérale.
La partie inférieure a d'abord deux grandes scènes avec beau-
coup de personnages. D'un côté, le jugement de saint Paul, citoyen
romain, son supj)lice en cette qualité par le glaive, et son appari-
tion à Plaulilla : il lui rend le voile que, suivant la légende, il a reçu
d'elle pour se couvrir les yeux au dernier moment. Sur la lisière
d'un bois, un lion dévore un chevreuil, symbole assez fréquent du
martyre. En face du supplice de saint Paul l'artiste a placé le sup-
plice de saint Pierre. Une troupe armée emmène l'apôtre, les mains
liées, en présence de l'empereur, au bruit des trompettes, et on
l'attache sur la croix, la tête en bas. Le plus intéressant ici est la
manière dont l'auteur a voulu faire entendre quel fut le lieu de la
scène. 11 l'a désigné par plusieurs monumens. Le premier, à droite
du spectateur, est une petite pyramide, très ornée, et qui porte en-
core des traces d'or et de pâtes de couleur. Un peu à gauche, on
voit un grand arbre, puis un édifice circulaire sur une large base
carrée, avec des colonnes et plusieurs étages; et enfin une pyramide
plus haute que la première, et à laquelle est adossée une déesse
de Rome, tenant de la main gauche une statuette de Pallas. — Nous
reconnaissons facilement que l'artiste a voulu représenter par l'édi-
l'histoire monumentale de ROME, 377
fice circulaire le château Saint-Ange, non pas tel qu'on le voyait
en l/i/i5, car il lui donne une forme très différente de celle que
reproduisent d'autres œuvres contemporaines : évidemment c'est
l'ancien tombeau d'Adrien qu'il a entendu nous montrer, sans nul
respect de la chronologie. L'arbre, c'est le célèbre térébinthe auprès
duquel la tradition prétend que le supplice a eu lieu ; les souvenirs
effacés du moyen âge l'ont quelquefois transformé en un monument
ainsi désigné. Quant aux deux pyramides, l'artiste reproduit sans
nul doute deux tombeaux anciens, qui subsistaient, quoique
ruinés, de son temps. L'un nous est assez bien connu : c'est celui
qu'on appela au moyen âge tantôt le tombeau de Scipion l'Africain,
tantôt le tombeau ou bien la Meta de Romulus. Dès le vir siècle,
un pape l'avait dépouillé de ses marbres pour en orner le parvis
de la basilique ; Alexandre VI le fit à peu près entièrement dispa-
raître. Nul doute que Filarete n'ait eu l'intention de représenter
ainsi ce qu'il croyait correspondre aux deux metae du cirque de
Néron, entre lesquels la tradition plaçait l'épisode du martyre; le
térébinthe était de même imposé par la légende; quant au château
Saint-Ange, il aura été ajouté comme étant l'édifice le plus connu
pour désigner aux hommes du xv^ siècle la partie de la ville où il
fallait chercher le lieu de la scène, — C'est d'ailleurs un problème
difficile que de savoir quel a été l'endroit du supplice de saint
Pierre; une des solutions les moins probables paraît être celle qui
choisit le Janicule et particulièrement ce lieu, voisin de l'église
Saint-Pierre in Montorio, où s'élève l'élégant édicule de Bramante.
Saint Pierre n'étant pas citoyen romain, ne devait pas être mis à mort
dans l'enceinte de Rome; or le Janicule faisait depuis longtemps
partie de la ville. Bien entendu, c'est cette solution invraisemblable
qu'ont adoptée les guides à Piome; ils montrent le lieu précis où,
suivant eux, la croix était fixée. — Ajoutons que la mauvaise inter-
prétation des mots inter duas mêlas devait être admise depuis
longtemps, puisque, cent cinquante années avant Filarete, Giotto
l'adoptait déjà : sur la peinture, provenant de la confession de l'an-
cienne basilique, que l'on peut voir dans la sacristie actuelle, il repré-
sente pour la même scène précisément les mêmes édifices.
Aux souvenirs des temps apostoliques succèdent, dans les quatre
bandes entre les cadres inférieurs, des épisodes d'histoire contem-
poraine, ceux qui ont illustré le pontificat d'Eugène IV. L'empe-
reur d'Orient, Jean Paléologue, arrive à Ferrare, où le concile de
Bàle s'est transporté; l'union des deux églises est proclamée à Flo-
rence; l'empereur Sigismond est couronné à Rome des mains du
pape; les Jacobites éthiopiens, par leurs ambassadeurs, viennent
faire union avec l'église romaine, etc. Nul doute qu'il ne puisse y
â78 REVUE DES DEUX MONDES.
avoir un grand profit pour l'antiquaire et l'Jiistorien à observer
attentivement les attitudes et les costumes de tous ces divers per-
sonnages.
Ce n'est pas tout. Aux rinceaux élégans qui forment l'encadre-
ment de toute l'œuvre sont mêlés de petits sujets qui témoignent de
l'érudition toute classique de cette époque. La mythologie, les fables
d'Ésope, les Métamorphoses d'Ovide, l'histoire romaine, en sont les
principales sources. Léda, Ganymède, lo, les travaux d'Hercule,
Romulus et Rémus avec la louve, l'enlèvement des Sabines, Clélie,
Adam et Eve, îout cela, figuré avec un talent très inférieur assu-
rément à celui de Ghiberti, atteste du moins une grande abondance
de souvenirs et une imagination facile. On a conjecturé que ces
entourages, olïrant des représentations païennes pour la plupart,
devaient être quelque débris antique, réuni après coup à l'œuvre de
Filarete. Rien de moins vraisemblable : l'unité du travail paraît évi-
dente. Bien plutôt retrouverait- on, si l'on savait expliquer toutes
ces petites scènes, certaines curieuses influences de la littérature
romanesque ou morale de ce moyen âge romain, que l'on commence
seulement de nos jours à bien étudier.
Un dernier trait peu connu, tout spontané et naïf, fera pardonner
à l'auteur de la porte de bronze son érudition un peu pédante. En-
trez dans la basilique, et, par derrière la porte, au coin le plus
obscur, tout en bas à droite, cherchez une petite bande de bronze
avec un sujet en bas-relief, ce que Vasari appelle una slorictta di
hronzo. C'est la signature de l'artiste. Deux personnages, aux deux
extrémités de cette sorte de frise, sont montés l'un sur un cheval
ou un mulet, l'autre sur un dromadaire (l) ; rien n'indique s'il faut
y voir Antonio et son collaborateur Simon Ghini. Entre eux se pla-
cent, reliés par une danse joyeuse, et les mains dans les mains,
sept vigoureux compagnons : Antonio paraît être celui qui mène le
chœur : il tient un compas; on lit au-dessous de ce personnage
cette inscriiition : Aritonius el discipuli mei. Une devise latine
domine toute la scène : Céleris opère prelium fnsius summusve
mihi, ce qui paraîtrait signifier : « L'argent pour les autres, l'hon-
neur pour moi! » Si tel est le sens, voici commefit nous interpré-
tons la scène : content d'avoir terminé, Antono chevauche et se
promène avec les siens dans la campagne. Son langnge est fier à
l'égard d s hommes, mais son humdité est profonde et sincère
devant Dieu : il a pris pour lui la dernière place, à l'iniérieur du
(1) An-dcssTus de la première monture, il y a un mot mutilé que je ne puis lire :
apo..,ci ou capo...ci. Sous Pautre il y a le mot Dromendarius. Pourquoi l'inscrire ici?
Cet animal ctait-il encore peu connu dans Rouie, ou bien y a-t-il quelque allusioû
cachée ?
LIIISIOIRE MONUMENTALE DE ROME. 379
temple, dans la poussière et dans l'ombre, presque sous les pieds
du premier venu (l).
Quels qu'aient été les mérites de Martin V et d'Eugène IV envers
Rome monumentale, c'est assurément Nicolas V (1/|A7-1Z|55) qui a
été, parmi les papes, le premier vrai représentant de la renais-
sance, soit par la considérable série de ses entreprises, soit par la
grandeur de ses conceptions et la hauteur de ses vues» M. Mïmtz a
dépeint en d'excellentes pages l'ardeur incomparable de ce pontife.
« On le voit occupé sans cesse, dit-il, à prodiguer ses faveurs à
presque toutes les branches de l'art. Eu même temps que ses con-
structions s'élèvent avec une rapidité vertigineuse, il réunit et
dresse une véritable armée de peintres, de verriers, de calligraphes,
d'enlumineurs, d'orfèvres, de brodeurs. Il installe à Rome un ate-
lier de tapisseries; il envoie dans les différentes parties de l'Europe
des agens chargés de lui rapporter ce qu'ils trouveront de rare ou
de précieux en tout genre... Un mélange de rares qualités fait de
lui la personnification la plus complète de la renaissance sur le
trône pontifical. Son amour pour la littérature classique, les sacri-
fices immenses qu'il s'imposa pour créer au Vatican une biblio-
thèque sans rivale; dans un autre ordre d'idées, la reconstruc-
tion de la basilique de Saint-Pierre et du palais du Vatican, ses
projets grandioses pour la transformation de la ville éternelle, de
ses rues et de ses places, sont autant de titres qui lui assignent le
premier rang parmi les protecteurs des arts et de l'humanisme. Il a
été donné à d'autres de laisser des traces plus durables de leur acti-
vité. Les monumens qui proclament la gloire de Jules II et de
Léon X sont plus nombreux que ceux sur lesquels on lit le nom de
Nicolas V; mais, outre que Jules II et Léon X n'ont fait que suivre
la voie inaugurée par celui-ci, leur programme ne saurait se me-
surer avec le sien ; on n'y trouve pas au même degré la grandeur
en quelque sorte épique de la conception, ni cette jeunesse, cette
fraîcheur d'iujpression, cet enthousiasme naïf qui prêtent tant de
charme à la pi^riode si justement appelée la première renaissance. »
Voilà qui est très juste et très bien dit : iNicolas V était animé en
(1) Pistolesi lit tout autrement l'inscription; il croit qu'il y a Céleris opère pre-
tium fastus fumusque rnUii, et il voit dans ces paroles un témoignage du dépit de
l'auteur, dont l'œuvre n'aurait pas réussi. Il y a à répondre d'abord que l'avant-der-
nicr mot ve est très lisible, et que le mot précédent, effacé en partie, paraît bien
avoir eu six lettres. De plus, cette interprétation ne cadre certaiiiement pas avec ce
qui est représenté : l'auteur et ses élèves sont en danse et en fôte. Antonio est si peu
mécontent de son travail qu'il a mis son portrait et par deux fois son nom sur la façade
môme, en pleine lumière. L'auteur de l'article Averulino, dans le Kiinstler-Lexicon
de Meyer, lit : Ceteris opère pretiwn fastus fumusve, mihi HUaritas. Jo n'ai pas vu
trace de ce dernier mot.
380 REVUE DES DEUX MONDES.
effet du propre esprit de ce temps, qui invoquait l'air et la lumière;
il voulait refondre, pour ainsi parler, la ville de Rome; il voulait
en aligner et en élargir les rues, dégager les abords des places
publiques, relier ces places entre elles au moyen de portiques sous
lesquels on circulerait à l'abri du soleil et de la pluie, couvrir les
ponts de galeries ouvertes, rebâtir les murs extérieurs, restaurer les
quarante églises-stations, faire du Borgo, voisin de Saint-Pierre, une
cité à part, reconstruire enfin le palais du Vatican et la basilique. La
réédification de la ville avait commencé aussitôt après le retour des
papes; mais certains des quartiers nouveaux ne devaient prendre
forme que sous Nicolas V. Par exemple le campo di Fiore, ouvert
près du palais Farnèse actuel sur les ruines du Théâtre de Mar-
cellus, était encore, vers la fin de ce pontificat, un lieu abandonné
au bétail, quand le cardinal camerlingue, qui habitait tout auprès,
à San-Lorenzo in Damaso (le palais de la Chancellerie), fit paver
cette plage du Tibre. Les habitations s'y multiplièrent promptement;
une des plus anciennes hôtelleries de Rome, VAlbergo del Sole, où
descendaient à la fin du xv^ siècle les plus nobles voyageurs, y sub-
siste encore de nos jours. De la même époque datent le palais Ca-
pranica, un des plus curieux spécimens de la fin de l'architecture
gothique à Rome, l'église Sant'Onofrio du Janicule, sur l'autre rive
du Tibre, et bien d'autres édifices.
Il faut lire dans la Vie des deux Rossellini par Vasari quel était
l'immense projet de Nicolas V sur le Borgo. Pour éviter les inva-
sions et les surprises qui avaient continué de frapper ses prédéces-
seurs immédiats, profitant d'ailleurs de l'état d'abandon et de ruine
où les désordres civils avaient mis cette partie de la cité, il avait
résolu de construire entre le pont Saint-Ange et la limite extrême du
Vatican une résidence fortifiée où le pape habiterait avec toute sa
cour et une population d'artisans, d'employés, de scribes, de moines,
de prêtres, qui devrait se suffire à elle-même. Il y aurait eu de
vastes cours, des jvardins, des portiques, des fontaines, des bibliothè-
ques et même un théâtre, tout l'appareil nécessaire pour faire bonne
figure, bien recevoir les ambassadeurs étrangers, et couronner di-
gnement chez soi les empereurs d'Allemagne; c'eût été une sorte
de paradis à la manière des pays orientaux, et dans lequel, sans
redouter le contre-coup des discordes extérieures, le pontife aurait
donné au monde l'exemple d'une vie sainte et pure, d'une puis-
sance majestueuse et respectée. — Ne reconnaît-on pas à de telles
conceptions l'ardeur intempérante du xv siècle? C'est de tels plans
imaginaires que sont remplis certains livres de ce temps, comme
le Songe de Poliphile, le Trailé de r Architecture d'Antonio Fi-
larete, encore inédit, etc. Celte effervescence des esprits, leur im-
L HISTOIRE MONUMENTALE DE ROME. 381
patience et leur enivrement se montraient dans le domaine des
lettres comme dans celui des arts; c'étaient les signes précurseurs
de la seconde renaissance.
Nicolas V eût fait des merveilles s'il faut en juger par ce qui nous
reste de ses travaux au Vatican. Non-seulement ce pape, ancien biblio-
thécaire des Médicis, a réellement fondé l'incomparable bibliothèque
Vaticane ; mais c'est lui encore qui a fait décorer, par un artiste tel
qu'Angelico da Fiesole, cette chambre où M. Miintz reconnaît son
oratoire privé ou son cabinet d'étude, son studio. Tout le monde a
admiré cette chapelle de Nicolas V, comme on l'appelle aujour-
d'hui, où le maître, aidé de son élève Benozzo Gozzoli, a représenté
la vie de saint Etienne et celle de saint Laurent, précieux débris
heureusement échappé aux destructions de la seconde renaissance.
Nicolas V avait encore fait venir Piero délia Francesca, dont les
fresques ont du disparaître pour faire place aux œuvres de Raphaël,
qui cependant les admirait, Benedetto Buonfiglio, un des plus im-
portans prédécesseurs du Pérugin, l'habile Andréa del Castagno,
Bartolomeo di Tomaso, un des chefs de l'école ombrienne, et une
foule d'autres artistes distingués, dont les travaux devaient orner
surtout le Vatican et Saint-Pierre, mais aussi Sainte-Marie-Majeure
et le Lateran. 11 employa l'illustre Léon-Baptiste Alberti à réparer
l'aqueduc de YAcqua Vergine et à construire la fontaine de Trevi
où cette eau devait aboutir. Bernardo Rossellino, Aristote de Fio-
ravante, de Bologne, cet habile architecte si foit admiré pour avoir
su transporter une tour sans l'abattre, devinrent ses cliens recher-
chés et firent grand honneur à son pontificat.
L'ardeur de construction se montre si dominante alors qu'on pense
immédiatement aux dommages qui en pouvaient résulter pour les
monumens antiques et pour les œuvres délicates du moyen âge.
C'est ce qui fait aussi qu'on est tenté, ce semble, de ne pas être aussi
sévère que l'a été M. Muntz pour unpontife tel que Pie II. II le blâme
d'avoir voulu bâtir de préférence à Gorsignano, sa patrie, la même
ville qui de lui s'est appelée Pienza, et dans Sienne, berceau de sa
famille, Rome étant à ses yeux comme un asile des monumens an-
tiques, qu'il fallait seulement respecter et conserver. — Cette vue
pouvait se soutenir cependant ; si elle avait été longtemps sui-
vie, nous aurions sauvé du naufrage beaucoup de précieux mor-
ceaux de l'architecture et de la sculpture antiques. La bulle du
28 avril U62, par laquelle il recommandait en lettré, en huma-
niste, la bonne conservation et le respect des anciens édifices, mé-
ritait d'être mieux comprise et mieux obéie qu'elle ne devait l'être
sous les grands papes ses successeurs.
Pie II n'édifia guère dans Rome que des ouvrages destinés à dis-
382 REVUE DES DEUX MONDES.
paraître sous les coups de la seconde renaissance, maïs qui se rap-
portaient tous à d'intéressans souvenirs, dont la trace n'est pas en-
tièrement perdue de nos jours. C'est lui, par exemple, qui construisit
dans l'ancienne basilique de Saint-Pierre cette chapelle dédiée à saint
André que les papes suivans devaient détruire, mais dont il reste
quelques fragrnens de sculptures relégués dans les cryptes vati-
canes. Cette fondation rappelait un épisode qui n'avait pas dû sortir
si tôt des mémoires. Dans la journée du 11 avril l/j6"2, le dimanche
des Rameaux, Rome tout entière avait accompagné le pape allant
en grande pompe recevoir près du Ponte Molle une précieuse re-
lique apportée de Putras par le despote de Morée, parent du der-
nier empereur Paléologue. La tête de saint André, frère de saint
Pierre, compagnon du Christ, apôtre de l'Orient, était pour le pon-
tife comme un symbole aidant à cette prédication de la croisade qui
le préoccupait sans cesse. Des mains du cardinal Ressarion elle
passa dans celles de Pie II, et fut déposée dans-la confession de
Saint-Pierre au milieu des chants de tout un peuple en fête (1).
Pie II avait aussi réparé et embelli l'église de Sainte-Pétronille,
voisine de l'ancienne basilique Vaticane, et à laquelle se ratta-
chaient, M. de Rossi l'a montré, de curieux souvenirs, particulière-
ment intéressans pour la France. Le sépulcre de la sainte des temps
apostoliques, révérée sous le titre de fille spirituelle de saint Pierre,
reposait dans la catacombe de Sainte-Domitille, où dormaient éga-
lement les saints Nérée et Achillée, et le culte de la sainte se trou-
vait être en grand honneur dans Rome quand les rapports des
papes avec les rois carlovingiens devinrent très actifs. Le pape
Etienne II, s'étant rendu en France pour réclamer de Pépin le
Rref une protection contre les Lombards, promit en échange de
transporter le sépulcre de la sainte plus près du tombeau de saint
Pierre. Pétronille devint dès lors auxiludrice des princes carlovin-
giens; la nouvelle église qui la reçut fut désignée comme un monu-
ment éternel de la gloire et du nom de Pépin, comme la chapelle
des rois de France, qui portèrent le titre de très chrétiens, et déjà
peut-être de fils aînés de l'église. Quand les différons sanctuaires
furent absorbés par la basilique reconstruite, on y réserva une cha-
pelle, dédiée à sainte Pétronille, dont les souverains de la France
(1) La précieuse lète, enfermée dans un riclie reliquaire, œuvre florentine, échappa
comme par miracle au fameux siège do Rome de 4527, mais non pas aux désordres de
18i8. Un voleur, aprf^s l'avoir dérobée et avoir vendu le reliquaire, ensevelit le crânw, qui
l'embarrassait, au pied d'un des murs do fortification do la ville; mais, poursuivi par
863 remords, il alla confesser son crime, et la relique fut rétablie dans le trésor de
Saint-Pierre, comme le rapporte u;ie inscriptioa qu'on peut lire sur cette partie des
murs, vcrg le Vatican.
l'histoire monumentale de ROME. 383
furent déclarés protecteurs, où Louis XI fit faire encore d'impor-
tans travaux, et sur laquelle notre droit reconnu de patronage n'a
point cessé. Quand l'ambassadeur de France à Rome près le saint-
siège fait sa première entrée dans la basilique, après avoir révéré
le prince des apôtres, il va s'agenouiller dans la chapelle de Sainte-
Pétronille (1).
Rien ne subsiste probablement de la tour que ce même pape avait
construite auprès de la porte d'entrée du palais du Vatican. Est-ce
sur le mur de cette tour que plus tard Raphaël dut peindre une
fresque bien singulière, de nature à ne rien ajouter à sa renommée?
Un jeune éléphant, nommé Ilannon^ et qui avait été donné à LéonX
par le roi de Portugal, faisait les délices de la cour pontiticale et
du peuple romain. Un mauvais poète, nommé Raraballo da Gaëta,
voulut aller réciter ses vers au Capitole afin de mériter, lui aussi, le
laurier qu'avait eu autrefois Pétrarque. On le fit monter sur le dos
d'Hannon, dans la cour du Vatican, le pape et les cardinaux assis-
tant des fenêtres à son départ et lui souhaitant bon succès; mais,
arrivé au pont Saint-Ange, Ilannon, qui n'aimait pas les vaniteux,
jeta le mauvais poète à terre. Le pauvre Hannon, estimé tie tous,
mourut d'une angine le 8 juin 1512, et Léon X voulut, dit une
inscription latine attribuée à Bembo, que Raphaël d'Urbin le re-
produisit de grandeur naturelle sur la tour voisine de l'entrée du
palais, ad liirrem propc portam palatii. On peut voir sur la porte
travaillée en tarsia de l'une des chambres de Raphaël au Vatican
une représentaiion de Baraballo monté sur Hannon.
C'est, nous l'avons dit, dans l'intéressante ville de Sienne, où il
a construit le palais Piccolomini et la Loggia, et où Pinturicchio,
dans la sacristie de la cathédrale, a représenté sa vie, c'est à Gorsi-
gnano, aujourd'hui Pienza, sa ville natale, tout entière réédifiée par
lui, qu'il faut étudier et juger Pie II. M. Miintz a fort bien rappelé
combien le nom de ce pontife était cher à l'humanisme. Les écrits
d'^Eneas Silvius avaient montré un esprit varié, ouvert, intelligent,
bienveillant, fortifié par l'expérience de pays et de civilisations
diverses, à la fois accessible aux vues nouvelles et pénétré de
quelques-uns des plus profonds sentimens du moyen âge.
Paul II (cardinal Barbo) n'eut pas, comme Pie II, les humanistes
pour lui; cela seul, en le privant de certains éloges retentissans,
lui valut en outre quelques médisances. Peu s'en faut qu'on ne
l'ait voulu faire passer pour un ennemi de la renaissance italienne,
reproche bien injuste et bien faux. 11 est vrai qu'il a permis d'en-
lever, pour les faire servir à ses propres monumens, les travertins
(1) Cette chapelle, située au fond de la basilique, à droite, est fermée depuis le der-
nier concile.
38â REVUE DES DEUX MONDES.
et les marbres du Colisée ; mais ses prédécesseurs n'avaient-ils pas
fait de même à Porto, à Ostie, à Tivoli, et aussi à Rome, dans plu-
sieurs quartiers couverts de ruirtes, que tout le xv^ siècle exploita
en guise de carrières? Paul II, il est vrai, chassa de son entourage
}3eaucoup de petits poètes; il fut beaucoup trop rigoureux contre
cette académie de Pomponius Lœtus qui se réunissait quelquefois
aux catacombes et y inscrivait, par un jeu d'esprit voisin du scan-
dale, le nom de son président ou pontifex mnximus. A ce peu de
griefs qu'on fait valoir contre lui répondent suffisamment sa hauteur
d'esprit et son incontestable libéralité. 11 avait le grand goût véni-
tien; c'était un vrai pape de la renaissance, qui joignait au désir
d'un luxe r^ajestueux un réel respect des belles choses. Il y com-
prenait les monumens de l'art antique et des édifices ruinés de
l'ancienne Rome. Avec plus de sollicitude encore que Pie II son
prédécesseur, il fit restaurer l'arc de Titus, celui de Septime Sé-
vère, les colosses de Monte Cavallo, la statue équestre de Marc-
Aurèle. Il était si peu l'ennemi des souvenirs de l'antiquité clas-
sique qu'il fit célébrer avec grande pompe un Triomphe d'Auguste.
On y voyait s'avancer des géants, l'Amour, Diane et les Nymphes,
et puis les rois et les chefs vaincus, au milieu d'eux Cléopâtre;
après cela Mars, les Faunes, Bacchus. Et les chœurs chantaient les
louanges du saint pontife, qu'ils appelaient père de la patrie, pro-
tecteur de la paix, auteur de la prospérité publique. — Ce doivent
être là des circonstances atténuantes auprès des partisans de l'hu-
manisme.
Au reste, une des plus grandes œuvres architecturales du xv^ siècle,
et qui fait toujours grande figure dans Rome, conserve le souve-
nir de Paul II et assure à ce pontife, malgré tout, une belle place
dans l'histoire monumentale du xv^ siècle : c'est le palais de Saint-
Marc adjoint à la basilique du mêffie nom. L'immense édifice que,
plus tard. Pie IV donnera à la république de Venise, et qui devien-
dra ainsi jusqu'à nos jours une propriété autrichienne, rappelle par
ses formes massives et sa physionomie sévère, par ses créneaux, sa
tour et son peu d'ouvertures, les châteaux fortifiés du moyen âge,
mais en même temps, par ses belles proportions, par l'élégance de
ses fenêtres et de ses arcades intérieures, l'art émancipé de la
première renaissance. C'est là que Paul II avait accumulé les tré-
sors incomparables d'une collection qui réunissait aux tapisseries,
aux broderies, aux riches étoffes, aux bijoux, — perles, camées,
intailles, anneaux et bagues,— les sculptures antiques, les bronzes,
les peintures byzantines, les monnaies et médailles, les mosaïques,
les émaux, les ivoires, les vitraux peints, les manuscrits ornés de
miniatures, tout ce qu'avaient pu lui obtenir à grands frais les voya-
l'histoire monumentale de ROME. 385
geurs les plus intrépides et les plus habiles en Occident et en
Orient. La passion de Paul II, — c'en était une véritable, poussée
à ses dernières limites, — rencontrait pour se satisfaire, et aussi
pour devenir profitable à la science, le temps et les circonstances
les plus propices. Les invasions des Turcs et la prise de Gonstan-
tinople dispersaient par tout l'Occident les manuscrits et les objets
d'art antiques ou du moyen âge que les églises et les monastères
avaient longtemps conservés, et, d'autre part, si le goût commen-
çait à s'éveiller et la curiosité à s'instruire, peu de collectionneurs
avaient encore essayé d'accaparer tant de riches dépouilles. Paul II
ne manqua pas d'engager à ce sujet une lutte acharnée contre les
Médicis; il ne prévoyait pas qu'après lui la plus grande partie de
ses trésors passerait paisiblement entre les mains de Laurent le
Magnifique.
Pour un antiquaire érudit tel que M. Mûntz, c'était une bonne
fortune que de rencontrer un si intéressant épisode. Il a dans son
livre de trèscurieux chapitres à ce sujet, quand par exemple il dresse
la hste des collectionneurs romains qui avaient précédé Paul II.
On comprend bien d'ailleurs qu'il ne s'agit pas ici de petite et vaine
curiosité : sans les amateurs du xv^ siècle, combien de morceaux
antiques auraient définitivement péri ! combien seraient demeurés,
peut-être pour longtemps encore, entièrement ignorés ! M. Miintz
nous introduit le premier dans cette riche collection du xv® siècle,
puisqu'il publie le premier un catalogue contemporain inédit, qui
en donne tout au long le détail. Personne n'ignore quel parti l'éru-
rudition de notre temps sait tirer de pareilles informations : on
compare les témoignages, on reconnaît les vraies provenances, on
identifie les époques, les artistes, les œuvres, et nos musées ces-
sent enfin d'être des ramassis incohérens, arbitraires et confus,
pour devenir ce qu'ils doivent être, des galeries où la science vient
en aide à l'esthétique.
11 serait long de signaler une à une toutes les nouveautés que
contiennent les volumes de M. Miïntz. Il a distingué avec soin d'une
part les artistes étrangers appelés à Rome, particulièrement les fran-
çais, et d'autre part les artistes italiens ou romains employés à cette
cour. Ses recherches sont particulièrement attachantes et décisives
sur la différence qu'il faut faire entre Mino daFiesole, dont quelques
œuvres charmantes se retrouvent dans les cryptes vaticanes ou
dans les éghses de Rome, et Mino del Regno, l'auteur insuffisant
des statues de saint Pierre et de saint Paul placées autrefois au bas
de l'escalier de la grande basilique, et conservées aujourd'hui à la
porte d'entrée de la sacristie, — ou bien sur Paolo Romano, sur
Isaïe de Pise, artistes habiles dont les travaux inspirés par la pre-
TOME xxxY. — 1879, 25
386 REVUE DES DEUX MONDES,
mière renaissance mériteraient d'être mieux connus (1). M. Mûntz
fait en quelques payes un examen curieux de la condition des
artistes à Rome vers le milieu du xV siècle; mais on ne distinguait
pas nettement, à cette époque, entre les ouvriers et les artistes. Les
architectes sont appelés indifféremment, dans les pièces que l'au-
teur a transcrites, mw^atori, c'est-à-dire maçons, maestri di ligname
ou charpentiers, scarpellùiî, maestri di nmro, etc. Eux-mêmes ne
réclamaient pas des distinctions plus précises, et l'on sait que, dans
la Florence du xv^ siècle, les plus habiles d'entre eux conservaient
leurs boutiques bien connues, et ne refusaient aucun travail, quelque
modeste qu'il fût. — Est-il bien sûr qu'en de telles circonstances
une juste diversité des traitemens correspondît toujours à la diver-
sité des talens et des aptitudes?
Le livre de M. Mûntz n'est pas entièrement achevé. Il lui reste à
faire connaître des pontificats singulièrement intéressans pour l'his-
toire de l'art, Sixte IV, Innocent VIII, Alexandre VI, règnes illustrés
par des artistes tels que Pollaiuolo et Pinturicchio. ÏNous en avons
assez dit pour faire apprécier ce qu'est déjà !ron œuvre, et ce qu'elle
rendra de services à l'histoire des arts. Il n'est pas un des récens
ouvrages italiens publiés sur ces matières qui n'ait eu quelque im-
portante information à lui emprunter : c'est ce qu'on peut vérifier
déjà dans les nouvelles et savantes éditions soit de Vasari par M. Gae-
tano Milanesi, soit du livre du P. Marchese sur les artistes domini-
cains; il en sera de même pour l'ouvrage utile de M. Perkins sur
les sculpteurs italiens. Un ciitique allemand a dit que les études de
M. Mûntz feraient époque; il en sera ainsi, parce que rarement on
a vu employer à un plus intéressant sujet, avec plus d'intelligence
et de dévouement, des documens plus précis et plus authentiques.
Nous en avons dit également assez pour faire mesurer quels chan-
gemens s'étaient opérés à Rome dans les esprits, et comment à la
tradition de l'ignorance, du mépris, des aveugles légendes concer-
nant les édifices antiques avait succédé celle du respect, se tra-
duisant par un soin jaloux de conservation et même d'étude éru-
dite. iNous avons trouvé dans une première série des représenta-
tions de Rome au moyen âge qu'a publiées récemment M. de Rossi
le reflet de la première de ces deux périodes; mais il a terminé
(1) Il n'est pas facile de les connaître et de s'en faire une idée. Pour Isaïe de Pise,
par exemple, deux de ses œuvres principales, le Tombeau d Eugène IV et celui de la
mère de ce pontife, qui se trouvent dans le cloître de San Salvatore in Lauro, à Rome,
sont mûries depuis que le cloître est devenu caserne. 11 y a une gravure du tombeau
d'Eugène IV dans rouvrage do Litta, et M. Reumont l'a décrit. Isaïe de Pisc a joui
d'une grande renommée, puisqu'on voit un poète contemporain le comparer à l'auteur
du Parthénon.
L HISTOIRE MONUMENTALE DE ROME. 387
son intéressante collection par quelques plans du xv^ siècle, qui
offrent un contraste immédiat. L'examen rapide de ces plans nous
donnera la confirmation précise de ce qu'a montré par le détail le
livre de M. Muntz, et des diverses phases que nous venons de
m.
La série de ces plans est, avons-nous dit, comme un panorama
de l'histoire monumentale de Rome, comme un livre où l'on peut
étudier sa longue période de décadence et d'abandon , puis son
relèvement et le nouveau prestige de ses anciens souvenirs. Les
plans du xiv^ siècle témoignaient encore d'un oubli presque entier
des traditions classiques; Rome elle-même était figurée sur l'un
d'eux en vêtemens de deuil, avec l'apparence de la décrépitude, et
gémissant sur sa misère et ses ruines. Mais, dès le commencement
du XV* siècle, une école d'humanistes et d'érudits a repris l'étude
des textes pour y retrouver les titres authentiques; ils ont re-
cueilli les inscriptions, appelé à leur aide le calcul et le dessin.
Les efforts d'un Brunellesco, d'un Donatello, d'autres encore, pour
fixer par des mesures certaines un inventaire authentique, furent
couronnés par les travaux de Jean-Baptiste Alberti, le célèbre
architecte florentin, ami de Laurent de Médicis. Employé par
JNicolas V à de nombreux travaux, il continua son action dans Rome
par ses élèves. Vasari raconte que, pendant l'année même de l'in-
vention de l'imprimerie, Jean-Baptiste Alberti inventait un mer-
veilleux instrument permettant d'agrandir ou de diminuer les des-
sins de perspective. 11 s'agit simplement peut-être de ce qu'on
appelle les carreaux; mais, en tout cas, il est sûr qu'Alberii im-
prima un nouvel essor au dessin technique, à la reproduction à la
fois géométrique et pittoresque des monumens, et que son procédé,
avec son actif exemple, encouragea des études auxquelles la cause
des édifices antiques était fort intéressée. Aussi est-ce une conjec-
ture très vraisemblable de M. de Rossi que d'incliner à reconnaître,
dans certains plans de Rome de la seconde moitié du w" siècle, l'in-
fluence non-seulement des artistes et des érudits qui avaient inau-
guré une étude nouvelle, mais en particulier d' Alberti et de son
école.
Ces remarques s'appliquent aux trois derniers plans de l'atlas de
M. de Rossi. L'un d'eux, exécuté à la plume en lZi74 d'après un
original perdu, se trouve dans un manuscrit de la Laurentienne.
Sans tenir compte des habitations privées, il figure les monumens^,
païens ou chrétiens, et ajoute à côté des noms contemporains et
388 REVUE DES DEUX MONDES.
vulgaires ce qu'il croit être les désignations antiques. Les deux
autres, c'est-à-dire un plan en perspective publié en l/i93 àNiirem-
berg, et un grand et beau panorama peint sur toile, qui est conservé
aujourd'hui au musée de Mantoue, reproduisent évidemment un mo-
dèle commun datant de la seconde moitié du xv* siècle ; ils y ajoutent
des retouches qui descendent jusqu'en 1538. Ces deux dernières
cartes offrent une vue pittoresque de la ville entière, avec les mai-
sons et les rues. Il en résulte que certains monumens, au milieu du
dédale qu'offre la grande cité, sont dissimulés par la perspective;
mais en revanche on voit cette forêt de tours carrées qu'avait mul-
tipliées le moyen âge et qui rappellent tant de guerres civiles; on
suit quelques principales rues, comme la via Papale, que parcou-
raient les pontifes lors de leur solennelle prise de possession;
chaque monument apparaît dans son cadre réel ; la physionomie de
Rome au xv^ siècle se montre ainsi tout entière. On n'aurait, pour
restituer un vivant tableau de la ville au temps de la première re-
naissance, qu'à comparer en détail ces divers plans avec une des
descriptions écrites vers la même époque, par exemple avec celle
de Poggio, qui date de 1Z|31. Nous voudrions seulement noter par
quelques traits quelle place ces représentations occupent dans l'his-
toire monumentale de Rome.
Dès le premier aspect elles se distinguent, disions-nous, des pré-
cédentes, et montrent une époque de renaissance et de progrès. Le
plan de lZi7Zi offre un très grand nombre de monumens avec des
légendes développées : on sent l'étude et la recherche scientifiques.
Quant au plan conservé à Mantoue, un seul coup d'œil suffit à con-
vaincre qu'il a été tracé sous l'influence d'un profond sentiment de
la double grandeur romaine : l'auteur l'a orné d'images et de de-
vises latines qui l'expriment clairement. Il a bien introduit parmi
ces devises quelques réQexions sur les vicissitudes des choses hu-
maines : « Où sont, ô Rome, tes consuls, tes sénateurs?., où sont les
Fabius et les Camille? Il est donc vrai que rien de terrestre ne
résiste à l'action du temps!., » Et l'on voit dessiné le Temps avec
sa faux. La pensée dominante n'en est pas moins rendue par
des signes non équivoques. Deux étendards, figurés au bas de la
carte, flottent au vent. Sur l'un se lisent les lettres traditionnelles :
S. P. Q. R.; l'autre porte l'image d'un aigle aux ailes déployées.
Deux médaillons représentent en outre les origines mythiques de
Rome païenne : d'une part, la louve et les deux jumeaux, et le
figuier ruminai; d'autre part, Énée avec Ascagne fuyant de Troie et
portant son père Anchise. Sur un troisième médaillon Rome chré-
tienne est adorée par les peuples de l'Europe, de l'Asie et de l'Afri-
que; on lit à l'exergue : Domina gcntium, princeps provinciarum.
L HISTOIRE MONUMENTALE DE ROME. 389
L'auteur a voulu exalter Rome, siège de la puissance pontificale et
source du pouvoir impérial, centre à un double titre de tout le
monde chrétien. C'était là toute une poésie politique très conforme
aux idées des derniers temps du moyen âgw, mais qui allait s'éva-
nouir pendant le xvi° siècle.
Ne pourrait-on pas conjecturer que la même idée a présidé à
l'orientation bizarre de ces deux derniers plans? Celui qui les a
dressés suppose l'observateur placé au sommet du Quirinal et per-
pendiculairement au fleuve. Le Tibre entre pour lui en ville vers
la droite et coule vers la gauche. Ainsi se trouve ménagée à l'ho-
rizon, en toute liberté, la vue du Vatican et du Janicule. La pensée
d'aitirer d'abord les regards vers la basilique de Saint-Pierre et le
palais des papes n'aurait-elle pas dicté cette disposition, comme au
moyen âge les géographes prenaient volontiers Jérusalem pour
centre du monde ? — Le château Saint-Ange paraît tout d'abord,
sur la rive droite. La forme en est à peu près semblable à celle que
donnent soit une intéressante toile de Carpaccio à l'Académie des
beaux-arts de Venise, soit la grande fresque de la Bataille de Con-
stantin, au Vatican; tel est probablement l'aspect qu'ofi'rait ce mo-
nument à la fin du xv*^ siècle. Il a trois étages, sans aucune trace
extérieure des statues qui devaient l'orner jadis. — Les plans de
M. de Rossi et le tableau de Venise donnent la statue de l'Ange
rappelant la célèbre vision de Grégoire le Grand; nous savons
d'ailleurs qu'il y avait au temps d'Alexandre VI (on ne dit pas depuis
combien d'années) une pareille statue; une explosion la détruisit en
1/197; elle fut remplacée sous Paul III par un marbre, puis, sous
Benoît XIV, par le bronze actuel.
La représentation de la basilique de Saint-Pierre, telle que la
donne le plan conservé à Mantoue, est particulièrement intéres-
sante. On y voit à la façade, vers la droite du spectateur, une tri-
bune élégante soutenue par des colonnes : c'est la célèbre loge dite
de la bénédiction, un petit chef-d'œuvre de sculpture renaissance,
dont M. Mûntz a donné aussi, d'après un dessin inédit de Grimaldi,
une curieuse reproduction. A gauche de l'église, deux absides rap-
pellent cette antique chapelle des sépultures impériales, annexe de
l'ancienne basilique, dans laquelle on a trouvé de précieux objets.
Tout à côté se trouve la célèbre guglia^ ou aiguille, c'est-à-dire
l'obélisque dressé par Caligula sur la spina du clique de Néron ; les
débris accumulés par les siècles autour de sa base l'avaient conservé
debout : c'est celui que Sixte-Quint fera transporter en 1586 au mi-
lieu de la place Saint-Pierre. Le moyen âge croyait que la boule
dont il était surmonté contenait les cendres de César.
Le Tibre est traversé, selon nos deux plans, par quatre lignes de
ponts dans l'enceinte de la ville, A l'entrée du pont Saint-Ange, sur
390 REVUE DES DEUX MONDES.
la rive gauche, le plan de Mantoiie marque les deux statues des
apôtres Pierre et Paul, qui subsistent encore aujourd'hui à la même
place. Cela seul est une date, et nous indique une des retouches
que cette carte a subies. En effet, ces deux statues ont été posées
en 153Zi; il y avait eu là, jusqu'en 1527, deux édicules, restes d'une
ancienne fortification. La présence du pont Sixte est également une
date, car il ne fut commencé qu'en lZt73 et achevé qu'en Ihlb. — H
est à remarquer que, sur l'une et l'autre carte, le fleuve est, dans sa
partie inférieure, couvert d'embarcations et de bateaux à voile. On
aperçoit même des constructions s'avancer de la rive gauche. C'est
qu'il s'agit du lieu qui fut toujours le principal port de Rome, et
qu'on appelle aujourd'hui Bipa grande ou Marmorata. Là dé-
barquaient les nombreuses denrées que réclamait l'approvision-
nement de la ville dans ses temps prospères, et les marbres pour
ses immenses constructions. Du port d'Ostie, puis, — après que ce
port se fut ensablé et se vit relégué loin de la mer, — de celui de
Claude, et enfin de celui de Trajan, creusés tous deux de l'autre côté
du delta sur la rive droite, les bateaux chargés étaient remorqués
jusqu'ici. Le poit était situé précisément au lieu où le baron Vis-
conti a retrouvé les quais antiques et les anneaux creusés dans la
pierre. Tout auprès, sur la rive gauche, s'était élevé pendant la
première moitié de l'empire ce mont Testaccio, soigneusement mar-
qué sur nos cartes, et composé, ainsi que tout le sol qui l'entoure,
de fragmens d'amphores munis de marques inscrites, soit qu'on
ait brisé là en immenses quantités les vases contenant les liquides
ou les grains apportés par le commerce, — ce qui ne s'expliquerait
guère, — soit plutôt que de grandes fabriques de ces sortes de
vases aient eu leur siège pendant des siècles dans ce qu'on appelle
aujourd'hui les Orli Torlonia, et que les i^ebnts aient peu à peu,
comme il arrive à l'issue des ardoisières ou des houillères, formé
un vaste monticule. Les nombreuses embarcations qu'on voit, sur
les plans du xv* siècle, sillonner le Tibre, veulent-elles dire que la
navigation n'avait pas perdu ou bien avait repris alors quelque
activité? Il est très probable que le cours du fleuve n'était pas
obstrué comme il l'est aujourd'hui. En tout cas, cette image fait
un singulier contraste avec l'absence complète de toute navigation
dans l'intérieur de la ville actuelle. De nos jours, quelques bateaux
à vapeur faisant le service entre Rome et Fiuniicino, quelques re-
morqueurs pour les bateaux qui apportent la pouzzolane, arrivent
seuls à Hipii. gr.mde. En amont, sauf le bac silencieux de Ripetta,
qu'un pont nouveau, ennemi du pittoresque, va faire bientôt dispa-
raître, pas une bar(|ue ne sillonne ces eaux : le désert s'est fait sur
le Tibre counne dans la campagne romaine.
Examiner ces cartes de Rome au xv« siècle dans tout le détail
l'histoire monumentale de ROME. 391
que comporterait une étude spéciale serait aborder une série de
problèmes dont un grand nombre sont encore non résolus. On aura
une idée des irrésolutions où sont réduits de notre temps ceux qui
s'occupent de topographie romaine si l'on songe que l'élégant petit
temple périptère adiLiré de tout voyageur sur la place de Sainte-
Marie in Cosmedin, celui qui a été si longtemps connu comme un
temple de Vesta, peut être désigné par sept noms diiïérens, dont
chacun s'autorise d'assez bonnes raisons, et entre lesquels il est dif-
ficile d'oser choisir. D'ailleurs s'il est vrai, comme nous l'avons dit,
que les plans de Rome de la fin du xv^ siècle dénotent dans leurs
auteurs un degré d'expérience scientifique qui n'avait pas été encore
atteint, il ne faut pas croire pour cela qu'on les trouverait, en les
comparant à ce que réclame la science moderne, exempts de fan-
taisie dans les représentations et d'erreurs graves dans les com-
mentaires, soit par un reste d'attache aux vieilles légendes, soit par
des conjectures nouvelles imparfaitement dirigées. Le plan conservé
à Mantoue, par exemple, a le dessin d'un monument sur lequel
est cette légende en italien : « Tour dans laquelle résida longtemps
l'esprit de Néron. » On sait en effet que, Néron ayant été enseveli
dans le tombeau de sa famille, les Domitii, près du lieu où rési-
dait aussi l'opulente gens Pincin^ les corbeaux, dit la légende, ef-
frayèrent pendant longtemps cette région maudite,jusqu'àcequele
pape Pascal II, en 1099, pour mettre fin à cette sinistre obsession,
démolit la sépulture, et construisit à sa place cette église de Santa-
Maria-del-Popolo, si riche aujourd'hui en charmantes œuvres de la
première renaissance. — Le même plan montre, au forum, les trois
colonnes du temple de Vespasien bizariement recouvertes d'une
sorte de toit, et la notice explique que ces colonnes ne sont autre
chose qu'un fragment du pont que Galigula avait jeté du Palatin au
Capitole, singulière imagination révélant chez les antiquaires d'alors
le même embarras que nous éprouvons nous-mêmes à expliquer de
quelque façon l'étonnante construction de cet empereur.
Il ne faudrait donc pas attendre de ces plans de Piome des infor-
mations trop complètes; cependant, à côté des obscurités et des
erreurs, ils donnent des traductions fidèles de la réalité qui ont
beaucoup de prix. Si le tombeau d'Auguste est caché par la perspec-
tive sur la carte du musée de Mantoue, on le voit sur celle de lZi7Zi,en
ruine et délabré. Il en est réduit aujourd'hui à servir de scène à des
troupes dramatiques de quatrième ou de cinquième ordre : on y peut
entendre parfois quelque comédie de Plante en italien, ce qui ne
manque ni de couleur locale ni de tradition; mais le plus souvent
ce sont les plaisanteries de nos boulevards, émoussées par la traduc-
tion, qui attristent, en dépit de quelques protestations honnêtes, ce
392 REVUE DES DEUX MONDES.
classique mausolée. — Tout le beau groupe de monumens entre le
forum de Trajan et le forum romain apparaît en ruines magnifiques :
colonne et basilique Trajane, forum de Nerva, tours des Milizie et
des Coriti datant des commencemens du xiii' siècle, temple de Faus-
tine, etc. Le Palatin fait brillante figure par son stade, désigné sous
le nom da Grand-Palais, « Palazo magiore. » C'est ce même stade,
enterré depuis et dévasté, que M. Pietro Rosa a fait déblayer récem-
ment, et où l'on retrouvait l'année dernière une intéressante statue.
— Le temple de la Paix a ses trois célèbres arcades, mais surmon-
tées d'un second étage semblable au premier; il serait intéressant
de fixer quel est ici le degré d'exactitude. La désignation même
de Templum Paris est-elle bien légitime? Le temple de la Paix,
dédié par Yespasien en 77, détruit par le feu sous Commode, à la
fin du if siècle, paraît n'avoir pas été reconstruit; au vi^ siècle, Pro-
cope le voit en ruine; il semble que Constantin y ait substitué sa
basilique, et que ce soit donc le magnifique débris de ce dernier
édifice qui subsiste depuis le tremblement de terre de 13Z|9. Il est
certain toutefois que la désignation de temple de la Paix, survivant
au iv^ siècle, s'étendait plus tard à tout un quartier. — Le même
fléau de 1349 avait fait au Colisée l'énorme blessure, ouvrant un
de ses côtés, qu'on distingue sur nos plans. L'héroïque édifice avait
déjà subi bien des coups; pour lui commençait un âge d'abandon
et de mépris ; le xvi^ siècle allait en piller les travertins pour élever
le palais de Saint-Marc, le palais de la Chancellerie et le palais
Farnèse.
En même temps que M. de Rossi donnait ce recueil de plans
figurés, le gouvernement italien publiait une grande carte de Rome
datant du milieu du xvi^ siècle, et qui fait suite par conséquent
aux documens dont nous venons de parler. L'auteur de cette carte
a été un certain LeonardoBufalini, duquel on sait bien peu de chose.
Originaire du Frioul, il paraît avoir été employé dans l'imprimerie
de Paul Manuce, à Rome, mais peut-être simplement comme gra-
veur. On ne connaissait plus qu'un seul exemplaire de cette carte,
et incomplet, à la bibliothèque Barberini, lorsqu'on en retrouva,
pendant ces dernières années, un autre bien entier, dans la biblio-
thèque d'un des couvens' supprimés. La reproduction de cette pièce
par la gravure la met désormais à l'abri de toute destruction. La
carte de Bufalini n'offre pas une vue pittoresque, mais un plan géo-
métrique. 11 indique par le dessin les rues et places, dont il nomme
les principales; il nomme surtout avec soin les édifices, dont
il donne les plans restitués. C'est dire combien d'inappréciables
renseignemens sur l'état de Rome au xvi'' siècle on rencontrera en
le consultant, et combien d'indications utiles sur les monumens de
HISTOIRE MONUMENTALE DE ROME. 393
l'antiquité qui ont subsisté jusqu'alors; mais il faut attendre que
le diflicile commentaire d'un tel document soit préparé, et il ne peut
l'être que par M. de Rossi ou par un des plus habiles entre ceux
qui tiennent à honneur de se dire ses élèves, par M. Rodolphe Lan-
ciani, ingénieur et archéologue, déjà bien connu pour sa partici-
pation très active à la direction des fouilles municipales. M. Lan-
ciani prépare lui-même une carte générale destinée à compléter et
à rectifier celle de Ganina : il y montrera quelles ruines subsistent
sur le sol, quelles ont été les principales fouilles modernes, et ce
qu'on peut restituer avec certitude, à l'heure qu'il est, de la ville
antique.
Rome mérite tant de soins ; l'archéologie y a des droits et des
devoirs plus grands qu'ailleurs, et une dignité particulière. Les
moindres détails, qui n'auraient autre part qu'une valeur locale,
prennent ici une importance historique, car il n'y a pas de ville au
monde qui ait eu un plus haut caractère et une personnalité plus
vivante. Ses monumens ont eu vraiment leur part dans ses des-
tinées, qui ne l'intéressaient pas seule : ils ont transmis le sou-
venir de sa gloire, dont ils étaient de perpétuels témoignages;
ils ont souffert au moyen âge en même temps qu'elle; il semble
qu'ils aient partagé non-seulement ses vicissitudes, mais ses pas-
sions. Ils ont été guelfes ou gibelins; ils ont lutté pour le sacer-
doce ou pour l'empire. Symboles de grandeur et de majesté, ils
ont participé eux-mêmes de ces caractères, grâce auxquels on peut
dire qu'ils ont exercé une durable influence à travers les âges. Le
seul aspect des antiques ruines de Rome, réveillant les souvenirs,
invitant au respect, provoquant la recherche érudite, a été pour
une part dans le mouvement intellectuel et moral dont se sont
inspirés les temps modernes; il a ému d'admiration un Raphaël et
contribué au court mais splendide essor de la seconde renaissance
à Rome; il s'est continue, comme par un magnifique reflet, dans ces
nobles villas, dans ces vastes palais des princes romains, types mer-
veilleux d'une ample et sévère beauté. Le tableau de l'enfantement
d'un essor si original et si intense est une page capitale de l'his-
toire de l'art. Cette page était pour nous incomplète parce que la
Rome du moyen âge et celle même du xv^ siècle sont imparfaite-
ment connues encore. On saura gré à M. de Rossi et à M. Mûntz
d'avoir, par les deux publications que nous avons essayé de faire
connaître , contribué à nous la rendre.
A. Geffroy.
LAURENCE
Dans le bourg de Verneuil, aux environs de Dijon, vivait en 18..
une jeune fille, orpheline depuis son enfance. Elle habitait chez sa
grand'mère, dont el'e était restée l'unique intérêt, et qui seule lui
servait d'appui. Laurence était aimable et belle. Son cœur tendre
jouissait paisiblement de la vie, et, dans l'accomplissement de de-
voirs humbles et réguliers, les jours s'écoulaient monotones, sans
tristesse ni mélancolie, pour sa nature calme et douce. M'"'' de Sargé
s'occupa seule de l'éducation de sa petite-fille. Elle avait une in-
struction solide et des talens agréables. Elle se plut à lui donner
tout ce qu'elle possédait.
Le temps vint où M™' de Sargé dut songer à assurer une exis-
tence à laquelle son âge lui faisait crain Ire de manquer tout à
coup. La dilhculté était grande. Elle vivait retirée tout à l'extrémité
du bourg, dans un vieux presbytère que l'éloignement de l'église avait
fait abandonner. Elle ne voyait que peu de personnes des environs.
L'une d'elles lui parla un jour de M. Bernier, professeur au lycée
de Dijon. C'était un honnête homme, savant et modeste; mais son
âge déjà mûr et la médiocrité de sa situation effrayèrent d'abord
M'"* de Sargé. Elle ne parla de rien à sa petite-fille. L'amie com-
mune inviia cependant M. Bernier à venir passer les mois de va-
cances à Verneuil. Il vint : il fut frappé des agrémens de Lau-
rence, et le plaisir de causer avec elle, de lui donner môme quel-
ques leçons, ne tarda pas à lui fournir le motif naturel de fréquentes
visites. La beauté, la jeunesse, exercèrent sur lui leur charme tout-
puissant; le souvenir de Laurence l'occupa toute une année, et les
objections tombèrent une à une. Quand il revint à Verneuil et qu'il
eut revu la jeune fille, il ne se trouva plus si fou d'oser prétendre
à sa main.
LAURENCE. 395
M™« de Sargé sentait de jour en jour croître sa faiblesse. Laurence
avait vingt ans, les maris ne s'étaient pas préseniés; dans cette
maison solitaire, dans ce bourg ignoré, qui donc ouvrirait les yeux
sur la grâce et la distinction de sa petite-fiIle? M'"^ de Sargé résolut
d'accueillir la demande de M. Dernier. Portée, comme le sont d'or-
dinaire les personnes âgées, à appeler jeunesse tout ce que sépare
d'elles l'intervalle de quelques années, M. Bernier ne lui parais-
sait plus aussi vieux depuis qu'elle l'avait vu. Aussi combattit-elle
avec vivacité les hésitations de Laurence. La vue de la peine et des
inquiétudes de sa grand'mère, quelques paroles qui ouvrirent devant
Laurence les tristes perspectives de la vie telle qu'elle est, touchèrent
facilement une âme tendre, une raison simple et soumise. Elle se
trouva coupable de pleurer sans savoir pourquoi elle pleurait, et,
lorsque, quelques mois après, une maladie rapide lui enleva celle
qu'elle avait uniquement aimée, elle rencontra la seule consolation
que la Providence lui eût gardée en s'unissant à l'ami qui, depuis
deux ans, s'était associé à ses soins et à ses aflections. Ses jours du
moins s'écouleraient dans les mêmes lieux, et le passé ne dispa-
raîtrait pas tout entier pour elle. M. Bernier la laissa habiter cette
maison qu'elle n'avait jamais quittée. La naissance d'un fils vint la
distraire et rem[)lir des soins les plus doux les longues journées que
M. Bernier passait à Dijon.
Les soucis d'une fortune insuffisante attristaient seuls leur vie
paisible. Une occasion favorable se présenta. La place de professeur
de mathématiques à l'école de Saint-Cyr étant devenue vacante,
M. Bernier sollicita l'appui de quelques parens éloignés de Lau-
rence. Ils voulurent bien se souvenir d'elle un moment, à la condi-
tion de l'oublier aussitôt. M. Birnier fut nommé, et, pleinement
satisfait, il se considéra comme parvenu au terme de sa carrière.
Il partit pour Saint-Cyr, où il comptait précéder sa femme.
11 avait vendu le vieux presbytère, et Laurence était restée poui'
les derniers arrangemens. Jamais peut-être son cœur n'avait
été si gros, jamais elle n'avait senti le malheur de plus près. La
mort de ses parens, celle de sa grand'mère, se réunissaient dans
sa mémoire pour l'accabler. Son enfance, sa jeunesse, repassaient
devant elle, jour par jour, et la mélancolie du souvenir la pénétrait
d'une tristesse qu'elle avait ignorée jusqu'alors. Ce jardin où elle
courait autrefois, cette chambre où elle avait passé tant de jours
occupés, tant de longues heures tranquilles, ce fauteuil où sa
grand'mère s'était trouvée mal, cette fenêtre qu'il avait fallu ouvrir,
ces arbres dont la vue avait distrait Ja mourante, ce lit où elle
avait cessé de vivre, il fallait tout quitter. A genoux dans cette
chambre où elle pouvait encore être seule, Laurence s'abreuvait
de ses larmes. Son mari, son fils, étaient momentanément oubliés.
396 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle pleurait ceux qui n'étaient plus, son enfance heureuse, sa jeu-
nesse remplie de confuses espérances, sa vie enfin, écoulée sans
retour. Mais la veille n'en était-il pas de même, et d'où venaient
tant de larmes? que s'était-il donc passé? Ces lieux?.. Elle devait
les quitter; elle le savait, et le moment prévu était arrivé. Sa vie?
Mais, jusque-là, ne l'avait-elle pas trouvée calme, douce, heureuse
enfin, et pourquoi, brusquement, lui apparaissait-elle sous cet as-
pect nouveau et douloureux? Ne devait-elle pas plutôt remercier
le ciel des biens qu'elle avait reçus, de l'avenir pai ible qu'elle
pouvait prévoir? que demandait donc ce cœur si agité? que pou-
vait-il souhaiter dont il n'eût déjà joui, dont il ne dût jouir encore?
Tandis que ces rêves troublaient l'esprit de Laurence, ses larmes
coulaient abondamment. Lorsqu'elle se releva, ce fut pour reprendre
tristement une existence qu'elle avait crue heureuse jusqu'à ce jour.
Le sentiment profond d'une douleur confuse l'accompagna pendant
son voyage. Ce sentiment ne se dissipa point parmi les embarras
et les soucis d'une installation nouvelle. Pour la première fois, la
vie qui lui était échue en partage lui parut vide d'intérêt, pénible
à supporter. Elle attribua à la perte du presbytère, à l'éloignement
de ces tombes qu'elle aimait, la mélancolie qu'elle découvrait au
fond de son cœur. M. Bernier n'y chercha point d'autre cause. Oc-
cupé de ses nouveaux devoirs, heureux d'un avancement qui assu-
rait l'avenir de sa famille, il jouissait de l'aisance dont il entourait
sa jeune femme et son enfant, et son temps suffisait à peine à ses
occupations.
— Qu'as-tu fait tout le jour ? dit un soir d'été Laurence à son
fils, dont elle essuyait le visage couvert de sueur. Tu sais que je
ne veux pas que tu sortes par un tel soleil. Te voilà tout en nage
et tout en désordre. — Ne me gronde pas, maman, répondit le petit
Louis, en s'attacbant à son cou et en s'opposant par la vivacité de
ses caresses aux soins de sa mère. Je suis allé à la mare pour pê-
cher... — Grand Dieu et sans ma permission! avec qui étais-tu?
— J'avais celle de papa et j'étais avec Etienne. — Qui Éiienne? le
petit Ilublin qui n'a que dix ans? — Non, non, mon ami Etienne,
qui est un professeur comme papa, qui est un officier même, que je
connais bien et que j'aime beaucoup. Nous avions emmené non pas
le grand Ilublin, qui est beaucoup trop graml pour nous, mais le
tout petit, qui a eu bien de la chance. Il a péché une grenouille...
— Quel est cet ami Etienne dont me parle Louis? pouvez- vous lui
confier votre fils en toute sécurité? demanda Laurence à son mari. —
Etienne Danvel est mon collègue, répondit M. Bernier, un très jeune
collègue, il est vrai, et aussi bon que distifigué. C'est un guide
excellent. Vous pouvez être sans inquiétude et lui savoir gré, autant
que moi, de l'obligeance qu'il a pour Louis.
LAURENCE. 397
Le nom d'Etienne revint souvent, et Laurence apprit qu'il habi-
tait Saint-Gyr depuis deux ans, ne voyait personne, étant en deuil
de sa mère qui venait de mourir, qu'il était toujours triste, toujours
occupé, et que son seul plaisir était de se promener avec Louis
quand M. Bernier voulait bien le lui confier. Souvent le petit Louis
rapportait à Laurence des bouquets qu'ils avaient cueillis ensemble.
Ces bouquets ornaient la table du salon, jusqu'à la promenade
suivante. — Je voudrais bien connaître ton ami Etienne, dit
Laurence à son fils, un jour qu'elle le tenait sur ses genoux et
qu'il venait de lui faire le long récit d'une course toute pleine d'in-
cidens merveilleux. — Mais tu le connais, maman, lui répondit
l'enfant; lui, il te connaît bien. — Non, je ne le connais pas. Où
veux-tu que je l'aie vu? — Mais tu es tous les dimanches, à la messe,
tout près de lui, et il passe tous les soirs sous ta fenêtre. Tiens, le
voilà, — dit l'enfant en s'élançant pour faire signe à son ami qui pas-
sait. Laurence resta assise, retint l'enfant et ne se montra pas. Elle
avait reconnu un pas agile et régulier qu'elle entendait chaque jour,
à la même heure, retentir sur le pavé qui longeait la maison. Elle
avait remarqué ce pas cadencé, toujours le même, arrivant du
même point, s'éloignant du côté opposé. Il lui indiquait l'heure, et
il était devenu pour elle le signal de l'interruption de son travail
près de la fenêtre. Jamais elle n'avait regardé quelle était la per-
sonne qui passait. En découvrant que ce pas bien connu était celui
d'Etienne, une certaine curiosité s'empara d'elle. Quand il fut passé,
elle avança avec précaution la tête au-dessus de celle de l'enfant,
et, à travers l'espace étroit qui séparait la jalousie de la muraille,
elle aperçut un homme jeune, élancé, qui disparut aussitôt. A peine
si elle le vit. Elle en garda cependant un souvenir distinct. Elle
vit qu'il était grand et qu'il avait des cheveux bruns et bouclés. Son
aspect était jeune, triste; son air distingué. Elle savait qu'il était
sérieux, laborieux, qu'il aimait les enfans. Son existence apparut à
Laurence toute pleine de sentimens tendres et honnêtes. Quel était-il?
quelle était sa mère? comme il devait se trouver seul dans ce
monde ! Tout en faisant ces réflexions, Laurence embrassait avec
plaisir son enfant, et écoutait en rêvant son gentil babil.
Elle attendit le dimanche avec quelque inquiétude. Elle avait
voulu parler à M. Bernier de son désir de voir Etienne pour le re-
mercier. Il lui déplaisait de ne point connaître quelqu'un que son fils
connaissait tant. Cependant, si simple, si naturel que fût un pareil
souhait, elle ne put l'exprimer. Une rougeur subite l'envahit comme
elle ouvrait la bouche. Elle ne sut à queUe cause attribuer son em-
barras, mais elle garda le silence. Le jour et l'heure de la grand'-
messe arrivèrent. L'enfant avait indiqué à sa mère la place habi-
tuelle d'Etienne à l'église. Laurence n'osa lever les yeux. Sa préoc-
398 REVUE DES DEUX MONDES.
cupation était gi-ande. Elle essayait de fixer son attention sur son
livre de prières. C'était en vain. Son agitation dominait ses efforts.
Elle se hasarda enfin lentement à regarder autour d'elle. Quelques
visages connus ou inconnus lui apparurent. Pas un ne lui rendit
l'idée qu'elle s'était faite du visage d'Etienne. Pas un n'était en-
cadré de ces cheveux abondans et dorés qu'elle avait remarqués.
Cette absence^ qui auiait dû lui causer quelque déplaisir, au con-
traire la soulagea tout à coup. Ce fut d'un pas plus libre et plus
léger qu'en sortant de l'église pour aller voir les sœurs de charité
elle traversa le cimetière, dont la vue l'attristait d'ordinaire en lui
rappelant des heures douloureuses. Mais ces croix bien alignées,
ce gazon bien soigné, ces tombes pieusement entretenues, lui cau-
sèrent ce jour-là une impression toute différente. Il semblait que
les spectacles les plus mélancoliques fussent impuissans à l'at-
trister, tant était vive, forte et douce, une émotion nouvelle dont
elle ignorait l'origine. Le temps devint pluvieux. Louis joua beau-
coup dans la chambre et ne cessa de parler du regret de ne point
voir Etienne. La semaine s'écoula, et Laurence n'avait pu encore
trouver une occasion de témoigner à M. Bernier son désir de con-
naître M. Danvel. Cependant elle croyait ne plus éprouver de gêne
et elle comptait toujours en parler au premier instant. En entrant
à l'église, le dimanche suivant, elle regarda du côté où il devait
être, et ses yeux s'abaissèrent aussitôt. C'était lui, elle l'avait re-
connu, elle l'eût reconnu en tous lieux. 11 était tel qu'elle l'avait
imaginé. Mais son regard lui parut plus ardent et plus tendre. Le
trouble s'empara d'elle. La regardait-il encore? Elle n'osait s'en
assurer. Elle se sentait comme enveloppée d'un air brûlant qui l'op-
pressait à tel point qu'elle croyait souffrir. Il lui parut que le ser-
vice divin ne s'achèverait jamais, ce dimanche. La fraîcheur du
dehors lui rendit seule ses esprits.
A partir de ce jour, ce qui jusqu'alors avait paru si simple à
Laurence lui devint impossible. Sa langue s'arrêtait en voulant pro-
noncer le nom d'Etienne. Désirait-elle seulement le voir? elle l'igno-
rait elle-même ou plutôt elle en eût été plus effrayée qu'heureuse.
Elle souhaitait de ne rien changer, de ne rien ajouter à ses rêves déjà
trop agités. Ces troubles inconnus, mêlés à sa vie tranquille, lui
causaient une déplaisance singulière. Elle avait toujours le cœur
gros et ne savait plus s'intéresser à ce qui l'avait occupée jusqu'alors.
Tout s'était effacé, tout lui était indifférent; elle avait oublié son
passé, ses goûts, ses affections. Le bruit de ce pas sur le pavé, le
soir à six heures, et ce regard que ses yeux avaient à peine ren-
contré, était tout ce qu'elle demandait à la vie. Écouter avec avidité
les récits enihousiasles du petit Louis, tout en osant de moins en
moins le questionner, restait son unique plaisir. Elle devint plus
LAURENCE. 399
sédentaire encore. — Etienne me demandait hier si tu étais malade,
chère maman, lui dit son fils en montant sur ses genoux, comme
elle était assise un soir devant cette fenêtre où se passaient ses
journées. Il t'a vue étendue sur ton canapé, et il a été inquiet.
— Il m'a vue sur ce canapé? s'écria Laurence surprise, com-
ment aurait-il pu me voir? on ne m'aperçoit point d'en bas, et il
n'est jamais venu ici. — Non, chère maman, mais il te voit
malgré cela tous les matins, et il est tous les soirs à sa croisée à te
regarder avec moi, quand nous sommes ensemble. S'il ne faisait pas
si noir, je suis sûr que je le verrais là-bas, dit l'enfant en mon-
trant un coin des bâtimens. — Laurence s'éloigna, par un mouve-
ment rapide, de cette place où elle avait tant vécu, et où elle se
croyait invisible. Son cœur battit avec violence; elle ne savait que
penser. Aucune idée distincte ne sortait du choc de tant d'émotions.
Elle s'avança cependant pour suivre la direction du doigt de Louis.
Le toit d'un bâtiment voisin, s' abaissant brusquement, laissait aper-
cevoir un grand mur percé de quelques fenêtres. Une de ces fenê-
tres était celle de la chambre habitée par Etienne. Il la voyait de
là! Elle se sentit près de défaillir et ne put parler. Puis, d'un coup
d'œil rapide, elle parcourut l'étroit espace où s'écoulait toute son
existence. Cette salle n'était plus déserte; Laurence n'était plus
seule, elle n'avait jamais été seule dans ces longues heures d'aban-
don. 11 lui sembla qu'un sentiment indicible de joie remplissait son
cœur.
Elle vécut ainsi des semaines entières, aspirant dès le matin à la
fin du jour. Elle observait avec impatience l'allongement des
ombres, et lorsque le soir était enfin venu, elle ouvrait sa fenêtre
et reprenait celte place sous le regard qu'elle aimait. Immobile
elle le cherchait alors à travers les ténèbres. Au fond de cette obs-
curité brillait l'étoile qui éclairait sa vie. Elle ne la voyait point,
mais ses rayons pénétraient son âme. Peu à peu elle s'accoutuma
à ces émotions et n'attendit plus la nuit. Elle restait près de son
balcon, occupée, affairée, comme indifférente au dehors, cachant
sous des mouvemens sans but l'émotion profonde d'un cœur tendu
vers un seul objet. Sans paraître regarder la fenêtre d'Etienne, elle
le voyait confusément dans sa chambre, s'éloigner de la croisée,
s'en approcher en hésitant, s'enhardir comme ello, à l'arrivée des
ombres. Ces ombres leur donnaient le signal du bonheur. A quoi
pensait-il ? pourquoi ne cherchait-il pas à la rencontrer? que comp-
tait-il faire? Elle s'adressa ces questions lorsque l'automne, ayant
succédé à l'été, amena les soirées froides. Elle dut fermer la croisée
pour son enfant, et M. Bernier l'exigea pour elle. Quelques jours
plus doux lui rendirent par hasard la liberté perdue. Avide de
retrouver les seules heures de sa vie qu'elle voulait vivre, elle
llOO REVUE DES DEUX MONDES
s'élança un soir à cette fenêtre et l'ouvrit avec l'impétuosité de la
joie. Etienne attendait tristement à la sienne, et malgré la distance
Laurence crut voir briller son visage au moment où elle parut.
Leurs regards se joignirent dans cet élan rapide : ils sentirent tous
deux qu'ils s'étaient attendus et qu'ils se retrouvaient. Laurence
émue, tremblante, effrayée de ce qu'elle avait involontairement fait,
baissa la tête, et appuyant la main sur son cœur, elle voulut en
retenir les battemens. Cachée à demi par ses cheveux que son mou-
vement rapide avait dénoués, elle sentait fortement sur elle le re-
gard d'Etienne. Elle n'osait remuer, rendue immobile par une émo-
tion douce, et cependant mêlée d'angoisse; il lui semblait qu'elle
s'était trahie. Les soirées redevinrent pluvieuses et les fenêtres
furent désormais fermées. Les regrets succédèrent aux rêves de
la joie.
II.
Les promenades de Louis n'avaient plus lieu, et les vagues espé-
rances de Laurence allaient s'éteindre, lorsqu'un incident bien
simple amena un rapprochement que chacun semblait craindre,
auquel du moins aucun des deux ne paraissait vouloir aider. Le
petit Louis devint malade assez gravement. Laurence, pendant les
premiers jours, fut toute à ses inquiétudes. La convalescence arriva ;
avec elle, le soulagement de la peine, le contentement, les fantai-
sies de l'enfant et les jours nombreux de soins constans. Etienne
était venu sans cesse savoir des nouvelles de Louis. Etienne fut
la première personne qu'il voulut voir. M. Bernier l'amena. Ils
trouvèrent Laurence assise auprès du lit de l'enfant. Elle s'atten-
dait à cette visite, dont depuis plusieurs jours l'appréhension rem-
plissait uniquement sa pensée. Cependant elle resta interdite, et
le choc qu'elle ressentit fut si violent qu'elle se prit à trem-
bler, sut à peine l'accueillir et parla comme dans un rêve. Etienne
parti et la chaml)re, hélas! déserte, elle croyait le voir encore et ne
pouvait se remettre. Peu à peu elle se rappela les moindres inci-
dens de cette heure. Elle souffrait à la pensée que son embarras
avait pu être visible. Que de fois elle s'était répété d'avance ce
qu'elle dirait à Etienne, ce qu'elle avait hâte de lui dire ! Les re-
mercîmens étaient indispensables, les paroles étaient tout indi-
quées. Les mots coulaient de source dans sa pensée, et, lui pré-
sent, à peine si elle avait su lui parler. Elle croyait le connaître,
être déjà faite à son abord, et en ce moment il lui paraissait un
inconnu. 11 avait bien cependant cet air sérieux et jeune, ce re-
gard plein d'une tristesse passionnée, cet aspect résigné et ferme
à la fois qu'elle s'était représenté si souvent. Mais, de près, on
LAURENCE. hOi
sentait davantage l'éclat de cette jeunesse et le feu de cette pas-
sion. D'ailleurs le son de sa voix lui était inconnu, et cette voix
pénétrante se joignant aux charmes de son visage et de sa per-
sonne fit sur Laurence une vive et profonde impression.
— M. Danvel est distingué et d'une aimable compagnie, dit
M. Bernier à Laurence lorsque Etienne fut parti. Il a été si gauche
aujourd'hui que vous ne pouvez le juger comme il le mérite. Il ne
voit personne, et sa timidité m'a paru extrême. — Laurence ne
sut que répondre. Elle fut surprise d'apprendre qu'Etienne avait
été timide et gauche, et elle espéra que sa propre timidité avait
passé inaperçue. Etienne lui avait paru rempli d'une modeste assu-
rance, puisée dans une distinction rare; elle sentait en lui le maître
de sa vie. Une puissance inconnue la réclamait et venait troubler
son repos. La jeunesse et la beauté sont-elles donc des dons ter-
ribles autant que divins et qui portent la destruction dans l'être
qui les possède? Faut-il nécessairement aimer? Faut-il nécessaire-
ment inspirer l'amour?
Etienne vint souvent. Laurence s'accoutuma au bonheur que lui
donnait sa présence. La joie dominait son trouble. Elle savait les
jours où il devait venir, et toutes les heures de ce jour elle ne les
vivait que dans l'attente d'une seule. Si par hasard elle s'était trom-
pée, si l'attente avait été vaine, elle reportait ses espérances au
lendemain, et le temps écoulé n'avait pas été vide, puisqu'elle avait
cru le voir. L'enfant servait de lien entre eux. Leur but n'était-il
pas à tous deux de le distraire? L'enfant était content et reprenait
ses belles couleurs. Laurence croyait renaître avec son fils, se
reprendre à la vie avec lui, et ces jours lui paraissaient les plus
doux et les plus beaux qu'elle eût vécus.
Combien ces jours eussent-ils duré? On ne saurait le dire. Ces
cœurs candides se livraient au charme de leurs rêves et semblaient
heureux. L'amour, en se révélant bientôt tout entier, leur eiàt mon-
tré peut-être tout à la fois sa puissance et leur faute. La faute devait
leur être épargnée. La puissance de l'amour allait bouleverser leur
sort et consumer l'une par l'autre leurs vies innocentes. M. Ber-
nier était toujours là, et, peu à peu, il conçut des inquiétudes
vagues qui agirent sur son humeur. Son ton parfois brusque,
l'embarras qui suivait ses accès de vivacité, son silence singulier
sur Etienne, qu'on voyait souvent et dont on ne parlait jamais,
ses agitations continuelles qu'il ne savait pas entièrement répri-
mer, éclairèrent Laurence à demi. Son cœur généreux et pur ne
put supporter cette situation fâcheuse. Aussitôt qu'elle entrevit la
peine de son mari, elle résolut de le calmer. Les jours qu'elle
venait de passer lui donnaient une joie sereine qui lui prêtait une
TOME xxîv. — 1879. 26
A02 REVUE DES DEUX MONDES.
force inconnue. Elle était si heureuse qu'elle crut facile de se pri-
ver pour un temps de la cause même de son bonheur. Le lende-
main d'une de ces soirées où une douce joie l'avait pénétrée tout
entière, elle dit à Etienne que, l'enfant étant remis, elle et son
mari allaient reprendre quelques habitudes moins sédentaires,
voyager peut-être. — A ces mots, le trouble d'Etienne fut si grand
que Laurence fut effrayée de ce qu'elle avait fait. La tristesse
s'appesantit peu à peu sur son cœur, l'envahit et en chassa le sen-
timent du bonheur. Devant elle, elle ne voyait plus que le vide, et
elle se demanda avec une surprise mêlée d'effroi ce qui avait pu
la porter à agir ainsi.
— J'approuve très fort les paroles que vous avez adressées
à M. Danvel, lui dit M. Bernier le lendemain. J'allais vous de-
mander d'imaginer quelque prétexte pour le voir moins souvent.
Votre fils est bien, et il ne sied pas à une femme aussi jeune que
vous de recevoir un homme de son âge. Je ne puis le lui dire moi-
même, et je vous prie de le lui indiquer avec la convenance dont
vous usez toujours. Il va venir tout à l'heure. S'il le faut, ajouta-
t-il en voyant l'embarras sur le visage de Laurence, s'il le faut,
nous voyagerons un peu, comme vous l'avez dit.
M. Bernier sortit à ces mots, et Laurence tomba, plutôt qu'elle
ne s'assit, sur ce fauteuil où le regard d'Etienne l'avait contemplée
pendant des soirées entières. Elle se réfugiait dans ce monde ima-
ginaire dont on menaçait de l'arracher. Pâle, sans pensées, ne
comprenant rien, même aux tourmens de son cœur, elle restait
immobile, et des larmes qu'elle ne sentait pas coulaient lentement
de ses yeux fermés. Un choc violent les lui fit ouvrir. Louis s'était
élancé sur ses genoux et, l'entourant de ses bras, il couvrait son
visage de baisers. Cette consolation imprévue, ces caresses si
tendres de son enfant, précipitèrent ses larmes. Son angoisse
diminua. Elle pressa passionnément contre elle cet être qui
l'aimait et demanda au ciel de la force contre les tourmens in-
connus.
— Ne pleure pas, maman, lui dit Louis tout en essuyant
ses larmes avec mille gentillesses pour la faire sourire ; nous ne
partirons pas, je m'amuse trop ici, et papa me laissera bien tou-
jours voir Etienne.
— Ton père te laissera voir ton ami, mon cher enfant, et notre
voyage te plaira.
— Oh! non, maman, car s'il faut ensuite ne plus voir Etienne,
j'aime mieux ne pas partir.
— Mais il n'est pas question de ne point voir Etienne. Que dis-tu
là?
LA.IJRENCE. ii03
— Je dis ce que je sais, car j'ai bien entendu papa te le dire
tout à l'heure. J'étais à jouer contre la porte, et je sais bien ce que
je. dis. Déjà, hier, tu en avals parlé à Etienne, et tu lui avais fait
bien de la peine, il s'était tourné de mon côté et il croyait que je
ne voyais pas qu'il pleurait. Il arrangeait avec moi mes soldats, et
je m'en apercevais bien, car ils étaient mouillés à mesure que je
les prenais.
— Tais-toi, mon enfant, reprenait sa mère, tu ne sais pas ce que
tu dis.
— Si, si, je le sais... il pleurait.
— Il pleurait peut-être en pensant à sa mère qu'il a perdue et
dont il porte encore le deuil.
— Ah! oui, répondit l'enfant ému; puis, après un instant de
réflexion : — C'est égal, il nous aime tous beaucoup, et il pleurait
à cause de notre départ.
Laurence resta la tête appuyée sur le dossier de son fauteuil.
L'état de son cœur, troublé par des impressions si violentes et si
diverses, demeurait un mystère pour sa pensée. Etienne était auprès
de Louis quand Laurence alla le rejoindre. Elle devina, à son visage
pâli, que Louis avait parlé. Vainement chercha- t-elle quelques
paroles; les yeux qu'il fixait sur elle avec une persistance inaccou-
tumée étaient remplis d'une attente trop douloureuse et, par instans,
d'une tendresse trop navrante. Ce regard troublait et désespérait
Laurence tour à tour. Elle ne savait comment y répondre. Que lui
dire? quels mots choisir pour ne le point affliger? comment les
prononcer d'un ton naturel? comment même aborder ce cruel sujet?
Cependant les yeux d'Etienne questionnaient avec une ardeur qui
réclamait une prompte réponse. Laurence le comprenait, et pour-
tant elle restait sans paroles, les paupières toujours baissées. Elle
craignait d'éclater en sanglots, à la vue de ce visage où la douleur
se marquait plus fortement à mesure que le silence se prolongeait,
M. Bernier n'arrivait point. Louis, occupé, ne les aidait pas. Lau-
rence fut comme enhardie par la présence de cet innocent confi-
dent : — Louis causait avec vous, dit-elle à Etienne, au moment où
j'entrais; il vous parlait de nos projets... de voyage, ajouta-t-elle
en hésitant et de plus en plus émue par son silence obstiné.
— Oui, madame, Louis m'a tout dit, répondit Etienne d'une voix
où l'on sentait l'effort d'une âme courageuse. Madame, je ne puis
que vous remercier de bontés dont j'ai peut-être abusé. Leur sou-
venir est là, reprit-il en mettant la main sur son cœur avec une
gravité singulière. Je suis bien malheureux... mais je ne puis, je
ne dois pas vous parler de moi. Madame, dit -il encore après un
pénible silence, voyant Laurence s'appuyer sur la table, le visage
entre ses mains, et n'espérant pas de réponse, souvenez-vous tou-
404 REVUE DES DEUX MONDES.
jours que personne n'aura aimé votre fils autant que moi, et par-
donnez ma témérité... Accordez-moi une grâce...
— Laquelle? répondit Laurence sans lever la tête.
— Regardez-moi une fois, une seule fois, dit-il d'une voix pressée
et suppliante où l'on sentait la hâte du désespoir en entendant les
pas de M. Bernier.
Laurence écarta ses mains et, levant à peine la tête, elle lui laissa
voir son charmant visage inondé de larmes, où l'amour rayonnait
de ses feux les plus tendres et les plus purs. Ses yeux se levant
lentement rencontrèrent, pour la première fois d'aussi près, ce
regard qu'elle avait cherché pendant tant d'heures à travers les
ténèbres, et son âme fut pénétrée d'une douceur et d'une douleur
inconnues.
Le lendemain, Laurence se sentit à la fois brisée et agitée. Une
activité fébrile suivie de défaillances remplaçait la sensation égale
et douce de la santé. Son âme partageait l'agitation folle de son
corps. C'était un dimanche. Elle crut trouver à l'église le repos qui
lui manquait. Elle espérait aussi revoir Etienne et elle le souhaitait
avec une ardeur extrême. Jamais elle n'avait eu tant de hâte de le
rencontrer. Elle marchait avec une rapidité inaccoutumée , et
pourtant il lui semblait qu'elle n'arriverait jamais. Etienne n'était
pas à l'église. Le trouble de Laurence croissait à chaque instant;
un désir véhément, comme une soif inextinguible de l'apercevoir
encore, se mêlait à un affreux désespoir. Elle aurait voulu se fuir
elle-même, se séparer de son âme qu'une douleur inouie, insensée,
déchirait sans cesse. Elle chercha à bannir ces agitations coupables,
et, traversant le cimetière, elle regarda ces croix symétriquement
placées. Elle pensa à ce repos auquel aboutissent tous les tourmens
et toutes les douleurs. La présence mystérieuse de ces êtres anéan-
tis, qui avaient enduré les dernières angoisses fit taire un instant sa
peine. Elle n'osait se plaindre devant tous ces maux épuisés. — Le
soleil du matin dardait ses rayons, et les ombres des arbres parais-
saient jouer sur un gazon touffu, auquel le vent prêtait les ondu-
lations des vagues.
Lorsque Laurence rentra, un mouvement inaccoutumé régnait
dans sa maison. Un bruit lointain la frappa d'un pressentiment
obscur. Elle s'élança chez M. Bernier. Il lisait une lettre; son visage
était bouleversé. Ému en apercevant Laurence, il vit sur ses traits
contractés le trouble de son cœur : — Mon amie, ayons du cou-
rage, dit-il en la faisant asseoir, comme elle chancelait. Il a souffert,
et Dieu aura pitié de lui.
— Sa lettre! — dit Laurence d'une voix étouffée, et, fixant sur ce
papier des yeux étincelans de douleur, elle le saisit et s'évanouit.
Voici cette lettre. Elle était adressée à M. Bernier ;
LAURENCE. /jOô
(c Monsieur, il peut paraître étrange qu'au moment de quitter
cette vie, les soins qui la remplissent soient précisément ce qui m'oc-
cupe le plus. Je romps pour jamais avec ses soucis et ses douleurs,
et cependant, la rougeur me monte au front lorsque je me repré-
sente à la fois vos bontés et l'ingratitude dont je les paie. Étranger
pour vous , je devrais mourir comme j'ai vécu , et des circon-
stances plus fortes que ma volonté ne peuvent vous dérober ma
mort. Elle apportera dans votre pensée, et autour de vous, un
trouble passager dont la conscience me pèse. La confusion que j'en
éprouve rend plus pénible ces derniers instans. Je ne serai plus
quand vous lirez ces mots : que cette pensée du moins m'assure
votre indulgence et vous fasse pardonner à un malheureux qui n'a
ouvert son cœur qu'à vous.
« Ceux qui m'aimaient ont quitté ce monde; ma mort passera
inaperçue. Nul ne me regrettera, et cette certitude qui m'aurait
aidé hier encore à rompre mon existence m'émeut et m'arrête en ce
moment. Cet oubli me paraît plus redoutable que la mort même.
Ah ! que ma vie s'eftace, mais qu'au moins ma mémoire puisse
rester chère à quelqu'un! Qu'ai-je voulu? Rien. Qu'ai-je espéré? Je
l'ignore. Ce cœur fatigué va se détruire lui-même. Également mal-
heureux dans le vide qui était son partage et dans l'espoir qui vint
le remplir, il préfère son anéantissement. Laissez-moi au moins
vous dire de celui qui a vécu ce qu'il n'aurait point raconté s'il était
resté près de vous.
« J'ai perdu mon père peu après ma naissance, et la modique
pension que la loi accordait à ma mère suffisait à peine à l'édu-
cation qu'elle voulut me donner. Elle dut vendre peu à peu ce
qu'elle possédait pour satisfaire aux besoins d'une existence ché-
tive à laquelle ne se mêlait pour moi aucun des plaisirs de l'en-
fance et de la jeunesse; chaque jour m'apprit mieux les secrets
multiples de la pauvreté et son amertume croissante. Je venais
cependant de passer l'examen décisif qui devait m'ouvrir une
carrière et assurer la vieillesse de ma mère, lorsqu'une maladie
épuisa ses dernières forces; elle succombait aux chagrins, aux fa-
tigues. J'avais à la fois perdu ma mère et la douceur que je lui
avais préparée; je ne gardais que le souvenir déchirant de ses
privations. Je l'avais vue s'éteindre dans la douleur. Pouvais-je
penser à être heureux?
u Je ne voulais rien, je ne savais plus même désirer, et je tom-
bais peu à peu dans l'anéantissement. C'est alors que vous vîntes à
Saint-Gyr. Que vous dirais-je, monsieur? à ce souvenir, le trouble
s'empare de tout mon être et mon cœur bat pour la dernière fois
avec violence. C'est à vous que je dus mon seul bonheur. Ce^bon-
heur, comme ma vie, est un rêve. Je vous apercevais quelquefois
506 REVUE DES DEUX MONDES.
de loin, tous les trois réunis. Ah! que vous me sembliez heureux !
vous marchiez ensemble, d'un pas égal et léger. Un enfant char-
mant courait autour de vous, embellissant de ses grâces et de ses
joies nouvelles vos jours déjà comblés. Il existait donc pour quel-
ques êtres ce bonheur pur et incomparable ! chaque jour vous
assurait des devoirs pleins de douceur, une raison fortunée de vivre.
Vous retrouviez avec la lumière des êtres pour vous aimer, les
heures de votre vie n'étaient pas vaines, et le sommeil assoupissait
au même moment un cœur enchaîné au vôtre. Ah ! ce bonheur me
tenait lieu du mien. Je m'en nourrissais de loin, et de toute l'ardeur
de mon âme je m'abreuvais à une source qui, hélas! ne m'appar-
tenait point. Je vécus de votre vie, monsieur, et le reflet de votre
félicité fut l'unique consolation de mon malheureux cœur. Quel
beau jour que celui où cet enfant s'approcha de moi ! Ce fut le pre-
mier d'une vie nouvelle. Je l'aimais passionnément, et il comprit
ma tendresse. Il voulait me voir, se promener avec moi, et il me re-
merciait comme si ses regards, ses caresses n'étaient pas les seuls
biens que j'eusse connus! Son brillant visage, sa fraîcheur rayon-
nante me charmaient; sa voix, ses cris joyeux remplissaient l'air,
son mouvement incessant peuplait le monde, si vide pour moi jus-
qu'à ce jour. J'attendais l'heure de sa promenade avec plus d'im-
patience que lui, et les intérêts de ses jeux devenaient mes plus
chers intérêts. — Vous m'avez remercié, monsieur, et j'ai entendu
d'autres remercîmens. La bienveillance que vous m'avez accordée.
a effacé bien des amertumes. Je vous en remercie à ce dernier joui',
et ma conscience me dit que je n'ai pas cessé de la mériter. Non,
monsieur, votre justice ne peut me faire un seul reproche; vous
pouvez déplorer mon erreur, mais vous devez me plaindre. Je m'en
punis, en brisant ce cœur égaré par un entraînement involontaire.
Ce cœur mérite votre pitié, car ses rêves eux-mêmes furent inno-
cens. Il est temps que ces rêves prennent fin. Je ne puis, je ne dois
pas vous voir plus longtemps. Je n'ai pas voulu attendre une sépa-
ration prolongée, et donner aux indifiérens l'occasion de chercher à
lire/lans mon cœur, où, moi-même, je n'ai pas lu. Je vous voyais
hier, je pouvais vous voir demain, et je meurs; je meurs, parce
que j'ai toujours été malheureux, et que je ne puis être heureux,
que je ne puis même souhaiter de le devenir Je meurs parce que
je suis seul dans le monde, et que, devant y rester seul, je préfère
le repos de la mort à cet isolement qui dévore la vie sans l'anéan-
tir. Je meurs enfin , parce que je n'ai plus la force de vivre. — J'ai
confiance dans la miséricorde de Dieu. — Laissez-moi croire que
vous me regretterez, et que ma mort me donnera de votre cœur à
tous deux plus que ne m'en eût accordé la vie. C'est peut-être
dans cet espoir que je meurs. Adieu. »
LAURENCE. 407
III.
Laurence fut longtemps malade.
Un mois, deux mois s'étaient écoulés, et avaient suffi pour dis-
siper tous les bruits qui s'étaient répandus à la suite de cet évé-
nement tragique. Les hommes avaient regretté ce jeune officier et
attribuaient sa mort à un fond de mélancolie bizarre, dont sa vie
retirée était la plus forte preuve. Les femmes décidèrent d'abord
qu'il s'était tué par amour. Mais la maladie de Laurence, se décla-
rant aussitôt, détruisit leurs soupçons au lieu de les fortifier.
Pourquoi serait-il mort, si elle l'aimait? On ne trouva donc pas
pour expliquer cette mort de raison bien évidente, quoiqu'on s'en
préoccupât beaucoup, un peu par désœuvrement, un peu par in-
térêt et aussi par l'effet de l'agrément rare de ce jeune homme,
que personne n'avait connu, que tout le monde avait rencontré, et
auquel chacun avait pensé plus qu'il n'en convenait. Puis Laurence
se rétablit, et, lui mort, elle bien portante, du moins au regard
indifférent, le souvenir qui avait réuni et confondu un instant ce
suicide et cette maladie s'effaça à son tour. Les années se dérou-
lèrent de leur pas égal, qui paraît cependant tantôt si lent et tantôt
si rapide. Le petit Louis grandit et dit bientôt adieu aux jeux de
l'enfance; il commença ses études et vécut moins avec sa mère.
M. Bernier, un instant si troublé par des appréhensions inatten-
dues, ne s'avouait pas de quel allégement était pour lui la mort de
ce jeune homme, — son esprit bon et honnête n'eût pas accepté une
telle pensée, — mais il était délivré en fait du seul danger qu'il eût
jamais redouté. Les réalités ont leur force certaine et pénétrante.
Il n'avait plus à craindre cette présence séductrice, et, le danger
disparu, il ne crut pas autant que l'amour fût un besoin de la jeu-
nesse. Puis, qu'avait-il à se reprocher? N'était-ce pas de son devoir
de conjurer le danger dès qu'il avait pu le discerner, pour Etienne
aussi bien que pour lui. Et aurait-il pu le faire avec plus de dou-
ceur? Sa conscience était donc tranquille, et Laurence avait trouvé
en lui un ami prêt à sympathiser avec ses peines. Il parlait souvent
avec elle d'Etienne qui avait tant aimé leur fils, et ils le regret-
taient ensemble. Bientôt l'attention que M. Bernier dut donner à
l'éducation de Louis lui enleva le peu de loisir qui lui restait; ses
préoccupations s'effacèrent, et son esprit ne garda, avec le temps,
qu'une certaine inquiétude de la faiblesse croissante de Laurence.
Pendant ces années, quelle fut la vie de Laurence? quels désirs
épuisèrent son cœur? quels regrets tourmentèrent sa pensée?
quelles souffrances détruisirent peu à peu toutes les forces de son
corps? Les premiers mois furent les moins pénibles. La douleur
408 REVUE DES DEUX MONDES.
s'apprend lentement comme tous les sentimens qui doivent dominer
l'âme entière. Pas plus qu'on ne peut exprimer en un mot tout ce
qu'on sent, on ne peut sentir en un instant tout ce qui doit rem-
plir l'âme. Les heures, les jours, les années apportent une façon
nouvelle de souffrir. Une peine n'efface pas l'autre. Elles naissent
tour à tour et s'accumulent sans se détruire. La douleur devient
la vie elle-même. Peu à peu elle établit son rigoureux empire dans
ce cœur à la fois candide et coupable, où l'innocence et la faute
devaient rester confondues. Assurément, si Etienne avait vécu, la
vertu y eût repris ses droits. Son âme pure se fût détournée du mal
et eût enseveli au fond d'elle-même son égarement et ses luttes.
Elle n'avait pas hésité dès l'instant où elle avait eu la plus légère
perception de la réalité. Un mot de son mari avait suffi. L'embarras,
la surprise, un trouble extraordinaire, loin de l'arrêter, l'avaient
portée à accomplir son devoir avec plus de hâte. Elle avait pleuré
ensuite, Etienne avait vu ses larmes... Mais qu'avait-elle désormais
à combattre? Le bonheur n'était plus là. Elle n'avait plus à redouter
d'être heureuse.
Durant ces tristes jours, la bonté même de son cœur servait ses
illusions. Elle sentait qu'elle avait été une des causes involontaires
de cette mort malheureuse et elle eût été insensible et ingrate de
ne point pleurer celui qui n'était plus. Elle lui devait ses larmes et
elle se faisait un pieux devoir de les répandre. Elle n'était pas non
plus sans éprouver quelques remords. Les moindres actions pren-
nent une apparence redoutable quand on découvre que la mort
était cachée si près d'elles. On s'interroge, on s'inquiète, on se
croit responsable. Ces fins imprévues troublent le jugement, et la
raison humaine ne peut que déplorer les suites insaisissables, mys-
térieuses et terribles d'événemens dont elle ne démêle point les
causes. jUienne mort, elle devait le pleurer et elle pouvait le pleu-
rer sans le craindre. Son mari autorisait ses regrets en les parta-
geant. Sa raison ne l'aidait point à discerner le regret permis de la
douleur dangereuse et coupable. Son âme se laissa aller sur la pente
qui conduit au désespoir, comme elle s'était abandonnée à l'amour.
Sa pitié fut surprise, comme l'avait été sa candeur, ou plutôt l'amour
avait saisi sa proie. — Mais ces premiers momens n'étaient pas encore
remplis de la douleur que lui réservait l'avenir. Il fallait bien des
jours de peine pour appesantir le malheur sur ce cœur si doux,
où l'amertume perdaitson fiel, oùlarésignationsavait étouffer l'an-
goisse. Des larmes fréquentes soulageaient Laurence, et la faiblesse
que' lui laissait sa maladie, émoussant les pointes de la douleur,
prêtait à la peine une tranquillité trompeuse. Ses regrets, ses souf-
frances, les soins qu'elle recevait, se mêlaient vaguement dans
son esprit. Elle se sentait malheureuse, mais elle trouvait encore
LAURENCE. Zi09
de tristes douceurs dans le souvenir d'un passé que chacun se
prêtait à rappeler. Les pleurs de Louis, la tristesse de M. Bernier,
cette maladie même de Laurence, étaient une suite naturelle de la
mort d'Etienne. Cette mort ne lui paraissait plus si solitaire, et le
cœur de Laurence était soulagé par tant de sympathies.
Une sœur de charité venait voir souvent Laurence, et, avec la sim-
plicité qu'ont les esprits dégagés des choses de ce monde, elle lui
avait parlé souvent d'Etienne et de cette mort criminelle qui appe-
lait leurs prières. A peine rétablie, Laurence voulut aller avec la
sœur sur le tombeau d'Etienne. Ceux mêmes qui ne l'avaient point
connu s'en étaient fait un pieux devoir. ..L'abstention de Laurence
eût paru une affectation d'autant plus remarquable, que la coïnci-
dence de sa maladie avec la mort d'Etienne avait un instant frappé
quelques personnes. M. Bernier engagea sa femme k cet acte si
simple. Elle réserva ses premières forces pour l'accomplir. Elle alla,
appuyée sur le bras de la sœur, dans ce cimetière qu'elle traversait
autrefois avec des sentimens si différens. Le souvenir du trouble
étrange, de l'agitation cruelle et surprenante qu'elle avait éprou-
vés au moment même où Etienne s'apprêtait à quitter la vie se
présenta subitement à sa pensée. Le soleil dardait ainsi ses rayons,
et le gazon était couvert alternativement de lumière et d'ombre;
le vent remuait ainsi les herbes épaisses, et leur mouvement léger
semblable à celui des vagues s'ajoutait aux ondulations régulières
et immobiles que les tombes imprimaient à la terre. A cette vue,
tous les objets tournèrent autour de Laurence. Le vent glaça la
sueur sur son front, le chant des oiseaux frappâmes oreilles comme
dans un songe, et ses yeux apercevaient à peine les 'croix symétri-
quement rangées. Mais lorsqu'elle s'agenouilla sur cette terre que
le gazon verdissait déjà, elle sentit qu'elle ne rêvait point, que tout
cela était une réalité terrible, et que c'était bien un cadavre qui
gisait sous cette tombe. — Elle se releva à la fois plus forte et
plus désespérée. Toute chose avait repris sa couleur et son mou-
vement, mais rien ne lui importait plus. Le soleil, le chant des
oiseaux, le ciel, la nature appartenaient à d'autres. Le monde était
vide pour elle. D'un pas hâtif et ferme, elle rentra dans sa maison
désormais déserte.
Le sentiment d'une soUtude entière, sans espoir, sans fin, s'é-
leva peu à peu dans l'âme de Laurence. Les vives couleurs de ses
joues rassurèrent au lieu d'inquiéter. Personne ne devina ses souf-
frances, et cependant l'amertume s'emparait d'elle et troublait son
jugement. La tranquillité de M. Bernier, les succès qu'il devait à
son travail, ses illusions sur la santé de Laurence, devinrent pour
elle un sujet d'irritation. Elle ne sut point tenir compte à son
iilO REVUE DES DEUX MONDES.
mari du regret que son cœur bon et affectueux avait volontaire-
ment prolongé. Poursuivie du seul souvenir d'Etienne, elle avait
attribué uniquement à sa mort la tristesse de lAI. Bernier. Lau-
rence ne s'était pas enquise des dangers que sa propre vie avait
courus. Elle oubliait parfois qu'elle avait été malade. Elle ne s'a-
percevait pas toujours qu'elle souffrait. Elle ne savait qu'une chose
au monde, c'est qu'Etienne était mort et elle allait au cimetière de-
mander à sa tombe quel était ce rêve étrange et douloureux qui pe-
sait sur sa vie. La sympathie qui avait paru l'unir à son mari dans
une peine commune était donc une en'eur? Son âme s'était reposée
sur ces regrets comme le malade appuie sa tête accablée sur le pre-
mier soutien qu'elle rencontre. Maintenant elle ne se souvenait plus
de ses soins compatissans et méconnaissait des regrets qui eussent
autrefois touché son cœur. Peu à peu elle en vint à accuser son
mari de dureté, d'égoïsme. Il lui paraissait ne pas comprendre tout
ce qu'une âme élevée et honnête devait conserver de ressentiment
d'un tel malheur. Ce jugement, justifié chaque jour à ses yeux par
la sécurité même que reprenait M. Bernier, jeta comme une lumière
sur sa vie passée. Jamais le temps écoulé ne s'était présenté nette-
ment à son esprit. Mais à présent, se disait-elle, l'âge prêtait à son
jugement une clairvoyance que la jeunesse, l'habitude, l'inexpé-
rience avaient tenue en suspens. Elle se ressouvint du jour où elle
avait été suiprise elle-même des larmes qu'elle versait, à la veille
de quitter cette maison où elle avait vécu avec sa grand'mère, où
elle l'avait perdue. Ce jour-là ce n'était pas seulement le passé
qu'elle pleurait; elle l'avait bien senti dans le moment même. Et
qu'avait-elle regretté, si ce n'est toutes les joies dont sa vie était
sevi'ée? — Alors elle se représentait dans ses moindres détails
cette vie décolorée. Elle se vit commençant chaque matin un jour
semblable au précédent : quelques soins à son fils, le travail d'une
ménagère, des lectures dont son esprit ne savait ni se nourrir ni
se distraire, quelques rares promenades, — tous ces faits chétifs qui
composent la vie, — revinrent à sa pensée dans leur insignifiance.
Sa mémoire ébranlée ne leur rendait point les charmes tranquilles
qu'elle avait autrefois ressentis. Elle n'avait rien demandé de plus
que cette vie alors qu'elle en jouissait. Pourquoi s'en plaignait-
elle maintenant? Laurence était dans ces jours funestes de cha-
grin et d'irritation où la peine repousse même le remède. Elle éloi-
gnait de son cœur la seule affection droite qu'elle eût ressentie, la
seule qui dût lui servir de refuge et la ramener au sentiment de la
vérité. Elle oublia que sa giand'mère avait béni son mariage, que,
sans cette union, elle fût restée seule dans ce monde, qu'elle avait
vécu à l'abri d'un nom honorable, et que l'estime l'avait toujours
LAURENCE. AU
entourée. Elle voulut ignorer ce qu'elle devait à son mari poui'
décharger la balance et le trouver coupable de tout ce qu'il n'avait
pu lui donner.
L'affection pour M. Bernier n'était pas la seule que l'amour de-
vait combattre dans le cœur de Laurence. L'amour ne dérobe-t-il
pas à l'âme ses plus tendres sentimens? N'est-il pas de sa nature
même d'anéantir tout ce qui n'est pas lui? Il agit ainsi pour ceux
qu'il comble de ses joies. Pour eux le monde entier, tous les liens
et tous les devoirs disparaissent. Le bonheur est seul leur partage.
A Laurence l'amour imposait la douleur. Mais, non moins exclusif,
il étouffait dans son ârne les sentimens qui l'avaient remplie jus-
qu'alors. Il enlevait à M. Bernier la part d'affection qu'elle lui avait
toujours donnée. Ce sentiment refoulé parut fortifier tout d'abord
celui qu'elle éprouvait pour Louis. L'ardeur de son âme semblait
s'être réfugiée sur cet aimable enfant. C'est lui qu'elle aimait uni-
quement, par-dessus tout, et qu'elle voulait voir à toute heure.
Elle était avide de ses regards, avide de ses caresses; elle épiait
ses moindres gestes comme s'ils lui étaient nouveaux. Elle consi-
dérait pendant des heures ses yeux, son visage, et semblait chercher
en lui autre chose que lui-même. Elle se plaisait à le voir jouer
des jours entiers, à l'entendre causer. Elle ne souriait point; elle
lui répondait à peine et rêvait tristement. Ses mouvemens, ses jeux,
ses rires eux-mêmes, dont Etienne avait été le compagnon, lui
créaient comme une autre existence, pâle, obscure, affaiblie, dont
elle cherchait à rassembler les traits. Cette ombre revenait dans ce
milieu qui l'avait entourée et où Laurence l'avait entrevue. Parfois
elle en appelait aux souvenirs de Louis et lui demandait le récit de
ses promenades. Dans les premiers temps, il ne pouvait entendre
parler d'Etienne sans pleurer. Laurence le saisissait alors dans ses
bras, et, le pressant comme dans les jours heureux, elle trouvait
encore du bonheur à joindre leurs deux cœurs, gros d'un même
chagrin. Ses larmes coulaient avec moins d'efforts, et leur abon^-
dance même lui causait une amère satisfaction : elles tombaient
une à une, sur ces boucles blondes, qui avaient reçu d'autres
larmes peut-être. L'enfant, immobile, restait sur les genoux de sa
mère. Elle se souvenait alors combien Etienne l'aimait, et elle
répétait à demi-voix les mots de cette lettre tant relue, où il pei-
gnait son bonheur le jour où ce même enfant s'était approché de
lui avec tendresse. Ah ! ce n'était pas un rêve puisqu'il était là, cet
enfant tant aimé, cet enfant si heureux !
Parfois au contraire Laurence restait assise à la fenêtre comme
jadis et sentait de sombres lueurs traverser sa pensée. Un regret
passionné faisait palpiter son cœur; une appréhension singuUère
tenait son âme en suspens, L'heure s'écoulait, le jour avait ainsi
/il 2 REVUE DES DEUX MONDES.
passé, la peine succédait à la peine, et nul effort n'était tenté pour
la soulager. A certains jours, la force de la jeunesse luttait avec le
mal. Laurence oubliait. Elle naissait avec le matin belle et jeune,
elle allait vivre! mais aussitôt une pensée navrante serrait son
cœur, voilait ses yeux, lui dérobait le monde. L'être qu'elle regret-
tait n'était plus, et cet instant d'allégement, ce mouvement in-
stinctif de la nature, lui paraissait un oubli coupable. Le sentiment
de la douleur pénétra bientôt si avant, qu'elle en portait le poids
jusque dans le sommeil. Elle fut en proie à une angoisse si pro-
fonde, si prolongée, qu'elle avait besoin de rentrer dans la lumière
du jour, d'agir, de se rattacher à la réalité par l'occupation la plus
minime, pour opposer en quelque sorte, au désespoir qui l'enva-
hissait, une forme précise qui lui permît de le combattre, du moins
de l'endurer sans en être accablée. Elle ne pouvait supporter la pré-
sence; de personne. Tout lui faisait mal ; tous la blessaient. Elle
passait peu à peu d'une extrême mélancolie à la sensation active
de la douleur. En d'autres temps, ces mouvemens eussent été les
troubles, les tourmens heureux de l'amour. C'étaient ces mêmes
troubles, ces mêmes tourmens. Mais le bonheur et celui qui aurait
pu le lui donner n'appartenaient plus à ce monde.
Quand elle avait causé d'Etienne avec Louis, il semblait à Lau-
rence que le passé était moins lointain et qu'il reprenait quelque
réalité. Elle questionnait sans cesse l'enfant, elle entretenait sa
mémoire. Mais la vie marchait pour tous hors pour elle, et chaque
jour apportait son changement. Les regrets s'effaçaient peu à peu
dans le cœur de Louis. Il avait commencé par écouter sa mère
avec intérêt et lui répondre affectueusement. 11 le fit bientôt avec
distraction, et l'effort finit par devenir évident. Il n'était plus attendri
au souvenir des promenades passées. Il avait trouvé de nouveaux
compagnons, et ce mot nous ne disait plus Etienne et lui. Ces chan-
gemens>urprirent et troublèrent Laurence. Elle crut que l'enfant
essayait de détourner sa pensée, afin de lui épargner des larmes.
Elle fut touchée, puis, peu après désabusée, elle s'attrista de ne le
plus trouver docile à ses regrets. Elle le regardait attentivement
comme pour l'interroger sur ce changement inattendu, et lui l'em-
brassait non moins tendre, non moins tranquille, ignorant la faute
dont on l'accusait. 11 répondait de même aux mêmes paroles, mais il
n'allait plus au-devant. D'autres récréations l'occupaient ; il fit à sa
mère le récit de ses amusemens nouveaux, et, se laissant aller à la
confiance, il s'anima. C'étaient les mêmes mots, les mêmes plaisirs,
les mêmes projets. Laurence l'écoutait effrayée et sans comprendre :
Te souviens-tu comme Etienne t'aimait, lui dit-elle enfin avec
effort, comme il était bon pour toi? — Oh! oui, je m'en souviens,
répondit l'enfant avec sincérité, mais si tu savais comme les autres
LAURENCE. Al 3
aussi sont bons! Et il reprit l'histoire de ses promenades avec ses
nouveaux amis. Laurence l'envisageait et s'aperçut de changemens
qui, tout à coup, la frappèrent. Louis avait grandi; ses cheveux
étaient coupés, l'ajustement du collège avait changé son aspect.
L'enfant devenait un jeune garçon. Il avait été jusqu'à ce jour le
compagnon de la peine de Laurence. Mais était-ce bien là le com-
pagnon d'Etienne? qu'étaient devenus cette câlinerie enfantine,
ces longues boucles, ces rires, ces jeux? Ce jeune garçon marchait
à grands pas vers la force. La vie active devenait son partage.
Quelle place y tiendrait Etienne désormais ? quels vestiges pouvait
y laisser son souvenir ? Cette dernière source de consolation ta-
rissait à son tour. Ce témoin des jours évanouis, cette trace vivante
de l'affection d'un cœur éteint, ce v sage tant regardé, tout dispa-
raissait, car tout changeait de forme. Était-ce là l'enfant qu'Etienne
avait aimé? était-ce l'aspect qui l'avait fiappé ? cette voix même
avait-elle le son qu'il avait entendu? Hélas! où était Etienne?
Tout le chassait chaque jour, comme si chaque jour ajoutait à sa
mort. Laurence faisait l'apprentissage de cette destruction dont les
preuves nouvelles naissent avec les instans. Celui que la terre recouvre
n'a pas encore disparu. Les cœurs sont pleins de regrets, les esprits
pleins de souvenirs; il vit encore, d'une vie insaisissable, secon-
daire, mais certaine. Et les jours passent, et les cœurs s'épuisent,
et les esprits oublient. Celui qui n'était plus a achevé sa fin, et les
vivans s'aperçoivent, en sondant leur cœur, qu'il a oublié ses dou-
leurs.
Laurence découvrait cette suite terrible de la mort. Elle ne l'a-
vait pas prévue. Etienne n'était plus, mais elle le croyait encore
regretté. Partout ses souvenirs restaient présens; les visages, les
lieux étaient les mêmes. Allait-il être oublié, et toutes choses pou-
vaient-elles changer à ce point? Un peu plus, sans ce cœur souf-
frant où il vivait encore, on eût pu croire qu'il n'avait jamais vécu.
11 était donc banni de partout ce souvenir qui formait à lui seul
toute l'existence de Laurence. Les mémoires ne le retenaient plus,
les lieux avaient perdu sa trace. La réalité semblait détruire jus-
qu'aux derniers vestiges de son passage et les enlever d'autour
d'elle. L'objet de ses rêves n'avait-il donc jamais existé; le saurait-
elle elle-même sans les tortures de son propre cœur?
Dans cette voie de souffrance, où elle était désormais éclairée par
ses réflexions, elle apprit à connaître Etienne et pénétra mieux dans
cette vie qui s'était passée, près d'elle, ignorée. Elle discerna ses
propres sentimens et, aidée par eux, elle comprit la tristesse, les
espérances, les tourmens de ce cœur brisé. Cette solitude amère
qu'elle sentait aujourd'hui, ne l'avait-il point aussi connue? cette
414 REVUE DES DEUX MONDES.
impossibilité d'être aimé n'avait-elle pas oppressé son cœur? qu'a-
vaient été ses jours? Dénués, sans joie, comme les siens. Il aimait
sa mère, il travaillait pour elle, il l'avait perdue et, avec elle, ses
devoirs, son but, sa consolation, le passé, l'avenir. C'est alors qu'elle-
même était arrivée dans ces lieux où ce cœur ému l'attendait. Ces
vagues tristesses qui l'avaient aussitôt envahie n'étaient-elles point
des pressentimens? Gomme ces premiers temps lui avaient semblé
difficiles à passer! quel ennui inconnu s'était glissé dans toutes ses
heures! comme tout lui manquait! Aussi quelle émotion nouvelle
elle avait éprouvée au bruit de ses pas ! quel trouble quand elle
l'avait vu ! quels charmes infinis quand il l'avait regardée, quand
elle lui avait parlé! Il l'aimait. Elle le sentait. Dès ce jour, il avait
vécu d'elle comme à présent elle vivait de lui ; il avait voulu mourir
alors, comme maintenant, elle aussi, voulait mourir. Elle obéissait
trop tard à cette voix éteinte. Et ne lui obéissait-elle pas peut-être
parce qu'elle ne pouvait plus l'entendre? Il avait voulu mourir parce
qu'il n'avait pas même voulu espérer ! Combien cette âme lui pa-
raissait enflammée et pure ! comme ce cœur brisé montrait, sous
cette apparente faiblesse, une véritable grandeur ! Il respectait
trop ce qu'il aimait pour oser, pour vouloir désiier le bonheur. Il
avait préféré quitter ce monde. Il ne cherchait à toucher le cœur
aimé que le jour où son absence rendrait le regret permis. Avait-il
compté sur le désespoir? «Laissez-moi croire que ma mort me
donnera de votre cœur plus que ne m'en eût accordé la vie. » Ces
mots, les derniers qu'il eût pensés, qu'il eût écrits, bornaient toutes
ses espérances. Mais le dévoûment, pas plus que l'amour, n'est
vain. Laurence répondait à son appel. Elle en comprenait la tendre
énergie. Elle ne voulait plus vivre. L'eût- elle voulu, elle ne le pou-
vait plus. La douleur avait dénoué tous les liens. Cette ombre l'atti-
rait; elle l'aimait uniquement. Elle voulait la suivre; elle voulait
exaucer ses derniers souhaits. Son cœur, ravagé par l'allliction,
soutenait moins son corps fatigué. Des larmes plus rares séchaient
une à une sur ses joues brûlantes. Son âme, tendue vers un seul
objet, ne tenait plus à la terre. Une sorte de calme, avant-coureur
de l'éternel repos , succédait à l'activité dévorante du désespoii-.
Peu à peu son corps s'alfaissa, et la faiblesse détendit son esprit.
Elle interrogea sa conscience et la trouva tranquille; l'égarement
ne l'avait pas atteinte. Sa vie avait été sans tache. Son fils, son
mari, étaient dans ce monde ses plus chères alTecAions, et elle pleura
sur eux en les quittant. — N'avait-elle pas expié ses feux coupables?
La miséricorde divine ne dut-elle point pardonner à cette âme, que
la douleur avait purifiée?
L'ESTHÉTIQUE NATURALISTE
Nous voici en présence d'une école littéraire nouvelle. On nous Tas-
sure du moins. L'enfant s'appelle le naturalisme. Il fait son entrée
dans le monde à la façon ordinaire des enfans, en criant beaucoup. Si
une forte voix est signe d'une bonne constitution , celui-ci paraîtrait
doué d'une constitution robuste. Pour l'instant, on n'entend guère que
lui. J'imagine que, si le petit Jupiter de la fable avait fait autant de ta-
page, les corybantes ne seraient pas venus à bout de couvrir sa voix
et de cacher son existence au vieux Saturne. La comparaison est d'ail-
leurs assez inexacte, selon la coutume des comparaisons. Le Saturne
actuel n'a nullement envie de dévorer son fils et ne paraît avoir nulle
crainte d'être détrôné par lui. Il est très fier au contraire de sa progé-
niture et très désireux de lui voir faire son chemin. Il se constitue le
chantre de ses vertus et le trompette de sa renommée. Sans médire
des poumons de l'enfant, on peut bien ajouter qu'il occuperait moins
nos oreilles sans le concours que lui prête le trombone puissant et in-
fatigable de monsieur son père.
M. Zola eût pu, tout comme un autre, se borner à faire des romans, les
meilleurs qu'il eût dépendu de lui. 11 était né avec assez de talent pour
se conquérir ainsi une place parmi ses contemporains et exercer par
son exemple une réelle influence. Mais cette gloire n'était pas pour lui
suffire. Son ambition était d'être un chef d'école et sa prétention d'ap-
porter au monde la formule complète, — et jusqu'à lui vainement cher-
chée, — de la vérité littéraire moderne. A côté de l'artiste, il avait
senti en lui dès sa jeunesse un critique et un théoricien. Depuis le
grand succès de l'Assommoir, Gusman ne connaît plus d'obstacle. Du
haut de ses soixante-deux éditions, — c'est le dernier chiffre officiel en
attendant la suite, — il regarde en pitié et son siècle et les siècles qui
MQ REVUE DES DEUX MONDES.
l'ont précédé. Il est venu, il a vu, il a vaincu : il promène un regard
hautain sur le passé, un regard triomphant sur l'avenir. Les temps du
naturalisme sont venus; une voix a été entendue annonçant que le
règne des faux dieux était passé et que le grand Pan est mort.
Pourtant il est des morts qu'il faut qu'on tue encore, et M. Zola s'y
emploie consciencieusement. Oncques ne vit-on iconoclaste plus intré-
pide. C'est merveille de le voir s'escrimer de sa lourde masse d'armes
et briser les idoles que le peuple avait naguère la folie d'adorer. Saris
doute il n'a point empêché la foule de courir à la reprise de Ruy Blas,
mais du moins il a dit vertement leur fait à M. Victor Hugo et au roman-
tisme; si l'on ne voit pas après cela que les pieds du colosse sont d'ar-
gile, l'apôtre a accompli son devoir et sa conscience n'a rien à lui re-
procher. En même temps que d'une main M. Zola détruit, de l'autre il
édifie. S'il est l'ange terrible qui chasse de l'Éden ceux dont la pré-
sence le souillait, il est aussi le bon saint Pierre qui ouvre la porte du
paradis à ceux qui sont dignes d'y pénétrer. Hors du naturalisme point
de salut, ni pour les écrivains ni même pour les gouvernemens. Mais
avec le naturalisme tout change. Recevez le baptême et vous serez
sauvés. Ce n'est pas sans doute qu'il n'y ait des degrés parmi les élus.
J'imagine que là même le talent personnel gardera quelques droits. Il y
aura les petits saints et les grands. Tout le monde ne pourra pas pré-
tendre à une place d'honneur : on distinguera jusqu'en cet olympe nou-
veau les grands dieux et les demi-dieux; mais en tout cas, au noble
banquet, ceux-là seuls seront admis à s'abreuver du nectar qui auront
communié d'abord ici-bas dans la formule sacro-sainte de l'art nou-
veau.
Je ne voudrais pas plaisanter plus qu'il ne convient. C'est le métier
de la critique de prendre au sérieux tout ce qui autour d'elle est pris
sérieusement. Or tel est incontestablement le cas du naturalisme. D'a-
bord il se prend lui-même effroyablement au sérieux; il n'admet pas
le moindre mot pour rire, et c'est pour de bon qu'il pontifie. Ensuite
il a trouvé force gens qui l'ont pris comme il se donnait; si le temps
était encore au martyre, il se pourrait qu'il trouvât des martyrs. Parlons
donc raison et raison seule; voyons clair, s'il se peut.
Et d'abord qu'est-ce que le naturalisme et qu'ordonne cet évangile
récent? A vrai dire, c'est ce qu'il n'est pas toujours bien aisé de dé-
couvrir. Ce n'est pas que le messie nouveau ait épargné ses « sermons
sur la montagne. » Tout au contraire; il est né sermonnalre et, depuis
quelque temps surtout, il ne perd aucune occasion de prêcher. Si le
clou n'entre pas, ce ne sera pas du moins la faute du marteau. Études
littéraires, volumes de critique, journal, supplément de journal, bro-
chure, tout sert également à M. Zola, tour à tour ou à la fois. II se redit
sans ^e fatiguer et nous croit tous infatigables. Une douzaine de fois
l'esthétique naturaliste. Al?
déjà pour le moins il a refait sa « préface de Cromwell, » Quelque
sujet dont il parle, il n'a jamais qu'un but, qu'une pensée. Il fait flèche de
tout bois; il ramène tout à ses fins, la politique, la philosophie, l'art,
la littérature; il se multiplie, il fait à lui seul l'illusion d'une foule. Je
ne suis pas de ceux qui lui reprochent cette persévérance et pour ainsi
dire cette ubiquité. Il n'est pas donné à tout le monde d'avoir ainsi son
Delenda est Carlhago et de s'y tenir résolument. Si ce n'est pas le signe
d'une nature très souple, c'est au moins celui d'une nature puissante,
et la volonté est ici- bas la première des forces. J'aime à voir cet apôtre,
occupé du matin au soir de sa mission, appliqué sans relâche à secouer
les indifférens, à ranimer les tièdes, à convaincre les incrédules. C'est
là le symptôme d'une foi vaillante ou tout au moins d'une énergie peu
commune.
Ce que je regrette, c'est, après avoir lu consciencieusement les ma-
nifestes de M. Zola, innombrables comme les étoiles du ciel, de n'avoir
pu bien comprendre encore ce que c'est que le naturalisme. Est-ce le
prédicateur, est-ce moi qu'il faut accuser? La modestie m'ordonnerait
sans doute de m' accuser si j'étais seul embarrassé; mais je vois beau-
coup d'honnêtes gens embarrassés comme moi ; et M. Zola nous ren-
drait bien grand service à tous en voulant bien mettre une fois les
points sur les / pour les pauvres d'esprit qui en ont besoin.
Parfois il semble que le naturalisme soit surtout une réaction contre
la forme de l'art romantiqus, contre l'alUance systématique du tragique
et du comique dans une même œuvre, contre les trappes et les trucs
du mélodrame de la Porte-Saint-Martin, contre les inventions bizarres
et compliquées multipliant à plaisir les invraisemblances pour en faire
sortir ce que l'on a appelé des «situations. » Si c'était là le fond du na-
turalisme, il faudrait avouer qu'il vient bien tard. La porte qu'il prétend
enfoncer est ouverte depuis longtemps. Il y a déjà tout près de quarante
ans qu'Alfred de Musset, dans cette Revue même, se moquait, sans que
le lecteur protestât, de ces gros mélodrames où l'intrigue
enroulée en feston
Tourne comme un rébus autour d'un mirliton.
La formule du drame romantique est aujourd'hui presque aussi
vieille que sa grande ennemie la formule de la tragédie cla'^^sique. Au
moment même où l'on applaudit une reprise d'Hernani ou de Ruy Blas
au lendemain d'une reprise d'Andromaque, de Zaïre ou de Phèdre, nos
jeunes poètes ne songsnt pas plus à refaire d'autres Ruy Blas ou d'autres
Hernani qu'ils ne songent à refaire Zaïre, ou Phèdre, ou Andromaque,
en se conformant aux rigoureuses unités de temps et de lieu. Le ridi-
cule des déclamations retentissantes, des tirades à effet, des grands
sentimens étalés à faux, nous le connaissons depuis longtemps, il n'est
lOUE XXXV. — 1879. 27
il 18 REVUE DES DEUX MONDES.
personne qui ne s'en moque aujourd'hui; et si l'on veut chercher qui a
tué le mauvais romantisme, ce n'est pas à nos novateurs littéraires qu'en
revient l'honneur : c'est l'opérette qui a fait cette besogne salutaire. Le
« sabre de mon père » a tué « la croix de ma mère. » J'aimerais à voir
M. Zola, qui se plaît à parler de Balzac, de M. Flaubert, et de MM. Ed-
mond et Jules de Concourt, faire une place dans l'histoire littéraire de
ce siècle à ces railleurs impitoyables qui ont écrit Orphie aux enfers,
la Belle Hélène et les Brigands. Leur œuvre assurément n'a pas été
louable de tout point; mais, s'il s'agit de dire qui a porté les coups re-
doutables aux recettes sentimentales et artificielles de 1830, il ne faut
point oublier les vrais démolisseurs de la convention romantique. Ils
en ont fait justice avec l'arme la plus mortelle en France, la moquerie.
M. Zola se plaint que le romantisme obstrue le siècle : il se trompe
de vingt années. Le romantisme aujourd'hui n'obstrue rien et ne gêne
personne. Il en reste simplement les hommes qui ont eu du génie; ce
serait dommage qu'il n'en fut pas ainsi, car nous y perdrions tous. Je
souhaite aux naturalistes de faire de même et de tâcher eux aussi d'a-
voir, de temps en temps, du génie. Il pourrait alors leur arriver, à eux
aussi, de durer, même quand la mode du naturalisme aura passé. Le
plus sur est encore de faire de belles choses, suivant une formule mé-
diocre ou bonne. L'humanité ne croit plus à Vénus ni à Minerve; mais
elle admire toujours la Vénus de Milo et les frises du Parthénon; elle
pourrait cesser de croire au christianisme sans moins admirer pour cela
la Dispute du Saint- Sacrement de Raphaël, ou la Création de Vhomme de
Michel-Ange.
Quand on cherche un enseignement positif dans les manifestes de
M. Zola, en dehors de ses critiques contre le romantisme, on n'y trouve
guère qu'une recommandation : l'étude de la nature et du a document
humain. » C'est l'alpha et l'oméga des sermons du maître. Le « docu-
ment humain » est le terme auquel il revient sans cesse pour définir
son esthétique. J'avoue que le mot est de lui; je ne crois pas que l'A-
cadémie française lui en ait grande jalousie. J'avoue encore qu'en ce
temps d'ctudcs scieniifiques, le mot a un petit air savant fait pour ré-
jouir les gens spéciaux et pour imposer à la foule toujours respectueuse.
Mais si le tienne est neuf, la doctrine l'est beaucoup moins. Je crains
que M. Zola n'ait, après beaucoup d'autres, découvert l'Amérique. Il s'est
vanté quelque part de n'être rien, pas même bachelier. Il n'y a sûrement
nulle honte de n'être pas bachelier, et maint bachelier n'est parfuis
qu'un sot. Mais ce que maint bachelier pourrait lui dire, c'est que les
artistes aussi bien que les écrivains, depuis qu'il y a au monde des écri-
vains et des artiï^tes, ont toujours eu la prétention de faire usage du
« document humain, » et de s'inspirer de la réalité. C'est tout justement
à cause de cela que l'art et la littérature sont les plus précieux entre
l'esthétique naturaliste. Zil9
les dociimens de l'histoire. M. Zola n'était pas encore au temps où
M""^ de Staël écrivait : « La littérature est l'expression de "la société. »
Avant M"' de Staël, La Bruyère avait commencé son livre des Carac-
tères par cette phrase charmante en sa douce malice : « Je rends à mon
siècle ce qu'il m'a prêté. » Les Grecs et les Latins, avant La Bruyère,
avaient plus d'une fois dit à peu près la mêuie chose. Homère, Sophocle,
Platon, Térence et Virgile, avant Shakspeare, Racine et Molière, passent
aux yeux de beaucoup pour avoir su faire un emploi assez intelUgent
du « document humain. » Depuis de longs siècles, les générations pas-
sent devant leurs ouvrages et se figurent y retrouver leurs sentimens
et leurs passions ! 11 n'est pas jusqu'aux productions les plus illustres
de l'école romantique, des drames de M. Hugo aux romans de George
Sand, où l'humanité moderne ne croie retrouver à un degré plus ou
moins éminent les mêmes mérites, et c'est de cela justement qu'elle
les admire.
Si donc M. Zola a voulu simplement dire que l'artiste devait ouvrir
les yeux, regarder autour de lui et s'efforcer de peindre l'humanité
telle qu'elle est, il n'a fait que répéter le conseil que formulent tous les
critiques depuis qu'il y a des critiques, et qu'ont pratiqué instinctive-
ment tous les artistes depuis qu'il y a des artistes : voilà sa grande dé-
couverte réduite à une vérité de la Palisse, et il va rendre jaloux
l'ombre de Joseph Prudhomme. Ce n'était pas la peine de forger un
mot nouveau dans une langue déjà trop riche de mots pour redire ce
que tout le monde entendait fort bien. S'il a voulu ajouter que l'huma-
nité qu'il fallait observer et peindre était l'humanité contemporaine,
vivante, et qu'il importait pour cela de s'affranchir aussi complètement
que possible de toutes les conventions des écoles et de tous les pastiches
du passé, d'être surtout et avant tout naïf et sincère : tout en approu-
vant fort ce programme, je ne vois pas bien encore où serait la grande
innovation. Voilà cinquante ans passés qu'en France on ne recom-
mande guère autre chose. L'art est fort libre au temps où nous vivons;
l'écrivain fait ce qu'il veut sans avoir à se soucier des formules, ni
même des traditions : s'il fut un âge où des conventions de rhétorique
l'opprimaient, cet âge est loin, et c'est tout justement à la génération
romantique de 1830, — M. Zola a tort de l'oublier, — que nous sommes
surtout redevables de cette pleine liberté dont il profite avec beaucoup
d'autres. M. Zola fait son 89 littéraire quand il n'y a plus de Bastille à
prendre.
Loin d'être un précepte nouveau que de recommander l'étude du
« document humain, » ce n'est même pas un précepte bien clair. Tant
que Ton reste dans cette généralité vague, on n'a rien dit. Car enfin il
est partout, le document humain, ondoyant et divers comme l'humanité
elle-même. Tout le monde s'est servi du « document humain, «et cha-
420 REVUE DES DEUX MONDES.
cun en a tiré des choses différentes. Joubert, a cette âme qui avait
rencontré un corps et qui s'en tirait comme elle pouvait, » est un docu-
ment humain aussi bien que M"* Bovary, ce corps qui a rencontré une
âme et qui s'en débarrasse comme elle peut. Il y a toujours eu, il y
aura toujours des Joubert et des M'"'= Bovary. Il s'est trouvé à tous
les âges de l'humanité, il ne cessera pas d'y avoir des bons et des mé-
chans, des simples et des raffinés, des êtres nobles et des êtres pervers,
des gens d'esprit et des sots, des natures froides et calculatrices et des
tempéramens passionnés. Les romantiques eux aussi avaient en leur
temps la prétention de représenter l'humanité, et leurs admirateurs
pensaient qu'ils y avaient réussi. Si donc le naturalisme apporte réelle-
ment, ainsi qu'il l'affirme, quelque chose de nouveau et d'original, ce
n'est pas, comme il le dit, ce précepte éternel et vieux comme l'art lui-
même de l'observation de la réalité, c'est une certaine façon de faire
cette observation, c'est une certaine méthode pour la diriger. Il regarde
sous un angle particulier et dans une certaine perspective et les carac-
tères et la vie humaine; il considère de parti pris une série de faits
en éliminant tous les autres : il fait son choix systématique et exclusif
dans l'immense variété du « document humain. »
Disons le vrai mot : le naturalisme sort bien moins de la nature elle-
même que de l'esprit de messieurs les naturalistes. Plus que l'expres-
sion de la réalité, il est l'expression de leur esthétique, de leur éduca-
tion, de leur philosophie, de leur tempérament, de la constitution de
leurs organes. Leur œil est fait de telle façon, leur sensibilité est exer-
cée de telle sorte qu'ils voient uniquement certains faits, qu'ils reçoivent
uniquement certaines impressions, et j'accorderai volontiers qu'ils sont
parfaitement sincères et qu'il ne dépend pas d'eux de considérer autre-
ment et le monde et la vie; ils imaginent de la meilleure foi possible
que la nature est exactement telle qu'elle leur apparaît et que rien
n'existe en dehors de ce qu'ils aperçoivent. Ils ont leur candeur tou-
chante. Il est parmi les insectes certaines espèces, comme les abeilles,
qui n'ont de flair que pour les fleurs où elles vont butiner leur miel;
d'autres espèces ont des curiosités différentes. Peut-être chez les
hommes aussi n'y a-t-il le plus souvent, qu'ils aillent ici ou là, qu'obéis-
sance à l'instinct naturel. La chose du moins devrait les rendre mo-
destes. Il n'est sage à aucun d'eux de prétendre qu'il embrasse la réa-
lité tout entière et que rien n'existe hormis ce qui l'attire et ce qu'il
découvre. C'est cet important facteur de toute œuvre humaine, la per-
sonnalité propre et spéciale de l'individu, que la théorie nouvelle a le
grand tort de méconnaître, c'est là môme au fond le facteur essentiel
dans tous les ouvrages de l'esprit. Quoi que l'on assure, l'artiste ne sera
jamais un instrument passif, semblable à l'appareil du photographe qui,
mis une fois en face du monde, en reproduit l'image scrvile : il a beau
l'esthétique naturaliste. A21
vouloir abdiquer son individualité, son intelligence, cette intelligence
et cette individualité persistent malgré ses efforts; aucune impression
ne pénètre dans un cerveau humain qui n'y soit aussitôt déviée et
transformée par ce cerveau même, et le plus tyrannique de tous les
systèmes est peut-être de se persuader qu'on n'obéit à aucun système.
Essayons donc de voir quel est le système de l'école naturaliste et de
quelle interprétation de la réalité, volontaire ou inconsciente, elle pro-
cède. Et ici je demande la permission de laisser de côté le chef de
l'école lui-même pour jeter un regard sur ses disciples. L'Évangile a dit
qu'il fallait juger les arbres d'après leur fruit. Traduit dans le langage
de la critique, ce sage précepte peut s'énoncer ainsi : « C'est aux œuvres
des disciples que se voit la valeur des théories littéraires. » Quel que
soit en effet le système auquel s'arrête et que recommande un artiste
supérieur, on peut dire que lui-même n'en est jamais complètement
l'esclave : ses doctrines ne représentent qu'une partie de lui-même et
pas toujours la plus originale. Tout homme éminent porte en lui plu-
sieurs âmes, on l'a dit, et c'est cette contradiction intérieure même
qui fait sa force : si appliqué qu'il soit à réfléchir et à transformer
en règles générales ses aptitudes personnelles, une partie de lui-même
échappe toujours à sa réflexion, et ce qui lui échappe le plus c'est cette
faculté intime, toute inconsciente et intuitive, qui est proprement son
génie. Elle a précédé tout système, et aucun système, si faux qu'il
puisse être, n'arrive jamais à la gâter entièrement. Un don secret et
précieux retient le vrai talent sur la pente, alors même qu'il est tenté
d'y glisser; il se garde, même en ses entraînemens logiques, d'aller
aux derniers excès.
Les disciples n'ont point de ces retenues, ou si l'on veut de ces inconsé-
quences. Comme ce qui les a séduits d'abord et a déterminé leur voca-
tion, c'est le système, une fois emportés par lui, ils poussent jusqu'au
bout. Leur petit doigt pris dans l'engrenage, ils y passent tout entiers.
Plus une conséquence de telle ou telle esihétique est terrible et faite
pour effrayer, plus ils sont fiers d'avoir été jusqu'à cette conséquence;
du moment où elle était nécessaire, le principe une fois admis, ils se
font gloire de ne pas reculer devant elle; ils soutiendront, ils estime-
ront même de bonne foi, que ce qui révolte le plus doit être ce qu'il
y a de plus admirable. On ne connaît bien une doctrine philosophique
ou sociale que lorsqu'on voit le dernier terme auquel elle a abouti : ainsi
l'on ne connaît bien une formule littéraire que lorsqu'on a lu les ou-
vrages auxquels elle a servi de patron. Rien sans doute n'est à tirer de
là contre le talent personnel de M. Zola romancier, talent robuste,
qui étonne tour à tour par de grandes qualités et de graves défauts.
Mais c'est notre droit de critique d'interroger ceux qui le suivent et se
réclament de lui, qu'il encourage et protège, pour juger ce que valent
h2'2 REVDE DES DEUX MONDES.
ses théories, pour montrer ce qu'elles préconisent, d'où elles partent,
où elles conduisent. Les disciples ne sont pas des traîtres qui traves-
tissent méchamment les doctrines du maître pour les rendre ridi-
cules; ils sont simplement des naïfs qui dans leur sincère admiration
en font un usage innocent, et nous les montrent dans leur ingénuité sans
voiles.
Parcourons donc quelques-uns de nos récens ouvrages naturalistes.
Ici l'on nous montre un homme qui vit de ressources inavouées, il ex-
ploite au profit de sa paresse les sens maladifs de créatures déchues.
Passons vite. Voici une autre histoire. Une jeune fille douce, calme,
sensée et bonne, a épousé sans amour, sans répugnance non plus, un
homme qui l'adorait, et qu'un héritage a rendu tout à coup millionnaire.
Ils ont hôtel au faubourg Saint-Germain et château à la campagne. Un
fils leur est né après quelques années de mariage : ils sont heureux. Ce
fils est mis au lycée; il est bon élève, appliqué, content de son maître
d'étude, qui est content de lui. Un dimanche, le maître d'étude est invité
à venir passer la journée au château. Ce maître d'étude a une large
carrure, des épaules solides, de grosses lèvres, des mains velues : un
physique parfait de brute vulgaire; le moral est exactement à la hauteur
du physique. Jamais âme plus basse n'habita un corps moins poétique.
N'importe : à peine la mère a-t-elle vu le maître d'étude de son fils
qu'elle est conquise, séduite, fascinée : elle le compare avec le médiocre
mari que la fortune lui a donné ; elle n'a de cesse qu'elle n'ait retiré
son fils du lycée pour appeler chez elle le maître d'étude comme pré-
cepteur. Son fils meurt, et c'est alors son neveu qu'elle retire du lycée
pour avoir un prétexte à garder le précepteur à la maison. Lui voit le
jeu, mais se garde d'en profiter; car c'est précisément en résistant qu'il
espère tirer meilleur parti de la faiblesse de madame. Plus il s'obstine
à ne pas sembler comprendre, plus elle s'irrite et s'enflamme : elle sol-
licite des rendez-vous; une nuit enfin elle n'y tient plus : elle se lève,
quitte le lit conjugal, grimpe à la chambre du maître, le surprend dans
son sommeil, va déposer un baiser brûlant sur la poitrine velue du lour-
daud qui no s'éveille même pas. Cependant le mari averti congédie le
précepteur et emmène sa femme à la campagne. Mais le précepteur l'y
rejoint, ou plutôt la femme trouve moyen de l'y ressaisir. Elle combine
un rendez-vous dans une vieille tour voisine du château où sa passion
a enfin la promesse d'être satisfaite. Mais elle a le tort de remettre au
misérable une donation qui lui assure les deux cent mille francs que
son mari lui avait reconnus à elle-même par contrat de maringe. Le mi-
sérable se dit qu'il serait bien long d'attendre pour en jouir l'un ivée
de la mort naturelle. Il graisse les gonds de la porte de la vieille tour
et, quand la femme y pénètre, la porte se referme sur elle. Elle s'est
faite belle et provocante; elle attend en vain, la peur la prend, puis le
l'esthétique naturaliste. Zi23
désespoir, puis la faim. Elle meurt. Lui alors vient pour s'assurer que
sa victime est bien morte : mais surpris dans son examen par le garde-
chasse du château, il tire son revolver et menace de le tuer; le garde-
chasse riposte, et d'un coup de fusil étend le drôle raide mort. Au bruit
le mari est accouru : il aperçoit ce cadavre, il aperçoit celui de sa femme,
il comprend tout, et se suicide.
Quelques initiés prétendent que les deux auteurs dont je viens de
parler ne possèdent pa;^, absolument pures de tout alliage, les vraies tra-
ditions du vrai naturalisme. En voici deux autres du moins qui se pré-
sentent avec les plus complètes garanties : ils peuvent exhiber la
marque de fabrique la mieux authentiquée, le diplôme le plus certiûé.
L'un ne s'est pas senti une ambition médiocre. Il a entrepris de re-
faire, suivant la formule perfectionnée et désormais définidve, la Re-
cherche de l'absolu de Balzac, « notre maître à tous. » Excusez du peu !
Balthasar Claës cherchait, après les alchimistes, la pierre philosophale,
le secret suprême de la matière; son émule plus moderne se contente
de poursuivre la direction des ballons. Enfant perdu de Paris, élevé par
charité dans une famille d'ouvriers, il est, à quatorze ans, entré comme
apprenti dans une maison d'horlogerie. Il s'est juré aussitôt d'épouser la
fille de la maison et de faire fortune. 11 a réussi à l'un comme à l'autre.
Depuis sa femme est morte, et il s'est retiré, riche de 300,000 francs,
aux environs de Paris. Mais le dada des ballons à diriger l'a pris : ses
300,000 francs ont été déjà dépensés en expériences qui n'ont pas
abouti. Il a deux filles : la cadette va se marier avec un pharmacien
de Clamart; l'aînée, nature douce et triste, faite pour les sacrifices,
aime en secret le prétendu de sa sœur. Un oncle leur a laissé par tes-
tament à chacune 50,000 francs. 11 faut de l'argent au père pour conti-
nuer ses expériences qui seront demain la fortune : ses amis l'ont re-
fusé; il s'adresse à l'aînée de ses filles et lui demande ses 50,000 francs;
elle aussi refuse, car ces 50,000 francs c'est le moyen d'assurer le pain
de la vieillesse de son père qu'elle sait ruiné. Celui-ci prie, s'em-
porte, frappe ; rien n'y fait. Dès lors son parti est pris. Avec quelques
sous d'arsenic il empoisonne celle de ses filles qui allait se marier
et la tue; puis il accuse la sœur aînée de l'empoisonnement. De cette
façon il héritera de ses deux filles, il aura leurs 100,000 francs à lui
seul pour continuer ses expériences. Tout lui réussit é^'^alement, poison
et dénonciation. Sa fille, innocente, est condamnée à mort, et si, dans
une conversation suprême, elle découvre que son père est l'assassin de
sa sœur et l'auteur de sa propre mort, ce n'est pas elle qui le dénon-
cera. La veille du jour oi^i l'on doit trancher la tête de la malheureuse,
le père va passer sa soirée aux Cloches de Corneville. C'est en prenant sa
tasse de café sur le boulevard qu'il lit bientôt, non sans satisfaction,
les détails de l'exécution et s'assure qu'il n'a désormais aucune révé-
lation à redouter. Rien ne lui gâterait cette journée heureuse, s'il
Il2!l REVUE DES DEUX MONDES.
n'avait la tête un peu lourde, et si, le soir, en rentrant chez lui, il n'é-
tait surpris par une grosse averse qui le trempe jusqu'aux os. Un muni-
cipal lui apprend le lendemain, par un pli cacheté, que le secours qu'il
a sollicité du ministère en faveur de son invention ne lui est pas
accordé. Mais qu'importe! Le voilà bien tranquille maintenant jusqu'à
la fin des 100,000 francs. Voilà certes un inventeur bien possédé par
son idée fixe.
L'autre roman est l'histoire de deux sœurs, toutes deux employées
dans un atelier de brocheuses, et dont la famille demeure quelque part
vers le prolongement de la rue de Sèvres. L'une, l'aînée, a jeté depuis
longtemps son bonnet par-dessus les moulins. C'est une fille qui ne
sait que suivre son plaisir et n'est point capable de faire fortune, même
dans le vice. Elle est née pour être exploitée par les hommes plus que
pour les exploiter. C'est à l'hôpital qu'elle finira ; elle suit la grande
route qui y mène. Sa jeune sœur, témoin depuis l'enfance de ses
désordres, de ses brouilles, de ses raccommodemens méprisables, de
ses désespoirs, y a pris l'horreur de la débauche; elle est sage par bon
sens et par tranquillité de tempérament bien plutôt que par principes et
par vertu. Elle rencontre un ouvrier paisible, de mœurs honnêtes, d'une
intelligence médiocre, d'une force physique moyenne, qui gagne des
journées passables; elle suppute tout cela, elle discute le pour et le
contre d'un établissement avec lui. Un moment, ils sont tout près d'être
amoureux l'un de l'autre ; mais l'étincelle ne jaillit pas : leur petit ro-
man sentimental se dénoue languissamment comme il avait commencé.
Le jeune homme trouve un parti plus avantageux, elle f^it de son côté
une rencontre plus profitable. Ils se disent adieu dans une dernière poi-
gnée de mains, tandis que la sœur aînée, après avoir un moment es-
sayé de forcer sa nature en cherchant auprès d'un homme du monde
et d'un artiste les bénéfices et les élégances du vice entretenu, se lasse
des contraintes qu'il lui faut s'imposer dans une vie sociale plus rele-
vée, revient aux amans de sa classe et retourne avec joie au ruisseau
qui, bien décidément, est sa vraie pairie.
J'ai raconté sans commentaires. Et maintenant il me seuible que le
problème dont nous poursuivons l'examen est fort avancé et approche
de la solution. Nous pouvons voir ce que c'est que le naturalisme; c'est-
à-dire quels sont, dans l'infinie variété des « docuraens humains, » ceux
qu'il recherche et de quelle façon il s'applique à les mettre en œuvre. Il
n'est point exact, ainsi qu'il le prétend, qu'il ail le premier essayé de
se mettre en face de l'humanité réelle et vivante; mais ce qui est exact,
et il convient de lui accorder cette originalité, c'est qu'il a sa psycholo-
gie et son observation particulières, qu'il voit la vie contemporaine et
s'efforce de la représenter à sa manière, avec un parti pris, brutal si
l'on veut, mais décidé.
Deux traits caractérisent proprement la littérature naturaliite. D'un
l'esthétique naturaliste. a 25
côté, elle s'attache surtout à la peinture du vice, à la laideur morale, à
la maladie répugnante à voir du corps ou de l'âme; de l'autre, elle em-
prunte de préférence les sujets de ses peintures aux classes inférieures
de la société.
De la peinture du vice , j'ai peu de chose à dire. Le vice et le crime
ont toujours été, hélas! des élémens de la réalité; ils sont par consé-
quent des élémens de l'art. On peut défier les naturalistes eux-mêmes
de jamais produire des monstres plus horribles, plus abominables qu'une
Agrippine, un Néron, une Athalie, une lady Macbeth ou un Richard III.
Leur originalité a été de mêler, dans la peinture de ces monstres, la
physiologie à la psychologie, ou plutôt de supprimer la psychologie au
profit de la physiologie. La littérature s'était appliquée jusqu'ici à mon-
trer les ravages de la passion et les désordres s'accomplissant dans la
conscience, les luttes du moi intérieur, les tentations, les faiblesses, les
entraînemens et les remords; on nous étale aujourd'hui les troubles et
les révoltes des sens, on nous montre la domination tyrannique des
tempéramens, l'humanité esclave de la chair. Jadis on nous faisait voir
des criminels, on nous fait voir aujourd'hui des malades, et le roman
est devenu une clinique d'hôpital. Ce n'est pas le moment d'examiner
la grande question philosophique de l'esprit et de la matière ni celle
de la liberté et de la responsabilité humaines; redoutables problèmes
qui ne sont pas faits pour être tranchés en quelques lignes. Mais à sup-
poser même qu'en effet l'homme ne soit rien qu'un animal, et que nos
sentimens , nos désirs , nos pensées mêmes et nos convictions soient
uniquement les résultats nécessaires du jeu de nos organes, de notre
constitution, je répondrai que la physiologie doit être laissée aux phy-
siologistes; méfions-nous de la physiologie littéraire autant que de la
musique d'amateurs. Un écrivain n'est pas devenu un savant pour s'être
barbouillé de quelques livres de médecine qu'il a compris par à peu
près et dont il a retenu quelques termes baroques qu'il place ensuite,
au hasard le plus souvent. Il n'a ni compétence pour parler physiologie,
ni qualité pour le faire; et je voudrais voir, je l'avoue, quelqu'un de
nos médecins illustres, ayant du goût et sachant écrire, — c'est le cas
de plus d'un, — se donnant un de ces jours la peine d'examiner et de
réduire à sa valeur vraie la soi-disant physiologie des matérialistes, ar-
rachant à ces prétendus savans la robe de docteur dont ils s'affublent
pour imposer à une galerie ignorante. Quel déchet ce jour-là dans la
théorie des tempéramens, dans les « innéités, » dans les « élections du
père ou de la mère, » dans les « hérédités en retour, » dans les a mé-
langes-fusion, » dans les « mélanges-équilibre, et dans les «mélanges-
dissémination » sans parler de tout le reste, et que je sais de gens qui
riraient de bon cœur, et d'autres qui ne riraient pas! Mais ce n'est pas
aux critiques littéraires à faire cette besogne.
Ce qu'ils ont à dire le voici. Que l'homme ait une âme ou non, qu'il
526 REVUE DES DEUX MONDES.
soit libre ou non, il a en tout cas l'illusion de l'âme et l'illusion de la
liberté. Que ses passions soient ou non les conséquences de son tempé-
rament, il éprouve des passions, il leur cède ou leur résiste. La pein-
ture de ces mouvemens intérieurs, leurs effets, les rencontres comiques
ou terribles des caractères, des intérêts, des passions, voilà le vrai do-
maine du romanci' r comme de raut<iur dramatique. Que m'importe à
moi, spectateur, que Phèdre soit atteinte ou non d'une maladit; hysté-
rique? G'estl'affaire du médecin chargé de sa santé. Ce qui me préoccupe
moi, c'est de savoir quels effets vont sortir de son amour furieux, quels
ravages cet amour exercera sur sa conscience, et si l'innocent Hippo-
lyte périra. Que m'importe à moi lecteur de savoir si Claude Frollo
est fou ou non, si son vœu imprudent de chasteté a amené peu à peu
à l'état d'idée fixe chez lui, jusqu'à obstruer son cerveau, l'obsession de
la luxure? Ce qui m'intéresse c'est de savoir si la pauvre Esmeralda va
être la victime de sa haine. L'artiste n'est pas un savant qui recherche
les causes; sa tâche à lui c'est de peindre les effets, de faire jaillir de
son œuvre l'émotion, douce ou terrible, qui tour à tour nous prend en
face de la vie elle-même, de remuer nos cœurs, de nous attendrir, de
nous faire sourire ou frémir. Hé ! sans doute je sais bien que ce sont
des muscles et des tendons qui déterminent chacun de nos mouvemens ;
que les corps se composent d'os et de chair, de globules sanguins qui
incessamment vont et viennent portés par la circulation. Mais que me
font ces os, ces tendons, ces muscles et ces globules quand je regarde
l'École d'Athènes, les Noces de Cana, ou VEnlrèe des croisés à Constan-
tinople. Sont-ce leurs attaches et leurs mouvemens que j'y viens étudier;
ou bien est-ce une impression de beauté et d'harmonie, ou la repré-
sentation puissante de quelque grand drame de l'histoire qu3 je suis
venu demander à l'œuvre d'art et que je lui suis reconnaissant de m'a-
vair donnée?
Je ne reproche pas aux naturalistes de nous peindre le vice; mais je
leur reproche de ntj guère nous montrer sous ce nom que la maladie
physique. Ce que je leur reproche ensuite, c'est de ne voir guère dans
la réalité que le vice.' J'accorde qu'il existe, qu'il tient même dans l'hu-
manité une large place. Mais est-il donc vrai qu'il tienne toute la place?
Le romantisme avait peut-être peint les hommes et les femmes plus
beaux qu'ils ne le sont. Est-ce une raison, quand on se donne comme
programme l'étude fidèle de la réalité, de passer à l'autre extrême, et de
les peindre plus laids que nature ? Noire société française, notre so-
ciété parisienne même, — la seule que nos naturalistes semblent con-
naître d'ailleurs, — n'est pas sans doute une perfection idéale, ni même
relative. Elle n'est pourtant pas aussi pourrie qu'on nous le dit. Nous y
connaissons tous, sans nous compter, bon nombre d'honnêtes gens. Il
s'y accomplit tous les jours des actes de dévoùment et d'héroïsme. On
en pourrait trouver la preuve jusque dans les faits divers de la troisième
l'esthétique naturaliste. 427
page des journaux, qui n'ont pas cependant pour mandat de rapporter
surtout les belles actions. Pourquoi ne pas voir le bien comme on voit
le mal? Pourquoi se boucher volontairement, en face de la réalit-^, un
des deux yeux, celui qui apercevrait la vertu à côté du vice? Je ne sais
quel plaisir on peut trouver à représenter comme si profondément dé-
gradée une humanité à laquelle, quoi que l'on fase,on appartient, et
une société où l'on vit volontairement. Il n'est pas jusqu'à leurs mons-
tres, j'allais dire leurs héros, que ces messieurs ne peignent plus noirs
qu'ils ne sont. Je ne sais si l'on a jamais vu une femme, même arrivée
à cette crise redoutable de la quarantième année, tombant tout d'un
coup, sans transition, sans explication, sans cause, après une vie hon-
nête et régulière, à une aussi lamentable dégradation que celle dont
l'un d'eux nous a dit l'histoire. Je ne crois pas que l'on ait jamais va un
père, même possédé de l'idée fixe de diriger les ballons, imaginant
une combinaison aussi méchante et compliquée que celle que nous
avons vue ailleurs pour se débarrasser de ses filles et hériter d'elles..
J'imagine qu'on aurait quelque peine à nous montrer le « document
humain » dont on s'est servi en ces occasions. Les dramaturges roman-
tiques h l'imagination sombre et dont on se moque, n'ont jamais rien
inventé de plus horrible. Quand on a la prétention de « faire vrai, » il
ne faudrait charger personne, pas même les scélérats.
Si les romyns naturalistes étaient l'exacte peinture de la société fran-
çaise, en vérité il serait bien inutile d'essayer de sauver cette société;
on n'y trouverait pas les cinq justes qui eussent suffi au salut de So-
dome. Elle tomberait d'elle-même en dissolution, à moins que le feu
du ciel ne se chargeât d'en faire bonne et prompte justice. Le bon Dieu
heureusement a d'autres moyens d'information que les romans natura-
listes, et s'il les lit, ce dont il est permis de douter, il sait ce qu'ils
valent. Mais on les lit ailleurs qu'au ciel, en des endroits oii Ion est
moins en état de les contrôler et où du reste on ne demande pas mieux
que de les croire sur parole. Il y a sur la terre des gobe-mouches qui
prennent au pied de la lettre tout ce qu'il plaît à des écrivains français
d'écrire sur la société française, ou plutôt contre elle, et il y a de sa-
vans politiques qui trouvent leur compte à entretenir ces gobe-mouches
dans leur douce candeur. Ils signalent à leur vertueuse indignation ces
portraits comme autant d'exactes photographies; ils leur demandent ce
qu'il faut penser d'une société qui inspire de tels livres et de celle qui
les admire. Tout le vocabulaire des prophètes, tout celui de l'Apoca-
lypse est réédité et enrichi même pour qualifier la nouvelle Baliylone.
J'avoue que c'est une des choses que je pardonne le moins aisément à
nos romanciers nouveaux. Nous savons ici à quoi nous en tenir sur la
vérité générale de leurs portraits, et eux-mêmes au fond savent bien
qu'ils n'ont représenté, en les exagérant, que certaines exceptions mons-
trueuses. Mais ils ne doivent point espérer d'être lus au dehors, où ils
428 REVUE DES DEUX MONDES.
sont goûtés, assure-t-on, plus même qu'ils ne le sont chez nous, avec
cette discrétion clairvoyante. Ils cèdent plus que de raison à cette ten-
tation toute française de frapper fort quand on frappe sur les siens, et
de forcer la couleur de la satire. Peut-être autrefois encore la manie
était excusable ; mais depuis quelques années les choses ont changé.
L'amour-propre des vaincus a le droit d'être un peu susceptible; le seul
bien qui leur reste, c'est leur réputation : elle ne saurait leur être trop
précieuse. Je ne demande pas aux Français de ne plus médire de leur
pays, mais je crois qu'il serait patriotique à eux de ne pas le calom-
nier.
J'arrive au second caractère de l'esthétique naturaliste, à sa préfé-
rence marquée pour les personnages populaires; il serait plus juste de
dire pour les ouvriers et ouvrières de nos ateliers parisiens : car en
fait de peuple on ne nous a guère montré jusqu'ici que cela. Le cercle
d'observation naturaliste s'arrête volontiers à l'enceinte des fortifica-
tions; ses romanciers n'ont guère regardé, et le plus souvent ne parais-
sent même pas soupçonner, les millions d'êtres qui au-delà labourent,
sèment et récoltent, et qui sont en réalité le vrai peuple français, le
fond solide où sans cesse la race se renouvelle.
Je conviens que les classes populaires ont leur droit de cité tout
comme les autres dans la république de l'art. Je conviens encore qu'on
ne leur a pas toujours fait leur juste place. Le drame et la comédie sont
partout : partout où il y a des hommes ils aiment, ils sentent, ils souf-
frent. Les pleurs d'une cuisinière valent celles d'une grande dame.
J'accorde que les romanciers nous ont plus d'une fois fatigué^avec leurs
marquises et leurs comtesses; il en est que la qualité entête tout sim-
ples bourgeois qu'ils soient nés, et qui, comme tel personnage de Mo-
lière (c ne parlent jamais que duc, prince ou princesse. » Ce n'est
pourtant pas une raison, ici non plus, d'aller à l'excès contraire et de ne
nous montrer désormais que des ruelles de faubourg, des mansardes ou
des loges de portier. Si les drames humains se passent surtout dans la
conscience, si c'est là qu'est le véritable intérêt littéraire, ces drames
sont particulièrement attachans là où la conscience est la plus complexe
et la plus développée. Ce sont les êtres auxquels leur éducation et leurs
loisirs permettent le mieux de se regarder vivre et de s'analyser eux-
mêmes qui seront toujours, en thèse générale, les mieux faits pour of-
frir des sujets d'étude aux romanciers comme aux auteurs dramatiques.
L'un des instigateurs du mouvement naturaliste, M. Edmond de Con-
court, effrayé de la direction à peu près exclusive qu'a suivie ce mou-
vement, a fini tout dernièrement par se fâcher presque rouge, et par
dire assez vertement son fait à la jeune école. Il l'a avertie que ce n'était
pas tout l'art et toute l'humanité que la Cité-Dorée, la Boule-Noire ou
la rue de la Goulte-d'Or, qu'il y avait autre chose dans Paris que Belle-
ville ou le quartier Mouffetard, et que le roman contemporain n'aurait
l'esthétique naturaliste. 429
vraiment donné sa mesure que lorsqu'il aurait su représenter une Pa-
risienne de nos jours avec toute l'élégance de sa vie et toute la délica-
tesse de ses sensations. M. Edmond de Goncourt s'est même du coup
frappé quelque peu la poitrine : il est convenu que si son frère et lui
avaient donné le mauvais exemple qu'on avait trop suivi et commencé
par écrire Germinie Lacerteux, c'est qu'ils avaient succombé à la tenta-
tion de traiter d'abord les « sujets faciles. »
« Sujets faciles » est bien dit. Il ne faut pas en effet un bien grand ef-
fort ni même un travail bien long pour découvrir quelque chose d'inédit
sinon de nouveau dans les rayons de la grande ruche ouvrière pari-
sienne, et se figurer que l'on enrichit son siècle de précieux « documens
humains. » Depuis l'Assommoir de M. Zola, les lavoirs de Paris n'ont
plus de mystères, la profession de zingueur et celle de soudeur en mé-
taux n'ont plus de secrets, comme depuis le Ventre de Paris l'arrière-
boutique du charcutier où l'on fait le boudin, et le sous-sol du coin des
Halles où l'on plume la volaille, n'en avaient plus. Nous voici mainte-
nant initiés à tout ce qui passe dans un atelier de brocheuses. On peut
continuer quelque temps encore avant d'avoir épuisé la série des corps
de métiers. Attendons de précieuses révélations, qui ne sauraient man-
quer de venir, sur la tannerie, la corroirie, les égouts et les abattoirs.
Quand on nous aura, par le menu, fait connaître la fabrication de tous
les articles de Paris, quand on aura passé en revue tous les travailleurs
du jour et de la nuit, il faudra cependant trouver autre chose en fait
de « documens humains, » à moins qu'on n'aime mieux se redire. Nos
romans modernes forment ainsi comme une rallonge au livre de
M. Maxime Du Camp sur Paris et ses organes. On pourra extraire de
chacun des détails précis sur l'exercice des professions. Ils pourront
servir à composer quelque Dictionnaire de la conversation, une nouvelle
collection de « manuels Roret,» à moins que précisément ils n'aient com-
mencé par sortir de ces dictionnaires et de ces manuels.
Si je trouvais dans ces livres nouveaux une profonde sympathie pour
les humbles et les déshérités de notre société, je me sentirais disposé à
leur égard à une certaine indulgence; mais je l'avouerai franchement,
j'y trouve plus de curiosité que d'intérêt véritable. J'entends bien ce
que l'on nous dit : nous vivons dans une démocratie, et la France est
une république. Le souverain actuel a nom : sa majesté le suffrage uni-
versel, et le suffrage universel est peuple surtout; c'est donc du peuple
surtout que doit s'occuper une littérature démocratique. Ah! le beau
mot et qu'il fait bien dans un programme! Mais hélas! nous avons été
si souvent payés de mots que nous nous défions aujourd'hui de cette
monnaie; avant de l'accepter pour bon argent, nous demandons à l'es-
sayer d'abord. Quoi vraiment, messieurs, vous êtes des démocrates et
des amis du peuple! En vérité, à vous lire, on ne s'en douterait pas.
Le vrai peuple de Paris seulement, avec ses enthousiasmes, irréfléchis
A 30 REVUE DES DEUX MONDES.
mais généreux, sa soif de justice, sa charité simple et touchante, sa
vaillance à la besogne si rude qu'elle soit, ses vertus de famille solides,
malgré bien des irrégularités d'état civil et jusqu'en ces irrégularités,
nous l'avez-vous jamais montré? Votre peuple à vous, c'est une bête
tour à tour brute ou féroce, proie livrée d'avance à toutes les convoitises,
à toutes les contagions, à tous les vices. Si votre peuple était le vrai
peuple, il n'y aurait plus qu'à quadrupler le nombre des hôpitaux et à
décupler celui des sergens de ville. Une seule chose le pourrait con-
soler : c'est que le reste de la société, quand vous y touchez, ne paraît
pas valoir mieux que lui.
Non, ce n'est pas le vrai peuple que l'on peint; ce n'est pas davantage
pour lui que l'on écrit. On n'est pas ému de ses misères et désireux d'y
porter remède. On n'a point été conduit par une pensée philanthropique
et populaire. Ce n'est pas au peuple que s'adressent les livres où il est en
scène. Ils sont faits au contraire pour un public appartenant à ces classes
que l'on appelle les cla^^ses supérieures, qui s'intitulent elles-mêmes les
classes dirigeantes. Pour piquer leur curiosité blasée, on leur offre un
nouveau ragoût. Les belles dames du xvnr siècle, lasses de la poudre
et des paniers, trouvaient une distraction à se déguiser en bergères:
Florian leur arrangeait des idylles enrubannées. On promenait à Trianon
des agneaux bien lavés; la cour y allait boire du lait en grande pompe.
La mode est inverse aujourd'hui, mais non pas différente : les ennuyés
et les raffinés ont besoin de quelque régal étrange pour réveiller leur
appétit languissant. Voici le piment attendu. On leur montre des filles
de trottoir, des mauvais lieux, des ouvriers ignobles et des souteneurs.
On fait danser devant eux des ilotes ivres, on les mène voir des des-
centes de la Courtille. Pour que rien ne manque au spectacle, l'argot dans
ce qu'il a de plus sot, de plus abject même, est mis de la partie. On
s'ingénie à recueillir, non-seulement les vulgarités, mais les indécences
qui peuvent tomber des bouches déchues et dcgradéi s. C'est un spec-
tacle comme un autre, comme celui de ces arènes de barrière où cer-
taine belle soci'Hé allait voir il y a quelques années un buU cassant les
reins h des douzaines de rats. Le spectacle est nouveau, il émoustille,
il plaît. On est ravi et l'on bat des mains : voilà l'une des causes, et non
la moins puissante, de ce succès dont on est si fier, de ces éditions
innombrables que l'on fait sonner si haut.
Il faut conclure, et la chose n'est pas malaisée. Le naturalisme, au
point de vue de la doctrine littéraire, a inventé peu de chose. Il y a
deux cents ans passés que Boileau, l'homme qui certes prétendit le
moins à l'honneur d'avoir inventé quoi que ce soit, disait en son Arî
içoètiquc aux auteurs comiques ses contemporains:
Que la nature donc soit votre étude unique.
Au point de vue du fait, il en est un peu différemment. Parmi les
l'esthétique naturaliste. A31
phénomènes de la nature, parmi les « documens humains, » le natura-
lisme a opéré, comme l'on dit aujourd'hui volontiers, sa « sélection » à
lui, et c'est cette sélection que nous demandons la permission de ne
pas admirer sans réserve. Nous lui reprochons d'avoir systématiquement
exclu toute une partie de la réalité, et la plus noble, la plus intéres-
sante, celle qui enferme le plus de vérité humaine et générale. Ayant
le choix, il a eu la main assez malheureuse pour préférer la part de
Marthe et délaisser celle de Marie.
Même à cet égard, la moins justifiée de ses prétentions, c'est de se
présenter à nous comme une école nouvelle. Il n'est pas un point de
départ, il est un point d'arrivée. Ce n'est pas une évolution qui com-
mence : il nous montre au contraire le dernier terme d'une évolution
qui finit. Il se trompe singulièrement sur lui-mê;ne quand il se croit
l'avènement de la méthode scientifique dans la littérature ; il se trompe
quand ii se croit jeune; il a tout au contraire et les impuissances et les
raffinemens de la vieillesse. Son précurseur ce n'est pas, comme il le
dit, Balzac. Qu'il laisse en paix cette grjnde mémoire. C'est M. Flaubert,
c'est Ernest Feydeau, ce sont MM. de Concourt, c'est M. Alexandre Dumas
fils, qui lui ont ouvert la voie où il marche. C'est de ces maîtres qu'il
a reçu son impulsion; c'est d'eux qu'il tient ses curiosités et ses mé-
thodes d'observation. Au début il s'est appelé, il y a vingt-cinq ans, le
réalisme; il aime mieux s'appeler aujourd'hui d'un nom nouveau. Il n'a
changé ni d'humeur, ni de tempérament en changeant d'état civil. Il a
beau se dire et se croire peut-être républicain, il est, à prononcer le vrai
mot, la littérature du second empire qui survit à Sedan et achève son
mouvement logique et fatal. Il en est aujourd'hui à sa dernière incar-
nation; je ne vois vraiment pas comment il s'y pourrait prendre pour se
transformer encore, aller plus loin qu'il n'est allé et trouver désormais
le moyen de nous étonner. Il n'est pas d'avatars qui n'aient un terme,
et je crois que si quelque chose est proche, c'est une réaction.
Aussi ai-je entendu sans grande émotion la sommation hautaine qui
nous a été récemment adressée : « La république sera naturaliste ou
elle ne sera pas. » Non, le naturalisme n'est point le jeune officier d'a-
venir destiné à être bientôt général. Il ne fera pas de 18 brumaire;
il ne gagnera point de bataille d'Austerlitz. J'ai peu de goût pour les
prophéties, et cependant je formulerais volontiers celle-ci : « La répu-
blique sera autre chose que naturaliste ou elle ne sera pas. » Ce n'est
pas du fond d'où est sortie la Marseillaise qu'est sorti le naturalisme.
Quand je regarde les paysans de Millet, de M. Jules Breton ou de
M. Bastien Lepage, les statues de M. Antonin Mercié ou de M. Dela-
planche, je sens qu'il y a là une façon saine et robuste de regarder la
nature; il me semble pressentir là comme un art nouveau, plein d'es-
pérances et de promesses, original sans renier les traditions, déjà grand
et qui doit grandir encore; celui-là fortifie les cœurs et les intelli-
!lZ2 REVUE DES DEUX MONDES.
gences. Rien de semblable ne m'apparaît dans les œuvres littéraires de
l'école naturaliste. Elle trouble, inquiète, irrite tour à tour; elle ne
connaît ni la paix ni la sérénité : elle peint des malades, elle est une
malade elle-même. Elle est l'incarnation d'une époque tourmentée et
fiévreuse; elle a la fièvre et s'applique à nous la donner à tous. Hélas! de-
puis vingt-cinq an-, nos nerfs n'ont été que trop agités, nos consciences
aujourd'hui ne sont que trop ébranlées. Ce que demande notre société,
c'est le calme; ce dont elle a besoin, c'est la santé. Les écrivains utiles
à la France, ceux aussi qui prendront sur elle un durable empire, ceux
qui l'aideront à se relever et auront place dans sa reconnaissance, ce
sont les écrivains qui lui referont une âme virile. Ceux-là ne lui vien-
dront pas de l'école naturaliste. Ils seront des naturalistes au sens vrai
du mot, des observateurs de la réalité, mais occupés d'autre chose que
de décrire les verrues des visages ou d'observer complaisamment de
vilains cas pathologiques. La république n'a pas de raison d'être, si elle
n'est pas le gouvernement où les âmes sont le plus vraiment fières et
libres : une démocratie qui n'aurait pas la passion de la beauté et de
la grandeur morale serait la plus honteuse déchéance de l'humanité.
Les artistes de la démocratie athénienne, celle qui est restée la gloire
du monde, s'appelaient Ictinus, Phidias, Myron, Scopas, Praxitèle; ses
poètes s'appelaient Sophocle, Euripide, Ménandre; ses orateurs Périclès
et Démosthène : ils auraient désavoué les naturalistes, et les naturalistes
le leur rendent.
Attendons et laissons passer le sabbat. Le naturalisme a un ennemi
plus redoutable que ses adversaires, à savoir lui-même. Quand il aura
péri sous ses propres excès et n'appartiendra plus qu'à l'histoire, les
critiques feront alors du récit de sa grandeur et de sa décadence un
curieux chapitre des livres que lira le xx" siècle. Ils montreront pour
quelles raisons la mode l'a tour à tour subi, acclamé, puis abandonné.
Ils auront quelque peine peut-êLre à faire comprendre à leurs lecteurs
et les colères et les enthousiasmes qu'il a soulevés, Ils diront qu'avec tous
ses défauts il a cependant rendu quelque service aux lettres françaises,
qu'il a achevé la ruine de certaines conventions déjà fort ébranlées, qu'il
a déblayé le terrain pour d'autres qui sont venus après et préparé la voie à
un art plus libre. Peut-être y aura-t-il alors encore, après le désastre du
système littéraire, un écrivain que le grand naufrage n'aura point em-
porté, auquel les amis de la littérature, presque également attirés et
repoussés par lui, feront une place dans leurs bibliothèques. On conti-
nuera cependant de le lire, non à cause de ses théories, mais en dépit
d'elles, pour la vigueur de ses peintures, pour la puissance de ses con-
ceptions, pour la façon magistrale dont il a souvent manié la langue
française. C'est la grâce que je lui souhaite, et malheureusement la
seule que je puisse lui souhaiter.
Charles Bigot.
REVUE LITTÉRAIRE
Théâtre complet de M. Eugène Labiche, première série. iO vol. iu-18.
Paris 1879, Calmann Lévy.
Voici un phénomène singulier : trente ou quarante années durant,
sur des scènes réputées à bon droit s3Condaires, ou même inférieures,
un auteur dramatique a produit des pièces applaudies; ses inventions
ont fait fortune, ses mots ont fait proverbe, son genre a presque fait
école, et ton amusant répertoire a défrayé déjà la gaiié de plusieurs
génératioas ; en effet, il est passé maître dans l'art de provoquer le gros
rire, le fou rire, ce rire qui se prend à tout dès qu'il est une fois lancé,
qui n'instruit sans doute, ni n'amène la réflexion à sa suite, ni n'égaie
peut-être, au vrai sens du mot, mais au moins qui dilate, et pour
employer la seule langue ici qui convienne, ce rire qui « désopilerait
la rate » même de Timon d'Athènes ou de l'homme aux rubans verts,
grands misanthropes, comme on sait, et forcenés atrabilaires. Là-dessus,
un beau jour, notre auteur, cédant aux sollicitations d'un confrère,
publie son Thcâire complet, et la critique, dans cette ample collection
de joyeusetés, tout à coup, découvrant ce que personne encore ne s'était
avisé d'y voir, proclame à son de trompe qu'un héiitier de Molière
nous est né, que le Chapeau de paille d'Italie, la Cagnotte, la Sensi-
tive, le Voyage de M. Perrichon, sont tout uniment chefs-d'œuvre
trop longtemps méconnus d'observation comique, satirique, voire phi-
losophique, et que décidément l'auteur de Si jamais je te pince!,.
manque à la gloire de l'Académie française. Lui cependant, là-bas, au
fond de sa Sologne, tranquille, et bien innocent du bruit que l'on
mène autour de son nom, modère habilement Fentliousiasme de ses
admirateurs. Il consent volontiers qu'on l'appelle « notre premier pro-
ducteur de gaz exhilarant; » il ne souffre pas encore qu'on le compare
à Molière. Et vraiment, que pourrait-il davantage? Voudriez-vous pas
TOME XXXV. — 1879. 28
434 REVUE DES DEDX MONDES.
qu'il eût empêché l'Odéon d'ouvrir sa campagne d'automne par le Voyage
de M. Perrichon f Vous prétendriez peut-être qu'il eût interdit au Palais-
Royal de reprendre la Cagnotte, aux Nouveautés de jouer les Trente mil-
lions de Gladiator? ou vous aimeriez encore qu'il eût signifié défense à
son heureux éditeur de lui promettre par avance, dans les annonces de
librairie, les suffrages académiques ? Eh donc ?
Des amis qu'il a faits le rendez-vous coupable,
Et quand pour le pousser ils font de doux efforts,
Prendra-t-il un bâton,..
pour les en remercier?
S'étonner de ce tapage, de cet excès d'admiration et de ce déborde-
ment de louanges, ce serait mal connaître notre temps. « Un auteur dra-
matique est sous la sauvegarde des sociétés pour lesquelles le spectacle
est un amusement ou une ressource. » Cet aphorisme de Voltaire, — à
moins qu'il ne soit de Gondorcet, — vous explique pourquoi le patriarche
de Ferney termina par Irène la carrière que l'élève du P. Porée, soixante
années devant, avait commencée par Œdipe. Il vous explique aussi pour-
quoi même les plus hostiles à la candidature académique de l'auteur
d'Edgard et sa Bonne ou de Mon Isménie gardent et garderont sans doute
jusqu'au bout un silence prudent. Tout ce qui touche au théâtre, de près
ou de loin, est comme engagé dans les lois, comme lié par les us et cou-
tumes d'une sorte de a maçonnerie. » Nous entendons bien parler quel-
quefois de rivalités de coulisses; il est même possible, tant est grande
Thumaine faiblesse , q-u'un auteur à succès ne voie pas toujours de
bon œil le succès d'un confrère. N'importe, et contre l'ennemi commun,
dès qu'on le signale à l'horizon, tous ensemble, — auteurs, directeurs,
acteurs, décorateurs, machinistes, costumiers, figurans et buralistes, —
ils se joignent, se serrent et font cause commune. Ne touchez pas à V As-
sociation des artistes dramatiques : c'est la Société des auteurs qui crierait.
Tel est le secret de leur force à tous, et de la véritable domination que
dans une grande ville comme Paris ils exercent sur le public. Ajoutez
la faveur des cercles et des clubs, ajoutez la complicité de cette bour-
geoisie qui remplit chaque soir les petites places, passionnée pour le
spectacle, curieuse de la pièce, mais surtout curieuse de l'auteur,
curieuse de l'acteur, ce sera le secret de cette grande popularité que
donnent les succès de théâtre, et si jamais M. Labiche doit s'asseoir
dans -un fauteuil académique, ce sera, croyez-le bien, le secret de son
élection.
J'oubliais ses collaborateurs, qui se nomment légion, qui fêteraient son
triomphe comme ils feraient une centième et qui considéreraient son
échec comme leur échec personnel. Les dix volumes jusqu'ici publiés
du Théâtre de M. Labiche contiennent cinquante-sept pièces, soit en
REVUE LITTÉRAIRE. A^5
tout cent douze actes : il n'y en a que quatre, — je dis quatre actes, —
qui soient signés de lui seul, et ce ne sont pas les meilleurs. C'est une
question délicate que celle de la collaboration, et pour en parler doc-
tement, je sens qu'il faudrait être vaudevilliste soi-même. Au moins
peut-on se demander si c'est vraiment faire œuvre littéraire que de
composer ainsi sous une raison sociale. Car tout n'est pas dit quand
on a constaté que toute collaboration est un concubitus, qu'il y a «dans
tout conmbitus un mâle et une femelle » et que « Labiche est un mâle. »
Si j'avais l'honneur d'être académicien, je crois d'abord que je n'écri-
rais pas cette phrase, et j'aimerais, — puisqu'enfm parmi les col-
laborateurs de M. Labiche il en est qui comptent, M. Gondinet par
exemple, de nombreux et brillans succès, — j'aimerais à savoir pour
qui je vote, je voudrais être assuré que personne, après M. Labiche,
n'invoquera comme un titre le Plus heureux des trois, et qu'aucune
candidature à venir ne me mettra dans le cas de répondre « que j'ai
déjà nommé quelqu'un pour cela. » Humble spectateur ou simple lec-
teur, il me plairait encore assez, quand je goûte une bonne plaisan-
terie du Misanthrope et l'Auvergr.at, de savoir si c'est à M. Labiche ou
si c'est à M. Siraudin que je dois la reconnaissance du rire. Certes, si
tous les collaborateurs de M. Labiche ressemblaient à M. Legouvé, si
dans l'œuvre commune ils imprimaient tous fortement, comme l'inven-
teur de rAn de la lecture, leur marque personnelle, il n'y aurait pas lieu
seulement de poser la question. Je vais voir jouer la Cigale chez les
fourmis: il s'agit d'une jeune fille à marier, d'une bonne petite fillette
bourgeoise qu'il faut élever à la dignité d'une alliance aristocratique :
sait-elle seulement se coiffer? ou sait-elle s'habiller? et vingt autres
détails du même genre. Tout cela M. Labiche a pu le trouver, mais ici
son collaborateur lui fait remarquer sagement (( qu'il ne suffit pas qu'une
femme soit bien coiffée... bien habillée pour plaire à un honnête homme,
et le rendre heureux, » il faut encore qu'elle sache lire; voyons donc
comme elle se tirera d'une lettre de M"« de Sévigné par exemple, u Oh!
oh ! celui-là ne s'attend pas du tout ; » je reconnais ici le dada de l'oncle
Tobie, je veux dire la manie de M. Legouvé. Lui seul, qui jadis avait
trouvé le moyen d'introduire dans Adrienne lecouvreur une fable de La
Fontaine, était capable d'interpoler dans la prose de M. Labiche une
lettre de M™' de Sévigné. Mais tous les collaborateurs de M. Labiche
n'ont pas ainsi, comme M. Legouvé, un «( faire » qu'on reconnaisse eatre
mille. C'est fâcheux, parce qu'il y a de petits esprits que cette confusion
de paternité ne laisse pas d'embarrasser et de troubler dans leurs juge-
mens. Cela les gêne de songer que, s'ils relèvent quelque part mie
plaisanterie d'un goût douteux, un couplet d'une langue incertaine,
M. Labiche en rira là-bas et dans son par-dedans répondra que juste-
ment le couplet est de M. Marc Michel, par exemple, ou la plaisanterie
de M. Delacour. C'est fâcheux, parce que, si ces détails n'importent guère
/i36 REVUE DES DEUX MONDES.
au public, une Académie française n'a pas le droit d'oublier « que l'on
n'a guère vu de chefs-d'œuvre d'esprit qui fussent l'ouvrage de plu-
sieurs. » La leçon est de La Bruyère. On ne fait pas asseoir une raison
sociale dans un fauteuil académique.
Prenons pourtant ce théâtre et tâchons de démêler ce qu'il peut
bien avoir de mérite littéraire. On loue beaucoup dans les pièces de
M. Labiche ce qu'on appelle aujourd'hui « le métier ». C'est un de
ces mots à la mode, comme la critique en invente parfois pour sa
plus grande commodité : ils signifient probablement quelque chose,
mais on s'accorde pour n'en pas trop approfondir le sens, de sorte qu'ils
répondent péremptoirement à tout. Celui-ci, qu'on salue poète, n'aura
de sa vie fait entrer dans ses alexandrins ni sentiment ni pensée : mais
il fait si bien les vers, il sait si bien son métier! Celui-là, qui travaille
dans le roman, s'il existe un art de composer ne s'en soucie, un art
d'écrire l'ignore, un art d'émouvoir ne s'en doute seulement pas; et
c'est pourtant le même refrain banal : si vous saviez comme il sait son
métier! Je crains fort qu'il n'en soit du théâtre comme du roman et
de la poésie. Du moins suis-je un peu surpris, quand je regarde aux
vaudevilles de M. Labiche, de voir combien d'actes joyeux mêmes pro-
cédés, mêmes formules, mêmes plaisanteries ont pu défrayer, soutenir
et faire applaudir. Ainsi, c'est une vieille observation qu'il n'y arien au
théâtre qui provoque "plus sûrement le rire que la méprise et le qui-
proquo, M. Labiche en a fait son proflt jusqu'à l'abus : voyez-en quelques
exemples. Deux camarades de pension, Mistingue et Lenglumé,se croient
complices, au lendemain d'un souper trop gai, de je ne sais quel crime
imaginaire, l'assassinnt d'un charbonnier, si vous voulez, ou d'une char-
bonnière : simple méprise, un acte, c'est l'Affaire de la rue de Lourcine.
Le docteur Malingear, qui songe à marier sa fille, prend le confiseur
Ratinois pour un prince de la raffinerie, le confiseur Ratinois, qui songe
à marier son fils, prend de son côté Malingear, médecin sans clientèle,
pour un millionnaire de la chirurgie : double méprise, deux actes, c'est
la Poudre aux yeux. La veuve Champbaudet croit être aimée de M. Paul
Tacarel, architecte; M .Garambois s'imagine que M'"'' Champbaudet n'a
pas tort de le croire, et M. Letrinquier s'imagine à son tour que M. Garam-
bois a raison de se l'imaginer : triple méprise, trois actes, c'est la Sta-
tion Champbaudet. Qui nombrera les quiproquo du Chapeau de paille
d'Italie? Mais ici, quand M. Labiche étend son sujet jusqu'aux dimen-
sions de quatre actes ou de cinq, il faut un fil au moins qui tant bien
que mal rattache toutes ces méprises ensemble. Rien de plus difficile
peut-être à trouver : je le crois, je veux le croire, ce n'est pas mon
métier que de le savoir, mais assurément rien de plus uniforme. Vous
posez une demi-douzaine de personnages que vous mettez d'abord en
contact par des moyens plus ou moins ingénieux; puis, îous ensemble,
d'un seul coup, comme une caravane, vous les déplacez, et les voilà
REVUE LITTÉRAIRE. A37
partis à la recherche d'un chapeau, comme clans le Chapeau de paille
d'Italie; pour un voyage de plaisir à Paris, comme dans la Cagnotte;
pour la mer de glace, comme dans le Voyage de M. Perrichon; pour
Chamounix et les chutes de l'Aar, comme dans le Prix Martin. Il est
presque impossible qu'un certain comique de situation ne sorte pas
de là. Vous avez eu soin d'ailleurs, dès le premier acte, de mettre sur
la figure de vos bonshommes un masque grimaçant dont l'expression
ne variera plus de toute la pièce et qui soulèvera nécessairement le
rire du parterre parce qu'il gardera, jusque dans les situations les plus
diverses, sa même expression stéréotypée. La mobilité de l'expressioa
nuirait à l'effet comique. C'est pourquoi, dans tant de pièces de M. La-
biche, on notera quelque jeu de scène ou quelque phrase qui revient
uniformément : c'est le Vancouver de Mon Isménie répétant : u Pincé I
je suis pincé, Pinçatus sum; » c'est le Krampach du Plus heureux des
Trois fermant la bouche à sa femme Lisbeth : « Tais- toi! t'as commis
une faute; » c'est le Clampinais de laSensitlve recommençant l'histoire
qu'il n'achève jamais : « Je suis à la disposition de la soci té. ..Pour lors
que nous arrivons à Milan..; » c'est le Champbourcy de la Cagnotte;
c'est le Nonancourt du Chapeau de paille d'Italie promenant son myrte
sous son bras et soulignant chaque incident de l'inirigue par la phrase
devenue quasi proverbiale : « Mon gendre, tout est rompu. »
Que servirait-il d'insister? Quand le procédé serait moins visible et le
métier moins apparent, quand M. Labiche disposerait enfin de celte
inépuisable fécondité, de cette infinie variété de moyens qu'on a tant
et trop vantée dans le vaudeville et dans la comédie de Scribe, qu'est-ce
que cela prouverait et qu'en voudrait-on conclure? Sans doute, puis-
qu'on y tient, « c'est un métier de faire un livre comme de faire une
pendule, » à plus forte raison de faire un vaudeville. Vous saurez
donc ou vous ne saurez pas votre métier : je dis seulement que c'est
affaire à vous, nullement au public, ni même à la critique. A coup sûr,
si vous ne le savez pas, j'en pourrai, j'en devrai tirer argument
contre vous, parce que, si je trouve que l'on a tort de vous applaudir,
je suis loyalement tenu de donner mes raisons, toutes mes raisons, et
puisque je prends le public à témoin, de motiver mon avis; mais si
vftus le savez, je n'ai pas à vous en louer, non plus que je ne louerai
l'écrivain de savoir écrire, le peintre de savoir peindre, le forgeron de
savoir forger. L'éloge ne commence et ne doit commencer qu'au point
où précisément Part commence, et ce sera le point oi^i vous commencerez
vous-même à vous élever au-dessus du métier. L'art seul relève de la
critique : le métier ne relève que de la statistique. Le propre du mé-
tier, c'est ici, dans le vaudeville comme dans le roman-feuilleloii, de
pourvoir à la consommation quotidienne. Allons plus loin: le fort du
métier, c'est de spéculer sur l'usure prochaine du produit qu'd a livré.
Quand M. Labiche donne au théâtre les Vivacités du capitaine Tic, il
538 KEVUE DES DEUX MONDES.
compte bien que le public aura perdu la mémoire de Un monsieur qui
prend la mouche. Ce serait la mort des métiers que de croire un instant
à la durée de leurs œuvres. Et c'est justement pourquoi les œuvres dites
« de métier » ne comptent pas en littérature. Je rappelais le nom de
Scribe: qui, mieux que lui, connut et sut à fond le métier? Que sont de-
venues tant de comédies, j'entends les meilleures, Bertrand et Raton,.
par exemple, ou la Camaraderie? Que sont devenus tant de vaudevilles,,
rAmour platoniqw^ l'Hôtel des Bains, les Adieux au comptoir, la Maî-
tresse au logis, etc., dont je copie les titres au hasard, qu'on ne joue plus
sur nos théâtres, qu'on ne lit plus qu'en Allemagne, je pense; et que res-
terait-il de Scribe, à vingt ans de distance seulement, si, com.me on le
disait tout récemment ici même, les grands noms de la Muette et des
Huguenots ne préservaient auprès de nous sa mémoire?
Scribe avait une excuse : un don lui manquait, il ne savait pas voir ;
M. Labiche savait voir, il est de ceux dont on peut dire vraiment :
« s'il eût voulu I » Mais il n'a pas voulu. Que faudrait-il pour que
le premier acte de la Cagnotte fût presque un chef-d'œuvre d'ob-
servalion dans la caricature? Peut-être seulement qu'il ne fût pas
suivi des cuatre autres, 11 est vrai qu'alors il n'aurait plus de raison
d'être, et ce serait dommage. Que faudrait-il pour que le Voyage de
M. Perrichon fût une comédie dans le vrai sens du mot? L'idée en est
heureuse et quelques caractères n'en sont pas mal posés. Peut-être
suffirait-il qu'elle fût exécutée dans un ton différent, que les moyens
y fussent moins invraisemblables, et surtout que l'intention de faire
rire ne s'y montrât pas à chaque instant, l'intention de faire rire sans
s'inquiéter ni des caractères, cola va sans dire, ni même de la pièces
ni de la qualité du rire. Vous souvenez-vous de l'invective de Rousseau,
dans sa Lettre sur les spectacles, contre la comédie de Molière, et l'enten-
dez-vous encore qui termine chacune de ses apostrophes par la phrase
célèbre : « Mais il fallait faire rire le parterre! » Il a tort contre le Ali-
santhrope, mais comme il a raison contre le vaudeville de tous les
temps! Il faut faire rire le parterre, et il faut le faire rire à tout prix.
Non pas, à la vérité, que la plaisanterie de M. Labiche, en général,
soit cette plaisanterie lourde et grossière de l'ancien vaudeville ou cette
plaisanterie hcencieuse du vaudeville et de l'opérette tout contempo-
rains. Le plus souvent elle est gaie, spirituelle et, ce qui ne laisse paS^
d'avoir son prix, au fond, toujours honnête. C'est qu'elle n'est pas su-
perposée pour ainsi dire au dialogue, comme après coup, c'est qu'elle
sort assez fréquemment de la- force de la situation, c'est qu'enfin ellere-
pos« quelquefois sur Tobservation vraie. Il y a notamment d'heureuses
paysanneries dans quelques pièces de M. Labiche et des originaux â&
province assez plaisamment croqués. C'est l'exception, et d'ordinaire
l'observation de M. Labiche est toute parisienne ou, si je puis risquer
le mot, car il faut bien un peu parler la langue du sujet que l'on traite.
EEYUE LITTÉRAIRE. 439
toute houlevardicre. Elle est vraie de la Bastille à la Madeleine, dans les
limites de l'octroi de Paris, si l'on veut; jusqu'à Versailles ou jusqu'à
Fontainebleau, quand elle va le plus loin, a Je retiens votre salon de cent
couverts, dit au traiteur le héros de la noce. — Combien êtes-vous? —
Dix-neuf. — Diable! vous allez être bien gênés. » Il n'y a pas de raison
pour que cette plaisanterie des Noces de Bouchencœur ne meure pas
comme elle est née, dans la zone des forts détache's. Dans Un mari qui
lance sa femme, le baron de Grandgicourt donne dans ses salons une
fête (c champêtre; » on a mis partout de la verdure, et le maître de la
maison, recevant ses invités : « Entrez donc! vous voyez! de la ver-
dure, du gazon, du feuilloge partout... comme s'il en poussait. » Le
mot est joli, mais au-delà de l'enceinte fortifiée « porterait-il » S'Oule-
ment?'Or voici le danger, c'est qu'on verse de là bientôt dans la farce
et dans la bouffonnerie. Le même vaudeville peut nous servir d'exemple.
Au m'ilieu de cette fête champêtre apparaît M, Lépinois, suivi de sa
femme et de sa fille : « Par ici, mes enfans... Regardez donc... de vraies
feuilles,... de vrais arbre?,.,, des pommes,... on se croirait à Ménilmon-
tant. )) Vous voyez ici le moment précis où l'observation
Sort du bon caractère et oe la vérité.
Les chocolatiers retirés du commerce avec trente ou quarante mille
francs de rente, ce qui est le cas de M. Lépinois, ne prennent plus, —
voilà longues années, — Ménilmontant pour la campagne ni les Buttes-
Chaumont pour la Suisse. Naus retournons à l'ancien vaudeville, le vau-
deville pesant de Ouvert, nous descendons du bon comique à la carica-
ture pure; encore un pas, nous allons tomber dans le bouffon. Ce der-
nier pas, c'est le style ou plutôt la négation du styte, érigée pour ainsi
en principe, qui va nous le faire faire.
Il faut s'entendre. Encore aujourd'hui, quand on parle de style,
nombre de gens veulent bien s'imaginer qu'il n'y va que d'une ques-
tion de forme ou même de correction grammaticale: une étroite et pé-
dantesque observation des règles, un respect superstitieux de la syntaxe,
avec cela quelques ornemens, quelques oripeaux de circonstance, du
paillon et du clinquant dont on habillerait la simplicité de la pensée
toute nue, d'ailleurs une phrase harmonieuse, qui sonne agréablement
à l'oreille, voilà pour eux le style et voilà tout l'art d'écrire. Mais le
style est autre chose, dont il vaut mieux au surplus se taire que de parler
sérieusement en semblable sujet. Toujours est-il que je ne m'offenserai
guère des libertés que M. Labiche a prises quelquefois avec la syntaxe
et que, s'il a quelquefois « chiffonné la grammaire, » je n'affecterai pas
la pruderie de le lui reprocher. Ce n'est pas qu'on ne pût noter, deçà,
delà, des couplets d'une langue singulière, ceux-ci par exemple :
hhQ REVUE DES DEUX MONDES.
Je ne consens, trop abrupt hérisson,
A proclamer cet ange-là ta fille
Qu'en me disant.,, triste réflexion!
L'état civil du brillant papillon
Remonte bien à la chenille.
Ils vont de la feuille odoraiite
Savourer l'arôme si doux ;
Pour moi, la saveur qui me tente
C'est do deviser avec vous (1).
Ce n'est pas qu'on ne pût signaler des locutions étranges : « Voyons !
voyons! dit un personnage de la Sensitive, ne l'agace pas. » Un autre
dira, dans un goût différent : « Cette perspective est acerbe. » Qu'im-
porte? passons aux auteurs dramatiques les licences que M. Dumas,
naguère, dans l'une de ses préfaces, réclamait et réclamait à bon droit
au nom des exigences de la scène. On peut admettre, sans nulle diffi-
culté, que les lois du style ne soient pas les mêmes au théâtre que dans
le discours, ou que dans la familiarité de la conversation quotidienne.
On a dit ingénieusement « que les spectacles forment le lien entre les
classes de la société qui pensent et celles qui ne pensent pas. » Ou il
faut renoncer à provoquer la pensée chez ceux qui n'en ont pas l'habi-
tude, ou il faut leur parler un langage qu'ils puissent comprendre. Le
purisme ici serait déplacé. On ne brosse pas, sans doute, un décor de
théâtre comme on ferait un tableau de chevalet. L'optique du théâtre a
s*^.s nécessités, la langue du théâtre a les siennes. Un certain grossis-
sement du trait, une certaine exagération dans les termes, quelque
emphase dans le drame, quelque liberté dans le comique, ne seront
pas moins nécessaires que le masque tragique aux acteurs d'autrefo's
ou que le fard aux comédiens d'aujourd'hui. Il y aura pourtant une
limite, et c'est par malheur cette limite que ni le vaudeville, ni M, La-
biche ne se sont jamais piqués d'observer.
Que dis-je? cette limite, le propre du vaudeville est d*^ la Franchir,
et plus il s'en éloigne, plus il est le vaudeville, a II y a, dit M. Angier
dans la préface qu'il a mise aux œuvres de M, Labiche, autant de
degrés de maîtrise qu'il y a de régions dans l'art. La hiérarchie des
écoles n'importe guère, l'important est de ne pas être un écolier. »
Rien de plus vrai, voilà parler et parler d'or : il ne s'agit que de savoir
si le domaine du vaudwille est une région de l'art, et c'est tout le
procès.
Il est facile à terminer : écoutez parler les personnages de M. La -
(1) Je crois que ces quatre vers veulent dire : « Causons, tandis qu'ils vont prendre
le thé. »
REVUE LITTÉRAIRE. llM
biche : « Charmant ! charmant! dit un père en vantant le gendre de son
choix; il est bien mieux que ce Dardenbœuf, qui a l'air d'un charcutier
appauvri par les veilles. » Qu'est-ce que cela veut dire et dans quelle
langue cela signifie-t-il quelque chose? Un autre, mécontent de la façon
dont on l'accueille, s'rxprii);era de la sorte: « Dites donc... domestique...
il mo semble que vous pourriez m'annoncer d'une façon... wîoms can;^'?-
sicre.n Un troisième donnera ses ordres en ces termes : « Apporte-moi
une chope de bière, dans laquelle tu èmietteras gracieusement un verre
de cognac. » Je m'arrête : aussi bien que vous et que moi, M. Labiche sait
et sent ce qu'il y a d'insolite, four ne rien dire de plus, dans de telhs
façons de parler, dont un volume ne suffirait pas à rassembler les
exemples, mais, faites-y bien attention, c'est là qu'il attend son public,
et c'est sur ces alliances de mots qu'il compte pour soulever le rire. 11
est dans la tradition du genre. Quelques délicats détourneront peut être
Toreille, il n'écrit pas pour eux, mais le parterre rira, et le parterre
aura le dernier mot. Et plus un dialogue sera semé de ces sortes de plai-
santerif^s, plus elles éclateront en phrases hétéroclites, en coq-à-l'âne,
en calembredaines, plus elles se multiplieront de réplique en réplique,
plus elles détonneront avec le caractère ou la condition du personnage
et la nature de la situation, plus elles exciteront de grosse gaîté dans
la salle, et M. Labiche le sait, et M. Labiche y compte. Que si, par
hasard, tirée de trop loin, la plaisanterie ne portait pas coup d'abord,
il sait de plus que les interprètes ne se feront faute, et de la sou-
ligner, et de la prolonger, et de l'exagérer; car il n'y a rien de moins
sacré pour eux que le texte de M. Labiche, il est pour ainsi dire con-
venu qu'ils y collaboreront, qu'ils retrancheiont et qu'ils ajouteront,
et leurs plaisanteries renouvelées des tréteaux de la foire ne seront
pas toujours celles qui feront le moins rire. C'est encore et toujours la
tradition du genre. Essayez maintenant de ramener au naturel tout ce
monde du vaudeville et de la force, les Pdtfl.jury, lesBoisrosé, les Grand-
cassis, les Beauperthuis, les Chauvinancourt, les Veauvardin, les Bidon-
ne^u, tout ce monde cariratural et grotestiue déji sur l'affiche, avant même
que H'avoir ouvert, la bouche, émondez, taillez, coupez ces métaphores
extravagantes, tempérez l'excès de ces plaisanteries qui frappent d'au-
tant plus sûrement et plus fort qu'elles enferment en réalité moins
de sens et que, sortant moins naturellement de la situation, elles
sont plus inattendues, c'est tout simplement le genre lui-même que
vous aurez détruit. Ce sera comme si vous prétendiez astreindre aux
lois de la logique la marche de l'action, comme si vous demandiez
que la pièce eût ?on commencement, son milieu, sa fin? Pourquoi la Ca-
(jnoUe a-t-elle cinq actes et non pas six? pourquoi /e Voyage de 31. Per-
richon en a-t-il quatre plutôt que trois? Qui le dira? qui pourrait le
dire? Personne, assurément, pas même M. Labiche, car s'il le sait et qu'il
prétende le dire, et qu'il accepte d'être jugé selon les règles, c'est la
A42 REVUE DES D'EUX MONDES.
liberté du vaudeville qu'il abdique, le droit d'interrompre à son gré la
suite naturelle de l'intrigue, le droit de s'échapper à tout coup vers
la fantaisie, le droit de s'amuser lui-même à ses propres inventions, le,
droit enfm de faire dans les chemins de traverse et ses plus heureuses
rencontres et ses plus joyeuses trouvailles. Il faut de l'esprit à ce
jeu? qui en doute? et de la verve? qui le nie? mais vous voyez bien
que c'est un jeu, et qu'il faut le prendre comme tel, c'est-à-dire
comme la négation même de toutes les qualités qui font l'œuvre
littéraire, depuis qu'il y a des hommes et qu'ils écrivent.
La foule y court cependant, elle y rit, elle y applaudit : je ne m'en
étonnerai pas plus q^ie de la voir courir à l'opérette, au mélodrame, à la
féerie. Mais si la foule est j uge de son plaisir, elle n'est pas ni ne peut être
juge de la qualité de son plaisir. Voilà le point. Il y a de sots plaisirs, et
la morale est d'accord avec l'hygiène pour nous ens-'igner qu'il y en a de
dangereux. Le rire du moins est bon, dit-on, sain et fortifiant : c'est à sa-
voir s'il l'est toujours, et quand il n'a rien de desséchant, ni de cruel, il
reste encore à se demander s'il n'a pas souvent quelque chose de niais. Or
est-il vrai que le vaudeville fonde son succès précisément sur la niaise-
rie publique, je veux dire sur cet étrange besoin que nous éprouvons par-
fois de nous délasser du travail de la pensée dans les ébattemens et les
ébrouemens du gros rire? Est-il vrai qu'il spécule systématiquement sur
la vulgarité des moyens et sur le mauvais goût delà salle? qu'il n'hésite
jamais, par exemple, entre un trait de satire qui se: ait unirait de carac-
tère ou une plaisanterie qui fera trépigner le parterre d'aise et de con-
tentement? qu'il se fasse une loi de corrompre lui-même ses meilleures
imaginations et de les gâter, de les défigurer à plaisir, poussant à la ca-
ricature, détournant les personnages de leur caractère, l'intrigue de sa
marche, les mots de leur usage, heurtant et choquant, à chaque repartie,,
de propos délibéré, le bo;i sens, le bon goût, voire quelquefois les plus
si^nples convenances? Il n'en faut pas davantage, et la cause est en-
tendue. Je n'ig !ore pas que l'on invoque ici le nom de Molière, et le
Bourgeois gentilhomme, et le Malade imaginaire, et Mo?isieur de Pour-
ceaugnac. G'est encore un de nos argumens en vogue, et l'on entend
répéter que, si Molière vivait de notre temps, il porterait le Misan-
thrope h la Comédie-Française, et Monsieur de Pourccaugnac au théâtre
du Pcdais-Royal. Et quand il serait vrai? pourquoi donc ici la supersti-
tion nous fermerait-elle la bouche, à nous, qui jusque dans les livres
élémentaires osons bien reprocher à Corneille ses déclamations rimées
ou sa prétmdue fadeur à l'auteur de Bérénice? et par quelle fausse honte
balancerions-nous à reconnaître enfin qu'il n'y a rien de si gai dans la
cérémonie du Malade imaginaire, ou que la cérémonie da Bourgeois gen-
tilhomme est médiocrement divertissante? Eh oui, Molière, « trop ami
du peuple, » a flatté quelquefois, aussi lui, la sottise publique, et,direc-
teur d'une troupe qu'il fallait faire vivre, en même temps qu'auteur,,
REVLE LITTÉRAIRE. A 43
il a spéculé, lui aussi, sur le mauvais goût du parterre de son temps.
Est-ce un exemple que nous devions suivre? ou proposer à Fimitation?
ou seulement avancer comme une Justification? Le bon Homère, au dire
d'Horace, ne laissait pas de sommeiller quelquefois : notre Molière quel-
quefois est tombé bien bas dans la farce. Et quand on prétend s'autoriser
de son exemple, c'est alors le cas de dire que u la chasteté d'Alexandre
a fait moins de continens que l'exemple de son ivrognerie n'a fait d'in-
tempérans. »
11 existe en France une compagnie dont le rôle, ou même la mission
sociale est de résister contre les entraînemens comme celui dont
M. Labiche est en te moment, je ne sais s'il faut dire le héros, ou la
victime : j'ai nommé l'Académie française. C'est à elle qu'il appartient
de maintenir, — autant qu'elle le peut encore, — cette hiérarchie des
genres, de protéger, avec l'intégrité de la langue, le peu de traditions
qui nous restent, et, le cas échéant, de déjuger la foule. Dans une société
comme la nôtre, elle ne saurait avoir la prétention d'imposer à per-
sonne une direction : elle peut au moins se défendre contre l'invasion
des genres inférieurs. C'est en somme, jusqu'ici, bien qu'entre plu-
sieurs candidats qui briguaient son suffrage elle n'eût pas toujours
choisi le plus digue, ce qu'elle avait su continuer de faire. Va-t-elle
maintenant ouvrir sa porte à ces genres qui jadis n'osaient pas seule-
ment y frapper? C'est ce que l'on commence à craindre. Combien déjà
compte-t-elle d'auteurs dramatiques? et veut-elle s'en adjoindre un de
plus? « 11 y a fagots et fagots, » dit le bon sens de Sganarelle. Loin de
nous la pensée de disputer son rang en littérature à l'œuvre dramatiqu3 ,
et ce rang est peut-être le premier. Il n'y a qu'un Shakespeare, et nous
n'avons connu qu'un Molière. Dans le domaine de la poésie, peut-être
ne saurait-on rien no.nmer qui balance Olhello, si ce n'est VEcok des
femmes. Si le mot de création a quelque sens dans la langue de
l'homme, c'est de Desdémone et d'Agnès qu'il est vrai, c'est de la créa-
tion dramatique, c'est du poète qui fait respirer, marcher, parler,
vivre enfin sur la scène ces immortelles figures, plus vraies, plus vi-
vantes que la réalité même. Mais il y a des degrés, plusieurs degrés,
beaucoup de dtgrés.
Ce n'est pas le lieu de discuter ici ceux de nos auteurs drama-
tiques qui siègent à l'Académie française. Us y sont : ce qui est fait
est fait. Oublions ce qu'on pourrait en dire, puisqu'aussi bien à peine
en est-il deux ou trois dont on pourrait g'oser. Mais au moins que l'on
s'arrête
Après A-gésilas,
Hélas !
Mais après Attila,
Holà!
hhh REVUE DES DEUX MONDES.
Quand on voit la façon dont l' Académie française, depuis quelques
années déjà, distribue les prix et répartit les distinctions dont elle dis-
pose, on peut juger que les auteurs dramatiques y possèdent assez d'in-
fluence et qu'il n'est pas besoin de renforcer leur bataillon. Le prix Jean
Reynaud à M, de Bornierl c'est-à-dire la Fille de Roland, en séance solen-
nelle, proclamée l'œuvre la plus remarquable que la littérature française
ait enfantée depuis cinq ans! Mais cela ne serait rien. L'Académie fran-
çaise est maîtresse de son budget, et maîtresse souveraine. Ce qui est
plus grave, c'est que la popularité des auteurs dramatiques, — popula-
rité qui n'a jamais été, je crois, plus grande que de nos jours, — lient
justement à ce qu'ils s'éloignent de plus en plus de la littérature et de
l'art pour verser dans le métier. Grâce à la confusion des genres, et
grâce aussi, dans une large mesure, à la liberté des théâtres, ils vont,
de plus en plus, oîi le public les pousse. Préoccupés uniquement de
flatter ce maître ignorant et capricieux qu'ils maudissent, dans leur for
intérieur, mais dont ils ne sont pas moins les humbles serviteurs, ils
lii donnent de plus en plus ce qu'il demande, et non pas ce qu ils avaient
rêvé. Or ce maître ne leur demande pas de l'instruire, ou seulement de
l'aider à pens -r, de le provoquer à réfléchir. A peine leur demande-t-il
seulement de l'émouvoir, il leur demande de l'amuser. L'entreprise est
difficile, nous le savons : c'est beaucoup d'y réussir; à quel prix y réus-
sit-on? Je crois qu'aujourd'hui nos auteurs y réussi-sent à trop bon mar-
ché, semblables en cela d'ailleurs à nos romanciers, j'entends ceux qui
sur le marché du feuilleton subissent la loi de l'offre et de la demande.
11 y a donc et peut-être y a-t-il bien eu de tout te.i^ps deux formes de
l'œuvre dramatique, deux sortes de théâtre, le théâtre littéraire ei le
théâtre industriel, le t'iéâtre, comme on disait autrefois, qui résiste à
l'épreuve de la lecture, et le théâtre qui rend tout son effet à la repré-
sentation, là, sur les planches, au feu de la rampe, aussi parfaitement
insoucieux de la forme et du fond, du style et de la pensée, que préoc-
cupé, selon le vilain mot en vogue, d'empoigner le spectateur. De sorte
que, si l'on continue de remplir aiusi l'Académie française de nos au-
teurs dramatiques à succès, un beau matin il se trouvera tout simple-
ment que, de toutes les formes de l'art, 1 1 moins littéraire aujourddmi,
!a plus voisine d'une industrie patentée, aura vt'.ritablement annihilé
toutes les autres dans l'Académie française. Ce sera un beau résultat.
Il y a quelques mois de c^la, quand disparut M. de Sacy, le dernier
des classiques, un écrivain qui ne partageait guèi^e ni les idées, ni les
goûts de M. de Sacy, mais qui voidait et qui sut lui rendre justice,
W. Scherer, a pu dire tristement qu'avec M. de Sacy u quelque chose
iKiissait. » Quelque chose aussi finira, si l'on met M. Labiche à la place
de M. de Sacy, — mais non pas M. Labiche.
F. Bi.U-NCTliiHE.
REVUE MUSICALE
La direction de l'Opéra vient de clianger de mains, et si nous ne
nous sommes point mêlé à cette histoire au cours de ses vicissitudes,
c'est qu'il nous a paru que le ministre avait son siège fait et qu'il ne
s'agissait pour lui que d'amuser le tapis. Il y a de ces duperies aux-
quelles seuls les esprits naïfs se laissent prendre, et nous ne sommes
pas de ceux qui se mettant en chasse après la question d'art quand elle
est lancée par des hommes dont l'art, s'ils en pouvaient comprendre le
premier mot, serait encore le moindre souci. Mais aujourd'hui, le fait
accompli, rien ne nous empêche de l'aborder. On sait dans quelles cir-
constances le directeur sortant prit jadis TOpéra alors que les ruines
amoncelées dans Paris par la comumne fumaient encore. Sans doute, la
nouvelle salle déjà se profilaiL à Thorizou, et ses miroitantes coupoles
réjouissaient un peu le paysage; mais ce bienheureux temple de la for-
tune, qu j de périls et de hasards n'aurait-on pas à traverser avant d'en
voir s'ouvrir les portes et d'en monter l'escalier de porphyre et d'or!
Ceux-là moines que leur aiubition poussait le plus hésitaient, tergiver-
saient, et pendant qu'ils traînaient le teuips en pourparlers, M. de Four-
tou, pressé d'en finir, s'accordait avec M. Halanzier. Ce dénoûment
brusqué, imprévu, jeta le désarroi dans l'opinion. Beaucoup refusaient
d'y croire; le préjugé qui se niche partout, jusque sous le manteau
d'arlequin d'uue saile de spectacle, n'admettait point qu'un simple
directeur de province fût placé à la tête de l'Opéra : « Il espéra s'ini-
tier à la cour, il n'y fut jamais que des faubourgs! » Ce que disait
Saint-Simon du marquis de Lassay, la malveillance l'appliquait à
M. Halanzier, Être des faubourgs passe encore, directeur des Bouffes-
Parisieus, ou môme d'un théâtre lyrique quelconque, mais « s'initier
4A6 REVDE DES DEUX MONDES.
à la cour ! » inscrire son nom au frontispice du monument de M. Gar-
'^ier, succéder à M. Perrin, la prétention semblait bizarre et l'opinion
rééditait pour lui l'apostrophe légendaire de la comtesse Zichy à cette
femme de banquier qui demandait à faire partie du cercle intime :
((Vous, chez moi, quelle idée! » Mais M. Halanzier n'était point homme à
se déconcerter; ni les petites rebuffades ni les grandes n'ébranlèrent
sa confiance. Il en devait du reste voir bien d'autres; en une nuit,
la salle de la rue Le Peletier disparaissait dans les flammes : plus de
théâtre, plus de décors, plus de répertoire ! Sans parler ici de l'homme
d'Horace imperturbable au milieu des ruines, nous pouvons dire que
M. Halanzier supporta dignement ce coup du sort, l'idée d'abandonner
son poste ne lui vint pas, il se contenta d'émigrer à Ventadour; in-
grate et rude campagne pendant laquelle à force d'industrie on main-
tint debout le spectacle, période de captivité avant la terre promise !
L'inauguration de la nouvelle salle était en effet le point de mire, et de
ce jour seulement commença la vraie exploitation. A l'ère des grands
désastres succédait l'ère des difficultés, car il s'agissait maintenan
d'aiborder l'inconnu.
C^ qui se dépense en pareille occasion d'énergie et d'intelligence, le
public ne s'en inquiète guère, et quand un directeur de théâtre a fait
fortune, il lui suffit de le proclamer un homme heureut et d'en parler
comme d'un joueur qui a la veine. Il y a toujours dans nos jugemens
humains un fond d'envie et de coqainerie, et il nous en coûte moins de
mettre au compte du hasard le succès des autres que d'attribuer ce suc-
cès à leur mérite. Former une bonne troupe d'ensemble, relever un à
un les chefs-d'œuvre du répertoire, appeler à soi les jeunes maîtres et
les vieux, tenir tête au B.oi de Lahore de M. Massenet, comme à la
Jeanne d'Arc de M. Mermet et au Polijeacte AeW, Gounod, représenter en
outre d«s ballets selon le goût des amateurs et les exigences du cahier
des charges, voilà bien des efforts que la critique aurait dû prendre en
considération, et cependant les attaques épargnèrent si peu M. Halan-
zier qu'en 1875, il en était réduit à se défendre dans un mémoire
adressé à la commission du budget et dont maint paragraphe qui ne
visait alurs que le passé pourrait être ici ri^'produit en vue du présent .
u On allègue contre moi deux griefs ; le premier consiste à dire que je ne
suis pas ce qu'on appelle un directeur-artiste, le second a trait à la si-
tuation exceptionnellement prospère de l'Opéra, comme si de ces deux
griefs le second ne réfutait pas le premier, étant admis généralement
que la prospérité d'une entreprise théâtrale ou autre ne saurait être
que la conséquence d'une bonne administration. » Après quoi, le direc-
teur rais en cause ouvrait carrément la discussion etdémontrait par des
argumens clairs comme des chiffres qu'il avait fait ce que les.autres n'ont
point fait. «M, Perrin .touchait une subvention de 900,000 fi'ancs, moi
REVUE MUSICALE. hk7
j'en ai 800,000 et je m'en contente : voudrait-on comparer sa troupe à
la mienne? Commençons. » Et tout de suite il vous dressait le tableau
synoptique : « Vous aviez quatre ténors,J'en ai neuf; vos soprani com-
bien étaient-ils? Sept, moi j'en compte seize. Quaire étoiles se partagent
radmiration du public : la Patti, Gabrielle Krauss, Christine Nilsson^
M"'^ Carvalho. Sur les quaire, deux m'appartiennent par de longs traités;
des deux autres, l'une s'est fait entendre pour la première fois en fran-
çais dans la salle de l'Opéra, grâce à mon initiative, l'autre eût inauguré
la nouvelle salle sans une maladie persistante. » Ce plaidoyer pro domo
swânous saisit à cette époque par sa verte allure et nous eûmes plaisir
à reconnaître ce qu'il y avait de convaincant dans cette honnête et juste
éloquence d'un homme fils de ses œuvres, que le travail et son seul
mérite avaient élevé au poste qu'il occupait. On remarquera ce mot de
directeur-artiste passé depuis dans la polémique courante et qui faisait
alors ses premiers débuts dans le monde. Autrefois on se contentait de
savoir son affaire et de bien gouverner son théâtre ; pour un directeur
de l'Opéra, posséder des notions d'art était quelque chose de si simple
qu'on ne s'en occupait même pas. Aujourd'hui l'espèce se fractionne en
toute sorte de variétés intéressantes, et nous avons le directeur-artiste,
le directeur bel esprit, le directeur gentilhomme, etc. N'importe, l'arme
était forgée au moyen de laquelle on finirait par avoir raison de l'en-
nemi et par entrer dans la place ! « Tarte à la crème I » s'écriait le
marquis de la comédie. — «Directeur-artiste ! » répétaient sur tous les
tons les malveillans et les gens à la suite.
Étant donnée la compétence, ou, si vous l'aimez mieux, l'incompétence
des hommes qui dirigent aujourd'hui les beaux-arts, il n'en fallait pas
davantage pour leur mettre l'esprit à l'envers. Le privilège en cours
d'exploitation avait encore de longs mois à vivre que déjà la succession
de M. Halanzicr était ouverte, et je vous demande si les compétiteurs
afQuèrent; directeurs-artistes et autres assiégeaient à la journée les
bureaux du sous-secrétaire d'état, qui,. désolé de ne pouvoir les nommer
tous, du moins ne les congédiait jamais sans leur adresser quelqu'une
de ces paroles réconfortantes et bien senties que M. de la Palisse tt
M. Prudhomme donnent pour régal à la compagnie : « L'art que nous
voulons, c'est celui qui élève, non celui qui dégrade; l'œuvre que nous
aimons, c'est celle qui assainit, non celle qui corrompt (1). » Pendant
ce temps, les affaires de notre première scène lyrique s'en allaient à la
débandade. Mécontent, écœuré, le directeur se désintéressait de plus
en plus et laissait à la force des choses le soin de débrouiller une de ces
(1) Voir la circulaire de M. Edmond Turquet sur la régénération morale de l'art.
Voir aussi le discours prononce cette année à la distribution des prix du Conservatoire.
Tout cela n'est pas neuf, mais c'est consolant, douce littérature d'amateur et bon via
de propriétaire dont on peut boire à discrétion sans se griser.
ll!lS REVUE DES DEUX MONDES.
situations comme il s'en présente toujours quand les hommes chargés
de donner d'en haut l'impulsion auraient eux-mêmes besoin d'être à
chaque instant renseignés sur ce qu'ils ignorent. De quel beau zèle vou-
driez-vous qu'un directeur fût animé et quelle autorité conservera-t-il
dans son théâtre quand tout le monde se raconte autour de lui que le mi-
nistre a déjà in petto pourvu à son remplacement? Sans être un de ces
phénomènes dont le souvenir se transmet, la troupe de M. Haîanzier
avait ses qualités. Ensemble, tenue, discipline, émulation des jeunes
sous le regard des vieux diplômés du Conservatoire et de la tradition,
vous trouviez là à certaines heures je ne sais quel bon ordinaire qui
vous réjouissait le cœur, surtout au retour de ces saisons de Londres oii
toutes les étoiles du firmament européen s'emmêlent dans la contredanse,
où le même opéra vous montre la Patti, Faure et Nicolini jouant et chan-
tant en virtuoses voyageurs qui ne se sont pas seulement concertés un
quart d'heure et qui se moquent du public. Cette troupe s'est aujourd'hui
modifiée, et des mois s'écouleront avant qu'on ait reconstitué quelque
chose d équivalent à ce qui n'était déjà point la perfection. Les ministres
qui savent ce qu'ils font sont les seuls que les responsabilités n'effraient
pas, les autres nomment des commissions, command-nt des rapports,
et pour avoir des cbrtés sur une question s'adressent au principal inté-
ressé. Un moment la régie fut mise en avant; de toutes les inventions
c'était bien la plus malencontreuse: n'importe, en dépit des expériences
pitoyabK s faites sous l'empire, en dépit des protestations de tout un
monde d'artistes et d'esprits informés, cette billevesée eut les honneurs
d'une interminable discussion. Tout ce bruit, toute cette aventure en
vue de créer une sorte d'intendance des théâtre=! subvemionnés par
l'état, comme si ce qui se passe dans les petites capitales d'Allemagne où
l'art dramatique n'a qu'une vie stagnante et coûte si peu aux gouver-
nemens pouvait jamais exister dans nos théâtres, où la concurrence
la plus active et la plus âpre est forcément en jeu et dont les budgets
se chiffrent par des centaines de mille francs.
Les projets de régie écartés, on se dit : Tuons le mandarin, nommons
un nouveau directeur, rien de mieux. Seulement ce qui aurait dû être
l'affaire de quelques jours devint la question d'Orient; plus de trois
mois durant ce débat occupa la ville; on se demandait au lever : Avons-
nous un directeur? Le ministre en avait un, mais il ne voulait pas qu'on
le sût, c'était, comme dirait Pascal, sa pensée de derrière la tète. Et pen-
dant que cette pensée couvait, la désorganisation se mettait partout. Rude
besogne que celle qui va s'imposer à la nouvelle administration, car s'il
est déjà assez malaisé de recoudre ce qui est bien coupé, quelle industrie
ne faudra-t-il donc pas pour recoudre ce quif ut mal et très mal coupé!
En ce sens là, le cadeau de M. Jules Ferry à M. Vaucorbeil paraît moins
enviable. Les beaux jours de l'exposition sont passés, le fameux escalier
REVUE MUSICALE. hhO
commence à s'user et le répertoire devient caduc à ce point que des
miracles d'exécution suffiraient à peine pour lui communiquer un certain
renouveau. En outre, on peut s'attendre à voir le public t^e montrer plus
exigeant qu'il ne l'était à l'égard de M. Halanzier, à qui ses services
rendus et ses hautes qualités administratives garantissaient certaines
immunités. Loin de nous l'idée de décourager personne, nous voudrions
au contraire prémunir qui de droit contre les éventualités d'une situation
pleine de mirages; jamais en effet les circonstances ne furent plus
difficiles, et c'est bien le cas pour le dir 'Cteur sortant de répéter à son
successeur It; mot de Louis XVIII au comte d'Artois: «Je meurs sur mou
trône, tâchez d'en faire autant. »
Eu attendant, les programmes vont leur train comme d'habitude et
ce ne sont pas les belles promesses qui manquent : l'année prochaine,
l'opéra de M. Gounod, en 1881 la Françoise de Rimini de M. Thomas,
en 1882, VHtrodiadeàQ M. Massenet, puisle^urdde M. Reyer, la Nuit
de Clcopâtrc de M. Victor Massé, et la reprise d'Armide aux calendes
grecques. On commence même à nommer déjà les interprètes: ainsi
pour le Tribut de Zamora, vous; aurez M"* Heilbron et M. Maurel, pour
Françoise de Rimini, M""* Nilsson et M. Gayarré, jeune ténor castillan qui
se forme à notre langue en chantant l'italien sur toutes les grandes
scènes é.ri.ngères; quant aux engagemens contractés en l'honneur
d'Hérodiade, il n'en est point encore question; d'ailleurs les opéras de
M. ? lassenet n'étant guère que des symphonies, un bon orchestre leur
doit suffire. Tout cela peut faire illusion à distance, mais ne nous dit
rien qui vaille au point de vue du répertoire. Quel service régulier
attendre par exemple de M"^ Heilbron ? Le bruit court que M. Gounod
la réclame: fort bien, mais un^ fois son caprice passé, quel profit notre
scène lyrique aura-t-el!e à tirer de cette voix et de ce style de fantai-
sie, de ce talent de jolie feuime non moins agréable qu'antimusical?
Autant il en faut présumer de M'"* Nilsson et de M. Gayarré, person-
nalités cosmopolites également réfractaires à cet esprit de suite et
d'émulation, à ce goût du travail en commun qui sont la marque distinc-
tive de notre tradition française. Souvenons-nous de l'apparition de
Christine Nilsson sur le théâtre de l'Opéra et du peu de place qu'elle y
tint en dehors du rôle d'Ophélie, son unique création. Qu'ede ait de-
puis remporté d'autres succès et chanté à l'é' ranger tous les réper-
toires, j'y consens, mais cela se passait en Angleterre, en Russie et en
Amérique, et nous, Parisiens de Paris, n'en avons jamais rien su, car
pour ce qu'elle fut dans Ahce de Robert, le diable, mieux vaut assuré-
ment n'en point parler. C'est à croire aujourd'hui qu'on nous prépare
la même aventure. Ne s'agit-il pas cette fois encore d'une partition de
M. Thomas, le compositeur ordinaire de l'aimable Suédoise? Qu'on engage
M'"^ Nilsson, à merveille, mais sachons bien d'avance où elle en est de
TOME XXXV — 1879, -29
A5Qï REVUE DES DEUX MONDES.
sa voix, de son talent, de sa santé et ce qu'elle veut et peut faire pour
nous. Peut-elle chanter Valeatine, dona Anna, Rachel, V Africaine y
prendre sa part de ce pénible travail quotidien auquel depuis six ans.
la Krauss a tenu tête avec tant de bravoure? Qu'elle vienne, et nous
applaudirons à sou retour; mais s'il faut qu'elle soit derechef la can-
tatrice d'un seul rôle, s'il nous faut à perpétuité l'entendre chanter les:
Nilsson et rien que les Nilsson : Dî, talem averiite cas u77î, qu'on nous
épargne cet ennui de voir l'auteur d' HamleL iriser à neuf pour Françoise
de Rimini la perruque blonde d'Ophélie.
Soyons sérieux et ne commençons point par nous perdre dans les
chinoiseries. « Faire de l'art » est un mot que M. Vaucorbeil prononce
volontiers; comment y réussir sans compromettre les intérêts financiers
de la situation? comment marier le Grand Turc avec la république de
Venise? Question difficile et que les bonnes intentions ne suffisent point
à résoudre. Nous l'avons dit mainte fois, le monument de M. Garnier sera
La ruine de notre Académie lyrique. Il ne s'agit plus désormais simple-
ment d'ouvrir les portes, et de promener son monde par les escaliers,
les corridors et les foyers, le public réclame autre chose et, sa première
curiosité désormais satisfaite, il prétend comme le corbeau de la fable
que le ramage réponde au plumage.
Équilibrer les proportions, faire que la bonne harmonie s'établisse
partout, et qu'entre le contenant et le contenu il n'y ait pas dissonance :
quand M. Perrin refusait naguère de se charger de l'Opéra à moins
d'une augmentation de quatre cent mille francs dans la subvention, il
comprenait cette nécessité de premier ordre. A l'heure qu'il est, on peut
en prendre soi parti, la chambre ne votera pas un centime, non par
indifférence oj mauvais vouloir, mais parce que personne n'est là pour
la coavaincre ;: ce ne sont pas nos députés qui sont des indifférens, ce
sont nos ministres des beaux-arts qui ne savent pas les persuader. Les.
députés ont un sentiment vague des avantages que la république aurait
à tirer de riches dotations accordées au département des beaux-arts,
l'exemple d'Athènes et de Florence sourirait même à quelques-uns;
mais la confiance leur manque dans les hommes qui sont au pouvoir et
qu'ils connaissent pour les avoir faits; ils savent que M. Ferry n'est là
qu'en vue de l'article 7, et que M. Turquet, n'ayant jamais compté que
comme appoint de la majorité, représente aujourd'hui au ministère des
beaux-arts le personnage que le maréchal Vaillant y faisait sons l'em-
pire, avec cette différence que le maréchal avait à son côté M. Doucet,
pour le sauvegarder contre son inexpérience, et que M. Turquet opère
lui-même.
Croit-on que la chambre ignore ce qui se passe, et que la manière
dont on use des subventions qu'elle accorde à la musique doive beau-
coup lencourager à des largesses nouvelles? Quel sens donner par
KEYUE MUSICALE. Zi51
exemple à rextraordinaire indulgence qme l'adnîinistration supérieure
ne se lasse pas de témoigner à M. Carvalho? Voilà, certes, un direc-
teur q-ui n'a qu'à se louer du gouvernement de la république. Lais-
sons de côté ces réparations de la salle, qui n'en finissent pas, cette
clôture arbitrairement prolongée au préjudice d'une foule d'intérêts
respeclables, petits employés dont les appointemens sont suspendus,
commerçans des alentours que le mouvement de reflux d'un grand
tlîéâtre fait subsister, et qui chôment dès que le gaz s'éteint sur la
place et que les portes ne s'ouvrent plus, — négligeons ce désastreux
entr'acte contre lequel assez de clameurs s'élèvent de toutes parts, et
ne nous occupons que de ce qui concerne en temps ordinaire l'écono-
mie de l'établissement. L'Opéra-Comique a comm.e les autres théâtres
subventionnés son cahier des charges où, si je ne me trompe, se trouve
un paragraphe portant que les traductions seront exclues du répertoire
ou que du moins on ne les y admettra qu'avec une certaine réserve. Et
ce théâtre spéciale. nent national, ce théâtre doté, privilégié outre mesure
au bénéfice de nos jeunes compositeurs, M. et M'"* Carvalho sont en
train de le reconstituer sur le modèle de l'ancien Théâtre-Lyrique; il a
fermé ses portes avec la Flûte enchanièe et compte bien, sitôt après les
avoir rouvertes, monter les Noces de Figaro, et le ministre se tait, laisse
faire, et s'il plaît demain à M-"" Carvalho de chanter Zerline, on affi-
chera Don Juan sans en demander la permission ; puis on reprendra le
FreischïUz et Oberon avec M. Talazac et ainsi de suite jusqu'à ce que
l'anarchie et la désorganisation soient complètes.
Mais revenons à l'Opéra et rendons-nous bien compte de l'état des
choses. Comme accroissement de ressources financières, on aura le droit
d'augmenter le prix des abonnemens, rien au-delà, et les.bénéfices éven-
tuels résultant de ce dîoit, nous voyons déjà que, par un acte de pre-
mier mouvement, plus généreux peut-être que réfléchi, le nouveau direc-
teur vient de les aliéner d'avance en faveur des petits appointemens.
Faire de l'art et ne songer à soi qu'après avoir pourvu aux grands inté-
rêts de la maison, cela part d'un esprit et d'un cœur excellens, reste à
exécuter le programme, et c'est ici que nécessairement l'administrateur
devra se montrer. On évitera, nous le savons, de pencher du côté où les
autres ont versé, on donnera moins aux pompes décoratives et davan-
tage à l'appareil musical. Il y a du bon dans ce système, tâchons
cependant de ne pas perdre de vue que le spectacle est une des con-
ditions organiques de notre Académie lyrique et que si, les cortè;,'es,les
triomphes et les fantasmagories coûtent fort cher, le public n'admettra
jamais qu'on les supprime. 11 faut être ce qu'on est et pouvoir l'être;
T'Opéra, sans les magnificences de sa mise en scène, cesserait d'être
l'Opéra. Et pourtant, comment sortir de gêne et résoudre le pro-
blème?
452 REVDE DES DEUX MONDES.
Car il n'y a pas à dire, parler de cent cinquante et de deux cent mil e
francs chaque fois qu'on monte un nouvel ouvrage n'est plus aujour-
d'hui chose possible. On économisera sur quelques pièces d'étoffe, on
rognera sur les accessoires; si par hasard il arrive que M. Gounod
exige de vrais chameaux pour le Tribut de Zamora, on suppliera l'au-
teur de Faust et de Roméo et Juliette de se contenter des chameaux de
la Caravane du Caire en lui objectant que les chevaux attelés au char
de Sévère, tout en étant des chevaux de chair et d'os, de vrais cour-
siers, n'en ont pas mieux fait les affaires de son Polyeucte. Vous verrez
que c'est encore la musique qui devra payer les frais de la comédie.
A tout prendre, le mal ne serait point trop déplorable, s'il n'y avait de
compromis que le système; pour deux ou trois étoiles de moins, le
firmament ne tomberait pas. Agissons donc selon nos moyens : une
bonne troupe d'ensemble, jeune et homogène, tirée autant que pos-
sible du Conservatoire, une troupe capable à la fois de jouer le réper-
toire et de créer les opéras nouveaux, et, ce principe admis, que per-
sonne, sous aucun prétexte, n'y déroge; plus de virtuoses, des chanteurs
actifs, convaincus, liés à nous pour trois et six ans, et mettons hors
concours une fois pour toutes, — fussent-ils membres de l'Institut et
membres de vingt commissions, — les musiciens qui ne se coniente-
raient pas de notre régime, lequel suflisant à Mozart, à Rossini, à
Meyerbeer, devra également suffire à M. Thomas et à M. Gounod, sinon,
non! Ce que pourrait être le Conservatoire sous une impulsion intel-
ligente et déterminée, on ne le saura probablement jamais, tant que
cette institution sera considérée comme une espèce de canonicat de
Saint-Denis réservé aux vieux compositeurs à bout de souffle. Le Con-
servatoire, mal. gouverné comme il l'est, donne encore par intervalle
certains résultats. Gailhard et Lassalle, de l'Opéra, M"'' Vauchelet, M. Ta-
lazac, de TOpéra-Comique, sortent de là, et c'esi là qu'il faut se recru-
ter, en ayant soin d'y saisir en quelque sorte les taleus à leur éclosion
et sans leur laisser le temps de s'envoler vers la province ou la Bel-
gique, qui nous les gâtent, ainsi qu'il est arrivé pour les deux jeunes
femmes qu'on vient de faire débater dans les Huguenots, M"' Hamann,
voix de blonde flexible et légère, mais où le sentiment brille par son
absence, et M"^ Lesliuo, une Valentine à ouirance, dont le goût est déjà
faussé, un tempérament dramatique surmenJ et qui manque tous ses
effets par excès de zèle. Ce rôle d'instituteur d'une jeune troupe siérait
admirablement aux apiiiudes de M, Vaucorbeil; je le vois enseignant,
formant tout ce monde, l'ayant bien dans la main, lui insufflant l'esprit
de tradition, le goût du style. Schumann parle d'une cassette où Beetho-
ven enfermait ses génies et dont avant de mourir il aurait jeté la clé
d'or dans le Danube : rêverie holfmanesque sans uioraliLé pratique; les
maîtres n'enferment point leurs idées, tout au contraire, ils leur
REVUE MUSICALE. 453
ouvrent l'espace et le ciel pour qu'elles aillent ensuite s'abattre dans la
tête de leurs disciples :
Comme de gais oiseaux qu'un coup de vent rassemble,
Et qui pour vingt amours n'ont qu'un arbuste en fleurs.
En fait d'iuformation musicale, M. Vaucorbeil n'a peut-être pas son
égal; comme répertoire vivant et bibliothèque ambulante, il vaut
M. Gounod; avec cela, toujours prêt à se donner, à se répandre : actif,
expert, plein de ressources, il a le chant et la parole. Comment résister
au double attrait?
Ses ennemis lui reprochent d'être un charmeur; ce qu'il y a de cer-
tain, c'est qu'il sait vaincre, il ne lui reste plus maintenant qu'à nous
prouver qu'il sait profiter de la victoire et nous en faire profiter. Ayons
patience, tout ce fonds d'artiste et de musicien expérimental trouvera
son emploi tôt ou tard et dans les concerts historiques qu'on nous annonce
pour cet hiver et dans l'économie du répertoire. Les chefs-d'œuvre
servant au roulement semainier sont éreintés et fourbus; à ce métier
qu'on leur inflige depuis vingt ans, les coursiers de l'Olympe finiraient
eux-mêmes par devenir des rosses. Il faut absolument les dételer, les
mettre au vert, puis les reprendre et les harnacher avec autant de soin
que s'il s'agissait de les envoyer à leur premier combat. J'avoue que je
compte ici beaucoup sur M. Vaucorbeil, et tenez, cette reprise de la
Muette, qui remonte pourtant à l'ancienne administration, nous le
mo it;e déjà dans son élément. La scène de la révolte au troisième acte
est admirablement réglée dans ses oppositions et ses nuances; \e pia-
nissimo do la prière intervenant entre les deux fortissimo du début et
de la fin produit un effet surprenant et j'en veux louer M. Vaucorbeil
tout à mon aise, certain qu'il va maintenant procéder avec le même
zèle à la resiauration de nos chefs-d'œuvre et les reprendre morceau
par morceau, comme des mosaïques effritées qu'on reconstitue pierre
à pierre. Les gens qui ne sont jamais contens reprochent à ces anti-
thèses de bruit et de silence, de lumière et d'ombre, de n'être plus
qu'un jeu rebattu, qu'un de ces contrastes dont on abuse dans les con-
certs du Conservatoiie. « Vous donnez tout à l'effet musical, disent-
ils, et j'oublie en vous écoutant que je suis au théâtre. » Critique d'ail-
leurs assez spécieuse et qui rigoureusement appliquée finirait par nous
brouiller même avec Rembr.mdt. L'ensemble choral est excellent, je le
répète et plût à Dieu que le total de la représentation ne suscitât point
d'autre querelle. Malheureusement du côté des chanteurs se trahit la
plus regrettable insuffisance, et là dessus mieux vaudrait se taire, le pire
c'est que la musique d'Auber doive porter la peine d'une pareille exé-
cution. Qu'est devenu Tair du sommeil? où retrouver ce cri sublime des
âM REVUE DES DEUX MONDES.
iNoircrit, des Duprez? u Que la pitié vous arrête!» Et cette Fenella,
comme elle s'ignore elle-même, la pauvre enfant! comme elle vous a
l'air de ne rien entendre de cette émotion continue qui s'exhale de l'or-
chestre et ne cesse de l'envelopper ! Hélas ! est-elle donc sourde aussi
votre muette? Les coups frappés à tour de bras ressortent seuls ; tout le
reste, motifs, coloration, pathétique, est non avenu, les abeilles se sont
icnvolées et le chef-d'œuvre disparaît dans la bagarre.
Rendons pourtant cette justice à M. Vaucorbeil de reporter à son
influence le peu de bien qui mérite d'être sigûalé, car si les mouvemens
sont rétablis, si les chœurs marchent d'aplomb, si nous sentons partout la
justesse dans l'attaque et le fini dans la nuance, c'est que l'œil du maître
a passé sa revue. Je devine l'objection et vais au devant; on dira : « Ces
qualités mêmes dont vous nous parlez impliquent un.e sorte de critique ;
un pareil homme n'est pas un directeur de l'Opéra, c'est un chef du
chant. » Et quand cela serait, où serait le mal? Chacun n'a-t-il point une
spécialité quelconque en dehors des fonctions qu'il exerce? Diriger l'O-
péra est un métier très complexe, une chimie où bien des élémens se
combinent, et je ne comprendrais pas qu'un peu ou même que beaucoup
de savoir musical y puisse être un si grand obstacle. On reprochait à
M.. Halanzier de se mêler de tout, d'être à la fois sur son navire com-
mandant et maître calfat; à M. Perrin d'être toujours en conférence
particulière avec son costumier. Ces quolibets ont-ils empêché M. Perrin
et M. Halanzier de mener à souliait les affaires de notre Académie
nationale? Eripérons qu'il en sera de même pour M. Vaucorbeil et que
cht;z lui le musicien de talent et le directeur parviendront à vivre côte
à côtïisans se nuire. Force est pourtant de reconnaîti'e que jamais encore
lies imusiciens de profession n'ont fait grande figure à la direction de
rOpéra. Lulli, qu'on se plaît à citer, est une exception comme Molière,
et ni l'un ni l'autre de ces deux fameux examples ne prouve qu'on doive
aéccssairement avoir écrit Alijs ou le Tartufe pour bien gouverner
une troupe de chanteurs ou de comédiens. Laissons donc reposer la
vieille histoire et contentons-nous d'interroger le passé contemporain.
Habeneck compte pour un musicien des plus expérimentés, je suppose.
Quelle fut sa valeur comme directeur de l'Opéra et quelle trace a-t-il
laissée de son passage? On peut connaître à fond la question d'art sans
être soi-même un artiste, et pour mettre à la scène des opéras ou des
tragédies, nul besoin n'est d'en savoir composer. Sarette, qui fut un
admirable organisateur du Conservatoire, n'écrivait ni des messes n^
des symphonies, et, jusqu'à ce que le contrante me soit démontré, je
.persisterai dans celte conviction qu'un laïque aurait seul aujourd'hui
qualité pour reconstituer notre grande École lyrique.
Il n'en sera pas muins curieux de voir M. Vaucorbeil à la besogne;
ce spectacle d'un musicien dirigeant a de quoi piquer l'intérêt des
REVUE MUSICALE. 455
amateurs. 11 doit y avoir plimsd'im^ type: dans la manière' d'administrer le
théâtre de l'Opérai, et c'est en somme quelque chose de beaucoup,
plus divers que ne se l'imaginent les gens qui ne sont jamais sortis de
Paris. Voici tantôt quarante ans que nous vivons sous le même régime r
d'énormes ouvrages in-folio à ressorts archi-eompliqués, où l'accessoire
surabonde et d mt la mise en scène laborieuse et somptueuse coûte de
longs mois et des sommes folles, quatre ou cinq chefs-d'œuvre invaria-
blement affichés à tour de rôle, et çî et là quelque maigre ballet pour
les abonnés : c'est le système, ou si vous aimez mieux, la formule dui
docteur VéroQ, qui, depuis un demi-siècle environ, se continue et que;
tous les directeurs ont pratiquée, qu'ils se soient nommés ou se nom-
ment Duponchel, Roqueplan, Léon Pillet, Crosnier, Royer, Perrin
ou Halanzier. A Vienns et à Berlin, les choses se passent autrement;
rien de ces impedimenta, de cet éternel solennel qui nous encombre;
on n'y met ni tant de façons, ni tant d'argent. Les opéras nouveaux: se'
montent en quelques semaines; des reprises, il n'y en a jamais, pour
ainsi dire, tous les répertoires étant à Tordre du jour, l'ancien comme
le moderne, l'italien, le français, comme l'allemand, le classique comme
le romantique et le néo-romantique; Gluck, Mozart, Beetlioven, Rossiui,.
Weber, Halévy, Meyerbeer, Hérold, Méhul, Auber, Bellini, Richard
Wagner, Clierubini : c'est la foire aux idées, et tandis qu'à Paris
nous piétinons surplace, deux ans d'une pareille école vous forment un
homme à la musique. Et avec cela des ballets, de vrais ballets, où le
drame et la choré^Taphie s'entremêlent pour la satisfaction du grand!
public, et qui ne sont pas, comme chez nous, de simples intermèdes,
n'ayant d'autre objet que celui de complaire à quelques abonnés ou
d'occuper la muse errante des symphonistes sans emploi.
Je ne sais, mais je me figure que M. Vaucorbeil trouverait sa raison
d'être à l'Opéra dans l'application d'un tel régime : à lui de montrer que
c'est vraiment un avantage pour nous d'avoir un musicien à la tête de
notre première scène lyrique; le public veut du changement, car s'il ne
s'agissait que de retourner à l'ancien jeu, pourquoi tout ce remue-mé-
nage ? a Faire de l'art, » c'est vite dit ; commençons par faire une troupe
et soyons modeste assez surtout pour ne pas publier à son de trompe
celle que nous avenus et qui ne saurait valoir qu'à titre provisoire; ne
comptons pas sur les annonces de ce genre pour rassurer le public
dont une période de transition trop prolongée irrite les nerfs. C'est
déjà un tort d'avoir devancé l'heure de l'entrée en fonctions. 11 fallait
permettre à M. Halanzier d'achever son temps et n'arriver au combat
qu'en novembre, mais alors bien accompagné de fraîches recrues et
sans fausses manœuvres. Le public n'a point ces trésors d'indulgence
qu'on lui suppose bénévolement. Quand vous nous dites : Ceci ou cela
n3 cOiiipte pas, attendez que ma gestion commence, nous vous répon-
456 REVUE DES DEUX MONDES.
dons : Pourquoi vous-même n'avoir pas attendu et lever ainsi le rideau
sur un prologue? Au théâtre, il n'y a rien d'indifférent, et prêcher le
contraire serait prendre au sérieux cette plaisanterie de Dugazon tra-
çant avec de la craie un rond sur la poitrine de son gros camarade et
lui disant avant de le viser que toute balle qui l'atteindrait en dehors
du cercle ne compterait pas, L'Opéra n'est pas simplement une affaire
de luxe, il est dans la constitution de la vie parisienne et dans le mou-
vement de gravitation qui s'opère autour de nous un objet de première
nécessité : raison de plus pour regretter que M. Jules Ferry n'ait pas
compris l'iniportance de la question. Faire grande chère avec peu d'ar-
gent est un précepte d'Harpagon qui ne s'applique point à notre Aca-
démie nationale de musique. Cette augmentation de quatre cent mille
francs, devenue indispensable au fonctionnement régulier dans la nou-
velle salle, et qu'on ne se sent point capable d'obtenir, la chambre
n'attend peut-être pour l'accorder que de se trouver en présence d'un
ministre des beaux-arts informé et compétent; autrement, il ne nous
resterait qu'à nous arranger tant bien que mal d'un Opéra au rabais et
qu'à se laisser aller tout doucement sur cette pente de la décadence
que M. Renan nous indique du doigt dans son aristophanesque lifaci-
mento de la Tempête de Shakspeare.
D'après un bruit qui se répand et qui, nous l'espérons bien, sera
démenti , on formerait le projet de représenter prochainement le
Lohengrin de M. Richard Wagner. M*"" Nilsson, en ce moment dans nos
murs, rentrerait par le rôle d'Eisa, qui lui a valu des succès à l'étran-
ger, et ce serait pour la nouvelle administration une manière d'affirmer
son existence. Le public commence à trouver en effet que voilà déjà
trop de proléc;omènes, et sa patience n'irait point jusqu'à souffrir qu'on
prolongeât davantage l'ère des tâtonnemens et des débuts à l'essai.
Une scène telle que l'Opéra exige plus d'égards, et le monument de
M. Charles Garnier ne saurait êire une sorte de colombier banal à
l'usage des pigeons voyageurs en quête d'un perchoir pour la nuit.
Que penser en outre de ces querelles d'intérieur dont on nous entre-
tient à satiété, comme si, l'intérêt n'étant plus à ce qui se passe sur le
théâtre, il fallait absolument jeter en pâture à la curiosité les moindres
incitions domestiques? Est-ce que si les beaux-arts étaient administrés,,
le monde aurait à s'occuper de ces controverses entre un directeur et
son baryton? Le malheur veut que l'autorité ne soit nulle part, ou que,
si elle existe, elle se dérobe. Pour revenir à cette mise à la scène de
Lohengrin, il ne nous semble pas qu'une idée pareille doive être prise
au sérieux. Que le poème soit grotesque et courût risque d'obtenir dès
l'introduction un succès de fou rire, il n'y aurait point encore là peut-
être de quoi trop se décourager, car la musique a par instans des
morceaux d'un ordre supérieur qui, l'exécution aidant, réussiraient
REVUE MUSICALE. ^57
à conjurer une catastrophe; mais, dès qu'on parle de transporter
Lohengrin sur notre première scène, la question se déplace. Il ne s'agit
plus alors ni d'une pièce inepte, ni d'une partition plus ou moins
sillonnée d'éclairs dans sa nuit, nous nous trouvons en présence
de la personne même de l'auteur. Quelle que soit la tolérance qu'on
professe en matière d'esprit national , — cette tolérance dût-elle aller
jusqu'au scepticisme, — il y a cependant des outrages qui ne s'oublient
pas.
Voici tantôt quinze ans que M. Richard Wagner use son encre à libeller
des infamies contre la France. Il semble que, pour sa haine acharnée
et venimeuse, chaque heure passée sans nous insulter soit une heure
perdue; pas une de nos gloires musicales ou littéraires qu'il n'ait vili-
pendée, nos anciens maîtres comme les modernes ; il a des expectora-
tions de cricheteur pour tout le monde, et c'est à l'œuvre d'un pareil
homme qu'on oserdit faire les honneurs de l'Opéra, c'est à son profit
■qu'on emploierait l'argent de la France! Sommes-nous donc si pauvres?
n'avons-nous parmi nous personne à qui nous adresser, et quand cela
serait, faudrait-il, parmi tant d'étrangers, s'adresser à celui qui nous
hait et le choisir de préférence à tel autre qui nous aime et qui de plus,
— Verdi, par exemple, — a du génie? Eh quoi! vous avez sous la main
des musiciens qui n'attendent que votre bon plaisir, et vous les écar-
teriez pour ouvrir la porte à cet intrus, et Lohengrin mènerait sa fête
dans le temple, tandis qu'au dehors le Sigurd de M. Reyer coniinuerait
à battre la semelle sur l'asphalte et qu'on distribuerait à nos sympho-
nistes des scinarios de ballet pour leur faire prendre patience, et,
comme on dit, pour tromper leur faim? Sans appeler la proscription
sur les œuvres d'un maître, il doit être pourtant permis de protester
d'avance contre une entreprise dont le moindre inconvénient serait
de détourner notre premier the'âtre de sa voie nationale. Les gens
que cet art réjouit n'ont qu'à se rendre aux concerts Pasdeloup; là,
règne et gouverne un chef d'orchestre convaincu, qui, plutôt que de
pactiser avec les récalcitrans, commence par leur passer son archet à
travers le ventre, sauf à les achever ensuite au moyen d'une seconde
décharge de la même artillerie. Mais jamais on ne nous fera croire
qu'un directeur de l'Opéra se puisse imaginer que la chambre lui vote
une subvention de huit cent mille francs à cette fin de procurer des
satisfactions d'amour-propre au pire de nos ennemis.
Il n'est question depuis quelque temps que de fL)nder un opéra popu-
laire. L'heure en effet serait des mieux choisies pour rendre accessible
aux classes laborieuses un spectacle jusqu'à présent réservé aux seuls
privilégiés. Les sociétés orphéoniques, les concerts Colonne, Danbé,
Pasdeloup, ont commencé l'éducation, le théâtre la complétera, et voyez
€e que peut l'initiative individuelle, fût-ce la plus bornée en ses moyens.
,aSB REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant que les commissions délibèrent en permanence et que M. Tur-
quet commande des rapports à tous les passans, ume troupe quelconque
s'installe au iChâteau-d'Eau sous la direction improvisée d'un ancien
ténor de l'Opéra-Comique; point de fracas, pas une annonce; qui d'ail-
leurs afficherait-on en vedette pour l'attraction? Nous n'avons ni Lam-
bert, ni Molière, notre Mlsson s'appelle M"^ Séveste,<et notre Frezzolini
a nom Alice Lutscher, pour ténors nous avons notre imprésario, M. Le-
roy, et M. iMichot, un vieux de la vieille. Rien de plus modeste que
cette troupe de voyage, mais aussi rien de mieux en train et de plus
digne'd'intérêt. Ces braves gens ne demandent qu'à prouver leur zèle,
et le public met à les récompenser une volonté toute réjouissante. Ils
nous ont donné d'abord le Barbier de Rossini, très convenablement exé-
cuté; ensuite est vinue Martha, puis Lucie de Lan:mermoor ; en trois
étapes, les voili déjà qui touchent au grand re'pertoire, et leursuccès ne
fait que grandir, et chaque soir leur salle est pleine, et l'Opéra populaire
est trouvé; sans remuer ciel et terre, en ne s'aidant que de leur 'cou-
rage, ils ont résolu le problème. Pendant que les fortes têtes du gouver-
nement discutaient sur le mouvement, ils ont marché. Maintenant
l'exemple est donné, et quand on parlera de privilèges et de subven-
tions à distribuer, nous savons avec qui on devra compter. Le fera-t-on?
Hélas! comment s'y fier, et qu'est-ce q^e d'avoir mérité et fourni toutes
les garanties, si vous ne pouvez, comme L'Intimé des Plaideurs, crier
d'en bas à ceux qui sont en haut :
Monsieur, je suis bâtard ide votre apotihicairc!
Celui-ci ou celui-là, peu importe; ce qui est certain, c'est qu'il y
a quelque chose à faire. Il ne faut plus qu'en parlant des chefs-d'œuvre
de l'art dramatique musical on puisse dire : « C'est du caviar pour le
peuple. » En même temps que le bien-être des classes inférieures va
s'augmentant, leur éducation doit aussi progresser, et puisque, grâce aux
bouillons Duval, il y a de la soupe et du bœuf pour l'alimentation du
corps, je ne vois pas pourquoi, sous forme d'un opéra de Rossini, d'Âu-
ber, dHalévy, de Meyerbeer et de Weber, il n'y aurait pas du caviar
pour toutes les intelligences. Plus de ces représentations à prix réduits
qui ressemblent à des aumônes et sont des offenses à la dignité d'un
peuple libre, plus de ces spectacles gratis qui ne sont que des réminis-
cences du Panem el circenses, vieux restes de l'abrutissant césarisme.
Mais s'il est d'un bon exemple que chacun paie sa place, encore con-
vient-il que les prix du bureau soient abordables. Qui dit Opéra popu-
laire dit un théâtre où, pour une minime rétribution, tous les chefsr-
d'œuvre de nos deux principales scènes lyriques pourront être, à tour
4e rôle, incessamment passés en revue; et remarquez que nous parlons
REVUE MUSICALE. ii59
ici de la fleur du panier et non du rebut, et que jam ais l'idée ne nous
viendrait d'aller exhumer certaines momies du sein de leurs légi-
times catacombes; si l'on tient à ce' qu'il soit question d'Halévy, qu'on
prenne la Juive, l'Éclair ou Charles VI, m^ais Guidoet Ginevra! Quel skogur
lier goût! Dédoublez le Théâtre-Français, vous avez l'Odéon, qui joue
également Ite répertoire et forme des auteurs et des comédiens dont pro-
fite ensuite la maison mère. Pour qu'un Opéra populaire se constitue, il
faut ainsi qu-e des rapports mutuels s'établissent entre lui, l'Académie
nationa'e et FOpéra-CoT.ique. L'Académie nationale donne oui prête la
Muette, Robert le Diable, Guillaume Tell; TOpéra-Gomique donneou prête
la Dame blanche, Fra Diavolo, le Maçon, Zampa, le Pré~aux-Clercs^ et
l'Opéra populaire, en retour de ces riches cadeaux met à la disposition
des deux scènes suzeraines tous les succès, tous les produits de son ter-
roir. Le Faust de M. Gounod peut n'être point un grand chef-d'œuvre,
mais c'est incontestablement un grand succès que le Théâtre-Lyrique a
fait pousser et dont l'Acade'mie nationale rt^cneille depuis quinze ans les
bénéfices. Il en sera de même d'un Opéra populaire qui, n'en doutons pas,
une fois bien établi dans son domaine, saura payer à, qui de droit ses rede-
vances. Il se peut qu'à l'heure où j'écris, il n'y ait là qu'un rêve bon à
faire sourire de pitié les afjicionados de l' Assommoir et de la Petite Macle-'
moiselie, mais ce rêve, un peu plus tôt un peu plus tard, s'accomplira,
il s'accomplirait même tout de suite avec un peu de bonne volonté
de la part du gouvernement, et pas ne serait besoin d'aller chercher
l'organisateur. Le sujet qui nous occupe a fait l'étude d'un artiste
de talent et d'expérience. M. Obin, Tancien chanteur de l'Opéra que
tout le monde connaîti, ne s'est point contenlé de disserter sur ce
thème, il l'a creusé et développé jusqu'à en extraire tout un pro-
gramme des mieux pensés et des plus pratiques. Sa paraphrase rédi-
gée, ses conclusions déduites, ses comptes établis, il a communiqué
le document à ceux qui devaient naturellement s'y intéresser. Ehbi«aai,
que croirez-vous? Personne n'y a pris g?irde et quand le ministre vou-
dra donner un directeur subventionné à l'Opéra populaire, M. Obin ne
sera seulement pas consulté. Mais quelle administration des beaux-arts
avons-nous donc? Un artiste capable, informé s'il en fut, se présente,
offre ses services, on reconduit; bien plus, il s'agit de s'attacher un
maître dans la science de la mise en scène et de la déclamation lyri-
ques, on a sous la main un ancien pensionnaire du théâtre, l'héritier
immédiat de la grande tradition des Dérivis, des Nourrit et des Levas-
seur, professeur lui-même au Conservatoire, qui va-t-on prendre? Un
comédien du Théâtre-Français. Ce n'est certes pas nous qui voudrions
méconnaître l'esprit et les talens de M. Régnier; nous l'avons vu
naguère remplissant, rue Richelieu, des fonctions du même genre, mais
alors tout à fait appropriées à son aptitude. Ici, nous ne sommes plus
560 BEVUE DES DEUX MONDES.
dans la maison de Molière et la théorie devient autre. La langue que
parlent Gluck et Mozart, Rossini et Meyerbeer, n'a rien de commun
avec ia langue de Corneille, de Racine et de Victor Hugo. Un récitatif ne
se déclame pas comme une tirade, et M. Samson qui insufflait si
merveilleusement à Rachel les imprécations de Camille, le fameux
Samson lui-même y perdrait sa peine. A l'Opéra, la musique gouverne
tout; l'accord frappé commande le geste qui pour s'imposer à cette
salle immense, pour agir par-dessus l'orchestre et les chœurs et do-
miner tout ce formidable spectacle, doit avoir une amplitude, une
envergure dont la pratique des planches du Théâtre Français ne sau-
rait donner la moindre idée. Entre l'orchestre et le personnage
règne un continuel rapport de va-et-vient; l'orchestre, sous forme
de prélude et d'accompagnement, annonçant, commentant le person-
nage et celui-ci l'oreille tendue vers l'orchestre, ne perdant pas une
note du commentaire, y conformant ses inflexions de voix et sa mi-
mique, en un mot se l'assimilant. Et maintenant, je le demande,
est-ce sur les indications quelconques d'un librelto que vous réglerez
votre leçon de déclamation lyrique, et si vous n'êtes musicien quels
services pouvez-vous rendre ? Je sais tout ce que vaut M. Régnit-r comme
information littéraire et ne lui reproche que de ne pas être ou de ne
plus être à sa vraie place. Que dirait-il lui-même en voyant aujourd'hui
M. Perrin appeler au Théâtre-Français pour le charger de la direction
des études un baryton de l'Opéra, M. Obin par exemple^? The right
man in the right place : mettre en pratique ce proverbe semble la
chose la plus simple du monde, dans les autres pays peut-être, chez
nous point. Quant à l'Opéra populaire, on en pourra retarder et com-
promettre le succès, mais toutes les combinaisons maladroites ne l'em-
pêcheront pas de s'implanter, car il est dans l'esprit du temps : Sinite
parvulos ventre ad me, a dit quelqu'un dont la parole compte pour
quelque chose, et dans le mouvement d'instruction universelle qui
s'annonce, civiliser, évangéliser les masses au nom de Mozart, de Bee-
thoven, de Méhtil, de Rossini, d'Auber, de Boïeldieu et de Meyerbeer ne
serait point après tout une invention si chimérique.
F. DE Lagenevais.
CHKONIQUË DE LA QUINZAINE
14 septembre 1879.
Dans ce vide des vacances où tourbillonnent les incidens éphémères
et les manifestations factices, ce qu'il y aurait de mieux à faire, ce
serait de profiter de ces joui s de repos pour s'interroger sincèrement,
pour étudier le pays, pour se rendre compte des fautes qui ont déjà été
commises aussi bien que des fautes qu'on peut commettre encore et
qui pourraient être évitées. Ce qu'il y aurait surtout de sage et d'utile
pour le bien commun, ce serait de s'arrêter à cp premier phénomène de
notre situation morale et politique, à cette sorte de contradiction qui
éclate à tout propos et que les esprits irréfléchis peuvent seuls mécon-
naître.
Certainement la France est en possession aujourd'hui d'institutions
qui ont passé par toutes les épreuves, qui ne sont plus sérieusement
contestées, La république existe, elle a son organisation, ses pouvoirs,
ses représentations de toute sorte, qui suffisent à la marche régulière
des affaires nationales. Elle a pour elle aujourd'hui, comme hier, tout
ce qui peut légitimer un régime, le vote populaire, une certaine néces-
sité des choses, l'impossibilité de tous les autres régimes, et s'il y a
eu depuis quelques mois bon nombre de fautes commises à l'abri de
son nom, il est prouvé aussi qu'elle peut assurer la paix au pays. Le
calme du moment l'atteste. Tout le monde est absent. M. le président
de la république se repose bourgeoisement dans sa maison de IVlont-
sous-Vaudrey , au fond du Jura. M. le ministre de la guerre visite les
fortifications nouvelles de nos frontières. M. le ministre de la justice
et M. le ministre de l'intérieur voyagent sur le lac de Gôme et sont
salués, nous dit-on, du feu des coulevrines italiennes dérouillées en leur
honneur, M. le ministre des travaux publics est encore dans la Gironde.
C'est à peine s'il y a un jour ou l'autre à Paris quelques représentans
du gouvernement qui passent sans bruit, et malgré tout il n'y a nulle
part, d'un bout à l'autre de la France, un signe d'agitation sérieuse, à
Zi62 REVUE DES DEUX MONDES.
part quelques excentricités dont le retour des amnistiés a été l'occasion
et qui restent sans écho. Bref, la république en est venue à n'être
plus par elle-même, par son nom, par son principe, une incessante
menace. C'est un fait, c'est un des aspects de la situation. Et cepen-
dant, quelles que soient ces apparences favorables, qu'on ne s'y trompe
pas, il y a un autre fait qui n'est pas moins frappant, c'est que la
confiance est loin d'être entière et sans mélange. En dehors des satis-
faits de vocation, d'intérêt ou d'amour-propre, qui forment le troupeau
de tous les régimes, il y a la France, il y a tous ceux qui ne se paient
point de mots ou de banales illusions, qui, dans l'indépendance de
leur raison ou de leur instinct, gardent le souci persistant du lende-
main. Assurément, quoi qu'on en dise, ce n'est pas de l'hostilité; on
ne se méfie pas des intention^, on accepte le présent pour ce qu'il est,
avec la tranquillité qu'il assure. On sait que l'honnêteté est au premier
poste de l'état, que la bonne volonté et l'esprit de modération sont chez
les principaux membres du gouvernement, que, dans leur ensemble,
malgré des entraînemens ou des méprises toujours possibles, les chann-
bres elles-mêmes ne dépasseraient pas certaines limites. On le sait, on
le croit. Au premier incident qui éclate, le sentiment de Tmcertitude
n'est pas moins prompt à se réveiller. La confiance, peu,t-être prête à
naître, est tout à coup paralysée ou refoulée; avant de croire complète-
ment à l'avenir, à la durée, on hésite, on attend une expérience plus
prolongée et plus décisive. Voilà la contradiction faite pour donner à
réflécliir : elle ne s'explique nullement par le travail des propagandes
ennemies.
Le secret de cette contradiction des choses, de ces perplexités d'opi-
nion est bien simple, et il ne s'agit nullement ici de faire de vu'gaires
querelles à un gouvernement nouveau, dont le- rôle est assez, difficile.
Le secret des complications morales et politiques du moment, c'est qu'à
coté de cette république qui existe, qui est acceptée avec les garaar
lies dont elle est entourée, avec le caractère qui lui a été imprimé,, il
y a tout un travail pour la dénaturer par des passions et des excès de
parti, pour lui donner une autre figure, une autre signification, une
autre direction. Le secrftt des défiances inquiètes q,ui se manifestent
encore souvent, il est dans les confusions de majorité, dans les oscilla-
tions de conduite, dans l'hésitation à dégager et à affîriiier la politique
du régime nouveau, dans des concessions ou des complaisances qu'on
croit quelquefois nécessaires etqui ne font queprolonger une dangereuse
équivoque. Exemple : le conseil municipal d'une grande ville décide
qu'il faut célébrer une fête, nationale ou communale le 21 septembre
en commémoration, de la république de 1792. Il y a un mois, c'était le
10 août,, maintenant c'est le 21 septembre qu'il faut célébrer; M. le mi-
nistre de l'intérieur se borne à signifier que « le conseil a empiété sur
les pouvoirs publics », et que, de plus « le programme soulève une
REVUE. — CHRONIQUE. Û63
deuxième question qui relève du ministre de la guerre. » Eh bien! non
ce n'est là qu'une défaite inutile, il y a une autre raison. La république
d'aujourd'iiui n'a point d'anniversaire à célébrer le 21 septembre, elle
ne se rattache point à des événemens qui sont relégués dans l'histoire;
elle n'a rien de commun, ni avec la république de 1792, née sous
l'ombre sinistre des journées de septembre, ni avec l'explosioai san-
glante du 10 août. Elle est née de circonstances toutes nouvelles, dans
des conditions prcrpres à notre temps. Pourquoi donc M. le préfet du
Rhône se croit-il obligé de déclarer qu'il n'a « jamais protesté contre
la date choisie ? » Pourquoi M- le ministre de l'intérieur lui-même se
croit-il tenu de «remercier le conseil de Lyon de l'esprit qui l'a guidé? »
L'esprit qui l'a guidé, c'est de réhabiliter des souvenirs qui ont toujours
compromis la république en France, qui la rendraient éternellement
suspecte aux âmes libérales. Est-ce en faisant les bonneurs d'un com -
pliment au conseil municipal de Lyon sur le choix de ses anniversaires
républicains qu'on croit dissiper les doutes sur la vraie politique, sur
le caractère de la république nouvelle ?
Le conseil municipal de Paris, lui aussi, est républicain à la manière
du conseil municipal de Lyon. Gomme celui-ci, et guidé par le même
esprit, il aurait sûrement ses anniversaires à célébrer, ses fêtes civi-
ques à proposer; il chômerait dans les grands jours, le 21 septembre
comme le 10 août. Ces derniers mois, faute de mieux, il a mis son zèle
républicain à cette révolution des noms de rues qui a fini par prêter à
rire, qui a été quelque peu déconcertée par l'ironie universelle, et M. le
préfet de la Seine a cru devoir tout récemment raconter, consacrer
cette entreprise héroï-comique dans un morceau de littérature admi-
nistrative dont le dernier mot pourrait bien être : « Ah I ne me brouillez
pas avec... le conseil municipal ! »
M, le préfet de la Seine a sûrement fait ce qu'il a pu pour tempérer
cette manie de changement, pour mettre quelques bornes à cette
révision impatiente des étiquettes des rues, pour sauver au moins cer-
tains noms déjà condamnés. Il a fait des suppressions, des additions,
des concessions, des confusions 1 Malheureusement, si le rapport qu'il
a cru devoir publier est le témoignage de ses bonnes intentions, c'est
aussi une preuve nouvelie de ce qu'a toujours d'excessif ou de ridicule
cet envahissement de l'esprit de parti dans les choses les plus modestes
de la vie, dans une simple affaire de voirie. Qu'on eût tenu à effacer
certains noms d'une signification purement dynastique ou personnelle,
ce n'était pas bien nécessaire à la santé delà république, — cela se com-
prenait encore. Au delà, M. le préfet nous permettra de croire que pour
un administrateur il a fait une œuvre peu sérieuse, et que pour un
homme de goût, il n'est pas toujours bien inspiré. M. le préfet et son
conseil ne sont pas heureux, particulièrement quand ils touchent à des
noms littéraires. Ils exagèrent les uns, ils semblent ignorer ou ils omet-
àôh ' REVUE DES DEUX MONDES.
tent systématiquement les autres. Ils font des rapprocheraens qu'ils
croient spirituels et qui ne sont que baroques, comme ce rapproche-
ment de Saint-Simon et de Paul-Louis Courier. Ils biffent d'un trait de
plume, avec de gros mots, Fontanes, qui fut un lettré supérieur et que
M. Jules Ferry aurait dû défendre, ne fût-ce que pour faire honorer en
lui le premier grand maître de l'Université. M. le préfet de la Seine a
pu, il est vrai, sauver quelques noms, même celui de M. HausSmann
et aussi le nom de Cambacérès, et le nom de Bonaparte! C'est sa grande
victoire, — il ne l'a pas gagnée sans plaider avec bien de l'humilité les
circonstances atténuantes, et sans payer rançon d'un autre côté en déco-
rant une grande avenue de l'illustration « éminemment démocratique
et populaire » de Ledru-Roliin. M. le préfet de la Seine peut-il nous
dire en quoi M. Ledru-Rollin s'est illustré, quelle trace il a laissée dans
l'histoire sérieuse soit comme politique, soit même comme orateur?
— N'importe, M. Thiers est oublié; M. Ledru-Rollin est un fétiche du
culte! Il faut bien plaire au conseil municipal et le a remercier de
l'esprit qui l'a guidé. » Que dans ce conseil même bien des membres
se fussent passés de ce ridicule, c'est vraisemblable. Malheureusement
parmi ceux-ci les uns interviendraient inutilement, les autres crain-
draient de pa<^ser pour tièdes. Les modérés suivent les plus extrêmes,
M. le préfet de la Seine suit les modérés, et en définitive on va toujours
plus loin qu'on ne le voudrait. C'est l'inconvénient de ces confusions
que les partis hostiles exploitent, qui entretiennent l'incertitude, qui
conduisent l'opinion à se demander quelle est la république qui règne,
si c'est la république du conseil municipal de Paris, des énergumènes
qui fêtent le retour des amnistiés ou la république libérale, constitu-
tionnelle, dont le gouvernement est le premier gardien, dont il entend,
nous n'en doutons pas, sauvegarder la dignité et le caractère.
Ce n'est point précisément la paix qui manque aujourd'hui, pas plus
dans les autres contrées de l'Europe qu'en France. Du moins le conti-
nent n'est plus ébranlé comme dans les dernières années par les con-
flits sanglans et le bruit des armes venant de l'Orient.
Le monde cependant, sous ces apparences toutes pacifiques du mo-
ment, semble éprouver d'indéfinissables malaises qui, jusque dans cette
saison du repos, se manifestent de temps à autre par toute sorte d'in-
cidens énigmatiques et de signes bizarres. Les relations sont confon-
dues, les influences rivales si heurtent dans l'ombre ou dans le demi-
jour de rapports extérieurement réguliers. H y a tout un mouvement
dont le sens se dérobe, dont les suites sont encore plus inconnue?:. Les
plus grandes puissances sont sorties des dernières crises avec des avan-
tages sans doute, mais aussi avec des défiances plus ou moins avouées,
avec des intérêts gravement engagés, avec le sentiment de profonds
antagonismes, qui s'étendent jusqu'à l'extrême Orient, et les succès
qu'elles poursuivent, qu'elles ont cru atteindre, ne laissent pas d'être
REVUE. — CHRONIQUE. 465
exposés à de cruels retours. C'est ce qui arrive en ce moment même à
l'Angleterre. Lord Beaconsfield, avec sa confiance dans une fortune qui
ne lui a pas manqué, jusqu'ici triomphait, il n'y a que quelques semai-
nes, en montrant dans ses discours le traité de Berlin en pleine exécu-
tion, la paix de l'Orient assurée, la guerre de l'Afghanistan définitive-
ment terminée, la guerre des Zotdous près de finir, la politique de
l'Angleterre partout victorieuse. Le bulletin était brillant et sonnait
comme une fanfare. Voilà du moins une partie du bulletin qui n'est plus
vraie. La question de l'Afghanistan vient de se raviver dans le sang
des envoyés anglais massacrés à Caboul, dans le feu d'une insurrection,
qui remet en doute tout ce qu'on croyait avoir conquis, qui risque
aussi de faire renaître le problème de l'équilibre de l'Asie centrale.
On ne peut certes méconnaître que, par son esprit entreprenant, lord
Beaconsfield n'ait imprimé depuis quelques années une vigoureuse
impulsion à la politique extérieure de l'Angleterre. 11 a tenu à faire
seniir l'action de la Grande-Bretagne partout à la fois, dans l'extrême
Orient, en Afrique comme en Europe. Il a réussi ou il a paru réussir;
il réussira vraisemblablement encoie, puisqu'il a pour complices l'or-
gueil et les intérêts britanniques engagés dans toutes ces affaires. 11 n'est
pas moins vrai que, dans ces derniers temps, l'Angleterre a eu deux
graves mécomptes, qui ont un peu effacé l'éclat de la prise de possession
de Chypre et qui, jusqu'à un certain point, tiennent à cette politique
d'agitaiion, de coups de théâtre. Le premier de ces mécomptes a été
cette guerre avec les Zoulous, qui n'a pas eu seulement des incidens
douloureux, qui a été pénible pour la fierté anglaise en montrant une
armée de la reine tenue en échec par un petit roi barbare, chef de
bandes sauvages. La seconde et la plus sérieuse épreuve est ce qui arrive
aujourd'hui dans l'Afghanistan.
Le succès avait sans doute tout d'abord paru trancher la question et
justifier la politique ministérielle. L'Angleterre avait habilement et vic-
torieusement conduit celte difficile campagne, dont d'anciens vice-rois
des Indes, entre autres loid Lawrence, avaient signalé les dangers. Elle
avait conquis pour l'empire indien ce que lord Beaconsfield a appelé les
« frontières scientifiques, » et par le traité de Gandamak, prix de ses
victoires, elle pensait avoir assuré les résultats essentiels auxquels elle
tenait. Elle avait noué alliance avec un nouvel émir, Yucoub-Khan, qui
a succédé à l'ancien émir Shere-Ali, mort pendant la guerre. Récem-
ment enfin elle avait établi une mission considérable à Caboul, et l'en-
voyé qu'elle avait chargé de la représenter, le major sir Louis Cavagnari,
semblait fait pour la mission. Italien d'origine, fils d'un officier de
Napoléon et d'une mère irlandaise, naturalisé Anglais et élève aux
écoles militaires, le major Cavagnari était un de ces hommes comme
l'Angleterre en trouve souvent : soldat et diplomate à la fois, rompu aux
TOME XXXV, — 1870, 30
h66 REVUE DES DEUX MONDES.
; affaires asiatiques. Quoique jeune encore, il n'avait pas quarante ans,
il servait depuis longtemps aux Indes et il avait été souvent employé
aux missions les plus périlleuses, où il avait toujours montré autant de
finesse que d'imperturbable audace. Il avait joué un des rôles les plus
actifs dans la dernière guerre, et nul n'était mieux fait pour représenter
l'Angleterre après la victoire à Caboul. Malheureusement on n'avait
pas compté avec la faiblesse d'un prince nouveau, transformé en vassal
peut-être peu sûr, avec le fanatisme musulman irrité par la défaite,
avec le ressentiment de populations belliqueuses. Le major Cavagnari
n'était que depuis peu à Caboul, où il avait été reçu avec pompe, lorsque
des régimens afghans ont donné le signal d'une formid.ible insurrec-
tion contre lui, contre la légation dont il était lechet. 11 s'est vu assailli
dans sa demeure où, avec las hommes de sa mission, au nombre d'une
soixantaine, il a eu à soutenir un vrai siège. 11 paraît s'être défendu
avec un héroïsme désespéré, puisqu'il aurait tué plus de deux cents
soldats afghans. On n'a eu raison de lui qu'en mettant le feu à la léga-
tion, et dans une sortie furieuse il a péri avec tous les siens. IJ ne s'est
échappé que neuf cavaliers de la mission, qui étaient absens pour le
moment et qui n'ont plus reparu. A trente-sept ans de distance, c'est
le renouvellement d'une scène du même genre, de la tragédie du 2 no-
vembre 1841, où un antre envoyé anglais, sir Alexander Burnes, péris-
sait également massacré, et ces événemens donnent tristement raison à
ceux qui n'ont cessé de blâmer et l'expédition et l'idée d'entretenir une
mission permanente à Caboul. Aujourd'hui le mal est fait, et l'Angle-
terre n'a plus même le choix des résolutions.
Évidemment la première pensée devait être de réparer au plus vite
ce sanglant échec, de revenir sur Caboul, pour aller chercher une ven-
geance exemplaire de l'attentat commis contre le major Cavagnari et le
nom britannique. Déjà les généraux anglais se sont remis en mouve-
ment, des troupes nouvelles vont les rejoindre. Par le fait, c'est une
campagne à recommencer : elle ne sera peut-être pas très aisée, d'au-
tant plus qu'on ne sait ni ce qu'est devenu l'émir Yacoub-Khan, dont le
rôle est assez diflicile à démêler, ni quelle force réelle représentent
les régimens afghans insurgés, ni quelle extension a prise ou prendra
l'insurrection. D'un autre côté, Tarmée anglaise, fort éprouvée par la
dernière guerre, paraît insuffisamment munie pour une marche longue
et laborieuse dans ces contrées. Embarras et résistances, l'Angleterre
surmontera tout sans doute, elle ira dicter ses lois à Caboul; mais c'est
ici que les vraies difTicultés commencent. Va-t-on parler encore de cette
merveille des « frontières scientifiques? » Maintiondra-t-on purement
et simplement le traitij de Candamak, prix de la dernière guerre? Sou-
tiendra-t-on tunt bien que mal contre les compétitions et les insurrec-
tions un émir devenu plus que jamais un impuissant vassal? L'Angle-
lerrQ dans ce cas reste livrée à toutes les incertitudes, clic risque d'avoir
REVUE. — CHRONIQUE. fi 67
toutes les charges de l'occiipation de vive force sans en avoir les avan-
tages. Ira-t-elle jusqu'à l'annexion complète et avouée de l'Afghanistan ?
Ce serait alors le commencement de complications bien autrement
graves, ce serait la question même des rapports de l'Angleterre et de la
Russie dans l'Asie centrale. Lorsque récemment les Russes ont engagé une
expédition contre les Turcomans-Tekès, peut-être avec l'arrière-pensée
d'aller jusqu'à Merv, les Anglais ont vu ces opérations avec ombrage,
et ils ont été presque satisfaits des contre-temps qu'a éprouvés derniè-
rement Texpédition russe par la mort du général Lazaref. Les Russes ne
se réjouissent pas sans doute du massacre de Caboul, ils voient proba-
blement avec philosophie les embarras des Anglais; l'annexion du ter-
ritoire afghan ne les laisserait plus indifférens, et c'est ainsi que sans
cesse, sous toutes les formes, à propos de tout, reparaissent ces ques-
tions d'antagonisme et d'équilibre qui troublent le monde.
On n'a point du reste besoin d'aller si loin pour voir s'agiter ces ques-
tions : elles se débattent plus près de nous, elles sont partout, dans ces
conflits de plumes, dans ces rivalités de chancelleries, dans ces évolu-
tions de diplomatie, dans ce trouble des plus vieilles alliances, dans
toutes ces dissonances, ces confusions qui se manifestent au centre de
l'Europe et qui déguisent à peine une situation vraiment assez trou-
blée. Le fait est que tout ce qui se passe depuis quelque temps en Al-
lemagne prend un caractère étrange et passablement énigmalique.
D'un côté, les journaux allemands et les journaux russes sont entrés
tout à coup en campagne et échangent des récriminations passionnées,
des défis acerbes; ils n'interrompent un instant, sur quelque mot
d'ordre de circonstance, leurs polémiques bruyantes que pour les re-
prendre presque aussitôt avec une vivacité nouvelle. Cette guerre de
plume n'est point inspirée, si l'on veut, elle peut être désavouée selon
le besoin du moment; elle ne répond pas moins à une antipathie in-
time qui s'est déclarée entre le chancelier d'Allemagne et le chancelier
de Russie, qui n'a fait que s'envenimer depuis quelques années, surtout
depuis le congrès de BerUn et qui n'est pas plus dissimulée d'ailleurs
par le prince Gortchakof que par M. de Bismarck. La rivalité des deux
chanceliers est devenue un des élémens avérés de la politique. D'un
autre côté, l'empereur d'Allemagne et lempereur de Russie choisissent
ce moment pour se donner de nouveaux témoignages d'affecieuse cour-
toisie. L'empereur Guillaume a commencé par envoyer en plénipoten-
tiaire intime le feld-maréchal de Manteufftl à Varsovie, auprès de son
neveu l'empereur de Russie, et iM. de Manteuffel ne pouvait être envoyé
comme un simple chambellan, il avait évidemment la mission de pré-
parer l'entrevue impériale qui vient d'avoir lieu à Alexandrovo, sur la
frontière russo-allemande. Les deux souverains se sont rencontrés sans
autre suite que leur escorte militaire, sans cortège civil ou diplûma-
matique.
ll6S REVUE DES DEUX MONDES.
Que faiit-il conclure de tous ces faits qui se mêlent, s'enchevêtrent
dans un écheveau de contradictions? L'empereur d'Allemagne et l'em-
pereur de Russie ont visiblement tenu à donner par leur entrevue un
éclatant démenti à tous les mauvais bruits, à bien montrer que leur in-
timité était au-dessus des polémiques de journaux et même des que-
relles de leurs chanceliers. Ils ont voulu prouver une fois de plus que
tant qu'ils vivraient la paix entre l'Allemagne et la Russie était assurée,
l'alliance des deux empires demeurerait intacte. C'est là, on peut le
présumer, la signification de l'entrevue d'Alexandrovo. En dehors de
cette cordialité personnelle des deux souverains, cependant, la situa-
tion tout entière ne reste pas moins avec ses complications d'intérêts,
de passions et d'ambitions. Il n'est point douteux qu'en Russie le senti-
ment national est peu favorable aux Allemands. On ne pardonne pas à
l'Allemagne le rôle qu'elle a joué à certains momens de la dernière
guerre, l'influence qu'elle a eue sur le dénoCiinent, et la politique com-
merciale que vient d'adopter M. de Bismarck, en froissant les intérêts
russes, n'est pas de nature à désarmer ces ressentimens. En Allemagne
aussi on ne voit pas sans jalousie l'extension de la puissance russe, et
c'est ce qui explique le soin qu'a mis M. de Bismarck, surtout dans ces
derniers temps, à appuyer l'Autriche, à resserrer ses liens avec elle. Il
atteignait un double but : en engageant l'Autriche vers l'Orient, il
opposait une puissance ennemie ou rivale à la Russie; en poussant
l'état autrichien dans la voie slave, il a compté peut-être hâter le jour
où les élémens germaniques de l'empire austro-hongrois se détache-
raient d'eux-mêmes pour revenir à la patrie allemande. M. de Bismarck
a seul le secret de ses combinaisons; il en poursuit la réalisation à sa
manière, sans scrupule sur les moyens, sans se piquer de fidélité aux
amitiés dans ses évolutions extérieures ou intérieures, laissant son em-
pereur aller à Alexandrovo et les journaux allem.ands guerroyer contre
les Russes, tandis qu'il va lui-même à Gastein et à Vienne s'entretenir
avec l'empereur François-Joseph et le comte Andrassy.
N'importe, tout cela est un étrange épilogue de l'alliance fameuse
des trois empereurs imaginée ou ressuscitée il y a quelques années
par le chancelier allemand comme la souveraine sauvegarde de la paix
de l'Europe ! La première conséquence de celte alliance a été la ré-
cente guerre d'Orient. La seconde conséquence est ce qu'on voit aujour-
d'hui, cette situation, où toutes les politiques se surveillent d'un œi]
jaloux, où l'alliance ne ressemble plus qu'à un rêve platonique caressé
par un oncle et un neveu réunis dans une petite ville de passage, et où
lord Palmerston, s'il vivait, pourrait dire encore avec son humeur go-
guenarde qu'il y a de quoi allumer une demi-douzaine de guerres.
Merveilleux résultat de la politique de force et de conquête déchaînée
depuis quelque temps en Europe!
Et comme les dissonances semblent être partout aujourd'hui, comme
REVUE. — CmiUiMQUE. !iQQ
oa dirait que tous les rapports publics passent par une certaine
épreuve, comme en même temps tout se tient, voici d'un autre côté,
entre l'Autriche et l'Italie, un nuage ou une apparence de nuage qu'on
s'est plu un instant à grossir : c'est cette brochure, rapport ou compte-
rendu, que le colonel autrichien Haymerlé a récemment faii paraître à
Vienne et qui vient d'avoir un letentissement de quelques jours. A con-
sidérer simplement le fait, le colonel Haymerlé se borne à exposer la
situation militaire de l'Italie, l'organisation de son armée, ses ressources
défensives et offensives ; il étudie cette situation avec sympathie, sans
prévention, etil ne touche à la politique que par un côté, pour montrer
le danger des propagandes révolutionnaires qui tendraient à préparer
des annexions nouvelles par la revendication de toute sorte de terri-
toires. Trente, Trieste, Nice, la Corse, Malte! En réalité, cette brochure,
cette étude qui a pour titre Ilalicx res, n'a rien d'un manifeste inquié-
tant et menaçant. Elle peut cependant répondre plus ou moins indirec-
tement à une certaine situation. Assurément au delà des Alpes l'opinion
nationale n'est guère favorable à ceux qui ne trouveraient rien de mieux
que de mettre successivement ou d'un seul coup leur pays en lutte avec
l'Autriche, la France, l'Angleterre. Ni les cabinets, ni les partis sérieux
ne songent à de nouvelles querelles avec l'Autriche. Il n'est pas moins
vrai que, depuis la guerre d'Orient, l'Italie a semblé éprouver parfois
quelque malaise d'ambition mal contenue; elle a paru tourner les yeux
un peu de tous côtés, particulièrement vers certaines parties des pro-
vinces ottomanes faisant face à ses rivages. Elle aurait voulu sans doute
avoir ses compensations, sa part dans la distribution, et s;ins pactiser avec
le mouvement de Vltalia irredenta, le gouvernement de Rome l'a laissé un
moment se produire assez pour s'en servir peut-être, tout en le désa-
vouant. L'Autriclie à son tour, sans rendre le gouvernement italien res-
ponsable d'agitations assez factices, a les yeux ouverts et tient à ne
laisser aucune illusion. Elle est parfaitement résolue à défendre, à
maintenir à tout prix ses positions sur l'Adriatique, et c'est là même
une des raisons, la raison militaire de l'occupation de l'Herzégovine et
de la Bosnie. Elle a voulu relier stratégiquement ses territoires de façon
à être compacte et libre de ses mouvemens en toute circonstance. La
brochure; Iialicx res peut, si l'on veut, répondre jusqu'à un certain point
à tout cela. Elle n'a rien de blessant pour le gouvernement italien;
elle n'est un avertissement ou une menace que pour les rêveurs d'an-
nexions, pour la politique de Vlialia irredenta, et si elle a pu prendre
un moment une signification particulière, c'est qu'elle a paru, à l'heure
qu'il est, au milieu des bruits confus de l'Allemagne, dans un journal
presque officiel de Vienne, c'est qu'elle est l'œuvre d'un officier qui
était récemment encore attaclié à l'ambassade de l'empereur François-
Joseph à Rome, c'est qu'enfin le colonel Haymerlé est le frère du baron
Haymerlé qui quitte Rome pour aller recueillir, au moins tempuraire-
470 REVUfî DES DEUX MONDES.
ment, des mains du comte Andrai^sy la direction des affaires étrangères
de l'Autriche. C'est assez pour que l'opuscule, autrichien ait été mis au
nombre des symptômes du moment.
Qu'on brode là-dessus et sur le reste toute sorte d'hypothèses, qu'on
se hâte de supposer toute sorte de combinaisons, d'évolutions, d'éven-
tualités, oij au besoin la France elle-même aurait son rôle, c'est Taffaire
des imaginations promptes et actives. Les événemens ne vont pLis si
viie. Pour ce qui est de la France, elle n'a sûrement donné à personne
pouvoir de lui assigner un rôle, de disposer de sa politique. Elle a assez
souffert pour garder sa liberté, pour ne consulter que ses intérêts dans
toutes les occasions.
Tout est contraste dans les affaires des peuples comme dans la vie
des hommes, tout se mêle dans la politique. A la fin du mois dernier,
la famille royale d'Espagne sortait à peine des deuils; on venait de
conduire à i'Escurial une dépouille humaine de plus, tout ce qui res-
tait de cette jeune princesse Pilar, si brusquement enlevée dans sa vil-
légiature des provinces basques. Presque aussitôt la raison d'état a
repris ses droits, la politique a fait oublier les deuils : la question du
nouveau mariage du roi Alphonse s'est produite comme une diversion
riante. Cette couronne qui n'a été portée que quelques mois par la jeune
reine Mercedes, l'Espagne va la voir passer sur le front d'une prin-
cesse autrichienne, l'archiduchesse Christine. Évidemment tout avait
été préparé depuis quelque temps par des négociations qui n'étaient
point d'ailleurs absolument un mystère. On savait que la diplomatie
matrimoniale était à l'œuvre entre Madrid et Vienne. Cette union
royale, elle a été préparée et négociée par les diplomates, elle a été
décidée par une rencontre du roi Alphonse et de l'archiduchesse Chris-
tine en terre française. Pendant quelques jours, sur une de nos plages,
à Arcachon, s'est déroulé ce gracieux roman des deux jeunes futurs
époux, qui ne se voyaient pas, il est vrai, pour la première fois, qui se
sont connus il y a quelques c nuées à Vienne, à l'époque de l'exil du fils
de la reine Isabelle, et qui se rencontraient maintenant pour se plaire.
Tout s'est passé, à ce qu'il semble, comme dans les contes de fées.
Le roi Alphonse a banni ses trisLesses et s'est senti séduit, l'archidu-
chesse Christine, qui paraît brillante de qualités, a été gagnée à son tour
par la bonne grâce du souverain espagnol autant que par l'éclat d'une
couronne. L'entrevue s'est prolongée quelques jours dans une aimable
simplicité, à l'abri des ennuis du cérémonial et de l'étiquette. On s'est
vite trouvé d'accord, et avant deux mois, une escadre espagnole ira cher-
cher la nouvelle reine à ïrieste pour la ramener sur les côtes d'Espagne.
D'ici là les cortès seront réunies à Madrid pour sanctionner par leur
vote et consacrer par leur présence l'union du souverain.
Le premier mariage du roi Alphonse avec îa reine Mercedes avait
été l'uuiou de deux eufaus de la même faiiiiile, la réalisation na'ive
REVUE. — CHRONIQUE. fi7l
d'un rêve de jeunesse et de cœur; il n'a eu que la durée d'un rêve. La
politique a certainement une plus g^aiide part dans le nouveau ma-
riage, même en tenant compte du petit roman d'Ârcachon qui a été un
peu arrangé pour la circonstance. Le choix de la princesse appelée à
régner à Madrid est par lui-même caractéristique. Depuis que les
Bourbons ont succédé aux Habsbourg au delà des Pyrénées, c'est la
première fois que le nom de rAutriche reparaît dans les combinaisons
de la politique espagnole. C'est comme une tradition qui se renoue, et
on ne peut assurément méconnaître l'importance de ce nouveau lien
formé entre le jeune descendant de Philippe V devenu le chef d'une
monarchie constitutionnelle et une princesse d'une des plus vieilles races
l'égnantes, une parente de l'empereur François-Joseph. 11 ne faudrait
cependant exagérer ni le caractère ni les conséquences de l'union qui
préoccupe aujourd'hui les Espagnols. C'est un événement qui a ses avan*-
tages, mais qui ne peut plus avoir la signification qu'U aurait eue dans
le passé. Autrefois, à l'époque où il y avait des guerres de successions^
où les unions royales confondaient ou transportaient les souverainetés
et déplaçaient l'équilibre du continent européen, le fait aurait eu sa
gravité et eût sans doute aussitôt mis les cabinets en mouvement. Au-
jourd'hui tout est changé! Le mariage du roi Alphonse avec la fille de
l'archiduc Charles-Ferdinand et de l'archiduchesse l^lisabfith ne peut
susciter des conflits d'influences. 11 ne change ni les conditions diplo-
matiques, ni les intérêts internationaux, ni les relations de l'Espagne;
il n'introduit aucun élément nouveau dans la politique intérieure ou
extérieure de la péninsule. L'archiduchesse Marie-Shristine ne va pas
représenter au delà des Pyrénées les souvenirs et les traditions de ce
règne de la maison d'Autriche qu'un homme à l'imagination originale
et hardie appelait un jour « une parenthèse dans l'histoire de l'Espagne,»
elle ne porte à Madrid que son esprit et sa bonne grâce. Elle sera une
reine constitutionnelle de plus. Il n'est point impossible sans doute que,
même en gardant ce caractère tout moderne, le mariage du roi Alphonse
rencontre encore quelques difficultés intimes, que les partis libé-
raux n'éprouvent quelque crainte en voyant arriver une princesse
élevée dans une cour qui a été longtemps absolutiste. La nouvelle
reine ne peut mieux faire que d'éviter tout ce qui pourrait froisser le
sentiment espagnol, tout ce qui laisserait apparaître l'influence étran-
gère. C'est la première condition de succès pour ce mariage royal qui
se prépare, qui peut devenir une garantie de plus pour la monarchie
constitutionnelle et pour la situation de l'Espagne eu Europe.
Cil. DE MaZADïï.
472 REVDE DES DEUX MONDES.
ESSAIS ET NOTICES.
LES OBSERVATOIRES d'iTALIE
L'Astronomie pratique et les Observatoires en Europe et en Amérique, par MM, C.André,
G. hayet et A. Angot. -- V. Observatoires d'iUiie, par G. Rayet. Paris, 1878,
Gautliier-Villars.
L'astronomie physiq e, qui se donne pour tâche l'étude de l'aspect
et de la constiiuiioii intime des corps célestes, a pris naissance en Italie,
alors que Galilée, tournant vers le ciel la lunette inventée par lui, fai-
sait coup sur coup toutes ces découvertes dont son Nuniius sidereus por-
tait partout la nouvelle aux contemporains émerveillés. 11 vit que la
lune, loin d'être une sphère parfaite, était couverte de montagnes et
de vallées comme notre terre, montagnes dont les ombres s'allongeaient
ou diminuaient selon la position du soleil; il put mesurer la hauteur
de ces montagnes et constater le phénomène de la libration. Puis sa
lunette lui révèle des fourmillemens d'étoiles là où rien n'était percep-
tible à l'œil nu; il découvre les satellites de Jupiter, entrevoit l'anneau
de Saturne, rt^connaît les phases de Vénus, observe les taches du soleil
en même temps que Fabricius, Harriot et Scheiner, et essaie d'en expli-
quer la vraie nature. Après la mort de Galilée, les progrès de l'asiro-
nomie physique éprouvent une interruption d'un demi-siècle : la guerre
de trente ans, les troubles auxquels la France et l'Angleterre sont en
proie, ne laissent point aux peuples le temps de cultiver les sciences.
Vers 1650, Jean-Dominique Capsini renoue enfin le fil de la tradition
scientifique: sa renoinujée grandit rapidement, et Louis XIV l'appelle
en France pour lui confier la direction de l'Observatoire de Paris qui
vient d'être fondé (16G9). C'est désormais en France et en Angleterre que
se concentre l'activité astronomique de la seconde moitié du xvn" siècle;
mais le contre-coup de ce grand élan se fait sentir jusqu'en Italie, et
dès le commencement du siècle suivant on y voit les universités, les
villes, les corpoiaiions religieuses, les souverains, grands et petits, créer
des observatoires et des chaire-^ d'astronomie.
Nous allons essayer de résumer en quelques pages l'histoire de ces
diverses créations, en prenant pour guide rintéressant volume que leur
a consacré M. G. Rayet, professeur à la faculté des sciences de Bor-
deaux. Ce volume forme la cinquième partie de l'ouvrage où MM. An-
dré, Rayet et Angot ont entiepris do dresser l'inventaire complet des
établissemens astronomiques qui existent dans les deux mondes, et qui
nous a déjà fourni deux lois l'occasion d'entretenir les lecteurs de la
BEVUE. — CHRONIQUE. /i73
Bévue des progrès de l'astronomie pratique (1). M. Rayet, qui s'est fait
connaître par d'importans travaux d'analyse spectrale exécutés tant à
l'Observatoire de Paris que dans les diverses missions dont il a été
chargé, a pu visiter lui-même la plupart des observatoires d'Italie et
puiser dans leurs archives des renseignemens authentiques; son livre
est rempli de détails curieux et qui pourront intéresser d'autres lecteurs
que les astronomes de profession.
Parmi les observatoires que possède ou qu'a possédés l'Italie, le pre-
mier en date est celui de Bologne, fondé en 1723 par l'université de
cette ville, à l'aide de donations que l'on devait à la générosité du
comte Marsigli. La salle d'observation (qui existe encore avec son as-
pect ancien) était située sur une tour: c'était une chambre de forme
carrée, ouverte sur les quatre points cardinaux par de larges fenêtres
qui donnaient accès sur quatre balcons triangulaires formés par les
angles de la tour, dont les pans regardent au nord-ouest, au nord-est,
au sud-est et au sud-ouest; en outre, le toit était percé d'une ouverture
circulaire. C'est là que Manfredi entreprit les recherches de diverse na-
ture qu'il continua jusqu'en 1739, année de sa mort. En même temps,
il publiait les céièbres Éphèmèrides de Bologne, qui donnaient les lieux
du soleil et des planètes, avec beaucoup d'autres indications utiles aux
astronomes; il était aidé dans ses laborieux calculs par ses deux sœurs,
devancières de M'"« Lepaute, de Caroline Herschel et de M'"« Villarceau.
Manfredi eut pour successeur son élève et ami Zanotii, qui paraît avoir
avoir été l'un des astronumes les plus habiles de son époque. L'obser-
vatoire ne tarda pas à s'enrichir d'instrumens nouveaux, et Zanotti, tout
en continuant les Éphèmèrides, put bientôt publier un catalogue de
hkl étoiles. Après sa mort, survenue en 1782, des changemens rapides
de direction et quelques interrègnes forcés désorganisèrent l'observa-
toire de Bologne. C'est vers 1851 seulement que l'installation d'un
cercle méridien d'Ertel permit à M. Respighi de faire une série de
bounes observations; mais cet astronome quitta Bologne quelques an-
nées plus lard, et ses successeurs n'ont su tirer aucun parti des in-^tru-
mens. « L'observatoire de Bologne, dit M. Rayet, n'est plus qu'une
so' te de musée où la poussière et la rouille rongent quelques appareils
hàstoriques. »
Cinq auires observatoires ont été fondés en Italie au siècle dernier :
celui de Milan (1760), qui a été illustré par Boscovich, Oriani, Carlini;
celui de Padoue (1767), qui compte parmi ses astronomes Toaido et
Santini; celui de Florence (177/i), où ont travaillé Amici et Donati;
celui du CuUège romain (1787), qui a eu pour directeurs De Vico et le
P. Secchi; enfin celui de Palerme (1789), auquel les travaux de Piazzi
ont valu une grande célébrité. De 1812 à 1825, on a encore vu s'élever
(1) Voyez la Revue du 15 novembre 1874 et du 15 janvier 1878.
474 REVUE DES DEUX MONDES.
les observatoires de Naples, de Ttirin, de Modène, et celui du Capitole.
Tous ces établissemens, animés d'une noble rivalité, ont déployé un
grand zèle et contribué pour leur part aux progrès de l'astronomie,
jusqu'au jour où, découragés par des exigences nouvelles hors de pro-
portion avec leurs moyens, ils ont baissé pavillon. Cet arrêt de déve-
loppement remonte au premier tiers de notre siècle. « A cette époque,
dit M. Rayet, les observatoires des grands états, disposant de ressources
considérables, commencèrent à faire construire des instrumens beau-
coup plus grands, plus précis et malheureusement aussi plus coûteux.
A leur tour, ces instrumens plus parfaits exigeaient une installation
beaucoup meilleure ; il leur fallait un point d'appui stable, des salles
et des coupoles construites exprès pour eux. Les ressources limitées
des petits états entre lesquels l'Italie était alors divisée, et des univer-
sités qui végétaient péniblement dans les villes, se trouvèrent tout à
fait insuffisantes pour la substitution de ces puissans appareils aux
lunettes anciennes maintenant hors d'usage et pour la rénovation de
locaux devenus tout à fait défectueux. Les savans placés à la tête des
divers observatoires italiens, se sentant impuissans à soutenir, avec
les inslrumens qu'ils avaient entre les mains et les maigres ressources
dont ils disposaient, la lutte contre leurs confrères plus heureux de
Greenwich, de Paris, de Poulkova, de Berlin et de Washington, s'aban-
donnèrent pour la plupart au découragement, finiront quelquefois par
renoncer à des travaux fatalement condamnés à rester stériles, et lais-
sèrent dépérir les établissemens dont ils avaient la garde. De là une
sorte de torpeur à laquelle l'unification de l'Italie, en faisant espérer
aux astronomes des jours meilleurs, est venue heureusement mettre
fin. »
Les noms des astronomes que nous avons cités disent assez tout ce
que l'astronomie doit à l'Italie, et ce qu'elle p'îut en attendre encore,
quand la patrie de Galilée aura complètement repris son rang parmi
les nations les plus avancées en culture intellectuelle. Pour en faire
mieux juger, nous allons rappeler les faits les plus importans de l'his-
toire de ses divers établissemens astronomiques.
L'observatoire de Milan doit sa naissance au zèle de deux jeunes
« lecteurs en philosophie » du collège de Brera, les RU. PP. Bovio et
Gerra, qui dès 1760 établirent dans la partie la plus élevée du collège
une lunette achromatique de /lO pieds de longueur focale, à l'aide de
laquelle ils eurent, paraît- il, le bonheur d'annoncer les premiers
l'apparition d'une comète. Ils se firent ensuite fabriquer par un serru-
rier de Milan un grand sextant de G pieds de rayon ; mais cet instru-
ment, qui fit honneur à la bonne volonté de l'ouvrier, ne put guère
être employé, C'est vers 1763 que fut décidée, d'après les conseils du
B. P. Bo-scovich, la construction d'un observatoire plus sérieux, dont le
savant jésuite garda la direction jusqu'en 1772. L'observatoire se corn-
REVUE, — CHRONIQUE. /l75
posait d'une tour carrée, dominant de /lO pieds la masse régulière du
palais Brera; celte tour avait pour base quatre chambres voûtées,
flanquées vers Test de deux cabinets également voûtés, et surmontées
d'une salle octogone et de quatre tourelles à toits tournans, qui abri-
taient les principaux instrumens, assez remarquables pour l'époque.
Boscovich eut pour successeur le P. Lagrange, dont les collaborateurs
se nommaient Reggio, De Cesaris, Oriani; c'est aux travaux de ces
trois astronomes que l'observatoire de Milan a dû sa célébrité. Pen-
dant que Reggio commençait les observations sur lesquelles est fondé
son catalogue d'étoiles, Angelo de Cesaris entreprit la publication des
fameuses Ephèmérides de Milan, qui, en dehors des données courantes
à l'usage des astronomes, contiennent, comme notre Connaissance des
temps, un grand nombre de mémoires sur des questions de pratique
ou de théorie. Oriani, qui fut à la tête de l'observatoire depuis ISOZi
jusqu'en 1832, a publié des recherches sur le mouvement d'Uranus,
sur les petites planètes nouvellement découvertes entre Mars et Jupi-
ter, sur l'obliquité de Técliptique, sur la réfraction, et, en dehors
des travaux ordinaires de l'observatoire, il a pris une part active aux
opérations géodésiques relatives à la triangulation de la Lombardie.
Sa renommée avait de bonne heure dépassé les frontières de l'Italie, et
en 179G, après l'entrée cie Bonaparte à Milan, il put, grâce à l'estime
que lui témoignait le géaéral républicain, protéger les professeurs du
collège de Brera, menacés d'expulsion pour refus de serment, et em-
pêcher la suppression des universités de Pavie et de Bologne. C'est lui
encore qui attira à Milan l'astronome Cagnoli, dont Fubservatoire par-
ticulier de Vérone venait d'être détruit pendant le siège de cette
ville, et lui fournit les moyens d'achever son catalogue de 500 étoiles.
Oriani resta toujours en grande faveur auprès de Napoléon I", qui
le nomma comte, sénateur du royaume d'Italie, et lui offrit finalement
l'évêché de Vigevano, lequel rapportait /i2,000 livres de rente; mais
Oriani refusa cet excès d honneur et se contenta d'accepter une pen-
sion de 8,000 livres sur les revenus dudit évêché. A sa mort, il laissa
la plus grande pariie de sa fortune à l'observatoire de Brera et
50,000 francs à l'astronome Plana pour l'aider à poursuivre tranquille-
ment ses travaux d'analyse.
Carlini, le successeur d'Oriani, était lui-même déjà célèbre lorsqu'il
fut chargé de la direction de l'observatoire auquel il était attaché depuis
plus de trente ans. 11 avait refait les tables du soleil de Delambre, et
entreprit, avec Plana, un travail de longue haleine sur la théorie de la
lune, qui fut couronné par l'Académie des sciences de Paris, en même
temps qu'un mémoire de Damoiseau sur le même sujet. Complété
ensuite par Plana seul, ce travail a été publié en 1832, en trois gros
volumes in-4°. Le règne de Carlini fut inauguré par l'installation d'un
nouveau cercle méridien; pour l'établir, on fit choix de l'ancienne tour
476 REVUE DES DEUX MONDES,
de l'église de Brera, appropriée à cette destination par des travaux de
maçonnerie qui en consolidèrent les voûtes. De 1833 à 1862, il n'inter-
rompit pas un seul jour ses travaux habituels. Il avait conservé jus-
qu'à soixante-dix-neuf ans une activité presque égale à celle d'un jeune
homme, et, prêchant d'exemple, il observait chaque nuit. La succession
de Carlini échut, en 1862, à M. Schiaparelli, qui soutient dignement la
vieille réputation de l'établissement dont il a la charge. On connaît
ses importantes recherches sur l'origine des étoiles filantes et sur les
rapports qui existent entre ces météores et les comètes périodiques (1).
Aidé par M. Celoria, M. Schiaparelli a pu accomplir d'utiles travaux
d'observation, surtout depuis que son outillage s'est augmenté d'un
équatorial deMerz, dont les qualités optiques ne laissent rien à désirer.
Les Épliémér ides de Milan, qui en 1875 comptaient un siècle d'existence,
ont cessé de paraître à partir de cette époque; on a pensé avec raison
que ce recueil avait perdu son uiilité à côté du NauHcal Almanac des
Anglais et de notre Connaissance des temps, qui sont dans toutes les mains
et qui répondent suffisamment aux besoins des astronomes et des navi-
gateurs.
L'étonnante précision avec laquelle nous pouvons aujourd'hui cal-
culer, longtemps d'avance, les positions du soleil, de la lune et des
principales planètes, pour la plus grande commodité des observateurs,
n'est pas due seulement à la perfection que les théories de la méca-
nique céleste ont acquise entre les mains de quelques grands géomè-
tres. Elle eût été impossible sans les efforts persévérans de ceux qui,
par la détermination rigoureuse des lieux des étoiles fixes, ont fourni
des repères auxquels on peut rapporter en toute sûreté la marche des
astres errans. La formation d'un bon catalogue d'étoiles est donc une
des tâches les plus méritoires que puisse se proposer un asironome, —
méritoire autant par l'utilité du résultat que par le labeur qu'elle exige.
Or l'une des premières entreprises de ce genre a été menée à bonne fin
par un astronome italien dont la science n'oubliera jamais le nom, par
Joseph Piazzi. Au moment où parut son premier catalogue, qui com-
prend près de sept mille étoiles, les observations plus anciennes de
Bradley n'avaient guère encore été utilisées, et les catalogues qu'on pos-
sédait déjà étaient fort défectueux; son travail n'a pas peu contribué à
poser les fondemens de l'astronomie moderne.
Destiné d'abord à l'état ecclésiastique, Piazzi avait fait ses études
chez les révérends pères du collège de Brera, puis cln'z les théatins,où
il fil sa profession en 1765. On ne le voyait pas d'abord d'un œil favo-
rable se livrer à l'étude des matliématiques, et il fut chargé d'ensei-
gner la philosophie dans plusieurs séminaires, puis envoyé comme pré-
dicateur à Crémone; mais il finit par être rendu à sa véritable vocation,
(1) Voyez la Itevue du l'-'' soptombro 1807.
REVUE. — CHRONIQUE. 477
car en 1780 il obtint la chaire de calcul différentiel à Tacadémie de
Palerme, et six ans après le roi Ferdinand consentit à faire construire
; un observatoire dont Pinzzi devait être le premier directeur. Ce dernier
' se rendit d'abord à Paris, chez Lalande, qui l'initia au maniement des
instruranns, puis en An-leterré, où il prit les conseils de Maskelyne et
commanda au célèbre Ra.nsden un cercle vertical. On appelle ainsi un
appareil qui se compose essentiellement d'une lunette fixée à un cercle
divisé de grande dimension; ce cercle, placé verticalement, peut
tourner avec la lunette dans son propre plan. L'instrument construit
par Ramsden, d'un modèle tout nouveau, fut trouvé si parfait que les
astronomes anglais eussent voulu le garder, et Piozzi dut recourir à
l'intervention du gouvernement napolitinn pour obt.-nir qu'il pût l em-
porter en Sicile. Le duc de Marll)orough lui offrit vainement la dn^ec-
tion de son observatoire. Piazzi revint à Palerme en 1789, et les archi-
tectes se mirent à 1 œuvre pour lui bâtir des salles d'observation sur la
terrasse de la tour carrée du palais royal. Celte tour, de construction
arabe et d'une solidité comparable à celle des constructions romaines
(les murs ont 5 mètres d'épaisseur à la base et 2 mètres au sommet),
dominait tous les édifices de la ville et offrait un horizon presque com-
plètement découvert.
C'est là que Piazzi établit son cercle vertical et sa lunette méridienne,
et dès que les instrumens furent réglés, il se mit à observer d'une ma-
nière méthodique les étoiles fixes qu'il désirait cataloguer. Chaque
étoile fut observée cinq fois pendant cinq jours consécutifs, et l'on
reprenait les mesures s'il y avait entre les déterminations successives
des différences trop fortes. En opérant ainsi, on se mettait à l'abri des
erreurs d'observation et des fautes de calcul qui se glissentsi facilement
dans les déterminations isolées, Piazzi poursuivait ses observations
depuis huit ans quand il fut récompensé de ses peines par une décou-
verte éclatante qui lui valut beaucoup d'honneur. Le l-^"- janvier 1801,
il avait déterminé la position d'une petite étoile qui, le soir suivant,
s'était manifestement déplacée. Il vérifia ses observations le 3 et le h,
et put constater qu'il avait affaire à un astre errant. Le lendemain, le
ciel était couvert; Piazzi ne revit son étoile que le 10, mais il put la
suivre jusqu'au 23 et déterminer sa route avec beaucoup de précision.^
u J'ai annoncé cette étoile comme étant une comète, écrit-il à Oriani
le 2h janvier, mais elle n'est accompagnée d'aucune nébulosité, et son
mouvement très lent et presque uniforme me fait penser que c'est
peut-être quelque chose de mieux qu'une comète. » Il avait en effet
découvert la première des petites planètes qui circulent entre Mars et
Jupiter, et il lui donna le nom de Cérés FercUnandca. Le roi de Naples
fit frapper une médaille commémorative de cet événement et gratifia
Piazzi d'une pension de 200 onces. Quelques années plus tard, Olbers
et Harding trouvèrent à leur tour Pallas, Junon et Vesta; mais c'est en
hlS REVUE DES Î-EUX MONDES.
18Zj5 seulement qu'Astrée vint renouer la chaîne de ces découvertes de
plus en plus fréquentes qui ont déjà porté à environ 200 le nombre des
petites planètes connues.
En dehors de son grand catalogue d'étoiles, dont une seconde édi-
tion, fondée sur des calculs nouveaux et des observations supplémen-
taires, parut en 18H, Pinzzi a publié des recherches sur la précession
des équinoxes, sur la parallaxe des étoiles, etc.; à partir de 1814, il dut
consacrer une partie de son temps à l'introduction du système métrique
dans le royaume de Naples. La mort le surprit au milieu de ses tra-
vaux, le 22 juillet 1826; depuis 1817, la direction de l'observatoire de
Palerme avait été confiée au plus actif de ses aides, à Nicolas Cacciatore,
qui la garda jusqu'à sa mort. Mais bientôt des ôvénemens graves de-
vaient troubler la paix profonde de cet asile de la science. Ce fut d'a-
bord la révolution de 1820 : le palais royal et l'observatoire sont enva-
his par la foule, les papiers sont dispersés et brûlés en partie, et ce
n'est qu'au péril de sa vie, après avoir été traîné en prison, que Cac-
ciatore parvient à sauver l'observatoire d'une destruction complète.
Cacciatore se hâta de mettre à jour l'arriéré des observations en publiant
tout ce qui n'était pas perdu, et reprit courageusement sa besogne
accoutumée; mais une grave maladie dont il fut atteint en 1837 vint
suspendre presque tous les travaux de l'observatoire pendant plusieurs
années, et son fils Gaëtano, qui lui succéda en 1841, s'efforça vainement
de les réorganiser. Compromis dans le mouvement révolutionnaire de
1848, il dut quitter Palerme et fut remplacé par M. Ragona, qui obtint
enfin les crédits nécessaires à une restauration de l'aniique établisse-
ment. Il put commander à Berlin un cercle méridien et à Munich un
grand équatorial de 24 centimètres d'ouverture. L'installation de ce bel
instrument fut terminée par M. G. Cacciatore, que la révolution de 1860
ramena à l'observatoire, et qui s'associa bientôt comme a sistant
M. Tacchini, l'un des astronomes les plus actifs que possède aujour-
d'hui l'Italie. M. Tacchini a entrepris, à l'aide de l'équatorial ce Pa-
lerme, des recherches suivies sur les taches solaires, et il a fondé, avec
le P. Secchi, la Société des sjjeciroscopistes italiens. Les bases de cette
association, qui s'est assuré la coopération de cinq observatoires, furent
posées dans une réunion tenue à Rome en octobre 1871 ; les Mémoires
qu'elle publie renferment déjà bon nombre de résultats importans.
Sur la fin de sa vie, Piazzi, nommé a directeur général des observa-
toires des Deux-Siciles, » avait contribué à faire terminer les construc-
tions de l'observatoire de Naples, commencées en 1812 sur l'ordre du
roi Murât, au lieu dit Capo di Monte. Cet observatoire, situé au sommet
d'une colline et pourvu de très beaux instrumens, eut pour premier
directeur Carlo Brioschi, qui mourut en 1833, n'ayant encore publié
qu'une faible partie de ses observations. Ses successeurs, Capocci et
del Re, négligèrent complètement rétablissement confié à leur garde,
REVUE, — CHRONIQUE. 470
qui n'a repris son niveau que depuis le jour où M. A. de Gasparis a été
appelé à le diriger (IS^/i), M. de Gasparis s'est fait connaître par la dé-
couverte de neuf petites planètes, sans compter de nombreux mémoires
consacrés à des questions d'astronomie théorique. Aidé de MM. Fergola
et Nobile, il n'a rien négligé pour maintenir l'observatoire de Capo di
Monte au rang d'un établissement scientifique sérieux.
La fondation de l'observatoire de Florence remonte à 1774, et les pre-
miers instrumens étaient en place dès 178/t; mais on les laissa se rouiller,
etDe Vecchi, lorsqu'il fut nommé directeur en 1809, dut commencer
par demander des fonds pour les faire réparer. Il mourut d'ailleurs en
1829 sans avoir fait aucun travail important. Le célèbre ^.mici, qui fut
à la tête de l'observatoire de 1831 à 1864, s'appliqua surtout h perfec-
tionner la construction des lunettes et des instrumens d'optique en gé-
néral; on lui doit un grand nombre d'inventions ingénieuses. Son suc-
cesseur, Donati, s'est fait connaître par des découvertes de comètes et
par ses recherches sur les spectres des étoiles. Frappé des inconvéniens
que présentait la situation du vieil observatoire au sein même de la
ville, il en demanda la translation sur la colline d'Arcetri, et au mois
d'octobre 1872 eut lieu en grande pompe l'inauguration de l'édifice
nouveau; mais Donati mourut en 1873, laissant inachevée l'œuvre capitale
de sa vie.
L'antique observatoire de Padoue, établi depuis 1767 dans la tour
d'Ezzeliao, a eu successivement pour directeurs Toaldo, puis son neveu
Chiminello, qui commencèrent dès cette époque une série régulière
d'observations du baromètre et du thermomètre, enfin Giovanni San-
tini, à qui l'on doit plusieurs catalogues d'étoiles et une nouvelle
détermination de la masse de Jupiter; c'est son adjoint, M, Lorenzoni,
qui fait maintenant fonctions de directeur.
A Rome, il existe deux observatoires : celui du Collège romain, qui
a été illustré par les travaux du père DeVico et du père Secchi, et celui
du Gapitole, auquel M. Respighi donne aujourd'hui une nouvelle vie.
Où sait que la Compagnie de Jésus a toujours compté parmi ses mem-
bres des astronomes habiles, qu'elle envoyait dans tous les pays et sous
tous les climats faire des observations utiles ou fonder des établisse-
mens dont quelques-uns ont eu un grand éclat; la plupart du temps
ces savans avaient fait leurs études au Collège romain, dont les bàti-
mens successifs ont depuis des siècles abrité des instrumens astrono-
miques. Ce n'est toutefois que vers 1787, quand le Collège se trouvait
entre les mains du clergé séculier, que l'un des angles de la façade fut
approprié aux observations par la construction d'une tour qui a servi
d'observatoire principal jusqu'en 1848. Le directeur du petit observa-
toire, G. Calandrelli, quitta le Collège quand les pères jésuites y rentrè-
rent en 1824 par les ordres de Léoa XII, et c'est alors que fut décidée
&80 REVUE DES DEUX MONDES.
rinstallation d'un cabinet d'observation à l'usage du professeur d'astrono-
mie de l'université; c'est là le modeste point de départ de l'observatoire
du Capitole, dont les premiers directeurs furent F. Scarpellini, puis
I. Calandrelli, remplacé depuis 1866 par M. Respighi. L'observatoire du
Collège romain a été reconstruit et complété en 1850, grâce à l'éner-
gique iniûative du père Secchi, qui l'a dirigé jusqu'à sa mort (1878),
car en 1875 le gouvernement italien l'avait prié de cotiserver ses fonc-
tions. Travailleur zélé s'il en fut, le père Secchi avait une réputation
européenne; on connaît ses recherches sur les étoiles doubles, sur les
nébuleuses, sur les taches et les protubérances du soleil, sur les
sp^-ctres des corps célestes, sur les étoiles filantes, sur le magnétisme
terrestre, etc. La plupart de ses ouvrages (mt été traduits en français.
Il n'y a rien à dire de l'obcervatiiire de Modène, Celui de Turin, qui
a eu longtemps à sa tête le célèbre Plana, pluiôt mathématicien qu'ob-
servateur, avait été négligé d^-puis quarante ans lorsque la direction
passa en 1865 à M. Dorna, qui s'efforce maintenant de le restaurer.
En août 1875, un congrès astronomique, réuni à Palerme sous les
auspices du gouvernement, a voté un plan de réforme, qui conserve
tous les observatoires exi^tans, mais en les divisant en trois classes :
1° ceux de Naples, Florence, Palerme, Milan, seroiît considérés
comme établissemens de premier ordre, et les ressources disponibles
devront être concentrées sur eux; 2° ceux de Parme, de Bologne, de
Modène, sont mis sous la dépendance des universités de ces trois villes
et devront se borner à des travaux de météorologie et de physique;
3° ceux du Collège romain, du Capitole, de Turin et de Padoue sont
déclarés observatoires universitaires el; consacrés surtout à l'instruction
des jeunes astronomes. En restreignant ainsi l'activité de chaque éta-
blissement dans les limites imposées par l'état de son outillage, on
évitera en tous cas un gaspillage de temps et d'argent, et on nous
débarrassera d'un fatras encombrant d'observations sans valeur qui, le
plus souvent, sont de véritables obstacles semés sur la route des astro-
nomes engagés dans des recherches théoriques.
La multiplicité des centres d'observations, condition nécessaire de
l'indépendance des astronomes, source d'émulation féconde et stimu-
lant énergique de l'esprit d'invention, est, comme le fait remarquer
M. Rayet, utile et nécessaire au développement de la science. C'est une
vérité qu'en France on commence aussi à comprendre, et la création
prochaine des observatoires de Lyon et de Bordeaux, qui prendront
place à côté de ceux de Toulouse et de Marseille, rendra chez nous à
l'astronomie pratique un éclat digne de son passé. R. R.
Le direcleur-gérant, C. Bvioi.
LORD BEACONSFIELD
ET SON TEMPS
1.
L'ANGLETERRE APRES LE BILL DE REFORME.
L'ouverture du parlement d'Angleterre, pour la session de 1877,
avait été fixée au 8 février. La haute société anglaise semblait
attacher à cette cérémonie un intérêt plus qu'ordinaire, car plus
de dix mille demandes avaient été adressées au lord chancelier
pour obtenir des places dans les tribunes de la chambre des lords.
On savait, et c'était l'explication de cette ardente curiosité, que
ce jour-là le premier ministre, élevé à la pairie depuis la clôture de
la session précédente, devait prendre séance et rang en qualité de
comte de Beaconsfield. Les plus grands noms de la noblesse anglaise
s'étaient disputé l'honneur d'assister le nouveau pair dans cette
circonstance solennelle, et il devait avoir pour parrains les deux
comtes dont les titres sont les plus anciens, les comtes de Shrews-
bury et de Derby, chefs des deux illustres maisons de Talbot et de
Stanley.
Aussitôt que les pairs en grand costume eurent occupé leurs
sièges, on vit entrer solennellement Jarretière, le roi d'armes
d'Angleterre, et l'huissier à la verge noire, précédant le grand
maréchal, qui est le chef de la maison de Howard, et le grand
chambellan, qui est un Percy. Derrière ceux-ci apparut, entre lord
Shrewsbury et lord Derby, le nouveau lord Beaconsfield, revêtu de
la robe de comte et la couronne comtale sur la tête. Il s'age-
TOME XXXV. — l*^' OCTOBRE 1879, 31
il82 REVUE DES DEUX MONDES.
nouilla devant le lord chancelier et lui présenta les lettres patentes
qui lui conféraient le titre de comte. La lecture faite, il se releva,
et, précédé du grand maréchal et du grand chambellan, assisté
de ses deux parrains, il fit le tour de la salle des séances avant de
s'asseoir au banc des comtes, où les pairs vinrent en foule le com-
plimenter.
Quelles pensées remplirent l'âme du nouveau pair pendant cette
marche solennelle autour de cette salle où se réunissent les repré-
sentans de la plus fière aristocratie d'Europe? quels souvenirs
s'éveillèrent dans son esprit en contemplant ces blasons dont
beaucoup remontent à la conquête normande? Sans doute, son
passé vint tout entier et d'un seul coup se retracer à ses yeux. Il
se revit, fils d'une race proscrite et méprisée, demandant à sa
plume une partie de son modeste revenu, et conquérant à force de
persévérance et de talent une place éminente au sein de la repré-
sentation nationale; contesté, envié, critiqué sans relâche, avan-
çant lentement, mais sans reculer jamais; puis il avait fait accepter
sa direction au parti conservateur : il était devenu le chef autorisé
des représentans des plus vieilles familles anglaises , et voilà qu'il
allait s'asseoir comme un égal à côté des chefs de ces illustres
maisons qui font remonter leur origine aux compagnons du Con-
quérant. Embrassant d'un coup d'œil ces quarante années de labeurs,
de luttes et de succès, il a pu se dire, avec un légitime orgueil,
qu'il avait pleinement justifié la devise adoptée par lui à ses dé-
buts dans la vie : Forti nihil difficile.
C'est cette carrière de quarante ans que nous voulons retracer et
que nous essaierons d'apprécier (1).
I.
De 1825 à 18/iO, le salon littéraire et politique le plus en renom
à Londres fut celui de lady Blessington. Les infortunes de la com-
tesse et son mariage romanesque avaient éveillé la sympathie des
femmes; son éclatante beauté attirait les hommes et son esprit les
retenait, bien avant qu'elle eut taché d'encre ses jolis doigts à écrire
des romans fashionablcs. Elle avait une véritable cour d'écrivains,
d'artistes en renom et d'hommes politiques : d'ailleurs, pour don-
ner la vogue à son salon, il eût suffi de la présence de son beau-
fils, le comte d'Orsay, le roi de la mode, l'arbitre suprême en
matière d'élégance et de bon goût. L'un des ornemens de ce salon,
(1) Dca pul)lications récentes nous ont fourni d'utiles renseignemens : the Public
Life of the earl of Deaconsfleld, by Fr. llitchman; 2 vol., Londres, Chapman et Hall ;
— Benjamin Disraeli, earl of Beaconsfield, a biograpby by S.-A. Beeton. — Lord
Beaconsfield, ein Charaklerbild, von J. Brandes.
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. A83
dont le prince Louis-Napoléon devait devenir l'hôte le plus assidu,
était un ancien chancelier d'Angleterre, Irlandais comme la com-
tesse, lord Lyndhurst, l'un des plus grands noms de la magistra-
ture anglaise et un maître en fait d'éloquence. Parmi tous ces
hommes distingués à des titres divers, on remarqua de bonne
heure un jeune homme dont la beauté frappait le regard. Des che-
veux d'un noir de jais, tombant en boucles épaisses, encadraient
à ravir des traits fins et réguliers et faisaient ressortir la pâleur
d'un teint qui avait la blancheur mate du marbre. Une mise d'une
recherche excessive accusait des prétentions à la suprême élégance :
c'étaient toujours des habits de la dernière mode, avec des revers
de satin blanc, des gilets merveilleusement brodés, des flots de
dentelles pour manchettes et pour jabot, et sur ces dentelles de
grosses chaînes d'or d'un beau travail : c'était enfin une canne
d'ivoire avec un chiffre gravé en or. Les hommes ne voulaient voir
dans ce jeune homme que l'étoffe d'un fat. Plus indulgentes ou
plus perspicaces, les femmes s'accordaient à dire qu'il deviendrait
un homme remarquable et qu'il ferait son chemin. Et de fait, bien
qu'habituellement réservé et silencieux, et comme uniquement pré-
occupé d'écouter, il se transformait tout à coup s'il venait à être
provoqué, ou si le sujet de la conversation l'intéressait plus parti-
culièrement; alors la flamme semblait jaillir de ses yeux noirs et
brillans, im sourire sarcastique se dessinait sur ses lèvres frémis-
santes ; il prenait la parole avec un feu et une verve extraordinaires ;
l'originalité quelquefois étrange de la pensée était relevée par le
tour piquant de l'expression et par le charme d'une voix harmo-
nieuse : personne ne se lassait plus ni de le regarder ni de l'en-
tendre.
Ce jeune homme, qui alliait à des dons si rares des prétentions
et des afféteries que la jeunesse pouvait seule faire excuser, était
Benjamin DisraeH, en qui personne alors, excepté lui-même peut-
être, ne soupçonnait un futur premier ministre d'Angleterre. C'était
le fils d'un simple homme de lettres, et il semblait ne vouloir
point d'autre carrière, car, placé chez un attorney en renom pour
se préparer au barreau, il avait, au bout de quelques mois, com-
plètement abandonné l'étude des lois. La fortune lui réservait une
plus haute destinée.
Le nom seul de M. Disraeli indique suffisamment son extraction ;
loin d'en rougir, il s'est toujours fait honneur d'appartenir à la
plus ancienne nationalité qui soit sur terre. Il a mis une sorte de
complaisance, on pourrait même dire d'ostentation, à faire res-
sortir, dans plusieurs de ses livres, le rôle considérable que les
Juifs ont toujours joué dans les affaires de ce monde, en dépit du
mépris injuste et des persécutions dont ils étaient l'objet : il les a
Zi84 REVUE DES DEUX MONDES,
représentés volontiers comme uneVace prédestinée au gouvernement
de l'humanité. Il a recherché avec un soin pieux les origines de
sa famille, et il les a fait connaître dans une préface qu'il a mise à
une réimpression des œuvres de son père. La famille Disraeli faisait
partie des Sephardim, c'est-à-dire de ces juifs d'Aragon et d'Anda-
lousie, désignés souvent sous le nom de nouveaux chrétiens, qui
avaient conservé leurs antiques croyances malgré une apparente
adhésion au christianisme, et qui, après de longues années de pro-
spérité et même de faveur, furent chassés d'Espagne, au xvr siècle,
par l'inquisition, et transportèrent à Venise leurs richesses, leur savoir
et leurs aptitudes industrieuses. Le grand-oncle de lord Beacons-
field était un des plus riches banquiers de Venise : en 17Zi8, il envoya
en Angleterre son frère cadet. Benjamin Disraeli, alors âgé de dix-
huit ans, pour lui servir de correspondant. Celui-ci s'établit à
Londres, s'affilia à la synagogue espagnole et épousa une de ses
coreligionnaires. Bien que naturalisé Anglais, il demeura fidèle à
la foi de ses pères; mais sa femme, d'un esprit original et vif et
d'un caractère plein de fierté, supportait malaisément les préjugés
qui régnaient encore contre les Juifs en Angleterre et s'irritait des
avanies et des dédains contre lesquels les relations étendues et la
grande fortune de son mari ne la protégeaient pas. Elle finit par
prendre en aversion la religion dans laquelle elle était née, et elle
fit partager ce sentiment à son fils unique, Isaac Disraeli. Envoyé
de bonne heure en Hollande et en France, pour y apprendre les
affaires, celui-ci rapporta du continent, en 1789, un ardent enthou-
siasme pour Jean-Jacques Rousseau et ses doctrines, des cahiers de
vers et de prose, et une insurmontable aversion pour la banque et
le commerce. Écrire était sa seule passion : il se laissa marier à la
fille d'un architecte de mérite, Basevi, à qui l'on doit plusieurs mo-
numens; mais ni le mariage, ni la naissance de quatre enfans ne
purent le distraire de ses lectures et de ses travaux littéraires. Il
ne quittait guère son cabinet que pour aller faire des recherches
dans les bibliothèques ou passer de longues heures dans les bou-
tiques des bouquinistes, d'où il revenait toujours les poches rem-
plies de livres. Dépourvu de toute originalité, il était surtout un vul-
garisateur : il était sans cesse à la poursuite des anecdotes et des
menus faits destinés à former le fond des articles de biographie et
de critique qu'il a réunis sous le titre de Curiosités de la littéra-
ture, et qui ont rendu son nom populaire.
Isaac Disraeli avait refusé d'occuper aucune fonction dans la syna-
gogue : il se tenait complètement à l'écart des coreligionnaires de
sa famille; lorsque la mort de son père, arrivée en 1817, lui rendit
toute liberté à cet égard, il rompit absolument avec le judaïsme et
fit ou laissa baptiser ses enfans dans la religion anglicane. Il en
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS, /l85
avait quatre : Sarah, née en 1802; Benjamin, né le 21 décembre
ISOZi, et deux autres fils plus jeunes de quelques années. On dit
que lord Beaconsfield eut pour parrain Rogers, le poète millionnaire,
dont les dîners étaient aussi renommes que les vers, et qui menait
de front la banque et la poésie; la marraine fut M'' Ellis, femme
d'un critique alors en réputation. Ce fut, assare-t-on, sur leurs
sollicitations réunies qu'Isaac Disraeli, absolument indiflerent en
matière de religion, consentit à faire entrer ses enfans dans le sein
de l'église officielle. Ce fut du reste à peu près le seul souci qu'il
prit de leur éducation et de leur avenir. Après quelques années
passées dans un pensionnat de Winchester, Benjamin reçut, dans la
maison paternelle, les leçons d'un professeur particulier, le docteur
Cogan, qui lui enseigna le latin et le grec; mais il fut surtout son
propre maître. Abandonné à lui-même, sans conseil et sans direc-
tion, il passait une grande partie de son temps dans la bibliothèque
de son père , lisant sans méthode et un peu au hasard tous les
livres dont le titre éveillait sa curiosité, et ajoutant sans cesse par
ces lectures assidues à la somme de ses connaissances. Il n'eut donc
point les avantages de cette éducation des universités, si prisée des
Anglais, et plus précieuse encore par les amitiés qu'elle fait naître
et par les relations qu'elle prépare que par l'instruction qu'elle
permet d'acquérir. En revanche, il n'en subit pas la routine et n'en
contracta point les préjugés; si cette éducation solitaire fit entrer
dans sa jeune tête des connaissances confuses et mal digérées et
une foule de notions incohérentes que l'âge et la réflexion devaient
rectifier, il lui dut en retour l'indépendance de son jugement, l'ha-
bitude de penser par lui-même et, dans l'expression de ses idées,
un tour personnel et imprévu qui donnait à ses paroles la saveur
de l'originalité.
A l'âge de dix-huit ans, il fut placé dans l'étude de MM. Swain
et C'e, attorneys à Londres; mais il n'y demeura que quelques mois,
et, cédant sa place à son frère cadet, il partit pour un voyage sur
le continent. 11 visita successivement la France, l'Italie et enfin
l'Allemagne, où le nom de son père et les lettres de recommanda-
tion dont il était muni lui ouvrirent la porte de plusieurs écrivains
en renom, et particulièrement de Gœthe et d'Henri Heine. Il
séjourna assez longtemps en Allemagne pour en apprendre la langue
et en étudier la httérature, et il y contracta quelque peu ce goût
pour les théories abstraites et ces habitudes de généralisation pré-
cipitée que les jeunes gens prennent volontiers pour des aptitudes
philosophiques. La trace en est sensible dans plusieurs de ses
ouvrages, et l'on ne saurait rapporter à une autre influence les
conceptions nuageuses et les effusions mystiques auxquelles se
complaît parfois un écrivain qui semble né pour la satire et qui
hSQ REVUE DES DEUX MONDES.
ne donne jamais plus complètement sa mesure que quand il flagelle
avec une ironie puissante les ridicules et les vices de la société
contemporaine.
Deux ou trois années s'écoulèrent ainsi, et, au retour d'une der-
nière excursion sur le continent, Benjamin Disraeli ne retrouva
plus sa famille à Londres. Son père avait acheté un domaine, Bra-
denham-House, dans le comté de Buckingliam, et, à la fin de 1825,
il y fit transporter sa bibliothèque et s'y établit à demeure. Il y
passa les vingt dernières années de sa vie. Benjamin demeura seul
à Londres ; il était déjà en relation avec la plupart des écrivains et
des critiques du jour. L'amitié de Rogers lui ouvrit l'entrée de plu-
sieurs salons où sa jeunesse, sa bonne mine et son esprit lui va-
lurent le meilleur accueil. A ce moment naquit un nouveau
journal politique, the Représentative^ qui, fondé à grands frais
et avec fracas, disparut au bout de quelques mois, après avoir
coûté beaucoup d'argent à la maison Murray. Une tradition fort
accréditée attribue à M. Disraeli, si jeune qu'il fût encore, le
rôle principal dans la fondation et dans la rédaction de cette
feuille éphémère, dont le nom même serait aujourd'hui oublié
sans cette prétendue collaboration. M. Disraeli a été absolument
étranger à cette entreprise, dont on a voulu faire retomber sur
lui l'avortement. Ses débuts ont été plus modestes, ils ont eu
pour théâtre un petit journal littéraire dont l'existence n'a pas
été de longue durée, tJie Star Chamher, auquel il donna quelques
articles de critique et une satire en vers, la Dunciade du jour,
contre les poètes du temps. M. Disraeli n'a rien épargné pour
faire disparaître toute trace de ces premiers essais de sa j^lume,
mais un collectionneur implacable a préservé de la destruction
quelques numéros de la petite revue, et le corps du délit existe
encore.
Le véritable coup d'essai de M. Disraeli fut un roman anonyme,
Vivian Grey, qui parut à la fin de 1826, avant que l'auteur eût
complété sa vingt-deuxième année. Le jeune écrivain voyait jour-
nellement défiler devant lui, dans les salons dont il était l'hôte
assidu, tout le personnel de la haute société anglaise : ministres,
diplomates, grands seigneurs, femmes à la mode, orateurs et écri-
vains en renom. La médisance l'instruisait des secrets de leur passé,
et lui révélait leurs faiblesses. Son esprit observateur lui faisait
mesurer toute la disproportion qui existait entre la valeur réelle et
le rôle de certains personnages : il voyait en action l'influence de
la fortune et de la naissance, la puissance des préjugés, les res-
sources de l'intrigue, le jeu des passions et des infirmités humaines.
La jeunesse n'est pas d'ordinaire portée à l'indulgence; l'expé-
rience de la vie n'a pas encore émoussé la vivacité de ses impres-
LORD BEACONSFJELD ET SON TEMPS. il 87
siens : la méchanceté l'indigne, le triomphe de la sottise l'irrite, le
ridicule l'agace. Le spectacle que le jeune Disraeli avait sous les
yeux n'était pas seulement pour lui une récréation instructive, il
était aussi une tentation perpétuelle ; éveillant le^démon de la satire
qui sommeillait en lui, il surexcitait sa verve malicieuse et faisait
affluer à son cerveau un torrent d'épigrammes auquel il fallait une
issue. Un jour, M. Disraeli prit la plume, ^iViviaii Grcy fut écrit
tout d'un trait.
Ce fut un événement : jamais succès littéraire, n'eut cette rapi-
dité foudroyante et ce retentissement. La cour s'arracha le livre :
la ville prit feu aussitôt ; puis ce fut le tour de la province : sept
ou huit éditions se succédèrent en quelques semaines. Il ne faut
pourtant chercher dans ce roman ni intrigue fortement nouée, ni
passions dramatiques, ni scènes émouvantes : c'est une succession
d'épisodes à peine rattachés les uns aux autres par le fil le plus
ténu; c'est une lanterne magique dans laquelle défilent une foule
de personnages dont le nom seul est déjà une épigramme, et dont
aucun ne peut intéresser; mais n'avoir point lu Vivian Grey, n'en
pouvoir nommer les personnages réels, n'en point saisir toutes les
malices, c'eût été se donner un brevet de héotisme et se mettre
soi-même en dehors de la bonne compagnie. Aussi le livre fit-il
fureur, et sept ou huit clés furent pubhées par les journaux ou les
revues pour venir en aide à la pénétration des lecteurs.
L'auteur s'est toujours défendu d'avoir voulu faire une galerie
de portraits, et la multiplicité des clés dues à la mahgnité contem-
poraine suffirait elle seule à le justifier. Des portraits où l'on recon-
naît plusieurs personnes ne méritent plus ce nom. Le jeune écri-
vain avait évidemment emprunté aux originaux qu'il avait sous les
yeux les diiïérens traits qui lui avaient servi à composer ses per-
sonnages : si les grands seigneurs, les femmes à la mode, les
hommes politiques qu'il mettait en scène n'avaient ressemblé à
personne de la vie réelle, s'ils n'avaient pas eu le ton, les habi-
tudes, les idées qui avaient cours dans les salons, son livre eût été
l'esquisse d'un monde imaginaire peuplé d'êtres de fantaisie, il
n'eût pas été une peintuVe fidèle de lahautesociété'anglaise. C'était
l'exactitude du tableau, c'était la vérité de l'ensemble qui condui-
saient à rechercher des ressemblances de détail, et à disséquer en
quelque sorte les personnages du roman pour retrouver la trace
des emprunts que l'auteur avait faits au monde réel.
Si Vivian Grey n'avait été qu'une galerie de portraits et de'ca-
ricatures empruntée à la société anglaise de 1S26, son succès eût
été aussi éphémère qu'étourdissant. La malignité des contempo-
rams une fois satisfaite, le livre aurait perdu tout intérêt. Il n'en
a rien été : tous les personnages qu'on avait voulu reconnaître
488 REVUE DES DEUX MONDES.
sont depuis longtemps descendus dans la tombe : le nom même
de la plupart est ignoré de la génération actuelle, et Vivian Grey
a conservé des lecteurs : il a été réimprimé aussi souvent qu'aucun
des autres ouvrages de M. Disraeli. C'est que ce livre est un tableau
plein de vivacité et de vérité de la haute société anglaise, dont les
côtés secondaires ont pu se modifier, mais dont le caractère géné-
ral n'a pas changé. Où les contemporains n'ont voulu voir que la
caricature de gens qu'ils connaissaient, les générations suivantes
ont vu la peinture de la nature humaine : ce que l'auteur a em-
prunté aux originaux qui posaient devant lui, ce sont moins les
traits accidentels et fugitifs qui donnent un certain relief à une
figure, que les traits permanens qui constituent le fond de l'huma-
nité : il a pu faire des portraits, mais il a surtout tracé des carac-
tères. C'est là ce qui a sauvé son livre de l'oubli où tombent néces-
sairement les œuvres qui n'empruntent leur intérêt qu'à la
curiosité ou aux passions du jour.
Le principal personnage du roman est un jeune aventurier, sans
naissance et sans fortune, mais plein de confiance dans les dons
qu'il a reçus de la nature et dans la puissance de sa volonté, et
déterminé à parvenir. Il compte, pour s'élever, mettre à profit l'in-
capacité, la sottise et la faiblesse de ses contemporains : pour faire
des grands seigneurs les instrumens de ses desseins, il flattera
leur vanité; il flattera les préjugés et les passions de la foule pour
conquérir cet autre levier, non moins puissant que la richesse, la
popularité. Il n'embrassera d'opinions, il n'épousera de causes que
celles qui pourront servir à sa fortune. Les maximes et les pré-
ceptes de conduite que Vivian Grey laisse^ échapper dans ses con-
fidences formeraient un petit manuel qu'on pourrait intituler VArt
de parvenir, à la condition de n'avoir ni moralité ni vergogne et de
ne rencontrer que des dupes. Les ennemis personnels et les adver-
saires politiques de M. Disraeli n'ont pas manqué de dire qu'il
s'était peint lui-même sous le nom de Vivian Grey, révélant avec
un cynisme effronté sa résolution de faire fortune et les moyens
qu'il comptait employer pour réussir. A l'appui de cette thèse peu
charitable, on a relevé tous les détails de l'éducation, de l'entou-
rage et du caractère de Vivian Grey qui paraissent se rapporter à
M. Disraeli. C'est à l'aide d'argumens de cette sorte qu'on a voulu
retrouver dans Werther l'histoire personnelle de Gœthe, comme si,
au début de leur carrière littéraire, de très jeunes écrivains n'ayant
fait encore qu'entrevoir le monde, n'étaient pas nécessairement
conduits à emprunter à leurs impressions personnelles et à leur
entourage immédiat quelques traits du tableau qu'ils esquissent.
A vingt-deux ans, M. Disraeli songeait-il déjà sérieusement à em-
brasser la carrière politique, qui semblait lui être fermée par
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. ^89
d'insurmontables barrières ? En tout cas, s'il eût entendu se peindre
lui-même sous les traits de Vivian Grey, se serait-il montré sous un
jour aussi peu favorable? Son héros est un ambitieux vulgaire, chez
qui de brillantes facultés ne rachètent pas l'absence du sens m'oral :
il ne se recommande par aucune des qualités qui peuvent éveiller
la sympathie ; ni ses projets ni ses aventures ne peuvent exciter
l'intérêt : finalement, il ne réussit à rien en Angleterre, et c'est en
Allemagne seulement, dans une principauté lilliputienne qu'il peut
trouver l'emploi de ses talens. La conclusion qui se dégage du livre,
c'est que la richesse ignorante et vaniteuse trouve toujours'quelque
intrigant qui l'exploite. Ce n'est pas là une biographie, c'est l'his-
toire éternelle des faiblesses humaines.
Le goût des voyages s'était-il réveillé chez M. Disraeli ? L'Orient
exerçait-il sur lui cette fascination irrésistible qui entraîne en Pa-
lestine le héros d'un de ses romans ? Désirait-il seulement se sous-
traire au retentissement persistant de son livre et aux secrètes
inimitiés qu'il avait pu lui valoir ? mais il ne tarda point à quitter
l'Angleterre pour plusieurs années. Après avoir publié, au com-
mencement de 1828, les Aventures du capitaine Popanilla, imita-
tion aujourd'hui oubliée du chef-d'œuvre de Swift, et sans attendre
l'effet de ce nouvel ouvrage, il partit pour Gonstantinople avec sa
sœur Sarah et un de ses amis, M. Meredith, qui était le fiancé de
sa sœur. Tous trois passèrent à Gonstantinople l'hiver de 1829 :
ils employèrent l'année 1830 à parcourir la Roumélie, la Grèce et
l'Albanie. En 1831, ils visitèrent la Troade et l'Asie-Mineure ; arri-
vés en Syrie, il leur fallut se séparer. Ils avaient espéré que ce
long séjour en Orient fortifierait la santé délicate de Meredith : loin
de là, la phtisie se déclara et fit de rapides progrès. Se transfor-
mant en garde-malade, Sarah Disraeli ramena son fiancé en^ Angle-
terre, mais ce fut pour le voir expirer presque en touchant le^sol
natal et sans qu'il pût lui donner son nom. Prenant alors le deuil
pour ne le quitter jamais, elle se consacra à son vieux père, dont
elle devint la lectrice et le secrétaire, et qui ne tarda point à la
pleurer à son tour.
Demeuré seul en Syrie, Benjamin mit à exécution le projefqu'il
avait formé de visiter toutes les contrées où les Juifs ont séjourné,
de demander à l'aspect des lieux, au climat, au ciel de l'Orient le
secret de leur étrange destinée et de suivre de pays en pays leurs
pérégrinations. L'ardente curiosité et les préoccupations mystiques
qui entraînent à Jérusalem lord Tancrède Montaigu ne sont-elles
pas des réminiscences personnelles plutôt que les conceptions impré-
vues d'un romancier ? Il est permis de le conjecturer. Arrivé en
Palestme, le jeune voyageur voulut tout voir, même la mosquée
d Omar, dont le fanatisme musulman interdit l'entrée aux infî-
/i90 REVUE DES DEUX MONDES,
dèles, et cette imprudente curiosité faillit lui coûter la vie. Ce fut
à grand'peine qu'on l'arracha des mains d'une foule irritée.
De Jérusalem, il se rendit en Egypte et remonta le Nil jusqu'aux
cataractes, voyage alors plein de difficultés et de périls, et que
bien peu d'Européens avaient osé entreprendre depuis l'expédition
française. Ce fut ensuite le tour de l'Espagne, où il visita l'une après
l'autre ces belles cités de l'Andalousie, autrefois habitées par les
Séphardim, et qu'il s'est complu à décrire. Enfin, après une nou-
velle visite à Venise et à Rome, où il passa l'hiver, il revint en
Angleterre au mois de mars 1832, après une absence de trois
années. Il rapportait d'Orient, outre des impressions ineffaçables
dont la trace est manifeste dans tous ses livres, de nombreux ma-
tériaux, un poème, et le canevas sinon les manuscrits de trois
romans.
Le premier en date de ces romans, le Jeune Duc, parut presque
immédiatement après le retour de M. Disraeli en Angleterre. C'était
une peinture de la haute société anglaise sous une forme vive et
spirituelle et dans un style élégant, mais sans l'attrait particulier
que des portraits vrais ou supposés avaient donné à Vivian Grey.
Cet ouvrage fat favorablement accueilli par le public et par la cri-
tique, qui reprocha seulement à l'auteur d'avoir abusé des digres-
sions et d'avoir fait de trop fréquentes allusions à ses voyages et
à ses impressions personnelles. On ne remarqua point que c'était,
comme Vivian Grey, une satire voilée de l'aristocratie anglaise,
où l'auteur mettait en relief quelle éducation frivole et superfi-
cielle recevaient les enfans des plus illustres familles, quelle pré-
paration insuffisante ces futurs législateurs apportaient dans la vie
politique, et quel discrédit l'ignorance, l'incurie et les préjugés de
la plupart des grands seigneurs faisaient rejaillir sur un ordre
appelé à jouer un rôle considérable dans l'état. On ne saurait laisser
passer inaperçu ce côté des deux premiers ouvrages de M. Disraeli :
c'est l'éclosion d'idées auxquelles l'auteur demeurera fidèle; s'il
veut maintenir entre les mains de l'aristocratie la haute direction
des affaires publiques, c'est à la condition qu'elle se fera la gar-
dienne des intérêts des masses, et qu'ayant la facilité et par con-
séquent le devoir de tout apprendre, elle justifiera sa prépondé-
rance en se montrant toujours la classe la plus instruite, la plus
éclairée, la plus vraiment libérale de la nation.
Au Jeune Duc succéda, en 1833, Contarini Fleming, que l'auteur
intitula lui -môme « revue psychologique. » C'est l'histoire d'une
âme ardente et généreuse, incapable de résister à ses premières
impressions et passant d'un entraînement à un autre sans pouvoir
jamais se tenir dans une juste mesure ni arriver à la fixité. Dans ce
roman, les événemens comme les caractères dépassent toutes les
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 491
limites de la vraisemblance et atteignent, on peut le dire, à l'ex-
travagance. Aussi le public fit-il à Contarini Fleming un accueil
assez froid pour décourager l'auteur, qui avait écrit ce livre avec
passion. Ce jugement de la première heure n'était pas sans appel.
L'Allemagne se montra plus indulgente que l'Angleterre pour les
conceptions aventureuses et les effusions mystiques de l'auteur.
Goethe s'exprima favorablement sur le livre, et Henri Heine en fit
l'objet d'un article louangeur. En Angleterre même , la critique
rendit justice au talent qui éclatait dans des descriptions d'une
rare beauté, aux pages brûlantes et parfois d'une éloquence
singulière qui rachetaient le décousu du récit et l'étrangeté des
situations. Le découragement de l'auteur ne fut point d'ailleurs de
longue durée; car, au bout de quelques mois à peine, paraissait un
roman, Alroy, qui portait pour second titre : « Récit surprenant. »
L'auteur ne pouvait en effet se dissimuler l'invraisemblance absolue
des aventures de son héros, bien qu'il essayât de la paUier en ajou-
tant à son livre une notice étendue sur Scanderberg. Alroy est un
prince de la maison de Juda qui entreprend d'arracher ses coreli-
gionnaires à l'oppression et aux outrages dont ils sont victimes. Il
les appelle aux armes , les enflamme par ses chants et tente de
reconstituer un état juif : après des succès inespérés, il succombe
dans une lutte héroïque, emportant dans la tombe l'admiration de
ses ennemis. On trouve ici distinctement la trace des préoccupations
qui avaient conduit le jeune Disraeli au fond de l'Orient : ses pré-
dilections particuhères et, si l'on peut s'exprimer ainsi, son orgueil
national s'y sont donné libre carrière. Il semble que, dans la con-
ception primitive de l'auteur, Alroy ait dû être un poème, car les
vers y abondent : non-seulement les vers blancs, qui se confondent
aisément avec la prose, mais les vers rimes, et des pages entières
pourraient presque sans changement être réimprimées comme des
vers. Une œuvre comme Alroy, malgré l'étrangeté et l'invraisem-
blance du sujet, devait moins choquer en Angleterre que sur le
continent : les esprits y sont familiarisés dès l'enfance, par une
lecture assidue de la Bible, avec les lieux où l'auteur place le
théâtre de son récit, avec les sentimens qu'il met dans le cœur de
ses personnages et avec toutes les traditions de la race hébraïque.
Guerrier et poète, Alroy tient de David et de Macchabée : on sent à
la vivacité et à la chaleur du récit que l'auteur est plein des souve-
nirs de l'Ancien-Testament, et ses descriptions, par leur éclat et
par l'impression de vérité qu'elles laissent après elles, trahissent
l'homme qui a vu avec l'âme autant qu'avec les yeux, et dont la
pensée a encore présens devant elle, dans leur antique beauté, les
lieux qu'elle décrit.
Après Alroy, qui était un poème en prose, vinrent, au commen-
/i9*2 REVUE DES DEUX MONDES.
cernent de 183/i, les trois premiers chants d'une œuvre poétique
qui en devait avoir six : f Épopée des révolutions [the RevoliUionary
Epick). M. Disraeli a raconté lui-même qu'en visitant les ruines de
Troie, et l'imagination échauffée par les souvenirs poétiques que
£68 ruines lui rappelaient, la pensée lui était venue de mettre en
Yers la lutte et les vicissitudes des diverses formes de gouverne-
ment. L'âge des héros avait donné naissance à une épopée héroïque
€t guerrière, V Iliade-, le grand mouvement de la réforme avait
enfanté une épopée religieuse, le Paradis perdu; notre époque,
marquée par tant d'agitations et de bouleversemens, semblait appe-
ler une épopée politique. De cette conception était sortie une œuvre
étrange, une de ces interminables et fastidieuses allégories dont
Chaucer et Bunyan avaient déjà donné des exemples, le premier
en vers et le second en prose. On devine aisément quel genre d'in-
térêt peut inspirer la lutte de Magros et de Lyridon, représentant
l'un le principe féodal et l'autre le principe fédératif ou républi-
cain, avec leur cortège de personnages symboliques. Foi, Fidélité,
Chevalerie, Opinion, etc. Par une juste défiance de ses facultés
poétiques, M. Disraeli ne fit imprimer la première partie de V Épo-
pée des révolutions qu'à cinquante exemplaires, destinés à des amis
particuliers et aux journaux, dont il désirait provoquer le jugement.
S'inclinant devant leur arrêt, il renonça à continuer son œuvre et
dit adieu à la poésie. C'était agir en homme d'esprit : il avait tout à
gagner à rentrer dans sa véritable voie.
II.
Il semble que trois romans et un poème publiés en deux an-
nées auraient dû suffire à absorber l'activité de l'homme le plus
laborieux et le mieux doué. Loin qu'il en eût été ainsi, M, Disraeli
avait encore trouvé moyen de consacrer un temps considérable à
la politique, et déjà il songeait à abandonner la littérature pour la
carrière parlementaire. Il était parti pour l'Orient au moment où
l'émancipation des catholiques faisait entrer dans la chambre des
communes un élément nouveau avec lequel les hommes politiques
devaient désormais compter parce qu'il pouvait déplacer la majo-
rité; à l'agitation en faveur de l'égalité religieuse en avait succédé
une autre qui avait pour objet la réforme de la chatnbre des com-
munes elle-même. Cette agitation avait atteint son paroxysme au
printemps de 1832, précisément au moment où M. Disraeli revenait
en Angleterre. La présence d'un ministère libéral au pouvoir arrêtait
seule l'explosion de l'irritation populaire; la chambre des lords
avait deux fois rejeté le l)ill de réforme, mais sa résistance semblait
épuisée; le duc de Wellington jugeait que le moment de céder
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 493
était arrrivé, et radoption définitive du bill était imminente. Les
conditions de la vie politique allaient donc être changées; une
nouvelle invasion d'élémens inconnus allait détruire l'équilibre des
forces parlementaires, effacer peut-être les anciennes divisions des
partis et donner lieu à des combinaisons imprévues. Sans doute il
y aurait une place à prendre et un rôle à jouer pour les hommes
jeunes et instruits auxquels l'absence d'antécédens laisserait toute
liberté d'action.
La tentation devait être irrésistible pour M. Disraeli. Débutant
dans la vie à une époque d'extrême fermentation, où des questions
politiques de la plus haute gravité étaient débattues avec une
ardeur sans égale et formaient presque l'unique sujet d'entretien
dans les salons et jusqu'au sein des plus humbles foyers, comment
serait-il demeuré indifférent à ce qui passionnait tous les esprits
autour de lui ! Mille traits épars dans le Vivian Grcy prouvent qu'il
avait étudié avec soin le mécanisme des institutions anglaises et
que les combinaisons de la stratégie parlementaire avaient dû sou-
vent être dévoilées et analysées devant lui. Il se savait le talent
d'écrire; il se sentait le talent de parler; il était mieux doué, plus
instruit, plus actif, plus laborieux que la plupart des hommes
politiques qu'il avait rencontrés dans les salons; pourquoi ne
jouerait-il pas un rôle aussi bien qu'eux? A quoi conduisaient les
lettres en Angleterre? A rien, pas même à la fortune, pas même à
l'indépendance. Heureusement pour lui, la sienne était assurée
par la modeste aisance qu'il pouvait attendre après son père et
après son grand-père maternel; mais que de gens de talent ne
voyait-il pas vivre péniblement de leur plume, s'ils ne voulaient
être les esclaves des libraires ou les parasites des grands seigneurs?
En quelle médiocre estime Byron avait-il été tenu pour n'avoir
voulu être qu'un poète, quand il avait le droit de haranguer les
lords sur la question des sucres et sur la balance du commerce?
Quand Moore luttait contre la pauvreté, était-ce à ses vers ou à ses
millions que Rogers était redevable de son crédit? Dans le plus cher
de ses amis, dans Buhver, était-ce l'auteur de romans agréables et
émouvans que les salons accueillaient avec empressement? n'était-
ce pas le baronnet et surtout le membre du parlement? Non, les
lettres étaient impuissantes à élever un homme qui n'avait pour
lui ni la fortune ni la naissance : la politique pouvait seule ren-
verser la barrière artificielle que les préjugés et la constitution
aristocratique de la société anglaise opposaient à l'essor du mé-
rite, et elle permettait toutes les ambitions. Ne pouvant être ni
soldat ni légiste pour se frayer la route de la chambre des lords, il
fallait forcer la porte de la chambre des communes.
Sous quelle bannière se rangerait-il? Serait-il whig ou tory?
^94 REVUE DES DEUX MONDES.
Non-seulement les whigs étaient en possession du pouvoir, mais ils
semblaient avoir toutes les chances de le conserver. Us étaient
portés par le courant populaire, ils s'étaient mis à la tête du mou-
vement qui entraînait toute l'Angleterre, et la réforme ne pouvait
que consolider leur ascendant. M. Disraeli n'avait eu que peu de
relations avec les whigs, et il ne devait se sentir aucune inclina-
tion pour eux. La direction du parti était concentrée entre trois
ou quatre familles, étroitement unies entre elles par des alliances
matrimoniales, et appartenant à la fraction la plus élevée, mais la
plus dédaigneuse et la plus exclusive de l'aristocratie. Nul n'était
compté ni même admis dans les conseils secrets des whigs, à
moins d'être un Grey, un Russell, un Canning ou un EUiot. Ils
avaient entrepris d'accomplir la réforme, mais ils entendaient la
faire tourner exclusivement à leur profit. Pour eux, elle consistait
à supprimer les bourgs-pourris où s'exerçait l'influence des tories,
et à conserver autant que possible ceux dont les grands seigneurs
whigs disposaient. On faisait bien la part da feu, mais surtout aux
dépens de ses adversaires. On entendait s'en tenir là : on proclamait
bien haut que le bill de réforme, tel qu'il était présenté, serait une
mesure définitive et qu'il ne serait plus apporté aucun changement
ni dans la législation électorale ni dans la composition du parle-
ment. Quant à ceux à qui la réforme paraissait insuffisante ou qui
auraient voulu lui faire produire d'autres conséquences qu'un dé-
placement de la prépondérance politique, on les qualifiait de radi-
caux, on les reléguait parmi les utopistes, et, en acceptant leur
coopération et leur vote, on les excluait soigneusement du pouvoir.
Cependant telle est l'influence du succès et tel est l'attrait de la
nouveauté que tous les aspirans à la vie politique, tous les jeunes
gens se tournaient du côté des whigs; un homme de valeur pou-
vait-il s'exposer à demeurer perdu dans cette foule de recrues em-
pressées? D'ailleurs les plus anciennes et les plus étroites relations
de M. Disraeli étaient du côté des tories. En achetant Cradenham-
Ilouse, son père avait pris rang parmi les propriétaires terriens du
comté de Buckingham, comté essentiellement agricole, où presque
toutes les grandes influences étaient conservatrices ; lui-même ne
devait pas tarder à se lier d'amitié avec le fils aîné du duc de Buc-
kingham, le marquis de Ghandos, qui tenait à la chambre des com-
munes un certain rang parmi les conservateurs. Une inclination na-
turelle devait donc faire pencher M. Disraeli de ce côté, mais on ne
pouvait attendre qu'un homme de son intelligence et de son édu-
cation, qui avait autant de lecture, qui avait vécu dans le milieu
le plus éclairé et le plus propre à ouvrir l'esprit aux idées nou-
velles, qui avait parcouru l'Europe, non pas en oisif et en homme
de plaisir, mais en observateur pénétrant et studieux, devînt un
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. fi95
tor}^ à la façon des gentilshommes campagnards qu'il a criblés des
traits d'une si fine ironie, et qu'il nous montre aussi inaccessibles
à toute pensée de changement qu'inflexibles sur leurs droits de
chasse et leurs prérogatives seigneuriales. Si nous cherchons le
secret des opinions de M. DisraeU dans ses premiers ouvrages, et
particulièrement dans cette Épopée des révolutions^ où les théories
politiques tiennent tant de place, nous y voyons qu'il estimait déjà
que l'impulsion politique doit venir d'en haut, parce que l'auto-
rité seule peut accomplir des réformes sans déchiremens et sans
secousse, et qu'il croyait à l'utilité d'une classe dirigeante, d'une
aristocratie, à la condition qu'elle justifiât sa prépondérance par
ses lumières, son dévoûment au bien public et sa promptitude à
tous les sacrifices, en se montrant toujours l'amie du pauvre, la
protectrice des arts, l'initiatrice de tous les progrès. Pour que la no-
blesse anglaise remplît les conditions de cette aristocratie idéale, il
était nécessaire qu'elle se transformât, qu'elle apprît à faire un
plus généreux usage de sa richesse et un meilleur emploi de ses
loisirs, qu'elle préparât de bonne heure ses enfans aux fonctions
législatives par des études sérieuses et qu'elle se tînt constamment
au niveau des idées de son temps. Pour être plus sincèrement et
plus sérieusement libéraux que les whigs, pour se montrer ce qu'ils
étaient, les véritables amis du peuple, les tories n'avaient d'ailleurs
qu'à demeurer fidèles aux traditions de leur parti. Si une irrésis-
tible réaction contre les excès de la révolution française, si les exi-
gences d'une lutte terrible contre Napoléon les avaient contraints de
faire un usage rigoureux du pouvoir, on n'avait pas le droit d'a-
buser des nécessités d'une situation exceptionnelle et temporaire
pour identifier leur nom avec les idées de compression. N'étaient-ce
pas leurs orateurs et leurs hommes d'état qui, sous les trois pre-
miers George , avaient défendu les libertés publiques contre les
whigs et avaient lutté contre le despotisme démoralisateur de
Walpole?
Tout en professant les mêmes idées que les tories sur le respect
de la prérogative royale, sur l'autorité de la chambre des lords et
sur le maintien de l'éghse établie, M. Disraeli ne se croyait tenu de
repousser aucune réforme utile, d'être hostile à aucun progrès. Un
esprit puissant et libre de préjugés, Bentham, avait soumis à une
critique rigoureuse toutes les parties de la législation anglaise : il
en avait fait ressortir les incohérences, les vices et les lacunes. Bien
qu'il eût exposé ses idées sous une forme et dans un style bien
propres à rebuter les lecteurs, il avait fait école. Des hommes
jeunes, ardens et, pour la plupart, d'un incontestable mérite, s'é-
taient déclarés ses disciples et s'étaient voués à la propagation de
ses doctrines. Ils s'étaient groupés autour d'un recueil trimestriel,
496 REVUE DES DEUX MONDES.
la Revue de Westminster, dont la courte existence n'a pas été sans
éclat, et ils avaient fondé pour leur servir de centre de réunion un
club qui s'appelait aussi Club de Westminster. On leur donnait et
ils ne repoussaient point le nom de radicaux par lequel on les dis-
tinguait des whigs, c' est-dire des libéraux qui poursuivaient uni-
quement les réformes politiques. Il ne faudrait donc pas que ce
nom fît illusion sur leurs sentimens, fort différens de ceux que pro-
fessent les radicaux d'aujourd'hui, dont les uns sont républicains et
dont les autres sont socialistes. M. Disraeli avait adopté sur les de-
voirs de la richesse envers la pauvreté, sur l'amélioration du sort
des classes laborieuses, sur la réforme de la loi des pauvres, sur la
diffusion de l'instruction et sur d'autres questions encore les opi-
nions émises par Bentham et propagées par ses disciples. Il comp-
tait en outre parmi les benthamites des amis très chers, entre autres
sir Edward Lytton Bulwer, aujourd'hui vice- roi des Indes, qui n'é-
pargna rien pour l'attirer dans leur camp et qui l'avait fait inscrire
d'office parmi les membres du club de Westminster.
Ainsi M. Disraeli, au début de sa carrière politique, n'avait aucun
lien ni aucun rapport d'opinions avec les whigs : par le fond de ses
convictions politiques, il tenait aux tories; par les tendances libé-
rales et généreuses de son esprit et par ses opinions sur certaines
questions spéciales il tenait également à ce petit groupe de réfor-
mateurs qui n'allait pas tarder à se fondre dans l'un ou l'autre
des deux grands partis. M. Disraeli fut donc logique et conséquent
avec lui-même en se présentant tout d'abord comme un candidat
libre de toute attache, comme un conservateur indépendant. On
excusera l'abondance de ces détails si l'on réfléchit à l'action con-
sidérable que M. Disraeli a exercée sur son pays : ils contiennent
l'histoire de ses opinions et donnent l'explication de sa conduite.
A quelques milles de Bradenham-IIouse, au cœur du comté de
Buckingham,se trouvent la paroisse et la ville de High Wycombe. La
ville, ou plus exactement les habitations groupées sur un espace
de 50 hectares, formaient un bourg parlementaire, ^représenté à la
chambre des communes par deux députés. La franchise, ou droit
d'élection, était le privilège de la corporation, c'est à-dire du con-
seil municipal, et des propriétaires fonciers ayant le titre de bour-
geois : en tout, moins de hO personnes. High Wycombe avait pour
représentans, en 1832, le plus grand propriétaire de la paroisse,
l'héritier présomptif de lord Garington, M. Robert Smith et sir
Thomas Baring, nommé par l'influence de M. Smith. Tous deux
étaient whigs et comptaient parmi les amis dévoués du ministère.
Quelques semaines après son retour d'Orient, M. Disraeli fut in-
formé que sir Thomas Baring allait donner sa démission de député
de High Wycombe pour se porter dans le Hampshire, où l'une
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. Zi97
des deux places de député du comté était devenue libre. Une cir-
constance plus favorable ne pouvait se présenter : M. Disraeli n'a-
vait point à chercher un collège électoral dont il pût solliciter les
suffrages : une vacance se produisait dans le comté même où sa
famille résidait, où il était le mieux connu, à quelques milles de la
demeure paternelle. Sa détermination fut prise immédiatement. Il
ne pouvait ignorer que l'influence de M. Robert Smith était toute-
puissante sur la corporation de High Wycombe, et que cette in-
fluence allait s'exercer en faveur d'un personnage officiel, le co-
lonel Grey, troisième fils et secrétaire particulier du premier mi-
nistre; mais le bill de réforme venait enfin d'être voté, et il devait
nécessairement avoir pour conséquence une dissolution prochaine
du parlement. L'élection qui allait avoir lieu à High Wycombe n'é-
tait donc en quelque sorte qu'une élection préparatoire; il était
important de prendre date et de se faire connaître des futurs élec-
teurs que le bill de réforme allait investir du droit de suffrage.
M. Disraeli posa donc sa candidature. Sir E. L. Bulwer lui rendit le
mauvais service de demander à Joseph Hume, le vétéran du radi-
calisme parlementaire, et à O'Gonnell, de vouloir bien le recomman-
der. iNi l'un ni l'autre ne connaissait personne à High Wycombe, et
les lettres banales qu'ils envoyèrent cà sir E. L. Bulwer ne pouvaient
être d'aucune utilité pour le candidat : encore Joseph Hume, sur une
réclamation de M. Robert Smith s'empressa- t-il de retirer la sienne,
trois jours après l'avoir envoyée. Néanmoins, ces deux lettres ont
suffi pour échafauder une accusation qui a pesé sur toute la carrière
politique de M. DisraeH et dont la persistance étonne encore plus
que l'injustice : aujourd'hui encore, après plus de quarante ans,
on ne manque point d'invoquer ce prétendu patronage de Joseph
Hume et d'O'Connell comme la preuve que le chef actuel du parti
conservateur n'a jamais eu ni convictions ni principes, et qu'après
avoir professé, pour entrer au parlement, les opinions radicales les
plus avancées, il les a reniées à la voix de l'intérêt.
Une seule remarque suffirait à faire justice de cette imputation.
A ce moment, les radicaux du parlement faisaient cause commune
avec le ministère, qui avait pris en main la réforme électorale; ils
votaient avec lui à la chambre des communes ; ils votaient pour ses
candidats dans les élections. C'est à raison de cette alliance que
Joseph Hume se reconnaissait dans l'obligation de retirer la lettre
qu'il avait écrite en faveur de la candidature de M. Disraeli. Or
celui-ci se présentait en concurrence avec un candidat ministériel,
avec le fils du premier ministre, et il se déclarait l'adversaire irré-
conciliable des whigs. Il agissait donc au rebours de la conduite
que les radicaux croyaient devoir tenir, et il ne pouvait compter
TOME XXXV. — 1879. 32
498 BEVUE DES DEUX MONDES.
sur leur appui. La vérité est que M. Disraeli, par un excès de con-
fiance dans ses propres forces, s'annonçait comme un candidat indé-
pendant et libre de tout lien de parti. C'était ainsi que sa candida-
ture était envisagée, et le journal tory du comté, the Bucks Ilei-ald,
s'exprimait en ces termes au sujet de la lutte électorale engagée à
Wycombe: « Nous ne sommes d'accord, au point de vue politique,
avec aucun des deux candidats, mais nous n'hésitons pas à préférer
la déclaration pleine d'indépendance et de franchise de M. Disraeli
aux plates protestations du colonel Grey... De plus M. Disraeli n'est
pas un whig... C'est un indépendant, sans engagement vis-à-vis
d'aucun parti ; et comme il a du talent et de la volonté, il peut se
faire une place honorable et distinguée à la chambre, ce à quoi le
colonel ne peut prétendre. Nous pesons impartialement la valeur
des deux hommes, et la balance penche très décidément du côté
de M. Disraeli. »
Trois mois plus tard, les nouveaux électeurs qui se proposaient
de donner leurs suffrages à M. Disraeli lui offraient un banquet à
l'hôtel de \ille de Wycombe, et le président s'exprimait ainsi sur
son compte : « M. Disraeli est venu à nous sans l'aide d'aucune
influence, sans l'appui de personne, ni dans cette salle, ni dans
la ville, et il a conquis sa popularité actuelle uniquement par son
talent et son mérite. En lui, ce n'est pas un zéro que nous enver-
rons au parlement, mais un homme qui fera honneur à Wycombe. »
S'il faut dire toute notre pensée, nous croyons que M. Disraeli
avait, dès ce moment, des visées plus hautes que d'entrer au par-
lement à la remorque d'un parti quelconque. 11 avait le sentiment
de sa force; il ajoutait tous les jours à ses connaissances par un
travail acharné; il avait été gâté par les éloges de tous ceux qui
l'entouraient et par la précocité de ses succès ; il s'était fait, du
premier coup, une place parmi les romanciers : lui serait-il plus
difficile de se faire une place parmi les hommes politiques? L'ap-
plication du bill de réforme devait désorganiser les partis, priver
les tories de leurs principaux moyens d'action et affaiblir les whigs
eux-mêmes : une foule d'hommes nouveaux allaient arriver à la
chambre des communes sans engagemens et sans idées arrêtées : il
s'en trouverait nécessairement un certain nombre disposés à se
grouper autour d'un orateur, autour d'un chef qui, tout en rassu-
rant les sentimens conservateurs de la nation, saurait faire la part
du progrès. Il pouvait être, il serait cet orateur et ce chef. 11 l'est
devenu en effet, mais après une longue attente et au prix de per-
sévcrans efforts. Voyons si son langage devant les électeurs concorde
avec l'ambition que nous lui supposons.
«Je suis un indépendant, dit-il à High Wycombe, en paraissant
pour la première fois sur les hustings, et je ne porte la livrée d'au-
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. hQ9
cun parti. Je veux faire produire à la réforme électorale tous ses
fruits ; car elle n'est pas un acte définitif, elle n'est que le moyen d'at-
teindre un grand but. » Répondant au reproche qui lui était adressé
d'avoir l'appui des tories, il se félicita de cet appui, qui prouvait
que, cette fois, les tories se rangeaient du côté du peuple, et le
besoin que les tories devaient éprouver de conquérir les sympathies
populaires lui faisait présager que cette alliance serait durable.
Dans une circulaire adressée aux électeurs pour leur annoncer qu'il
solliciterait de nouveau leurs suffrages lorsque la dissolution du par-
lement serait prononcée, il donnait à sa candidature le même ca-
ractère : « Je me présenterai sans porter l'étiquette d'aucun parti
ni la livrée d'aucune faction. Je vous demanderai vos suffrages à
titre de voisin indépendant, qui, sympathisant avec vos besoins et
avec vos intérêts, consacrera tous ses elforts à satisfaire les uns et
à servir les autres. » Et, après un tableau de la crise redoutable
que l'Angleterre traversait, la circulaire concluait par cet appel :
(( Anglais, rejetez loin de vous tout ce jargon politique et ces déno-
minations factieuses de whigs et de tories, deux noms qui n'ont
qu'un seul sens et qui servent uniquement à vous tromper; unissez-
vous dans la formation d'un grand parti national, qui seul pourra
sauver le pays de la destruction... » La même conclusion et presque
les mêmes paroles se retrouvent dans une petite brochure pubUée
quelques mois plus tard, sous ce titre : Ce quil est. Dans cette
brochure, M. Disraeli exprimait l'opinion qu'il fallait compléter la
réforme dans un sens démocratique, si l'on voulait obtenir désor-
mais un bon fonctionnement de la machine gouvernementale.
Les institutions anglaises avaient eu jusque-là pour moteur le
principe aristocratique : ce principe avait été sapé à sa base par
le bill de réforme, on ne pouvait songer à lui rendre sa force et
son rôle passés, parce qu'il n'y avait pas de conciliation possible
entre les tories et les whigs, et que l'antagonisme avait été rendu
plus violent encore par la façon dont les whigs avaient accompli la
réforme. Il fallait donc donner au gouvernement une force motrice
nouvelle qu'on ne pouvait trouver que dans la transformation des
partis. « Je puis comprendre, disait l'écrivain anonyme, un tory et
un radical; mais un whig, un aristocrate démocratique, dépasse
mon intelligence. Si les tories renoncent réellement à restaurer le
principe aristocratique et sont sincères dans l'aveu qu'ils font que
la machine gouvernementale ne peut marcher dans sa condition
actuelle, il est de leur devoir de se fondre avec les radicaux, et de
faire disparaître ces deux dénominations politiques dans l'appella-
tion comnr)une, plus intelligible et plus relevée, de parti national. »
Cette création d'un parti, ralliant et réunissant dans une action
commune, au lendemain même de la bataille et avant que l'ardeur
500 REVUE DES DEUX MONDES.
de la lutte fût tombée, les tories vaincus et une partie de leurs
vainqueurs, les représentans des classes conservatrices et les parti-
sans des idées nouvelles, devait demeurer à l'état d'utopie. Tout
n'était pas chimérique, néanmoins, dans la façon dont M. Disraeli
envisageait la situation politique de l'Angleterre. L'axe du gouver-
nement allait, en effet, se déplacer; mais ce changement ne devait
pas s'opérer brusquement, il devait s'effectuer graduellement et en
un certain nombre d'années. Les whigs, dernière expression de
l'aristocratie territoriale, devaient aller sans cesse s'affaiblissant,
faute de pouvoir se recruter aux mêmes sources que par le passé :
ils étaient destinés à être dominés et absorbés par leurs alliés, par
les représentans des classes qu'ils avaient appelées à la vie politique,
et ils devaient perdre leur existence propre et jusqu'à leur nom.
Quant au parti tory, ce n'était pas par lintrusion d'élémens étran-
gers qu'il devait se régénérer : c'était par l'adoption d'idées nou-
velles, et M. Disraeli devait être le principal instrument de cette
transformation.
Laissons donc cette vieille et oiseuse querelle du patronage sous
lequel M. Disraeli aurait cherché à entrer dans la carrière politique :
ce qui est intéressant, c'est de constater quelles idées professait le
jeune candidat; la suite de cette étude montrera s'il y a été ou non
fidèle.
(( Je sors du peuple, dit-il aux électeurs de High Wycombe dans
son premier discours, et n'ayant dans les veines le sang ni d'un
Plantagenet ni d'un Tudor, c'est assez vous dire que je mets le
bonheur du plus grand nombre au-dessus de la satisfaction de
quelques-uns. » La réforme, ajouta-t-il, n'était à ses yeux qu'un
moyen qui devait conduire à des améliorations pratiques. Il était
nécessaire de réduire les dépenses publiques et de supprimer les
emplois inutiles afin d'arriver à une diminution des impôts. Il fal-
lait assurer au clergé inférieur une rémunération convenable et
en rapport avec ses services afin de lui assurer considération et
influence. Il était urgent d'amender la législation et la procédure
criminelles. Au-dessus de toutes ces réformes, le jeune orateur pla-
çait l'amélioration du sort du peuple : il fallait que l'homme qui
travaille fût mieux nourri, mieux logé, mieux instruit. Il travaille-
rait de toutes ses forces à obtenir cette amélioratiou dans le sort
du peuple, sans laquelle on ne pouvait envisager l'avenir avec con-
fiance. — C'était là un langage tout nouveau dans la bouche d'un
candidat. N'oublions pas, en effet, qu'à ce moment, le bill de ré-
forme n'avait pas encore été mis à exécution : cette grande mesure
n'avait été défendue par les uns et repoussée par les autres qu'en
invoquant des considérations exclusivement politiques ; on s'était
surtout préoccupé de l'influence qu'elle pouvait exercer sur la force
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 501
numérique des partis au sein du parlement ; ceux mêmes des whigs
qui étaient guidés par un sentiment d'équité croyaient avoir tout
fait pour les classes industrielles en appelant les grandes villes ma-
nufacturières à envoyer des représentans à la chambre des communes,
comme si la concession du droit du suffrage pouvait être le dernier
mot de la justice distributive au sein d'une société chrétienne. Bien
peu de gens portaient plus loin leur pensée et se disaient qu'en
dehors du cercle des nouveaux électeurs, il y avait des multitudes
qui luttaient péniblement pour l'existence, et qui, pour ne point
prétendre aux droits poHtiques, n'en avaient que plus de titres à la
sollicitude du législateur. Rendons cette justice à M. Disraeli qu'à
son début dans la carrière politique, son premier mot a été un appel
en faveur des déshérités de la fortune. Toute la vie, il est demeuré
fidèle à cette grande cause : dans le parlement, jamais sa parole
et son vote n'ont manqué à une mesure favorable aux classes labo-
rieuses; hors du parlement, son initiative, son influence et sa bourse
ont toujours été au service de toutes les œuvres qui pouvaient
améliorer la condition matérielle et morale du pauvre. Aussi ce
dut être pour lui une noble et légitime satisfaction, lorsqu'au len^:;
demain de son élévation à la pairie, une députation d'ouvriers vint
lui apporter une couronne comtale, produit d'une souscription ou-
verte entre les ouvriers d'Angleterre, et qui lui était offerte en re-
connaissance de ses persévérans efforts en faveur de tous ceux qui
travaillent et de tous ceux qui souffrent.
Au nombre des mesures, dont M. Disraeli se déclarait partisan
dans ses premiers manifestes électoraux, se trouve encore l'abo-
lition des taxes sur l'instruction, c'est-à-dire du timbre sur les
publications périodiques et du droit d'excisé sur le papier. Il se
prononçait en faveur de l'abolition immédiate de l'esclavage dans
les colonies, moyennant une indemnité aux propriétaires d'esclaves.
Il demandait que l'église d'Irlande fût ramenée à des proportions
en rapport avec le nombre des habitaiis dont elle desservait les
besoins spirituels, et qu'en Angleterre, tout en améliorant le sort
du clergé inférieur, on remaniât les taxes ecclésiastiques de façon à
en rendre la perception moins onéreuse. Il demandait encore l'allé-
gement et surtout la simplification des taxes compliquées dites
assesscd taxes, dont le fardeau pesait presque exclusivement sur
le petit commerce et la petite industrie. Enfin il mettait au premier
rang des réformes à olDtenir le rétablissement de la triennalité
du parlement et le vote au scrutin secret. C'étaient là deux des
points principaux du programme politique des radicaux, et il est
incontestable qu'ici M. Disraeli se plaçait sur le même terrain
que la fraction la plus avancée du parlement. Lui-même recon-
naissait qu'il donnait ainsi prise à l'accusation de radicalisme : il
502 REVUE DES DEUX MONDES.
justifiait son opinion par des raisons historiques en rappelant
que la durée des parlemens avait commencé par être de trois
années, que c'étaient les wighs qui, en 171Zi, pour se perpétuer au
pouvoir, l'avaient étendue à sept années, et que, pendant l'ère des
George, les tories n'avaient cessé de protester contre la septen-
nalité et de réclamer le retour à l'ancienne coutume. Loin de mé-
riter le reproche d'être un radical et un ennemi de la constitution,
il ne faisait donc que suivre la doctrine et l'exemple des hommes
les plus illustres du parti tory. Quant au scrutin secret, il lui
paraissait une conséquence nécessaire de la réforme : du moment
que l'on conférait l'électorat à des citoyens dont la condition
offrait moins de garanties d'indépendance, il devenait utile de
leur assurer le moyen d'exercer leur droit de suffrage à l'abri de
toute intimidation et de toute influence illégitime.
Disons tout de suite, pour n'avoir point à y revenir, que la fré-
quence des dissolutions qui se succédèrent à de courts intervalles
ne tarda pas à faire perdre de vue par l'opinion publique la pre-
mière des deux réformes : le scrutin secret est la seule question sur
laquelle M. Disraeli ait fait aux préventions de son parti le sacrifice
de ses sentimens personnels.
III.
Après avoir exposé les opinions du candidat, il nous reste à
raconter ses mésaventures. High Wycombe n'avait qu'environ qua-
rante électeurs, presque tous dans la dépendance de M. Robert
Smith, qui était dévoué au ministère. Dans ces conditions, M. Di-
sraeli ne pouvait espérer de réussir : il eut seulement 11 voix
contre 23 données au colonel Grey; mais il n'avait tenté cette
première épreuve que pour se faire connaître des habitans de High
Wycombe et préparer le terrain en vue de la nouvelle élection qui
devait suivre la dissolution du parlement. L'application du bill de
réforme éleva le nombre des électeurs à près de 300 : M. Disraeli
s'était déjà concilié assez de sympathies dans la ville pour que le
colonel Grey s'en alarmât; un des membres de l'administration,
lord Nugent, fut envoyé pour seconder M. Smith et jeter dans la
balance électorale le poids de l'influence ministérielle. M. Disraeli
avait affaire à trop forte partie : c'eût été miracle que, débutant
dans la vie politique, en deliprs des deux grands partis qui se dis-
putaient le pouvoir, et ayant contre lui le propriétaire le plus in-
fluent de la circonscription, il l'emportât sur un personnage aussi
considérable que le colonel Grey, énergiquement soutenu par le
gouvernement. M. Smith eut 179 voix, le colonel Grey 1/10, et
M. Disraeli M9. L'échec était honorable; mais il semblait fermer
LORD BEACONSFIELO ET SON TEMPS. 503
la carrière au vaincu. Il né paraissait pas probable, en effet, que
de nouvelles élections eussent lieu avant plusieurs années. Tout
autre, assuré de trouver dans des succès littéraires la consolation
d'une défaite électorale, aurait abandonné la partie: M. Disraeli n'en
fit rien, donnant ainsi une première preuve de la ténacité de son
caractère. Il avait décidé qu'il entrerait à la chambre des com-
munes : prenant d'avance son parti de tous les obstacles qu'il
aurait à renverser, de tous les revers qu'il pourrait essuyer, il
résolut de ne pas détacher les yeux, un seul jour, du but qu'il
poursuivait et' de rentrer dans la lice chaque fois qu'une occasion se
présenterait. Ainsi, informé qu'une vacance allait se produire dans
la représentation de Marylebone, il adressa aussitôt une circulaire
aux électeurs pour leur annoncer sa candidature ; mais la démission
dont il avait été question ne fut pas donnée. En attendant, on le
voyait entretenir soigneusement des relations avec ses voisins du
comté de Buckingham, quitter fréquemment Londres et ses travaux
littéraires pour assister aux réunions des fermiers, y prendre la
parole, faire partie des comités qu'ils nommaient pour la défense
de leurs intérêts, rédiger les pétitions qu'ils adressaient au parle-
ment, ne rien négliger, en un mot, pour ajouter à sa popularité
naissante et pour acquérir une influence sérieuse.
Le ministère qui avait accompli la réforme n'avait pas tardé à se
diviser, et ses dissensions intestines déterminèrent sa retraite au
mois d'octobre 183Zi. Contre toute prévision, les tories revenaient
au pouvoir, mais ils ne pouvaient espérer de gouverner avec une
chambre élue sous l'influence de leurs adversaires, et une dissolution
était inévitable. L'activité surprenante de M. Disraeli, l'instruction
étendue dont il faisait preuve et le remarquable talent de parole qu'il
avait déployé en toute occasion, ne pouvaient manquer, indépendam-
ment de ses succès littéraires, d'appeler sur lui l'attention. Lord
Durham, qui s'était séparé des wighs pour se mettre à la tête des
radicaux, le faisait presser par sir Edward Lytton Bulwer de se
joindre à eux. Lord Lyndhurst, dont l'esprit large et élevé ne s'in-
quiétait pas des ébullitions naturelles chez un jeune esprit, faisait
grand cas des qualités éminentes de M. Disraeli, qu'il voyait souvent
chez lady Blessington, et il aurait désiré que les tories s'attachassent
cette brillante recrue. Il fit une démarche en ce sens auprès de
M. Greville , qui était chargé d'organiser et de conduire les élec-
tions dans l'intérêt du parti; mais, malgré l'influence que lui don^
naient ses hautes fonctions, il ne réussit pas. Les partis n'aiment
point les gens qui se réservent et qui veulent penser par eux-
mêmes; pour obtenir leurs sympathies et leur concours, il faut
adopter surtout ce qu'il y a d'excessif dans leurs idées et épouser
leurs passions. A la date du 6 décembre 183Zi, M. Greville raconte
50 A REVUE DES DEUX MONDES.
lui-même dans son journal, en termes railleurs, la démarche infruc-
tueuse de lord Lyndhurst. « Le chancelier, écrit-il, est venu me
voir hier pour me parler de faire entrer le jeune Disraeli au parle-
ment comme député de Lynn. Je lui avais dit que George Bentinck
avait besoin d'un bon second pour mettre dehors William Lennox,
et le chancelier m'a proposé le gentleman en question, qu'il m'a dit
être ami de Ghandos. Il faut pourtant que ses opinions politiques
soient encore en suspens, car le chancelier m'a dit queDurham fait
tout son possible pour le gagner par l'offre d'un siège et le reste;
si donc il ne s'est pas encore prononcé et s'il flotte entre Ghandos et
Durham, ce doit être un personnage d'une bien grande impartia-
lité. Je ne pense pas qu'un tel homme nous convienne, bien qu'il
soit précisément tout ce qu'il faut pour être des amis de Lynd-
hurst. » Voilà l'accueil que les chefs des tories firent à l'homme
qui devait, un jour, relever la fortune de leur parti. Ce qui ajoute
à l'intérêt du récit de M. Greville, c'est qu'il prouve par un témoi-
gnage irrécusable que M. Disraeli est l'auteur de sa propre fortune,
qu'il n'a rien dû au parti sous la bannière duquel il s'est rangé
volontairement : ainsi s'exphque, du même coup, l'indépendance
hautaine dont nous le verrons faire preuve vis-à-vis des chefs de
ce parti.
La chambre des communes ayant été dissoute, M. Disraeli se
présenta de nouveau à High Wycombe et sans plus de succès : il
échoua encore devant les influences réunies de M. Smith et du
colonel Grey. Quelques jours après ce nouvel échec, un banquet lui
fut donné par les électeurs conservateurs, et il y prit la parole :
« J'ai livré, dit-il, deux combats pour l'indépendance de Wycombe,
et je suis prêt, si l'occasion se présente, à en livrer un troisième.
Je ne suis pas découragé. En aucune façon je ne me sens battu :
peut-être est-ce parce que j'y suis habitué. Je puis presque m'ap-
pliquer le mot d'un illustre général italien, à qui l'on demandait,
dans sa vieillesse, pourquoi il était toujours victorieux. Il répondit :
«Parce que, dans ma jeunesse, j'ai toujours été battu. » Le jeune
orateur ne devait pas tarder à montrer qu'en effet sa résolution
n'avait pas fléchi. Bien que les tories eussent gagné cent cinq
voix dans les élections générales, ils n'avaient pas une majorité
suffisante pour se maintenir au pouvoir : ils furent renversés dès
le mois d'avril 1835, grâce à l'appui que leurs adversaires reçurent
d'O'Gonnell. M. II. Labouchère, qui tenait un certain rang parmi
les whigs, fut appelé à fîiire partie de la nouvelle administration
comme directeur général de la Monnaie. Il dut se soumettre à la
réélection. 11 avait été nommé cinq fois déjà par le bourg de
Taunton; il n'avait pas eu de concurrent aux élections générales, et
il s'attendait à n'en point avoir, lorsque son influence personnelle
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 505
était encore accrue par les fonctions auxquelles il était appelé. Les
tories n'avaient même pas songé à lui susciter un compétiteur.
Quelle ne fut donc pas s-a surprise de voir surgir tout à coup la
candidature de M. Disraeli! Les journaux whigs fulminèrent à
l'envi contre le présomptueux candidat, qu'ils qualifièrent de
renégat du radicalisaie et d'instrument stipendié des tories. Des
attaques personnelles dirigées contre lui, cette dernière est la seule
que M. Disraeli crut devoir relever : « J'ai livré quatre combats
pour la cause du peuple, dit-il, sur les hustîngs, et toujours avec
mes propres ressources, sans devoir un farthing à qui que ce soit.
Je recommencerai encore la lutte sur ma fortune personnelle, sans
rien demander à aucun club. »
Pour la quatrième fois M. Disraeli échoua; mais sa tentative fut
justifiée par le chiifre de voix qu'il obtint et qui fut considérable,
surtout pour une candidature improvisée. Cette audace d'un simple
écrivain ne craignant pas de se mesurer avec un ministre qui avait
derrière lui un parti triomphant, attira l'attention publique sur
l'élection de Taunton. A la diiférence du colonel Grey, M. Labou-
chère savait parler, et il se défendit avec vigueur. La lutte fut donc
des plus vives et des plus intéressantes : M. Disraeli y déploya une
puissance et une verve qui révélèrent en lui un véritable orateur.
Dans une de ses harangues, il établit un parallèle entre le ministère
whig, sans cesse modifié, mais s'abritant toujours derrière les mé-
rites du bill de réforme, et la troupe équestre de Ducrow, où che-
vaux et écuyers étaient continuellement renouvelés sans que l'af-
fiche cessât de demeurer la même. Ce parallèle fit fureur, et il a
été souvent cité chez nos voisins comme un modèle de mordante
ironie. Un incident pénible prolongea le retentissement de cette
lutte électorale. M. Disraeli avait reproché aux whigs de s'être alliés,
pour revenir au pouvoir, avec O'Gonnell, qu'ils n'avaient cessé
de dénoncer comme un conspirateur et un traître, dont les efforts
pour séparer l'Irlande de l'Angleterre ne pouvaient aboutir qu'à pro-
voquer des collisions sanglantes. D'après un compte-rendu, II. Dis-
raeli aurait accusé les whigs de n'avoir pas craint « de serrer la
main sanglante du traître O'Gonnell. » Non-seulement M. Disraeli
a toujours contesté l'exactitude de ce compte-rendu, tout en recon-
naissant qu'il pouvait avoir employé une expression malheureuse,
mais quelques jours à peine après ce premier discours, et à Taunton
même, il expliqua sa pensée et tourna en ridicule la métaphore
qu'on lui avait prêtée. Néanmoins elle fut reproduite à l'envi par
les journaux ministériels auxquels elle servit de thème pour accuser
l'orateur d'avoir calomnié le ministère et de se montrer ingrat
envers O'Gonnell. La phrase incriminée arriva ainsi à la connais-
sance d'O'Connell, qui était en Irlande à organiser ces immenses
506 REVUE DES DEUX MONDES.
réunions populaires que sa parole fanatisait. L'irascible tribun prit
feu et, comme le lui a justement reproché M.Disraeli, sans vérifier
le fait et sans provoquer aucune explication, il riposta par un tor-
rent d'invectives dans un discours prononcé devant l'association élec-
torale de Dublin. Jamais on n'a accumulé contre un homme autant
d'expressions injurieuses et d'épithètes blessantes. Cette sortie se
termina par une allusion à l'extraction de M. Disraeh : O'Gonnell
assura son auditoire que le mécréant qui l'avait attaqué descendait
nécessairement du mauvais larron qui avait blasphémé le Christ à
côté duquel il était crucifié, et que cette origine était la seule cir-
constance atténuante de sa conduite.
La patience n'était pas non plus au premier rang des qualités de
M. Disraeli : les grands railleurs n'aiment guère qu'on leur rende
coup pour coup. Dans un premier mouvement de colère, il rêva
une satisfaction par les armes; il ne pouvait songer à l'obtenir
d'O'Connell lui-même, déjà trop âgé et qui avait juré de ne plus
se battre depuis qu'il avait tué un adversaire en duel ; mais Morgan
O'Gonnell venait de demander raison à lord Alvanley d'une injure
faite à son père, et M. Disraeli crut pouvoir à son tour lui adresser
une lettre de provocation. Morgan O'Connell répondit fort sensé-
ment qu'il ne se croyait pas responsable de tous les discours attri-
bués à son père, qu'il se battait pour ses querelles personnelles, et
qu'il attendrait d'être personnellement insulté. M. Disraeli en revint
donc au parti qu'il aurait dû prendre tout d'abord , il adressa à
O'Connell une réponse dont il demanda l'insertion aux journaux qui
avaient publié le discours de Dublin. Cette lettre virulente, où les
variations politiques d'O'Connell étaient stigmatisées avec une san-
glante ironie , se terminait par ce défi : « Je compte bien devenir
représentant du peuple avant le rappel de l'union. Nous nous ren-
contrerons à Philippes; soyez assuré qu'alors, mettant ma confiance
dans une bonne cause et dans une vigueur que je sens s'être accrue,
je saisirai la première occasion de vous infliger un châtiment qui
tout à la fois vous rappellera et vous fera regretter les outrages
que vous m'avez prodigués. »
Cette lettre, qui raviva les polémiques auxquelles avait donné
lieu l'élection de Taunton, est du 5 mai 1835. 11 y avait h peine
trois ans que M. Disraeli était revenu en Angleterre. Dans l'espace
de ces trois années, il avait publié trois romans et un poème; il
avait quatre fois posé sa candidature pour le parlement; il avait
prononcé d'innombrables discours politiques, et il s'était fait beau-
coup d'ennemis. On voit qu'il n'avait pas perdu son temps. Ses
habitudes d'élégance, ses relations avec le grand monde et ses
aspirations politiques étaient loin de le rendre populaire parmi les
journalistes et les gens de lettres d'alors, dont il ne partageait pas
LOKD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 507
les goûts intempérans et dont il évitait la fréquentation. La persis-
tance avec laquelle il ne laissait échapper aucune occasion d'atta-
quer les whigs lui avait valu à juste titre l'hostilité de la presse
ministérielle à Londres et en province; les petits journaux le pour-
suivaient de leurs sarcasmes, et les caricaturistes de leurs dessins
et de leurs légendes satiriques. Il rendait à ses adversaires en dé-
dain ce qu'ils dépensaient en malignité contre lui. D'ailleurs il
semblait, tant ce concert d'attaques stimulait son ardeur et redou-
blait son énergie, que la lutte fût son élément : d'une verve inta-
rissable et prompte à la riposte, il était toujours prêt à répondre de
la parole et de la plume. Tout en appréciant les brillantes qualités
de M. Disraeli et en rendant justice à sa vie laborieuse et sévère,
les gens du monde, que sa causticité charmait et effrayait à la fois,
n'étaient pas sans redouter quelque peu cet esprit absolu dans ses
idées, ce caractère entier que rien ne semblait pouvoir faire plier.
Pourtant on le disait, et avec raison, aussi ardent et aussi fidèle
dans ses amitiés qu'implacable dans ses haines et ses ressentimens,
et il conquérait irrésistiblement les sympathies de tous ceux aux-
quels il voulait plaire. Enfin , contesté par les uns , loué par les
autres , tour à tour dénigré et porté aux nues , il était l'un des
hommes dont la presse et le monde s'occupaient le plus, et il avait
à peine trente ans.
A ce moment, quelles qu'eussent été les illusions du premier
jour, il ne pouvait plus être question, pour M. Disraeli, de former
un parti, de gagner les esprits à des idées nouvelles et de marcher
à la conquête du pouvoir en s'appuyant sur ces idées. Il avait vu
et touché la réalité des choses, il avait pu constater la vitalité des
organisations anciennes, l'irrésistible influence des traditions et
l'impuissance absolue de tout effort isolé. Il avait dû reconnaître
que, pour être compté dans la politique et pour faire triompher une
idée, il fallait renoncer à créer une force nouvelle et s'appuyer sur
quelqu'une des forces existantes. Ce n'est assurément pas sans
faire un retour sur lui-même que, dans un livre qu'il préparait
alors, il traçait de Bolingbroke, pour lequel il a toujours professé
une vive admiration, le portrait suivant :
« Il est probable qu'au début de sa carrière, Bolingbroke songea
à la formation d'un nouveau parti, ce rêve de toute jeune ambition
dans une époque de trouble et de divisions, mais qui est destiné
dans la politique anglaise à n'être jamais autre chose qu'une vision.
Une plus grande expérience de la vie politique lui fit reconnaître
qu'il n'avait le choix qu'entre les whigs et les tories , et cet esprit
sagace , sans s'arrêter aux apparences , voulut aller au fond des
choses et scruter ce qu'il y avait sous ces deux dénominations cé-
lèbres : il reconnut que, bien que l'on professât d'un côté l'amour
508 REVUE DES DEUX MONDES.
du peuple, et de l'autre le respect de l'autorité, il s'agissait en réa-
lité de choisir entre une oligarchie et la démocratie. Du jour où
lord Bolingbroke, en devenant un tory, embrassa la cause nationale,
il se dévoua entièrement à son parti et dépensa à son service toute
la puissance et toute la variété de son prodigieux esprit. Bien que
l'ignoble prévoyance des whigs l'eût mis dans l'impossibilité de
défendre la cause de la nation au sein du parlement , c'était sa
plume inspiratrice qui faisait trembler Walpole au fond de la tré-
sorerie. Dans une série d'écrits dont rien, dans notre littérature,
n'égale l'ardent patriotisme, les vues justes et profondes et l'admi-
rable style, il déracina chez les tories ces doctrines absurdes et
odieuses qui avaient envahi le torysme comme des plantes para-
sites ; il en mit en éclatante lumière le caractère essentiel et per-
manent : il rejeta le droit divin, ruina l'obéissance passive, fit jus-
tice de la doctrine de la non-résistance, rendit leur signification
réelle à la déchéance de Jacques II et à l'élévation de George , et
c'est en refaisant complètement l'éducation de l'esprit public qu'il
prépara pour l'avenir le retour des tories au pouvoir, et cette car-
rière de popularité et de triomphes, réservée à toute administration
qui s'inspire de l'esprit de nos libres et vénérables institutions. »
Quarante-quatre ans se sont écoulés depuis que M. Disraeli tra-
çait ce portrait : si les premières lignes peuvent être considérées
comme l'histoire des sentimens de l'auteur au moment oii il écri-
vait, la carrière parcourue par lui semble donner au reste un ca-
ractère presque prophétique. L'œuvre que M. Disraeli attribue à
Bolingbroke, en exagérant l'influence de cet homme d'état sur son
temps , il l'a certainement accomplie. Par quelle sorte de divina-
tion faisait-il, un demi-siècle à l'avance, sous le nom d'un autre,
le résumé de sa propre carrière? La vérité ne serait-elle pas que,
trouvant dans l'histoire les traces de l'influence qu'un homme d'état
peut exercer, par la parole et par la plume, sur l'opinion de son
pays, il avait à son insu, mais par un entraînement naturel, es-
quissé sous la forme d'un portrait historique lé rôle qu'il ambi-
tionnait pour lui-même, auquel il n'a cessé de se préparer avec une
force de volonté sans égale, et que la Providence, qui aime les
grands cœurs, lui a donné de remplir?
Dès ce moment, M. Disraeli prit rang parmi les tories ou, pour
employer le nouveau nom sous lequel ils commençaient à se dési-
gner eux-mêmes , parmi les conservateurs. Le gros du parti avait
déjà adopté le vaillant lutteur qui combattait ses adversaires, ser-
vait sa cause et soulageait ses resscntimens; les chefs croyaient
devoir se tenir dans une certaine réserve vis-à-vis d'une recrue qui
ne semblait vouloir abdiquer la liberté ni de son jugement, ni de
son action. En effet, en se ralliant aux tories, M. Disraeli n'entendait
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 509
abandonner aucune de ses opinions personnelles, il entendait encore
moins épouser les idées arriérées, l'intolérance religieuse et les pré-
jugés de caste de ce parti au sein duquel il comptait, au contraire,
aider à faire pénétrer un esprit plus libéral. Mais comment faire ac-
cepter des idées nouvelles à un parti dans un. pays où le respect
de la tradition semble un des traits du caractère national, où la
constance dans les doctrines qu'on a une fois professées est un
titre d'honneur, où le changement d'opinion est le plus grave re-
proche qu'on puisse adresser à un homme politique? Le seu! moyen
d'y parvenir était de démontrer aux tories qu'ils s'étaient insensi-
blement écartés des véritables traditions de leur parti, qu'ils avaient
toujours été les défenseurs des libertés publiques, et qu'en prenant
en main la cause du peuple ils se montreraient conséquens avec
eux-mêmes et fidèles à leur passé.
Telle était la conclusion, sinon l'objet principal, d'un livre que
M. Disraeli publia dans l'automne de 1835, sous ce titre : la Con-
stitution anglaise vengée [Vindication of the English Constitution)^
et qu'il aurait pu intituler la philosophie du torysme. Cet ouvrage,
à la fois politique et historique, avait la forme d'une lettre adressée
à « un noble et savant lord. » Ce destinataire supposé n'était autre
que lord Lyndhurst, à qui l'auteur avait souvent exposé ses idées
dans leurs conversations presque quotidiennes, et dont il avait sans
doute mis à contribution la science juridique et l'érudition pro-
fonde. L'auteur commence par contester le principe posé par Ben-
tham et son école , que l'utilité est le fondement unique de toute
législation et que la valeur des institutions d'un pays se mesure
exactement à la somme de bien-être dont jouit la masse de ses
habitans. Il nie en conséquence que des institutions puissent être
créées de toute pièce; une constitution ne peut être l'œuvre que
du temps; elle doit naître et se développer graduellement sous l'in-
fluence des idées et des besoins de la nation, elle doit porter l'em-
preinte du caractère national, et reposer sur le respect de tous les
droits reconnus et consacrés. A l'appui de cette thèse, il oppose la
stabilité des institutions anglaises, demeurées intactes après ^ de si
nombreuses et si violentes secousses, à la fragilité des constitutions
artificielles que la France a essayé de se donner; et il invoque
comme une preuve non moins décisive le succès de la constitution
des États-Unis et l'avortement de toutes les constitutions qui ont
été calquées sur elle dans l'Amérique espagnole.
Après avoir esquissé, dans un historique rapide, la formation de
la constitution anglaise, M. Disraeli analyse et commente cette
constitution. A son jugement, la nation anglaise est représentée
par trois ordres ou trois pouvoirs, dont chacun répond à un de ses
élémens constitutifs, qui sont réciproquement indépendans, et dont
510 REVUE DES DEUX MONDES.
le concours est indispensable pour créer la loi et rendre obliga-
toire l'obéissance de tous. Ces trois pouvoirs sont la royauté, la
chambre des lords et le corps électoral. La royauté est l'expression
de l'unité nationale, la personnification de la nation elle-même vis-
à-vis de l'étranger ; la chambre des lords représente l'église par le
banc des évoques, la magistrature par le chancelier qui la préside
et par les autres magistrats qui y ont obtenu des sièges, l'admi-
nistration provinciale par les lorcls-lieutenans de comté ; elle repré-
sente en même temps la propriété foncière et tous les intérêts qui
s'y rattachent, toutes les classes qui en vivent. Le corps électoral
représente tous les autres intérêts, et comme il est trop nombreux
pour pariiciper directement et personnellement à la confection de
la loi, ainsi que cela est possible aux lords, il exerce sa fonction
par l'entremise de délégués qui composent la chambre des com-
munes. Considérer cette dernière chambre comme la représenta-
tion de la pation est donc commettre une hérésie constitution-
nelle ; la chambre des communes n'est pas un pouvoir par elle-même,
elle est la réunion des délégués d'un seul des trois pouvoirs ; et la
représentation de la nation pour être sincère et complète exige le
concours simultané de tous les trois. Ces trois pouvoirs sont égaux,
ils sont indépendans, et par conséquent ils sont irresponsables, l'ir-
responsabilité étant la condition de l'indépendance. Toutes les fois
qu'on a tenté d'enlever à un des trois pouvoirs sa part légitime
d'action ou d'établir la prépondérance de l'un d'eux sur les autres;
toutes les fois qu'on a essayé, comme les whigs l'ont voulu sous les
rois hanovriens, d'affaiblir l'initiative de la couronne ou d'énerver
le contrôle des lords, on a détruit l'équilibre de la constitution et
mis les libertés publiques en péril.
A côté de ce caractère représentatif, un trait non moins essen-
tiel des institutions anglaises est la généralisation du principe de
l'hérédité. La royauté est héréditaire, et c'est au respect de cette
hérédité que l'Angleterre a dû d'être affranchie des révolutions du
continent. La chambre des lords est héréditaire, bien qu'elle se re-
trempe sans cesse dans le sein de la nation par l'introduction
d'élémens nouveaux, et c'est à l'hérédité qu'elle doit d'être un pou-
voir effectif et vivant, à la diiTérence de l'ancienne chambre des
pairs français et de tous les sénats qui n'ont point d'existence
propre. Le corps électoral lui-môme n'est pas étranger à l'hérédité,
car la plupart des électeurs tiennent de leur père leur droit à la
franchise; et les services paternels ont toujours été pour le fils d'un
député une recommandation sérieuse et un motif de préférence
aux yeux des électeurs. C'est cette communauté de caractère entre
tous les pouvoirs qui fait l'harmonie et assure le fonctionnement
régulier de la constitution anglaise.
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 511
Ce n'est pas que les whigs n'aient essayé à diverses reprises de
la dénaturer et de la fausser. Sous la maison de Hanovre, un petit
groupe de familles patriciennes qui s'étaient rendues maîtresses de
la chambre des lords a tenté d'annuler la royauté en la réduisant
au rôle effacé des doges de Venise, et, après avoir asservi les com-
munes par la corruption, de les soustraire au: contrôle du corps
électoral en portant de trois années à sept la durée des parlemens.
Les libertés publiques auraient été perdues sans la résistance
énergique des petits propriétaires tories sous la conduite de grands
politiques comme Bolingbroke, Wyndham et Pitt. L'auteur faisait
alors, à son point de vue, l'histoire des deux gi^ands partis et cher-
chait à établir, ainsi qu'il l'avait déjà soutenu, que les tories,
en dépit de leurs préjugés et de leurs erreurs, avaient toujours
été plus sincèrement libéraux et plus fidèles aux intérêts du peuple
que leurs adversaires. Résumant enfm ce qu'il avait dit du méca-
nisme par lequel la nation, en Angleterre, se gouverne et s'admi-
nistre elle-même, M. Disraeli arrive à cette conclusion que la con-
stitution anglaise a établi une démocratie, mais une démocratie
libérale et protectrice. A la diiférence de la démocratie fraaçaise,
qui fait peser sur la nation un niveau inflexible et ne laisse sub-
sister devant elle aucun droit, la démocratie anglaise reconnaît des
droits à tous et en consacre l'inviolabilité : remarque juste et vraie,
car tandis que le citoyen en France n'est qu'un grain de sable,
sans point d'appui et sans force de résistance, le citoyen anglais,
cantonné dans son droit comme dans une forteresse, est assuré
d'obtenir protection et justice.
Tel est, en substance, ce livre singulier, mélange de vérités et
d'erreurs, où, à côté d'idées hasardées et de jugemens contestables,
fourmillent les aperçus ingénieux et les vues justes et profondes.
L'histoire et le droit y ont été mis également à contribution pour
établir une thèse préconçue : aussi les hommes ne sont-ils pas
toujours jugés équitablement, aussi les faits historiques sont-ils
quelquefois forcés; quelquefois aussi ils sont éclairés d'une lumière
inattendue. Au fond, sous les dehors d'une œuvre de métaphysique
et d'érudition, c'était surtout une œuvre de polémique. Les jour-
naux qui s'en occupèrent aussitôt ne s'arrêtèrent point à discuter
les théories politiques de l'auteur : les feuilles radicales affectèrent
de voir dans ce que l'auteur disait du rôle de la chambre des com-
munes une négation des droits de cette chambre; les journaux whigs
qualifièrent d'abominable diatribe les appréciations historiques
défavorables à leur parti ; les uns et les autres crièrent au scan-
dale, s'indignant de trouver de semblables jugemens sous la plume
d'un renégat du radicalisme. La discussion fut donc remplacée par
des personnalités ; et il ne fut question dans le Globe et dans le
512 REVUE DES DEUX MONDES.
Chronîcle que des prétendues variations de M. Disraeli. L'auteur
répondit avec vigueur à toutes ces attaques, et le patriarche du
radicalisme, Joseph Hume, ayant commis l'imprudence d'intervenir
dans cette polémique sans avoir vérifié l'exactitude de ses souve-
nirs, s'attira une réponse accablante qui est un chef-d'œuvre de
spirituelle et mordante ironie.
M. Disraeli n'estima point que ce fût une satisfaction suffisante
d'avoir les rieurs pour lui; laissant de côté les journaux qui
l'attaquaient, il fit retomber sa vengeance sur ceux qui les inspi-
raient, c'est-à-dire sur les membres du gouvernement. Le 19 jan-
vier; 1836 parut dans le Times une lettre politique adressée au
premier ministre, lord Melbourne, et qui contenait une critique des
plus vives de l'homme, de son parti et de son administration.
C'était la première d'une série de lettres satiriques qui se succédè-
rent rapidement à l'adresse des principaux personnages politiques
du temps, et qui eurent le plus grand succès. Le ridicule y était
déversé à pleines mains sur les ministres et leurs principaux parti-
sans; un portrait de lord Palmerston fit fureur. Ces lettres qui
furent réunies en volume étaient signées du pseudonyme de Run-
nymède. M. Disraeli ne s'en est jamais reconnu l'auteur, et par
conséquent elles n'ont été comprises dans aucune édition de ses
œuvres; mais elles lui ont été universellement attribuées, et per-
sonne n'en a revendiqué la paternité. Les opinions et le style,
certains tours de phrase alambiqués, l'imprévu des comparaisons,
la vigueur des attaques, l'inépuisable abondance et la cruauté des
épigrammes, tout décèle l'auteur, car nul autre écrivain contem-
porain n'a fait preuve de la même verve et de la même puissance
dans la satire. Notre goût, plus délicat que celui de nos voisins,
reculerait devant l'âpreté et la rudesse de certaines personnalités;
nos voisins, moins raffinés, ne détestent point les coups violons,
pourvu qu'ils soient bien assénés... On a prononcé à propos de ces
lettres le nom de Junius; M. Disraeli serait le premier à protester
contre toute comparaison. La grande infériorité des lettres de
Runnymède, malgré tout le talent que l'auteur y a déployé, tient
surtout aux sujets qui y sont traités. Les questions que discute
Junius sont les plus hautes dont un écrivain puisse s'occuper, elles
sont de tous les temps et de tous les pays. En regard de ces graves
questions : la probité dans le gouvernement, la moralité politique,
la liberté du vote, la liberté de la presse, qu'est-ce que les misé-
rables querelles qui se débattaient entre les whigs et les tories
de 1830?
En attendant une occasion de rentrer dans la lice électorale,
M. Disraeli écrivit et publia, cette môme année, le meilleur de ses
romans non politiques, celui où les événemens sont les plus naturels,
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 513
les caractères les plus intéressans et les mieux soutenus. Henriette
Temple^ qui a été traduite dans toutes les langues, est une simple
et charmante histoire d'amour : c'est la peinture des progrès d'un
sentiment nob'e et délicat chez deux jeunes cœurs qu'un irrésis-
tible penchant entraîne l'un vers l'autre, et qui tous les deux, im-
molent au devoir et à l'honneur cette afTeclion sincère, lorsque
l'intervention aussi généreuse qu'imprévue d'un brillant grand sei-
gneur vient lever les obstacles qui s'opposent à leur union. Dans
ce grand si-igneur, peint sous les couleurs les plus aimables, on
se plut à reconnaître le comte d'Orsay, à qui le livre était dédié.
Quelques mois plus tard, au commencement de 1837, parut une
autre histoire d'amour, Venetia, aussi brillamment écrite, mais
moins bien composée et moins attachante que sa devancière, et
dont les princi[)aux personnages, sous des noms supposés, étaient
lord Byron, le poète Shell^y, son ami, et lady Caroline Lamb qui
exerça sur la destinée du grand poète une si fatale influence. Venetia
est la dernière œuvre exclusivement littéraire de M, Disraeli : il
touchait au but de son ambition.
En effet, le 20 juin 1837, le roi Guillaume IV succomba à une ma-
ladie qui n'avait point inspiré d'inquiétude er, qui fit tout à coup de
rapides progrès. La mort du souverain, suivant les usages anglais,
mettait fin aux pouvoirs du parlement convoqué par lui et nécessi-
tait des élections générales. Les électeurs de Wycombe offrirent la
candidature k M. Disraeli, qui la déclina. Il s'était lié avec un des
plus riches propriétaires du comté de Kent, M Wyndham Lewis,
l'un des deux députés de Maidstone. M.Lewis, qui était un tory, avait
pour collègue un partisan du ministère, M. Roberts, qui se retira
pour céder sa place au colonel Thompson, l'un des chefs de la
fraction radicale dans le parlement dissous. M. Lewis proposa à
M. Disraeli de faire campagne avec lui, et de disputer au colonel
Thompson la succession de M. Roberts. M. Disraeli accepta. Il se
présenta aux électeurs de Maidstone comme le champion inflexible
de l'antique constitution britannique, comme le défenseur des
prérogatives de la couronne, des droits égaux des deux chambres,
et des libertés du peuple. A ce dernier titre, il se déclarait l'adver-
saire déterminé de la loi des pauvres, que le cabinet whig avait
fait voter. Il annonçait la résolution de soutenir les droits de l'église
établit^, qu'il considérait comme la principale institutrice et comme
la grande distributrice d'aumônes de l'Angleterre; et il promettait
de veiller sur les intérêts de l'agriculture. Le 27 juillet 1837, les
deux candidats conservateurs furent élus à une majorité considé-
rable. M. Disraeli était enfin membre du parlement.
C ucheval-Gla rigny.
TOUB ïxxv. — 1879. 33
PEOMENADES ARCHÉOLOGIQUES
LES PEINTURES D'HERCULANUM ET DE POMPÉÎ.
W. Heibig. — T. Wandgemàlde der vom Vesuv verschiitteten'Slàdte Campaniens. —
II. Untersiiclmngen uber die campanisohe Wandmalerei. Leipzig. Breitkopf et
Hiirtel.
Je ne m'aviserais pas d'entretenir le public d'un sujet aussi spé-
cial que les peintures (^^e Pompéi, et qui échappe par tant de côtés
à ma compétence, s'il n'avait paru, dans ces dernières années,
d'excellens ouvrages où elles sont étudiées avec une autorité et une
science à laquelle les connaisseurs ont rendu justice. Quoique ces
peintures frappent tous ceux qui les regardent, il ne faut pas croire
qu'elles livrent du premier coup tous leurs secrets. Celui qui se
contente de jeter un moment les yeux sur elles sans s'être préparé
d'avance à les comprendre court le risque de n'emporter de sa
visite que des notions vagues et une impression fugitive. Pour les
apprécier comme il convient, quelques études sont nécessaires. Ces
études, M. Ilelbig s'est chargé de les faire pour nous. Les ouvrages
qu'il leur a consacrés sont le guide le plus sûr du voyageur séiieux
qui veut p;a'Courir avec profit les ruines des villes campaniennes
et tirer des fresques qui en couvreiit les murs quelques connais-
sances précises sur le caractère et l'histoire de l'art ancien.
L'auteur de ces ouvrages, M. Wolfgang Helbig, est l'en des deux
secrétaires de l'institut que l'Allemagne entretient à Piome et qui,
(1) Voyez la Revue du 15 avril, du 15 juillet, du 15 novcniLre 1877, du l"^^"" avril,
du 1" octobre lb78.
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 515
il y a quelques mois, célébrait sa cinquantaine. A côté du vénérable
M. Henzen, qui s'occupe surtout d'épigraphie, M. Helbigest chargé
de ce qui concerne l'arcbéologie figurée. C'est une science qu'on
peut appeler nouvelle, car elle n'a guère plus d'un siècle d'exis-
tence. Winckebnann fut le premier qui, d ms son Histoire de l'art
nri/iqne, fit connaître avec quelle méthode et dans quel esprit on
doH interpréter les monumens de la Grèce et de Rome. Ce fut
presque une révélation : l'Allemagne savante se précipita vaillam-
ment à la suite de l'illustre érudit vers ces études qu'il avait renou-
velées, et comme son exemple prouvnit qu'il faut vivre au milieu
de ces monumens eux-mêmes, et pour ainsi dire dans leur familia-
rité, pour en avo'r la pleine intelligence, elle a voulu établir à
Rome, sur le Capitole, une éco'e archéologique où ses jeunes
savans viendraient se former. M. Helbig est l'un des élèves de cette
école, et il en était à peine sorti qu'il y est revenu pour la diriger.
On n'a pas hésité, malgré sa jeune!=;se, à le mettre à la place de
M. Rrunn, qui allait occuper une chaire à l'université de Munich,
et il a montré, par ses travaux, que cet héritage périlleux n'était
p?.'^ trop lourd pour lui.
Les fonctions de M. Helbig l'avaient jusqu'à présent retenu dans
l'étude des arts anciens, et il semblait destiné à n'en pas sortir,
lorsqu'on l'a vu, dans ces derniers temps, se tourner tout d'un
coup vers l'archéologie préhistorique. Ce changem^^nt inattendu
a surpris, et même scandalisé, quelques personnes. On a eu peine
à comprendre qu'il abandonnât ainsi le terrain solide de l'anti-
quité classique pour les époques primitives, où jusqu'ici tout paraît
incertain; on s'est demandé comment il avait le courage de préférer
aux chefs-d'œuvre de Poiygnote et de Phidias l'étude des haches de
bronze et des flèches en si 'ex.
M. Helbig avait répondu d'avance à ces objections, et expUqué,
dans la préface d'un de ses livres les plus récens (1), de quelle
manière cette curiosité nouvelle lui état venue. Après s'être long-
temps occupé des arts, il a voulu connaître les métiers; il lui a
semblé qu'il n'était pas juste de négliger tout à fait, ce qui est
nécessaire à l'existence pour ce qui en fait l'agrément et la parure.
Des artistes il est donc descendu aux ouvriers, et dans son désir
de nous donner une histoire du travail chez les nations anciennes,
il a voulu remonter aux origines mêmes de ces nations et voir
comment elles apprirent à se servir des métaux et à façonner l'ar-
gile. 11 se trouve précisément que quelques curieux, en fouillant
dans les plaines de la Haute-Iialie le terrain que les gens du pays
(1) Cet ouvrage est intitulé : Die Italiker in de- Poebene. Bcitrôlje z tr allitalischen
KuUur und Kunstgeschichte; il a paru en 1879.
516 REVUE DES DEUX MONDES.
appellent terramara, y ont découvert les débris d'une société pri-
mitive où l'on ne connaissait pas l'usage du fer. M. Helbig pense
que ces débris appartiennent à ces peuples de race aryenne qu'on
appelle italiques, et qui furent les aïeux des Sabins, des Ombriens,
des Osques et des Latins. Ils venaient, dans leur grande migration,
de se séparer des Grecs, leurs frères, qui s'étaient arrêtés dans
l'Épire; eux, poussant plus loin, avaient passé les Alpes, pour s'é-
tablir dans les plaines du Pô; ce sont les véritables ancêtres des
Romains; M. Helbig les étudie à leur entrée même dans la pénin-
sule et sur le sol qui fut en Italie leur première étape. Ce qu'il y a
de nouveau dans son travail, c'est qu'il ne se contente pas, comme
on fait, d'observer les ossemens ou les détritus qui se trouvent dans
la boue des terramares; il s'est avisé de profiter de renseignemens
dont on ne s'était pas encore assez servi. Le passnge de la barbarie à la
civilisation ne s'étant pas fait en un jour, il pense que le souvenir de
ces âges primitifs ne s'est pas effacé non plus tout d'un coup, et
qu'il doit en rester quelque trace dans les époques qui suivent. Il
n'a pas de peine à en signaler dans Homère : ces prêtres du Jupiter
de Dodone, les Selles, dont le poète nous dit a (ju'ils ne se lavent
pas les pieds et qu'ils couchent sur la terre, » on s'est souvent
demandé ce qu'ils pouvaient être ; ne sont-ils pas simplement de
ces conservateurs obstinés, comme on en trouve dans les asso-
ciations sacerdotales, qui veulent à tout prix garder les anciens
usages, et qui continuent à faire par dévotion ce que leurs pères
faisaient par nécessité? A Rome, où tous les régimes se sont fait
gloire de rester fidèles au passé, nous voyons les souvenirs des
temps les plus reculés persister jusqu'à la fin de l'empire. Quand
les frères Arvales, sous le règne de l'empereur Gordien, faisaient
tant de cérémonies avant d'introduire dans leur bois sacré un
instrument de fer, ils ne se doutaient pas qu'ils exécutaient à la
lettre un rite qui remontait à l'âge de bronze. M. Helbig a donc
raison de croire que, parmi les usages des peuples civilisés, il y en
a qui rappellent le temps où ils étaient encore barbares, et qu'il
convient de profiter de la connaissance que nous avons des époques
historiques pour arriver à mieux comprendre les teuips antérieurs
à l'histoire.
M;ns, quelque intérêt que présentent ses travaux d'archéologie
préhistorique, je n'ai pas l'intention de le suivre aujourd'hui sur
ce terrain nouveau. Restons dans le domaine de l'art ancien, où il
s'est complu si lon.!;iemps à rester lui-même. Ses ouvrages sur les
peintures murales des villes campaniennes méritent d'être étudiés
à part, et je serais heureux de faire partager au lecteur l'intérêt et
le profit que j'ai trouvés à les lire.
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 517
I.
M. Helhig a publié sur les peintures d'Herculanum et de Pompéi
deux ouviages qui se complètent l'un par l'autre. Le premier nous
en donne le catalogue minutieux, avec des descriptions aussi pré-
cises que possible, et les classe d'après leur sujet, quand on est
assez heureux pour le découvrir. Dans l'autre, l'auteur traite toutes
les questions que ces peintures soulèvent; il cherche surtout à sa-
voir jusqu'à quel point les artistes qui les ont faites sont originaux
et si l'on peut connaîire à qtielle école ils appartiennent.
De ces deux livres, il est naturel que ce soit le second qui se
lise avec le plus de plaisir; mais le premier, quoique plus aride en
aj'parence, est peut-être encore plus utile. Même isolé de l'autre
ouvrage qui lui sert de commentaire, ce catalogue est plein des
renspignemens les plus curieux. — Il me semble qu'on peut
juger une épofjue non-seulement par les livres qu'elle lit volontiers,
mais par les tableaux qu'elle aime surtout à regarder: c'est un
indice qui ne trompe guère sur son caractère et sur ses goûts.
Appliquons cette règle au catalogue de M. Helbig. Sur l,9li8 pein-
tures qu'il a classées et décrites, il y en a un peu plus de l,/i()0,
près d^^s trois quarts, qui de quelque manière se rattach :nt à la
mythologie, c'est-à-dire qui représentent les aventures des dieux
ou les légendes de l'âge héroïque. Ce chiffre indique la place que
les souvenirs religieux du passé tenaient dans la vie de tout le
monde au i" siècle. Les incrédules même et les indifférens en
subissaient le prestige; quand les consciences leur échappaient, ils
régnaient encore sur les imaginations. C'est une réflexion qu'on a
souvent l'occasion de faire lorsqu'on étudie l'art ou la littérature
de cette époque, mais nulle part elle ne frappe plus qu'à Pompéi.
11 importe d'y insister quand on songe qu'au moment même où les
artistes décoraient à profusion les villes campaniennes de ces
images de dieux et de héros, le christianisme commençait à se
répandre dans l'empire. Saint Paul venait préciséuient de passer
tout près de ces rivages, en se rendant de Pouzzoles à Rome, et l'on
a quelques raisons de croire que la coquette et voluptueuse ville
que le Vésuve allait engloutir avait reçu la visite de quelques
chrétiens (1). Ils prêchaient leur doctrine et célébraient leurs
mystères dans ces maisons dont les murs leur rappelaient à tout
moment un culte ennemi. La multitude de ces peintures mytholo-
giques nous donne une idée des obstacles qu'avait à surmonter le
christianisme. La religion contre laquelle il luttait s'était mise en
(1; On a trouvé une inscription tracée au charbon sur une muraille blanche, où on
lit assez distinctemeut le mot de Christianus,
518 Ri. VUE DES DEUX MONDES.
possession de toute l'existence. Il était bien difficile au païen d'ou-
blier ses dieux; il les retrouvait partout, non-seulement dans les
temples et sur les places publiques, remplies de leurs images,
mais dans sa demeure privée, sur les murs de ces salles et i de ces
chambres où il ' vivait. avec sa, famille, en sorte qu'ils paraissaient
se mêler à tous 1( s actes de sa vie intime, et que celui qui les
abandonnait semblait rompre en même temps avec, tous Iv s sou^
vcnirs et toutes les affections du passé. C'est sur ces peintures que
s'arrêtaient les premiers regards de l'enfant; il les admirait avant
de les comprendre. Elles entraient dans sa raéuioire, elles se con-
fondaient avec ces impressions de jeunesse qui ne s'oublient pa?;..
Les pères de l'église ont donc raison de faire remarquer que ce qui
djnnaif a'ors tant de partisans à la mythologie, c'est qu'elle prenait;
tout le moiide au berceau et presque avant de naîire; aussi Ter-
tullien disait-il avec autant de vigueur que de; vérité :: Omnes îdo-
lolatria obstetrice luifichmir.
INous voila donc b'en informés par \v spectacle que nous offrent
les peintures de Pompéi de l'importance que lai mythologie avait
conservée, sinon, dans les croyances, au. moins dans les habitudes
de la. viei Mais quel était le caractère de cette, mythologie? \i&
quelle 'façon, et, dans quelles ave. ituceS' ces di ux' et ces héros;
étaient-ils pré. entés d'ordinaire à leurs adorateurs? Ici encore le,
catalogue de M. Helbig est fort instructif. Il nous montre, que ce
sont des histoires d'amour que ces printres préfèrent à touttes les.,
autres. Jupiter ne paraît occupé, chez eux,, qu'à séduire Danaé, lo, ,
ou Léda, et à enlever Europe. La;poursuite de Daphné par Apollon
est le sujet de douze tableaux; Yénus est rep^'é.sentée qi^iaze fois
dans les brasdeMars, et seiz'^ foijï avec le bel Adonis. Il en est de
même des autres divinités, , et il n'est guère question, dans toutes
ces peintures, que de leurs ga'aot Mies. Voilà ce qu'un monde élé-
gant et futile avait fait de la vieille et grave mythologie'. Il est vrai
de dire qu'f'lle n'avait pas beaucoup résisté. Une des g mandes forces,
de ces ancieunepi religio is qui ne posséda.i,ent pas de livres sacrés^,
qui n'étaient pas fixées et liées par des doguies, était de s'accom-
moder aiséineut aux opinion . et aux goûts de chaque époque. Celle
de la Grèce' a suffi à tout pendant des siècles-; et c'est pour cela
qu'elle a vécu si longtemps. Depuis Homère juisqu' aux néo-platoni-
ciens, elle a su prendre tou'es les formes : tantôt sérieuse, tantôt
folâtre, toujours poéiiqoe, elle servit aux artistes à expiùmer leurs
idées les plus diver.->es, leurs seutimens les plus contraires; elle,
permit aux philosophes de revêtir de couleurs brillantes leurs plus
profondes doctrines. Au moment dont nous nous occupons, elle se.
pliait, avec sa fécondité et sa souplesse ordinaires, aux caprices d'une
société amie du repos et de la joie, riche, heureuse, assurée du lenr
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES. 519
demain par un pouvoir redoutp, délivrée des soucis sérieux de la poli-
tique, et n'en ayant plus d'autre que de^ passer gaîment la vie, qui
aimait à se représenter (r'ile-mêrtie sous la figure de ses dieux et à
idéaliser ses plaisirs en les prêtant aux habitans de l'Olympe. Nous
trouvons donc un attrait de plus dans lespeinturos de Ponpéi, quand
nous songeons qu'elles sont riiiiai:;e d'une époque et nous aident à la
comprendre. — Mais, puisque j'ai parlé tout à l'heure du christia-
nisme et que j'ai lait voir que cette aiffection qu'on avait gardée
pour la mythologie devait être un obstacle à ses progrès, il faut
ajouter qu'il pouvait rendre l'obstacle moins sérieux en montrant
ce que cetleimythologie éiait devenue et qu'elle n'était, plus qu'une
école d'iniraoralité. On pense bien qu'il ne manqua pas de le faire.
De s; vans critiques ont accusé de nos jours les prres de l'église
d'ignorance ou de calomnie quand ils se moquent des amours des
dieux (^t qu'ils prétendent que toutes ces aventures qu'on leur
attribue ne sont que la glorifie ation des plus honteuses passions de
l'homme. Ils répondent que ces fables ont \m sensi plus profond,
qu'elles recouvrent de grandes ^'-ériîés et ne sont en réalité qu'une
explicationallégoriquedes plus importans phénomènes de la nature.
On a' raison sans doute si l'on songe à 'a mythologie des époques
•primitives, mais il est sûr que celle du r'^siècle, au moins dans l'es-
piit'des gens du monde,' n'avait plus ce caractère. Ceux qui faisaient
peindre dans leurs maisons les amours de Jupiter [îourDanaéoupour
Ganymède n'étaient pas des sages qui voulaient exprimer quelque
'pensée cosmo-on'que : c'étaient des voluptueux qui désiraient s'ex-
citer nu! plai:-ir ou se réjouir les yeux- d'une image agréable. Il n'y
a plus là: la mf)in(]re intention de mythe ou d'allégorie; c'est uni-
quement la vie humaine qui est représentée, et la pensée du pdn-
tre ne va pas plus loin que de reproduire des scènes d'amour pour
le plus grand plaisir des amoureux. Il n'était donc pas possible de
réfut r les docteurs chrétiens quand' ils attaquaient avec tint de
violence l'immoralité de la* mythologie, et cer;x'qui écoutaient leurs
invectives n'avaient qu'à lever les yeux sur les murs de leurs
maisons pour reconnaître qu'au fond ils n'avaient p;is tort.
Les autres peintures, qui ne rentrent pas dans la mythologie,
sont ou des reproductions d'animaux et de natuie morte, ou des
paysages, ou des tableaux de genre. Ces derniers méritent d'être
étudiés séparément. Ce sont ceux qu'on regarde avec le plus de
curiosité, rpjand on parcourt Poinpéi : comme ils reproduisent des
scènes réelles et des personnages vivans, ils semblent animer pour
nous la ville déserte et lui rendre les habitans qu'elle a perdus.
Parmi ces tableaux, qui sont nombreux, M. Ilelbig distingue
deux classes didérentes et bien tranchées. Dans les uns, le sujet,
malgré ce qu'il a d'ordinaire et de commun, est traité d'une ma-
5'20 REVDE DES DEUX MONDES.
nière plus relevée. On y trouve un certain souci de la composition ;
les personnages sont opposés l'un à l'autre pour se faire valoir par
le contraste. Le peintre cherche avant tout la vérité; mais il ne se
refuse pas le droit de l'orner et de l'embellir; il choisit, parmi les
aspects divers qu'elle nous offre, ceux qui lui semblent le plus
agréables. Ce sont d'ordinaire des femmes qu'il représente, des
femmes qui jouent, qui se parent, qui dessinent, qui chantent ou
qui écoutent des propos d'amour; il leur donne des attitudes natu-
relles, mais en même temps gracieuses, et l'on voit qu'il est préoc-
cupé partout de la beauté : c'est de la peinture idéaliste. Dans les
autres tableaux, la réalité domine. L'artiste ne se met plus en peine
de choisir certains incidens et d'en omettre d'autres, c'est-à-dire
de composer. Il prend le sujet tel qu'il est et les personnages
comme il les voit; il se plaît à nous montier des boutiques de bou-
langers, des ateliers de foulons, des gladiateurs, des athlètes dans
leur costume authentique, des scènes d'amour vulgaire, où les
femmes sont parées de ces toupets qui étaient à la mode du temps
des Flaviens: c'est le triomphe du réalisme. Cette différence, qui
frappe dès qu'on y prend garde, n'est pas un accident; elle se re-
trouve partout, aussi bien dans les tableaux dont le sujet est le
plus grossier que dans les autres. M. Helbig fait très justement
remarquer que, parmi les peintures que la pudeur du dernier ré-
gime avait reléguées dans le musée secret, il est aisé de distinguer
des obscénités idéalistes et des obscénités réalistes.
Faut-il en conclute que nous sommes en présence de deux écoles
différentes, et que nous avons à Pompéi le spectacle, que nous
donnent souvent nos exjîositions de peinture, d'artistes qui luttent
entre eux pour s'attirer la faveur du public par des piocédés con-
traires? M. Helbig ne le pense pas, et il est sûr que, quand on com-
pare les tableaux qui appartiennent aux deux genres opposés, il est
difficile de le croire. A côté des diversités qu'on vient de signaler,
ils présentent tous des ressemblances liappanres, et l'on peut dire
en somme qu'ils se ressemblent beaucoup plus qu'ils ne didèrent.
On est même tenté de faire quehiuel'ois à ces peintres le reproche
d'être trop monotones et de ne pas assez éveiller la curiosité par
rim[)révu des sujets et la nouveauté de l'exécution, il y a chez eux
des degrés divers de talent, il ne paraît p;is y avoir de dillerence
de méthode ou de doctrine. C'est ce qui [)orte M. Helbig à croire
que les deux classes de tableaux qu'il vient de distinguer ont pour
auteurs les mêmes artistes, mais qu'ils tiavaillaient autrement parce
qu'ils étaient placés dans des situations différentes.
Ils devenaient franchement réalistes lorsqu'ils étaient mis en
face de la léalité. Si le maître de la maison qu'ils devaient décorer
était un de ces amateurs enragés de l'amphithéâtre ou du cirque.
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 521
qui voulait en avoir sans cesse le spectacle sous les yeux, ou sim-
plement s'il était curieux des scènes de tous les jours, l'artiste les
copiait exactement pour lui plaire. Il allait voir les gladiateurs exé-
cuter leurs exercices dans la grande caserne qu'on a découverte près
du tlii'âtre, et les reproduisait comme il les avait vus. Il transpor-
tait sans plus de façon dans les fresques les personnages qui fié-
quentaient le forum ou les rues de la petite ville. Soyons sûrs que
ces foulons, ces aubergistes, ces boulangers, ces marchands de
poissons, qui ornent les murailles des maisons pompéient)es, habi-
taient les boutiques où l'on retrouve encore leurs ustensiles. Ces
femmes demi-nues, dont les cheveux se relèvent sur le front d'une
façon si étrange, sont celles mêmes qui vendaient leurs faveurs à
très bas prix dans ces cellules étroites qu'on ne laisse pas visiter à
tout le monde, et qui contiennent des dessins si grossiers et des
inscriptions si brutales. Le peintre avait observé lui-même ces pay-
sans et ces ouviiers avec leur tunique à capuchon, comme nos moines,
assis à une table en face d'un verre de vin, qu'il a rendus d'une
manière si vivante; il avait vu de ses yeux ce soldat au teint ba-
sané, chaussé de larges bottes, couvert d'un ample vêtement, qui
dit gaîment au cabaretier en lui tendant son verre : Allons, un peu
d'eau fraîche : Da fridam pusillum. Ce qui prouve que ce sont bien
les gens du pays que l'artiste reproduisait dans ses personnages,
c'est qu'ils frappent encore aujourd'hui par leur ressemblance, et
qu'on ks reconnaît au premier coup d'oeil pour les avoir rencontrés
sur les places ou dans les boutiques de Naples. Ainsi l'origine de
cette classe particulière de tableaux que M. Helbig appelle des pein-
tures réalistes est aisée à trouver : le peintre qui les a faits imitait
fidèlement les scènes qu'il avait devant les yeux.
Pour les autres, la question présente plus de diiïicultés. Elle est
pourtant beaucoup plus importante à résoudre, car ils sont plus
nombreux que ceux dont je viens de parler; sans compter qu'on
peut encore y joindre tous les tableaux qui se rattachent à la my-
thologie, et dont j'ai dit qu'ils formaient les trois quarts de ceux
qu'on a trouvés à Pompéi. Voilà donc un nombre considérable de
peintures qui ont à peu près le même caractère, qui semblent
faites d'après les mêmes procédés, et dont il s'agit de savoir de
quelle source elles peuvent venir.
Je ne crois pas d'abord qu'il y ait lieu de se demander si elles sont
l'œuvre d'artistes originaux, qui les ont imaginées tout exprès pour en
orner les maisons des villes campaniennes : ce serait une supposition
fort peu vraisemblable. Il a bien fallu admettre que les tableaux de
genre qui représentent des scènes locales et des personnages du pays
ont été créés dans le pays même et pris directement sur la réalité;
mais ces tableaux sont peu nombreux, et en général de peu d'impor-
522 REVUE DES DEUX MONDES.
tance. Quant aux autres, qui sont souvent de grandes œuvres et révè-
lent quelquefois un talent très distingué de composition, il est diffi-
cile de croire qu'ils aient été faits pour Herculanum et pour Ponipéi.
Ces petites villes ne méritaient guère qu'un peintre se mît en si
grands frais d'invention pour elles. Ce qui prouve d'ailleurs que
ces peintures ne leur étaient pas uniquement destinées, c'est qu'on
les a retrouvées aussi dans d'autres pays; on a découvert ailleurs,
surtout à Pume, des: restes d'iiabitations entièrement décorées
comme celles des villes de la Ca upanie (1). Les murs de es mai-
sons contiennent qm^lques-uiis des plus gi-acieux t ibleaux de genre
qu'on admire au musée de Naples, etles riièiiies sujets myihologi*
qnes traités delà même façon; par exemple, l'io gardée par Argus et
délivrée par Mercure qu'on vo^t dans la maison de Livie, au palais
des Ce ars, ressemble tout à fait aux six ou sept compositions :qui
rappellent la même aventure à Pompéi. IN'est-ce pas la preuve que
ces art ste.^ avaient préparé d'avance un certain nombre de tableaux,
qu'ils s'étaient exercés à les peindre et qu'ils les reproduisaient par-
tout où l'onavait besoin de leurs services? Vlaisces tableaux, pasplus
à Piome qu'à Pompéi, ils n'en étaient réellement les créateurs; ils
n'en avaient imaginé ni le sujet, ni l'ordonnance. Ce qui peimet de
l'affirmer, c'est qu<% dans les scènes de quelque importance, l'in-
vention vaut toujours mieux que l'exécution. Elle témoigne d'une
force de conception, dune habileté à composer, d'un talent enfin,
qui paraît supérieur à C' lui de l'artiste obscur qui est l'auteur de
la fresque. Il est, je crois^ naturel d'en conclure que ce n'est pas
le même qui a exécuté' la peinture et iuiaginé le sujet, et que les
artistes pompéiens, au lieu de prendre la peine d'inventer, se con-
tentaient le plus souvent de reproduire des tableaux connus, en
les appropriant aux li«;ux' aiixqu-^ls ils étaient des1;inés. Ahisi s'ex-
pliquent la rapidité de leur travail et leur inépuisable fécondités
Comme ils avaient dans leur mémoire et pour ainsi dire au bout de
leur pinceau une foule de sujets brillaus qu'ils avaient .pris à des
(1) Au mois d'avril dernier, en creusant au Ijord du Til)re pour agrandir le lit du
fleuve, on a trouvé, devant les jardins do la Farnc'isiiie, les restes d'une cliantiante
habitation romuioe Elle se composait do longs corridors et de quelques clianibrcs, dont
l'une surtout avait 6\è remarqualilemont décorée. Quand on la débarrassa de la boue
humide qui la remplissait depuis* pcut-iHie dix-buit sièi les, les couleurs av.iicnt un
éclat extiaordinaire. On y niniarquait, selon l'usage, d( s n'Otifsd'urchiiecttire peints avec
beaucoup dcicgance, des figures tiè-. hardiment di s.sinées, des colonnes reliées entre elles
par des guirlandes et des arabesques, et, au milieu, des médaillons qui renferment des
scènes du la vie ordinaire, des repas, des concerts, des sacrifices. Ce système de déco-
ration est tout à rit semblable à celui dfs maisons pompéiennes, si ce n'est qu'il pa-
raît plus soigné et traité par des artistes pli. s h biles. Ces belles peintures, menacées
d'être do nouveau r* couvertes par le Tibre, ont éié enlevées avec précaution, et provi-
soirement dé^joséea dans le cloitre de Sainte-Françoise Romaine, près du Forum.
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 52'3
maîtres illustref=!, ils n'étaient pas en peine d'achever rapidement la
décoration d'une maison et pouvaient le faire à bon compte. Ils ne
travaillaient donc pas de génie, ils peignaient de souvenir; cène
sont pas dt-s inventeurs, mais des copistes.
C'est probablement la raison qui fait que les connaisseurs et les
critiques du i" siècle traitent si nal la peinture de leur temps.
Nous 'avons à ce snjet l'opinion d'un homme d'esprit, d'un amateur
éclairé des lettres et des arts, personnage curieux et plein de con-
trastes, fort léger dans ses mœurs, très grave dans ses jugemens,
qui vivait connne les gens de son époque et alfectait de penser
comme ceux d'autrefois. Pétrone, dans son roman satirique, imagine
que -ses héros, de vrais coureurs d'aventures, se promènent un
jour sous un portique orné, selon 1 habitude, de peintures pré-
cieuses. Ils prennent grand plaisir à les regarder, ils veulent en
savoir la date, ils cherchent à en comprendre le snjet, et se mettent
.à en discuter ensemble. Le passé, comme c'est l'usage, les ramène
vite au présent, et ils arrivent bientôt à s'entretenir de l'art con-
temporain. Ils en parlent fort sévèrement; l'admiration qu'ils
éprouvent pour les anciens artistes les rend très durs pour ceux de
leur siè( le. Ils trouvent que les arts sont en pleine décadence, et
que c'est l'amour de l'argent qui les a perdus. A ce propos viennent
des plaintes que, d( puis lors, nous avons entendu bien souvent
répéter : Le passé, c'était l'âge d'or; « les beaux-arts y brillaient
de tout leur éclat, parée qu'on aimait alors la vertu toute nue...
Est-il étonnant qu'ils soient maintenant délaissés quand on voit que
les dieux et les hommes préfèrent de beaucoup un lingot d'or à
toutes les statues et à tous les tableaux que ces pauvres Grecs,
ces fous de Phidias et d'Apelle, se sont donné la peine de faire?»
La condu.sion, c'est « que la peinture est morte et qu'il n'en reste
mèiue plus de trace. » Cette opinion est à peu près celle de Pline
l'Ancien, un juge moins prévenu, et en général plus équitable. Il
laftlrme quelque part « que la peinture est en train de mourir, »
et :dans un autre eiidroit « qu'elle n'existe déjà plus. » Voilà des
.arrêts bien, rigoureux. Ceux qui viennent de visiter Pompéi ont
quelque peine à y souscrire. Quand ils se rappellent ces scènes si ha-
bilement composées, ces figures si élégantes, si; gracieuses, qu'ils
songent que ces tableaux ont éié exécutés en si peu de temps,
par des artistes inconnus, pour des villes de province, il leur est
inq)ossible de croire que l'a.t fut dans un état aussi désespéré
que Pline et Pétrone le prétendent. Mais tout s'explique lorsqu'on
se souvient que ces tableaux charmans ne sont après tout que des
copies; ils n'ont pas le mérite de l'invention, et c'est dans l'inven-
tion que Pétrone et Pline, qui se piquaient d'être des classiques, fai-
52/l REVUE DES DEUX MONDES.
saient surtout consister la grandeur de la peinture. Puisqu'elle ne
sait plus créer par elle-même et qu'elle ne vit que d'imitation, il
leur semble qu'elle est morte. Voilà d'où vient leur s*^vérité.
Nous ne sommes plus dans la même situation qu'eux. Aujour-
d'hui que les modèles n'existent plus, ils ne peuvent pas nuire par
la compar iisoti aux imitations qu'on en a faites. Nous ne descen-
dons plus des originaux aux copies, ce qui est toujours très dun^je-
reux pour elles; au contraire, ce sont les copies qui nous permet-
tent de remonter aux originaux perdus et de nous figm-er ce qu'ils
pouv;iipnt être. Ce service qu'elles nous rendent nous dispose d'a-
bord très bien pour elles. Loin de nous plaindre que les anistes
ponii'éiens ne soient pas des génies inventeurs, nous sommes ten-
tés de leur savoir gré de n'avoir presque rien tiré d'eux-mêmes. En
se contentant de reproduire les inventions des autres, ils nous
reportent vers un des plus grands siècles de l'art antique, que nous
ne connaîtrions pas sans eux. Seulement, pour ne pas nous égarer,
pour tirer d'eux un profit certain, une première étude est nécessaire :
nous devons essayer d'abord de retrouver la source à laquelle ils
avaient puisé; il faut arriver à savoir à quelle épopie de l'histoire,
à quelle période de l'art appartenaient ces peintres dont ils ont
copié les tableaux.
Nous pouvons d'abord affirmer sans crainte (jue les artistes pom-
péiens n'appartenaient pas à une école qui de quelque manière pût
s'appeler romaine. Ils travaillaient dans une ville d'Italie, pour des
gens qui étaient fiers de se dire citoyens romains, à une époque
où l'on était plus sensible que jamais à la gloire nationale, et
cependant ils sont demeurés tout à fait étrangers à l'influence de
Rome. Tandis qu'à leurs côtés la sculpture, grecque aussi d'ori-
gine, prenait plaisir à peupler les places publiques des images
de la famille impériale, eux n'ont jamais songé à peindre les
exploits d'Auguste ou de ses successeurs. L'histoire de Rome,
cette glorieuse histoire qui faisait l'étonnement du monde, ne les
a jamais inspirés. Dans leurs tableaux mythologiques, les sujets
sont toujours empruntés à des traditions et à des légendes grecques.
Il y avait pourtant à ce moment un grand poème romain, consacré
par l'admiration publique, qu'on savait par cœur dans le monde
entier, et à Pon)péi autant qu'ailleurs, nous en avons la preuve :
c'était V Ènôide de Virgile. Cet ouvrage, qui se rattache |)ar tant
de côtés à l'épopée homériqu', n'était pas fait pour dé[)laire à
des artistes grecs. Ils ne se trouvaient pas dépaysés dans un poème
oîi la Grèce est partout présente et dont le héros est emprunté à
Vlliade. L' Jui/'idc leur offrait à chaque pas des scènes tout à fait
seml)lables à celles qu'ils étaient accoutumés à peindre. Ils n'avaient
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES. 525
donc pas à changer de méthode pour les reproduire et pouvaient
devenir romains presque sans sortir de leurs habitudes. Ils ne l'ont
pourtant fait que très rarement. Parmi toutes les peintures de
Pompéi, il n'y a que cinq tableaux qui semblent inspirét^ par l'épo-
pée de Virgile; encore l'un deux est-il une caiicature. Il repré-
sente un jeune singe à longue queue couvert d'une cotte de mailles,
embarrassé d'une épée, qui porte un vieux singe sur son épaule et
traîne un petit singe par la main : c'est Énée sortant de Troie avec
son père et son enfant. Dans les autres, un seul a quelque impor-
tance; c'est une imitation très fidèle d'une scène du xir livre de
VÉnéide. Énée, atteint d'une flèche dans le combat, s'appuyani
d'une main sur sa javeline, de l'autre sur l'épaule de son fils en
pleurs, livre sa jambe au médecin, le vieil lapyx, qui essaie d'arra-
cher le dard de la blessure. Au-dessus de lui, sa mère Vénus, des-
cendant du ciel, apporte le dictame qui doit le guérir. Ce n'est pas
une des bonnes peintures de Pompéi. L'attitude des personnages
est embarrassée, l'ensemble manque d'aisance, et l'on voit que,
le sujet n'étant pas familier à l'artiste, il ne l'a pas traité avec
plaisir. Il semble qu'au moins l'aventure de Didon aurait du tenter
quelques peintres de talent. Macrobe nous dit en eilet qu'on l'avait
sans cesse reproduite dans les tableaux, les bas-reliefs, les tapisse-
ries, et que les artistes paraissaient préférer ce sujet à tous les
autres. Il ne s'agit pas assurément des artistes de Pompéi, car
M. Helbig, en cherchant bien, n'a pu trouver que deux tableaux où
il fût question de Didon, encore cette attribution est-elle fort incer-
taine (1). Ce n'est guère, il faut l'avouer, surtout si 1 on songe que
l'histoire d'Ariane abandonnée par Thésée, qui ressemble tant à
celle de Didon, a donné naissance à plus de trente ouvrai, es dont
quelques-uns sont de grande dimension et d'un travail remar-
quable.
Cette absence à peu près complète de sujets tirés de l'histoire ou
des légendes romaines, cette sorte d'affectation de les éviter, même
quand ils avaient le mérite d'être embellis et comme préparés pour
la peinture par le génie de Virgile, ne peut s'expliquer que par
une seule supposition : il faut admettre que les peintres qu'imi-
taient les artistes pompéiens appartenaient à une école toute
grecque, et que cette école florissait avant l'époque où l'influence
de Rome a dominé le monde. Ce n'est encore qu'une indication
assez vague; pour aller plus loin, pour déterminer d'une façon
plus précise le temps où ces peintres vivaient, il faut regarder de
(1) On vient d'en découvrir un autre qui est mallieureusement effacé; il n'en reste
guère que les pieds des p^sonnages et au-dessous leurs noms. On ne peut pas trop
deviner quelle scène l'artiste avait voulu peindre j ce n'est certainement pas celle de
la caverne, car il y a des témoins.
526 RETUE BES DEUX MONDES.
plus près et étudier avec plus de détail les peintures mêmes c'e
Pompéi.
Nous avons vu que ces peintures se ressemblent beaucoup entre
elles et qu'au premier abord elles paraissent être toutes de la même
époque. On en distingue pourtant quelques-unes, en regardant
bien, qui diffèrent un peu des autres et semblent se rapporter à
des écoles plus anciennes. Tel est, par exemple, le célèbre tableau
du Sacrifice d'Jphiyénie^ un des plus beaux qu'on ait découverts à
Pompéi, et qui, par un rare bonheur, se trouve être aussi l'un des
mieux conservés. Au centre, Ipliigénie en larmes, tendant les bras
au ciel, est apportée à l'autel par Ulysse et par Diomède. Aux deux
extrémités 0[)posées, Agamemnon se voile la face pour ne pas voir
la mort de sa fille; Galchas, serrant le couteau dans sa main, semble
se préparer tristement à son rôle cruel de sacrificateur. En haut, Diane
arrive, daiis un nuage léger, avec la biche qui doit être offerte à la
place de la jeune fille. 11 semble à M. Helbig, juge expert en cette
matière, que l'arrangement si régulier du tableau, la correspon-
dance symétrique des personnages, la couleur du fond, les plis des
vêtemens rappellent une époque de l'art assez ancienne. 11 fait re-
marqu( r que les figures sont disposées de telle sorte qu'on n'au-
rait presque aucune peine pour faire du tableau un bas-relief. Ce
qui Obt plus caractéristique encore, c'est que Diomède et Ulysse
sont représentes plus petits qu' Agamemnon et Galchas, d'après cette
règle antique et un peu naïve qu'il faut que l'impoitance des per-
sonnages se reconnaisse à leur taille. Tout en présentant ces obser-
vations curieuses, M. Helbig ne va pas jusqu'à prétendre que ce
beau tableau remonte à une époque très reculée. Il y a dans tous
les temps des artistes qui retournent volontiers en arrière, et qui
aiment à reprendre les anciennes méthodes et les vieux procédés.
Pline, parlant de deux peintres célèbres qui travaillèrent au temple
de l'Honneur et de la Venu, que Vespasien faisait reconstruire, dit
de l'un d'eux qu'il ressemblait plus aux anciens : Piùcus anliqids
similior. C'est sans doute un arii4e de ce genre qui est l'auteur
à\x Sacrifice d' I phi génie ', comme il aimait l'archaïsme, il a conçu et
exécuté son tableau à la manière antique, et les peintres pom-
péiens, selon leur usagp, l'ont fidèlement copié.
Mais les excepiions de ce genre sont rares à Pompéi, et l'on peut
dire qu'à peu près toutes les peintures y sont de la même école.
Cette école, M. Helbig est parvenu à établir, par une suite de rai-
sonneuiens et de comparaisons, que c'était celle qui florissrdt à la
cour des successeurs d'Alexandre. C'est donc l'art alexandrin ou
hellénistique que les artistes pompéiens ont imité et dont leurs
peintures peuvent nous donner quelque image,
PRO:.IENADES ARCHEOLOGIQUES. 527
II.
Qu'il est fâcheux que nous ne possédions pas une histoire com-
plète de la littérature et des arts de la Grèce à l'époque alexan-
drioe! Ce n'est certes pas un temps qui puisse se comparer avec le
siècle de Périclès. Le goût s'est étrangement affadi; la subtilité, la
recherche, le pédantisme, ont pris la place du naturel; on sent que
les jours d'invention facile sont passés et que l'originalité ne s'ob-
tient plus sans efforts. Mais que d'éclat encore dans cette déca-
dence! A côté de défauts choquans, que de rares qualités! que de
grâce et de délicatesse dans cette poésie prétentieuse ! que d'audace
et de nouveauté dans ces spéculations téméraires! Partout enfin,
dans la critique, dans la philosophie, dans les sciences exactes,
dans les beaux-arts, que d'idées agitées, que d'horizons nouveaux
entrevus! Cette dernière fécondité de l'esprit grec, qui se rajeunit
au moment où il semblait épuisé de produire, est un spectacle
curieux qui mérite d'attirer l'attention de tous les amis des lettres.
Mais elle a encore pour nous un autre intérêt. Songeons que les
Romains n'ont été en relation directe avec l'Orient qu'après la mort
d'Alexandie. C'est alors « que les vaincus mirent la main sur leurs
fiers vainqueurs » et que la Grèce les conquit en leur communiquant
sa littérature et ses arts. C'est aussi à ce moment qu'il importe de
l'étudier pour savoir ce qu'elle a pu donner au monde occi lental
par l'intermédiaire de Rome et ce qui est entré d'elle dans le grand
courant de notre civilisation. Cette question a trop d'importance
pour ne pas tenter les savans de tous les pays. Aussi plu-^ieurs des
travaux que vient de pubher l'Allemagne sont-ils dirigés de ce
côté. Il y a quelque temps, nous étions conduits, en analysant l'ou-
vrage de M. Rohde sur le roman grec, à parler de la littérature
alexandrinc d'où il est sorti (1). Le livre de M. Helbig nous y ra-
mène aujourd'hui. Pour nous faire comprendre le caractère des
peintures de Pompéi, qui ne sont que des copies d'une école hellé-
nistique, il est forcé d'étudier les conditions nouvelles dans les-
quelles l'art s'est trouvé après Alexandre : suivons-le dans ces inté-
ressantes recherches.
Je ne crois pns qu'il y ait d'autre exemple d'une révolution aussi
rapide et aussi durable que celle qui fut opérée par les victoires
d'Alexandre. Quelques années lui suffirent, non-seulement pour
vaincre l'Orient, mais pour le transformer. Ce qui est plus éton-
nant encore dans cette courte et décisive expédition, c'est que le
vainqueur en sortit presque aussi changé que le vaincu; en sorte
(1) V;>yez h Bévue du 15 mars 1879.
528 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on peut dire qu'après la mort du roi de Macédoine une ère nou-
velle commença pour le monde. De ses anciennes qualités, qui
avaient fait sa gloire, la Grèce en perdit quelques-unes et en garda
d'autres. Elle ne cessa pas de cultiver les arts, et même le goût
qu'elle avait toujours éprouvé pour eux sembla devenir plus vif en-
core. Alexandre s'était honoré de l'amitié de Lysippe et d'Apelle;
ses successeurs, continuant la tradition, aimèrent à s'entourer d'ar-
tistes, et quelquefois ils devinrent artistes eux-mêmes. Attale 111,
le dernier roi de Pergame, modelait en cire et ciselait en airain,
Antiochus Épiphane se reposait des fatigues de la royauté dans l'a-
telier d'un sculpteur. Rien ne leur coûtait pour posséder les sta-
tues ou les tableaux qui les avaient charmés. Ils payaient aux ar-
tistes des sommes insensées. Un de ces princes proposa aux Cnidiens,
qui étaient fort obérés, de se charger de tontes leurs dettes s'ils
voulaient lui céder l'Aphrodite de Praxitèle. Un autre, dans la vente
que faisait Mummius du butin de Gorinthe, poussa le Bacchus
d'Aristide jusqu'au prix de 100 talens (500,000 francs). Mummius,
qui n'en croyait pas ses oreilles, jugea qu'un tableau qu'on voulait
payer si cher devait être une merveille, et il garda le Bacchus pour
Rome. La passion furieuse de ces amateurs couronnes ne connais-
sait pas de limites ni d'obstacles. Rien ne leur était sacré quand il
s'agissait de conquérir un bel ouvrage. Ge sont eux qui ont enseigné
aux proconsuls romains le moyen de se former une riche tralerie aux
dépens des divinités les plus respectées : ils ont été véritablement
les maîtres de Verres. Dans les guerres continuelles qu'ils sh fai-
saient entre eux, les trésors des dieux n'étaient pas plus en sûreté
que ceux des rois. Prusias P"', quand il envahit le territoire de Per-
game, ne se fit aucun scrupule d'enlever d'un sanctuaire vénéré la
statue de Vulcain, œuvre célèbre de Phyromaque. De bon côté, Pto-
lémée Évergète, dans son expédition d'Asie, sous prétexte de re-
prendre les images sacrées que Gambyse avait emportées d'Egypte,
pénétrait dans les teniples et prenait tous les objets d'art qui s'y
trouvaient. G'est ainsi que tant de chefs-d'œuvre s'entassèrent dans
les palais de Pergame, d'Antioche et d'Alexandrie, ils n'y devaient
pas rester, car les généraux romains à leur tour, instruits par
l'exenqjle des rois grecs, firent main basse sur ce riche butin et l'ap-
portèrent à Rome pour en orner leurs triomphes.
Des princes et des rois ces goûts descendirent bientôt aux sim-
ples particuliers. La succession d'Alexandre, comme on sait, fit
naître des troubles et des guerres sans fin. Jamais le pouvoir ne
fut disputé avec plus d'ardeur, plus facilement conquis et plus tôt
perdu qu'alors. Dans ces époques agitées, les grandes fortunes se
font et se défont vite. Aussi ces parvenus qui se souvenaient de la
veille et craignaient le lendemain s'empressaient-ils de jouir de
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 529
leurs richesses éphémères. La comédie de Ménandre a popularisé
le type de ces soldats d'aventure qui venaient dévorer en quelques
jours, chez les courtisanes d'Athènes, l'argent qu'ils avaient gagné
à la cour des souverains de l'Orient. Elle aime à les montrer bien
reçus de leurs maîtresses et flattés par leurs parasites tant que
durent les dariques ou les philippes d'or, puis chassés et raillés
quand ils n'ont plus rien dans leur bourse. Parmi ces enrichis, il y
en avait qui faisaient de leur fortune un meilleur usage : ils imi-
taient leurs maîtres et achetaient des tableaux ou des statues pour
en orner leurs maisons.
C'était une nouveauté. M, Helbig pense que, dans la grande époque
de l'art, les artistes ne travaillaient guère pour les particuliers. On
nous dit sans doute qu'Agatharcus décora la maison d'Alcibiade,
mais Alcihiade ne pouvait pas passer pour un citoyen connue les
autres. D'ordinaire les peintres gardaient leur talent pour le public.
Ils couvraient les vastes murailles des portiques de scènes emprun-
tées aux vieilles légendes et aux poèmes d'Humère, ou ils compo-
saient des tableaux qui devaient être placés dans des temples. Peut-
être leur aurait-il semblé que c'était humilier l'art que de le faire
servir aux plai.-irs d'un seul homme. Pline au moins le laisse en-
tendre, et il ajoute en termes magnifiques que leurs tableaux, au
lieu d'être enfermés dans une maison oii quelques privilégiés pé-
nètrent à peuie, avaient la ville entière pour demeuri-, que tout le
monde pouvait les contempler, et qu'un peintre alors appartenait
à tout l'univers : pictor res communis terrarum erat. Mais il
semble que, quand les cités grecques perdirent leur liberté, sous
Alexandre, leurs habitans se soient un peu détachés d'elles. On se
sentait moins obligé envers la république depuis qu'elle ne don-
nait plus aux citoyens les mêmes droits et qu'on intervenait moins
directement dans ses affaires; on en était moins fier, on ne se sou-
ciait plus autant de l'embellir, on songeait moins à elle et plus à
soi; l'argent qui n'était plus destiné aux monumens publics, on le
garda pour décorer sa maison, dont on fit le centre de son existence.
Les peintres naturellement flattèrent ce goût nouveau, dont ils
devaient profiter. « On peut distinguer, dit Letronne (1), deux mo-
mens principaux dans l'histoire de l'art grec: celui pendant lequel il
fut consacré uniquement à entretenir la foi religieuse par les images
des dieux et la peinture de leurs bienfaits, à réveiller le patriotisme
des citoyens par le spectacle toujours vivant des grandes actions de
leurs ancêtres, où, par conséquent, chaque production de l'artiste
avait sa destination et sa place marquée d'avance, et celui où l'art
(Ij Dans ses Lettres d'un antiquaire à un artiste.
TOME XXXV. — 1879. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
ne fut plus, pour ainsi dire, que de commande, où ses productions
devinrent des objets de luxe, mis sur la ligne des raretés, assimilés
aux produits de l'industrie, recherchés moins comme beaux que
comme cbers, et furent entassés daiis les palais des rois et des riches,
pour le vain plaisir des yeux. » Dès lors l'artiste perdit le goût de
ces grandes peintures qui étaient faites pour un moîiument dé-
terminé, qiii devaient répondre à la destination et à l'architecture
de l'édifice, qui en reproduisaient le caractère et ne se compien-
nent qu'à la place qu'elles occupent. 11 travailla dans son atelier
selon ses caprices à des sujets de son choix, sans s'inquiéter de ce
que deviendraient ses tableau.x, ou plutôt sûr d'avance qu'il se trou-
verait toujours un riche amateur qui les paierait cher et qui en ferait
l'ornement de sa demeure. C'est ainsi qu'à la place des grandes
fresques ou des vastes toiles destinées aux monumens publics,
on commença à peindre ce que M. Helbig appelle avec justesse
des tabk aux d'jippartement {cubinetsbildcr), comme on dit la mu-
sique de chambre pour l'opposer à, celle de t'iéâtre ou d'église. Ils
devaient être accrochés le long, des murailles dans les maisons
particulières, et devinrent, selon Cicéron, .une sorte dj besoin et
comme un luxe indispensable pour ceux qi^'on appelait les heu-
reux du monde.
M. Helbig a fort bien montré, et c'est peut-être la meilleure par-
tie de son livre, que le système de décoration de Pompéi découle
de cet usage. Quoi qu'on ait prétendu, il n'a rien de commun avec
la grande peinture monumentale appliquée aux parois des temples
ou des portiques dans la première époque de l'art giec. Il suffit,
pour s'en convaincre, d'étudier la manière dont les scènes mytho-
logiques ou autres, qui ornent les maisons campaniennes, sont
disposées sur les murailles. En général, elles n'eu couvrent qu'une
partie; elles sont placées au milieu d'une décoration d'architecture
destinée à les faire ressortir, distribuées dans des compartimens
réguliers, et très souvent entourées d'un cadre qui paraît s'appuyer
sur la cimaise ou reposer sur des consoles. On voit que l'artiste a
voulu faire une sorte detrompo-l'œil, et donner l'impression à ceux
qui regardent que ces peintures étaient des tableaux véritables.
Ce système de décoration ne s'exphque que lorsqu'on songe aux
habitudes et aux goûts de réj)0<[ue alexandrine dont nous venons
de parler. On a vu que c'était devenu une sorte de fureur chez les
grands personnages de suspendre des tableaux précieux aux murs
de leurs maisons. Mais c'est un luxe qui se paie cher, et tout le
monde ne peut pas se passer d'aussi coûteuses fantaisies. 11 fallait
être un roi d'Egypte ou de Syrie, ou tout au moins un puissant
ministre ou un général redouté, avoir longtemps pressuré les peu-
ples et pillé sans scrupule les pays voisins, pour se faire construire
TROMENADES ARCHÉOLOGIQUES. 531
de ces salles immenses que les hislOFiens décrivent avec admira-
ration, soutenues par cent pilastres ou cent colonnes de marbre,
avec des statues merveilleuses devant les colonnes et des tableaux
de maîtres dans l'intervalle. Les bourgeois s'en tiraient à meil-
leur compte : ils faisaient peindre à fresque sur leurs murailles
de faux pilastres qui encadraient de faux tableaux, et dans leur
petite maison, en regardant les murs de leur pnrislyle, ils éprou-
vaient sans doute un plaisir semblable à celui des rois ou des
grands seigneurs, quand ils se promenaient dans leurs palais, au
milieu de chefs-d'œuvre. La fresque était donc un moyen écono-
mique, à l'usage des petites gens, pour imiter l'exemple des riches.
Gomme elle demande une exécution rapide et qa'on y- souffre des
imperfections de détail, les artistes en profitèrent pour travailler
plus vite, ils purent produire à meilleur marché, et l'art devint
une industrie. Pétrone dit que « c'est l'audace des Égyptietis qui
a inventé cette imitation en raccourci du grand art : •Aegyptiorum
audacia tam maynœ arlis compendiariam. ùivemt • » at cette opi-
nion est très vraisemblable. Il est naturel 'que le pays oii l'on
avait sans cesse en spectacle le luxe irritant 'des grands per-
sonnages soit celui même où l'on a cherché à se procurer à moins
de frais quelques-unes de leurs jouissances. Pétione ajoute que
l'usage de ce procédé commode a perdu la peinture. C'est aussi ce
qu'il est aisé de comprendre: les pauvres, ou, si l'on veut, les moins
aisés, l'avaient imaginé pour imiter de quelque façon l'exemple que
leur donnaient les riches ; les riclies à leur tour ne tardèrent pas à
l'emprunter aux pauvres. Gomme les peintres de fresque arrivaient
par l'habitude à une exécution assez satisfaisante, on finit par se
contenter des copies qu'ils faisaient des tableaux célèbres, et la
peinture originale ne fut plus encouragée. De là, la colère des
critiques et des connaisseurs : M. llelbig fait remarquer que Pline
et Pétrone s'expriment au sujet de k ceite invention égyptienne »
du même ton que certains amateurs de nos jours parlent de ' la
photographie, qu'ils accusent de perdre l'art véritable.
Tout du reste confirme l'origine que M. Helbig attribue aux fres-
ques d'H^rculanum et de Pompéi. Les tableaux dont elles sont des
copies devaient bien être du temps des successeurs d'Alexandre;
ils en portent clairement la marque, ils en ont tous les caractères.
Un'des grands changemens qui se (it alors dans le monde grec, c'est
que la monarchie reu)plaça presque partout la république. Autour
du monarque et de sa femme se réunirent des officiers, des mi-
nistres, des serviteurs, des poètes, des artistes; une cour enfin se
forma, et, comme il arrive toujours, l'influence de' la cour se fit
bientôt sentir dans les mœurs publiques. Elles devinrent plus po-
lies, plus élégantes, plus raffinées. On prisa par-dessus tout la dis-
532 REVUE DES DEUX MONDES.
tinction des manières, les agrémens de l'esprit, la finesse des entre-
tiens, les plaisirs délicats de la société. 11 est de rè'gle que l'amour
soit le grand iniérêt des réunions mondaines où les deux sexes
sont rassemblés : aussi prit-il beaucoup d'importance dans la so-
ciété, et par suite dans la littérature de ce temps. La poésie va
désormais en vivre, et les arts imiteront la poésie. Mais l'amour,
comme le peignent d'ordinaire les artistes alexandrins, n'est pas
cette passion furit:;use qu'Euripide a représeniée dans Phèdre.
M. Helbig a raison de dire que leur peinture ne s'inspire plus de
l'épopée, comme celle de Polygnote, ou même de l'ancien théâtre
tragi(]ue : elle emprunte plutôt ses sujets à TiflyUeet à l'élégie, genres
favoris de la poésie hellénistique. L'amour est chez elle un mélange
de gal.intêrie et de seniimentalité. Elle aime à représenter les déesses
et les héroïnes que désole quelque infortune amoureuse : Oiinone
abandoimée par Paris, Ai iane sur la côte de Naxos, suivant des yeux
lenaviie qui emporte son amant, Vénusqui regarde mourir dans ses
bras le chasseur Adonis sont les sujets favoris de ces peintres. Mais ils
ont grand soin que la douleur de ces belles délaissées ne nuise pas
à leur beauté. Leur désespoir a des attitudes très élégantes; elles
sont inconsolables, mais parées; elles portent des colliers, de dou-
bles bracelets, et leurs cheveux sont enfermés dans des filets d'or.
Il est rare d'ailleurs qu'il n'y ait pas, dans un coin du tableau,
quelque petit Amour qui donne un air plus riant à la scène, quand
elle n)enace de devenir trop sévère. Les Amours sont encore plus
nombr ux dans les fresques de Pompéi que dans les tableaux de
Waiteau, de Boucher et des autres artistes de notre xviii" siècle.
Ils forment le cortège ordinaire de Vénus; ils l'aident à se parer,
lui présentent ses bijoux et tiennent le miroir où elle se regarde.
Ils l'amènent à Mars qui l'attend; ils entourent Adonis blessé, sou-
tiennent son bras, écartent ses vêtemens, portent sa houlette et sa
lance. C'est un Ainour encore qui conduit Diane dans la caverne
d'Endymionet lui montre le bel adolescent endormi. Quand OEnone
essaie de retenir par sou désespoir son époux infidèle qui va la
quitter, Paris est indifférent à ses reproches ei semble à peine l'é-
couter : je le crois bien; l'artiste a représenté derrière lui un Amour
qui se penche à son oreille d'un air caressant, et l'eutn-tient sans
doute de sa nouvelle passion. Dans ces divers tableaux, les Amours
ne sont que des accessoires; il y en a d'autres où ils forment le
tableau tout entier. On nous les montre tout seuls et livrés aux
occu()atlons rjui sont ordinairement le partage de l'homme. Ils dan-
sent, ils chantent, ils jouent, ils festinent; le fouet levé, ils condui-
sent un char traîné par des cygnes, ou essaient à grand'peine de
diriger un attelage de lions (1). Ils font la vendante, ils écrasent
(1) Ces tableaux rappcUcut ceu\ qui représentent ces chars traînés par uu pcrro-
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 533
le blé lans un moulin, aidés par de jolis petits ânes qu'ils mènent
avec des guirlandt-s de fleurs. Ils vendent, ils achètent, ils chassent,
ils pèchenià la ligne, et cette distraction paraît si bien à nus peintres
un plaisir divin qu'ils l'attribuent plusieurs fois à Vénus elle-même.
Un des pins agréables tableaux et des plus connus, dans ce genre
précinux et coquet, est celui de la Vendeuse (V Amours. Une vieille
femme vient de prendre un petit Amour dans une cage et le tenant
par les ailes le pjésenle à une jeune fille qui veut l'acheter. Celle-ci
ne paraît pas être tout à fait à ses débuts, car elle tient déjà un
aufre Aaiour sur ses genoux; elle n'en regarde pas moins avec
beauco ip de curiosité celui qu'on va lui vendre et qui tend joyeu-
sement les maijis à sa nouvelle maîtresse.
J'ai déjà dit un mot de ce que devint la mythologie dans la nou-
velle é( oie de peinture; on a vu que les vieux mythes perdirent
leur sens profond et sérieux. Un des procédés ordinaires de ces
peintres, quand ils reprennent les sujets auxquels l'art ancien
avait rioniié une grandeur idéale, c'est de les ramener autant qu'ils
le peuvent à des proportions humaines; ils se plaisent à effacer
tout à fait la distance qui sépare les dieux des hommes et à traiter
les légendes héroïques comme des aventures de la vie de tous les
jours. On voit bien qu'en peignant les amours des dieux l'artiste
a toujours sou's les yeux ce qui se passait à la cour des Séleucides
ou des Pioléniées. Dans le fameux Jugement, Vénus, qui veut être
préférée, coquette avec Paris comme une femme du monde. Tandis
que Polyphème, assis sur le bord de la mer, chante ses douleurs
sur sa lyre, on voit arriver sur un dauphin un Amour qui lui apporte
une lettre de Galatée. Mirs et Vénus sont des amoureux prudens
qui ne virulent pas être découverts pendant qu'ils se livrent à leurs
doux entretiens; une peinture de Pompéi les tnontre qui, pour être
avertis de l'approche des indiscrets, ont soin de se fa re garder par
un chien. Voda une façon bien vulgaire d'introduire la vie réelle dans
les légendes héroïi|ues. Tout ce qu'avaient conservé d'un peu rude
et d'antique ces vieilles histoires se trouve adouci, ou, si l'on veut,
affadi dans les peintures pompéiennes. La tradition voulait que
Narcisse fût mort en se mirant dans un ruisseau; mais un ruisseau
aurait paru sans doute trop rustique à ces délicats; on l'a remplacé
par un bassin élégant que remplit un Amour en versant l'eau d'un
vase à long col.
Le caractère de cette peinture indique clairement son âge : c'est
bien l'art aU'xandrin que nous avons sous les yeux; mais est-il sûr
que cet art soit fidèlement reproduit dans les fresques de Pompéi,
et jusqu'à quel point peut-on se servir d'elles pour le juger? C'est
quet et conduits par un papillon, fantaisies charmantes, tout à fait grecques, et qui
semblent inspirées des plus gracieuses imaginations de Platon.
534 REVUE DES DEUX MONDES.
une question délicate qae M. Helbig a traitée avec beaucoup d'in-
térêt. 11 montre d'abord, par l'étude des conditions mêmes de la
peinture àPompéi, qu'il devait y avoir entre l'oiiginal et les copies
des différences inévitables. Les maisons pompéiennes sont en gé-
néral petites, l'espace que l'architecte livrait au peintre n'avait pas
ordinairement beaucoup d'étendue et ne comportait guère ce que
les Grecs appelaient la « mégalographie. » La dimension a beaucoup
d'importance dans les arts, et souvent les grands sujets, quand on
les enferme dans un cadre trop étroit, deviennent des tableaux de
genre. C'est ce qui arrive à Pompéi, où les fresques ne- sont ordi-
nairement que des réductions de compositions plus larges et plus
vastes. Ajoutons que, si ces fresques nous paraissent manquer un
peu de variété, !a faute n'en est pas tout à fait imputable à l'école
alexandiine d'où elles procèdent. Parmi les innombrables suj+its
que leur livi ait cette école, les artistes pompéiens étaient forcés de
choisir, ils prenaient plutôt les scènes riantes et gaies et fuyaient
celles qui étaient trop lugubres. « Une peinture violente boule-
verse l'âme, » disait Sénè(|ue. Ces bons bourgeois qui voulaient
vivre joyeusement, dans ce pays heureux, au pied des pentes ver-
doyantes du Vésuve, n'auraient pas aimé qu'on kur mît sous les
yeux toutes les horreurs de l'antique mythologie. Les crimes de la
famille d'Agamemnon, la mort d'Hippolyte, déchiré par les ronces
du chemin, avaient donné lieu, nous le savon!=;, à des tableaux cé-
lèbres de peintres alexandrins. Nous ne les retrouvons plus à
Pompéi. Ils n'étaient pas à leur place dans ces salles réservées
aux joies calmes de la famille. Quand les artistes pomj)éiens se
hasardent à peindre quelque scène moins plaisante, le plus sou-
vent ils la modifient. Dircé attachée à un taureau furieux, Actéon
dévoré par ses chiens, ne sont plus chez eiix que des prétextes pour
des études de femmes nues ou d'agréables paysages. Voilà pour
l'invention et le choix des sujets; l'exécution présente encore plus
de différences. Lor^^u'on reproduit un tableau dans une fresque,
inévitablement on le dénature. La fresque ne comoorte pas au
même degré cette finesse de traits, cette perfection de détails, qui
étaient les principales qualités des maîtres alexandrins. Du reste,
ces qualités n'étaient pas celles que recherchaient surtout les
peintres de Pompéi; on peut même soutenir qu'ils n'en avaient
pas besoin. Aujourd'hui que les maisons pompéiennes n'ont plus
de toits, nous voyons leurs tableaux sous la lumière d'un soleil
éclatant qui en fait ressortir les moindres défauts. Mais ils n'étaient
pas faits pour ce grand jour. Les salles où ils étaient placés 'ne
s'éclairaient ordinairement que par la porte, et mt^ine on avait
pris des précautions pour que la lumière qui inondait l'atrium ne
pénétrât pas toute par cette unique ouverture. Des voiles tendus
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 535
d'une colonne à l'autre faisaient de l'ombre devant ces chambres
où les habitans passaient les heures chaudes de la journée. Dans
cette demi-obscurité, les imperfections de détail ne paraissaient pas,
et les artistes pouvaient sans iuc(mvénient négU^^er quelques-uns
des mérites des modèles qu'ils imitaient.
Malgré ces réserves, qu'il était indispensable de faire, on peut
admettre sans témérité que les fresques d'Herculanum et de
Pompéi donueot une idée assez, juste de la peinture alexandrine.,
M. Helbig. en est si convaincu qu'il essaie de retrouver dans ces
copies incomplètes quelques-uns des tableaux célèbres dont les
criti (ues anciens nous ont vanté la beauté. C'est une entreprise
qui peut semMi r d'abord un peu hasardeuse; mais il ne faut pas
oublier que^ si ces tableaux sont aujourd'hui perdus, il nous reste
au moins d'eux quelques souvenirs. Ils sont mentionnés briè-
vement chez les écrivains qui nous ont transmis l'histoire de la
peinture antique : il e^t rare que les poètes j surtout ceux de l'An-
tljologie, n'aient pas consacré quelques vers à les décrire; on eu
trouve d 'S imitations plus ou moins exactes dans les bas- reliefs
et sur les vases; enfin, ce qui est plus important, ils ont dû être
plusieurs fois reproduits sur les murailles des villes de la Gam-
pani'. En rapprochant ces copies diverses et les contrôlant par
les renseignemens que les critiques et les poètes nous donnent, on
aperçoit, ce que chaque artiste a pris à l'original, et l'on arrive à le
reconstruite au moins dans sou ensemble et ses grandes lignes.
C'est ainsi que, par un effort de science et de sagacité, M. Helbig.
nous rend deux tableaux fameux de MiciaSj V Andromède et VIo.
Le premier est reproduit deux fois à Pompéi dans des proportions
qui n'y sont pas ordinaiies; l'autre ne l'est qu'une fois, mais on l'a
fort heureusement retrouvé dans la maison de Livie, au Palatin. Ce
sont deux belles peintures, qui paraissent faites pour se corres-
pondre et qui se ressemblent assez pour qu'on les croie de la
même main. Les copistes doivent avoir conservé l'ordonnance
générale et les principales quiiUtés du modèle; ils nous permettent
donc de nous figurer ce que devaient être ces deux ouvrages du
grand artiste athénien, qui, selon Pline,, excellait à peindre les
femmeSi C'est ce qui nous arrive aussi à. propos d'un tableau
encore plus célèbre que ceux de Nicias. Deux petites fresques
de Pompéi représentent Médée au moment où elle va tuer ses-
enfans. Les savans sont d'accord pour admettre que ce sont des
imitations d un chef-d'œuvre de Timomaque, mais des imitations
assez imparfaites. A côté de Médée, ces peintres ont placé ses
deux fils qui jouent aux dés sous la surveillance de leur péda-
gogue. Ce détail dramatique, ce contraste saisissant entre la joie
insouciante des enfans et les préoccupations terribles de la mère,
536 REVUE DES DEUX MONDES.
appartient évidemment au tableau original. Le reste, dans les
fresques pompéiennes, est moins heureux ; la figure de Médée
surtout manque de caractère. Heureusement on a trouvé à Her-
culanum une Médée de dimensions plus vastes, et qui révèle un
talent plus sûr. Cette fois elle est représentée seule, et sans ses
enfans, la bouche entr'ouverte, les yeux égarés ; ses doigts serrent
la poignée de l'épée d'un mouvement convulsif : elle paraît
en proie à une indicible douleur. Cette figure , l'une des plus
belles qui nous reste de l'antiquité, est certainement d'un peintre
de génie, les copistes de Pompéi ne l'auraient pas imaginée, on y
trouve la main du maîire. De celle façon, en plaçant auprès de la
Médée d'Herculanum le groupe des enfans que nous donnent les
fresques pompéiennes, nous sommes sûrs d'avoir tout le tableau
deTimoniaque (l).
C'est donc toute une époque importante de l'art grec qui s'est
conservée pour nous dans ce coin de l'Italie. Le plaisir que nous
prenons à voir ces tableaux augmente quand nous songeons qu'ils
représentent seuls une grande école de peinture; ce qui ne veut pas
dire assurément qu'ils n'ont pas d'autre intérêt que de nous rap-
peler des chefs-d'œuvre perdus et qu'ils sont indignes d'être étudiés
pour eux-mêmes. Je crains qu'à force de répéter les mots d'imita-
teurs et de copistes, nous n'ayons trop rabaissé le mérite de ces
artistes inconnus. On ne leur rend pas justice quand on se contente
de les appeler des décorateurs et qu'on les compaie surtout aux dé-
corateurs de nos jours. Ils imitaient sans doute, mais avec une cer-
taine indépendance; ils n'étaient pas tout à fait les esclaves de
leurs modèles; ils les interprétaient librement et n'hésitaient pas à
les modilier d'après les conditions des lieux qu'ils avaient à peindre
ou l'humeur du maître qu'd fallait contenter. Ce qui le prouve
d'une manière certaine, c'est qu'on trouve à Pompéi un grand
nombre de répliques, évidemment faites sur le même original, et
qui ne se ressemblent jamais entre elles. Il entrait donc dans le
travail de ces artistes quel(|ue chose de personnel qui entretenait
leur talent, qui les empêchait d'être de simples manœuvres et en
faisait des peintres véritables. C'est ce qui les rendait capables
d'inventer par eux-mêmes quand il en était besoin. Ils le faisaient
rarement, étant forcés de travailler vite et trouvant plus cxpéditif
d'emprunter aux autres que de se donner la peine d'imaginer. Nous
avons vu pourtant qu'ils avaient pris quelquefois leurs inspirations
dans les scènes dont ils étaient témoins et créé des tableaux de
genre d'une inimitable vérité. Mais qu'ils inventent ou qu'ils imitent,
(1) On a la preuve que la Médée d'Herculanum, destinée à décorer un pan de mur
très étroit, avait été détachée d'une fresque plus vaste. Le tableau dont elle faisait
primitivement partie devait très probablement contenir les enfans et leur précepteur.
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 537
ils font tout avec une aisance, une grâce, une rapidité d'exécution,
une sûreté de main que nous ne pouvons nous empêcher d'ad-
mirer. Notre admiration redouble quand nous nous souvenons qu'ils
travaillaient pour les bourgeois d'une petite ville, quand nous son-
geons surtout que, dans tout le monde romain, on devait avoir les
mêiries goûfs qu'à Pompéi et qu'il devait se trouver partout des ar-
tistes capa!)les des mêmes ouvrages. C'est ce qui étonne et confond
notre esprit. Les historiens nous disent qu'il n'y avait plus alors de
peintres de génie, mais les peintures de Pompéi nous montrent que
jamais les peintres de ta'ent n'ont été plus nombreux. Nr)us nous
vantons aujourd'hui de mettre l'aisance à la portée du plus grand
nombre et de populariser le bien-être; c'est un grand bienfait. Au
I" siècle, on avait fait quelfjue chose de semblable pour les arts.
Grâce à ces procédés commodes qui permettaient d'en répandre les
chefs-d'œuvre, ils avaient cessé d'être le privilège de quelques-uns
pour devenir le plaisir de tout le monde.
III.
M. Helbig, en étudiant de près les peintures pompéiennes, n'a
pu s'empêcher de remarquer combien elles ressemblent à certaines
poésies de la grande époque des lettres latines, surtout à celles des
élégiaques ou des didactiques qui chantent la mythologie et l'a-
mour. Ces ressemblances sont en effet très frappantes. Chez les
poètes, c(jmme chez les peintres, les mêmes sujets se reproduisent
sans cesse, et ils sont traités d'une façon pres(jue semlDlable. Les
uns et les antres aiment à exprimer les mêmes senîimens; ils recher-
chent les mêmes qualités et n'évitent pas les mêmes défauts. Faut-il
en conclure que les peintres se sont inspirés des poètes et qu'ils
ont pris dans leurs ouvrages le sujet de leurs tableaux? Nous avons
vu qu'il n'en est rien, et M. Helbig a victorieusement démontré
qu'ils sont demeurés presque entièrement étrangers à la litté-
rature de Rome. Doit-on croire au contraire que ce sont les poètes
qui (mt imité les peintres? Cette supposition ne serait pas beaucoup
plus vraisemblable, et dans tous les cas elle est inutile. Nous avons
un moyen plus simple de tout expliquer : s'ils se ressemblent, c'est
qu'ils puisaient à la même source; peintres et poètes travaillaient
sur les mêmes modèles, ils étaient les élèves des maîtres d'Alexan-
drie, et voilà comment ils pouvaient arriver à se rencontrer, même
sans se conriaître.
On sait que les Romains ne possèdent pas une littérature vrai-
ment originale et qu'ils ont toujours vécu d'emprunt. Ils imitèrent
d'abord la poésie classique des Grecs, c'est-à-dire celle qui a fleuri
depuis Homère jusqu'à l'époque d'Alexandre. C'était, il faut l'avouer,
538 ^BEVUE DES DEUX MONDES.
bien choisir leurs modèles; mais je ne crois pas qu'on doive leur
faire trop d'honneur de leur préférence : ils n'étaient guôre en
état, dans ces temps reculés, de distinguer l'ancienne littérature
grecque de la nouvelle, et les écrivains du siècle de Périclès de
ceux qui vivaient à la cour desPtoléniées; peut-être mêti'.e n'ont-
ils jamais fait très nettement cette distinction, et l'ion est surpris
de voir leurs critiques les plus éclairés parler plus tard d'Apollo-
nius de Rhodes à peu près comme d'Homère, d'Aratus comme
d'Hésiode, de Gallimaque comme de Pindare. Le choix qu'ils firent
alors s'explique moins par la finesse de leur goût que par les cir-
constances. Les vieux poètes grecs, quoiqu'un peu f^ffacés dans le
monde par la gloire d'écrivains nouveaux, continuaient à régner
sans partage dans les écoles. Les grammairiens les expricjua^ent à
leurs élèves et ils faisaient le fond de l'éducation publique. Gomme
les Romains connurent d'abord la Grèce par l'intermédiaire des
professeurs qui venaient élever leurs enfans, ils furent naturelle-
ment amenés à admirer et à imiter les écrivains qu'on imitait et
qu'on admirait dans les écoles, c'est-à-dire ceux de l'âge classique.
n faut dire aussi que, par leur grandeur et leur simplicité, ces vi(^ux
poètes convenaient à un peuple énergique et jeune, qui était en
train de conquérir le monde. Malheureusement les mâles vertus des
premiers Romains ne résistèrent pas à leur foitune, et au moment
où elles commençaient à s'altérer, le progrès même de leurs con-
quêtes les mit en relation plus directe avec les- Grecs. Après avoir
connu la Grèce dans les écoles et par les livres, ils allèrent la voir
chez elle et prirent l'habitude de la parcourir. A Athènes, à Per-
^ame, à Alexandrie, dans ces grandes villes qu'ils visitaient si vo-
lontiers, et dont plusieurs avaient été les capitales de 'royaumes
puissans, ils trouvaient une société éclairée, polie, spirituelle, dans
laquelle ils étaient heureux de vivre, une littérature dilTérente
de celle que leurs maîtres leur avaient enseignée, et qui du
premier coup les charma.- Le temps était favorable à cet art nou-
veau : il était né dans un- monde de gens délicats et raffinés, anvis
du plaisir etidu repos, et qui avaient renoncé sans chagrin ai x joies
sérieuses de la liberté pour en éviter les périls; il avait fleuri dans
le voisinage des cours, sous la protection des souverains qui- le re-
gardaient comme une des plus belles décorations de leur pouvoir;
le succès qu'il obtint à Lomé dans la seconde moitié du vu" siècle
semblait bien montrer que la république était malade, qu'il s'établis-
sait de nouvell' s habitudes qui annonçaient l'avènement d'un autre
régime, et que, dès l'époque de Sylla, on était prêt pour (lésar. C'est
en vain que quelques amis du passé résistèrent : Gicéron se plaignit
amèrement de a ces amoureux d'Euphorion, » qui osaient railler En-
nius et lui préféraient un bel esprit d'Alexandrie. Lucrèce aussi resta
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUE!^. 539
fidèle anx anciens poète?, les reconnut pour ses maîtres et se plut
à imiter leurs vers vigoureux et sobres; mais la nouvelle école avait
pour elle ce qui donne le succès, la jeunesse et les femmes. Ces
belles affi ancliieSj qui régnaient dans les réunions du monde et
gouvernaient les hommes politiques, aimaient à répéter les vers de
Calvus et.de Catulle. Dès lors: l'imitation des alexandrins se glisse
chez presque tous les poètes; elle domine surtout chez Ovi(!e et
chez Properce, qui se proclame sans détour l'élève de Callimnque
et de Philétas.
Voilà pourqnoi les élf^giaqu^'s romains se sont si souvent rencon-
trés avec les peintres de Pompéi. Ces ressemblances ne sont pas de
simples curiosités qu'il est agréabl' de noter au passage : M. Hel-
big pense qti'il y a un intérêt sérieux à les signaler, et qu'elles peu-
vent nous aider à mieux connaître la littérature du siècle d'Au-
guste. Comme les poètes d'Alexandrie sont perdus^ il est difficile
de dire jusqu'à, quel point ceuX' de Rome les- avaient fidèlement
r<'pro iuits et d distinguer ce qu'ils leur empruntent de ce qui leur
appartient. Pour le savoir, comparons-les aux peintui'es de Pompéi :
quand leurs: descriptions rappelleront fidèlement quelque tableau
pornj)éieu, nous en conclurons que le peuitre et le poète avaient
sous les yeux un modèle commun et qu'ili sont tous deux des imi-
tateuis.
Nous ignorons à qiii Catulle doit le plus beau de ses poèmes,
celui où il dépeint Ariane abandonnée par Thésée et consolée par
Bacchns. M. Piiese pense qu'il l'a traluit de Callimaque, mais il
n'en a pas donné de preuve certaine; ce qui est sûr, c'est que ce
sujet se trouve f.Tt souvent reproduit sur les murailles de Pompéi
ou d'Herculanum, et que par conséquent il devait être très commun
chez les poètes d'Alexandrie. C'est bieu aussi à la manière alexan-
drine que Catulle l'a traité : il mêle à des t -aits de passion pro-
f<jn':le beaucoup de diminutifs gracieux, il ne néglige pas de dé-
crire, e-ii' ce moment terrible^ la toilettai de son; héroïne, de nous
dire en passant un mot de sa chevelure blonde et de ses petits yeux
charmaiis, de raconter enfin que, lorsqu'elle s'avance dans les fiots
pour essayer de suivre son amant qui s'enfuit, elle a soin de relever
sa robe jusqu'au genou
Mollia nudatae toUcntem tcgmina surœ.
Yirgile aussi a commencé par céder au goût du moment et par
imiter les alexandrins. C'est ce qui explique les défauts qu'on
reproche' à ses premiers ouvrages. On trouve dans ses Bucoliques
quelques incohérences qui surprennent chez un esprit si juste et
si fin. Ces bergers d'Arcadie qui habitent les bords du Mincio,
bhO REVUE DES DEUX MONDES.
ces hommes d'état devenus des pâtres, qui tressent des corbeilles
de jonc dans des antres solitaires et chantent sur un chalumeau
rustique pour se consoler des infidélités d'une comédienne qui a
suivi un officier, ci tte façon de transporter à la campagne les évé-
nemens de la ville et de placer des allusions politiques ;m milieu
de discussions pastorales, rappellent à M. Helbig les fantaisies
étranges de certains paysa,<i;es pompéiens, où l'on voit la ville et
les champs bizarrement mêlés ensemble, des portiques élégans
dans la solitude où Polyphème mène paître son troupeau, et un
temple ionien couronné de guirlandes sur les hauteurs du Caucase,
près du vautour qui dévore Prométhée (1). Chez Properce, l'in-
fluence des alexandrins est plus visible encore; aussi ses élégies
présentent-elles plus de rapports que les églogues de Virgile avec
les peintures pompéiennes. La mythologie y déborde : qu'il soit
triste ou joyeux, tous ses sentimens s'expriment par des allusions
à de vieilles légendes; il n'a pas d'éloge pins délicat pour célébrer
sa maîtresse que de la comparer aux héroïnes de l'ancien temps.
S'il l'a surprise un jour la tête appuyée sur son bras et endormie,
elle lui rappelle aussitôt Ariane étendue sur le rivage de Naxos,
Andromède après sa miraculeuse délivrance, ou la bacchante
épuisée qui tombe saisie d'un sommeil invincible dans les plaines
de la Thessalie : ce sont des personnages que connaissent bien ceux
qui ont visité les villes campaniennes, on les y retrouve partout.
Quand Cynthie, après une longue résistance qui a désolé le [)oète, cède
enfin à son amour, c'est par une explosion de mythologie qu'il
célèbre sa victoire. « Non, le fils d'Atrée ne fut pas plus joyeux
quand il vit tomber à ses pieds la forteresse de Troie. Ulysse, après
tous ses voyages, n'aborda pas avec autant de plaisir aux rivages
de son île chérie; Electre, lorsqu'elle aperçut son frère, dont elle
avait cru tenir les cendres dans ses mains, la fille de Minos en
revoyant Thésée qu'elle venait de sauver du labyrinthe, n'ont pas
éprouvé tant de bonheur que j'en ai connu la nuit dernière. Qu'elle
m'accorde une autre fois ses faveurs, et je me tiens pour immortel ! »
Les petits Amours, que nous avons trouvés si souvent dans les
(1) La mp.rveille du genre, comme l'appelle très justement M. Helhio;, c'est un ta-
bleau qui reprt'si iite raventure d'Act(5on ; il se compose en réalité de plusieurs pay-
sages juxtaposés, surdt'.s plans divers, et avec des caractères très diffcrens. Au premier
plan, à l'extrémité droite, une nature sauvage, des rochers à pic, d'où se préiipite
un torrent; vers le milieu, le torrent devient un ruisseau paisible, avec de petits ponts,
des rives basses et des chèvres qui vionuent y boire. Au second plan, un sacdlum
d'Artémis, très richfmeut décoré; plus loin, une maison romaine, avec une tour, un
cryptoportique, et une statue sur un piédestal élevé. Le peintre semble avoir voulu
réunir dans un seul tableau les divers genres de paysages qu'on exécutait à Pompéi,
sans se préoccuper de l'effet produit par cet ensemble bigarré. Ces dissonances ne
sont pas très rares dans les peintures pompéiennes.
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 5H
peintures pompéiennes, ne manquent pas non plus dans les poésies
de Properce. Lorsqu'il se décerne à lui-même une sorte de triomphe
pour avoir fait connaître aux Romains, dans toute sa beauté,
l'éiéuie alexandi-ine, il y associe les Amours et veut qu'ils prennent
place dans le même char que lui,
Et mccum in curru pavvi vectantur Amoros.
Il raconte, dans une de ses pièces les plus agréables, imitée par
André Chéiiier, qu'une nuit, après avoir fait quelque débauche, il
errait seul, et à pas mal assurés, dans la ville endormie, cherchant
une bonne fortune coupable; tout à coup il tombe au milieu d'une
troupe de petits enfans que sa frayeur l'empêche de compter. « Les
uns portaient de petites torches, d'autres tenaient des flèches,
d'autres enfin semblaient préparer des liens pour m'attacher. Tous
étaient nus. Alors l'un d'eux, plus résolu, s'écrie : « Le voilà! sai-
sissez-le; vous le connaissez bien. C'est lui qu'une femme irritée
nous a chargés de lui rendre. » Il dit, et déjà je sentais un nœud qui
serrait mon cou. » Les autres s'approchent, l'enchaînent, le gron-
dent, et le ramènent, repentant et heureux, à la maison de Cyn-
ti^ie. — N'est-ce pas le sujet d'un tableau charmant qu'on pourrait
mettre en face de la Vendeuse cC Amours?
Mais c'est Ovide surtout qui paraît avoir le plus profité des
poètes d' Alexandrie; aussi est-ce lui dont les vers rappellent le
plus souvent les peintures pompéiennes, il serait aisé, parmi ces
peintures, d't n choisir un certain nombre qui pourraient servir pour
ainsi dire d'illus ration à ses ouvrages, tant le poète et le peintre
se ressemblent par moment. C'est tout à fait de la même manière
qu'ils représentent lo délivrée par Mercure, Hercule hlant chezOm-
phale, Paris qui grave le nom d'OEnonesur l'écorce des arbres, Eu-
rope, « qui tient la corne du taureau d'une main, appuie l'autre sur
son dos, tandis que le vent agite et gonfle ses vêtemens. » J'ai men-
tionné plus haut le tableau où l'inctmsolable Polyphème reçoit une
lettre de Galatée, qui lui est apportée par un Amour monté sur un
dauphin. Cette bizarre invention fait songer tout de suite aux
Hêroides d'Ovide. Ce sont des épîtres amoureuses qui supposent
non-seulement qu'on savait éciire et qu'on écrivait beaucoup du
temps de la guerre de Troie, mais qu'on avait alors le moyen de
faire porter ses lettres, même quand on les adressait à des gens
dont on ignorait la demeure ou qu'on était relégué dans quelque
île déserie. Voilà des habitudes qui ne conviennent guère à des
époques si lointaines. Pour comprendre que des femmes écrivent
des lettres si longues, où l'on trouve des pensées si brillantes et
tant de connaissance du cœur humain, il faut admettre qu'on a
5Zi2 REVUE DES DEUX MONDES.
pris la peine de les bien élever. Aussi le poète dit-il en termes
exprès qu'elles ont eu des maîtres « et qu'on leur a enseigné les
arts qui sont l'ornement de l'enfance. » En réalité, elles ne sont que
des contemporaines de Corinne, qui ont fréquenté la bonne société et
appris les usages de la galanterie dans l'Ai-t dCaimer. C'est le sys-
tème ordinaire d'Ovide de rajeunir par tous les moyens cette vieille
mythologie, et les dieux n'y échappent pas plus que les héros. Ils
perdent tout à fait chez lui cet air antique qui les rendait vénéra-
bles ; il en fait des hommes, et des hommes qui ressemblent à ceux
parmi lesquels il passait sa vie. Hercule n'est plus qu'un athlète
ordinaire qui se bat contre Achéloiis à la façon de ceux qu'on montre
au peuple dans les jeux publics. Quand Minerve défie Arachné^
elle se met a'i travail comme une bonne ouvrière, retroussant
sa robe pour être moins gênée et faisant courir sa navette entre les
fils « avec une ardeur qui lui fait oublier sa peine. » Le ménage
de Jupiter manque entièrement de gravité. Junon est sans cesse
occu})ée à surveiller son mari, qui lui donne de grands sujets d'être
jalouse. Tout entretient ses soupçons. Il suffît d'un brouillard qui
couvre un coin de la terre, pendant un jour serein, pour la rendre
toute pensive. « Elle s'étonne, en voyant s'élever ce nuage qui n'a.
pas de raison de s'être formé, et sa première pensée est de regarder
aussitôt où son mari peut être, car elle se souvient de toutes les
infidélités dont il s'est rendu coupable. Comme elle ne le voit nulle
part: Je serais bien étonnée, s'écrie-t-elle, s'il n'était pas en train
de me tromper {aut ego fallor, aut ego Irdor^ ait) ; » et elle se met
en mesure de le surprendre. Cette habiiu le de repr^^senter tout à
fait les dieux comme les hommes et de donnT un air moderne à
l'antique mythologie pour la rendre vivante, nous l'avons aussi re-
marqué- dans les pî'intures d.:; Pompéu C'est la pr^^uve qu'elle exis-
tait déjà chez les poètes d'Alexandrie. Mais Ovide est allé beaucoup
plus loin que ses fiiaîti-es. Il m'^le à touf. une sorte de bonne humeur
et de verve bouiïonne qui n'est pas dans le génie des alexandrins.
En les imitant, il les a [)rofondément modifiés. M. Rohde, dans son
livre sur l'origine du romai grec, fait remarquer que, s'il leur doit
le fond de ses ouvrages, il se distin,,'ue d'eux par l'exécution. Les
alexan liins étaient en g'-néral des gens méticuleux et compassés,
des critiques autant que des poètes, fort sévères pour les autres et
pour eux, qui, voulant plaire aux gens du monde, soignaient beau-
coup leurs vers, qui polissaient et ciselaient leurs phrases, cher-
chaient à mettre de l'esprit ou de la scivuice partout, et par consé-'
quent ne produisaient guère. C'était véritablement un de leurs •
élèves que cet Ilelvius Cinna, l'ami do Catulle, qui mit neuf ans
à achever un petit poème et le rendit si obscur à force de le tra-
vailler qu'il eut tout de suite des commentateurs, et que c'était une
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES. 553
gloire de le comprendre. Ovide n'était pas un de ces regratteurs de
syllabes, un de ces délicais qui ne se contentent jamais. Il avait
l'imagination vive et la main rapide; c'était son plaisir et son talent
d'improviser. Il charma cette société non- seulement en suivant ses
goûts et en flattant ses caprices, mais en l'éblouissant Fans cesse
d'ouvrages nouveaux. On peut dire de lui aussi qu'il remplace ces
(( tableaux d'appartement » de l'école alrxandririe, si soignés, si
léchés, par des fresques hardies, pleines de négligences et de
défauts choquans, mais où l'on trouve une fécondité de rpssources,
une richesse de détails, une rapidiié d'exécution qui béduisent les
plus difficiles. — C'est une ressemblance de plus avec les peintres
de Pompéi.
Mais ces peintres et ces poètes ne se ressemblent pas toujours.
Il y a aussi quelques différences entre eux qu'il faut signaler avec
soin, car elles achèvent de les faire bien connaître. Je ne veux pas
parler seulement de celles qui sont la conséquence des conditions
diverses de leurs arts : ils n'y pouvaient pas échapper, et elles se
reproduisent partout. Quand Horace dit que la poésie est comme la
peinture, — ut pictura poesis^ — il n'entend pas exprimer une
vérité absolue et qui ne souffre pas d'exception. 11 savait bien, ce
fin critique, que, si leur but est semblable, elles suivent des routes
différentes pour y arriver. La peinture, qui travaille directement
pour les yeux, est bien forcée de donner aux personn-îges de belles
attitudes. Elle ne peut rien présenter au regard qui le choque, car
l'image ne s'effEiçant pas, l'impression durerait et deviendrait plus
fâcheuse par sa durée même, le poète au contraire, qui s'adresse
à l'imngination et peint d'un trait, peut se permettre des fantuisieâ
qu'on ne pardonnerait pas su peintre. Je n'en veux prendre qu'un
exemple. La légende racontait qu'lo avait été changée en vache;
c'est sous cette forme qu'elle est poursuivie par la colère de Junon,
qui la met sous la garde vigilante d'Argus, le berger aux cent yeux.
Ovide accepte la légende comme elle est, il n'y change et n'y cache
rien; au contraire, elle l'amuse et il s'y complaît; ce qu'el'e a de
bizarre est précisément ce qu'il développe avec le plus de com-
plaisance. 11 dépeint la malheureuse lo qui n'a pas ( ncoie conscience
de sa métamorphose : « Elle veut implorer son gardien et lui tendre
les bras; nais elle ne se trouve plus de bras ('u'elle puisse tendre
vers lui (1). Elle essaie de parler, et ses paroles sont des mugisse-
mens qui lui font peur. Elle s'approche d'une fontaine où, dans
les temps plus heureux, elle avait coutume de se mirer, mais, dès
qu'elle aperçoit ses cornes, elle s'enfuit épouvantée devant son
image. » Tout cela est dit finement, avec un ton d'ironie fort
(1) 111a etiam supplex Argo quutn bracliia vellet
Tendere, non habuit qnœ brachia tendcret Argo.
b!^^ REVUE des deux mondes.
agréable; sans compter que le père d'Io lui-même, malgré sa dou-
leur, ne se refuse pas une réflexion comique : « Et moi, dit-il, qui
te cherchais un époux, qui songeais à me donner un gendre et
des petits-fils ; c'est dans mon troupeau qu'il faut te choisir un
mari, c'est dans mon troupeau que je me trouverai des petits-
enfans! » Un peintre ne pourrait pas se permettre ces plaisanteries.
Il lui serait difficile d'exciter notre compassion pour une vache,
de nous intéresser à son malheur, de nous faire souhaiter son salut.
10 restera donc pour lui, en dépit de Junon, une belle jeune fille
captive, surveillée par un méchant geôlier, qui lève les yeux, qui
tend les bras au ciel pour appeler un libérateur. C'est tout au plus
si les peintres les plus scrupuleux, et qui veulent à tout prix res-
pecter la tradition, dessineront sur son front charmant deux petites
cornes, à moitié dissimulées par les cheveux : c'est le seul souvenir
que laissera dans un tableau la métamorphose de la fille d'inachus.
11 en est de même pour son gardien : les cent yeux que la légende
lui donne égaient beaucoup Ovide, qui le félicite de pouvoir se tour-
ner comme il voudra sans perdre jamais du regard sa victime :
Ante oculos lo, quamvis aversus, habebat.
Supposons que le peintre veuille rester fidèle à la tradition, il ne
fera jamais qu'une figure grotesque. Il s'en tire en représentant
Argus comme un berger ordinaire, et en se contentant de lui mettre
sur l'épaule une peau de léopard, dont les taches seront chargées
de figurer, pour un spectateur complaisant, les cent yeux de la
légende. Voila comment le peintre évite des difficultés qui n'existent
pas pour le poètn, ce qui l'oblige quelquefois à traiter les mêmes
sujets d'une manière différente.
Ces dilféieiices, je le répète, étaient inévitables, car elles tenaient
aux conditions mêmes des deux arts, qui ne peuvent pas être chan-
gées : il est donc, inutile d'y insister davantage,. Mais il y en a une
autre qui est plus importante et qui sépare piofondéiiient les pein-
tres de Pompéi des poètes latins. — Tous les arts que la Grèce
a donnés à Rome semblent avoir fait effort pour s'acclimater dans
leur nouvelli! patrie; ils en ont pris de quelque façon les qualités
et le caractère (1), La peinture n'est jamais devenue romaine.
(I) Au début do son second ouvrage, M. Helbig étudie ce qu'est devenue la sculpture
grecque à Homo ; il D'est pas disposé à croire qu'elle y ait rien inventé de nouveau.
Ainsi les bustes, qu'on cnàt tout à fait propres à l'art roinaiii, existaient déjà chez les
Grecs. Les bas-reliefs des arcs de triomplie sont imités, dans leurs dispositions princi-
pales, de ces S' ènes si fréquentes sur les tombeaux qui repré entent Bacchus triom-
phant des Indims. M. HaWtU reconnaît pourtant que la sculpture a pris à Rome un
caractère puissant de réalisme qu'elle n'avait pas au même degré dans la Grèce; il en
donne pour exemple les bas-reliefs de la colonne Trajane. L'artiste qui a exécuté ce
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 5^5
Ce n'est pas qu'elle ait eu à se plaindre plus que les autres de
l'accueil qu'elle a reçu des Romains. Depuis le jour où Paul-
Ëmile fit venir d'Athènes Métrodore pour peindre les tableaux qui
devaient orner son triomphe et le chargea d'élever ses enfans, les
grands artistes trouvèrent à Rome la considération et la fortune. On
y payait aussi cher les belles peintures que les statues des maîtres;
si l'on était fort empressé à remplir les places où les portiques des
images en marbre ou en airain des dieux et des grands hommes,
on ne l'était pas moins à décorer de fresques les monumens publics
ou privés, et l'exemple de Pompéi nous montre combien ce goût
était devenu commun. Ce qui prouve encore mieux que la peinture
n'était pas sans honneur à Rome, c'est qu'elle fut un des premiers
arts que les Romains aient eux-mêmes pratiqués. Avant l'époque
des guerres puniques, un patricien qui appartenait à l'une des plus
glorieuses maisons du pays ne dédaigna pas de se faire l'élève des
artistes grecs et de décorer un temple de sa main. Son talent lui
donna tant de renommée qu'on ne l'appela plus que Fabius le
Peintre ( Fabius Pictor) et que sa famille en garda le nom. A partir
de ce moment, dans la liste des peintres qui se rendirent célèbres,
les Romains ne manquent pas, et pariià ceux dont Pline nous
a conservé le souvenir, il y en a un qui était si fier de son pays
qu'il ne quittait jamais la toge, même quand il avait à monter sur
quelque échafaudage : à peu près comme on prétend que Buffon se
mettait en habit de cérémonie quand il composait son grand ouvrage.
Mais qu'il portât la toge ou le pallium , l'artiste restait grec. Eu
s'établissant en Italie, la peinture grecque ne changea pas de mé-
thode; elle ne modifia en rien ses habitudes, elle ne chercha ses
inspirations que dans les souvenirs de son ancienne patrie. Letronne
a raison de dire « que ce fut une plante qui se développa partout
comme sur le sol natal, sans presque éprouver l'influence du chan-
gement de terrain et de climat. »
C'est au moins ainsi qu'elle nous apparaît à Pompéi. Il est vrai
que M. Helbig, pour diminuer notre surprise de la voir devenir si
peu romaine, dans une ville d'Italie, nous fait remarquer qu'elle
n'y fut guère employée qu'à décorer des maisons particulières.
Etant réservée à de simples bourgeois, et pour leurs appartemens
privés, elle ne se crut pas obligée de prendre un air officiel. On
lui laissa plus de liberté, et elle en profita pour ne pas sortir de ses
anciennes habitudes. C'est ce qui montre précisément qu'elle y
monument est imitateur dans les parties plus idéales de son œuvre, par exemple
lorsqu'il représente une Victoire; il devient original quand il traduit directement la
réalité et qu'il reproduit les soldats romains ou les barbares dans leur costume exact
et leurs attitudes vraies.
TOME XXXV. — 1879. 35
5A6 REVUE DES DEUX MONDES.
restait très volontiers fidèle, quand on ne lui faisait pas violence.
Il ne faudrait pas conclure, comme on l'a fait, du spectacle de ces
tableaux dont le sujet est toujours emprunté aux légendes de la
Grèce, que Pompéi fut une ville tout à fait grecque. D'origine, sans
doute, elle l'était, comme Naples, la molle et voluptueuse Naples,
sa voisine. Ses habitans firent aux armées de Sylla une résistance
acharnée ; mais, une fois vaincus, ils acceptèrent très aisément
leur sort. Ils sont une preuve de plus de la facilité étrange avec
laquelle le monde est devenu romain. Les anciens langages qu'ils
parlaient du temps qu'ils étaient libres, l'osque et le grec, ils y
avaient très vite renoncé pour le latin. Le latin n'est pas seule-
ment la langue officielle des magistrats, dans leurs édits, et des
décurions, dans leurs décrets : c'est l'idiome commun, celui des
pauvres comme des riches, des paysans comme des citadins. Les
enfans qui crayonnent leurs plaisanteries sur les murs, les jeunes
gens qui, suivant l'usage antique, adressent un salut à leurs mai-
tresses, les oisifs qui, au sortir des jeux publics, célèbrent leur gla-
diateur préféré, les habitués de tavernes ou de lieux suspects qui
éprouvent le besoin d'exprimer leurs impressions, le font toujours
en latin. Non-seulement ils parlent la langue de leurs maîtres,
mais ils partagent tous leurs sentimens. Sans doute il n'y a pas
lieu d'être surpris que les images des princes de la famille d'Au-
guste se retrouvent sur les places publiques et que les inscriptions
officielles soient pleines d'expressions de dévoûment et d'affection
pour eux ; mais celles qui sont charbonnées sur les murailles par
des gens du peuple, et qu'on ne peut soupçonner de flatterie et de
mensonge, contiennent des pi-otestations à peu près semblables.
Le cri de : Vive V empereur [Augusto féliciter!) n'y est pas rare.
L'un de ceux qui l'écrivent sur un mur y ajoute cette pensée
que le salut des princes fait celui de leurs sujets : Vohis sahis feli-
ces summ perpcluo -^ un autre envoie à Rome, l'ancienne ennemie,
des souhaits de bonheur et de prospérité : Roma valel II n'y a au-
cune raison de douter que ces gens-là ne soient sincères, qu'ils
n'expriment leur opinion et celle de leurs concitoyens. Dans un
milieu aussi bien préparé, il n'est pas étonnant que l'Enéide de
Virgile ait été très favorablement accueillie : elle était consacrée à
la gloire de Rome, dont elle célébrait l'origine. D'ailleurs le poète
avait su intéresser à son œuvre toute l'Italie : on pouvait voir de
Pompéi cette pointe de Misène, tombeau d'un des compagnons
d'Ënée, que Virgile avait chantée; on était près de ces champs Phlé-
gréens où il avait mis l'entrée des enfers. Aussi l'Enéide, on peut
l'affirmer, y a-t-elle été lue dans les écoles et dans le monde avec
un très vif plaisir. Ce qui le prouve, c'est que les inscriptions gra-
vées avec la pointe d'un couteau ou écrites au charbon, qui sont
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 5^7
l'œuvre des écoliers ou des gens du peuple, en contiennent sou-
vent des vers. On la savait donc par cœur, on la citait volontiers,
et les illettrés même en connaissaient quelque chose. II est donc
probable que, dans une ville où Virgile paraît avoir été populaire,
on aurait aimé à voir représenter sur les murs des maisons quel-
ques-unes des scènes qu'il a décrites. Si les peintres ne l'ont
presque jamais fait, s'ils ont si rarement mis sous les yeux des
Pompéiens des sujets empruntés à leur poète favori ou des souve-
nirs de leur histoire nationale, c'est que l'art qu'ils pratiquaient
était resté grec, qu'on le savait enfermé dans ses traditions et ses
habitudes, et qu'on ne lui demandait pas d'en sortir.
Il n'en fut pas de même de la poésie, et c'est ce qui la distingue
le plus de la peinture. Grecque aussi d'origine, elle consentit de
bonne grâce et presque dès le premier jour à devenir romaine.
NoBvius emploie les formes de l'épopée homérique à célébrer les
héros de l'ancienne Rome; la muse de Sophocle chante les exploits
de Décius, de Paul-Émile, de Brutus. Ce mélange arrive à sa per-
fection dans "Virgile : nulle part les traditions des deux pays, le
génie des deux peuples, les deux antiquités ne se sont plus har-
monieusement unies que dans son poème, et c'est ce qui en fait
l'admirable beauté. A ce moment, Rome paraît plus fière que jamais
de son passé et plus occupée de son histoire. L'empereur, qui lui
a pris la liberté, excite en elle l'orgueil national. Il lui montre
sans cesse, pour occuper son imagination et prévenir ses regrets,
l'immensité de son territoire, qui s'étend jusqu'aux limites du
monde civilisé, et lui rappelle la manière héroïque dont elle l'a
conquis. Pour dissimuler la nouveauté de ses institutions, il s'en-
toure, de tous les grands hommes de l'ancien temps, se met dans
leur compagnie et se présente hardiment comme leur continua-
teur. Une sorte de mot d'ordre fut donné à tous les poètes con-
temporains de mêler à l'éloge du prince celui des héros de la répu-
blique et les souvenirs de l'ancienne Rome. Aucun d'eux ne se
dispensa de le faire. Les plus futiles mêmes, qui ne s'étaient
jamais occupés que de leurs amours, prirent un ton plus grave et
mêlèrent à leurs vers légers des chants patriotiques. Properce, en
homme avisé, avait réglé d'avance l'emploi de toute sa vie. Il
comptait a quand l'âge aurait chassé les plaisirs et semé sa tête
de cheveux blancs, s'enquérir des lois de la nature, chercher
comment se gouverne cette grande maison du monde, étudier les
principes qui dirigent le cours de la lune, d'où viennent les éclipses
et les orages, pourquoi l'arc-en-ciel boit les eaux de la pluie,
quelle est la cause des agitations souterraines qui font trembler
les plus hautes montagnes » ; en d'autres termes, il voulait rester
un véritable alexandrin jusqu'à la fin de ses jours, et se proposait
5Ù8 REVUE DES DEUX MONDES.
seulement de passer avec l'âge des élégies de Callimaque à la
poésie didactique d'Aratus. Il ne résista pas pourtant aux sollici-
tations de Mécène; il finit par célébrer, lui aussi, les vieilles tra-
ditions de Rome « et mettre tout le souffle qui s'échappait de sa
faible poitrine au service de la patrie. » C'est ainsi que l'élégie
romaine, toute fille qu'elle était des alexandrins, et fort attachée
à ses modèles, mêla pourtant des nouveautés à ses imitations et
osa placer souvent à côté des légendes grecques les souvenirs de
l'histoire nationale. La peinture, on vient de le voir, ne l'avait
presque jamais fait.
11 y avait donc dans cette poésie, qu'on traite aujourd'hui avec
rigueur, un élément de force et de vie qui me paraît surtout res-
sortir quand on la compare à la peinture contemporaine. En se
faisant romaine, elle flatta l'orgueil du pays, elle essaya de répondre
au sentiment général. De ce côté, elle était origiriale et ne devait
rien à l'école d'Alexandrie, qui n'a jamais connu ces élans de patrio-
tisme. Quant à toute cette mythologie qu'elle lui avait trop facile-
ment empruntée et que nous trouvons si fade et si obscure aujour-
d'hui, les Romains devaient assurément y prendre moins d'intérêt
que les Grecs, chez lesquels elle était née ; mais on se trompe
quand on croit qu'elle leur était tout à fait indifi"érente ou inconnue.
La peinture l'avait popularisée chez eux de bonne heure. Avant
même l'époque des guerres puniques, les artistes grecs avaient
pénétré en Italie et y exerçaient leur métier. Plante nous parle de
tableaux qui décoraient de son temps des maisons particulières et
représentaient Vénus avec Adonis ou l'aigle qui enlève Ganymède.
Dans Térence, un amoureux qui hésite à commettre une assez
méchante action raconte qu'il a perdu tous ses scrupules après
avoir vu sur les murs d'un temple Jupiter qui séduit Danaé. Ce
sont les sujets qu'on retrouve le plus souvent dans les villes de la
Campanie. Ainsi, pendant plusieurs siècles, les peintres en avaient
orné les édifices publics et privés. L'œil et l'esprit s'étaient habitués
à les voir, les ignorans eux-mêmes, les illettrés étaient devenus
insensiblement familiers avec eux, et l'élégie, qui devait à son tour
les reprendre, se trouvait avoir d'avance un public tout préparé
et beaucoup plus étendu qu'on ne le croit. La peinture et la poésie
se sont donc aidées l'une l'autre; nous avions raison de dire qu'il
est utile de les compai-er ensemble pour les mieux connaître,
qu'elles s'éclairent mutuellement par leurs rapports, comme par
leurs différences, et que M. Ilelbig, en nous renseignant mieux
qu'on n'avait fait jusqu'ici sur les peintures de Pompéi, nous
permet de porter un jugement plus juste sur les poètes de l'époque
d'Auguste. C'est un service signalé, dont les amis des lettres latines
doivent le remercier. Gaston Boissier.
1
GEORGETTE
PREMIERE PARTIE
I.
C'était aux Pyrénées, dans une station thermale où j'étais allé
cette année-là chercher du soulagement aux maux variés qui peuvent
assaillir un âge... qu'il ne me plaît pas de préciser, car j'ai mes
coquetteries de célil3ataire. Je traînais, sous les quinconces qui pré-
cèdent l'établissement des bains, mes pas quelque peu alourdis,
en attendant l'heure ordinaire de la musique. La musique est deux
fois par jour en ce lieu, durant la saison, le rendez-vous du monde,
un prétexte à toilette, à rencontres, à flirtation, et la grande res-
source des invalides qui ne peuvent ni entreprendre de longues
courses à pied, ni se joindre aux cavalcades. On passe une heure à
flâner, à regarder un va-et-vient qui rappelle celui des Champs-
Elysées ou du boulevard, en tournant le dos pour cela, notez-le, à
un groupe de montagnes merveilleusement pittoresque, posé comme
le plus beau des décors au fond d'un jardin public, — jardin vul-
gaire et prétentieux, cela va sans dire, pourvu de rocailles et de
lacs artificiels, comme si l'on n'était pas au pays par excellence des
eaux vives et des pics marmoréens. J'ai pensé souvent que c'était là
le secret de la vogue dont jouit cette méchante promenade : les
baigneurs, des citadins pour la plupart, cédant à la force de l'ha-
bitude, cherchent la nature factice auprès de la nature vraie.
Pour mon compte, je n'avais pas le choix; mon mauvais destin et
ma béquille de goutteux me condamnaient, bon gré mal gré, à tour-
550 REVUE DES DEUX MONDES.
ner comme un écureuil sur sa roue, dans ces petites allées déce-
vantes, mais je ne m'y résignais point sans pester contre les
gens mieux partagés que moi-même.
— Où allez-vous? d'où venez-vous? — En montant et en descen-
dant les avenues ombreuses qui tiennent lieu de rues, on n'entend
que ces deux questions jetées fiévreusement au milieu d'un temps
de galop: c'est l'agitation, le fracas perpétuels! Malheur au pauvre
hère qui ne peut suivre cet essaim endiablé de cavaliers et d'ama-
zones, il est réduit à sécher d'ennui, comme je le fis pendant un
grand mois cette année-là. Quelle vie en effet que celle d'un malade,
réellement malade, aux Pyrénées! Il n'y a pas d'amusemens à son
usage, tous étant dédiés aux nombreux malades qui se portent bien.
Quand le déshérité en question a bu le nombre réglé de verres d'eau,
que voulez-vous qu'il fasse, sinon guetter de loin les jeux de la lumière
sur le flanc tentateur des montagnes qui lui proposent quelque esca-
lade impossible, compter les chevaux et les petits paniers qui défdent
en faisant sonner tous leurs grelots comme pour le mieux narguer, et
puis, je le répète, attendre l'heure de la musique? C'est ce que j'avais
fait, selon mon habitude, et l'heure enfin venait de sonner. Les pre-
miers accords de l'orchestre éclataient dans le kiosque qui forme
le centre du lieu de réunion. Déjà l'on arrivait de tous côtés, on
prenait place sur les rangs de chaises méthodiquement alignées
d'abord, éparpillées ensuite comme les sièges d'un salon, car
chaque coterie forme son petit paquet à part : ici cette grande brune
du théâtre des Variétés au milieu de son état-major de journa-
listes, plus loin l'irrésistible Villeroche, surnommé « la duchesse »
à cause de ses mièvreries toutes féminines d'allures et de cos-
tume, escortant la jolie M""^ de Saint-Béat, puis cette jeune am-
bassadrice des contrées du nord, véritable statue de neige qui,
sous le ciel flamboyant dont nous jouissions, me faisait toujours
l'effet d'une anomalie, puis d'autres étoiles de moindre grandeur
qu'il serait trop long de citer. Jusqu'ici rien de nouveau ; je
les connaissais tous sur le bout du doigt, comparses et premiers
sujets. Bientôt ce fut im bourdonnement de conversations où toutes
les langues d*; l'Europe, tous les accens provinciaux de France,
se mêlaient discordans et confus ; on parlait des modes du lende-
main, des noms inscrits sur la dernière liste des étrangers, des
quelques mariages qui dans les villes d'eaux sont toujours entrain
et dont chacun suivait les péripéties avec curiosité; on regardait
la baronne Odinska, une Polonai<^e insinuante, donner la chasse à
tel millionnaire naïf qu'elle avait choisi pour gondre, le fasciner,
l'enlacer à la façon du serpent qui magnétise sa proie. Comment cela
finirait-il? l'oiseau se laisserait-il gober par le serpent? Des paris
s'engageaient, puis le serpent en question se dirigeait sur ces entre-
GEORGETTE. 551
faites vers le groupe malicieux, et les plus médisantes de lui tendre
la main avec empressement, après quoi les commérages repre-
naient sur nouveaux frais entre une valse de Strauss et un air d'o-
péra; détail piquant, la dernière venue incriminée tout à l'heure ne
manquait jamais de s'y joindre, et chacune des nouvelles figures
qui apparaissaient au bout de l'allée était impitoyablement criti-
quée en chœur, de la tête aux pieds. J'assistais pour la vingtième
fois à ces petits manèges, pour la vingtième fois j'écoutais ces
menus propos qui, s'ils se prolongeaient, deviendraient fastidieux,
mais qui, comme intermède entre un bain et une douche, sont,
paraît-il, un adjuvant nécessaire à l'oisiveté bienfaisante de la vie
des eaux.
— Ah ! çà, me demanda tout à coup M'"^ de Saint-Béat, avez-vous
vu la merveille?
Une vibration ironique sur le mot merveille, bien entendu : il
s'agissait d'une femme.
— Quelle merveille?
— Mais cette beauté fraîchement débarquée à l'hôtel des Bains
où vous demeurez, je crois? Elle fait déjà sensation, bien que per-
sonne ne l'ait encore vue...
— Viendra-t-elle à la musique? demanda la baronne polonaise
avec inquiétude, car tout ce qui pouvait à un degré quelconque
détourner des seuls attraits de mademoiselle sa fille l'attention du
jeune millionnaire lui était naturellement suspect.
— Elle n'est pas venue hier...
— Qui est-elle?..
— Son nom ne figure pas sur la liste.
— Mais qu'en dit-on?.. Est-elle du monde?.. Ici, vous le remar-
quez sans doute, la confusion sur ce chapitre augmente d'année en
année... Oui, cela va de mal en pis... On ignore absolument qui
l'on coudoie, à côté de qui l'on dîne... La piscine même n'est plus
abordable. Croiriez-vous que la petite Leone s'y baigne?
Dix minutes de commentaires à voix basse sur le costume extra-
vagant arboré la veille à la piscine par M"'' Leone.
— Au moins les créatures de cette sorte se dénoncent d'elles-
mêmes, tandis qu'il y a des apparences si trompeuses ! On ne sau-
rait trop serrer ses rangs contre les intrus. La dame de l'hôtel des
Bains a-t-elle un mari?
— Non, point que je sache, mais il y a un enfant,., je l'ai aperçu
à la fenêtre.
— Oh! un enfant... cela ne prouve rien. Nous verrons d'ail-
leurs, Samiel saura nous dire...
— Il connaît tout le monde, il est au courant de tout.
Samiel était la coqueluche de ces dames. Sous ce satanique
552 REVUE DES DEUX MONDES.
pseudonyme emprunté à l'opéra du Frcyschûlz , se cachait un
garçon très gai , amusant à la façon d'une caillette, qui passait
pour un artiste auprès des gens du monde et pour un homme
du monde auprès des artistes. En réalité il se nommait René de
Chevagny et appartenait à une bonne famille; ayant croqué son
maigre patrimoine, il avait songé à utiliser quelques petits talens
d'amateur : il dessinait pour les journaux illustrés, écrivait pour
les recueils mondains, envoyait des statuettes assez médiocres,
mais qui plaisaient par leur mièvrerie même, aux expositions
annuelles du club élégant dont il faisait partie. On le rencontrait
dans tous les lieux où Ion s'amuse. Y venait-il pour son plaisir ou
pour s'acquitter d'un rôle de reporter? nul ne s'en inquiétait. Rece-
voir un homme de lettres est si flatteur ! Il faisait de si jolis bouts
rimes, des quatrains si risqués! Il racontait si drôlement! Ces faux
talens sont plus appréciés raille fois que les vrais dans les salons,
parce qu'ils n'ont aucune peine h se donner tout entiers en une
heure de marivaudage, de délations pimentées, sous l'éventail, et
de bouquets à Chloris; et puis, attrait suprême, René de Chevagny,
dit Samiel, avait un ton détestable : — Le ton d'un artiste, disaient
ces dames en souriant avec indulgence, il voit la plus mauvaise
compagnie! — Elles ne s'avouaient pas, bien entendu, qu'elles
entr' ouvraient avec autant de plaisir que de curiosité leur porte à
la mauvaise compagnie en la personne de Samiel, D'autre part, le
moindre croquis de mœurs, le moindre entrefilet émaillé d'initiales
compromettantes était payé fort cher à Samiel par certains jour-
naux : — Il est au courant de tout ce qui se passe dans le grand
monde, puisqu'il y est né, puisqu'il y vit, se disait la bohème ingé-
nue.— Cette existence artificielle en partie double assurait à Samiel
des succès variés ; au fond il était trop intelligent pour se prendre
au sérieux, mais il jouissait sans scrupule de ses avantages :
— Quoi de plus charmant! expliquait-il à ses intimes, je dis aux
femmes tout ce qui me passe par la tête, je les amuse, je leur fais
peur... deux moyens pour réussir auprès d'elles... et je gagne par
des indiscrétions qui m'échapperaient coûte que coûte, car je suis
né bavard, assez d'argent pour pouvoir jouer gros jeu.
Or, en jouant gros jeu, Samiel satisfaisait à la fois une passion
dominante et faisait figure au club.
Ces dames trouvèrent la musique détestable pour une seule rai-
son, la silhouette éminemment parisienne de Samiel ne se montrait
pas au milieu des promeneurs qui de temps en temps quittaient la
grande allée qu'arpente l'élément masculin en fumant d'intermina-
bles cigares, et venaient faire leur cour à telle ou telle reine de la
saison: il y a toujours plusieurs reines de la saison, bien que cha-
cune croie être seule à tenir le sceptre.
GEOIIGETTE. 553
Enfin on vit apparaître sous les aibres un petit homme ridicu-
lement affublé de knickcrbokcrs, d'un ijlaid jeté sur l'épaule, et
d'un chapeau catalan posé sur l'oreille, une écharpe de soie roulée
autour de son corps grêle sous sa veste de velours noir, la ciga-
rette aux lèvres et biandissant au-dessus de sa tête le Iligh Life.
Tous les groupes s'ouvrirent pour le recevoir avec de petits cris de
joie, des gazouillemens flatteurs : on eut dit qu'il apportait la
manne dans le désert. Justement, la première partie du concert
étant achevée, les musiciens s'essuyaient le front et remettaient
leurs instrumens d'accord.
Samiel profita de cet entr'acte pour se glisser dans le cercle pri-
vilégié de M'"' de Saint-Béat où aussitôt de longues traînes soyeuses
l'enlacèrent comme un filet.
— Voyons... Qu'est-ce que vous tenez-là? Donnez-vite. Ah ! l'ar-
ticle a paru? Brebis galeuses. Voilà un joli titre!
Et l'on se mit à chuchoter sur je ne sais quel menu scandale de
table d'hôte qui avait inspiré la verve de Samiel.
— Berthe, dit une mère à sa fille, allez vous promener autour
de la corbeille avec M"' Odinska jusqu'à ce que nous vous rappe-
lions. Ne vous éloignez pas surtout. Que je ne vous perde pas
de vue !
— Allez, Hedvvige, ordonna la baronne avec une certaine sévé-
rité.
Berthe et Hedwige s'éloignèrent d'un air désappointé, mais sans
mot dire, en filles bien élevées. De temps à autre elles se retour-
naient curieusement et voyaient leurs mères et les amies de leurs
mères rire en se renversant sur leurs chaises, tandis que debout,
au milieu d'elles, appuyé au tronc d'un tilleul, Samiel faisait de
l'esprit.
— J'espère être bientôt mariée, disait au loin M"'' Berthe.
— Je le serai sûrement cet hiver, déclarait M"'' Hedwige. Maman
prétend que cette fois c'est tout de bon.
Plusieurs fois apparemment la baronne polonaise et sa fille
étaient revenues bredouille de leur chasse aux maris, conduite dans
toutes les villes d'eaux de France et de l'étranger.
— Et alors, reprit M"'" Berthe, nous pourrons tout entendre.
— Chut! disait de son côté M'"'' de Saint-Béat, au moment où je
rejoignis le groupe principal en réfléchissant au problème : A quoi
rêvent les jeunes filles?.. — Chut! — Et elle posa la main sur le
bras de Samiel pour finterrompre. — La voici!..
Une apparition inattendue et véritablement éblouissante venait de
surgir sous les quinconces. Figurez-vous une grande jeune femme
extraordinairement blonde et blanche, gracieuse à la façon d'un
cygne superbe qui vogue avec lenteur... le genre de beauté que je
554 REVUE DES DEUX MONDES.
préfère. Les plis de ses vêtemens, d'une sobre et savante élégance,
laissaient deviner la perfection d'une taille incomparable.
En dépit de ma barbe grise et de ma béquille, je restai là planté,
le lorgnon à l'œil, suivant la ligne onduleuse de ce corps élancé,
la forme de ce long cou flexible qui semblait plier sous une lourde
tresse d'or bruni. L'expression de ses traits d'une pureté remar-
quable était sérieuse, sa démarche tout naturellement imposante.
Elle ne se souciait guère d'attirer les regards. Cependant on s'ar-
rêtait sur son passage, on l'admirait, on admirait l'enfant qu'elle
tenait par la main, une petite fille de cinq ou six ans, toute pom-
ponnée de rubans et de broderies, un vrai chérubin. Un peu
en arrière marchait une sorte de gouvernante à tournure d'An-
glaise, chargée de ballons et de cerceaux. Ce personnage subal-
terne continua de se promener avec la petite fille, tandis que la
jeune mère s'installait sur une chaise à l'écart, en abaissant entre
elle et la foule, comme pour mieux s'isoler, une ombrelle que le
feuillage des grands arbres moirait par intervalles d'ombres fré-
missantes.
— Le soleil se cache ! dit Villeroche au grand dépit de M"'^ de
Saint-Béat.
— C'est elle, c'est M'"" de Villard. Permettez que j'aille la saluer,
dit Samiel évidemment enchanté de l'importance que lui prêtait ce
fait d'être seul à connaître la nouvelle venue.
Les hommes le suivirent d'un regard jaloux et les femmes d'un
regard pétillant d'interrogations de toute sorte, tandis qu'il abor-
dait cette M"'^ de Yillard. L'ombrelle se déplaça fort heureusement
pour nous permettre de suivre la pantomime.
Elle répondit par une inclination de tête assez froide et qui même
exprimait une vague contrariété, comme si la rencontre n'eût pas
été de son goût. Cependant peu à peu elle parut se remettre et lui
parla, un demi-souvire aux lèvres, mais sans l'inviter à prendre
place sur la chaise inoccupée auprès d'elle.
La petite fille accourait, donnant la chasse à une balle élastique.
Samiel compta sans doute qu'elle le dédommagerait de l'accueil
réservé de la mère : il la saisit au passage, l'enleva de terre, voulut
l'embrasser; mais ses démonstrations furent mal prises, la petite
se débattit et lui glissa des mains , leste comme un écureuil, avec
cette impatience nerveuse de certains en fans qui, pas plus que les
feux follets, ne permettent c^u'on les touche.
— Eh bien I dirent ces dames à leur favori quand il revint s'as-
seoir au miheu d'elles, votre belle amie ne vous a pas fait grande
fêtel
— Oh! répliqua Samiel, piqué au vif par la remarque, ces airs
penchés et pinces sont une nécessité du veuvage. Elle est seule pour
GEORGETTE. 555
le moment, ajouta -t-il en appuyant sur ces derniers mots avec
intention.
— On attend prochainement M. de Villard?
— On l'attendrait longtemps , murmura le mieux informé des
chroniqueurs avec un sourire qui en disait long.
— Elle est réellement veuve?
Il feignit de vouloir être discret l'espace de cinq minutes; puis,
comme s'il ne pouvait résister aux supplications de son entou-
rage :
— Non, répondit-il, mais séparée de son mari.
— Judiciairement? Il y a eu procès? De quel côté sont les torts?
— Vous m'en demandez trop. Je n'ai jamais entendu dire qu'au-
cun jugeaient eût été prononcé, bien qu'il ne s'agisse pas non plus
d'une séparation à l'amiable;... elle s'est fait enlever.
Ces dames se voilèrent la face.
— Et vous allez saluer respectueusement une ?..
— Que voulez-vous? Je suis l'ami de Thymerale.
La plupart d'entre nous connaissaient le comte Philippe de Thy-
merale, l'un des hommes les plus élégans de Paris, et ses chevaux,
qui étaient célèbres, et la très jolie musique qu'il faisait à ses
momens perdus; un critique éminent avait dit de cette musique :
— C'est quelque chose de mieux que de la musique de prince. —
11 n'était pas besoin d'une telle consécration pour que ses mélo-
dies dédiées aux étoiles les plus aristocratiques du ciel parisien
fussent sur tous les pianos; mais depuis longtemps déjà il ne les
dédiait plus à personne, lui-même se dérobait au monde, on le
soupçonnait d'avoir introduit dans sa vie un intérêt puissant, mysté-
rieux, et c'était un sujet de souci pour les mères de filles à marier.
Quand on lui demandait les raisons de sa quasi-retraite, il répon-
dait simplement : — Je travaille. — Ou bien : — J'aime la chasse
de plus en plus. — Seul, un petit groupe d'amis connaissait son
secret et l'avait gardé jusque-là. Il avait fallu un soudain accès de
dépit pour que Samiel lui-même parlât. Encore n'entrait-il pas à
corps perdu, comme de coutume, dans son rôle de gazette. Il se
laissait arracher les renseignemens à regret, cédant malgré lui aux
cajoleries d'un auditoire complaisant, et inquiet au fond des consé-
quences que pourrait bien avoir son indiscrétion. Ce fut un toile
parmi ces dames :
— Thymerale!.. Voilà donc pourquoi il ne se marie pas?.. Par
quel prodige la chose n'a-t-elle pas fait plus de bruit?
— C'est que personne ne connaissait M™° de Villard à Paris,
où elle n'avait passé que ses années d'enfance, du vivant de son
père, dont elle a repris le nom, quittant pour cela celui de son
mari.
556 REVUE DES DEUX MONDES.
— Attendez donc, fis-je observer,.. Villard? J'ai connu un Yil-
lard... Non que je fusse de ses amis, il n'avait que des relations
de club, de boulevard, etc.,.. l'homme le plus aimable et, ma foi!
le plus léger. Il a eu vingt ans jusqu'à son dernier jour. Mais ce
nom de Yillard s'écrit de tant de façons...
— Non, vous ne vous trompez pas : c'était bien son père.
— Et elle avait épousé?..
— Un M. Danemasse, je ne sais quel Franc-Comtois...
— Qui l'a rendue malheureuse?
— Comment voulez-vous qu'une femme de cette figure-là, une
femme créée pour être impératrice, grande comédienne?..
— Ou courtisane, interrompit la mère de M""" Berthe. C'est
vrai, il y a des femmes prédestinées par la nature à ces rôles-là et qui
fatalement y tombent... mais les occasions de jouer le premier
sont rares; elles s'en tiennent donc aux deux autres.
— Enfin, reprit Samiel, comment voulez-vous qu'une pareille
femme ne se trouve pas malheureuse d'être condamnée à passer sa
vie bourgeoisement et obscurément dans les froides brumes d'une
vallée du Jura?
— C'est tout ce que vous avez à alléguer pour sa défense?
— Voyons, mesdames, avant de lui jeter la première pierre,
dites-moi si vous connaissez Pontarlier?.. Non?.. En bien! alors,
vous ne pouvez juger la situation. L'histoire atteste que Mirabeau
était un amant irrésistible, mais je vous déclare que tous les oura-
gans de sa passion ne se fussent-ils pas déchaînés contre Sophie,
l'aventure qui conduisit celle-ci aux Madelônettes et celui-là au
donjon de Vincennes serait survenue tout de même. Quel crime ne
commettrait-on pas pour fuir cette ennuyeuse patrie de l'horlo-
gerie!..
— Vous nous la baillez belle! Pourquoi l'avait-elle épousé, cet
horloger,., ce Franc-Comtois?..
J'aurais voulu pouvoir, au milieu des sifïlemens de vipère qui
s'ensuivirent, hasarder un mot en faveur de l'absente dont on exé-
cutait sommairement la réputation. Cette belle jeune femme m'ins-
pirait une pitié involontaire, d'autant que, malgré son calme trop
grand pour être réel, la malheureuse jetait parfois un coup d'œii
furtif et inquiet de notre côté. On parlait d'elle, elle n'en pouvait
douter.
— Bref, reprit assez haut la baronne, M. de Thymerale n'eut qu'à
passer un jour à travers les brumes du Jura, comme vous dites,
pour vaincre sans combat.
— Je n'ai pas dit sans combat... Ce qui est certain, c'est qu'ils
sont partis ensemble.
— Mais ces abominations-là n'arrivent plus nulle ^)il-l, s'i: Ix
GEORGETTE. 557
M"'" de Saint-Béat, qui avait réussi à sortir blanche comme neige de
deux ou trois aventures galantes, grâce à son adresse supérieure et
à la présence d'un mari modèle. C'est plus que criminel , qu'en
dites-vous?., c'est démodé.
Ma foi, je n'y pus tenir :
— En elïet, répliquai-je, ces choses-là n'arrivent plus, on sauve les
apparences, on jette le voile de la considération sur des incartades
que le monde n'a garde de vous reprocher, si vous ne le bravez pas
en face. C'est bien facile pour quiconque n'aime que soi et son
plaisir, pour quiconque n'a que des caprices et point de passions...
Eh bien ! si j'avais le droit, vieux pécheur que je suis, de donner
mon avis, je dirais que ce que j'estime le plus après la vertu, c'est
une faute courageusement avouée et supportée avec toutes ses con-
séquences... d'autant plus, mesdames, que ces fautes-là sont les
seules qu'on expie, les seules qui provoquent ce repentir presque
aussi beau que l'innocence et beaucoup plus intéressant...
— Quel don Quichotte! s'écria M'"' de Saint-Béat d'un ton mo-
queur. Le voilà qui prend feu contre la morale vulgaire, contre la
société en faveur des victimes non pas sans tache, mais de bonne
mine... Celle-ci me paraît bien en disposition de se repentir dans
cette petite toilette toute simple de foulard et de linon bordé de
valenciennes à cent francs le mètre... tenue de pénitence!.. Vous
oubliez, cher monsieur, que c'est un médiocre sacrifice d'abandon-
ner une campagne oi^i l'on s'ennuie pour Paris qui vous attire, un
mari désagréable pour un amant comme Philippe de Thymerale.
Qu'a-t-elle sacrifié en somme?
— Mais,., l'honneur! dit la jeune ambassadrice que nous avions
surnommée Lorelei. L'honneur, répéta-t-elle avec un accent étran-
ger qui vibra grave et sonore dans cette frivole conversation; ce
doit être cruel de le sacrifier même à l'amour.
— Bah! reprit avec impétuosité M'"' de Saint-Béat en s'adressant à
moi, votre frondeuse de préjugés me fait l'effet tout simplement
d'une éhontée qui n'a su s'imposer aucun frein.
— Et d'une mauvaise mère, ajouta M'"^ d'Orfeuil, la maman de
M^'* Berthe, car enfin cette enfant de six ans devait être née à
l'époque de l'escapade que nous raconte M. de Chevagny. Quel droit
avait-elle de l'entraîner dans son naufrage?
— Quant à cela, déclara Samiel, je n'ai jamais compris que Thyme-
rale se fût embarrassé du baby. Il avait perdu la tête apparemment,
il n'était plus lui-même.
— Et le père... comment a-t-il abandonné sa fille à une pareille
créature?..
— Cela me donne en effet mauvaise opinion de lui, dit Samiel.
558 REVUE DES DEUX MONDES.
Peut-être cependant n'a-t-il pas voulu augmenter le scandale par
des réclamations?
— D'ailleurs savait-il?..
La conversation s'acheva à voix basse.
Je me détournai avec le dégoût que m'inspire toujours l'excès
de méchanceté chez les femmes. Justement parce que je les adore,
je ne puis supporter qu'elles s'enlaidissent par ces insinuations
perfides, semblables aux serpens qui, dans le vieux conte, tombent
tout à coup de deux lèvres roses. Je savais d'ailleurs que, si la
coupable eût été moins belle , on l'eût moins impitoyablement
lapidée.
— Chevagny, dis-je à Samiel d'un air indifférent, puisque vous
la connaissez et qu'elle est d'accès facile, d'après ce que vous faites
entendre, pourriez-vous me présenter?
— - Vraiment? s'écrièrent celles de ces dames qui avaient entendu.
Yoilà donc le secret de votre grande générosité !.. vous voulez couper
l'herbe sous le pied de Thymerale !.. Ces hommes mûrs ne doutent
de rien...
— Moquez-vous! dis-je en riant, et satisfait au fond d'avoir
détourné sur moi-même le torrent de leurs épigrammes. Eh bien ,
Chevagny, est-ce possible?
— Mon Dieu ! répondit le jeune homme visiblement embarrassé,
je ne demanderais pas mieux, mais elle vient de me signifier qu'elle
désirait vivre ici très retirée...
J'en conclus qu'il la connaissait moins intimement qu'il ne s'était
plu à le dire.
Le premier coup des nombreux dîners retentit en carillon dans
toute la ville; ces dames, avant de regagner leurs hôtels respectifs,
affectèrent de défiler devant l'intruse, qu'elles dévisagèrent avec
l'aplomb insolent dont s'arment si facilement les femmes posées
sur un terrain solide, lorsqu'elles se trouvent en présence d'une de
leurs sœurs dépossédées du même avantage. M""" de Villard subit
les regard offensans avec une apparente tranquillité : elle affectait
d'observer les jeux de sa petite fille; mais je remarquai très bien
que le pur ovale de son visage, un peu pâle auparavant, se colo-
rait d'une rougeur qui exprimait la souffrance ou tout au moins la
gêne.
— Vous ferez sur elle le pendant de votre joli article d'aujour-
d'hui, Samiel, dit Villeroche, « la duchesse, » qui tenait à flatter
pour le moment les fantaisies de M'^"' de Saint-Béat.
Samiel se récria:
— Y pensez- vous? Moi qui suis de ses amis !
— Vous venez de le prouver, dis-je avec aigreur.
GEORGETTE. 559
— Que l'arrêt soit imprimé ou non, décréta M'"^ d'Orfeuil, nous
pouvons dès aujourd'hui la ranger sans scrupule dans la catégorie
des « brebis galeuses!.. »
II.
Au grand désappointement de lasociété féminine qui lui préparait
toute sorte d'humiliations et d'avanies pour le cas où elle eût tenté
d'esquiver les rigueurs de la quarantaine indéfinie prononcée contre
elle, la pauvre brebis si durement qualifiée se tint à l'écart pendant
tous les jours (|ui suivirent, sans aucune affectation du reste, et
même sans qu'il parût lui en coûter beaucoup. A peine si les habi-
tans de l'hôtel où elle avait pris gîte l'entrevoyaient de temps à
autre , bien qu'ils fussent obstinément occupés à guetter ses faits et
gestes; on lui servait ses repas dans son appartement, et elle ne
mettait jamais le pied au Casino.
Quelle que fût toutefois son apparente détermination d'isole-
ment et de retraite, je trouvai moyen de lui être présenté sans le
secours de Samiel ou plutôt de me présenter tout seul ; les cir-
constances me servirent. N'ai-je pas dit qu'une rivière serpentait
parmi les ombrages du parc? Ses eaux transparentes agissaient à la
la façon d'un aimant sur la jolie petite fille dont j'entendais le nom
jeté aux échos toute la journée par sa bonne anglaise, sous les lon-
gues colonnades des tilleuls où passait et repassait, rapide comme
l'éclair, gaie comme un rayon de soleil, sa petite robe blanche : —
Georgetie, venez ici! Georgette, ne vous éloignez pas autant! — Où
êtes-vous cachée, miss Georgey!.. — Georgette était cachée dans
les grandes herbes de la rive, elle appelait de sa voix claire, un
vrai gazouillement de fauvette, les poissons rouges qui, à son grand
désespoir, n'avaient garde de lui répondre; elle émiettait les gâ-
teaux de son goûter aux oiseaux aquatiques qui rasaient le bord en
quête de nourriture. Un jour que, déjouant la surveillance de sa
bonne, elle s'était avancée imprudemment sur le sol limoneux que
recouvrait une frange de joncs pour offrir quelque fin morceau à un
cygne plus familier que les autres, l'oiseau l'effraya par son élan
brusque, elle glissa en essayant d'éviter un coup de bec, et je me
trouvai là tout juste à point pour la retenir par les pans de sa cein-
ture. Je ne prétends pas l'avoir tirée d'un danger véritable, l'eau
n'était que peu profonde, et les passans, qui auraient pu me rem-
placer, ne manquaient pas; mais enfin, grâce à moi, elle fut quitte
pour des bottines mouillées. Au cri qu'elle avait jeté, la mère accou-
rut en même temps que la bonne. Tout naturellement je fus remer-
cié, remercié mêitie avec beaucoup de chaleur, et j'abusai sans scru-
pule de la reconnaissance maternelle pour faire mon chemin. Ce fut
560 REVUE DES DEUX MONDES.
dès lors un échange de saluts à la promenade, puis les avances affec-
tueuses de M"^ Georgette qui prenait au sérieux le service que je lui
avais rendu, nous contraignirent à échanger c-uelques mots ; cette en-
fant, un peu sauvage avec tous les autres, venait du plus loin qu'elle
l'apercevait, se jeter dans les jambes de son sauveur en tendant vers
lui un petit museau rose pour se faire embrasser. Je profitai de ce
gentil trait d'union, je devins l'ami, le compagnon de la fillette pour
arriver jusqu'à sa maman et aussi pour elle-même ; car les enfans sans
exception m'inspirent cette tendresse d'oncle ou d'aïeul que leur
vouent si facilement les célibataires... tous ceux du moins qui ne
les ont pas en grippe : il n'y a point de milieu.
Le matin, sous les quinconces, j'avais des rendez-vous avec
M"* Georgette et ses poupées; la bonne anglaise, sentant tout ce
qu'on devait à mon intervention dans l'affaire de la noyade, n'avait
garde de s'y opposer. La jeune mère survenait... je hasardais un
mot sur le beau temps ou sur tout autre sujet d'un intérêt égal.
Elle répondit brièvement d'abord et par pure politesse, puis s'étant
informée de mon nom, ne me trouvant pas hélas I lamine d'un
homme dont les attentions pussent tirer à conséquence, elle se
départit peu à peu de cette première réserve. Peut-être son iso-
lement l'embarrassait-il et la présence d'un grison tel que moi
lui semblait-elle impliquer une sorte de protection qui n'était pas
à dédaigner; peut-être, malgré l'indifférence qu'elle marquait en
toute occasion, n'était-elle pas fâchée d'avoir un alUé dans ce monde
malicieux qui l'entourait et dont elle n'avait pu manquer de soup-
çonner au moins l'hoaihté. Bref elle ne me rebuta pas trop, et
bientôt on en fut à me plaisanter, sans y croire, sur ma bonne
fortune : — Quel séducteur! 11 est arrivé à ses fins! — Eh bien!
comment est-elle? Que vous dit-elle? — Ces questions et bien
d'autres m'étaient posées à chaque instant par d'aimables curieuses.
Je répondais à peine, affectant des airs mystérieux qui les met-
taient au désespoir.
En réalité, plus je voyais M^^* de Villard, plus je trouvais chez
elle autre chose à admirer que sa merveilleuse beauté. Elle avait le
ton et les allures d'une femme bien née, un langage pénétrant par
sa simplicité même, le sentiment très vif des arts, une mémoire
nourrie de lectures et de cette instruciion supérieure k celle des
livres que donnent des voyages bien dirigés. Une note mélan-
colique vibrait parfois dans son accent, dans ses paroles. Heine
a fait mention de ces cloches de cristal fêlées on ne sait au
juste à quelle place; n'importe, la fêlure secrète, dont on est averti
par le son, a un charme de mystérieuse tristesse. Sa conversation,
vraiment attachante, me reposait du caquet décousu, insipide, dont
le reste du temps je devais me contenter. Elle apportait dans les ques-
GEORGETTE. 561
tions générales une hauteur de vues et de sentiment étonnante chez
une femme qui était supposée sans principes. Le seul signe suspect
qu'un observateur prévenu aurait pu découvrir en elle , c'était un
excès de retenue, je ne sais quoi de méfiant, d'ombrageux, comme
si elle eût craint et défié à la fois la curiosité, celle-là même qui
ne s'exprimait pas. Toute allusion, si discrète qu'elle fût, à son
passé, lui était évidemment désagréable. Un jour, par exemple, je
trouvai l'occasion de lui dire que j'avais connu son père, insis-
tant sur le souvenir que m'avait laissé l'esprit, la bonne humeur,
la persistante jeunesse de M. de Yillard. A ma grande surprise elle
sourit presque amèrement. J'avais cru faire un pas de plus dans sa
bienveillance, et je m'étais trompé; le fait d'avoir été des amis de
son père ne comptait pas pour une recommandation auprès d'elle.
— Mais, continuai-je assez embarrassé, je ne m'étais jamais
douté que le beau Yillard eût une fille. J'ignorais même qu'il eût
été marié.
Elle répondit a'une voix brève : — Gela ne m'étonne pas, — et
n'ajouta rien de plus. Mais il me parut que cette réflexion était
suivie d'un léger soupir, et ce soupir me suffit pour trouver à la
jeune femme toute sorte d'excuses. Yillard, occupé des plaisirs qui
avaient été jusqu'à la fin l'unique affaire de sa vie, avait dû négliger
sa fille, il avait laissé son avenir à la merci d'intrigans; je n'hésitais
pas à décerner ce nom aux Danemasse, mère et fils, ayant recueilli
delabouche de Samiel, entre autres renseignemens, ce détail, que
la fortune de M"*" de Yillard était de beaucoup supérieure à celle
de son mari et que le désir de l'accaparer avait dirigé la mère de
celui-ci, personne avisée àqui les événemens donnaient une influence
absolue sur l'orpheline. Victime d'intérêts sordides, elle n'avait été
sans doute ni comprise, ni réellement aimée; puis, au milieu des
tristesses dont est assailli un cœur de vingt ans qui sent qu'il s'est
trompé de voie, ou plutôt qu'on a abusé de son inexpérience poul-
ie sacrifier, un grand amour s'était emparé de cette femme et avait
décidé de sa vie. Telle fut l'histoire touchante que je prêtai tout
d'abord assez gratuitement à M'"^ de Yillard. Je finis même par me
demander s'il fallait ajouter foi entière aux propos de Samiel; l'in-
tempérance de langue n'avait-elle pas été jusqu'à la calomnie? Mais
non, sur ce point je m'égarais,... il fallut me résigner bientôt à faire
descendre M'"** de Yillard du piédestal où l'avaient placée un instant
ma confiance et mon enthousiasme.
M. de Thymerale arriva.
Jamais, je dois le dire, intimité coupable ne fut voilée avec plus
de soin que celle de ces deux êtres d'une distinction supérieure l'un
et l'autre. Ils n'habitaient pas le même hôtel, on les voyait fort peu
TOMB xxxY. — 1870, 30
562 REVUE DES DEUX MONDES.
ensemble. Ils faisaient au loin presque tout le jour de longues pro-
menades qui les isolaient de la foule. M'"^ de ^'illard ne se montrait
jamais dorénavant dans les endroits publics où Thymerale ne pouvait
paraître sans être abordé par celui-ci ou interpellé par celle-là, car
il était de ces gens que tout le monde connaît. Je m'amusais sou-
vent à constater la différence entre ses manières auprès des femmes
en général, et celles qui, auprès de sa maîtresse, faisaient de lui un
autre homme. Cette différence était tout à l'honneur de M"'' de Yil-
lard. Avec M'"* de Saint-Béat ou quelqu'une de ses pareilles, il se
signalait et il plaisait, je dois le dire, par je ne sais quoi de scep-
tique, d'indolent et de dédaigneux qui semblait indiquer peu de
respect pour elles, avec M'"' de Villard il n'était qu'égards et atten-
tions délicates. Sa physionomie même changeait, son œil bleu,
au regard froid et hautain, s'attendrissait en se posant sur elle, sa
voix aux inflexions légèrement sarcastiques devenait douce; c'était
une transformation ; en y assistant, on ne pouvait douter qu'après
lui avoir sacrifié tous les préjugés d'un homme du monde arrivé à
l'âge de trente ans sans autre souci que des succès mondains et
des intrigues de salon, il ne l'aimât encore assez pour ignorer ou
mépriser le scandale auquel leur liaison donnait lieu. Et M""« de
Yillard répondait bien à cette passion que le temps n'avait pas
atténuée. Je me la rappelle, quand le matin, assise dans le parc sur
un banc rustique, elle tirait le fil de sa tapisserie en prêtant une
oreille distraite à ce que je pouvais lui dire, au babillage même de
Georgette, qui jouait dans le sable à ses pieds. Un pas qu'elle savait
reconnaître retentissait-il derrière elfe, le long de l'allée, comme
elle changeait de couleur, quelle expression nouvelle passait sur ses
traits ! Ceux qui ne l'avaient pas vue en pareille circonstance igno-
raient à quel point elle pouvait être belle. Thymerale approchait,
et, dans le premier regard échangé entre eux, on lisait couibien
ces deux existences étaient étroitement confondues, malgié les
semblans de barrières qu'un dernier respect des convenances
leur imposait. Je restais là quelques instans encore, ne voulant
pas paraître deviner que je pusse être de trop. Du reste je ne
sais ce que lui avait dit de moi M""* de Villard, mais Thymerale, avec
lequel je n'avais jamais eu que des rapports insignifians et passa-
gers, comme ceux que peuvent avoir ensemble, sans se connaître
autrement que de vue, des hommes du môme monde, m'avait tout
d'abord traité pi-esque en ami. Je paraissais être toujours le bien-
venu. Mon vrai rôle cependant n'était pas celui d'un tiers entie ces
amoureux qui se seraient en somme très bien passés de moi, c'était
celui de consolateur de M"'" Georgette; car, depuis l'arrivée de M. de
Thymerale, Georgette demandait à être consolée. Pendant quelque
temps, elle avait eu sa mère tout à elle, et maintenant cette inces-
GEORGETXE. 553
santé préoccupation concentrée sur elle seule s'était divisée, on lui
en avait retiré la meilleure part ; elle était reléguée de nouveau à
un rang secondaire, et il était évident pour moi qu'elle le sentait.
Je voyais aussi que sa présence produisait un elTet pénible sur
Thymeraîe; elle rappelait l'obstacle qui empêchait M'"^ de Villard
d'être plus complètement à lui, en même temps que le souvenir de
l'homme qui le premier avait eu des droits sur la femme qu'il ado-
rait, souvenir infiniment blessant, même lorsqu'il s'agit du mari le
moins aimé. Georgette avait beau être un véritable bijou; elle
représentait le passé, un passé qu'on eût voulu effacer à tout prix.
Pauvre petite! Désormais elle descendait au jardin d'un pas moins
bondissant, seule avec son Anglaise; certes elle était toujours ha-
billée avec recherche, mais il y avait moins de goût et de coquet-
terie dans l'arrangement de cette toilette enfantine ; ce n'étaient
plus les belles mains de sa mère qui l'attifaient, M'"' de Villard,
absorbée par d'autres pensées, ne trouvait plus le temps de répondre
à ses mille questions, de se mêler h ses jeux. Or il arriva que les de-
voirs négligés de la mère retombèrent sur moi de par une singulière
fantaisie de Georgette. Après avoir erré un jour ou deux un peu dé-
semparée en compagnie de miss J^.ladge, elle vint me prendre la main
avec cette confiance de la jeunesse à laquelle je n'ai jamais su résis-
ter, et me persuada que j'avais un talent remarquable pour expliquer
les images. Avez-vous quelquefois observé cet attrait réciproque, pro-
videntiel, à mon avis, qui s'établit tout naturellement entre les deux
âges qui ont le plus besoin d'appui, entre l'enfance et la vieillesse,
entre celui qui n'a plus rien à attendre de ce monde et le petit
être qui fait dans la vie ses premiers pas? Chaque période de notre
carrière humaine a son lot déterminé : vers soixante, ans la nature
nous force d'être grand'père. Sans doute Georgelte se rendait vague-
ment compte de cela, puisqu'elle me demandait tous les services,
toutes les complaisances que cette qualité comporte, bien sûre de
n'être jamais rebutée.
Il me fallut une certaine somme de courage pour justifier la
bonne opinion qu'elle avait prise de moi et dont j'étais flatté d'ail-
leurs; je dus fouler aux pieds tout respect humain, braver l'ironie
de ces dames qui ne tardèrent pas à m'affubler du surnom de
bonne d'enfant. JN'importe, je me souviens aujourd'hui avec plaisir
d'avoir plus d'une fois charmé l'ennui que causaient à la pauvrette
les absences de sa mère, en lui contant des histoires intermina-
bles dont elle était toujours naïvement émerveillée. Ces mots
entendus pour la première fois : — Encore! encore! pourquoi?.,
et puis après?.. — excitaient ma verve de façon à m'étonner moi-
même et finirent par développer en moi un véritable génie d'inven-
tion. Je ne veux pas me faire meilleur, plus désintéressé que je
56A REVUE DES DEUX MONDES.
ne le suis. Ma curiosité espérait bien trouver son compte dans ces
longs entreliens. Les vieux garçons, sachez-le, sont curieux tout
autant que les vieilles filles. Je pressais donc Georgette de questions
indirectes sur elle-même, sur sa mère par conséquent. Mais, bien
que ma petite interlocutrice ne demandât pas mieux que de parler,
je n'appris presque rien de sa bouche : l'hiver elle demeurait à
Paris... elle n'aimait pas Paris... on était bien plus heureux à la
campagne... l'été elle faisait des voyages avec sa maman et Tim et
miss Madge... Tim était, cela va sans dire, le diminutif très familier
de Thymerale... — Où allaient-ils?.. — Elle n'en savait rien... dans
les montagnes, au bord de la mer. — Mais auparavant?.. — Aupara-
vant?.. Ses impressions étaient vagues et confuses, car je ne réussis
jamais à comprendre. Sans doute elle était trop jeune quand on
l'avait séparée de son père pour se rien remémorer qui le concer-
nât, d'autant que depuis elle avait vu tant de choses dans la vie
mouvementée qu'on lui faisait partager!..
Il fallait un mauvais temps, rare aux Pyrénées en cette saison,
pour que nos journées ne s'écoulassent pas tout entières dehors.
Nous étions habituellement sur la lisière du parc à causer, Geor-
gette et moi, quand vers le soir passaient devant nous, de l'autre
côté de la grille, les chevaux de nos promeneurs revenant de
quelque excursion. Aucun costume ne seyait mieux à M'"" de Villard
que celui d'amazone. Je crois la voir encore rentrer au galop comme
en un tourbillon, son buste admirable moulé par un habit de drap
bleu bien collant, ses cheveux d'or nattés tout près de sa tête
élégante pour en mieux dessiner les exquises proportions, le voile
de son petit chapeau tendu sur un visage singulièrement animé
par l'exercice et le plaisir.
Il fallait vraiment excuser l'orgueil, un peu trop triomphant
peut-être, qu'exprimait la physionomie de Thymerale.
Très souvent ils rentraient au pas, côte à côte, avec lenteur, en
achevant quelque entretien à voix basse, d'un air de regret, comme
des gens qui ne se sont pas encore tout dit, qui ne pourront jamais
tout se dire. Pourtant un cri de joie jeté par sa fille faisait tres-
saillir la jeune femme... Elle tournait la tête de notre côt(% elle
faisait un signe affectueux delà main, mais je crois bien que, pour
entendre plus tôt ce mot : — Maman! — lancé dans l'air avec un
accent d'impatience si touchant, elle n'eût pas perdu cinq minutes
de sa promenade.
— Maman! répétait la petite fille, enfm! te voilà donc! — Et
Georgette courait rapide comme une flèche pour arriver avant elle
à la porte du l'hôtel, se jeter dans ses jupes, dévorer ses mains de
baisers, tandis qu'elle glissait à terre en se laissant aller dans les
bras de Thymerale. Et la mère répondait à ses caresses, elle y
GEORGETTE. 565
répondait tendrement... Mais au moment même le regard de Thy-
merale, glissant avec humeur sur l'enfant, semblait dire : — Que
viens-tu faire entre nous?
Georgette lui était importune comme la réalité même. Il avait
trop d'esprit pour ne pas comprendre, même au milieu de toutes
les illusions çle l'amour, que les paradis artificiels comme celui qu'il
s'était créé en ce monde sont menacés par le voisinage de tout ce
qui est naturel et vrai en fait d'affections, de morale, de devoirs.
A sa place, j'aurais tremblé de même, et je disais à part moi, avec
le dépit secret qu'inspire toujours à un homme, fût-il vieux et sans
prétentions, le bonheur excessif d'un autre homme : — Tu auras
un jour ou l'autre une rivale, une ennemie dans Georgette... Quel
sera son choix entre vous deux? — Puis je me remettais à craindre
pour l'avenir de ma petite amie. — Ne la sacrifierait-on pas à Thy-
merale comme on lui avait sacrifié tout le reste?..
Quand M'"'' de Saint-Béat, M'"^ Odinska, d'autres encore, affec-
taient de s'écrier en regardant Georgette, qui ne leur inspirait d'ail-
leurs aucun intérêt sincère : — Pauvre enfant!.. — je ne trouvais
pas de paroles pour les rembarrer comme je le faisais d'ordinaire.
Elles avaient raison de la plaindre...
Il va sans dire que les promenaies en tête-à-tête, qui étaient le
seul signe extérieur de l'intimité de M. de Thymerale et de M™*^ de
Yillard, ne passaient inaperçues pour personne : elles étaient obser-
vées, commentées, et plus d'un sentiment inavouable entrait, je
n'en doute pas, dans la vertueuse indignation qu'elles inspiraient :
quelque perdue que fût M'"*" de Yillard, mainte honnête femme l'en-
viait peut-être à son insu; n'avait-elle pas accaparé un homme
qui jamais ne s'était laissé fixer jusque-là, un homme qui avait
fait des passions et ne les avait partagées que sup'^-rficiellement
pour les oublier le lendemain? Un homme à la mode pris au piège!
quel triomphe, de quelque prix qu'on le paie !
Ces messieurs éprouvaient à peu près le même sentiment que
ces dames; assurément l'idée ne leur serait jamais venue de s'em-
barrasseï- d'une femme mariée et d'un enfant pour satisfaire un
amour irrésistible, dont ils n'eussent point d'ailleurs été capables;
ils étaient vexés cependant qu'un des leurs, qu'ils ne pouvaient
traiter de naïf, eût montré plus de courage et accompli cette folie
sans ridicule, ils étaient jaloux d'un bonheur conquis à grand risque
sans doute, mais aussi bien supérieur à tous les minces plaisirs
do!)t ils se contentaient. Les hommes rivalisaient donc avec les
femmes de malice et de cruauté à l'égard de M'"" de Yillard. Nul ce-
pendant n'osait s'attaquer à Thymerale, fût-ce par la moindre rail-
lerie; son attitude ferme et parfaitement résolue déconcertait toutes
les audaces; il était sur la défensive, on n'en pouvait douter;
566 REVUE DES DEUX MONDES.
même ce parti pris de combattre pour elle qui devançait et sem-
blait pressentir l'attaque devait froisser certaines délicatesses chez
M""' de Villard, en lui marquant, ce qu'elle savait déjà, combien était
grande et menaçante l'improbation autour d'elle et combien celui
qui était cause du mépris où elle était tombée s'en rendait nette-
ment compte !
Une occasion se présenta pour cette société implacable d'exercer
ses rigueurs, à demi contenues jusque-là dans les bornes d'une
insolente réserve. Certaine fête, la première grande fête de la sai-
son, eut lieu au Casino, et le flot des baigneurs s'y porta avec cet
entrain qui pousse les désœuvrés vers tout ce qui est bruit et amu-
semens tumultueux.
jjmc Jq Yillard voulait se dispenser d'y assister, mais Thymerale
insista pour qu'elle y parût, soit qu'il n'admît pas la possibilité d'un
esclandre, soit qu'il ne craignît pas que l'esclandre se produisît ,
irrité qu'il était déjà de certaines impertinences à l'adresse de cette
femme qu'il considérait comme sienne, impertinences trop lâche-
ment déguisées pour qu'on pût y répondre, mais qui cependant
n'avaient point échappé à sa perspicacité et à son savoir-vivre.
Vers onze heures, ils firent donc, au bras l'un de l'autre, une en-
trée à sensation dans les salons du Casino, au milieu d'un murmure
mêlé d'admiration et de surprise indignée.
Un peu plus pâle qu'à l'ordinaire, elle marchait dans ce calme
impassible dont elle avait pris l'habitude de se couvrir comme d'un
bouclier et ressemblait ainsi à cette royale Diane qui est au Louvre
pour la gloire de Jean Goujon. Seulement Diane en descendant au
milieu des mortels avait revêtu la plus simple et la plus magnilique
à la fois des robes de dentelle blanche; aucun bijou : ce qu'on voyait
de ses épaules et de ses bras était plus éblouissant que tous les
diamans du monde ; ses cheveux relevés à la façon de cette déesse
de la renaissance, avec laquelle sans doute elle se connaissait des
analogies de beauté, étaient retenus par un lien de perles.
Tant de splendeur parut insupportable; on résolut de la lui faire
expier sans retard. L'attitude de Thymerale cependant imposait un
peu ; il avançait d'un pas nerveux, la lèvre contractée sous sa mous-
tache frémissante, l'œil étincelant de défi derrière son monocle. Il
eût voulu, sa physionomie impérieuse et courroucée l'indiquait,
forcer toutes ces têtes qui n'exprimaient que l'étonnetnent ou la
curiosité, à s'incliner devant elle.
Ce beau couple fendit la foule au milieu d'un profond silence, puis
Thymerale, ayant aperçu de loin une place libre sur les banquettes
garnies de femmes qui attendaient la comédie, prélude du bal, installa
M'"" de Villard à cette place et alla rejoindre d'autres hommes debout
dans l'embrasure d'une porte. Le moment était venu de l'outrageante
GEORGETTE. 567
manifestation que peut-être on avait préparée d'avance. M"^ Berthe
qui se trouvait à côté de la nouvelle venue changea vivement de
place sur un ordre péremptoire de sa mère, qui la tirait par le bras
comme pour l'éloigner d'une pestiférée. M'"® de Saint-Béat se leva
à son tour, en jetant à l'oreille d'une voisine deux ou trois mots
qui furent parfaitement entendus de celle qu'ils devaient cingler en
plein visage. Rien n'indiqua cependant que M"'^ de Villard eût senti
l'insulte; elle garda la même attitude indifférente et reposée, en
feignant de respirer les fleurs de son bouquet. On eût pu croire
d'autre part que Thynierale n'avait rien vu ; quand le spectacle fini,
M'"' de Villard le pria de la reconduire, sous prétexte d'un léger
jnal de tête qui l'empêcherait de prendre plaisir au bal, il ne fit pas
la moindre objection, mais le lendemain matin je fus surpris de le
voir entrer de bonne heure dans ma chambre :
— Je me bats, dit-il; voulez-vous être mon témoin ?
Gomme je me récriais :
— "Vous savez aussi bien que moi, reprit Thymerale, ce qui s'est
passé hier au Casino.
— ^ Je sais que vous ne ferez que compromettre davantage M"'" de
Yillard en vous battant pour elle.
— Il s'agit bien de compromettre !.. Tout ce qui importe, c'est
de fermer la bouche aux insolens, c'est de faire respecter, du moins
en apparence, une personne qui, si elle était libre, serait demain
M'^" de Thymerale.
— A qui vous en prendrez-vous d'un complot de femmes si dé-
testable qu'il soit?
— Ou demande raison des complots de femmes aux maris ou aux
frères...
— Soit! mais M'"'' d'Orfeuil est veuve, M'"^ de Saint-Béat...
— M""" de Saint-Béat est la dernière à qui je puisse m'attaquer,
interrompit Thymerale avec un dédaigneux sourire... d'ailleurs son
mari est absent; mais j'ai été déjà au fond des choses. Les com-
mérages de Samiel sont cause de tout le mal; c'est lui, c'est M. de
Ghevagny qui me répondra. Yilleroche doit lui servir de second...
je viens vous prier de le voir et de tout régler au plus vite.
Samiel ne recula pas devant les conséquences de ses indiscré-
tions; la rencontre eut lieu sur un point désigné de la montagne,
où les pique-niques sont beaucoup plus fré({uens que ces sortes
d'afi'aires. 11 en résulta pour l'adversaire de Thymerale une blessure
qui l'cloigna trois mois entiers de la table de jeu et du petit journa-
lisme. Bien entendu, le duel dont elle avait été l'objet fut loin de
relever la réputation de M"® de Yillard, mais il eut pour effet de
resserrer les nœuds de notre récente amitié. En quittant les Pyrénées
quelques jours plus tard, elle me fit promettre de venir la voir à Paris,
568 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
A Paris comme aux Pyrénées, Thymerale et sa maîtresse vivaient
séparément en apparence; il avait une installation de garçon aux
environs du boulevard, elle habitait un quartier retiré, mais en
réalité ils étaient bien plus souvent réunis que ne le sont beaucoup
de gens attachés l'un à l'autre par des liens légitimes.
J'allai chez M'"' de Villard; son jo'i petit hôtel, entouré de jar-
dins pleins d'ombre et de silence, était un cadre digne d'elle; tout
y révélait ce goût du chez soi que conservent si rarement les
femmes qui ont versé dans l'aventure. Elle recevait peu de monde,
les amis de Thymerale, voilà tout, jamais une femme. Le soir, on
la trouvait assise devant un métier h broder; son accueil était
plein de simplicité et de bienveillance tranquille; elle parlait peu,
mais on causait agréablement autour d'elle; les habitués de ce
salon, d'ailleurs semblable à un club restreint et choisi, étaient du
meilleur monde, intelligens pour la plupart, mélange d'artistes et
de gentilshommes : Thymerale détestait la nullité. Quelques-uns
avaient dû faire la cour à la maîtresse de leur ami pour reconnaître
la confiance avec laquelle il les avait présentés; c'était inévitable,
mais M"'^ de Villard décourageait ces velléités, depuis Ion-temps
réprimées du reste, par une attitude dont elle avait le secret et qui
ne pouvait laisser d'espoir au fat le plus incorrigible. Thymerale,
qui s'étudiait à lui donner toutes les preuves d'esiime, n'était point
jaloux, et il avait raison. Une douairière à cheveux blancs ne se fût
pas montrée moins coquette; elle ne traitait pas ses hôtes en ca-
marades, elle tenait au respect d'autant plus peut-être qu'elle ne
le méritait pas : une femme parfaitement irréprochable et d'une
réputation inaifaquée peut permettre certaines libertés de langage
qu'on ne hasarderait point sans l'offenser devant une femme com-
promise; c'est pour celle-ci un dernier devoir de défendre ce qui
lui reste de dignité en maintenant autour d'elle quelque chose de
plus que les simples bienséances. La conversation où M'"'^ de Vil-
lard plaçait son mot de temps en temps pour lui donner de l'élan,
la retenir sur une pente scabreuse ou concilier des o[)inions diver-
gentes, roulait sur les] mille riens du jour; on prenait le thé en fu-
mant des ( igaretles, on faisait de bonne musique; c'était une maison
doucement et gracieusement hospitalière. J'y passais volontiers la
plupart de mes soirées en continuant mon rôle d'observateur com-
mencé l'été précédent.
— Cette sirénité, pensais-je, cette liberté d'esprit qu'elle déploie,
est-ce bien réd? M'éprouve-t-elle pas quelque tristesse à entendre
parler sans cesse de ce monde auquel naguère elle appartenait et
GEORGETTE. 569
dont elle est proscrite par sa faute? N'est-elle pas humiliée au fond
de voir sa situation connue et son secret gardé par tant de gens?
Mais non, rien n'indiquait qu'elle souffrît; elle ne pensait, je
crois, qu'à Thymerale; tout le reste lui était indifférent. D'ailleurs
j'aurais été bien embarrassé de la juger, ne la connaissant guère,
malgré le temps qui s'écoulait sur nos cordiales relations. Quoi-
qu'elle me traitât avec plus de familiarité que tous les autres, sa-
cliant bien que j'étais incapable de me rendre ridicule en cultivant
ce que les hommes de mon âge appellent la galanterie, elle ne me
laissait point pénétrer dans le cercle absolument fermé de sa pen-
sée intime. Ceci m'empêcha de céder tout à fait à l'attrait qu'elle
m'avait d'abord inspiré; la première condition d'une sympathie
véritable, c'est que l'objet de cette sympathie se laisse pénétrer;
or M""^ de Villard cachait ses moindres impressions avec un soin si
obstiné qu'il était impossible de s'en faire une idée, même par con-
jecture. Jamais il ne lui échappait un de ces mots qui jettent par-
fois une clarté inattendue sur les caractères les plus dissimulés;
elle se possédait d'une façon extraordinaire.
Thymerale était seul, je suppose, à tenir la clé de cette vivante
énigme, et il paraissait satisfait de ce qu'il pouvait savoir. Lui
aussi ne se livrait qu'à elle. Chacun le croyait insouciant, fort peu
sensible à quoi que ce fût, sauf à l'opinion, dont il avait toujours
été singulièrement préoccupé en elfet, jusqu'au jour où une passion
plus forte que tous ses préjugt^s l'avait décidé à la braver; mais
cette glace était de pure convention, je le sais, j'ai surpris chez
lui d'attachantes faiblesses , et s'il croyait, avec la confiance d'une
noble nature, à l'absolue fidélité d'une autre, c'est qu'il était lui-
même capable de cette fidélité, si étrange chez un homme du monde,
chez un ex-don Juan. La possession déjà longue, loin de le conduire
à la satiété, l'enlaçait tous les jours davantage par les liens d'une
heureuse habitude. J'étais arrivé assez vite à déchiffrer Thymerale,
mais M""' de Villard restait pour moi un sphinx que je finis par me
lasser d'étudier; somme toute, ce couple me paraissait jouir, en
dépit de la morale et des lois sociales outragées, d'une de ces
féh( ités exquises dont il n'est jamais très agréable d'être témoin ;
je m'intéressais tout autrement à Georgette.
Trois années avaient passé sur le don spontané qu'elle m'avait
fait de sa reconnaissance et de son affection; ce n'était plus un
petit enfant, mais une personne déjà grandelette, qui portait fière-
ment ses neuf ans révolus, mince, avec de beaux yeux où l'on
voyait courir, à la façon des nuages sur un ciel pur, toute sorte de
réflexions au-dessus de son âge, et avec de longues boucles d'un
blond plus cendré que les magnifiques cheveux de sa mère, à laquelle
du reste elle ressemblait comme une miniature peut ressembler au
,570 REVUE DES DEUX MONDES.
portrait de maître dont elle est la copie. Nous étions toujours de
grands amis, de vieux amis maintenant, devrais-je dire. Elle recon-
naissait mon coup de sonnette et accourait à ma rencontre, pressée
de me dire tout ce qui lui était arrivé depuis ma dernière visite,
bien que sa vie se passât assez uniforme et solitaire, le plus sou-
vent auprès de miss Madge ; elle ne savait par où commencer et
babillait comme une pie, sûre de ne m'ennuyer jamais; seulement
je remarquai plus d'une fois qu'il suffisait de l'entrée de Thymerale
pour que sa verve tarît; ce me fut une première révélation de
lantipatliie décidée que lui inspirait cet arui de sa maman, anti-
patiîie fort naturelle : tous deux étaient aussi susceptibles, aussi exi-
geans, aussi tyranniques l'un que l'autre. Réserve faite de quelques
miettes de son cœur qu'il me fallait partager avec miss Madge, Geor-
gette aimait sa mère d'un amour unique ; les rares momens où elle
se trouvait seule auprès d'elle étaient remplis par des effusions
de tendresse débordante; elle cherchait à retarder par mille petites
ruses l'heure qu'elle connaissait trop où on lui disait invariable-
ment : — Va jouer... — ou bien : — Va travailler. — Cette heure
là était celle où survenait Thymerale; à sa vue, la rayonnante
physionomie de l'enfant devenait sombre ; elle ne l'appelait plus
Tim comme autrefois ; elle ne se laissait plus embrasser qu'avec
répugnance et souvent sa main tremblait lorsqu'il la prenait dans
la sienne d'un air distrait, sans plus de tendresse qu'elle ne lui
en accordait elle-même. Thymerale ne respirait bien que quand
elle avait disparu ; le regard de ce petit être hostile le gênait ;
c'étaient deux rivalités en présence; il me semblait impossible que
M'"^ db Yillard ne s'en aperçût pas, mais, je le répète, j'ignorais
tout des impressions de la mère et je savais si bien ce qui manquait
à la fille ! Il lui manquait cette sollicitude maternelle incessante,
exclusive, à laquelle un enfant sent qu'il a droit, il lui manquait
d'être au premier rang dans un cœur rempli d'elle. La souffrance
que Georgette n'articulait pas, bien entendu, qu'elle ne s'expliquait
pas à elle-même, n'était que le sentiment légitime de ses droits
contestés, méconnus. Dans un intérieur régulier, elle aurait eu
entre son père et sa mère unis par une affection dont elle eût été
le centre, l'obj et et le gage, sa place dont nul n'aurait songé à la
chasser... Pourquoi la présence de Thymerale était-elle imman-
quablement pour elle un signal de retraite? Pourquoi ne la rappe-
lait-on jamais tandis qu'il était là? Pourquoi était-ce toujours lui
qui accompagnait maman, qui montait en voiture auprès d'elle,
les empêchant de se promener, de causer, de s'isuler toutes deux
ensemble? Pourquoi l'influence de Thymerale réglait-elle toutes
les décisions de sa mère?
A ces questions son innocence était bien loin de trouver une
GEORGETTE. 571
réponse, mais elle comprenait queThymerale était un ennemi. Thy-
merale avait d'elle la même opinion, et une opinion raisonnée tandis
que la sienne n'était qu'instinctive : il jugeait que les heures de tête-
à-tête entre la mère et la fille, heures que Georgette trouvait si
courtes, lui étaient dérobées; il eût voulu, même absent, être seul
à occuper l'imagination et le cœur de cette femme qui lui apparte-
nait. La jalousie qu'il n'avait éprouvée jusque-là contre aucun homme
lui fut inspirée par un enfant.
Je suppose que M""" de "Villard essuya des plaintes et des repro-
ches, car vers cette époque je la trouvai souvent plongée dans
une rêverie qui paraissait n'avoir rien que de sombre. Une fois
même au moment où j'entrai, elle pleurait, et je ne puis dire
l'impression que produisit sur moi cette tête si fière courbée
par la douleur, mais l'idée me vint qu'elle ne me pardonnerait
pas de l'avoir vue en un état différent de sa sérénité ordinaire, et,
avant de m'approcher d'elle, j'affectai de regarder par la fenêtre je
ne sais quoi d'imaginaire afin de lui laisser le temps de se remettre.
Elle me sut gré de n'avoir pas voulu surprendre une confidence
involontaire.
— Je suis heureuse que vous soyez venu, dit-elle, sans son-
ger apparemment à essuyer une larme qui tremblait encore au
bord de ses longs cils ; me voici à la veille de prendre un grand
parti au sujet de Georgette... Vous aimez beaucoup ma fille... il est
juste que vous soyez consulté. Ne trouvez-vous pas que cette enfant
n'est plus la même depuis quelque temps?..
— Mon Dieu! un peu plus sérieuse peut-être; elle devient une
demoiselle...
M'"'' de Villard secoua la tête :
— Son humeur est inégale à présent, son caractère s'aigrit, tout
le monde le remarque, miss Madge aussi bien que moi-même.
— L'isolement peut-être?.. 11 est bon à son âge d'avoir des com-
pagnes.
M"'" de Villard leva vers moi des yeux tristes où je lus ceci comme
un reproche : — Vous savez bien que je ne puis lui en donner, que
la pauvre innocente partage fatalement l'espèce de proscription
à laquelle je me suis condamnée.
Elle répliqua tout haut :
— Je le crois comme vous, et voilà pourquoi j'ai songé à la
mettre en pension...
— Projet très sage.
— C'est votre avis? Pensez-vons vraiment que je doive le faire?..
— Je n'ai jamais douté, répondis-je d'une manière évasive, que
vous ne le fissiez à un moment donné.
— Pourtant, reprit-elle, comme désireuse d'être contredite,
572 REVUE DES DEUX MONDES.
Georgette est bien jeune et déjà trop pressée d'apprendre..., ave
des facultés qui demandent, dans l'intérêt de sa santé, à être modé-
rées plutôt qu'excitées. J'ai pour prendre soin d'elle une personne
sûre. Dans de pareilles conditions, il eût été facile de l'élever
auprès de moi.
Mais en parlant ainsi sa voix défaillit, car elle savait très bien
que ce qu'elle dépeignait comme facile était l'impossibilité même.
Je compris de mon côté que je n'avais pas d'objections à émettre,
qu'elle était pénétrée d'avance de tout ce que j'aurais pu lui dire si la
matière n'eût été aussi délicate. Allongeant le bras vers la sonnette :
— Je vais appeler Georgette, ajouta-t-elle en soupirant; elle a con-
fiance en vous et ce sera me rendre service que de m'appuyer
pour l'ouverture que j'ai à lui faire. Autrement il me semble que je
n'aurai jamais le courage...
Ses larmes allaient couler de nouveau. Je vis combien sa fille
lui était chère. Pourquoi, hélas! cet amour n'avait-il pas suffi, dans
le passé, à la consoler de tout? Prenant sa main frémissante, je la
portai silencieusement à mes lèvres, Qu'aurais-je pu dire?
Au même instant Georgette entrait en bondissant : elle embrassa
sa mère h plusieurs reprises, puis se blottit sur mes genoux.
— Nous parlions de toi, lui dit M""' de Villard. Sais-tu ce que
nous venons de décider?
Georgette leva sa petite tête curieuse.
— Nous avons décidé que tu étais d'âge à entrer en pension...
Tout son corps tressaillit dans mes bras. Elle fit un mouvement
comme pour me repousser, puis se penchant à mon oreille :
— Non, non, dit-elle, ce n'est pas vous qui le voulez...
Se jetant éperdument sur sa mère, elle joignit les mains :
— Te quitter? s'écria-t-elle avec un accent dont je fus moi-même
ému au fond de l'âme.
Tyjme ^Q viiiaid était hors d'état de répondre. Je lui prêtai main
forte :
— On ira vous voir souvent, chérie, et vous viendrez aussi chez
votre maman... Quelle idée vous faites-vous donc d'une pension?
C'est un endroit très agréable où les jeunes filles réunies appren-
nent ce qu'il faut savoir pour devenir des femmes instruites et dis-
tinguées. Tous les enfans vont en pension.
— J'y ai été mise plus jeune que toi, fit observer M'"" de Yil-
lard.
— Mais toi, tu n'avais pas de maman, riposta Georgette, tu n'a-
vais jamais connu ta mère...
Elle la regardait fixement, avec autant d'indignation que de dou-
leur :
— Ainsi tu lui cèdes!., semblaient dire ses yeux étincelans, c'est
GEORGETTE. 573
à son conseil, c'est à sa volonté que tu me sacrifies! — Mais comme
si elle eût compris, même dans sa révolte secrète, que la lutte
serait inutile, elle n'insista plus; ses mains seulement se cris-
pèrent davantage. Elle était capable de se maîtriser ; peut-être
s'y était-elle déjà exercée plus d'une fois en étouffant des plaintes
toutes prêtes à lui monter aux lèvres.
— Soyez raisonnable, dis-je en attirant à moi ma petite amie ;
n'affligez pas inutilement votre mère... Il le faut...
On eût dit au regard profond et grave qu'elle reporta sur moi,
que Georgette pénétrait toute la portée de ces derniers mots.
— Oh ! maman ! balbutia-t-elle dans un sanglot étouffé. — Ce
fut sa dernière protestation. Ouvrant la porte avec violence, elle
s'enfuit auprès de miss Madge. Quand sa mère alla un peu plus tard
la rejoindre, elle la trouva résignée :
— Je ne veux pas te faire de peine, dit-elle avec douceur, j'irai
en pension... Je tâcherai de n'avoir pas trop de chagrin.
Ce qui n'empêcha pas la mère et la fille de pleurer beaucoup
encore dans les bras l'une de l'autre.
IV.
Je fus consulté de nouveau pour le choix de la pension. M'"^ de
Yillard ne pouvait songer à placer Georgette dans le couvent où
elle-même avait été élevée, ni dans aucun établissement semblable.
Elle redoutait trop cette enquête que les religieuses ne manquent
jamais de faire, non-seulement sur l'enfant qu'on leur confie, mais
sur la famille même à laquelle l'enfant appartient. D'autre part elle
ne voulait livrer sa fille qu'à des mains éprouvées et sûres. Si elle
m'exposa nettement ses exigences, elle eut soin de taire ses appré-
hensions, qui étaient, du reste, faciles à deviner. Je me mis en cam-
pagne, consultant les mères de famille et les professeurs les plus
compétens, prenant des informations de tous côtés, cherchant,
voyant surtout par moi-même. Je découvris à la fin un bon pen-
sionnat laïque où n'était admis qu'un nombre restreint de jeunes
filles, presque toutes étrangères. La maison, un vieil hôtel du Marais,
ne donnait l'idée ni d'un cloître, ni d'une caserne, aspect que pré-
sentent assez souvent les établissemens d'éducation; elle avait grand
air et était entourée de rians jardins où folâtrait, quand j'y pénétrai
pour la première fois, une bande joyeuse de brunes Espagnoles,
de fines Américaines, de créoles envoyées de nos colonies. Je me
dis que parmi ces compagnes exotiques, dont la plupart ne rece-
vaient jamais la visite de leurs parens, Georgette aurait moins
de chance qu'ailleurs d'être le point de mire d'une curiosité mal-
veillante peut-être, que M'"' de Yillard, quand elle viendrait la voir,
b7h REVUE DES DEUX MONDES.
courrait moins de risques aussi de se heurter à cette société pari-
sienne qui connaissait ses aventures. J'espérais en outre que la
directrice, habituée aux bizarreries variées de l'élément cosmo-
polite, n'examinerait pas de trop près la situation un peu excep-
tionnelle de cette nouvelle élève. En effet, M™" Despreux, c'était
son nom, aplanit toutes les difficultés lors de l'entrevue préli-
minaire que nous eûmes avec elle, M""" de Villard et moi; elle
avait l'habitude du monde et ne pouvait se tromper sur la condition
sociale de cette mère; moi je représentais un vieux parent fort
respectable; je gage qu'en physionomiste émérite, elle me décerna
aussitôt le titre d'oncle. Quoi qu'il en fût, elle nous mit absolument
à l'aise et ne parut disposée à pratiquer aucun système d'investiga-
tion direct ou autre. Nous convînmes que Georgette ne lui serait
présentée que le jour de la rentrée définitive.
— 11 ne faut pas multiplier inulilement les occasions de s'atten-
drir, dit-elle avec une autorité souriante qui indiquait l'expérience
approfondie des chagrins de la jeunesse et des moyens d'en venir
à bout. — A votre première visite vous serez étonnée, madame, de
la trouver très gaie; tous nos enfans, sans exception, sont la gaîté
même.
Georgette se rendit donc quelques jours plus tard, chez M"""^ Des-
preux comme elle eût été à la promenade.On avait expédié d'avance,
sans l'avertir, son trou!=;seau de pensionnaire; elle ne savait pas au
juste où nous la conduisions, bien que, depuis la communication
qui lui avait été faite une fois pour toutes , elle n'eût qu'une seule
pensée : son exil décrété, résolu.
Dans la voiture où j'étais assis en face d'elle, je pensais à l'agneau
qui, sur le chemin d'un supplice qu'il ignore, tremble et gémit
cependant, comme s'il pouvait pressentir son destin. En vain m'ef-
forçais-je de la distraire, Georgette ne répondait pas. Le hasard
nous ayant fait rencontrer Thymerale, elle frissonna comme si elle
eût aperçu le bourreau et se détourna pour ne pas répondre au petit
salut familier qu'il lui adressait après avoir échangé un signe d'in-
telligence avec sa mère. En revanche, lorsque nous nous arrêtâmes
devant la porte monumentale au-dessus de laquelle on lisait : — Pen-
sionnat de demoiselles, — elle ne manifesta aucune surprise, aucune
velléité de fondre en larmes.
— Du courage! lui dit sa mère d'une voix qui révélait qu'elle-
même en avait bien peu.
La directrice vint à notre rencontre de l'air le plus engageant et
baisa au front sa nouvelle élève en lui faisant de belles promesses.
Georgette ne parut pas les entendre; elle regardait du coin de l'œil
cette petite femme rondelette , encore fraîche , cérémonieusement
aimable, qui joignait à l'expression de bonhomie que donne l'em-
GEORGETTE. 575
bonpoint un ton et un regard d'impérieux commandement en désac-
cord avec ses sourires et ses fossettes.
On lui fit explorer toute la maison, depuis le vaste parloir aux
longues portes-fenêtres, dont les vitres claires donnaient sur une
terrasse garnie d'arbustes , jusqu'au réfectoire , aux classes , aux
salles d'études; elle vit aussi sa chambre, car ces pensionnaires
privilégiées n'étaient pas reléguées dans le banal dortoir; chacune
d'elle avait son nid particulier qu'il n'était pas défendu d'em-
bellir par quelques ornemens. Comme M™" Despreux en faisait
la remarque : — Je pourrai donc mettre le portrait de maman au-
dessus de mon lit, dit tout bas Georgette. — C'était le premier
mot qu'elle eût prononcé. La directrice, enchantée d'avoir réussi à
rompre la glace, cligna de l'œil pour rassurer M"''' de Villard, et
continua, en femme experte dans l'art de séduire et d'enlacer, à
faire valoir les moindres détails de la maison tenue avec une pro-
preté qui touchait presque à l'élégance. En traversant le jardin oii
les élèves nouvellement rentrées déployaient dans leurs jeux un
entrain complice de la faconde de leur maîtresse, elle interrompit
les rires et les cris pour appeler deux des plus jolies petites filles :
— M"^ de Mendoza !.. Miss Tempest !.. venez prendre la main de
votre compagne et faites-lui les honneurs de la récréation...
Mais Georgette, baissant la tête, refusa de suivre miss Tempest et
M"" de Mendoza. Elle répondait peu, ne regardait rien et se pres-
sait contre sa mère avec anxiété, comme si elle eût prévu un piège
qui allait les séparer tout à coup. Chaque grincement de porte la
faisait tressaillir, elle avait l'air de flairer à chaque pas quelque
chausse-trape habilement dissimulée. Quand, après notre tournée,
nous rentrâmes dans le cabinet de la directrice. M""' de Yillard, fai-
sant bonne contenance, bien que l'heure du déchirement final ap-
prochât, se déclara très satisfaite de ce qu'elle avait vu et l'on
procéda sans retard aux dernières formalités.
M'^' Despreux, assise devant son petit bureau de laque, une plume
à la main, demandait :
— Quel nom dois -je inscrire? Je n'ai encore marqué que le
numéro.
Dans la demi-minute d'imperceptible hésitation qui suivit, elle
reprit avec volubilité :
— Pardon!., j'oubliais! La carte que vous m'avez fait passer
l'autre jour portait : M""'" de Villard,... donc j'écrirai Mademoiselle...
— Georgine Danemasse, interrompit précipitamment M'"^ de Vil-
lard, sur le front de laquelle perlait une sueur légère.
Elle ne pensait guère à l'étonnement de la maîtresse de pension,
elle redoutait celui de sa fille, elle s'attendait à ce cri de l'enfant,
occupée à suivre tout ce qui se passait autour d'elle avec l'atten-
576 REVUE DES DEUX MONDES.
tion passive du condamné devant les derniers apprêts de l'exécu-
tion :
— Maman ! . .
Puis , se penchant à l'oreille de sa mère , Georgette continua
d'une voix plus basse, pas assez basse cependant pour que M'"" Des-
preux ne pût l'entendre :
— Est-ce que je ne porte pas le même nom que toi ?
Cette question si naturelle fut soulignée par un regard scruta-
teur de la directrice. Je laissai M""^ de Yillard répondre à celle-ci
comme elle voulut, et j'entraînai Georgette, sous prétexte de lui
faire admirer quelques dessins au fusain, têtes de guerriers et de
déesses, chefs-d'œuvre des grandes élèves, qui décoraient les pan-
neaux. Mais Thémistocle et Minerve lui importaient peu;... pour la
première fois elle avait entendu son nom de famille, duquel jusque-
là elle ne s'était pas souciée, n'étant que Georgette, rien que Geor-
gette, et une énigme troublante se présentait à sa jeune imagi-
nation.
— Maman ne m'a pas répondu, dit-elle en pressant fortement ma
main qui la retenait à l'écart, Savez-vous pourquoi?
Il fallait bien qu'elle s'habituât à entendre et à porter ce nom
qui était le sien ! Très perplexe, je me mis à étudier consciencieu-
sement l'un des affreux barbouillages de la muraille pour fuir l'ob-
session de son regard.
— Écoutez, mignonne, je veux bien vous le dire, mais à la con-
dition que vous ne ferez plus à votre mère des questions qui la cha-
grinent.
— Qui la chagrinent?.. Pourquoi?
Le moment me sembla venu de hasarder un mot qu'on devrait
inévitablement prononcer tôt ou tard, et, pressé par les circon-
stances, je résolus d'épargner à M"' de Yillard l'embarras d'un
interrogatoire semblable à celui que je subissais.
— Votre mère, à la suite d'événemens trop graves pour qu'elle
vous les raconte, a repris son nom de jeune fdle.
La façon dont sa petite main étreignait la mienne, plus nerveu-
sement encore, me prouva qu'il était indispensable d'en dire da-
vantage.
— Son mari l'avait rendue très malheureuse.
— Qui?., mon père?
Ce seul mot suffit pour m'avertir que je jouais un rôle bien diffi-
cile à justifier. Oter à un père, même coupable, môme inconnu,
le respect de son enfant, qui donc osera faire cela sans un cruel
tiraillement de conscience? Mais j'avais commencé, fort de ma bonne
intention,., impossible d'en rester là!
— Oui, poursuivis-je, il l'a fait beaucoup souffrir.
GEORGETTE. 577
— Il l'a fait soufTrir! elle? ma pauvre maman, qui est si bonne!
mon père était donc bien méchant, lui?
Décidément, je m'étais engagé sur un mauvais terrain. Quelque
persuadé que je pusse être que M. Pannemasse ne méritait aucun
ménagement, je me sentais honteux devant moi-même et devant
cette enfant comme je ne l'avais jamais été.
— Alors, repris-je au plus vite pour en finir, alors votre pauvre
mère a choisi de vivre seule avec sa petite fille, et elle a quitté un
nom qui ne lui rappelait que des douleurs.
— Le nom que je porte, dit Georgette avec une expression
étrange.
— Vous ne parlerez jamais de tout cela, n'est-ce pas, à votre
maman?
— Oh! jamais,., à tlle ni à personne...
Après un instant de réflexion : — Il me semble, ajouta-t-elle,
que je me rappelle un peu mon père : il avait l'air vieux... je le
croyais mort depuis longtemps!.. 11 n'est [as mort, dites?
— Je ne sais... mais prenez garde... votre mère va nous en-
tendre et, je le répète, il ne faut pas qu'elle se doute...
— Non, non, soyez tranquille, répondit Georgette toujours pen-
sive, comme si elle eût essayé de fouiller les ténèbres d'un passé
si incompréhensible pour elle.
Quand nous nous rapprochâmes du bureau de la directrice, celle-
ci souriait de nouveau d'un air de parfaite satisfaction. Elle posa sa
main blanche et grasse sur la tête bouclée de l'enfant pour la cares-
ser et s'emparer d'elle à la fuis, tandis que s'échangeaient les adieux.
Je pus remarquer en cet instant que la physionomie de Geor-
gette exprimait une préoccupation absorbante qui semblait avoir
chassé toutes les autres, un nouveau souci, vague, mais poignant,
celui dont j'avais semé le germe en elle et que je me reprochais
déjà d'avoir imposé à cette petite âme.
Nous remontâmes en voitnra, m-» Jc TUiard et moi. La pauvre
mère, qui avait jusque-là réussi à se maîtriser, s'abandonna tout à
coup à l'excès de son émotion librement, franchement, comme si
elle eût été seule. Je me gardai bien de tomber dans la banalité des
consolations. Je me tus, de façon à lui permettre le plus possible
d'oublier ma présence.
— Pardonnez -moi, dit -elle enfin, de vous donner le spectacle
d'une pareille faiblesse; mais c'est notre première séparation, et
il me semble, je ne sais pourquoi, qu'elle sera suivie de bien d'au-
tres déchireniens... Pardonnez-moi...
— Je vous remercie, répondis-je, de ne m' avoir pas dérobé ce
que vous appelez votre faiblesse, de m' avoir jugé digne de la cou-
tome XXXV. — 1879. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
fidence d'une de vos douleurs. C'est me récompenser au centuple
du bien léger service que j'ai pu vous rendre.
— Que parlez-vous de légers services? interrompit-slle avec viva-
cité. Je sens tout ce que je vous dois, allez! Vous n'avez cessé de
faire de nous vos obligées depuis que nous vous connaissons; vous
avez été bon pour Georgette,... et pour moi si dévoué que je m'ima-
gine souvent, vou- jugeant par vos actes, que vous êtes un ami de
toute ma vie ! Qui donc m'eût aidée dans cette épreuve, si vous ne
vous étiez trouvé 1 ?
Comme je me défendais contre ces expre'^sions de reconnais-
sance exagérée : — Pourtant, reprit-elle, vous ne savez pas qui je
suis... Vous m'avez accordé votre amitié sans vous dHinander seu-
lement si je la méritais, qur-nd toutes les appartnc s, au contraire
(et les apparences ne mentent pas toujours), semblaient indiquer
que j'en étais indigne.
EMe poursuivit, sans me donner le temps de répondre^ à ces
derniers mots prononcés avec une humilité singulière dans sa
bouche.
— Maintenant, expliquez-moi... qu'avez-vous pu dire à Geor-
gette pour arrêter ainsi ses questions tout à coup?
Je lui répétai sincèrement notre colloque à voix basse, dans un
coin du parloir, et j'ajoutai, tandis qu'elle écoutait rêveuse :
— Après tout, il est bon, n'est-ce pas, qu'elle connaisse la vérité?
— Mais si ce n'étuit pas la vérité que vous lui avez dite? fit
M""" de Villard, se retournant vers moi, d'un mouvemeat brusque.
— Comment?., balbutiai-je interdit.
— Tenez, reprit-elle résolu. nent, je veux une fois pour toutes
vous éclairer sur mon compte , non que je craigne d'usurper des
senlimens d'estime : ma situation est telle que l'homme le plus
indulgent, — et vous êtes celui-là , — ne peut m'accorder que de la
«o„.pn«c;ion . — elle prononça ce mot avec une sorte d'in)patience,
comme si son orguen a'....go ri4p.hu repoussait malgré elle un pa-
reil sentiment, — mais il s'agit de l'intérêt même de Georgette...
Il faut que vous sachiii-z à quoi vous en tenir, afin de pouvoir lui
donner, l'occasion se présentant, un bon conseil qu'elle réclamera
peut-être de votre expérience... Qui sait ce que l'avenir nous ré-
serve? Qui sait'/.. répéta~t-elle avec im geste accablé.
11 y eut une pause embarrassante pendant laquelle je gardai le
silence, très ému, très curieux, attendant qu'elle se décidât à
parler.
Tu. BiilNlZON.
{La seconde partie au prochain n°.)
REMBRANDT
LKS MUSÉES DE CASSEL, DE BRUNSWICK ET DE DRESDE.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que Rembrandt a ses fidèles. À tra-
vers les fluctuations du goût qui n'ont pas épargné d'autres gloires,
la sienne a toujours été en grandissant. Des hommes de tempéra-
ment très divers se sont rencontrés dans une pareille admiration
pour son génie, et ceux-là même qui, par lear éducation ou les
habitudes de leur esprit, semblaient peu préparés à le goûter, n'ont
pas été les moins fervens. Sous bien des formes, et plus d'une fois
ici même, il a reçu des hommages dignes de lui. Aujourd'hui en-
core, après avoir, il y a quelques années déjà, pu^'lié un catalogue
raisonné de son œuvre, M. Ch. Blanc entreprend de nous donner
cet œuvre complet reproduit d'après les meilleures épreuves des
collections publiques ou privées.
Rembrandt Ini même, il faut le dire, avait pris garde de nous
renseigner sur ses productions, et il n'est guère d'artiste qui, plus
que lui, se soit montré soigneux de sia;ner et de dater ce qu'il a
fait. Mais autant les œuvres du maître sont en vue, autant sa vie a
pendant longtemps paru se dérober. Quelques propos apocryphes
et des anecdotes plus que su«;pectes formaient la plus grosse part
de ce qu'on savait sur son compte. Un critique qui s'est fait con-
naître sous le nom de Burger (T. Thoré) avait le premier essayé
de démêler et de poursuivre la vérité à cet égard. Mais explorer
des archives, c'est, en Hollande surtout, une tâche difficile et in-
grate. Il y a là des grimoires indéchiffrables pour un étranger et
qu'un Hollandais lui-même a quelque peine à débrouiller. Du reste,
580 REVUE DES DEUX MONDES.
même pour ce qui concernait les œuvres de Rembrandt, Burger ne
pouvait se décider à conclure. Par conscience autant que par désir
d'accroître son savoir et ses jouissances, il ne se lassait pas de re-
chercher, de voir, de comparer et d'amasser sans relâche notes et
renseignemens. C'était chaque année l'occasion pour lui de visiter
quelque musée nouveau et de nous entretenir des découvertes qu'il
avait pu y faire. Des scrupules toujours renaissans, par exemple
celui d'un voyaoje à Saint-Pétersbourg qui, tout en l'effrayant, lui
semblait obligatoire pour quiconque veut entreprendre sur Rem-
brandt une étude complète, d'autres préoccupations encore, la
crainte de voir, sitôt que son travail aurait paru, surgir quelque do-
cument important relatif à son maître préféré, tout s'accordait pour
retarder une publication qu'il ne devait point faire. Jusqu'au bout
cependant il se promettait bien de réaliser son dessein, et, comme
s'il avait voulu s'y contraindre lui-mêine par des engagemens pu-
blics, il annonçait de temps à autr^î l'apparition du livre dont il
donnait le titre : Rembrandt, rhoynme et son œuvre. En attendant,
le charme agissait peu à peu sur lui, et la passion qui l'avait pris
tout entier ne lui laissait plus toujours sa clairvoyance habituelle.
Dans un commerce dont les séductions le captivaient de plus en
plus, non-seulement il s'était familiarisé avec les bizarreries du
grand artiste, mais il s'était épris de ses imperfections mêmes. Lui
qui avait si justement remis en honneur l'école hol'andaise, rectifié
sur tant de points son histoire, réhabilité avec une verve si chab^u-
reuse et des argumens si précis quelques-uns des maîtres mécon-
nus ou oubliés, il en venait parfois à proclamer l'influence de Rem-
brant sur des talens dont Toriginalité est incontestable. Dans son
fanatisme inconscient, il lui arrivait même, à lui l'homme des
dates, de reconnaître cette influence chez des peintres qui, loin de
procéder do Rembrandt, l'avaient précédé, comme si le culte qu'il
rendait à son iciolc oxl-onn qu'il lui immolât des victimes inno-
centes.
Malgré tout, cette admiration sincère et enthousiaste devait porter
SCS fruits. Burger, par sa passion ardente, avait encouragé des re-
cherches dont il devenait le confident naturel et provoqué des dé-
couvertes qu'il transmettait aussitôt au public français avec une
abnégation et une modestie qui méritent d'être signalées. On s'était
en effet mis à l'œuvre en Hollande, et, çà et là, à force de minu-
tieuses investigations, quelques rares documens, quelques dates,
quelques indications positives avaient successivement grossi la
liste des renseignemens primitifs. Il était temps que ces lumières
éparses fussent réunies en faisceau. On Hollandais seul était capable
d'un tel travail, et le livre que Burger s'était promis de faire, c'est
REMBRANDT. 581
à M. Vosmaer que nous le devons aujourd'hui. Après avoir déjà pu-
blié (1803-1868) deux volumes sur Rembrandt, M. Vosmaer nous a
donné en 1877 une édition définitive de son travail (1). En suivant
toutes les pistes, en joignant à ce qu'avaient découvert les érudits
de son pays tout ce qu'il avait pu trouver lui-même, en opposant
des témoignages, en étudiant à côté de Rembrandt ses maîtres, ses
proches, ses amis, ses contemporains et ses élèves, en apprenant
à connaître son époque et en visitant les lieux où il a habité, M. Vos-
maer est parvenu à reconstituer, autant du moins qu'elle pouvait
l'être, la vie de Rembrandt et l'histoire de ses œuvres. Ce grand
travai', il l'a mené à bien avec la sagacité d'un magistrat, avec le
sens d'un homme de goût, avec la piété d'un patriote, surtout avec
cette opiniâtre ténacité qui fait l'honneur de sa race. Ajoutons que
par une att-ntion dont nous devons lui être reconnaissans et que lui
inspirait « le désir de porter aussi loin que possible la gloire du
grand Rembrandt, » M. Vosmaer a eu la bonne pensée d'écrire en
français le livre qui lui était consacré. Nous n'avons pas la préten-
tion de résumer un tel ouvrage, encore moins celle de le com-
pléter (2). Notre but est à la fois plus modeste et plus précis. Avec
les indications que nous fournit M. Vosmaer, nous voudrions au-
jourd'hui suivre Rembrandt dans les musées trop peu connus de
Casse!, de Rrunswick et aussi dans celui de Dresde. Ses prédéces-
seurs, ses contemporains et ses élèves y sont comme lui très large-
ment représentés, mais c'est à ses propres œuvres surtout que nous
voulons nous attacher, A raison de leur nombre (3) et de leur im-
portance, elles marquent les principales étapes de sa vie et de son
talent. Elles seront pour nous l'occasion de rapprochemens instruc-
tifs et qui nous ont paru offrir parfois tout l'intérêt d'une observa-
tion morale faite directement. Quand il s'agit d'une nature aussi
sincère que celle de Rembrandt, une telle étudr a son prix,àlacon-
dition qu'elle reste discrète et mesurée. Pour délicate qu'elle soit,
elle vaut du moins qu'on s'y applique : c'est avec une liberté res-
pectueuse que nous l'avons tentée.
(1) Bembrandt, sa vie et ses œuvres; un gros volume avec catalogues et pièces à
l'appui; Paris, 1877, liljrairie Renouard.
(2) Pas plus que Burger, M. Vosmaer n'a vu les nombreuses peintures de Rembrandt
que possède le musée de l'I'^mitage. C'est pour compléter son livre à cet égard, ou
pour reciifior sur quelques points des appréciations qu'il n'avait pu donner que de se-
conde main, d'après des gnvures ou des photofiraphics, que M. Bode a récemment
publié dans VAthenœuyn trois articles sur Rembrandt.
(3j On en compte vingt-trois à Cassel, huit à Brunswick et vingt à Dresde, et dans
le nombre, des productions capitales, ou qui nous montrent Rembrandt sous des jours
nouveaux, car on ne rencontre en H-oUande ni paysage du maître, ni aucune de ses
grandes compositions empruntées aux livres sicrés.
582 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
On serait injuste envers les prédécesseurs ou les contemporains
de Rembrandt et on ne le grandirait pas en lui attribuant le rôle de
fondateur de l'école hollandaise. L'erreur serait égale d'ailleurs de
supposer qu'autour de lui tous les peintres de cette école ont subi
son influence et perdu à l'imiter quelque chose de leur originalité.
S'il reste le plus grand des maîtres de la Hollande, si son action sur
quelques-uns des artistes de son pays a été bien réelle, d'autres,
avant comme après lui, sont demeurés eux-mêmes et ont conservé
leur physionomie. Sa gloire est assez haute pour qu'on n'essaie pas
d'y ajouter aux dépens d' autrui.
Sur l'époque qui a immédiatement précédé Rembrandt et sur les
enseignemens mêmes qu'il a reçus, le musée de Rrunsvvick fournit
d'utiles informations. Mais des deux courans qui entraînèrent à son
origine l'art de la Hollande, celui qui le portait vers l'Italie est sur-
tout représenté dans cette collection. Pour cette autre source plus
modeste, n ais sirgulièren ent plus profondeet plus} ure, qui devait
s'épandre sur le sol même d'oît elle avait jailli, c'est au musée de
Harlem, si intéressant pour l'étude des origines de l'ait national,
qu'il conviendrait d'en chercher la trace. Là, chez Martin Van Heems-
keike nous sommes surtout frappé par le talent du portraitiste, et
les ligures des donateurs peintes sur les volets du Jl'i^iis ou pré-
toire (1559) nous semblent bien supérieures au tableau lui-même.
Là encore, dès la date de 1583, Comelis de Harlem nous montre
avec un Uejms d'urcheni la première représentation de ces sujets
civiques qui allaient fournir à l'école hollandaise un de ses thèmes
les plus familiers et mettre si heureusement en vue les fortes qua-
lités qui la Olstinguent. A Bruuswick, où nous retrouvons les deux
peintres, c'est l'influence itahenne qui, sans partage, se manifeste
dans leurs tableaux. Le Baptême du Christ du premier nous fait
voir, il est vrai, l'étude du nu abordée avec une franchise assez
raie chez un artiste du nord, franchise qui n'est pas ici dépourvue
d'une certaine élégance, tandis que cette même étude n'a produit
dans l' Age d'or et VMiis et l'Amour du second que des œuvres
molles et médiocres. Ni la fadeur doucereuse qui, malgré le mé-
rite de l'exécution, se remarque dans la Flore et Pomonc de César
Everdingen (1), ni la platitude banale d'une Vémis et Adonis de
J. Racker (?.), ne sont faites pour nous réconcilier avec cette
persistance des préoccupations italiennes que nous constatons
(1) MuBéo de Dresde, u" 1397 a.
(2) Mubée de Cassel, a.° 383.
REMBRANDT. 583
chez leurs successeurs. Une grande composition d'un élève de
Poelembourg, le Triomphe de Bacchm par Moyse Van Uyten-
broeck (l), est assurément plus ridicule encore. On imaginerait
difficilement la triviale gaîté de cette scène, les types vulgaires des
comparses et l'étrange cortège que font à Bacchus ces courtauds
grotesques et ces nymphes lourdement délurées. Et ce dieu lui-
même, le dieu brillant de la passion et de la vie, comment le re-
connaître sous les traits disgracieux de ce buveur abruti par l'épaisse
ivresse de la bière? Pourquoi nous étonner d'ailleurs? Que pou-
vaient inspirer à des peintres hollandais ces fictions ailées, nées au
pays du soleil? Par quel effort de pensée et de talent les auraient-
ils transportées sous leur climat changeant, sur ce sol mi-^érable où
la nudité humaine paraît déplacée, presque indécente , oii le corps
ne se montre guère que déformé par les travaux ou les vêtemens
auxquels il est astreint? Au lieu de s'épuiser dans une vaine re-
cherche du style, l'art hollandais allait trouver sa voie en emprun-
tant ses données à la vie nationale; miliciens en armes ou groupés
autour d'une table, syndics des corporations, magistrats municipaux
ov; professeurs au milieu de leurs élèves, tels étaient, dans leur
simplicité bourgeoise, les sujets qui s'offraient à cet art. Ceux-là
mêmes qui avaient conquis l'indépendance du pays devaient fournir
à ses peintres l'occasion de s'affranchir et montrer ce que valait,
pour eux aussi, cette fière devise : Liberté et vérité, qui répondait
aux plus chères aspirations de tout un peuple.
Le portrait était dès lors appelé à prendre une large place dans
l'école et à maintenir celle-ci dans l'étude directe de la nature. Dès
le début, les artistes hollandais y apportèrent cette conscience, cette
fine et délicate observation qui se remarquent dans les œuvrrs cor-
rectes, mais un peu froides, de l'. Moielse et dans celles de M. Mi-
revelt, son maître (2). C'est un bien autre peintre que ce Jan Van
Piavesteyn dont la vie tout entière s'écoula dans sa ville natale, à
La Haye, où sont encore ses toiles les plus importantes : des Offi-
ciers descendant du Doelen, une Réception de la milice civique et
(i) Musée de Brunswicli, n" 493 Dans ce tableau, la campagne au milieu de la-
quelle débouche le cortège est traitée non comme un fond, mais comme un paysage
pur et qui nous semble de la main de P. Brill. C'est bien la touche de ce dernier, sa
façon de rompre par quelques arbres grêles les masses puissantes de la végétation et
d'opposer, à la manière des Carrache dont il s'est inspiré, des colorations brunes on
rousses au ton verdàtre qui domine. Plus d'une fois d'ailleurs, et ce fait confirme notre
appréciation, Uytenbroeck a eu recours à la collaboration d'un paysagiste, et Elsheimer
a peint pour lui lo find d'une autre de ses compositions: Cléopâtre mordue par l'aspic.
(2, Le musée de Dresde possède un portrait de Morelse, et celui de Brunswick plu-
sieurs œuvres de Mirevelt; mais c'est à Amsterdam et à La Haye qu'il convient sur-
tout d'étudier ces deux peintres.
584 REVUE DES DEUX MONDES.
un Conseil dfs magistrats de la cité. Le musée de Brunswick pos-
sède cependant de lui deux œuvres de premier ordre. L'une, datée de
l(i22, époque de sa pleine maturité, représente un légiste, Antoine
Faher, avec sa belle tête, son large front, son air énergique, plein
de sens et de droiture. La peinture est saine, puissante dans ses
intonations ; et le modelé, très simple, très franc, dénote une irré-
prochable sûreté. L'autre tableau, probablement de la même époque,
est un chef-d'œuvre. Il nous montre une famille hollandaise : dix
personnages de grandeur naturelle et vus jusqu'aux genoux. A.
gauche, trois grands fils sont placés par rang d'âge, debout, au-
dessus de leur père. Celui-ci, — la figure jeune et robuste encore,
la barbe et les cheveux bruns, — est assis en face de sa femme,
jeune aussi, de physionomie distinguée et sympathique, portant
comme son mari un costume noir et une collerette blanche. Au-
tour de la mère se groupent ses cinq fille'^, vêtues, ainsi que leurs
frères, de costum* s sombres, largement coupés et sans ornemens.
Seule, la pins petite des filles, une bambine de huit à dix ans, mise
un peu moins sévèrement, porte une robe jaune brun à raies de
broderies plus claires. C'est la dernière de la famille; on lui passe
quelque coquetterie dans son ajustement : un bonnet brodé d'or,
un collier et des bracelets de corail. Elle tient à la main une branche
de groseilles rouges et s'appuie sur les genoux de sa mère. L'aînée
proniène ses doigts effilés sur les touches d'un petit piano à deux
claviers superposés. Les dix visages en pleine lumière, étages sans
grand souci de composition, se détachent avec éclat sur les vigueurs
intenses du ïowà et des vêtemens. Ces honnêtes figures qui se mon-
trent à vous sans fierté comme sans embarras, ont un charme sin-
gulier. On reconnaît bien là les membres d'une même famille, mais
les nuances des âges et des lempéramens sont marquées avec un
art délicat sur leurs physionomies. Le milieu aussi est nettement
accusé. On se sent en présence d'une race énergique, un peu aus-
tère, pratiquant le devoir plus que le plaisir et qui ne sacrifie
rien au paraître. Aucun laisser-aller dans cet intérieur : des atti-
tudes graves, plus de dignité que d'expansion, et cependant nulle
froideur. Notez que ces indications et bien d'autres encore que nous
pourrions relever sont écrites en termes précis, dans une langue
simple, loyale, contenue, mais substantielle, et dans sa sobriété
même pleine de force et de grandeur. Cette science consommée
et qui s'efface si complètimieut est en harmonie parfaite avec le
sujet et donne à l'œuvre toute sa signification.
Qu'on rapproche celte peinture serrée, suivie à fond, sérieuse et
dépouillée de tout artifice, de la manière vive, alerte, spirituelle et
incisive d'un liais, si vrai aussi à sa façon, et, malgré sa désinyol-
REMBRANDT. 585
ture, si fidèle interprète de la réalité, et l'on comprendra la richesse
de cet art qui, avec un égal souci de la vérité et une technique
presque semblable, admet cependant des dillerences aussi pro-
fondes. Bien qu'ils aient devancé Rembrandt, de tels hommes con-
servent, même en face de lui, leur originalité et leur prix.
Ils n'étaiewt pas seuls d'ailleurs, et déjà le paysage hollandais
comptait aussi ses maîtres. Sur ce sol défendu avec une si indomp-
table persévérance contre tous ses ennemis, il avait à son tour
conquis son indépendance. Dès les premières années du xvii'^ siècle,
l'émancipation était complète. Nous avons plus d'une fois déjà ren-
contré ceux qui l'avaient assurée: le vieux J.-G. Guyp, qui était en
mèine temps un portraitiste éminent; J. Wynants, Van Goyen et
Salomon Raysdael. A ces noms, il convient d'ajouter celui d'un
artiste peu connu, R. Roghman, qui fut non-seulement le contem-
porain, mais l'ami de Rembrandt. Il avait voyagé, parcouru le Tyrol,
peignant moins qu'il ne dessinait, car ses tableaux sont rares. On
peut le regretter en face des grands paysages du musée de Gassel,
deux pendans, signés des initiales du peintre, et de dimensions
peu usitées dans l'école hollandaise. L'un d'eux est un souvenir de
ses voyages emprunté peut-être à l'Italitîdunord, dans le voisinage
des Alpes; mais au milieu de ces montagnes et de ces accidens
multipliés, parmi ces eaux qui jaillissent de tous côtés, lartiste se
sent comme dépaysé. On le retrouve chez lui, reproduisant avec une
impression plus saisissante, parce qu'elle est plus immédiate, un
des aspects familiers de la Hollande : une campagne plate, des
masses d'arbres épaisses, des terrains crayeux au travers desquels
serpente un cours d'eau qui vient s'élargir au premier plan, La
peinture est simple et grave, transparente malgré l'intensité de ses
tonalités roussâtres et d'une ampleur d'effet et de facture qui ex-
plique l'ancienne attribution qu'on en faisait à Rembrandt. Sans
qu'il soit possible d'assigner une date précise à ces œuvres remar-
quables, leur exécution facile et sûre atteste la maturité d'un talent
très personnel et qui méritait d'être signalé.
L'école hollandaise, on le voit, était pleinement constituée et les
maîtres ne lui manquaient pas quand, le 15 juillet 1607, celui qui al-
lait les surpasser tous naquit à Leyde, au bord du Rhin, dont il devait
prendre le nom (Van Ryn). Rembrandt était le sixième enfant d'une
famille aisée appartenant à la bonne bourgeoisie. Le jeune garçon
montrant peu de goût pour l'étude des lettres et ayant manifesté
de bonne heure sa vocation, ses parens le retirèrent de l'école la-
tine où ils l'avaient mis pour le confier vers l'âge de treize ans à
un pei.itre peu connu. Van Swanenburch, dont les œuvres assez
médiocres n'ont guère été épargnées par le temps. Quoique moins
586 REVUE DES DEUX MONDES.
bien partagée que d'antres villes, telles que Delft, Dordrecht, Har-
lem ou Amsterdam, Leyde n'était pas cependant déshéritée et
comptait à cette époque plus d'un artiste supérieur à Van Swanen-
burch et plus en vue que lui : Ésaïas van Velde, Van Goyen et Joris
Schooten, par exemple. Sans doute d'anciennes relations de famille,
peut-être même des liens de parenté, avaient décidé du choix de ce
maître, chez lequel Rembrandt demeura trois ans. En 1623, nous
retrouvons le jeune homme à Amsterdam fréquentant l'atelier de
P. Lastman, peu de temps, il est vrai, mais à cet âge où l'influence
d'une direction se fait sentir et laisse ses traces. Lastman jouissait
alors d'une réputation as; ez étendue. Il avait voyagé en Italie et
vécu à Roîoe au milieu d'un cercle d'artistes dont Elsheimer était
le centre. C'était un chercheur, travaillé sans cesse par des désirs
d'innovation, et ses manières très diverses déroutent un peu, car
il ne s'est tenu à aucune. Au musée de Brunswick, où trois tableaux
lui sont attribués, nous trouvons d'abord un Ulysse et Nausicaa, signé
de son monogramme et daté de I60t), sujet qu'il devait repiendre
dix ans plus tard avec des modifications notables (1). Ulysse, échappé
au naufrage, nu, humblement agenouillé, s'efforce par son attitude
suppliante de rassurer les compagnes de Nausicaa qui, alful)lées
de turbans et de costumes bizarres, s'enfuient à son approche, et
abandonnent précipitamment un festin préparé sur le rivage. Seule,
la fille d'Alcinoûs s'avance vers le héros et lui témoigne sa compas-
sion par une pantomime un peu trop expressive. La couleur est
dure, criarde, l'aspect vulgaire, les carnations rouge brique tran-
chent brutalement sur un ciel plat et immobile. Le David chantant
dam le temple^ signé Pietro Lastman, 1613, nous montre les mêmes
duretés et un manque d'harmonie aussi complet. Malgré la dési-
nence de ce prénom de Pietro, l'œuvre est peut-être moins italienne
que flamande, et les enfans qui chantent au premier plan rappellent
vaguement les types et les costumes de Rubens. Quant au Massacre
des Innorens, nous ne le croyons pas de Lastman. Placée entre les
deux tableaux que nous venons de ciier, pouvant par conséquc^nt
se prêt( r à une comparaison directe, cette peinture n'oiïre avec
eux aucune analogie ni de facture ni de couleur et n'est évidem-
ment pas de la môme main; ou bien les transformations de l'ar-
tiste, déjà assez surprenantes, seraient faites pour confondre Tima-
gination. Le Baptême de l'Eunuque que nous trouvons à Manheim
(1 Voir dans la Gazette des Beaux-Arts du l'-'' février 1878 Particle de M. P. Mautz
sur \k rniiRÔc 'l'Auf^sbourg et la gravure d'après cet autre tableau d'Ulysse et Nausicaa.
La figure d' Ulysse est à peu près semblable, mais la scène, tout autrement disposée
que dans la composition de Brunswick, contient plusieurs élémcns nouveaux, comme
le char attelé d'un cheval blanc, placé au premier plan.
REMBRANDT. 587
est une répétition également modifiée d'un sujet déjà traité par le
peintre en 1608 (1). Mais cette fois les influences flamandes ou
italiennes sont moins sensibles; nous sommes en présence d'un
tableau bien hollandais, et l'entente de l'effet, l'empâtement des
terrains frappés par le soleil, le relief donné aux ornemens, la
manière assez étrange de comprendre l'Oiient et la Bible, une cer-
taine naïveté des expressions aussi bien que l'introduction de
détails très familiers mêlés à la composition, nous permettent de
reconnaître bien des points communs avec Rembrandt. Enfin, dans
un petit tableau daté 16*29, la Nuit de Noël du musée de Harlem,
la disposition même de la scène, l'attitude et le geste de saint
Joseph, et surtout le rôle attribué à la lumière montrent ces ana-
logies d'une manière bien plus frappante encore; Lastman ici
apparaît vraiment comme un précurseur. Cette façon nouvelle de
comprendre l'effet devait-elle rester chez lui à l'état de tentative
isolée, ou plutôt n'était-ce pas le résultat d'une expérience acquise
et dont on retrouve de plus en plus la trace dans ses dernières pro-
ductions ? C'est à cette seconde hypothèse que nous nous arrê-
terions volontiers en la voyant confirmée par un autre tableau
qui passe pour être de cette même époque, le Manné du musée
de liotterdam. Toute réelle qu'elle puisse être, il ne faudrait pas
encore trop faire honneur à Lastman de cette intervention du
clair-obscur, qui, chez lui, ne se présente guère qu'avec des oppo-
sitions rudes et tranchées, sans la finesse des dégradations et des
transparences qui lui donneraient son prix. Les œuvres de Last-
man restent donc malgré tout assez insignifiantes ; elles n'attire-
raient pas l'attention s'il n'avait bénéficié de la gloire de son illustre
élève. Est-ce seulement dans les six mois de leçons qu'il lui au-
rait données que l'influence de Lastman se serait exercée sur lui ?
JNûus sommes porté à croire que, si Rembraudt n'a pas plus long-
temps fréquenté son atelier, il a du moins continué d'entretenir
avec lui des relations. A défaut d'autre mérite, la fécondité de Last-
man devait l'attirer; comaie preuve de l'estime où il le tenait,
nous voyons figurer dans son inventaire deux livres remplis de
dessins de son maître, et il ne serait pas difficile de relever dans
ses œuvres les emprunts que plus d'une fois il lui a faits.
II.
En nous occupant de Lastman et en essayant de d '-mêler, dans
le demi-jour où ils étaient noyés, les traits de cette figure un peu
(1) Musée de Berlin, n" 677. Le tableau de Manheim n'est pas daté, mais nous le
croyons postérieur à celui de Berlin.
588 REVUE DES DEUX MONDES.
confuse, nous cédions à cet intérêt naturel qui s'attache aux ori-
gines d'un grand maître, à l'éducation et aux influences qu'il a pu
recevoir. Aussi bien , sur les conimencemens de Rembrandt lui-
même, les informations nous font défaut. Depuis le moment où il
quitte l'atelier de Lastman, en 1623, jusqu'à l'apparition de sa
première œuvre connue, en 1627, nous perdons complètement sa
trace. Ce furent là sans doute pour lui des années fécondes de re-
cueillement et de travail. A Leyde, où il vivait au nùlieu des siens,
il pouvait, sans se presser de produire, se fortilier dans son art par
ces études désintéressées, qui sont à la fois l'épreuve et la promesse
des hautes vocations. Son premier tableau, le Saint Paul dans sa
prison, du musée de Stuttgart, ne fait cependant présager ni les
destinées qui l'attendent, ni surtout la nature de son talent. La fac-
ture est sèche et dure , les détails sont accusés pesamment et la
peinture n'a pas grand charme. Et cependant, à y regarder de plus
près, l'air réfléchi de ce captif, l'accord de l'attitude avec l'expres-
sion du personnage, le geste de cette main qui va écrire sous l'im-
pulsion de la pensée, tout cela n'est pas d'un débutant vulgaire. La
précision même de la forme témoigne en faveur de la conscience
du jeune artiste. Ni les vagues indications, ni les tém rites hasar-
deuses où tant d'autres s'abandonnent ne le contentent. Il sent qu'il
faut mettre à l'entrée de sa carrière ces notions exactes qu'on n'ac-
quiert que par une sincérité et un labeur opiniâtres, et il s'impose
un programme sévère dont il ne s'écarlera pas de longtemps. Sa
conscience est donc extrême, et, si on ne la connaissait pas, le nom
de son premier disciple serait fait pour étonner. Dès 1628 en effet,
nous voyons que Gérard Dow, à peine moins âgé que lui, fré-
quente son atelier. A cette date cependant le rapprochement s'ex-
plique, et les œuvres des deux peintres offrent, quant à l'aspect du
moins, des ressemblances frappantes. Mais ce qui pour Gérard Dow
semble le but principal n'est cht;z Rembrandt que la marque d'une
observation plus intime de la nature, d'une attention toujours vigi-
lante à suivre les fluctuations les plus délicates de la lumière aussi
bien que les moindres inflexions des formes; le fini est au fond et
non à la surface.
Ses habitudes de graveur lui viennent en aide sur ce point. La
pointe de l'aquafortiste ne permet pas de subterfuges; elle oblige à
la précision, elle force à résumer, à choisir dans la réalité tous les
traits significatifs. Reuibrandt a conunencé de bonne heure son ap-
prentissage d'un art qu'il renouvelleia et qui dès mainlenaiit, en le
faisant vivre avec les œuvres du passé, lui apprend à connaître les
maîtres de l'Allemagne et de l'Italie. Mais c'est surtout sur lui-môme
que, le burin ou le pinceau à la main, il poursuit des e.xpériences
REMBRANDT. 589
qu'il ne se lasse pas de varier. De prolil, de face, en buste ou en
pied, il pose dans toutes les attitudes et sous toutes les lumières.
Il ne saurait trouver modèle plus complaisant, ni qui se prête de
meilleure grâce à toutes ses tentatives, et alors, en face de son mi-
roir, il se campe le poing sur la hanche, il se drape, il ébouriffe
sa cheveluie rebelle, il se coilfe d'un turban ou revêt l'armure d'un
homme de guerre. Quelquefois aussi, plus rarement, il nous montre
ses proches, sa mère surtout, une ligure vénérable dont il exprnne,
avec un respect tout hlial, la hue et bienvedlante physionomie. Puis
vers cette première époque apparaissent déjà quelques essais de
clair-obscur, des tètes envahies par de larges parties d'une ombre
un peu verdâtre (1), éclairées par quelques accrocs de lumière;
essais d'abord timides, indécis, et dans lesquels l'artiste ne persé-
vère pas. il comprend qu'il n'est pas encore miir pour ces libres
inieipn^tations de la nature et il se hâte de revenir à des études
plus formelles.
En 1630, nous le voyons fixé à Amsterdam, dans ce milieu si
vivant, si peuplé de peintres, dé|à considéré lui-même comme l'un
des premiers et entouré d'élèves. En attendant qu'il aille plus tard
habiter en plein quartier des Juifs, il est souvent attiré de leur coté.
11 a bien des raisons de frayer avec eux. Dans la société des rabbins,
il aime à se renseigner sur la Bible, à en pénétrer le sens, à en
découvrir les beautés. Il va fureter chez les brocanteurs pour y
chercher ces étolfes, ces ciu'iosités de toute sorte qu'il con)mence à
collectionner et qu'il appelle a ses antiques. » C'est là aussi qu'il
trouve des modèles à son goût, ces vieillards au nez busqué, aux
paupières épaisses, dont si fcouvent il a reproduit le type fran-
chement hébraïque. Dans une de ces études (musée de Gassel,
n° 348), les moindres détails, les rides et les plis de la peau,
les poils de la barbe, sont minutieusement indiqués, mais déjà d'un
pinceau plus souple et avec un sentiment plus large de l'ensemble.
Le portrait du musée de Brunswick (n° 131), daté de. 1631, qui
passe à tort pour celui de Hugo Grotius, correct, presque froid à
force de conscience, et le portrait de femme qui lui sert de pendant,
plus timide encore, quoique de deux ans postérieur, nous montrent
cette persistance des mêmes scrupules en face de la nature. Les
visages en pleine lumière et les vêteniens noirs s'enlèvent nettement
sur un fond gris; les collerettes blanches sont étudiées pli à pli; la
peinture est sage, réglée, posément exacte. Mais pour un peintre
de vingt-trois ans quel talent déjà! quelle force dans le regaid de
l'homme, quel sentiment vrai de la vie se montre sur ce visage fin,
(1) Musée de Cassel, n° 361 et musée de Gotha, n° 45.
590 REVUE DES DEUX MONDES.
élégant, tout plein d'énergie ! Avec quel charme de naïveté certaines
particularités physionomiques sont indiquées chez la femme, une
imperceptible moue de la bouche, la courbure délicate du nez, le
soigneux arrangement des cheveux, modestement tirés sous la codïé !
Dans la Margaretha van liHdcrdiik d\i nmsée de Francfort [\\° i45),
une Hollandaise rose et replète, mêmes qualités encore et même
conscience, mais avec une facture plus généreuse, une pâte plus
abondante et une couleur plus gaie, plus épanouie.
Autant qu'on en peutjuger d'après le monogramme qu'il employait
alors et surtout d'après la facture, c'est vers la même date (163*2)
qu'il faut reporter le portrait de Coppowl (musée deCassel, n" 358),
le calligraphe dont Rembiandt nous montre l'étrange visage : une
tète falote, d'un ovale irréprochable, de petits yeux ronds, une
bouche minuscule. Le front plissé, l'air sérieux, tout attentif à la
grave opération à laquelle il se livre, Goppenol est en train de tailler
sa plume qu'il tient délicatement dans sa main petite, ramassée et
adroite. Ce n'est pas une mince ailaire, car, en Hollande et dans ce
tcinps, les calligraphes étaient renommés à l'égal des écrivains et
célébrés par les poètes. Celui-ci d'ailleurs resta jusqu'au bout l'ami
de Rembrandt, qui plus d'une fois l'a représenté. L'exécution ici est
devenue plus large et l'ombre qui enveloppe une partie du visage,
quoique vigoureuse, conserve toute sa transparence. INous sommes
au temps de la Leçon d'anatomie, œuvre inégale, peu équilibrée,
la plus importante que le peintre eût encore tentée, mais oi!i, malgré
des préoccupations évidentes de force et d'unité, il serait facile de re-
lever des timidités et des incohérences. Si quelques-unes des tètes
sont remarquables, celle du professeur Tulp, par exemple, avec
son air grave et digne, d'autres sont loin d'avoir la fermeté des
portraits individuels que peignait alors le jeune maître.
Les relations de Rembrandt, nous le voyons, se sont étendues :
il est déjà bien en vue puisciu'on le charge d'un pareil ouM-age, et
dans la compagnie des médecins, des anatomistes, il va encore
trouver plus d'un enseignement pour son art. H fréquente aussi des
poètes, et c'est également au musée de Cassel (I) que nous rencon-
trons le beau portrait de l'un d'eux, de ce Jean Rrul qui, M. \ osmaer
nous l'apprend, avait été forgeron. On ne le croirait guère, et cette
main fine et blanche, avec ses doigts grêles, ses veines bleuâtres
qui a])paraissent sous la pe;ui un peu flétrie, c'est la main d'un écri-
vain et non plus celle d'un artisan. La pose est naturelle et la sil-
(Ij M. Vosraaer donne la date do 1634 pour ce portrait (musée do Cassel, n" 351); nous
croyons, avec le catalogue, qu'il convient de lire lti33. Les premières lettres de la si-
gnature et les premiers chiffres de la date sont cachés par la bordure du cadre, mais
on voit assez ncitemeut les deux terminaisons : . . , . Lraudt, et au-dessous, . . .33.
REMBRANDT. 591
houette très étudiée. Grâce au ton neutre du fond et à la simplicité
du costume noir, le regard va droit au visage, à cette figure large,
intelligente et ouverte. Avec un style plus ample, le peintre a con-
servé ses rares qualités de conscience et de scrupuleuse honnêteté,
et c'est par cette lente et légitime progression de talent que se pré-
pare l'éclosion prochaine de son génie.
Mais voici de nouveau Rembrandt lui-même (musée de Dresde,
n" 1215); une peinture sage encore, mais plus animée, plus libre,
avec un coloris plus riche et des transparences plus chaudes. Le
jeune homme est en belle humeur et vêtu coumie un brillant cava-
lier. Son large col orné de guipures est rabattu sur un riche pour-
point d'une étoffe gris-neutre rayée d'or. (Ju'a-t-il donc à se parer
ainsi? Non loin de là, avec la uiême date 1633, dans un rayon de
soleil, appaïaît une gracieuse figure de jeune fille rose, aimable,
potelée, aux petits yeux vifs et pleins de malice. Ses lèvrts ver-
meilles, entr'ouvertes par un sourire, laissent voir des dents plus
mignonnes que les perles qui s'étalent sur sa chemisette. Un béret
d'un rouge grenat surmonté d'une plume grise projette une ombre
colorée sur .son front. La robe, iileue à dessins blancs, est ornée de
nœuds et d'aiguillettes d'or ; les mains sont enfermées dans des gants
gi'is. Sous ce gai soleil, ce visage radieux que nous voyons pour la
première fois, c'est celui de Saskia van Lilenburgh, qui allait de-
venir la femme de Rembrandt. Où s'éiaient-ils connus? par quel
hasard cette fille noble et riche avait-elle rencontré sur son chemin
ce plébéien? On est réduit aux conjectures. Resiée orpheline dès
l'âge de douze ans, Saskia avait été recueillie par une de ses sœurs
mariées. Elle comptait parmi ses alliés des magistrats, des littéra-
teurs, un peintre même,Wybrand de Geest, dontlemusée de Stuttgart
possède un remarquable tableau de famille. A cette date, Rem-
brandt était déjà célèbre, il avait de nombreux élèves, et les com-
mandes abondaient chez lui. il pouvait bien, sans présomption,
aspirer à une telle union. Sans doute un penchant mutuel avait dé-
cidé les deux jeunes gens, et il semble que les portraits de Dresde
nous les montrent souriant à leur auiour, probablemenl fiancés déjà,
puisque l'année suivante le peintre ramenait de la Frise, dans sa
maison de la Breestraat, à Amsterdam, celle qui depuis le mois de
juin 1634 était sa compagne.
Entré dans cette âme passionnée, l'amour l'avait envahie tout
entière : les deux époux étaient tout l'un pour l'autre. Mais dans ce
court intervalle dy bonheur qui leur était accordé, il y avait encore
place pour le travail. Rembrandt trouvait un modèle dans cette
femme aiu.ée qui se prêtait à tous ses caprices et se laissait orner
à son gré. Aussi les images de Saskia abondent, et elle revit pour
592 REVUE DES DEUX MONDES.
nous dans les nombreux dessins, dans les gravures et les tableaux
que Rembrandt a faits d'après elle. Voici d'abord le grand portrait
de Gassel, peint avec un soin extrême, sans doute aux environs de
leur mariage, mais qui cependant ne porte ni dat*^, ni signature.
Apparemment, c'est à Saskia elle-même qu'il était destiné (il pro-
vient en effet de sa famille), et il n'était guère besoin d'en attester
l'authenticité; l'œuvre l'affirmait elle-même. La jeune femme est
vue de profil, coiffée d'un large chapeau de velours écarlate qu'om-
brage une plume blanche. Le nez droit, un peu gros du bout, la
bouche pincée, le menton légèrement renflé, forment un ensemble
plus piquant que régulier. Les traits n'ont pas grande beauté, mais
l'air mutin de ci s petits yeux, la fraîcheur des lèvres, l'éclat du
teint, le modelé délicat du front, leur prêtent un charme irrésis-
tible de jeunesse et de vivacité. Les cheveux frisottés, rebelles, ar-
dens comme ceux du peintre lui-même, s'échappent capricieuse-
ment de la toque. Le costume est d'une richesse extrême : une
pelisse de fourrures jetée négligemment sur un corsage de velours
rouge et rattachée par une cordelière avec de grosses agrafes en
or bruni; un collier de perles de prix qui s'étale sur une chemi-
sette couverte de broderies d'or et d'argent d'un travail très com-
pliqué; des bracelets, une chaîne d'or dans les cheveux et de grosses
perles aux oreilles; tout cela d'un goût plutôt italien que hollan-
dais. Dans cet accoutrement pittoresque, mais un peu surchargé, on
sent l'époux é{)ris qui n'épargne rien pour parer celle qu'il aime.
La peinture est étudiée minutieusement et toute cette joaillerie dé-
taillée pièce à pièce. Pour être moins clairvoyant que d'habitude,
l'œil du peintre se résigne cependant aux sacrifices nécessaires et,
afin de reporter toute l'attention sur le frais visage, le bas de la
toile a été noyé dans une ombre transparente. Ilélas! qu'elle est
mignonne cette frêle créature! Si mignonne qu'avec ses vingt-deux
ans elle paraît une enfant. Quel contraste avec Rembrandt tel qu'il
se montre dans les nombreux portraits que nous avons de lui à cette
époque, au Louvre, à Berlin, à Florence, à Gassel même où nous le
voyons presque de face, le visage éclairé et ombré fortement, avec
sa solide charpente, son gros nez épaté, ses lèvres épaisses, ses
cheveux crépus, sa moustache en broussailles, avec le regard inter-
rogateur et pénétrant de ces yeux au-dessus desquels la concentra-
tion de la volonté a creusé des plis et qui, suivant l'expression de
M. Vosmaer « couvent la lumière et se rétrécissent comme des
griffes pour saisir les formes et les effets! » Le travestissement guer-
rier, — casque à plumes, hausse-col et manteau rougeâtre, — est
en parfait accord avec l'aspect de ce visage énergique. Fidèle à ses
hcibitudes laborieuses, le maître poursuit ainsi obstinément son
REMBRANDT. 593
éducation de peintre, et dans cette pâte plus substantielle qu'il ma-
nie avec une si étonnante dextérité, il sait désormais fixer et enfer-
mer la lumière.
Une œuvre célèbre réunit à la fois cette première facture scru-
puleuse, finie, et cette facture plus large, plus résumée vers laquelle
Rembrandt inclinera progressivement. Elle marque une période de
transition pour son talent, et en mettant sous nos yeux les deux
époux, elle rend plus apparent encore le contraste de leurs deux
natures. La scène est connue. Assis sur une chaise, encore en tenue
de soudard, — large béret à plumes blanches, pourpoint rouge
brique à bandes brodées d'or, baudrier d'or avec une longue rapière
au côté, chemisette fine et manchettes, — Rembrandt élève en l'air
un verre de forme allongée rempli d'un vin écumant. Son autre
main serre la taille de Saskia, qu'il tient sur ses genoux. Celle-ci, pa-
rée de ses plus b aux atours, — corsage à crevés et à taille courte,
jupe verte, coiffe brodée d'or, collier et grande chaîne d'or à mé-
daillons, perles aux oreilles, — retourne à demi vers le spectateur
son gracieux visage. Auprès d'eux est une table couverte d'un riche
tapis sur laquelle reposent un autre verre, une assiette et une pièce
de pâtisserie dressée avec un paon dont on voit la tête et la queue
étalée. Rapprochée de la grosse tête de Rembrandt, la tête de Sas-
kia paraît plus petite encore. Le maître rit aux éclats en montrant
ses deux rangées de dents et secouant sa chevelure opulente dont
les longues boucles retombent sur les épaules; on dirait un géant et
une petite fée qui, sûre de son pouvoir, heureuse de l'amour qu'elle
inspire, s'épanouit confiante et joyeuse. Malgré tout, cette grosse
gaîté du maître est un peu factice. Il se force, il n'a jamais su rire, et
dans cette bombance à huis clos, il n'a ni la belle humeur, ni l'aban-
don qu'un Hais y aurait mis. Ces goguettes de corps de garde ne sont
point son fait, et on ne l'y reprendra plus. Aussi à cette sensuaUté
qui s'étale, il mêle, comme par une protestation du peintre, des re-
cherches exquises d'harmonies déhcates, de tons indéfinissables,
des reflets d'opale auxquels les rouges du pourpoint donnent tout
leur prix. La facture cependant n'est point égale, et il semble que
sur les finesses un peu timides d'un premier travail, qui subsiste
encor- par places, — à la poignée de l'épée et dans d'autres détails
encore, — le pinceau soit revenu pour donner quelques accens plus
libre , mais d'utie crânerie qui reste néanmoins apprêtée et un peu
gauche.
Ce n'est pas, au surplus, par le goût que brille le maître à ce mo-
ment, et parmi les étrangetés auxquelles il se livre, ses incursions
sur le terrain mythologique peuvent sans scrupule être qualifiées
d'égaremens. Dans ce genre, il y a au musée de Dresde un ^certain
TOME XXXV — 1879, 38
594 REVUE DES DEDX MONDES.
Rapt de Ganymède, dont la trivialité semble une gageure, et qui,
signé d'un nom moins illustre, ne mériterait pas notre attention,
La singulière altitude de ce gamin surpris en pleine maraude par le
maître des dieux, et qui, enlevé dans les airs, tient encore à la
main les cerises qu'il dérobait aux arbres voisins, la vulgarité de
son visage, les formes charnues que découvre sa chemise retroussée,
la façon impossible à dire dont se traduit son ellarenient, tout ici
semblerait la plaisanterie un peu grasse de quelque Lucien du nord
qui s'égaierait sur l'Olympe, et con.nie une anticipation aventurée
des charges de l'opéiette moderne. Mais Rembrandt, paraît-il, ne
plaisante pas; M. Vosmaer nous l'affirme, et Rembrandt lui-même
a pris soin de nous en avertir dans les deux dessins que nous
trouvons à Dresde même, au riche cabinet des estampes, et dans
lesquels il a par deux fois, avec peu de variantes et sans grand
profit, cherché sa composition. L'inaptitude à traiter de ttls sujels
n'est point, nous l'avons vu, particuhère au grand maître. Dans
l'école hollandaise, pas un, que nous sachions, n'y a réussi. En
Flandre, Rubens lui-même, avec toute la soupless-e de son génie,
lui qui connaissait l'ilalie et qui avait vécu dans un commerce
étroit avec les peintres de l'éUgance it de la beauté, Rubens ne
s'est pas toujours tiré à son houneur de ses emprunts à la fable
antique. Rembrandt du moins n'est pas revenu souvent à ces don-
nées. Elles ne tiennent qu'une place minime dans son œuvre, et
sa Danaé, datée de 1636, qui est à l'Ermitage (1), n'est pas de
nature, dit-on, à augmenter nos regrets.
Si la mythologie n'a pas réussi à Rembrandt, la Bible, au con-
traire, a été la source de ses constantes et, à Ja fin, de ses plus
hautes inspirations. De bonne heure elle l'avait attiré; il en f.asait
sa lecture favorite et il y revenait souvent ens'arrêtant aux éi)isodes
qui convenaient le mieux à la nature de son talent et aux disposi-
tions de son esprit. Ces sujets sacrés ne lui avaient d'abord fourni
que des thèmes compliques dans lesquels l'agencement des lignes
et l'elïet semblaient surtout le préoccuper. La dimension restreinte
de ces premières compositions, où il introduisait de nombreux per-
sonnages, ne lui permettait guère d'aboider l'expression individuelle
des sentimens humains. Déjà sans doute, dans les diverses scènes
de la vie du Christ que, de 1633 à 1639, il exécute pour le prince
Frédéric- Henri (2), apparaissent quelques figures touchantes où
se lisent la compassion, l'amour, les douleurs de l'abandon et les
brisemeiis de l'agonie. Mais le plus souvent, c'est par l'arrangement
(1) Si tant est que ce soit une Dauaé : M. Bode en effet croit que Keuibrandt a voulu
représi nier la fiancée de Tobic.
(2) Cea tableaux sout luuinienant à Muuich (Voyez la lievue du 15 décembre 1877).
RLÛIBRAJNDÏ. 595
des groupes, par leur silhouette, par la vivacité du geste ou les
contrastes violens de la lumière que le peintre cherche à expliquer
sa pensée.
Au moment où nous sommes, vers 1638, il commence à augmen-
ter la dimension de ses persoimages, mais il apporte parfois dans
ses interprétations du texte sacré les défiuts de goût et les bizar-
reries que nous avons signalées à pnipos du Ganymhle. L'histoire
de Samson, qui l'a souvent inspiré, nous en fournit un double
exemple; mais nous ne nous arrêterons pas à cette composition du
Samson terrassé par les Philistins, dont le musée de Gassel ne pos-
sède, au reste, qu'une copie asse^z médiocre (1). La scène, tout à
la fois horrible et ridicule, nous montre le héros qui se débat san-
glant, défiguré par une plaie béante, impuissant contre les ennemis
difformes qui le garrottent et qui s'acharnent après lui pendant que
Dalila, une poignée de cheveux à la main, s'échappe de cette ba-
garre. La jovialité de l'autre épisode, le Festin de Samson, n'est
pas d'un goût moins équivoque. Le repas est servi dans une salle
aux magnifiques tentures ; une aiguière et un grand bassin à rafraî-
chir se voient dans un coin, et sur la table est posé un surtout
d'or, suimonté d'un large plateau où baignent quelques Atours. On
touche sans cloute à la fin de ce singulier gala qui, suivant la Bible,
s'était ptoloîigé pendant sept jours; à en juger par l'attitude des
convives et le débraillé de leur tenue, ils se sont un peu trop
écartés de la sobriété pioverbiale de l'Orient. Rangés autour de la
table, sur des chaises ou des bancs couverts de riches tapis, ils se
livrent sans vergogne à leurs ébats. Au premier plan, un gaillard
plus entreprenant se permet avec sa voisine des privautés un peu
risquées; une autre de ces dames, que son galant presse instam-
ment de boire, témoigne qu'elle ne saurait, sans danger, poursuivre
ses libations. Presque au centre, la fille des Pnilisiins, le diadème
au front, chargée de colliers et de bijoux, parée comme une châsse
et les mains croisées béatement sur son ventre, assiste impassible
à la fête. A côté, mais lui montrant presque le dos, Samson paraît
fort peu se soucier d'elle. Une couronne de feuillage est posée sur
ses longs cheveux tombans, et son vêtement, fait d'une étoffe verte
brodée d'or et de pierreries, découvre sa large poitrine. Il se re-
tourne vers des gens placés derrière lai, des musiciens travestis
en Turcs de carnaval, auxquels avec un geste vulgaire il propose
ses énigmes. Vous diriez un hercule forain s' entretenant familiè-
rement avec son orchestre. On se demande ce qui a pu tenter le
(1) L'original fait partie de la collection des comtes de Schœnbronn. Au musée de
Brunswick se trouve une reproduction presque identique de ce tableau, peinte par
Victors, un élève de Rembrandt.
596 REVUE DES DEUX MONDES.
maître dans cet épisode assez peu intéressant en lui-même et dont
l'obscurité est telle que plusieurs fois déjà, avant de recevoir le
litre qu'il porte aujourd'hui, le tableau avait été débaptisé. Quant à
ce qu'on appelle le style, nous voulons dire l'accord d'un tel sujet
avec ses moyens d'expression, il ne saurait en être ici question.
Mais si, négligeant les singularités de la composition, nous nous
attachons à l'exécution elle-même, il faut bien reconnaître qu'elle
est pleine de liberté et de largeur. Le rôle de la lumière est aussi
plus marqué; elle reste concentrée sur Sam^on et sa fiancée, et
dans les ombres moins épaisses les détails sont devenus plus lisi-
bles. Enfin, si les personnages man(|uent tout à fait de noblesse, il
y a du moins comme un soupçon des magnificences et des harmo-
nies de l'Orient dans l'étalage pittoresque de ces étolfes, les unes
d'un bleu pâle lamées d'argent, les autres rouges mêlées d'or et
heureusement opposées aux tons verts qui forment la base des colo-
rations du tableau.
La nouveauté et pour nous l'intérêt de l'œuvre est dans le ma-
niement de cette palette qui, tout en restant discrète, devient de
jour en jour plus riche et n'est plus bornée aux rousseurs mono-
tones et un peu trop sommaires de la première heure. Le plus sou-
vent, c'est encore un ton dominant qui sert de motif principal et
auquel toutes les nuances, toutes les dégradations viennent faire
écho avec des modulations d'une variété inexprimable. Et remar-
quez que dans la ténuité, aussi bien que oans la vigoureuse fran-
chise de ses accens, nulle part ce ton n'est dénaturé. Tout subtil,
tout ondoyant qu'il soit, et bien qu'il se prête à toutes les exigences
de l'effet et qu'il se modifie partout aux accidens de la lumière et
aux rellets des objets voisins, il reste sain dans sa tenue générale
et conserve sa substance.
Le Chasseur avec un butor du musée de Dresde nous apporte une
précieuse indication sur la façon d(mt Rembrandt interrogeait la
nature et sur les enseignemens qu'il en savait tirer. Ce n'est ()as
là, comme on pourrait s'y attendre, une de ces ébauches lestement
enlevées dans laquelle le peintre, ainsi que l'ont fait plus d'une fois
ses confrères, aurait cherché à se délasser d'œuvres plus sérieuses.
Le travail comporte au contraire une intention formelle et mar(|ue
un but précis. Le chasseur, presque entièrement dans l'ombre, s'ef-
face derrière l'oiseau qui, vivement éclairé, est peint avec un soin
et une finesse extrêmes. Gomme ces simples motifs auxf[uels l'inspi-
ration d'un grand musicien prête des développemens d'une richesse
inattendue, la couleur du plumage de ce butor va servir à Rem-
biandt de prétexte à un déploiement de ressources qu'une gamme
aussi restreinte ne semblait point promettre. Avec quelques tons
REMBRANDT. 597
très rapprochés et très simples, des gris, des jaunes pâles, des
jaun(\s plus francs, des roux zébrés ou tachetés de bruns, dont il
fera ressonir l'heureuse répartition, le peintre trouvera les éléniens
d'une harmonie originale, à la fois vil)rante et contenue. Mais, si
excellent que soit le résultat, nous croyons que Rembrandt a vu
plus loin que cette œuvre elle-même et qu'il a surtout voulu y cher-
che-r une instruction. Plus tard en elTet, prohtant de l'expérience
ainsi acquise, il se servira de cet ensemble de tons qu'il a appris à
manier, comme d'un chaud accompagnement sur lequel il déta-
chera les notes vives et hautement timbrées des carnations de ses
portraits ou de ses compositions. Quand, dans le fauve des four-
rures ou dans le velours .vombre des étoiles, il encadrera des visages
en pleine lumière qui prendront alors un si prodigieux éclat, le
peintre se souviendra de ces études dont la nature lui a fourni le
point de départ et les éléniens, mais auxquelles son génie seul
pouvait donner cette Oiiginale appropriation.
Tout évident que fût pour nous un procédé de travail dout la
vue même du tableau de Dnsde nous avait suggéré la pensée, nous
aurions hésité à présemer, comme résultant d'une intention métho-
dique cette tentative qui pouvait, après tout, n'avoir été qu'un
essai furiuit. Mais plus d'une fois, nous le savons de source cer-
taine, Rembrandt a renouvelé l'épreuve. Son inventaire, ce témoi-
gnage aussi douloureux que sûr, qui nous renseigne sur ses habi-
tudes et ses goûts, nous le montre, dans sa demeure de laRreestraat,
entouré de minéraux, de coquilles, de maibres, d'étoiles et de
curiosités de toute sorte. Ces objets si variés, qui posaient complai-
sammeut devant lui et dont il pouvait, à son gré, combiner et mo-
difier les dispositions, n'étaient pas seulement une récréadon pour
ses yeux, mais ils lui fournissaient l'occasion de travaux positifs
destinés à son instruction. Nous voyons en effet, outre une autre
étude de butor, plusieurs peintures de nature morte figurer dans
cet inventaire. Au Louvre même, cette représentation, presque
répuguante à force d'être lidèle, d'un bœuf éventré et saignant,
pendu à l'étal d'un boucher, nous prouve qu'à la date de 1655,
dans la pleine maturité de son génie, il poursuivait encore, et cette
fois dans une autre gamme, cette série de travaux qui, en déve-
loppant ses dons originels, devaient l'initier à la connaissance des
harmonies de la nature. Ainsi muni, plus tard, quelle que fût la
base des colorations auxquelles il eût dessein de s'arrêter pour une
œuvre, il en pouvait à l'avance prévoir toutes les ressources et
mettre en évidence les qualités les plus expressives.
Mais ce n'est pas seulement sur la couleur que portaient ses re-
cherches. Tous les problèmes que peut se proposer an peintre le
598 REVDE DES DEUX MOKDES.
préoccupaient tour à tour. Il voulait savoir ce qu'avaient fait ses
prédécesseurs, et sur les exemplaires de choix qu'il possédait, il con-
sultait l'œuvre gravée des plus grands artistes de toutes les écoles.
Toutefois son fier génie n'acceptait point de maître. Il répugnait
aux chemins frayés ; dùt-il errer à l'aventure et quelquefois s'éga-
rer, il aimait à marcher seul. Aussi, comme sa couleur, son dessin
est bien à lui ! En lace de la nature, qui reste sa vraie institutrice,
il s'embarrasse peu de cette pureté idéale et abstraite pour laquelle
il n'est pas fait; mais oubliant volontairement ce qu'il sait, avec la
timidité émue d'un débutant, il conserve jusqu'à la fin, pour ex-
primer les beautés qu'a pour lui la réalité, ces gaucheries déli-
cieuses et celle simplicité naïve dont les séductions sont irrésis-
tibles. C'est dans la riche collection du cabinet de Dresde qu'on
peut voir avec quelle opiniâtreté il s'attache à ses idées, comme il
y revient pour les amender et avec quel bonheur il saisit, parfois
en quelques traits, l'expression d'un visage, la vérité d'une attitude,
l'ébauche même d'un geste et l'éclair furtif d'un sentiment. Dans
ces indications sommaires qui s'adressent àlâme parce qu'eUes en
viennent, on est étonné de ce qu'il peut enfermer cl' éloquence et de
poésie.
Sa manière de composer n'est pas moins personnelle. A force de
vivre avec son sujet, il en est connue possédé ; on dijait qu'il le
voit, et la façon dont il le rend est aussi pathétique qu'inattendue.
Ses personnages sont quelpiefois vulgaires, laids, trapus; mais la
vie déborde en eux, et, acteurs ou témoins, ils semblent absorbés
par les scènes auxquelles ils sont mêles. Les foules qui s'agitent
dans ses eaux-fortes ou ses tableaux ne sont pas des troupes indif-
férentes, des comparses qui escortent les premiers sujets et dont la
mission principale serait de garnir une composition, d'en meubler
les vides. Ces loules sont vraiment peuplées d'hommes, traversées
par des sentimens complexes qu'elles manifestent énergiquement.
Sans se substituer jamais aux personnages principaux, elles leur
prêtent un utile secours, et ramènent sur eux l'attention. Quant au
sujet lui-même, le maître excelle à le mettre en évidence et les
inflexions des lignes, la disposition des groupes, l'isolement ou la
silhouette mouvementée des ligures essentielles lui sulïiraieut pour
appeler et fixer là où il le veut l'intérêt. Aussi bien et mieux que lui,
cependant, d'autres ont su se servir de ces moyens. Mais la lumière
va procurer à llembramlt un élément d'expression qui lui sera propre
et qui caractérisera son originalité. L'emploi qu'il en fait marque
dans la peinture une véritable révolution dont l'inlluence s'exercera
sur toutes les parties de son art et en renouvellera toutes les données.
Pour le dessin, c'est le clair-obscur qui lui enseignera à perdre
REMBRANDT. 599
à propos une forme pour insister sur une autre qui lui paraît plus
signilicative; à noyer des contours ou à leur donner, s'd en est be-
soin, un relief inusité. C'est encore le clair-obscur qui, en restrei-
gnant le champ des colorations vives et en les encadrant di^. tons
sourds, lui permettra de renforcer Téclat de celles-ci. Enfin cet
emploi de la lumière dont bientôt il disposera en maître lui fera
découvrir, dans le domaine de la composition surtout, des perspec-
tives jusque-là ignorées. Que de ressources dans ce merveilleux
instrument, capable à la fois de délicatesse et de force et qui pour
rendre toutes les nuances de la pensée humaine fournit des com-
binaisons inépuisables! Les formes évoquées par le maître semblent
se transformer sous nos yeux; on croit les voir émerger de l'obscu-
rité, s'épanouir, animées par lui d'une vie resplendissante et, après
avo r un instant brillé, se replonger bientôt après dans les ténèbres.
Les o! jet^ les plus insignilians, baignés dans cette atmosphère, s'im-
prègnent de poésie et de mystère. A la fois réels et transfigurés, ils
prennent le degré d'évidence ou d'elTacement qu'a voulu leur donner
lepeinire,ei, tout empruntés qu'ils sont à notre monde, ils nous par-
lent aussi de cet autre monde créé par l'imaginaiion du grand artiste
et dont il nous a apporté la révélation.
De nombreux dessins de cette époque, des lavis à l'encre de Chine
et à la sépia, <[ue nous trouvons également au cabin> t de Dresde,
nous paraissent avoir pariiculièi'ement en vue cetie étude du clair-
obscur rjui, au moment uù nous sommes, devei-ait la préoccupation
dominante de Rembrandt. La petite faii,ille réunie le soir autour du
foyer, ou bien quelqu'un de ces taudis encombrés et obscurs qui
abondent dans le quartier qu'il habitait, ou bien encore une grange,
une éiable rustique, sulfisaient à lui fournir des sujets d'observation
inépuisables. Dans ces intérieurs où règne un jour douteux, la lu-
mière, pénétrant par quelque baie étroite, vient se concentrer ou se
perdre, en posant çà et là sur son passage quelques accrocs plus
vifs (jui font deviner les objets bien plus qu'ils ne les monirent. Ces
violens contiastes aussi bien que ces insensibles dégradations sont
notés soigneusement par le peintre, et il apprend à construire par
l'eilét une composition, connue d'autres avant lui l'avaient con-
struite par les lignes et par les couleurs.
Même en ces années de bonheur, on le voit, Rembrandt ne se
relâche pas de son travail. Quoi d'étonnant d'ailleurs si ses tentatives
manquent parfois de mesure, si, lui qui montre une telle conscience
en face de la nature, il s'abandonne, quand il n'est pas mamtenu
par elle, aux élans de passion qui soilicitent sa jeunesse! 11 faut
que cette exubérance se tempère peu à peu, que cette vie trop
pleine et trop riche apprenne à se contenir. Comme ces métaux
précieux qui n'abandonnent qu'au feu les scories auxquelles ils sont
(\00 UIVIll, 1>I.S 1)1 Ii\ MtMNDlS.
in^Ics o( (|ni, pour nrtpiorir loulo leur viiloiir, dolvtMit n^pnssiM- pur
In roiiniMisf, l(* gonic du nintlnMlovuit hiciMùl Nt^ piirirunol grandir
nii ("onliu'l du inalluMir. {\vV\v (^xIsUmum* (pii juscpio-lA s'olaii t>c(mK>o
pnisil>lo. rempli»* par l'innoiir df l'art v\ les joies do la rainillo. alluit
H\v prolondoiuonl irouM»'»!*. 1,'luMiro do r«>priMm> olail proclio, ol
iwvc ollo aussi i'(^IU* (U* la uuU urilo.
111
Coup sur roup. vu (»IVol, UiMubraudl otail iVappô dans sos plus
rh(M't>M alVorlious. Sa luôro ujourl la pr<>u\iôro (s(>pti'ud)ro I(V'|()U sa
lonnu(> la stùl tlo pr^s (juin li^VM. ol de TanutS' uu^uio où il |M>id
Saskia, couuno s'il voulait tuari|uor cclio dal(» lalido, il sij;iio uni'
dos plus iniporlautos ot oortaiuouuMil la plus ct^lôlM*' dv s(vs ouivros ;
lit iioihlr ilr nuit. Sur coin* (H'aiiou ouaugo, audaritMJs(> ot in«lo-
(vis(>, (UHmuisuo uudgro sou umio. ploiuo d\'lVoiis apparous v\ ilo
thMicniossOM oachOi^s. v[ où l'on seul idui(M lo iroubU» onru'vr«> (\o la
reohoirhtMpto la ol»urvt»yau(o du l>ui. sm- «Tdo \ isiou ipii iihpiiôU"
lo 1mm» sous (M ravit riuu»f;iuation. la vrriU» a oio diio ici uu^iui*(^l\ ol
lo jugouuMit (lu'ou M p(»itO iMOUUMitiii uous paiali ilrliniliC. Iù> \\v<>-
souot> du tahleaii. smis \o coup tl'uu saisisstMuoiU doiu après uiaiuU>
\isiUMUi \\{> sait pas s<* dolrudio, iumis avous rolu ^•^^tlo apprOriatiou
loY«dt>, siuguIi»M'<MUoul poi\oirautt* ot prorist», ol un«< opr«Mivo aussi
roiloiilablo uous ou a lait uuou\ «MU'oro soiilii (oui h» prix, l,a rri-
tiipio rosiail iV la h.mtiHir i\v \\v{i\\\\ siiu'ôro, syiupallù<pu^ uu^iuo
daus SOS rosorvos ot plus nvsptH'tuouso, à lo bioti |>rtMidri>, (pu> los
louaugos aviuiglos il'avliuirMtiMU's iulol(>raiis.
Co u'osi doiio pas oiu'oro la ploiiu* uiatuiilo «pio mms luoiitio /<;
iiontlr ifc nin't^ ot, «voc tiuitos sos lu>aulos, ollo poiti' aussi ni ollo
lu traoo dt'Ooutiadiolituisou de viuloiu'os ipii \\o soui pas 1»' l'aii d'uiio
outiôi'o possessiiU» dt' soi lUtMuo. lU uihraudt iloit C(>ntiuuiM" ;\ lutUM-;
il u'ost pas sorti vaimpuutr iU' lO conibat *pii S(> pnSontt' pour tout
ptMUiro alors «pi'il lui laut choisir oiitio los iloiiuOv>s posuivos ilo la
ri\diu^ ol ri<loal particulior (pi'il s»< proposa» (l'on tiror. Mais uulK^
part Us liositaiious ol lt\s liiaill>'U\ous ilo sa voloulo uo so uiaiiilVvs-
loul d'uiio mairu^ro plus siguiliv aii\o ipio daus los paysages tpii,
vors cottt^ «'^potpio, «pparaisst>iit daus sou «ou\ro.
I\iaii-oopar l'ot aiuour «pi'd a\ait lvMi|Ouisiyrou\>' pour la iiaiuro,
iMnii eo par eo vaguo hosoiu do eonsolatiou «pii aitu'o mms ollo los
AiuosondoK>rios(piv>lo pauvriMd>.iudomiosrsoiUaii poussO? Quoiqu'il
ou son. Us iMudos tlo pajsago au\*pioUi\s vIo[mus loiigieiups il s"otail
(\ Vv\\<'» li» /m»'!!!" il» i" »»ju'» is;o.
lîEMBHANnT. GOl
livré deviennent à cet instant de sa vie plus sérieuses et plus sui-
vies. Ce sont d'abord de non)breux dessins que nous voyons au
musée de Dresde, les uns, simples grilïbnnages, pris debout, à
la bàle; d'autres plus serrés et poussés à fond. Ce sont aussi des
eaux- fortes qui send)lent également faites en face de la nature, en
attaquant le cuivre directement, tant l'exécution y est libre et dé-
cidée, pi écieuses indications où l'on saisit sur le vif ce travail d'un
esprit qui, d'emblée et avec un merveilleux instinct, fait la part
de ce (lu'il doit prendre et laisser. Ces études sont d'une sincérité
extrême; elles montrent le même besoin d'intelligente exactitude
dont nous voyons Rembrandt animé alors qu'il est aux prises avec
la figure hiimiune. Au lien d'alTectcr vis-à-vis de la nature des airs
de domination, il sait que pour pénétrer ses secrets il faut la con-
sulter avec conscience. Elle se révèle aux humbles, à ceux qui l'ai-
ment. 11 s'attache donc à reproduire les aspects les plus caraciéris-
tiques du grand et sinq)le pays où il vit : un canal avec des banjues,
un chantier, un moulin, une chaumière entourée de son îlot de ver-
dure, la perspective d'une ville, d'un village; moins encore, un
bout de haie, une barrière avec l'houjme ou la bête qui passe. Mais
ce qui le tente le plus, c'est la grande plaine qui s'étend jusqu'à,
l'infini, avec les lignes horizontales de ses terrains et de ses eaux
qui se suivent de très près et finissent par se confondre. Tout fait
saillie sur cet horizon rasé : la modeste silhouette des toits de
chaume, les découpures de la végétation, tantôt libre et imposante,
tantôt courbée impitoyablement et comme ployée sous cette ligne
de destruction en deçà de laquelle le vent de la mer ne permet
aucun écart. Ce n'est pas là un pays imaginaire : les contours, des-
sinés d'une main ferme ont une précision photographique, que la
pointe du crayon ou du burin accuse d'un trait serré, nerveux,
expressif à foi-ce de rigueur et de concision. Ajoutons que l'élégance
et la vivacité de ce trait paraissent toutes modernes et que de notre
temps les meilleurs maîtres de l'eau-forte et du croquis semblent
s'en être inspirés.
Ce caractère de véracité, ces qualités d'exactitude, nous les trou-
vons dans un petit paysage du musée de Cassel où se lit, en carac-
tères un peu suspects, la date de KiSd, mais dont les sobres colo-
rations sont très heureusement réparties. La donn-ée est des plus
simples : sous le ciel clair d'un jour d'hiver, le peintre nous montre
un canal bordé de maisons et couvert de glace sur lequel de petits
patineurs indi(|ués en quelques coups de pinceau prennent leurs
ébats. Peut-être trouverait-on à reprendre à la coloration un peu
trop jaune des terrains éclairés par le soleil. Est-ce du sable, ou
bien est-ce, comme nous le croyons, de la neige que le peintre a
602 BEVUE DES DEUX MONDES.
voulu représenter? L'incertitude est permise à cet égard. Mais, pour
le piquant de l'elTet et l'impression de la réalité, ce petit paysage
rappelle les eaux-fortes les plus heureusement enlevées et semble,
comme elles, exécuté en face de la nature. En revanche, trois
autres paysages de Reînbrandt, œuvres plus importantes et plus
travaillée^!, nous paraissent avoir un toi't autre caractère. Le hasard
fait que l'un de ces paysages (musée de Gassel, n'^ 372) reproduit,
à peu près exactement, la disposition et les éléinens pri!ici|»aux du
Coup de soleil de Riiysdael que nous avons au Louvre (u° A73) : une
plaine avec un cours d'eau que traverse un pont, puis des bois do-
minés par des côtes semées d'h.ibitations et de ruines. Mais quel
contraste entre les deux œuvres! Chez le grand j)aysagiste, tout est
clairement indiqué, et sous la lumière d'un jour fioid, les moindres
détails de cette contrée (on croit que c'est la Gueidre), apparaissent
écrits en termes d'une justesse et d'une précision extrêmes. La
poésie naît de l'accord de tous cesélémens pittoresques, delà vérité
de l'effet, de la pâleur de ces reflets mobiles que de légers nuages
promènent sur le dos des montagnes et qui semblent fuir sous vos
yeux eux-mêmes, Rembrandt au contraire, enveloppant dans une
ombre coloiée et intense toute la nature, la laisse supposer pins
qu'il ne la montre ; il sollicite votre pensée bien plus qu'il ne la
fixe. A mesure que vous pénétrez dans cette atmosphère et que
votre regard s'habitue à ces colorations vigoureuses, des formes
confuses se meuvent, se démêlent, se dessinent; des barques ap-
paraissent, des fabriques, des villages, une ruine qui rappelle le
profd de ce tem.de de Tivoli qu'on retrouve dans maint tableau de
cette époque; un moulin à vent agite ses grandes ailes, des cygnes
s'ébattent dans l'eau et au premier plan se dresse sur sou cheval un
petit })ersonnage à manteau rouge, coiffé d'un de ces énormes tur-
bans qu'affectionnait le maître et qu'ont copiés ses élèves.
C'est à ce même monde étrange et peu réel qu'appartient un
autre paysage du mu^ée de Brunswick (n" (388), un peu moins acci-
denté dans ses lignes, mais auquel les jeux de la lumière et la
même tonalité imaginaire prêtent un aspect plus invraisemblable
encore. Des nuées épaisses montant vers la droite du tableau esca-
ladent le ciel, s'y étendent, le noircissent par places, et viennent
poser sur l'horizon. Une lueur soufrée éclaire vaguement la sil-
houette d'une ville, des terrains en friche et des cimes d'arbres
qu'agitent les fr^'-missemens d'un vent d'orage. Enfin le paysage de
Dresde (I), avec des intonations plus franches, n'est pas moms mys-
(1) N» 1232 du catalogue. M. Vosmaer, tout en reconnaissant la valeur de ce pay-
sage, émet des doutes sur son authenticité. A défaut de cette attribution à Rem-
brandt, nous cherchons en vain quelle autre serait possible.
REMBRANDT. 603
térieux, ni moins bizarre. Ces montagnes qui grimpant à pic s'en-
tassent et s'enchevêtrent: cette contrée mal assise, cahoteuse,
encombrée ; ces eaux qui de toutes les pentes ruissellent, grossis-
senf, débordent et se heurtent en écumant; ce ciel d'un bleu auda-
cieux où roulent péniblement de gros nuages blancs, épais et
massifs ; dans la plaine, ce pêle-mêle de moulins, de villag«'s, dont
les constructions désordonnées semblent protester contre l'immobi-
lité et détier l'équilibre, ces prairies trouées çà et là par des buis-
sor^s et des rochers, toutes ces violences, tous ces contrastes, cette
accumulation d'effets, de motifs, de lignes et de couleurs, tout c^la
ne relève plus de la logique. Nous sommes en p'ein pays des rêves,
et il y a dans ces étrangetés sans mesure comme un jeu de Titan
qui s'enivre de sa force et ne se contient plus. Sans marchander au
génie aucune de ses libertés, sans méconnaître ce qu'il peiit y «voir
là de sauvage grandeur, nous avouons que l'intention de pareilles
œuvres nous échappe et que nous n'y trouvons pas cette détermi-
nation finale qui en arrête le sens et en régie les parties. La volonté
nous paraît absente, au cours de cette exécution plus nerveuse que
fortp, qui s'oublie en chemin, ne sait se prémunir ni des incohé-
rences, ni des brutalités, s'emporte hors de propos, renij.'lace une
forme par un ton et met un accent plus vif là où l'économie de la
composition appellerait un repos. Et pourtant, malgré cette dépense
d'efforts et ces bizarreries où se marquent les fluctuations d'une
pensée indécise, pourquoi ne pas le dire aussi, parce qu'il s'agit de
Rembrandt, on regarde, on demeure, on veut assister au mysté-
rieux travail de cet esprit, on vent voir par quelles tentatives ris-
quées ce violent se fraiera des chemins nouveaux, et on étudie sur
le vif ce génie qui, également impuissant à se dégager des visions
qui l'obsèdent et de la réalité qui l'étreint, laisse subsister dans une
même œuvre ce mélange d'imitation précise et de fanta-t'que.
La critique serait infi'lèle si elle affectait le calme en face de ces
créations audacieuses et inquiètes. Ne pouvant leur accorder ces
acquiescemens sans réserve qui ne sont dus qu'aux purs chefs-
d'œuvre, elle voudrait du moins s'abstenir de conclusions trop pré-
cises. OéfiaDte d'elle-même alors, et ne se sentant pas plus le goût
que le droit de faire la leçon à de pareils hommes, elle comprend
toute la force des scrupules respectueux qui l'invitent à suspendre
ses jugemens. Aussi bien, comme si le maître lui-même voulait nous
rassurer, comme s'il avait à cœur de s'éclairer sur ses propres voies,
c'est Rembrandt que nous pouvons ici opposer à lui-même, car tan-
dis que dans ses paysages peints il send)le vouloir se venger des
contraintes de la nature et les secouer absolument, nous le voyons
au contraire s'appliquer dans ses dessins et ses eaux-fortes à les
604 KEVUE DES DEUX MONDES.
subir, à s'y plier, et par cette docilité soumise oi^i grandira son ta-
lent, il va retrouver sa liberté et sa grandeur.
C'est de ce temps, en effet, que datent quelques-unes de ses œu-
vres les plus mesurées, de celles où il dit le plus complètement ce
qu'il veut dire. Bientôt même, à force de travail et de sincérité,
l'accord va se faire, les deux tendances que nous voyions aux prises
et qui semblaient contradictoires se concilieront dans l'unité de ce
merveilleux génie. Rembrandt np cesse donc pas d'interroger la na-
ture et, quel que soit le charme qu'ait pour lui le paysaL^e, la figure
humaine reste cependant le sujet le plus habituel de ses études. En
continuant à sp prendre pour modèle, il nous laissera ainsi, pour
toutes les étapes de sa vie, des renspignpmens irrécusables sur sa
personne même et sur Ips modifications de son talent. Un portrait
du musée de Cassel, daté de 16:^9, et dans lequel nous croyons qu'on
a raison de retrouver ses traits, nous le montre en pied, dans un
accoutrement d'une riche simplicité, coiffé d'un chapeau à larges
bords, vêtu de noir avec des bouflfpttes d^^ dentelle et une collerette
blanche. Le deuil ne s'est pas encore abattu sur son foyer; c'est
toujours un élégant cavalier, un peu trapu, mais à l'air vaillant et
ouvert. La tête déjà forte, est élargie encore par son ample che-
velure et se détache fièrement sur un fond d'architecture très
coloré. Dans un autre portrait, du musée de Carlsruhe, Rembrandt
a environ quarante ans (1). Ses traits se sont accusés, les rides se
montrent, et le travail comme le malheur ont lais?é leurs plis sur son
visage. Entre les sourcils, le froncment provoqué par la contraction
répétée du regard s'est marqué plus profondément. Les yeux n'ont
plus ni la fièvre de la passion, ni la fierté joyeuse que nous leur
connaissions ; leur expression est triste, un peu inquiète. La mous-
tache a disparu, les cheveux courts sont devenus plus rares, ils
laissent le front à découvert, le beau et noble front du génie.
A ce temps encore, il conviendrait de r^ porter de nombreuses et
admirables eaux-fortes d'après des personnages qui posaient devant
lui. C'étaient des lettrés, des savans, des peintr 'S, des pasteurs ou
des rabbins qui formaient ses relations, puis le fidèle Coppenol et
aussi des marchands de curiosités, chez lesquels trop souvent il
allait vider sa bourse. Son cercle s'est élargi, et quand il consacre
maintenant son burin à ces compositions bibliques qui toujours lui
sont restées chères, il est en mesure d'y multiplier les contrastes,
d'y opposer dans leurs physionomies caractéristiques la riche di-
(1) Le portrait a donc été peint vers 1047. Vosmaer, d'ordinaire si exart, non-seu-
lement émet dos doutes sur l'authenticité de cette œuvre, doutes qui ne nous parais-
sent par fondés, mais il lui assigne pour date prohable : 1033, hypothèse que ni l'âge
apparent, ni la fucture ne permettent de soutenir.
BEMMANHT. 605
Tersité des tempéramens humains, et il atteint, dans la Pièce aux
cent /lonm par exemple, une puissance d'expression que nous ne
lui avions p;is encore vue. Mais pour la peinture de ces mêmes
scènes, il va entrer dans des voies nouvelles et, restreignant le
nombre des personnages, il préférera aux épisodes compliqués qu'il
recherchait autrefois des données plus simples avec lesquelles il
pénètre plus profondément dans la poésie &' son sujet et la mani-
feste avec plus d'éloquence. Dès lO/il, le Sacrifice de Mamiê, du
musée de Dresde, marque dans ce sens une véritable révolution.
A genoux et de grandeur naturelle, le vieillard et sa femme sont
prosternés en préspuce des entrailles fumantes de la victime qu'ils
viennent d'offrir en holocauste. ïls paraissent saisis d'une respec-
tueuse frayeur à la vue d'un ange envoyé de Dieu qui, devant eux,
s'élève dans les airs avec la fumée du sacrifice. Par malheur, cet
ange est tout à fait grotesque. Les ailes dont il est affublé seraient
impuissantes à soutenir son corps disc^racieux et massif. Sa tête est
gauchement coiffée d'une épaisse couronne et la tunique blanche
dont il est revêtu se fronce autour de lui en plis égaux et symé-
triques. Mais les deux vieillards en prières sont admirables : c'est
bien du fond du cœur que ces bonnes gens remercient le ciel d'une
faveur dont leur modestie semble confu'^e et presque alarmée. N'é-
tait cette malencontreuse figure d'ange, bien faite pour étonner
chez le peintre qui a imaginé la fulgurante apparition de l'ange
Raphaël dans le Tohic du Louvre, nous serions en face d'un des
plus purs chefs-d'œuvre de Rembrandt. L'harmonie sobre de la
coul* ur, la noblesse des deux personnages, la simplicité de la com-
position, la largeur du faire qui s'est proportionné à la taille de la
toile, tout ici est d^ms un juste accord et annonce la maturité.
Les œuvres en effet se pressent désormais nombreuses et variées,
aussi remarquables par l'élévation de la pensée que par l'ampleur
magistrale de l'exécution. Tels sont au Louvre, avec la date de
l6/i8, le Bon Samaritain et les Pèlerins d'Emmaûs. Un beau des-
sin du cabinet de Dresde nous montre une variante de cette der-
nière composition. Le Christ vient de disparaître; mais, par une
invention bien digne du génie de Rembrandt, une vive lumière per-
siste au-dessus de la place qu'il occupait et illumine la modeste
chambre. Les disciples manifestent leur étonnement, et l'un d'eux,
debout, comme terrifié à la vue du prodige, se serre avec effroi
contre la muraille. Ce rôle mystérieux attribué ici à la lumière,
nous le retrouvons avec une signification plus émouvante dans une
peinture du musée de Rrunsv^^ick : le Christ apparaissant ci Made-
leine (1651). Seule, couverte de vêtemens de deuil, tout entière à
sa désolation et poussée par je ne sais quel pressentiment, Made-
606 REVUE DES DEUX MONDES.
leine a fui la ville et, sous la lueur indécise d'un jour qui finit, elle
est venue dans ce lieu d(^sert où quelques maigres buissons croissent
parmi les rochei-s. Et voilà qu'à l'entrée d'une grotte déjà envahie
par l'obscurité, le Christ s'avance vers elle. Il a été touché de tant
d'amour, et, pâle, défait, brisé, portant encore aux mains et aux
pieds les traces sanglantes de sa passion, montrant sur son visage
amaiî?-ri les souffrances de l'agonie, il est sorti du royaume des om-
bres. Enveloppé de son blanc linceul, il s'approche de celle qui
lui e°t restée fidèle au milieu de ce grand abandon. La pécheresse
voudrait baiser le bord de son vêtement, elle essaie de le rete-
nir : « Oh! bon maître, restez encore! » Mais il n'appartient plus
à cette vie terrestre, et sans la repousser, avec un geste de dou-
ceur et d»^ bonté, il lui dit qu'elle ne doit point le toucher : NoU
me tangerel Ces deux fin^ures ainsi isolées, l'une d'où émane toute
la lu^fiére, l'autre éclairée sei dément par un mystérieux reflet, ces
contours llottans, cette tristesse de l'heure et du lieu, cette ma-
jesté de la mort, ce mélange ineffable de respect et de tendresse,
tant de traits si délicatement choisis et si délicatement exprimés,
tout ici parle à l'âme et la pénètre; tout concourt à rendre saisis-
sante la poésie d'une des œuvres les plus touchantes qu'il ait ('té
donné à la peinture de produire.
Notez que cet homme qui nous révèle ainsi les secrets de la vie
mystique, les réaUtés les plus bi-utale^; de l'existence l'étreignent à
ce moment même et que tout se réunit pour l'accabler. Il a perdu
les êtres qui lui étaient chers, celle q'.ii faisait la ]ow et la dignité
de son foyer. Du moins, dnns cette demeure où il vit avec son jeune
enfant, solitaire, presque o'tbiié, il trouvait encore, avec le souvenir
des jours heureux, la satisfaction de ses goûts d'artiste et de col-
lectionneur. Mais bientôt il lui faudra renoncer à toutes ces ri-
chesses qu'il a lentement amassées. Lui qu'on a essayé de nous
rpprésentpr commp un avare, de tout temps il a été indifférent à
l'argent, peu soigneux dans la gestion de son avoir. A la moi t de
sa mère, il aliène à des conditions onéreuses sa part d'héritage pour
se débarrasser du souci qu'entraînerait sa réalisation. Du vivant de
Sas^kia, nous avons vu dans quels atours il la peint, de quels bijoux
il la pare, le luxe dont sans compter il l'entoure. Aus^i, bien qu'en
1638 il se déclare « richempnt pourvu de biens » et qu'il traite de
calomnieuses les accusations que les parens de sa femme dirigeaient
contre elle, disant qu'elle avait gaspillé son « héritage paternel on
parures et ostrntations , » nous le voyons dès 1639 solliciter de
IIi7yghpns le paioment immédiat des peintures qu'il a exécutées
pour le stathonder. Puis à diverses reprises, avec l'insouciance
d'un fils de famille, il continue à emprunter. Imprévoyant pour
REMBRANDT, 607
lui-même, il veille du moins, quand il se voit débordé, à mettre à
l'abri le petit avoir de son fils Titus. Le moment arrive où la gêne
déjà ancienne s'aggrave encore d'un état de malaise momentané,
mais général, en Hollande; elle devient de plus en plus pressante;
bientôt enfin la ruine est irrémédiable. En 1656, il est déclaré in-
solvable et, vers la fin de l'année suivante, tous ces objets rares et
curieux qui faisaient sa joie sont vendus aux enchères et dispersés
pour une somme dérisoire et tout à fait insuffisante à coiiibler le
déficit.
Agé de cinquante ans, Rembrandt était chassé de sa maison et
privé de toute ressource, sans autre asile qu'une chambre d'au-
berge où il était, réduit à vivre misérablement et de crédit. Dans
cette extrême détresse, il ne se laisse pas abattre. Il n'a plus d'aide
et de consolation à attendre que de son art, il reprend ses pin-
ceaux. Plus opiniâtre que jamais, il se remet à la tâche et mani-
feste par des œuvres accomplies un génie qu'avaient encore grandi
les implacables leçons de l'épreuve. Nous touchons en effet aux an-
nées l'S plus fécondes, aux créations les p'us hautes. Dans les por-
traits de cette période, au respect c mstaat de la réalité viennent se
joindre une décision et une liberté d'exécution qu'il avait parfois déjà
montrées dans ses compositions, mais alliées jusque-là à des bizar-
reries ou à des incorrecions. M^^intenant son goût s'est épuré; il
s'est affermi dans ses vues et, sans renoncer aux enseignemens
qu'il continuera à demander à la nature, il ne l'abordera plus avec
les tâtonnement d'un écolier ni avec les timidités d un hnmme qui
se laisse dominer par elle et lui subord mne sa personnalité. Il a
pris confiance, il se sent en possession des secrets qu'il lui a arra-
chés par un infatigable travail, indefitigali lahoris, dit Sanlrart,
et ces secrets, il va les dire à si mani'^re.
C'est ainsi que, sous la date de I65ii, il S3 révèle à nous dans un
portrait du musée de Dresde (ii° 1223), représentant un vieil-
lard (!) coiffé d'un large béret brun et qui, par son aspect véné-
rable, ses grands traits et sa longue barbe blanche, rappelle un
peu le Léonard de Vinci de Florence. La peinture est très libre,
tj-ès empâtée, par touches juxtaposées et même un peu heuitées.
Mais C'tte fougue se modère à distance et donne à la couleur une
vibration et à l'exécution une solidité extrêmes. La galeine de
(1; II avait déjà quelques années auparavant, crjyon^-nous, représenté ce même
vieillard dans un portrait que possède é^'ala nent le musée de Dresde (n" 122Sj; da
moins le type est le même ; mais Rigaud, qui avait eu entre les mains cette dernière
œuvre, lui a fait subir, peut-être pour la réparer, de nombreuses retouches. Ces re-
p iuti d'une facture si différente se remarquent notam nent dans les vêtemens, la
coiffure, les gants, et sautent aux yeux les moins exercés.
608 REVUE DES DEUX MONDES,
Cassel surtout est riche en œuvres de cette époque. Dans le portrait
(datédel655) d'un guerrier couvert de son armure et tenant de ses
deux mains une lance, l'effet est énergiquement accusé. Ainsi en-
cadré par des onibres vigoureuses, par le ton puissant de l'armure
et par la forêt de cheveux noirs qui le couronne, ce pâle visage res-
sort mieux encore, et l'expression de tristesse et de souffrance peinte
sur ses traits contraste avec leur mâle beauté. La force des opposi-
tions ne va pas cependant ici sans une certaine dureté. C'est au
contraire la modération de l'effet et surtout la blonde transparence
des colorations qui caractérisent le Porte-Étendard, du même mu-
sée (1), un soudard hollandais, de robuste encolure et à tous crins,
dont la face vulgaire et rubiconde n'offre pas d'ailleurs grand in-
térêt. Dans le Géomètre, qui se trouve également à Cassel, le parti
pris est le même; mais la distinction plus haute du modèle, en
même temps qu'elle a mieux inspiré le peintre, ajoute pour nous
au charme de son œuvre. Ce géomètre est un vieillard à barbe grise,
dont les cheveux, gris aussi, rares et flottans, forment comme une
auréole au-dessus de son front. D'une main, il tient une plume, de
l'autre une équerre. Enveloppé dans une sou.juenille rougeâtre et
bordée de fourrure, le vieux savant semble absorbé par l'idée qu'il
poursuit. On croirait qu'il l'entrevoit et qu'il est sur le point de
la fixer. Rembrandt, qui d'ordinaire sait donner au regard de ses
person; rages une force de pénétration si intense, a cette fois tourné
vers le dedans cette force , et admirablement exprimé ainjsi la con-
centration intérieure du travail de la pensée.
Le maître en est venu maintenant à résumer en quelques traits
une physionomie et à préciser son caractère, en ajoutant à la re-
présentation de la vie physique ces particularités morales qui pa-
raissent insaisissables et qu'il fixe pourtant avec la délicatesse et
l'audace qui sont propres à son génie. De telles indications, il est
vrai, lie peuvent se produire que d'une façon discrète dans un por-
trait. Elles sont tout à fait à leur place et elles ont tout leur prix
dans des compositions où le jeu des sentimens humains devient le
principid élément d'intérêt. C'est à leur expression que Rembrandt
s'attachera désormais en repienant, avec la simplicité et la gran-
deur qui leur conviennent, ces sujets sacrés dont parfois il compro-
mettait la gi avité par ses recherches de costumes et d'accessoires,
par ses architectures fantastiques, par toute cette défrotjue et ce
pittoresque d'un Orient de convention qu'il tenait à y introduire.
Peut-être sa ruine a-t-elle, sur ce point, profité à son talent, peut-
(1) Une répétition plus colorée de ce porte-étendard se trouve à Paris chez M. de
Rothschild, et le cabinet de Dresde posiède le dessin qui a servi d'étude pour ces deux
tableaux.
REMBRANDT. 609
être le peintre a-t-il grandi quand il n'a plus été doublé d'un collec-
tionneur. Dans l'austère nudité de son atelier, demandant à la mé-
ditation et au travail les seules satisfactions qu'il pût goûter, Rem-
brandt ne vivait plus que pour son art, et il allait imprimer à ses
créations une grandeur de poésie et une sincérité d'émotion aux-
quelles il n'avait pas encore atteint.
Le moraliste est au niveau du peintre dans cette belle composi-
tion des Travailleurs de la vigne, qui est au Stœdels-Institut de
Francfort. Le maître de la vigne, coifTé d'un haut turban , est assis
devant une table, ayant à côté de lui le scribe occupé à tenir les
comptes. L'ouvrier, qui se croit lésé , tenant d'une main la pièce
qu'il a reçue et soulevant humblement sa toque , s'approche pour
présenter sa réclamation ; ses compagnons, un peu à l'écart et dans
l'ombre, attendent l'issue de la scène. La sobriété et le ton soutenu
des colorations, — des verts olivâtres , des rouges et des bruns
neutres, — donnent à ce drame muet sa gravité et reportent l'at-
tention sur les visages dont les carnations ressortent vivement.
Ainsi rapprochée de l'expression vulgaire et sournoisement obsé-
quieuse de son interlocuteur, la distinction naturelle du maître est
tout à fait imposante. Il a la noblesse, la majesté d'un juge. Rien
n'égale d'ailleurs la clairvoyance du regard doux et un peu attristé
dont il perce les malignes intentions de l'ouvrier. Celui-ci essaie
en vain de se soustraire à ces yeux scrutateurs; il ne saurait leur
échapper, et déjà retentissent à son oreille ces mots d'une simpli-
cité écrasante : « Mon ami, je ne vous fais point de tort;... votre
œil est-il mauvais parce que je suis bon? »
Mais, quelle que soit la gravité de la scène, et quelque intérêt
que le peintre ait su lui donner, de cette date même (1656) nous
avons au musée de Gassel une œuvre plus importante (1) et plus
admirable encore, qui nous paraît marquer le point culminant du
génie de Rembrandt. Nous voulons parler du Jacob bénissant les
fils de Joseph. Sentant ses forces décliner, le vieillard a fait appro-
cher de son lit les jeunes enfans de son fils bien-aimé. Après les
avoir embrassés, il les bénit en mettant sa main droite sur la tête
du petit Éphraim, le plus jeune des deux. Joseph, croyant à une
méprise de son père, veut l'éclairer et ramener son bras vers Ma-
nassé. La femme de Joseph se tient silencieuse à côté de son
mari. Telle est, dans sa simplicité, la donnée à laquelle Rembrandt
a imprimé un caractère pénétrant d'émotion et de grandeur. Un
lien étroit unit entre elles ces cinq figures, et cependant chacune a
sa signification précise. Le patriarche, avec sa longue barbe blanche
(1) Les figures sont presque en pied et de grandeur naturelle.
TOME 5XXV. — 1879, 39
610 BEVUE DES DEUX MONDES.
et son expression auguste, semble faire effort pour retenir un mo-
ment la vie qui lui échappe, car il a un dernier devoir à remplir.
Son regard déjà voilé, le geste incertain de ses mains vénérables,
ridées , appesanties par l'âge , qui cherchent à tâtons la tête du
jeune enfant; le noble et beau visage de Joseph, où se lit à la fois
le sentiment de la justice et le respect qu'il doit à son père; l'air
ingénu de sa femme, qui attend pensive et non sans quelque se-
crète préférence pour son dernier né; celui-ci, rose et blond, re-
cueilli, adorable d'innocence et de naïveté , les yeux baissés , les
mains jointes, recevant pieusement la bénédiction de son aïeul,
tandis que l'aîné, une tête brune, éveillée, hardie, semble avoir
conscience de ses droits méconnus; ces contrastes fournis; par la
diversité des âges et des sentimens, ces nuances délicates de la vie,
et par-dessus tout l'unité saisissante de l'impression, tout ici com-
mande une admiration sans réserve.
La simplicité même des attitudes, des costumes et de la compo-
sition caractérisent d'une manière élevée cette représentation de la
vie primitive des patriarches. C'est une nouveauté chez Rembrandt
que ces couleurs amorties, claires et suaves, que cette douceur des
gris pâles et des jaunes, relevée çà et là par un ton fauve ou par
un rouge plus franc. La lumière aussi est sereine, égale, discrète,
et l'effet est obtenu presque sans oppositions. Les détails secon-
daires, noyés dans une pénombre blonde, ne se révèlent que par
quelques indications larges qui mettent en évidence ce qui mérite
d'être vu. L'exécution, d'une ampleur extrême, esta la fois savante
et libre, pleine d'audaces et aussi de mesure, se modelant sur les
choses, en somme plutôt contenue et discrète, dans un rapport
étonnant avec la grandeur et la solennité de la scène, avec le silence
et l'apaisement qui se font autour du lit de ce mourant. On pense
à peine à cette exécution tant elle est peu a;)parente, spiritualisée
en quelque sorte par ce poète qui se montre à ntms tel qu'il est,
tendre, aimant, avec cette naïveté familière par laquelle il se fait
comprendre des plus humbles, trouve son écho dans toutes les
âmes et n'a pas besoin de se hausser pour atteindre l'éloquence,
parce qu'il trouve en lui-même la force et la vraie grandeur.
Une telle œuvre compte, et parmi les premières, dans la vie du
peintre. Si la Hollande la possédait, sa renommée serait bien autre, et
depuis longtemps elle aurait pris rang, tout au moins, à côté de ces
toiles illustres que l'admiration publique a comme transfigurées.
A Cassel, où Rembi-andt est si largement, si excellemment repré-
senté, elle reste la plus haute expression de son génie. Au lieu
d'être, comme elle est, reléguée dans un des cabinets, elle mérite-
rait, après une restauration minutieusement prudente, une place
REMBRANDT. 611
d'honneur au centre même d'une des grandes salles de ce beau
musée.
C'est l'année même de sa raine que Rembrandt peignait cette
page touchante. Les œuvres qui lui succèdent ont le même carac-
tère de grandeur et de simplicité. Tel est, à Cassel, un admirable
portrait de jeune homme, une tête fine, élégante, gracieusement
encadrée dans de longs cheveux bruns et bouclés, presque entiè-
rement estompée dans une tiède demi-teinte, à peine efïleurée et
caressée pour ainsi dire par les reflets d'une lumière discrète qui
prête à sa physionomie un charme exquis de douceur et de mélan-
colie. Par une rencontre assurément fort imprévue, ce séduisant
jeune homme c'est un commis obscur, Bruyningh, le secrétaire de
la chambre des insolvables, avec lequel, à cette triste date, on sait
trop dans quelles circonstances le peintre était entré en relations,
et qui, peut-être en reconnaissance de quelque service rendu, allait
tenir de lui l'immortalité.
Dans le même temps, et comme si par le choix d'un tel sujet il
voulait manifester les dispositions mêmes de son âme, le maître
nous donne un témoignage touchant des sentimens dont elle est
remplie en peignant le Christ à la colonne du musée de Darm-
stadt (1), composition étrange, pleine d'oppositions violentes et de
pathétique. Au fond d'un cachot où tombent d'en haut les rayons
d'une vive lumière, deux rustres à figure bestiale s'occupent à tor-
turer le Christ. Pendant que l'un d'eux, un bandit à la chevelure
et aux moustaches rousses, à peine couvert d'une chemise et d'une
culotte rouge, assujettit les pieds de sa victime, l'autre, — coiffé
d'une toque et vêtu d'une casaque jaune à manches d'un gris
bleuâtre, — tire sur une corde enroulée après une poulie et à
laquelle le Christ, les bras élevés en l'air, est attaché parles mains.
Des verges, un bâton et des armes sont jetés de part et d'autre.
La brutalité de la facture, le choc des lignes et des couleurs, l'ef-
fort de ces mouvemens anguleux font mieux ressortir la blancheur
de ce long corps maigre, étiré, frissonnant, après lequel s'achar-
nent ces misérables. La pâleur douloureuse des chairs éclate comme
un grand cri, qui déchire et remplit l'espace. L'exagération et l'in-
vraisemblance de cette scène, sur laquelle se taisent les livres sa-
crés, sont de toute évidence ; mais on oublie vite ce qu'elle a d'ex-
cessif quand le regard s'arrête sur la figure du Chris!, quand on
contemple son expression sublime de beauté, de mansuétude et de
(1) Contrairement à l'opinion de Burger et de Vosmaer, il faut renoncer à voir dans
ce tableau une des dernières œuvres de Rembrandt. Avec le catalogue et après un
examen attentif, nous croyons que c'est la date de 1058 et non de 16G8 qu'il convient de
lire, date pleinement confirmée d'ailleurs par la facture même du tableau.
612 REVUE DES DEUX MONDES.
surnaturelle dignité. Malgré la passion sauvage qui anime les bour-
reaux, la résignation et la noblesse du supplicié dominent encore
l'attention, et il semble qu'en retraçant cet horrible drame Rem-
brandt ait voulu à la fois, au plus fort de sa détresse, attester
l'énergie indomptée de son courage et se proposer l'imitation de
ce noble exemple.
Si âpre que soit la vie pour lui, son âme reste fière et sereine,
aussi incapable d'amertume que de langueur. Ses portraits à ce
moment, celui de Dresde, celui de Gassel surtout, nous montrent
le vieux maître avec son mâle et large visage, éclairé par un sou-
rire de contentement, heureux encore, parce que rien n'a pu le
détourner de son art et qu'il peut toujours satisfaire son amour
pour le travail. Les deux œuvres, quoiqu'elles aient souffert, sont
des exemplaires de cette grande et forte manière qui est plus que
jamais la sienne. Avec une sobriété extrême dans les moyens, elles
laissent paraître cette entente toujours plus profonde de la vie qui
met le souffle de sa pensée sur les lèvres de ses figures et allume
dans leurs yeux une étincelle empruntée au foyer intérieur qui les
anime. Nous sommes à l'apogée de la carrière de Rembrandt, dans
cette période de suprême puissance et de mesure parfaite où son
génie se manifeste dans toute sa plénitude, période dont les Syndics
d'Amsterdam demeurent pour nous la création la plus accomplie.
Après les Syndics, une ère nouvelle s'ouvre pour Rembrandt. Sa
vie, jusque-là peu en vue, devient plus cachée encore. Malgré les
minutieuses recherches des érudits, elle a conservé ses secrets.
C'est à peine si de loin en loin, avec la sécheresse énigmatique ou
la brutalité concise de sa forme, un acte public sorti de la pous-
sière des archives nous apporte quelques révélations, les unes em-
barrassantes et pénibles pour ses admirateurs : une réprimande
infligée à sa servante pour ses relations avec son maître, et, la
même année, la naissance d'un enfant venu de ce commerce. A
côté de CCS documens dont on voudrait pouvoir contester l'authen-
ticité, d'autres qui sont plus honorables pour sa mémoire, comme
les mesures qu'il prend pour conserver à Titus, le fils de Saskia,
la part du bien qui lui revient de sa mère, ou encore les rembour-
semens successifs par lesquels il arrive à désintéresser tous ses
créanciers. Enfin, à la date du 8 octobre 1669, une courte mention
sur un registre mortuaire, et puis c'est tout. La rareté de ces infor-
mations ne jette sur la vie du peintre qu'une lumière douteuse;
c'est à ses œuvres elles-mêmes qu'il convient de demander des
indications plus formelles. Elles aussi deviennent plus rares à ce
moment; leur caractère du moins est bien marqué et il va en s'ac-
centuant de plus en plus.
REMBRANDT. 613
La faveur publique s'était retirée de Rembrandt. Il avait eu ses
jours de succès et de gloire et, tant que son talent avait conservé en
face de la nature la timidité consciencieuse des premières années,
ses contemporains l'avaient célébré. Mais ils n'étaient pas disposés
à le suivre dans les voies aventureuses où plus tard l'avait porté
son génie. A partir de la Ronde de nuil, Yan der Helst répondait
mieux au goût de la plupart d'entre eux. Plus tard enfin, au mo-
ment où nous sommes, la vogue était tout entière à une peinture
finie, léchée; au joli, au gracieux, à la fadeur apprêtée des Miéris,
des Nftscher, des Lairesse et des Yan dei' WerfT. Rembrandt, lui,
semblait vouloir braver l'opinion. Il vivait retiré, à peine entouré
de quelques fidèles, et il s'exaltait dans sa manière. Ce n'était plus
guère que pour lui-même qu'il peignait et le plus souvent c'est
encore lui-même qu'ii prenait pour modèle. A côté de lui pourtant
apparaît déjà depuis quelque temps une figure de femme; sans
doute cette servante qui allait être associée étroitement à sa vie.
Quel échange d'idées était possible entre cette fille et son maître?
quelle séduction avait-elle pu exercer sur lui ? Avec sa nature
tendre plus que raffinée, spontanée et ardente plutôt que réfléchie,
Rembrandt avait-il été touché de l'affection naïve dont il était l'ob-
jet? Quoi qu'il en soit, une fois nouée, la liaison avait duré. En
retrouvant à son foyer, sinon une compagne, du moins une société,
le peintre avait en même temps rencontré des facilités d'étude aux-
quelles il devait pendant plusieurs années largement recourir. C'est
ce qu'atteste suffisamment la persistance de ce même type de femme
que nous remarquons successivement dans la Bénédiction de Ja-
cob, dans la Bcthsabée de la galerie Lacaze et dans deux ouvrages
considérables qui, bien que n'étant pas datés, doivent être reportés
tout à fait à la fin de la vie de Rembrandt : nous voulons parler
de la Fiancée juive du musée Yan der Hoop et du grand Tableau
de famille du musée de Brunswick.
Comme aspect, comnie procédés employés, ces deux peintures
diffèrent complètement des créations antérieures du maître. La
dernière surtout, par son importance capitale, mérite de iixer notre
attention. L'effet qu'elle produit est saisissant. Autant dans la
Bénédiction de Jacob, par exemple, la facture de Rembrandt était
égale et mesurée, autant il se montre ici violent, heurté, plein
d'emportemens et d'audaces. Les moyens qui l'ont conduit à la
perfection ne lui suffisent plus; il ne saurait se répéter. Il faut qu'il
se renouvelle encore, et les tentatives les plus téméraires l'attirent
par leur témérité même. 11 a atteint le but, il va le dépasser, et bien
qu'il sache ce que vaut la règle, il ne s'y pliera plus. Sous la main,
il a un instrument d'une puissance inouïe, il en connaît toutes les
614 REVUE DES DEUX MONDES.
ressources; mais, fiévreux et troublé, il frappe sur lui à coups
redoublés. Il veut en tirer des sons qu'on n'ait point encore enten-
dus, et alors, à côté des inspirations les plus pures, des cris sau-
vages jaillissent tout à coup, et des accens confus, désordonnés
viennent interrompre brusquement les mélodies les plus sublimes,
art grandiose et inégal, absolument libre, peu correct dans ses élans,
pas toujours clair, mais passionné, véhément, pathétique, tout plein
de ce feu du génie qui, une dernière fois, se ravive encore pour
jeter son plus grand éclat!
La composition d'ailleurs est des plus simples. On a voulu recon-
naître Rembrandt et sa famille dans ces cinq figures de grandeur
naturelle qui se détachent vigoureusement sur un fond très sombre.
La femme, c'est peut-être bien en effet cette Hendriekie Jaghers
dont un document compromettant nous a conservé le nom, et nous
retrouvons ici ses traits que souvent alors le peintre a reproduits,
son front large, son nez un peu gros, ses fossettes aux joues, sa
bouche vermeille, ses grands yeux noirs et la fraîcheur de son teint
que font encore valoir les rouges hardis du vêtement. Mais l'homme
placé à gauche, assurément ce n'est pas Rembrandt. Avec son visage
régulier, son grand air, son nez droit et ses longs cheveux châtains
séparés au milieu du front, il offre une vague ressemblance avec
notre Poussin. Entre le père et la mère sont groupés les trois en-
fans. Tout blond, vêtu de rouge et coiffé d'un petit chapeau noir à
plumes, le plus jeune, un bébé à l'air espiègle, tient dans une main
un jouet et pose l'autre sur la poitrine de sa mère. Près du père,
l'aînée des petites filles s'avance portant une corbeille plate remplie
•de fleurs de toutes couleurs. Sa chevelure dorée, à reflets roux, est
retroussée sur le front, qu'elle laisse complètement découvert. Elle
est parée comme une petite femme : des perles aux oreilles, une
robe, très riche et très ornée, de ce jaune brun qui n'appartient
qu'à Rembrandt, avec des crevés blancs aux manches et au corsage.
Une petite figure rieuse, irrégulière, mais rose, ferme, appétis-
sante et qui semble appeler les baisers, sépare les deux enfans. Elle
a, comme sa sœur, des cheveux d'un brun un peu roux et relevés
sur le front. Sa robe est d'un bleu verdâtre^ très passé, et sur sa
chemisette blanche s'étale une chaîne d'un travail élégant.
A rencontre des ouvrages de la période précédente, l'exécution
cette fois ne s'efface plus. Regardez de près le tableau : les moyens
y sont très apparens, très variés, très opposés; on dirait que sur le
thème modeste qu'il a choisi, le maître s'est proposé d'épuiser en
quelque sorte toutes les ressources de la peinture. La lumière est
concentrée en plein sur les cinq personnages. Avec l'éclat singulier
de leur teint, l'intensité presque surnaturelle de vie qui les anime.
REMbRANDT. 615
avec l'éclair de leur regard, ils semblent des apparitions émergeant
des ténèbres accumulées autour d'eux. Dans cet effet poussé à ou-
trance, il y a place pour les noirs absolus et pour les plus vives
lumières ; et entre ces termes extrêmes se déploient les mille nuances
d'insaisissables dégradations. La couleur a les mêmes richesses.
L'harmonie générale va du jaune au rouge, mais c'est le rouge qui
domine avec ses pompeuses magnificences, avec des brutalités sou-
daines et des délicatesses adorables, avec des transparences chaudes,
veloutées, profondes, et des fanfares aiguës dont quelques disso-
nances jetées çà et là exaltent encore la tonalité. C'est comme un
écrin merveilleux, plein de coulées d'or qui ruissellent sur un fond
de pourpre et de pierres précieuses aux chatoyantes scintillations.
Au milieu de ces rayonnemens qui jaillissent et se croisent, les
formes s'accusent ou s'effacent, tantôt simplement indiquées par le
trait brun de l'esquisse, tantôt étudiées à fond, suivies dans leur
détail, avec des ménagemens extrêmes ou de subites décisions. A
tous ces contrastes s'ajoutent encore ceux de la touche elle-même,
fougueuse ou contenue, martelée, écrasée ou fondue, noyée dans
des fluidités onctueuses, donnée avec la brosse, avec la hampe ou
le couteau. Sur des surfaces lisses s'étale une couleur aplanie; par-
fois même la toile est à nu, et tout à côté se montrent des entasse-
mens de rugosités superposées ou sabrées d'estafilades, et des amas
dans lesquels les objets sont pétris en relief.
Il y a comme une folie dans ces emportemens, et nous ne connais-
sons aucune autre œuvre qui réunisse des contrastes aussi auda-
cieux et des incohérences aussi multipliées. Et cependant ces oppo-
sitions violentes de la touche, ces jeux de la lumière, ce fracas
des tons, tout cela se tempère à distance. Éloignez-vous de quelque
pas et les constructions se dégagent logiques et puissantes ; les
valeurs s'équilibrent; la couleur chante son hymne joyeux. La
création du maître vous apparaît dans son unité puissante, avec
toutes ses séductions et son incomparable éclat. Que vos yeux se
détournent un moment de la toile enchanteresse, et tout ce quil'a-
voisine vous semblera terne, insignifiant, inerte. Votre regard sera
invinciblement ramené sur cette œuvre étonnante, vision et réalité
tout à la fois, qui ravit l'admiration encore plus qu'elle ne la décon-
certe.
IV.
Au musée de Brunswick, où se trouve ce Portrait de famille^ une
des dernières productions du maître, il est placé tout à côté du soi-
disant portrait de Grotius, cette peinture correcte et scrupuleuse-
616 REVUE DES DEUX MONDES.
ment exacte dont nous avons parlé au commencement de cette
étude. C'est à douter que tous deux soient de la même main, tant
les dissemblances s'y accusent profondes et nombreuses. Le rap-
prochement est instructif; mais loin de dérouter la raison, il nous
paraît, au contraire, qu'il porte en lui-même ses enseignemens.
Entre les timidités de cette jeunesse ardente et ces élans d'une
fougue qui semble croître avec la vieillesse, il y a une vie tout en-
tière. Si on en repasse les phases diverses, les transformations du
talent de Rembrandt se montrent, dans leur suite, naturelles et pro-
gressives. Les dons de sa riche nature, le maître les a fécondés par
une culture sans relâche. Il n'a pas voulu des faciles succès de la
redite ; il leur a préféré les hésitations, les exigences opiniâtres et
les naïvetés de la recherche. Incessamment et à force de travail, il
s'est renouvelé, donnant à chacune de ses œuvres toutes la per-
fection dont il était capable. Lorsque, bien tard, il a cédé aux en-
traînemens de son génie, il avait mérité par de lentes et conscien-
cieuses études la possession des ressources de son art. Un jour il
s'est affranchi de la règle, mais il avait commencé par s'y sou-
mettre. C'est là une leçon qu'il convient de retenir, et même avec
Rembrandt, on le voit, la logique ne perd pas tous ses droits.
Mais la logique seule n'explique pas le génie, celui de Rembrandt
surtout, peut-être le plus personnel qui fut jamais. On s'égarerait à
le suivre, et il serait peu prudent de le prendre pour modèle ; aussi
ne saurions-nous parler longuement ici de ses élèves. Bien qu'ils
soient très largement représentés dans les divers musées dont nous
venons de nous occuper, ils disparaissent forcément devant le
maître. Malgré les précautions matérielles que celui-ci imaginait
pour les isoler (1) et pour maintenir leur indépendance, leurs phy-
sionomies ne dilTèrent guère; tous ont subi son ascendant. Les
meilleurs, dans leurs meilleures œuvres : G. Flinck dans les grandes
toiles d'Amsterdam, F. Bol, dans rÊcliellc de Jacob du musée de
Dresde (n° 1267), Victors dans Y Anian et Estlier de Brunswick
(n" 529), arrivent à lui ressembler. Leur honneur suprême est d'être
pris pour Rembrandt; mais le plus souvent ils n'imitent de lui que
l'extérieur, ses habitudes de composition, ses bizarreries. Ils le co-
pient, ils le contrefont, et la fière originalité de celui qui les do-
mine ne rend que plus manifeste la docilité de leur soumission.
Rembrandt, en effet, appartenait à cette race d'artistes qui ne
peuvent avoir de descendance : la race des Michel-Ange et des
Beethoven. Comme ces Prométhées de l'art, il a voulu ravir le feu
céleste, mettre les palpitations de la vie dans des formes inertes,
(1) Ses biographes nous apprennent qu'il avait dis;, ose pour ses élèves plusieurs
ateliers séparés par des cloisons; ces cloisons figurent en effet dans son inventaire.
REMBRANDT. 6l7
exprimer sous des traits sensibles ce qui de sa nature est immaté-
riel et insaisissable. L'infini attire ces audacieux, et l'idéal rêvé fuit
à chaque instant devant eux. Cependant, inassouvis, haletans, ils
s'acharnent à la sublime poursuite, et parce que le sentiment qui
les pousse existe en germe au fond de toute âme humaine, ils évo-
quent en nous les pensées dont ils sont remplis. Est-il besoin de le
dire, leurs œuvres sont inégales, excessives, peu conformes aux
traditions ; mais les accens grandioses par lesquels ils traduisent
leurs ardeurs ou leurs défaillances, ces accens leur appartiennent
bien. Ce ne sont pas des formules vides ou banales; ils y ont mis
le plus pur de leur substance. Rarement ils ont goûté les joies de
notre terre : ils vivent dans la retraite, plus jaloux de leur indépen-
dance que des applaudissemens d' autrui. « Je ne cherche pas les
honneurs, disait Rembrandt, mais la liberté. » Le travail solitaire,
le noble tourment des aspirations sans limites, les perplexités et les
déceptions que réserve l'exécution d'une œuvre qu'on avait rêvée
parfaite, voilà leurs grands soucis. Mais jusque dans leurs découra-
geniens ils sont pathétiques, et leur désespoir même reste viril. Ils
confessent, ils acceptent eux-mêmes l'impuissance de leur art, et,
par une inconséquence qui nous vaut des chefs-d'œuvre, leur art
est tout pour eux. Les plus vieux sujets, ceux que l'on pouvait
croire rebattus, épuisés, ils les rajeunissent par ce souille de vie
qu'ils communiquent à tout ce qu'ils touchent, et ils nous en pré-
sentent des images à la fois saisissantes et nouvelles. Ils trouvent à
la nature des beautés que leurs devanciers n'y ont point soupçon-
nées, et ils cherchent à surprendre ses secrets. Mais bientôt la na-
ture elle-même ne peut plus les satisfaire, car ils vont vite au bout
de tout : ils veulent toujours voir au delà. Après être devenus par
le talent plus que les égaux de leurs contemporains, ils semblent
tenir peu de compte du talent qu'ils ont acquis et mépriser toute
cette science apprise. Sans y songer, et comme s'ils n'avaient à
cœur que d'exprimer ce qu'ils sentent, ils plient à leur us.ige les
procédés anciens et ils découvrent aussi des moyens qui leur sont
propres pour manifester leur pensée. Ce sont des créateurs, et, au
vrai sens du mot, des poètes.
Rembrandt fut un de ces novateurs. Tour à tour arrêté et flot-
tant, mystérieux et ingénu, délicat et fort, aussi souple que tenace,
très spontané et très réfléchi, son génie a bien des faces. Il ne se
révèle pas tout d'un coup, et à vouloir envelopper son unité com-
plexe dans un de ces jugemens sommaires auxquels se complaît
l'opinion, on courrait grand risque de l'amoindrir. On a cru lui
faire honneur en lui attribuant l'invention du clair-obscur, sans
penser que d'autres s'en étaient servis avant lui : Léonard, Cor-
618 REVUE DES DEUX MONDES.
rège, pour ne citer que les plus illustres. Parmi ses compatriotes,
nous avons pu également relever chez plusieurs de ses contem-
porains et jusque chez son maître cette préoccupation du clair-
obscur que la nature même au milieu de laquelle ils vivaient de-
vait leur inspirer. Les grandes luttes des nuages dans les vastes
étendues du ciel, ou dans le miroir des eaux qui les reflète, le
sourire furtif d'un rayon de soleil, la décroissance ou l'accumu-
lation des ombres, tous ces accidens variés de la lumière attirent
involontairement le regard au milieu de ces plaines basses de la
Hollande, où la terre ferme n'offre bien souvent qu'une bande
mince et sombre, resserrée entre deux claires immensités. C'est
un spectacle toujours vivant et, dès son jeune âge, dans les cam-
pagnes qui avoisinent Leyde, Rembrandt l'avait eu sous les yeux.
Mais ce n'est là, à tout prendre, que le côté pittoresque et en
quelque sorte extérieur du clair-obscur. Pour marquer dans ces
contrastes ou ces épanouissemens de la lumière une correspon-
dance avec nos sentimens, pour découvrir et suivre à travers ses
dégradations infinies les résonnances qu'elle peut éveiller en nous,
pour étendre enfin au monde moral ces analogies secrètes qui sont
l'honneur suprême de l'art, mais dont la nature ne nous offre
jamais qu'un écho affaibli, il ne fallait pas moins que l'accord d'une
sensibilité exquise et d'un talent supérieur.
A cet élément que d'autres avaient pu employer, mais dont ils
n'avaient pas compris les ressources, Rembrandt seul a donné sa
complète signification. Nous savons par quelle intime rénovation
de tous les élémens de son art il y est arrivé. Sur des œuvres trop
peu connues, nous avons aimé à relever l'imprévu de ses composi-
tions, l'éloquence de ces attitudes saisies d'un jet, mais dans les-
quelles le visage, les mains, toute la personne enfin manifestent
l'énergie de la passion. L'effroi, la pitié, le respect, la ferveur d'une
prière qui part du fond de l'âme, les grands recueillemens ou les
angoisses de la mort, les regards encore vagues et les gestes hési-
tans de la vie qui rentre dans un corps qu'elle avait abandonné,
toutes les énergies et toutes les nuances des sentimeiis les plus
divers, nous les avons trouvées exprimées par ce maître étrange et
puissant qui, jusque dans les plus subtiles combinaisons d'un art
très raffmé, reste si profondément humain, et qui communique à
la peinture elle-même quelque chose du mouvement et des tres-
saillemens de la pensée.
Emile Michel.
LE
SOCIALISME AU Xir SIÈCLE
LA PHILOSOPHIE DE CHARLES FOURIER.
Au moment de la crise qui allait dissoudre la secte saint-simo-
nienne, et que nous avons racontée dans un travail antérieur (l),
un membre de cette école, écrivant à l'un de ses amis pour lui
expliquer cette crise, terminait sa lettre par ces mots : « Avant de
continuer directement dans la voie saint-simonienne, je veux
m' arrêter devant un homme, inconnu encore, qui me paraît avoir
apporté une grande et belle part dans l'œuvre de l'avenir. Cet
homme est Charles Fourier, de Besançon, auteur de la théorie des
Quatre mouvemens, publiée en 1808, et du Traité d'association
agricole, publié en 1822. La valeur du système exposé dans ces
ouvrages a été mal appréciée, même par les saint-simoniens. Mon
premier écrit sera donc un examen détaillé du système social et
cosmogonique de Ch. Fourier. Je n'ignore pas qu'en prononçant
ce nom, je puis diminuer et même détruire l'ellet de cette lettre,
mais je ne sais pas reculer devant un devoir pour obéir à un pré-
jugé (2). » L'auteur de cette lettre était M. Jules Lechevallier, qui
allait bientôt passer, comme ces paroles le faisaient pressentir, de
l'école de Saint-Simon à celle de Fourier. Bientôt un autre saint-
simonien des plus distingués, le plus grand prédicateur de l'école,
M. Abel Transon, passait parla même évolution, et devait traverser
encore la secte phalanstérienne ou fouriériste avant de revenir à
la foi catholique, dans laquelle il est mort récemment. Ainsi une
(1) Voir notre travail sur Saint-Simon et l'école saint-simonienne, dans la Revue
des 15 avril et !"■ octobre 1876.
(2) Lettre sur la division de l'école saint-simonienne, par Jules Lechevallier, 1831,
20 décembre.
620 RETUE DES DEUX MONDES.
école disparaissait; une autre allait éclore. Qu'était-ce donc que ce
Ch. Fourier qui allait recueillir l'héritage du saint-simonisme, et
dont l'école, pendant quinze ou dix-huit années, devait jeter un si
grand éclat?
Si l'on considère les dates, on peut dire que, pour le bruit exté-
rieur, la propagande, l'organisation sectaire, l'école de Fourier en
îant qu'école est postérieure à celle de Saint-Simon. Mais, pour ce
qui est de la conception même de Gh. Fourier, et de ses plans de
rénovation sociale, il doit être considéré comme antérieur à Saint-
Simon, et il ne dérive de lui à aucun degré, à aucun point de vue.
Saint-Simon en effet n'a rien écrit sur l'ordre social avant 181A,
et ses premiers plans de réorganisation sont de 1817. Jusque-là,
il ne s'était occupé que de philosophie scientifique; dans son In-
troduction aux travaux scientifiques du xix* siècle, dans son Mé-
moire sur Vhomyne, il ne faisait autre chose que continuer Bacon et
d'Alembert, en préparant Auguste Comte. Charles Fourier, au con-
traire, dès 1808, avait jeté les bases de son système social, qui
dès lors était déjà entièrement arrêté dans son esprit. L'originalité
de Fourier est donc incontestable. Mais il était resté jusque-là un
penseur isolé, sans action et sans lecteurs. Il avait assisté, en spec-
tateur ironique, aux saturnales mystagogiques du saint-simonisme
et s'était refusé aux avances d'Enfantin, sans avoir lui-même ni
école, ni disciple. Il est probable que sans l'ébranlement causé
par le saint-simonisme, il fût resté dans cet isolement, ne laissant
après lui que la réputation d'un utopiste à moitié fou, d'un pen-
seur bizarre et solitaire, recherché peut-être des curieux, ignoré de
la foule. Mais la parole enflammée des saint-siirioniens avait mis
le feu aux esprits : l'imagination des jeunes gens attendait quelque
chose. La chute d'une utopie ne devait pas de sitôt décourager de
l'esprit d'utopie : on crut seulement qu'on s'y était mal pris, qu'on
s'était trompé sur la solution, qu'il fallait en chercher une autre.
Il y en avait là une toute prête : on dut passer de l'une à l'autre;
et ceux qui étaient arrivés trop tard pour avoir eu le temps de
s'émouvoir pour l'un de ces rêves se trouvèrent tout prêts pour en
adopter et en propager un nouveau.
I.
La différence des deux systèmes, fouriériste et saint-simonien,
tient en grande partie à la différence des deux génies et des deux
hommes. Signalons d'abord ce qu'ils ont de commun. C'est une
aversion très grande, plus grande encore chez Fourier que chez
Saint-Simon, contre le parti révolutionnaire ; le socialisme, qui se
présente aujourd'hui aux yeux du vulgaire comme l'expression de
LE SOCIALISME AU XIX^ SIECLE. 621
la démagogie la plus radicale, et qui en effet a fini par prendre ce
caractère surtout depuis Prouclhon, n'a été au contraire tout d'abord
dans nos deux réformateurs qu'une conception antirévolutionnaire
et anti-anarchique. Ils pouvaient avoir pour cela sans doute quel-
ques raisons personnelles, ayant été l'un et l'autre incarcérés par
la Terreur; mais, indépendamment de ces raisons, ils avaient
contre la révolution l'aversion naturelle d'esprits plus préoccupés
d'organisation que d'affranchissement, de discipline et d'ordre que
de vague liberté. Fourier, nous dit son biographe, ne se mettait
jamais plus en colère que lorsqu'on le confondait avec les républi-
cains ou les prédicateurs de morale : la morale et la république
lui étaient également odieuses; non qu'il fût monarchique, mais
les disputes politiques lui étaient abs lument indifférentes. Ici, ce-
pendant, il faut signaler une différence entre Fourier et Saint-
Simon. Celui-ci critiquait surtout l'esprit négatif et anarchique de
la révolution; mais tout en la critiquant, il prétendait la conti-
nuer : il en voulait l'achèvement, il en accordait la légitimité; il
se chargeait seulement de lui donner une forme organique et
stable ; son système est donc une suite du système révolutionnaire,
dont il ne fait que répudier les excès. Pour Fourier, au contraire,
la révolution paraît être un accident insignifiant; sa doctrine en
est tout à fait indépendante; il le croit du moins. C'est à peine s'il
y fait allusion. Il semble que son système eût pu être découvert à
n importe quelle époque de l'histoire. Ce qu'il se propose d'exécuter
est bien autre chose que l'achèvement de la révolution : c'est un
changement total, radical dans la condition de l'humanité et dans
l'ordre moral; c'est en quelque sorte une nouvelle espèce humaine
qu'il s'agit de créer. Le problème est bien plus profond que dans
Saint-Simon : ce n'est pas seulement la société qu'il faut changer,
c'est la nature humaine. Au lieu d'un problème social, nous avons
devant nous un problème moral et métaphysique : le problème du
mal.
Saint-Simon et Fourier ont l'un et l'autre l'esprit d'utopie, mais
ils l'ont différemment. L'un et l'autre, et le second encore plus que
le premier, oublient volontiers les conditions réelles de la nature
humaine et de la société, et ils s'exagèrent la possibilité et la faci-
lité des changemens : voilà le trait commun qui caractérise l'uto-
piste; mais ce caractère commun se modifie dans chacun d'eux.
Saint-Simon, à son point de départ, est beaucoup plus près que Fou-
rier de la condition actuelle de la société; ce ne sont d'abord que des
changemens peu notables qui insensiblement grandissait, s'éloignent
du réel et du possible, et enfin entre les mains des disciples de-
viennent des changemens radicaux; encore ceux-ci étaient-ils très
habiles pour se rattacher le plus possible à la société actuelle. Leur
622 REVUE DES DEUX MONDES.
doctrine est le progrès. Pour Fourier, il ne s'agit plus de pro-
grès, mais de changement absolu; il ne s'agit pas d'aller de mieux
en mieux, mais du mal au bien, du malheur absolu au bonheur
absolu. Quant au mode d'exposition des deux auteurs, celui de
Saint-Simon est beaucoup plus vague. Ce sont des vues plutôt qu'un
système. Fourier au contraire a un système rigoureux, fermé, dont
on ne peut rien retrancher : tout s'y tient, comme dans le méca-
nisme d'une horloge. Il est à la fois plus imaginaire et plus positif.
Saint-Simon est un brillant improvisateur, et tous les élèves de
son école ont le même caractère : ils prêchent, ils prophétisent, et
quelquefois ils chantent et ils prient. Fourier, au contraire, est un
fouilleur, un mineur, qui creuse jusqu'au dernier filon, qui saisit
jusqu'au dernier détail. Le système de Saint-Simon a quelque chose
de plus noble, de plus large, de plus libre : il semble que l'on sente
le gentilhomme dans ses écrits. Sans doute, c'est le gentilhomme
qui a spéculé et agioté sur les biens nationaux et qui a dévoré sa
fortune dans toutes sortes d'expériences, pas toujours très fières, sur
la vie; mais il y a toujours en lui quelque grandeur. Fourier au
contraire est un iDourgeois, un marchand, pas même un marchand,
un commis-voyageur, et comme il le dit lui-même « un sergent de
boutique. » Il apporte dans l'utopie l'esprit du commerce, l'exac-
titude, le goût des comptes, et un étrange sentiment du réel dans
l'imaginaire. C'est une imagination tout à fait originale : rien de
vague, rien de vaporeux, rien de laissé à l'inconnu; tout se dessine
dans son esprit avec une prodigieuse précision. Il a l'imagination
de l'architecte et du général d'armée, et cela appliqué à des édifices
qui n'existent pas, à des armées qui n'ont jamais été et qui ne se-
ront jamais que dans son cerveau. Tous les deux, Fourier surtout,
ont quelques grains de folie; mais la folie de Saint-Simon res-
semble plutôt à de l'illuminisme; celle de Fourier à de l'halluci-
nation. Saint-Simon est un chercheur d'absolu à la Balzac : il y dé-
vorerait des millions. Fourier au contraire a une vie humble,
simple, réglée, mais digne, austère et sans désordre. Saint-Simon
n'est pas exempt de charlatanisme : il n'y en a pas trace dans Fou-
rier. 11 est naïf et croit lui-même à ses plus folles espérances. On
pourrait enfin continuer longtemps le parallèle sans l'épuiser. Mais
quelques détails sur la vie de notre réformateur seront une pré-
paration naturelle à l'exposition de ses idées.
Charles Fourier est né à Besançon (comme Victor Hugo et
Proudhon), le 7 avril 1772, d'un négociant aisé. Il était parent
à que'que degré du père Fourier, béatifié par l'église. Il entra
dans la vie par le commerce, et il est permis de conjecturer que ce
sont les habitudes peu droites, trop souvent répandues dans le com-
merce, qui ont contribué dans une certaine mesure à lui inspirer la
LE SOCIALISME AU XIX* SIÈCLE. 623
haine et le mépris de la civilisation. Il fit en 1790 son premier
voyage à Paris; il en reçut ime vive impression et fut particuliè-
rement « émerveillé du Palais-Royal. » Cette impression paraît
avoir exercé une assez profonde influence sur son imagination, car
le Palais-Royal a été plus tard le type de l'architecture phalansté-
rienne, et c'est encore au Palais-Royal que l'un de ses disciples,
M. Cantagrel, place la scène d'un de ses ouvrages, imité du Neveu
de Rameau, et où son héros, le fou du Palais-Royal, comme il
l'appelle, expose la théorie rie Ch.Fourier. Après avoir fait des études
classiques, probablement médiocres, car on n'en aperçoit guère
les traces dans ses écrits, il entra dans les affaires, d'abord comme
commis, puis comme entrepreneur à son propre compte. Il venait
de s'établir à Lyon, en 1793, et avait mis tout son patrimoine dans
une spéculation de denrées coloniales, lorsque le siège et la prise
de Lyon par l'armée révolutionnaire vinrent non-seulement détruire
sa fortune, mais compromettre sa liberté et sa vie. Étrange ren-
contre, que nous avons déjà signalée ailleurs, mais qu'on ne sau-
rait trop méditer! les trois rénovateurs sociaux de la révolution,
Rabeuf, Saint-Simon et Gh. Fourier furent incarcérés en 1793, et le
hasard seul les a sauvés de l'échafaud. Fourier, en particulier,
fut sauvé par un mensonge (on ne dit pas lequel), et il aimait
à rapporter ce fait, disant qu'il ne se faisait aucun scrupule
d'avoir menti pour sauver sa tête, malgré la thèse des rigoristes
qui soutiennent qu'il n'est pas permis de faire le plus petit men-
songe pour obtenir même le plus grand bien. Une fois hors de
prison, Fourier ne fut pas sauvé pour cela : il fut obligé de se
cacher et enfin de se réfugier à Besançon dans sa famille.
Ayant perdu sa fortune, après le siège de Lyon, il continua à se
livrer au commerce, mais non plus à titre de patron et de chef de
maison. Il redevint commis, et jusqu'à la fin de sa vie. On dit que
c'est pour avoir vu de trop près les fraudes et les perfidies du com-
merce qu'il fut amené, en en cherchant les remèdes, à décou-
vrir ses propies projets de réforme sociale. Chargé, en 1799, par
ses patron'^, de jeter à la mer une cargaison de riz qu'ils avaient
laissée périr pour faire hausser la denrée, ce fut cette année-là
même qu'il aurait trouvé, nous dit-on, la grande invention so-
ciale qui doit, suivant ses disciples, immortaliser son nom : ce-
pendant il n'en fit part au public que quebjues années ai>rès.
La première publication de Ch. Fourier est un article sur les af-
faires extérieures, qui parut le 3 décembre 1803 dans le lîuUenn de
Lyon^ imprimé et dirigé par Ballanche (1). Cet article fi-appa le pre-
mier consul, qui invita le journal à ne plus s'occuper de ces matières
(1) Voir dans le Correspondant ,1851) un article de M. Ducoiii, intitulé : Parlicula-
rités inconnues sur quelques personnages.
624 REVUE DES DEUX MONDES.
et fit proposer à l'auteur un poste au ministère des finances. Bal-
lanche, ayant à donner des renseignemens sur Fourier à cette
époque, le représente comme « ayant une grande réputation de
science géographique. » Rien de plus obscur que la vie de Fourier
pendant toutes les années qui suivirent : nous n'avons guère à
enregistrer que la date de ses ouvrages. C'est en 1808, nous
l'avons vu, qu'il publia son premier livre : Théorie des quatre
mouvemens. En 1821, il se retire du commerce et va vivre près de
Belley, où il médite sa théorie et lui donne sa forme complète et
définitive dans son monument capital : Traité de l'association
domestique et agricole (1822). Déjà cependant il avait trouvé un
disciple, un seul, mais dévoué et fidèle jusqu'à sa mort, et qu'avait
convaincu la lecture des Quatre mouvemens, M. Just Mairon, avec
lequel Fourier s'engagea dans une curieuse correspondance, que
nous possédons en partie. Muiron ne se borna pas à une admiration
stérile : il prêta à Fourier un concours actif et généreux. Ce fut lui
qui fit les frais de la publication précédente. Ce livre n'eut aucun
succès. Les journaux ne songèrent pas à s'en occuper, et les célé-
brités du temps, auxquelles il fut envoyé, ne le lurent même pas.
Fourier l'avait adressé, en Angleterre, au célèbre Robert Ovven, le
grand réformateur, le seul qui ait obtenu des succès pratiques :
celui-ci ne paraît pas y avoir attaché la moindre importance et lui
fit répondre par son secrétaire. Les ressources de notre apôtre étant
alors complètement épuisées, il dut renoncer à sa retraite médita-
tive et reprendre un emploi : il fut nommé, à Lyon, à une place
de caissier, aux appointemens de 1,200 francs. C'est alors seule-
ment, vers 1825, que Fourier commença à rallier autour de lui
quelques disciples : ce furent, avec le fidèle Muiron, M'"^ Clarisse
Vigoureux, et un jeune écrivain, plein d'ardeur et d'imagination,
qui devait être après Fourier le chef de l'école, M. Victor Considé-
rant. Muiron publia vers cette époque un abrégé de la doctrine de
son maître, sous ce titre : Aperçu sur les procédés industriels. En
J826, Fourier se décida à venir habiter Paris, toujours en qualité de
commis d'une maison de commerce. En 1826-1 b27, il écrit le Nou-
veau monde industriel, qui devait être le résumé de son système,
mais il ne peut trouver un éditeur, et c'est encore av<x faide de ses
amis qu'il le publia à Besançon en 1829. Il avait annoncé alors
qu'il attendait un candidat qui se présentât prêt à faire les frais de
l'expérience du phalanstère. Tous les jours, pendant dix ans, il
rentra chez'lui à l'heure de midi, pour ne pas manquer la visite de
ce messie, qui ne vint jamais. Point d'articles dans les journaux
sur son dernier ouvrage : tout ce qu'il obtint, par l'intermédiaire
d'Amédée Pichot, fut de ne pas être tourné en ridicule dans la
Mevue de Paris, Celui-ci arrêta la satire d'un économiste, qui allait
LE SOCIALISME AU XL\* SIÈCLE. 625
paraître dans ce recueil. C'est seulement dans le Mercure de France
du wv siècle que l'on rencontre pour la première fois un jugement
favorable (3 janvier 1830) : Fourier y est traité de Colomb et
de Galilée.
En 1829, Fourier entra en rapport avec les saint-simoniens. Ce
fut lui qui fît les premiers pas en envoyant à Enfantin son livre
duAoïivtau monde, avec une note où il montrait les avantages
de son système. Enfantin lui répondit par une très longue lettre,
très étudiée , très sérieuse , et où il répond aux critiques que
Fourier avait élevées contre ses propres vues. Celui-ci reprochait
aux saint-simoniens de commencer la réforme par le moral au lieu
du physique, tandis que la méthode de Fourier était toute con-
traire. Il opposait « la gigantesque entreprise des saint-simoniens »
à « la petite entreprise » qu'il proposait et qui n'exigeait qu'un
tiers de lieue carrée, pour l'exécution. Il demandait aux saint-simo-
niens de professer sa doctrine, « au moins dubitativement, » c'est-
à-dire à litre de conception possible, problématique, mais non
irréalisable. A la tendance ploutocratique des saint-simoniens,
qui mettaient la société entre les mains des banquiers, il opposait
sa vieille aversion contre le commerce et contre ses procédés dé-
loyaux. Enfin, il persistait à défendre contre les saint-simoniens
l'inégalité des fortunes et soutenait que, dans le phalanstère, comme
dans la société actuelle, il y aurait toujours des riches et des pau-
vres. Enfantin répondait à toutes ces objections et propositions, et
de même que Fourier voyait le faible des doctrines d'Enfantin,
Enfantin discernait le point faible des doctrines de Fourier.
En réalité, celui-ci détestait et méprisait les saint-simoniens et
leur affectation de religiosité, et il s'élevait avec un bon sens clair-
voyant contre leurs dogmes antisociaux. « J'ai assisté, écrivait-il
à Muiron (1), aux prônes des simoniens dimanche passé. On ne
conçoit pas comment ces histrions sacerdotaux peuvent se former
si nombreuse clientèle. Leurs dogmes ne sont pas recevables :
prêcher au xix*" siècle l'abolition de la propriété et de l'hérédité!
« ... Que feront-ils de la paternité sans la libre disposition de
l'héritage ? Et pourtant ils veulent favoriser les femmes! Mais où
trouveront-ils une mère qui veuille dépouiller sa fîUe et lui dire :
« Je croyais te laisser cent mille francs, mais je les donne aux
prêtres. Si tu veux du travail, tu iras vers les prêtres faire vérifier
tes capacités. » — u Vous voulez, dit-il encore à son correspondant,
que j'imite leur ton, leurs capucinades sentimentales, que vous
nommez effusions du cœur. C'est le ton des charlatans. Jamais
(1) Morin, Vie de Fourier, p. llC-117.
lOME XXXV. --.1879. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
je ne pourrai donner dans cette jonglerie. » Enfin il accusait les
saint-simoniens de lui avoir pris ses idées, entre autres celle du
travail attrayant.
On voit que l'école saint-simonienne n'avait pas été inattentive
aux travaux de Gh. Fourier. Le Globe en avait même parlé avec
considération : « De ce nombre (des réformateurs), est-il dit dans
un article de Guéroult (1831), est M. Charles Fourier. Le jour est
venu pour nous, disciples d'un homme qui vécut et mourut mé-
connu, si ce n'est de quelques-uns, d'appeler la lumière et la jus-
tice sur les écrits d'un penseur dont les idées ont un rôle important
à jouer dans l'œuvre que nous accomplissons aujourd'hui. »
Malgré ces rares témoignages d'estime, Ch. Fourier était demeuré
presque entièrement inconnu ; mais la chute de l'éco'.e saint-simo-
nienne fît la fortune de la sienne, et il eut avant de mourir la
bonne fortune de voir se grouper autour de lui une jeune et active
clientèle. Lechevalier le premier commença des leçons publiques
sur la doctrine de Fourier. Abel Transon publia dans la Revue ency-
clopédique^ de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, un résumé de
la doctrine de Fourier. Enfin, en 1832, l'école fut assez fortement
constituée pour se donner un organe périodique : le Phalanstère, ou
la Réforme industrielle, qui plus tard devine la Phalange. A cette
époque, on commença une expérience de colonisation phalansté-
rienne à Condé-sur-Vesgres, près de la forêt de Ranibouillet. L'en-
treprise échoua; mais, disent les disciples, faute de capitaux et
sans avoir été sérieusement essayée. On fit des cours et des confé-
rences; on essaya d'obtenir des ministres, MM. Guizot et Thiers,
de nouveaux essais de colonisation agricole. En 1831, Fourier publia
un dernier ouvrage essentiellement critique, la Fausse ladastrie et
l'Industrie naturelle. Enfin, outre les diiTérens ouvrages que nous
avons mentionnés, Fourier a écrit un grand nombre d'articles au
journal le Phalanstère ou la Phalange, articles dont un grand nom-
bre ont été réunis par les disciples, sous le titre de Manuscrits de
Fourier. Il mourut en 1831.
Après la mort de Fourier, l'école phalanstérienne passa sous la
direction de M. Victor Considérant, dont le livre, Doctrine sociale,
supérieur littérairement à tous les autres livres de l'école, contri-
bua beaucoup en propager les idées. Le recueil de la Phalange, jus-
qu'alors hebdomadaire, devint un journal quotidien et prit le titre
de Démocratie pacifique: on y soutint une politique très conser-
vatrice et même ministérielle. Cependant, en18'j8, l'école arbora
franchement le drapeau républicain, et son chef, M. Considérant,
fut appelé, ainsi que tous les autres chefs socialistes, à l'assemblée
nationale, où ils purent développer leurs plans. La discussion pu-
blique n'était guère favorable à, des systèmes essentiellement arLi-
LE SOCIALISME AU XIX^ SIÈCLE. 627
ficiels, qui demandaient à être acceptés tout entiers d'un seul bloc,
et qui ne peuvent avoir qu'un intérêt spéculatif. La fin de la répu-
blique en 1852 fut la fm des systèmes socialistes, et en particulier
du système phalanstérien. L'école fouriériste renonça à toute action
militante: son chef, M. Victor Considérant, renonça à la vie
publique ; uniquement curieux de sciences et d'études, il vécut et
vit encore comme un sage antique, spectateur paisible des événe-
mens prodigieux, plus prodigieux que le phalanstère, qui se sont
accomplis dans le monde depuis cette époque ; on le voit sur les
bancs des écoles, comme un vieil écolier du moyen âge, débris
d'une époque puissante par l'imagination et l'invention, que bientôt
on ne comprendra plus. Peut-être le moment est-il convenable
pour parler de ces écoles et sectes qui ont tant troublé et agité
notre jeunesse, mais dont nous sommes aujourd'hui assez éloignés
pour en parler sans passion, en même temps qu'assez rapprochés
pour n'en avoir pas perdu le sens et la tradition. Au reste, comme
le système social de Fourier et ses plans de réorganisation ont été
souvent exposés et ont perdu toute importance pratique, nous
insisterons surtout sur la philosophie du système : nous en cher-
cherons le fil conducteur, et nous essaierons de trouver une sorte
de suite et de lien dans cette construction bizarre et artificielle que
l'on est souvent tenté de croire sortie de la cervelle d'un fou.
IL
Le système de Fourier peut se ramener à deux théories fonda-
mentales : d'une part, l'association domestique agricole, de l'autre
l'attraction passionnelle. L'une de ces théories est une thèse écono-
mique; l'autre une thèse philosophique. Historiquement, c'est par
la théorie économique que Fourier a commencé, mais si l'on veut
se rendre compte de la pensée et de l'esprit du système, c'est par
la thèse philosophique qu'il faut d'abord l'étudier.
Le saint-simonisme reposait sur la philosophie de l'histoire : le
fouriérisme repose sur la métaphysique, ou plutôt sur la théodi-
cée, en un mot sur une théorie de la Providence. Aujourd'hui que
la question du mal est à l'ordre du jour, on nous permettra d'in-
sister quelque peu sur la solution étrange que Fourier en a donnée.
Cette solution est une combinaison très particulière de pessimisme
et d'optimisme, de pessimisme provisoire et d'optimisme définitif. Il
est curieux de voir comment un esprit sans culture, mais original
et pénétrant, a compris et essayé de résoudre à son tour cette
question accablante du mal qui, depuis l'origine de la pensée hu-
maine, n'a cessé de tourmenter les philosophies et les religions.
628 REVUE DES DEUX MONDES.
Il semble qu'il n'y ait que trois solutions possibles du problème
du mal : l'athéisme, le manichéisme, le théisme. Pour l'athée, la
nature est aveugle, par conséquent indifférente : elle produit à la
fois le bien et le mal, le mal et le bien. Ce système peut prendre
deux formes : ou bien en vertu des lois du hasard et du mouvement,
ces deux termes se compensent et s'égalisent : c'est l'indifférentisme;
ou bien au contraire, dans cette lutte, le mal, ayant beaucoup plus
de chances que le bien, l'emporte nécessairement, et c'est le pes-
simisme. Pour le manichéisme, qui dérive de la doctrine de Zoroas-
tre, on sait qu'il y a deux principes : le principe du mal et le prin-
cipe du bien. La création est le théâtre de leur lutte : pour les uns,
cette lutte n'est que provisoire et se terminera par le triomphe
du bien; pour les autres, elle est éternelle : la première de ces
deux formes rentre dans le théisme, la seconde est à proprement
parler le dualisme. Pour le théisme enfin, le bien seul est réel ; seul
il est l'effet direct de la volonté de Dieu; le mal n'est qu'une limi-
tation Hée à la condition de la créature. Ce système à son tour
se divise en deux formes : la doctrine de l'expiation ou de la chute,
et celle de l'épreuve et du progrès; la première de ces deux formes
est un pessimisme relatif, la seconde est l'optimisme.
Il semble qae ces hypothèses épuisent tout ce que l'on a pu
penser et écrire sur le problème du mal; cependant Fourier a
imaginé une conception qui n'est aucune de celles que nous venons
de dire, quoiqu'elle se rattache cependant au troisième système,
c'est-à-dire au système théiste; mais dans le sein du théisme il est
original, si toutefois la bizarrerie et l'excentricité des idées peu-
vent s'appeler du nom d'originaUté.
Fourier est l'adversaire de l'athéisme; c'est, suivant lui, une
opinion bâtarde qui ne signifie rien. En présence de l'ordre du
monde, nous ne pouvons nier l'existence de Dieu; mais aussi, en
présence du mal qui règne dans le monde, il faut convenir que
l'athée est excusable. Le vrai ennemi de Dieu, le vrai ennemi de la
raison, au contraire, est le théiste ou le superstitieux : car, en disant
qu'il faut se résigner au mal, en cherchant à l'amoindrir et à le
couvrir dans le monde par toutes sortes de subterfuges, il empêche
d'en chercher le remède. Il conduit les hommes à une lâche servi-
tude, au lieu de leur inspirer le désir de la délivrance.
Entre les deux thèses extrêmes de l'athéisme et du théisme servile
(Fourier ne parle pas du manichéisme, disparu depuis longtemps),
il y a une voie moyenne : c'est l'impiété, non pas une impiété
aveugle, mais « une impiété raisonnce. » 11 faut commencer, non
par renier Dieu, mais par le maudire; et cela, non pour s'arrêter
là, comme l'impie vulgaire, mais au contraire pour revenir à une
idée plus juste de la Providence et de Dieu. Le mal nous ramènera
LE SOCIALISME AU XIX" SIÈCLE. 629
au bien, le pessimisme à l'optimisme, la haine de Dieu à l'amour
de Dieu, l'impiété à la piété véritable (1).
La vraie coupable est la métaphysique. Elle n'a compris ni ses
droits ni ses devoirs. Elle devait se faire l'intermédiaire entre
Dieu et la science humaine; elle devait se faire juge de Dieu,
lui demander compte de ses créations, examiiner s'il a rempli ses
devoirs, en un mot « lui faire son procès. » D'un autre côté, elle
devait aussi juger les sciences humaines, qui prétendent gouverner
l'homme, à savoir la morale, la politique, l'économie politique,
montrer que ces sciences éliminent Dieu du gouvernement du
monde et en font un Dieu fainéant; car, si par la morale et la poli-
tique nous pouvons gouverner l'homme, nous n'avons plus que
faire de Dieu. La métaphysique a donc méconnu son rôle; au lieu
de changer le cuivre en or, elle a changé l'or en cuivre et s'est
perdue dans d'inutiles subtilités.
L'impiété raisonnée ne nie pas l'existence de Dieu; au contraire
elle se sert des preuves mêmes que l'on donne de son existence
pour le maudire. On dit : Enarrant cœli gloriam Dei. Il faut dire :
Ënarrant tcrrœ incuriam Dei, et ahsentiam providentiœ ejiis emin-
tiat civilisado. Plus la création prouve son habileté, plus nos maux
prouvent son indifférence. Dieu semble n'avoir voulu que nous
éblouir. Que nous font vos fatras d'étoiles? Nous voulons du pain et
non des spectacles, panem, non circenses. Si tous ces mondes sont
habités, le bel art de créer tant de malheureux ! S'ils sont plus heu-
reux que nous, pourquoi nous a-t-il exceptés de ses faveurs?
Après ces plaintes générales, Fourier fait un véritable réquisitoire
qu'il appelle « acte d'accusation contre la Providence. » 11 accuse
Dieu d'être imprévoyant, Hmité en Providence et en lumière; il
l'accuse d'avoir été jaloux de la raison humaine et d'avoir craint
que cette raison ne fût supérieure à la sienne; il l'accuse d'être
avilisseur de lui-même et de l'homme, et d'avoir fait naître par là
l'irréligion et l'athéisme; enfin il accumule avec une redondance
diffuse toutes sortes de griefs qui reviennent tous au même, et il
conclut en disant que « Dieu est l'équivalent du diable. »
Mais qui nous prouve que tous ces griefs viennent de Dieu et
non de la faute de l'homme? Au contraire, ils retomberont tous à
la charge de la raison humaine, s'il est prouvé que ce n'est pas
Dieu qui a négligé de nous donner un code qui as-urerait notre
bonheur, mais que c'est la fausse raison ou philosophie qui s'est
refusée obstinément à le voir et à le proclamer. Kn un mot, pour
résumer ici les devoirs de l'homme et de Dieu, « le devoir de Dieu
(1) Toutes ces idées et ccries qui suivent sont empruntées à un fragment de Fourier
intitulé : Égarement de la raison, qui, je crois, n'a jamais cic analysé, soit par les
partisans, soit par les criti'jues de la doctrins.
630 REVUE DES DEUX MONDES.
est de nous donner un code, le devoir de l'homme est de le cher-
cher. »
Il y avait deux solutions possibles du problème du mal : la
malfaisance de Hieu, ou la malfaisance de la civilisation. Il fallait
supposer d'abord la première pour être conduit à la seconde, et c'est
en quoi l'impiété raisonnée valait mieux que l'athéisme ou le
théisme. En effet, l'impie dit d'abord : « Dieu, s'il l'eût voulu,
aurait pu nous rendre heureux. » Un autre dit : « Qui sait s'il ne se
repentira pas de son erreur et de son injustice, et s'il ne cherchera
pas un plan pour nous rendre heureux? » Un troisième dira enfin :
« Ce plan existe, il faut le trouver. »
Comment le découvrir? Fourier part d'un principe qu'il appelle
« l'économie de ressorts, » et qui n'est autre, sous une autre forme,
que le principe de Malebranche, « de la simplicité des voies de la
Providence, » ou celui de Maupertuis, « de la moindre action. »
Dieu étant, suivant Fourier, le plus parfait des mécaniciens, comme
le prouve le système du monde découvert par Newton, il doit avoir
appliqué le même ressort à toutes les créatures. Quel est ce ressort
qui gouverne le ciel ? C'est l'attraction universelle. S'il y a unité de
système dans tout l'univers, le même ressort doit régir la nature
humaine. L'attraction, voilà le ressort cherché; mais quelle attrac-
tion? Les astres n'ont besoin que d'être guidés dans leurs mouve-
mens, puisqu'ils n'ont ni sensibilité ni intelligence ; l'atti'action y
sera donc exclusivement mécanique. Mais les hommes sont des
êtres sensibles, entraînés à l'action par les passions; l'attraction
doit donc être passionnelle, les passions doivent y être soumises à
une loi telle que, tout en la suivant, les hommes arrivent au plus
grand accord, à la plus grande harmonie avec eux-mêmes et avec
leurs semblabl<^s; et comme l'harmonie du monde est produite par
deux forces, l'attraction et la répulsion, de même l'harmonie pas-
sionnelle comme l'harmonie musicale doit être à la fois obtenue
par le mélange des accords et des discords.
Niera-t-on la possibilité d'un pareil système? Ce serait dire que
Dieu, qui a pu donner un code mécanique, n'a pu donner un code
social (I). C'est ce qui est d'ailleurs réfuté par les faits; car Dieu a
donné un tel code aux animaux, lesquels n'obéissent qu'aux lois de
l'attraction passionnelle. Mais il y a cette différence entre l'animal
et l'homme que l'un, réduit à l'instinct, n'a rien à faire autre chose
que suivre ce code sans être chargé de le découvrir; l'homme au
contraire a reçu la raison, en sus de l'instinct, précisément pour
découvrir ce code. S'il n'a pas encore été découvert, ce n'est pas la
(t) Cette expression de code, si souvent reproduite par Fourier, paraît empruntée au
Code de la nature de Morelly, dans lequel on retrouve d'ailleurs, avec bien moius de
talent, des idéus analogues à celles de Fouiicr sur le rôle des passions.
LE SOCIALISME AU XIX* SIECLE. 631
faute de Dieu, mais des philosophes : ajoutez-y les moralistes, les
économistes, les politiques, contre lesquels Fourier n'a jamais assez
d'anathèmes.
Qu'ont fait tous ces faux savans? Ayant vu dans l'homme deux
choses, l'attraction et la raison, au lieu de supposer que ces deux
choses sont faites l'une pour l'autre et de partir du principe de l'éco-
nomie de ressorts, qui les eût conduits à comprendre que laraison doit
marcher d'accord avec la passion, ils ont imaginé une lutte entre l'une
et l'autre, comme si Dieu pouvait avoir ainsi créé un être composé de
deux ressorts coniradictoires. Ils ont imaginé en un mot que Dieu
nous a donné la raison pour réprimer les passions. Quelle étran::i;e idée
se fait-on par là du Créateur ! Que dirait-on d'un père qui commen-
cerait par donner des vices à son fds et qui lui ferait ensuite la
morale, d'un précepteur qui mettrait son élève au milieu de toutes
les tentations, qui éveillerait ses sens, allumerait son imagination,
et qui lui dirait ensuite : Triomphe de tous ces ennemis? Et si après
une telle épreuve, le père ou le maître insensé qui agiraient ainsi
condamnaient à mort celui dont ils auraient eux-mêmes préparé
la perte, ne serait-ce pas à une insigne imprévoyance ajouter une
abominable cruauté? Tel est le rôle que les moralistes prêtent à
Dieu. Ils le rendent responsable d'une contradiction qui est leur
œuvre. Ce que l'on appelle le devoir vient donc des hommes; les
passions seules viennent de Dieu. Le devoir varie suivant les temps
et suivant les lieux; les passions sont immuaiiles. Partout les
hommes aiment la vie, la puissance, la fortune, le plaisir; mais la
vertu en Orient n'est point la même que la vertu en Occident; la
vertu romaine et grecque est tout autre que la vertu moderne.
Ainsi, tandis que les philosophes opposent précisément à la sensi-
bilité son caractère relatif et subjectif et réservent au devoir seul le
caractère de l'absolu, Fourier, retournant l'objection, nous montre
que l'homme physique et animal est au contraire partout sem-
blable à lui-même et que c'est la morale qui varie.
Encore, ajoute-t-il, si ce moyen d'action que Dieu aurait mis
en nous pour combattre les passions, si la raison était en effet un
remède efficace! Mais il n'en est rien. Pour que ce remède eût une
véritable action , il eût fallu nous donner beaucoup de raison et
peu d'attraction; au contraire, il nous a été donné b aucoup d'at-
traction et peu de raison. Les passions sont à la raison dans la pro-
portion de douze contre un. Aussi la raison est-elle toujours im-
puissante, et elle l'est tout autant chez ceux qui la prêchent que
chez les autres. Les parens et les maîtres prêchent les enl'ans, qui
valent mieux qu'eux. Les moralistes et les prédicaieurs ont exac-
tement les mêmes passicms et les mêmes vices que Je reste des
hommes. Qu'arrive-t-il? C'est que, voyant la plupart de ceux qui
(332 REVUE DES DEUX MONDES.
font métier de morale s'abandonner comme les autres à lem's pas-
sions, chacun s'habitue à en faire autant; l'important n'est pas
d'être vertueux, mais de le paraître. La seule morale pratique, c'est
l'hypocrisie.
On voit que Fourier rejette sur tous les moralistes en général
l'objection que ces moralistes eux-mêmes, quand ils sont libres
penseurs, opposent à la morale ascétique et religieuse. Cette morale
leur paraissant dépasser les forces humaines, ils ne peuvent croire
à la sincérité de ceux qui s'y engagent, et ils les accusent volontiers
d'hypocrisie. Mais, selon Fourier, ce n'est pas un tel degré d'exalta-
tion morale qui est contraire à la nature humaine, c'est la morale
elle-même, c'est la prétendue lutte du devoir et de la passion. Si
l'on suppose, en effet, que la volonté, aidée de la raison, peut
vaincre les passions, on ne voit pas pourquoi la vertu chrétienne et
ascétique serait plutôt impraticable que toute autre. Si au contraire
on admet que la passion est essentiellement rebelle, elle le sera
autant pour le philosophe que pour le religieux. Or c'est cette
dernière hypothèse qui est la vraie, selon Fourier. C'est pourquoi
l'imputation d'hypocrisie vaut aussi bien contre l'un que contre
l'autre.
Nous n'insisterons pas ici sur le tableau cruel et virulent que
Ch. Fourier nous étale, du désordre et du mensonge des mœurs
mondaines. Il s'y laisse aller trop souvent à une crudité et à un
cynisme que notre délicatesse ne supporte pas ; mais il y déploie
souvent aussi un talent de moraliste ou du moins de satiriste assez
remarquable, et je m'étonne que les disciples n'aient pas eu l'idée
d'extraire des œuvres bizarres et illisiljles de leur maître un cer-
tain nombre de pages, écrites quelquefois avec une sorte de verve
à la Rabelais et qui pourraient assurer à leur auteur une place
qui ne serait pas sans honneur dans la série des moralistes français.
Les philosophes, les métaphysiciens, les théologiens ont donc mé-
connu ce qu'il y avait d'étrange en soi et d'inconciliable avec la bonté
de Dieu et sa justice dans la condition actuelle de l'homme. Ils
nous renvoient à la vie future; mais, si Dieu nous a préparé le
bonheur dans l'autre monde, pourquoi pas dans celui-ci? Si au
contraire il ne lui a pas répugné de nous rendre malheureux
ici-bas, qui nous garantit qu'il aura plus de pitié de nous ailleurs?
Suivant Fourier, Dieu ne s'occupe pas des individus. Il nous dit
dans son langage trivial et burlesque : a Prenez-vous Dieu pour un
cuistre qui va s'occuper de chaque ménage, pour un tatillon qui
fourre son nez dans les affaires de chacun? » Non, Dieu s'occupe
du globe et non des particuliers. Tous les civilisés lui sont en hor-
reur. Robespierre et Louis XIV sont aussi coupables à ses yeux. Ce
n'est pas que Fourier soit opposé à l'immoi^-talité de l'âme. Au con-
LE SOCIALISME AU XÏX*' SIÈCLE. 633
traire, il en donne môme une démonstration originale, fondée sur
ce théorème : « Les attractions sont proportionnelles aux desti-
nées. )) Les désirs de l'homme sont infinis, la durée de son exis-
tence doit l'être également : démonsk'ation fort analogue à celle
que M. Jouiïroy a donnée plus tard dans son Cours de droit naturel.
Mais, tout en admettant la vie future, Fourier n'y voit qu'un résultat
de la nature des choses, et non une compensation pour les maux
que les hommes subissent ici-bas.
Ces maux sont l'œuvre de la civilisation. La civilisation, voilà le
grand coupable. On reconnaît ici dans Fourier un élève de Rous-
seau. Il est le seul des philosophes qui ait pris à la lettre et
poussé à l'excès les anathèmes de Jean-Jacques contre la civilisa-
tion. Le pessimisme de celui-ci n'avait guère produit que des opti-
mistes. Tous ou presque tous avaient oublié les critiques amères
et les violentes déclamations du citoyen de Genève contre la cor-
ruption et la décadence des mœurs, pour ne s'attacher qu'aux ten-
dances idéales de V Emile et du Contrat social. La révolution elle-
même, dans ses momens de plus grande cruauté, était optimiste,
et croyait toujours que le mal allait céder sa place au bien. Fou-
rier, plus fidèle à la pensée de Rousseau, prend à partie la civilisa-
tion tout entière, aussi bien dans ses rêves de fausse perfectibilité
que dans ses maux héréditaires. C'est le mal tout entier qu'il faut
extirper, et cela en détruisant la « civilisation » pour y substituer
u l'narmonie. » Dieu a fait l'homme pour être heureux et pour
l'être ici -bas. Il suffît pour cela d'étudier les lois de la nature et
d'appliquer les principes de l'attraction passionnelle.
La question du mal est donc résolue. Dieu avait établi pour
l'homme un code naturel, qu'il fallait chercher et se contenter de
reconnaître et d'appliquer. La raison abstraite et orgueilleuse a mieux
aimé s'attribuer à elle-même l'empire. Que ce code soit révélé, et le
mal cédera la place au bien.
Il reste toutefois une objection. Que faire des hommes qui nous
ont précédés et qui ont été malheureux? Fourier n'est pas embar-
rassé de cette objection. Les périodes de calamité, selon lui, ne
sont rien en comparaison des périodes bienheureuses que l'huma-
nité a à parcourir. « Que sont, dit-il, quatre à cinq mille ans de
misère pour quatre-vingt mille de bonheur?» Si Fourier eût su que
l'on donnerait bientôt presque deux cent mille ans d'existence à
l'humanité, il s'en serait tiré probablement en attribuant des mil-
lions d'années aux périodes harmoniques, car il ne s'embarrassait
pas pour si peu.
De même que Fourier donnait, on vient de le voir, une solution
originale au problème du mal, en nous promettant sur la terre une
sorte de paradis de Mahomet, il donnait aussi une solution nou-
634 KEYUE DES DEUX MONDES.
velle au problème moral. Car, en morale, on ne connaît guère que
trois solutions : ou réprimer les passions au nom du devoir; — ou
réprimer les passions au nom de l'utile; — ou s'abandonner à toutes
les passions. Or la première est contraire à la sagesse de Dieu,
comme nous l'avons montré. La seconde est plus près de la vérité ;
mais, ne sachant pas que les passions s'ordonnent elles-mêmes
quand on en connaît la loi, c'est toujours dans la répression que
l'on clierche la solution. Enfin l'abandon à toutes les passions est
impossible en civilisation. La solution de Fourier est bien en effet
l'abandon libre aux passions, mais à la condition d'en découvrir la
loi et le mécanisme. II ne s'agit pas de changer les passions, mais
d'en changer la marche, — elles tendent d'elles-mêmes à la con-
corde. Les ûiaux qu'on leur impute ne viennent pas d'elles, mais
du milieu social, c'est-à-dire du mode de leur application. C'est ce
mode qu'il faut chercher. Nous avons découvert le principe, à savoir
l'attraction passionnelle. 11 faut chercher maintenant le mécanisme,
c'est-à-dire le moyen, passer de la théorie à la pratique, du pro-
blème philosophique au problème économique et social.
III.
Nous venons d'étudier la première théorie de Fourier, à savoir
l'attraction passionnelle : nous avons maintenant à exposer la se-
conde, la théorie de l'association ; mais, entre les deux et pour
passer de l'une à l'autre, il y a une théorie intermédiaire qui appar-
tient encore à la philosophie du système : c'est celle du mécanisme
passionnel. Le mécanisme passionnel et l'association domestique-
agricole sont deux doctrines liées l'une à l'autre; l'une est la clé
de l'autre. Car c'est le mécanisme des passions qui conduit néces-
sairement à la vraie théorie du mécanisme social.
Pour comprendre le mécanisme passionnel, il faut d'abord étu-
dier les passions, qui sont les modes ou espèces de l'attraction
passionnelle. Celte attraction est l'impulsion donnée par la nature
avant toute réflexion, et persistant malgré toutes les protesta-
tions de la raison. Autant il y a d'impulsions de ce genre, autant
il y a de passions primitives. Suivant Fourier, il y en a douze,
lesquelles se ramènent à trois principes ou foyers d'attraction.
En premier lieu, l'homme est porté au « luxe. » Fourier entend
par là le goût du bien-être intérieur ou extérieur, santé ou
richesse : c'est là une première classe de passions. En second lieu,
l'homme est né sociable et porté à former des groupes et des réu-
nions : c'est le principe de la seconde classe. Jusque-là, rien de
bien nouveau, rien qui n'ait été dit par tous les observateurs du
cœur humain, par tous les morahstes ou psychologues. Mais voici
LE SOCIALISME AU XIX® SIÈCLE. 635
ce que Fourier considère comme le nœud de son système, et comme
sa grande invention sociale : c'est que l'homme n'est pas seulement
porté à former des groupes, il l'est aussi à former des « séries; »
non-seulement il obéit à certaines impulsions, appelées passions ;
mais ce que les philosophes n'ont pas vu, c'est que, parmi ces pas-
sions, il en est un certain nombre dont la fonction est précisément
d'établir entre les aut)*es un certain ordre, un certain mécanisme,
et d'en rendre possible le libre essor. C'est la découverte de ce
troisième foyer d'attraction qui constitue l'originalité de la psycho-
logie de Fourier, et qui contient implicitement la solution du pro-
blème social.
Quelles sont les diverses passions qui se rattachent à ces trois
grandes sources d'attraction? Le bien-être extérieur ou intérieur,
objet du premier groupe, n'est autre chose que la satisfaction des
sens; et comme il y en a cinq, il y aura donc cinq passions fonda-
mentales qui réunies composent ce que Fourier appelle dans sa ter-
minologie barbare le luxisme. En second lieu, la tendance sociale
ou affection que Fourier appelle le groupisme donne lieu à quatre
passions principales, parce qu'il y a lieu à former quatre espèces
de groupes. Ou bien nous nous réunissons par choix libre ou sym-
pathie de caractère : c'est ce qu'on appelle l'amitié; ou bien par
l'intérêt commun ou similitude d'occupation : c'est l'esprit de corps,
ou, suivant Fourier, « lien corporatif, » mobile qu'il confond avec
l'ambition, parce que l'ambition peut être collective ou individuelle;
collective lorsqu'on veut la supériorité de sa corporation sur les
autres: de ce genre est l'ambition du clergé; individuelle, lors-
qu'on cherche la supériorité dans sa corporation propre. En troi-
sième lieu, les groupes sont formés par l'attrait des sexes : et c'est
la passion de l'amour; d'où naît un quatrième groupe, à savoir la
famille, reposant sur un ensemble d'affections que Fourier appelle
familisme. 11 y a donc dans la seconde classe quatre passions fon-
damentales : l'amitié et l'ambition, l'amour et le familisme.
On remarquera que, parmi les passions fondamentales, Fourier
ne range pas le patriotisme. Sans qu'il s'explique sur ce point, on
est autorisé à supposer qu'il considérait cette passion comme appar-
tenant à l'ordre civilisé et subversif. La nature humaine étant la
même partout, il n''y a pas lieu à la diviser en peuples diiférens.
La patrie, dans le système de Fourier, c'est la commune sociétaire,
la phalange. L'amour de la patrie sera donc l'amour de la pha-
lange : il sera la résultante naturelle de toutes les passions, la pha-
lange étant le vrai milieu où elles peuvent se satisfaire.
Nous venons de constater l'existence de neuf passions fondamen-
tales ramenées à deux types, l'amour du bien-être et la tendance aux
groupes. Supposons maintenant un état de choses où ces neuf pas-
636 REYUE DES DEUX MONDES.
sions, c'est-à-dire toutes nos passions sensitives ou affectives, trou-
vant leur satisfaction, où les sens et le cœur soient à la fois satis-
faits, cet état est ce qu'on appelle le bonheur. Le bonheur, suivant
Fourier, doit être « bi-composé; » c'est-à-dire qu'il doit être, d'une
part, composé, à la fois sensuel et spirituel; en second lieu, qu'il
doit nous fournir, à chacun de ces deux points de vue, une double
jouissance, c'est-à-dire deux jouissances des sens et deux jouis-
sances de l'âme; et encore n'est-ce là qu'un minimum, car l'homme,
selon Fourier, est capable de a plaisir puissantiel, » c'est-à-dire de
plaisir cumulé.
Or, nous avons vu précédemment que Dieu nous doit le bonheur
et qu'il eût été un bien mauvais mécanicien s'il nous avait donné
le désir du bonheur sans le moyen de le satisfaire. Gomment ré-
soudre le problème? D'un côté en effet, le bonheur est dans la
satisfaction des passions, ou comme s'exprime Fourier dans (d'essor
continu et intégral des passions radicales. » D'un autre côté, dans
l'ordre social tel que nous le connaissons, les passions sont a des
tigres déchaînés, des êtres démoniaques. » D'où l'on a conclu
qu'elles étaient nos ennemis naturels et qu'il fallait les détruire ou
les réprimer. C'était mal conclure, car sont-ce bien nos passions
qui sont nos ennemis? Ne serait-ce pas plutôt le milieu dans lequel
elles se développent, c'est-à-dire le mécanisme civilisé? A.u lieu de
changer et de détruire nos passions, ce que l'on n'a jamais pu faire,
ne serait-ce pas le mécanisme lui-même qu'il faudrait changer?
Si les philosophes avaient mieux étudié la nature humaine, ils
auraient trouvé dans nos passions elles-mêmes la loi de leur mé-
canisme naturel. Ils auraient vu qu'il y a en nous des passions,
qu'ils ont appelées des vices, parce qu'ils n'en comprenaient pas la
raison d'être et le but, et qui tendent précisément à l'harmonie des
autres passions : ce sont celles qui forment le troisième groupe ou
foyer d'attraction, tendant à la formation des a séries, » et que
Fourier appelle sériisme. De plus, comme ces passions ont pour
objet propre de déterminer le mécanisme des autres passions, Fou-
rier les appelle mécanisantes], enfin, comme elles mettent un certain
ordre, un certain rythme dans le jeu des autres ressorts, il les
nomme aussi disiributives. Quelles sont ces trois passions pivo-
talcs, qui jouent un rôle si considérable dans la théorie de Charles
Fourier? Nous le verrons tout à l'heure; mais, puisqu'elles se rat-
tachent toutes trois à un foyer principal qui est le sériisme, puis-
qu'elles tendent à la formation des séries, demandons-nous ce que
c'est qu'une série dans la mécanique phalanstérienne.
Reprenons encore une fois le problème à résoudre. Le voici :
assurer à toutes nos passions le libre essor dans leur jeu interne
et externe, c'est-à-dire permettre à chaque homme la satisfaction
LE SOCIALISME AU XIX® SIÈCLE. 637
de toutes ses passions sans se nuire à soi-même et sans nuire
aux autres : tel est le problème dont la loi sériaire ou le mécanisme
sériaire nous donne la solution.
La loi sériaire est une loi de la nature, c'est la loi que Dieu lui-
même a employée dans la formation des êtres. Les diiïérens règnes
naturels sont en effet groupés par séries. Ce sont ces groupes qui
ont permis ies classifications des naturalistes. Les animaux rangés
par divisions et sous-divisions, depuis les embranchemens jusqu'aux
variétés, forment une échelle et une hiérarchie. Ce que l'on appelle
la méthode naturelle n'est autre chose que le travail par lequel le
naturaliste essaie de reproduire dans ses cadres cet ordre et cette
hiérarchie. Si Dieu a appliqué cette loi au règne aniuial, pourquoi
ne l'aurait-il pas appliquée au genre humain? Gomme il y a une série
animale, pourquoi n"y aurait-il pas une série passionnelle? L'homme
serait-il « hors d'unité avec l'univers? » Il y aurait donc duplicité
de système; rien ne serait plus contraire au principe de l'économie
de ressort.
Gomment se représenter cependant la série appliquée aux pas-
sions ? Le voici : « La série passionnelle, dit Fourier, est une ligue,
une affiliation de diverses petites corporations dont chacune exerce
quelque espèce d'une passion, qui devient passion de genre pour
la série entière. Par exemple, vingt groupes cultivant vingt sortes
de roses forment une série de résistes quant au genre, et de blancs-
rosistes, de jaunes-rosisies, de mousse-rosistes quant aux espèces. »
On se demandera en quoi la loi sériaire est un moyen d'établir l'ac-
cord et l'harmonie des passions, et par conséquent d'assurer le
bonheur. G'est que l'harmonie des passions n'est possible qu'à
deux conditions : la première, c'est que les passions soient nom-
breuses; la seconde, qu'elles soient graduées : cette seconde condi-
tion suppose la première, car il est impossible de graduer les pas-
sions s'il n'y en a pas un grand nombre.
Supposons en effet un petit nombre de passions qui ne soient
pas divisées en sous-passions, celles-ci subdivisées à leur tour en
nuances de plus en plus faibles; dans ce cas, nul accord possible.
Entre deux extrêmes point de transition, et par conséquent point
de transaction ; même un seul moyen terme ne suffirait pas : de là
lutte et discorde allant jusqu'à l'animosité. Supposons, dit Fou-
rier, qui aime à emprunter tous ses exemples à la cuisine, suppo-
sons trois personnes dînant ensemble. L'une aime le pain très salé,
l'autre demi-salé, l'autre point du tout. Nul accord possible, en
supposant qu'il n'y ait qu'un pain à se partager. Supposons au con-
traire trente personnes aimant chacune le pain à un degré de cuis-
son ou de salaison différente; aussitôt il s'établira des groupes,
des sous-groupes qui se feront contrepoids les uns aux autres, qui
638 REVDE DES DEUX MONDES.
lutteront les uns contre les autres, mais qui se soutiendront aussi ;
nul ne se sentira isolé. Il puisera sa force dans le groupe dont il
fait partie ; et dans ce groupe même, il aura des alliés et des rivaux
qui exciteront et soutiendront son activité et lui feront produire
tout ce dont il sera capable.
Cette division en groupes et en sous- groupes est donnée par la
nature. Elle se forme spontanément partout où il y a réunion
d'hommes. Dans toute assemblée politique, il y a un centre et deux
extrémités; et bientôt même ce centre et ces extrémités se subdi-
visent, et il se forme des groupes intermédiaires. C'est ainsi éga-
lement que, dans une armée, i! y a un centre et deux ailes, et des
liaisons intermédiaires qui tiennent ces trois groupes en communi-
cation.
Appliquez cette loi aux passions, vous avez la série passionnelle.
Moins il y aura de passions intermédiaires, plus il y aura de luttes,
de discordes et de haines sans contre-poids. Plus au contraire il y
aura de passions intermédiaires, plus il sera facile de tempérer les
discords par les accords et de tout fondre dans une harmonie
générale comme dans un orchestre. De là ce principe qui résume
tout le mécanisme sériaire : « Tous les goûts sont bons, pourvu
qu'on puisse composer une série régulière, échelonnée en ordre
ascendant et descendant, et appu^^ée aux deux extrémités par des
goûts mixtes. »
On doit donc se représenter la série sociétaire de Fourier comme
une armée composée de corps différens : chacun de ces corps sub-
divisé à son tour en corps subordonnés, régim.ens , bataillons,
compagnies, etc. ; ces armées étant toutes consacrées à la pro-
duction, à la manutention, à la distribution, à la consommation.
Il y aura donc des groupes producteurs, des groupes distribu-
teurs, des groupes consommateurs, chacun d'eux formé spontané-
ment par l'attrait. On demandera s'il y a des goûts pour toutes les
occupations. Fourier a répondu d'avance par son grand théorème
« des attractions proportionnelles aux destinées. » Tout ce que
l'homme est appelé à faire par la nature trouve dans sa nature
même un attrait qui l'y pousse et qui l'y convie. Autrement Dieu
aurait fait une œuvre contraire à elle-même.
Maintenant que nous connaissons la loi sériaire, nous sommes
en mesure de comprendre le mécanisme passionnel. On voit tout
d'abord que le problème de mettre d'accord les passions avec elles-
mêmes se confond avec le problème de la plus grande production
possible de l'activité humaine, et de la meilleure distribution pos-
sible des produits. Pourquoi en effet les hommes se haïssent-ils ?
C'est qu'ils n'ont pas en assez grande abondance les produits qui
doivent satisfaire leurs besoins, et que ces produits sont mal dis-
LE SOCIALISME AU XIX^ SIECLE. 63Ô
tribués. Ainsi le problème philosophique et moral de l'harmonie
des passions n'est autre en réalité que le problème économique
de l'organisation du travail. Or ce problème, la nature l'a résolu
pour nous en nous donnant trois passions fondamentales qui ont
pour office propre de déterminer et dérégler le mécanisme sériaire.
Ce sont les passions mécanisantes et distributives que nous avons
déjà signalées, mais qu'il nous reste à décrire et à nommer. Ces trois
passions que Fourier appelle « des ressorts m sont la cabaliste, la
papillonne et la composite. La cabaliste est l'esprit de rivalité et
d'intrigue si funeste dans l'état de civilisation, mais quia sa raison
d'être dans le dessein de la Providence : « Pourquoi Dieu, dit Fou-
rier, a~t-il rendu les hommes si enclins à l'intrigue, et encore plus
les femmes ? C'est parce que dans l'ordre sociétaire tout homme,
femme, enfant doit être membre de trente, quarante, cinquante
séries, y épouser chaudement l'esprit de parti, les cabales... Une
série ne souffre pas de sectaire modéré : elle a horreur de la modé-
ration. Qu'en arrive-t-il ? Que ses ouvrages sont de niveau avec la
véhémence de ses passions. » La papillonne est « le besoin de va-
riétés périodiques, situations contrastées, changemens de scènes,
incidens piquans, nouveautés propres à créer l'illusion, à stimuler
sens et âme à la fois. » Enfin la composite est la passion qui recher-
che la composition des plaisirs, ou, comme s'exprime Fourier,
(c l'amorce composée » , à savoir la réunion des plaisirs des sens
à ceux de l'âme.
Ces trois passions mécanisantes ou ressorts agissent par le moyen
d3 trois leviers qui sont : l' échelle compacte, les courtes séances et
l'exercice j^arcellaire. La compacité ou échelle compacte consiste
dans (' le rapprochement des variétés cultivées par des groupes con-
tigus. Par exemple, sept groupes qui cultiveraient des poires très
différentes ne pourraient former une série passionnelle. Ces groupes
n'auraient ni sympathie, ni antipathie, ni rivalité, ni émulation,
faute de rapprochement. La cabaliste n'y aurait point son essor. » Il
faut donc des groupes compacts, où tous les intermédiaires soient
représentés. Le principe des courtes séances s'explique assez par
lui-même. Les plus longues ne dépasseraient pas deux heures.
Sans cette disposition en effet, un individu ne pourrait s'engager
dans une trentaine de séries, comme il est nécessaire pour le jeu
de la cabaliste. Le principe des courtes séances correspond à la
passion de la papillonne. Enfin l'exercice parcellaire est la troisième
condition ou troisième levier. D'après ce principe, le travail de cha-
cun doit se borner à telle parcelle de fonctions : c'est la division du
travail poussée à l'extrême. Le troisième levier sert à satisfaire la
passion de la composite, en permettant, grâce à la facilité du
6ZiO REVUE DES DEUX MONDES.
travail, de cumuler le plaisir matériel et le plaisir de l'esprit (con-
versations, jeux, etc.).
L'action de ces six moteurs, ressorts et leviers, est inséparable.
Les ressorts sont causes, les leviers sont effets. Par leur action com-
binée, le problème du mécanisme passionnel est résolu. En effet,
le jeu interne des passions est garanti. Toutes peuvent se donner
essor sans se nuire les unes aux autres. Toutes les passions sen-
sibles peuvent se donner carrière, car toutes sont utiles ; en même
temps les passions affectives sont satisfaites par la formation des
groupes, et les trois procédés signalés donnent satisfaction aux pas-
sions mécanisantes. Ainsi nous savons par quel moyen passer de
l'attraction passionnelle à l'association, du principe à l'application.
Il nous reste à expliquer dans ses lignes générales la seconde
théorie de Fourier, son plan d'organisation du travail : c'est la
partie la mieux connue de sa théorie.
Dans l'état actuel, le ménage, l'industrie, le commerce, l'agricul-
ture, tout est morcelé. Chaque famille a son ménage, chaque com-
merçant sa boutique, chaque industriel son atelier, chaque cultiva-
teur son champ. Chacun travaille isolément et jouit isolément. A
cet ordre de choses qu'il appelle « l'ordre morcelé, » Fourier pro-
pose de substituer « l'ordre combiné, » c'est-à-dire l'exploitation et
la consommation par association. Soient quatre cents familles qui,
dans l'état actuel, ont quatre cents ménages différens : il s'agit de
les réunir en un seul ménage, de substituer à quatre cents ateliers
un seul atelier, subdivisé en groupes de fonctions; à quatre cents
champs séparés, un seul territoire à exploiter en commun, et ainsi
de suite. 11 s'agit en un mot de transformer les salariés en coïnté-
ressés et coassociés.
Telle est l'idée fondamentale de Fourier en matière d'organisa-
tion sociale. Il reconnaît que cette idée n'est pas de lui, et il fait
honneur à quelques capitalistes, notamment à M. Cadet de Vaux,
d'avoir compris l'immense économie de frais généraux que produi-
rait ainsi la substitution d'une seule entreprise combinée à quatre
cents entreprises morcelées. Mais, suivant lui, les avantages de
l'association n'avaient été reconnus que dans l'intérêt du capital, et
bien loin de profiter à tous, ce n'était encore là que le principe
d'une nouvelle féodalité. Pour lui, il s'agissait non pas d'associer
les capitaux, mais d'associer les familles, les ménages; c'est pour-
quoi il appelle son système : association domestique. On dit qu'il
n'est pas possible de faire vivre d'accord trois ménages ensemble.
Trois, non; mais quatre cents, oui; car la multiplicité produit les
accords en même temps que les discords. La variété des goûts en-
tretient l'intrigue nécessaire aux perfectionnemens de l'industrie,
LE SOCIALISME AU XlX" SIÈCLE. 6H
s'il y a assez de goûts pour former des ligues, c'est-à-dire des
groupes associés. De plus, cette association doit être agricole. C'est
en effet à l'agriculture que ce système s'applique particulièrement.
Ce sont les travaux de la campagne qui se prêtent le mieux à la
formation de séries et de groupes, aux alternances, aux engre-
nages, à tous les mouvemens en un mot qu'exige la loi du méca-
nisme sériaire.
Mais de là même naissait pour le système une difficulté que Fou-
rier ne résolvait pas et qu'il n'a pas même examinée. En supposant
qu'il s'appliquât en effet à l'agriculture, était-il également appli-
cable à l'industrie manufacturière et commerciale?/! priori^ sans
doute, il n'y a rien là d'impossible. Mais il se présente ici des dif-
ficultés particulières qui eussent mérité l'examen. En effet, dans
Fourier les exemples de séries sont toujours pris à l'agriculture, et
surtout au jardinage. C'est toujours la série des jjoirisles, des ro-
sistes, etc., que l'on nous propose comme modèles. On ne réfléchis-
sait pas assez que la série soi-disant passionnelle se calquait tout
simplement sur la série végétale donnée par l'histoire naturelle. La
nature et l'art ayant créé des variétés de roses, des variétés de
poires, on supposait (arbitrairement d'ailleurs), que la passion des
roses et des poires se subdivisait en autant d'espèces qu'il y avait
de variétés. Mais en est-il de même dans l'industrie? Peut-on di-
viser la passion en proportion de la division du travail? Y a-t-il
des gens qui aiment la tête d'une épingle, et d'autres qui en aiment
la pointe? De plus, l'industrie se prête-t-elle comme l'agriculture
aux courtes séances, aux alternances, à tous ces jeux du travail
attrayant qui eussent fait du phalanstère, suivant Fourier, un vé-
ritable paradis, si toutefois le changement perpétuel est aussi
agréable qu'il se le figurait? L'industrie veut au contraire la conti-
nuité, la répétition incessante. L'extrême habileté y résulte de l'ex-
trême spécialité. Quoi qu'il en soit de cette critique, une réunion de
quatre cents familles liées en séries et en groupes industriels, ex-
ploitant une lieue carrée du sol, sous le gouvernement d'une ré-
gence, est ce que l'on appelle une « phalange, » et la ville ou le
village habité par la phalange s'appellera a phalanstère. »
Pour bien comprendre l'as-o.iation phalanstérienne, comparons-la
à l'association saint-simonienne? Il y a deux différences principales.
D'une part, la phalange est une association libre fondée dans une
société quelconque par l'initiative privée, tandis que l'association
saint-simonienne enveloppe nécessairement la société tout entière.
Fourier a toujours demandé ce qu'il appelait une « épreuve locale, »
pensant que l'attrait seul suffirait pour entraîner le reste des hommes :
deuxou trois ans devaient suffu-e pour convertir le globe tout entier.
TOME XXXV. — 1879, 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
Le saint-simonisme, au contraire, supposait une révolution sociale
et une prise de possession du gouvernement. En second lieu, le
saint-simonisme supprimait la propriété du sol et le capital. Il ne
restait plus que des fonctionnaires. Dans le phalanstère, au con-
traire, les associés ne sont pas fonctionnaires, mais actionnaires.
A moins de dire qu'une action de chemin de fer n'est pas une pro-
priété, on doit reconnaître que la mise en actions d'une lieue carrée
de territoire, assurant à chacun un dividende proportionnel à son
apport, ne change en rien les conditions fondamentales de la pro-
priété actuelle.
Le phalanstère ne supprime donc pas la propriété, mais il résout,
du moins Fourierle croyait, l'antinomie entre la grande et la petite
propriété. Cette antinomie se concilie par le système de « la pro-
priété combinée. » Le phalanstère résout aussi les antinomies sou-
levées par la division du travail, par les machines, par la concur-
rence, et il est permis de dire que la célèbre méthode qu'un autre
socialiste fameux, Proudhon, a employée plus tard avec fracas, la
méthode des antinomies, résolues par une synthèse supérieure, est
déjà en principe dans Fourier, non pas qu'il ait employé cette
méthode trichotomique, mise à la mode par Hegel, et dont Prou-
dhon a fait un usage si sophistique ; c'est le fond du système,
sinon la forme que l'on trouverait dans Fourier. 11 a même encore
cette supériorité sur Proudhon, que celui-ci excellait sans doute à
mettre en contradiction la thèse et l'antithèse, mais était absolu-
ment négatif et muet quand arrivait la synthèse, tandis que Fou-
rier avait une solution, chimérique sans doute, mais positive, et
qu'il proposait avec une entîère sincérité.
L'idée fondamentale du phalanstère étant indiquée, rappelons
brièvement les idées qui s'y rattachent. 11 y en a quatre princi-
pales : le travail attrayant; — le triple ou quadruple produit; — le
minimum garanti; — la répartition proportionnelle. Ces théories
sont trop connues pour que nous y insistions. Bornons-nous à quel-
ques mots sur le fameux principe du travail attrayant.
La théorie des séries a pour conséquence nécessaire celle du
travail attrayant. Suivant Fourier, il n'y a aucune passion primor-
diale qui nous porte au travail ; mais il n'y en a aucune qui nous
en éloigne. iNul n'aime travailler pour travailler; mais nul ne se
refuse à travailler lorsqu'il y trouve la satisfaction d'une passion.
Or, dans le phalanstère chacun choisissant spontanément l'occupa-
tion qui lui agrée le plus, la variant sans cesse, sans aller jusqu'à
la lassitude, enfin étant exalté par la double impulsion des sens et
de l'âme, travaille avec plaisir, tandis que dans la civilisation le
travail est une contrainte. On dit que le travail sera toujours^, quoi
LE SOCIALISME AU XIX^ SIÈCLE. 643
qu'on fasse, une fatigue. Mais tel homme qui passe pour paresseux
emploiera toute sa journée à la chasse, et souvent sans résultat.
Ainsi on ne recule devant nulle fatigue, souvent sans résultat. C'est
donc en excitant la passion qu'on excitera au travail. Ainsi, sui-
vant Fourier, la paresse n'est pas une passion primordiale et simple :
c'est le contre-coup de la subversion de nos penchans naturels.
Reste la question des travaux répugnans. Fourier croit résoudre
la difficulté en faisant remarquer le goût des enfans pour la malpro-
preté. Il croit qu'en utilisant ce goût et en exaltant le sentiment de
l'honneur, on arrivera à faire produire par goût ce qui nous
paraît aujourd'hui affreusement répugnant. Telle est la théorie
célèbre des « petites hordes », dont on s'est tant amusé et sur
laquelle il est inutile d'insister.
11 y a beaucoup de vérité psychologique dans les vues de Fou-
rier sur le travail attrayant; néanmoins sa démonstration est encore
bien vague, et notamment on peut y signaler une équivoque per-
pétuelle et singulière entre les goûts de consommation et les goûts
de production, et une conclusion illégitime des uns aux autres.
Il croit que parce qu'on a du goût à jouir d'une chose, on a par là
même du goût à la produire. Il choisit pour exemple le goût que
les uns ont pour le pain salé, les autres pour le pain demi-salé,
d'autres enfin pour le pain sans sel. Soit; admettons ces trois es-
pèces de goût; s'ensuit-il qu'il y ait des gens qui aient du plaisir à
faire du pain sans sel et d'autres à faire du pain salé? La présence
ou l'absence du sel a de l'importance pour celui qui jouit, mais
n'en a aucune pour celui qui fabrique; et en général, de ce que
j'aime à jouir d'une chose, il ne s'ensuit pas que j'aie du plaisir à
la produire. Faire un bon repas n'est pas la même chose que faire
la cuisine; le plus gourmet ne sera pas nécessairement le meilleur
rôtisseur. Quand il s'agit de jouir, il n'y a à tenir compte que du
plaisir; quand il s'agit de produire, il faut tenir compte de la dif-
ficulté. Il y a même des goûts où il est impossible de se satisfaire
soi-même : par exemple, celui qui aime les beaux vers et les beaux
tableaux, ne sera pas pour cela un grand peintre ou un grand poète.
Ainsi les deux séries des consommateurs et des producteurs ne se
répondent pas l'une à l'autre, et cependant Fourier choisit presque
toujours pour exemple les groupes de consommation, parce que
là, en effet, il est bien plus (acile de comparer des séries graduées.
Ce qu'il eût fallu prouver, ce n'est pas que tous les goûts sont
bons, mais qu'il y a des goûts et même des passions pour toutes
les espèces et toutes les subdivisions de ti'avail qui sont nécessaires
à l'homme, et que ces goûts sont plus nombreux en raison de l'uti-
lité ou de la nécessité des travaux. Or Fourie" ne s'est jamais occupé
de ce côté de la question. Il suppose toujours que, par cela seul que
65 Zi REVUE DES DEUX MONDES.
j'aime les roses, j'aurai du plaisir à produire des roses, sans réflé-
chir que pour jouir d'une rose il me suffît de respirer, tandis que
pour la produire il me faut faire un travail considérable, qui peut
même n'être pas suivi d'effet. Fourier n'a jamais vu dans l'homme
que le plaisir; il n'y a pas vu l'effort, ou plutôt il a cru pouvoir sup-
primer l'un à l'aide de l'autre; c'est une grave erreur en psychologie.
Fourier est venu échouer contre le même écueil qu'Enfantin :
je veux dire le problème des sexes. C'est que dans notre société
il est beaucoup plus dangereux encore de toucher à la famille qu'à
la propriété. Tant qu'il s'agit de satires, de peintures de mœurs,
fussent-elles dures et sévères jusqu'à la dernière exagération, ou
violentes jusqu'à la crudité et au cynisme, on applaudit parce qu'on
aime à voir flageller les vices, et aussi par une certaine complicité
secrète de libertinage qui trouve son compte dans la p' iriture même.
Mais dès qu'il s'agit de toucher à cet ordre de choses, quelque
hypocrite qu'on le suppose, fort arbitrairement d'ailleurs, on vient
se heurter contre des répugnances invincibles. Il y a d'ailleurs une
sorte de contradiction à s'armer des désordres qui peuvent existera
tel ou tel degré pour en conclure une liberté absolue, en un mot,
à généraliser le désordre pour le supprimer.
Fourier a bien senti le danger de cette partie de ses théories.
Aussi a-t-il employé, ainsi que son école, le même biais qu'Enfan-
tin. 11 a déclaré la question à l'étude, et, tout en la résolvant d'a-
vance de la manière la plus libre, il a ajourné l'application de ses
vues à une période indéterminée. En d'autres termes, pour parler
familièrement, il a renvoyé le problème aux calendes grecques.
Mais il n'en avait pas le droit. Si, en effet, le système est vrai, toutes
nos passions!, même celle-là, doivent trouver leur satisfaction dans
la liberté. Or, comment accorder cette liberté à la passion sans
tomber dans la promiscuité? Et comment cette liberté pourrait-elle
ne pas aboutir, comme elle a toujours fait, à l'esclavage de la
faiblesse par la force, c'est-à-dire de la femme par l'homme? Enfin,
comment une passion si exclusive, si jalouse, si dominatrice, pour-
rait-elle être abandonnée à elle-même sans donner lieu aux luttes
et aux haines que l'on prétend supprimer? Sans doute Fourier ne
détruit pas la famille dans son phalanstère : il la laisse subsister
pour ceux qui en ont le goût. Mais ce goût, il ne l'a pas lui-même.
Il parle de la famille en vieux garçon. Il ne voit dans les petits enfans
que des objets malpropres et insupportables. Il n'a aucune idée du
chez soi, le home des Anglais. Les sontimens si doux et si charmans
de la vie domestique lui sont absolument étrangers. C'est encore à
ces habitudes cyniques de vieux garçon qu'il faut attribuer ses juge-
mens satiriques sur les femmes, et cette sorte d'hallucination qui
lui fait voir partout des maris de Molière. La vie réelle nous offre
LE SOCIALISME AU XTX* SlÈfXE. 6/15
heureusement des tableaux très difîérens. Je n'insisterai pas d'ail-
leurs sur ces tableaux que l'école pha'anstérienne a toujours laissés
dans l'ombre. Contentons-nous de dire que toute doctrine qui pré-
ten !ra toucher à la famille est par là même frappée de mort.
Cette vérité est démontrée aujourd'hui par un double exemple. Je
n'examinerai pas s'il y aurait lieu d'introduire ou de repousser telle
institution qui existe dans d'autres états de l'Europe, par exemple,
le divorce. J'y suis opposé pour ma part ; mais c'est une question
ouverte. Quant à ce qui est de toucher au principe de la monoga-
mie, il y a là une force traditionnelle si puissante, que c'est une
suprême imprudence d'y toucher. Toute polygamie, sous quelque
forme qu'elle se présente, entraînera toujours un double péril :
l'abaissemf nt et l'asservissement de la femme; l'abandon des
enfans. Sur ce point, l'école de Fourier comme celle de Saint-Simon,
s'est jetée tout à fait en dehors de la vérité.
Quant à la théorie sociale de Fourier, malgré les chimères dont elle
est remplie, elle mérite cependant un sérieux intérêt. De tous les
socialistes de notre siècle, Fourier nous paraît le premier et le plus
remarcjuable. C'est lui qui a le plus d'idées, et d'idées ingénieuses.
Son système est un peu grossier à la vérité, et l'élément matériel
y joue un trop grand rôle; mais cela tient surtout à la nature
vulgaire et prosaïque de son imagination. Mais ses idées en elles-
mêmes n'ont rien de vtilgaire; elles ont même une certaine gran-
deur. La théorie de l'attractii n passionnelle et le principe des attrac-
tions proportionnelles aux destinées ont droit à une place dans
l'histoire des idées morales. En économie sociale, sa découverte
a été le principe de l'association que l'on peut dégager de la
forme particulière et utopique qu'il lui a donnée, et qui est appelé
à jout r un rôle de plus en plus grand dans l'économie sociale.
Quelle est précisément la part de Fourier dans la découverte de ce
principe? C'est ce qu'il n'est pas facile de dire: mais cette diflîculté
se trouve à chaque pas dans l'histoire de la philosophie pour toutes
les grandes idées. On ne peut jamais en signaler avec certitude
l'inventeur. Quant à la valeur réelle et aux limites du principe d'as-
sociation, ce sera l'expérience qui prononcera. Mais les consé-
quences fussent-elles moins étendues qu'on ne l'avait cru et que
Fourier ne se l'était imaginé, c'est un démenti auquel doivent s'at-
tendre la plupart des inventeurs. Il n'est pas question d'ailleurs de
plaid-r pour l'utopie du [)halanstère qui est bien et pour toujours
ensevelie dans l'histoire ; mais il est permis de dire que l'auteur
de cette chimère a été un fou de beaucoup d'esprit.
Paul Janet.
LE
MARÉCHAL DAVOUT
SA JEUNESSE, SA VIE PRIVÉE
d'apkès de nouveaux documens
Le Maréchal Davout, prince cVEchmiihl, raconté par les siens et par lui-même, par
M"'^ la marquise de Blocqueville, 2 vol. Paris, 1879; Didier.
La révolution française, selon toute apparence, n'a plus guère
de secrets à nous découvrir; tous ses témoins importans, ou à peu
près, ont été entendus, et ses dernières révélations importantes
ont été faites, il y a déjà trente ans, avec les papiers de Mirabeau
et la correspondance échangée entre le célèbre tribun et le comte
de La Marck. C'est au tour du premier empire maintenant de lever
les derniers voiles dont une grandeur jalouse voulut que la vérité
fût recouverte pour le plus grand profit de son autorité et le plus
grand éclat de sa gloire. Jusqu'à une date récente, les panégyristes
ont eu seuls la parole sur cette mémorable époque; le premier
empire a eu cette singulière fortune que le bien qu'on en pouvait
dire a été dit tout de suite, et a été dit seul, sans contradiction
sérieuse ni démenti de quelque valeur, en sorte que, sous l'in-
fluence de cette apologétique passionnée, la légende napoléonienne
s'est emparée aussi sûrement de l'opinion des classes lettrées qu'elle
s'était emparée déjà de la foi naïve des classes populaires. Le règne
de cette période exclusivement apologétique estdésoruiais terminé,
et comme rien ne saurait arrêter la divulgation de la vérité lorsque
l'heure en est venue, c'est sous le second empire même, si intéressé
pourtant à maintenir l'opinion reçue, que nous avons vu commencer
pour l'ère napoléonienne l'époque critique. A la correspondance olTi-
LE MARECHAL DAVOUT, Qk7
cielle de Napoléon, recueillie et éditée par les soins du gouverne-
ment impérial,, répondirent la correspondance du roi Joseph, si
remplie de récriminations douloureuses contre le despotisme fra-
ternel, les plaidoyers habilement accusateurs des Mémoires de Mar-
mont, les récits discrètement acerbes du général Miot de Mélito.
Depuis lors nous avons eu les Mémoires du général Philippe de
Ségm', qui sut allier à l'admiration la plus fervente pour le maître
de son choix l'équité la plus sévère. L'époque actuelle, on sait par
quel concours de circonstances, est singulièrement favorable à toute
divulgation qui permettra de continuer cette enquête contradictoire
commencée sous le second empire et en dépit de lui ; on a pu le
voir tout récemment à la curiosité éveillée par les spirituels récits,
publiés ici même, où M"^' de Rémusat a. pour ainsi dire humanisé le
bronze impérial en en dévoilant les faiblesses, voire même les peti-
tesses intimes. Tout document nouveau pourvu qu'il porte la marque
de Tauthenticité, tout témoignage pourvu qu'il émane d'une source
directe, seront sûrs d'être bienvenus auprès du public contempo-
rain. Les papiers et la correspondance du prince d'Eckmtihl, publiés
par sa plus jeune fille, viennent donc bien à leur heure; ils y vien-
nent doublement bien, et parce qu'ils introduisent devant nous un
des plus grands personnages du premier empire, et parce qu'il y a
pour un Français d'aujourd'hui un intérêt très particulier à con-
naître de près le vaillant homme par qui la Prusse fut écrasée,
plus que par aucun autre, en 1806, et qui, selon le mot heureux
de Lamartine, aurait mérité d'être appelé Davout le Prussique,
comme Scipion portait à Rome le surnom d'Africain.
Ce n'est pas que ces papiers dévoilent rien de très important, au
point de vue politique ou militaire ; mais ils révèlent mieux que cela :
ils révèlent un être moral, une âme pleine de grandeur et un cœur
plein de bonté. Tous ceux qui ont eu l'honneur d'approcher W^^ la
marquise de Rlocqueville, — et ceux-là sont nombreux parmi les
écrivains tant anciens que nouveaux de ce recueil, — savent quel
culte ardent elle porte à la mémoire de son illustre père. Jamais
cette expression de piété filiale, qui donne une portée religieuse au
plus pur des sentimens humains, ne fut justifiée d'une manière plus
noblement touchante. Ce que ce père à peine entrevu a laissé ù sa
fille, c'est mieux qu'un souvenir dont elle a le droit d'être fîère et la
joie de se parer, c'est pour ainsi dire sa présence invisible de génie
protecteur sans cesse réclamé comme appui , sans cesse interrogé
comme conseil. Cette enthousiaste piété filiale a inspiré à M'"* de
Rlocqueville une tentative originale, celle de laisser le maréchal se
révéler lui-même devant la postérité, tel qu'il fut dans le secret de
sa vie privée, par le moyen de ses lettres intimes et les témoignages
des siens. Je dis que la tentative est originale, car elle est jusqu'à
648 REVUE DES DEUX MONDES.
cette heure sans précédens dans la littérature historique qui se rap-
porte au premier empire. Que savons-nous en effet des hommes
marquans de cette époque? En chacun d'eux nous ne voyons que
l'acteur, mais l'homme même nous échappe, impuissans que nous
sommes à le suivre au delà de son rôle officiel et extérieur. Peu
soucieux pour la plupart des choses littéraires et souvent neufs aux
arts sociaux, les compagnons d'armes de Napoléon et les auxiliaires
de sa politique ont laissé échapper un des plus enviables privilèges
de la célébrité, celui d'être leurs propres peintres et de conquérir
ainsi pour leurs personnes autant de sympathie qu'ils avaient
conquis d'admiration ou de respect pour leurs actions. Cette re-
grettable (ttscrétion qu'ils ont gardée sur eux-mêmes a été imitée,
semble-t-il, par ceux qui les entouraient; rares sont les révf^lations
d'un caractère réellement autobiographique qui nous ont été faites
par les témoins du temps, rares les traits anecdoctiques intéies-
sans pour l'étude morale de l'homme. Aussi, tandis que le moindre
officier du règne de Louis XIV ou le plus chétif mondain du règne
de Louis XV nous est connu par le menu dans toutes les amusantes
particularités de sa nature, nous ne voyons jamais les hontmes de
l'empire autrement que dans le feu de l'action, en grand uniforme
militaire, dans un appareil de pompe, et sous une lumière unifor-
mément radieuse de gloire militaire. De là une impression de séche-
resse et d'aridité chez celui qui étudie l'histoire de cette période ;
il trouve, non sans raison, que les oasis rafraîchissantes y font
quelque peu défaut. Voici cependant un de ces vaillans hommes
de guerre, un des plus grands, le plus grand même, au dire des
vrais juges en ces matières, qui se présente à nous dans toute la
simplicité de la vie habituelle, se laisse aborder avec cordialité, et
nous raconte avec uni bonhomie sans préméditation non comiiient
il fut guerrier illustre, mais comment il fut époux, fils, frère et
ami, non comment il sut vaincre, mais comment il sut aimer.
Pascal se moque, dans une de ses pensées, de la ridicule erreur
d'imagination qui nous fait nous figurer Aristole et Platon comme
des pédans en robe longue et en bonnet pointu, tandis que c'é-
taient d honnêtes gens conversant volontiers avec leurs amis. Le
livre qui fait le sujet de ces pages nous rend le service de dissiper
une erreur analogue et nous montre que les héros que nous nous
figurons toujours en casque et en armure sont heureux de déposer
cet attirail de guerre pour sentir de plus près les batieinens des
cœurs qu'ils aiment, et savent vivre avec les hommes sans les ter-
rilier de leur majesté.
Nous nous permettrons cependant de contredire l'auteur sur quel-
ques points. M"^' de Blocqueville a ouvert son livre par une esquisse
plutôt morale que biographique, où elle a rassemblé tous les traits
LE MARECHAL DAVOUT. 649
du caractère du maréchal dans la pensée de répondre à ses détrac-
teurs et de venger sa mémoire des injustices dont il eut à souffrir.
Qu'elle nous permette de lui dire que son imagination nous semble
avoir singulièrement grossi le nombre de ces détracteurs et exagéré
ces injustices. Passe pour les plaintes qu'elle élève contre la con-
duite de Napoléon envers Davout. Il est certain que l'empereur,
nous le savons pertinemment depuis la publication des Mémoires
du général Philippe de Ségur, prit mal son parti de la victoire
d'Auerstaedt, qu'il fit tout ce qu'il put pour en dissimuler l'impor-
tance, et qu'il s'efforça contre toute évidence de la transformer en
un sim|)Ie épisode de la bataille d'Iéna; néanmoins il y eut là, à
tout prendre, plus d'égoïsme encore que d'injustice, et ces manœu-
vres de duplicité n'allèrent pas, le titre de duc d'Auerstaedt en
fit foi, quoique tardivement, jusqu'à priver le maréchal des avan-
tages de sa victoire. Il est certain encore que l'empereur garda
toujours envers Davout quelque froideur; mais cette froideur ne
se traduisit jamais, que nous sachions, par un manque de con-
fiance ou par une marque de défaveur, ou par une dépréciation
quelconque de ses grands talens militaires. Nous comprenons
également les reproches que M'"*^ de Blocqueville adresse au se-
cond empire à propos du singulier oubli qu'il a fait du maréchal
Davout dans la distrit)ution des statues militaires du nouveau
Louvre, car les reproches sont cette fois amplement mérités. Il est
inexplicable en effet qu'un tel homme de guerre ait été oublié dans
une décoration monumentale destinée à représenter les gloires de
l'époque impériale. Quant aux injustices des partis politiques, de
l'opinion et de la postérité, je crois pouvoir assurer à l'auteur que
son zèle filial l'abuse complètement. Jamais personne à ma con-
naissance n'a élevé le moindre doute sur le génie militaire de
Davout et n'a eu l'envie de lui contester l'importance de ses vic-
toires. Qu'nn tel homme ait eu des ennemis et des jaloux, cela n'est
que trop explicable; ce qu'on peut contester, c'est que ces ennemis
aient eu pouvoir de lui nuire, que leurs manœuvres aient eu prise
sur l'opinion et que leurs calomnies aient été seuh-ment connues
d'elle. 11 a encouru à un moment donné la défaveur de la restaura-
tion, mais celte défaveur qu'il devait à sa fidélité à Napoléon n'était
pas, à tout prendre, une injustice. Les actes d'un homme de cet ordre
ne peuvent être pris indifféremment, et il était assez naturel que |e
gouvernement de Louis XVIII eût préféré que le défenseur de Ham-
bourg arborât le drapeau blanc spontanément et sur !a première
rumeur de la chute de Napoléon plutôt que d'en attendre l'ordre
accompagné de la notificatinn officielle de la révolution accomplie.
II est assez naturel encore que la seconde restauration lui ait gardé
quelque rancune de son rôle pendant les cent jours et qu'elle l'ei^it
650 REYUE DES DEUX MONDES,
mieux aimé hors de France avec Louis XVIII qu'en France auprès
de Napoléon. Restent enfin certaines fausses représentations de son
caractère et de son cœur que sa fille réussit sans grand'peine à
détruire; est-elle bien sûre cependant que ces fausses représenta-
tions aient jamais eu un véritable crédit? Le maréchal par exemple
a été dépeint comme brusque, dur, bourru, presque impoh, tandis
qu'il était, nous dit M""' de Blocqueville, la courtoisie même; mais
elle se trompe, si elle croit que cette qualité fut ignorée des contem-
porains. Voici une anecdote que je rencontre dans une biographie
d'Henri Heine récemment publiée en Angleterre. Pendant une de
ses campagnes en Allemagne, le maréchal avait logé dans la fa-
mille d'Henri Heine, et comme on parlait quelques années après,
entre voisins, des généraux de l'empire, le père de Heine, pour
répondre plus victorieusement à certaines attaques, évoqua le sou-
venir de Davout. «Heinrich, dit- il en se tournant tout à coup vers
son fils, n'est-C'3 pas que c'était un aimable homme? » Comme il
est assez improbable que cet Allemand soit le seul contemporain
qui ait remarqué ces qualités aimables du maréchal, on peut regar-
der cette anecdote comme une preuve à peu près certaine que
Davout a toujours été connu pour ce qu'il était, ce qui ne veut
pas dire que les jugemens calomnieux ou erronés lui aient pour
cela manqué. Tout homme qui exerce le commandement est assuré
de faire des niécontens, et certaine note vengeresse de l'auteur
contre un historien contemporain atteste que le maréchal en avait
fait quelquefois.
Cette querelle une fois vidée, il ne nous reste plus qu'à profiter
des documens qui nous sont offerts. Nous aurions peut-être préféré
un autre classement des matières, nous aurions désiré peut-être
des élucidatioiis plus nombreuses, surtout pour toute la partie mili-
taire de ces papiers. Tels qu'ils sont, cependant, ces documens
abondent en faits curieux qui fournissent les élémens d'une histoire
véritablement neuve du maréchal. C'est à ces faits inédits, mal con-
nus, que nous voulons nous attacher particulièrement en nous
imposant la réserve de nous en tenir à ceux-là seulement qui nous
sont racontés, comme dit le titre du livre, par le maréchal même
ou par les siens.
Louis Davout naquit à Annoux, département de l'Yonne, le
10 mai 1770, un peu moins d'une année, par conséquent, après
le grand capitaine dont il devait être un si illustre et si essentiel
lieutenant. Comme un certain orgueil plébéien s'est toujours complu
à voir dans les ducs et princes de l'empire de glorieux parvenus,
fils de leurs propres œuvres, ayant, à l'instar du don Sanche de
Corneille, leur épée pour mère et leur bras pour père, nous allons
étonner peut-être quelques-uns de nos lecteurs en leur apprenant
LE MARÉCHAL DAVOUT. QM
que le vainqueur du duc de Brunswick et du prince Charles n'était
pas unhoiiime d'extraction nouvelle, mais appartenait à une famille
d'ancienne noblesse bourguignonne, qui remonte par actes authen-
tiques au commencement du xiv* siècle et qu'on trouve sous l'éten-
dard des ducs de la maison de Valois mêlée aux guerres de cette
lugubre époque. Son père, Jean-François d' A. vont, qualifié chevalier
et seigneur d'Annoux, était au moment de la naissance de son fils,
ainsi qu'en témoigne l'acte de baptême du maréchal, lieutenant au
régiment de Royal-Champagne cavalerie; sa mère, Adélaïde Minard
de Velars, descendait d'Antoine Minard, président à mortier au par-
lement de Paris sous Henri II, ardent magistrat dont le zèle catho-
lique dans le procès d'Anne Dubourg lui valut d'être assassiné par
une arquebuse protestante en 1559. Louis Davout n'était donc pas
le premier de sa race; l'éditeur des présens mémoires a tenu jus-
tement à l'établir, non dans la mesquine pensée de retirer un nom
glorieux aux classes dont le maréchal épousa et servit la cause,
mais au contraire avec l'intention de rehausser la justice de cette
cause. « Il faut tenir à ses ancêtres, dit M'"' de Blocqueville, avec
une fierté pleine de finesse, ne fût-ce que pour avoir le droit de se
faire le champion de la liberté sans paraître prendre un tel rôle
par un misérable sentiment d'envie. » S'il est quelqu'un, en effet,
qui puisse être cru sur parole lorsqu'il affirme que la seule aristo-
cratie est celle de l'âme, c'est bien celui qui peut se vanter d'une
antique origine, car celui-là ne peut être suspect de partialité.
On aime à tout savoir sur les ascendans des hommes célèbres.
Nous n'avons malheureusement aucun détail sur le père de Louis
Davout, qui mourut lorsque son fils était encore enfant; mais il
n'en est pas ainsi pour sa mère dont les présens mémoires nous
offrent une correspondance assez étendue. Cette correspondance,
toute familière, nous la montre à découvert ; ce fut une personne
d'une âme en bon équilibre, d'un caractère égal et modeste, sans
ambition ni vanité mondaine, avec une préférence marquée pour la
vie tranquille et à demi obscure. Au moment le plus resplendis-
sant de la carrière militaire de son fils, dont elle suit les succès
avec bonheur, mais sans éblouissement d'aucune sorte, nous la
trouvons tout occupée dans sa retraite de Ravières à filer du lin
que lui a envoyé la mère de la maréchale, M'"' Leclerc, une autre
personne pleine de bonhomie bourgeoise et de patiente humeur
devant les vicissitudes de la fortune. « On dirait de la soie ; aussi
j'ai bien du plaisir à tourner ma roue. Je viens d'en acheter à
1 franc 12 la livre, mais aussi quelle différence ! c'est le jour et la
nuit. » Un trait remarquable de son caractère, c'est l'aisance avec
laquelle elle sait garder son rang de mère sans prétendre pour elle-
même à celui que la fortune a fait à son fils, sans se hausser pour
652 REVUE DES DEUX MONDES.
y atteindre, sans se diminuer pour s'en écarter. Cette grandeur, elle
la regarde comme chose naturelle et légitimement due à ceux à qui
elle est échu3; pour elle, se renfeimant dans son rôle maleruttl, elle
n'intervient dans cette existence princière que pour les questions
qui en intéressent le ménage intérieur, ou qui peuvent en troubler
le huis-clos, — médisances mondaines dont il faut se méfier, jalou-
sies conjugales qu'il faut se gaixler d'exciter, — ou pour en con-
templer de loin le rayonnement du fond de sa petite ville, en com-
pagnie de quelques bons voisins et amis de longue date. « Je ne
puis me dispenser devons dire un bon mot de notre pasteur, écrit-
elle à son fils en 1808; le temps nous menaçait d'un orage, et j'ai
fait : « On dirait que les nuages se dirigent du côté de la Pologne. »
M. le curé de répondre : « M. le maréchal Davout ne peut craindre
le tonnerre, il n'est jamais tombé sur les lauriers. » —Tout le motjde
l'a fort applaudi, et moi très contente. » Quel contraste cette gf^n-
tille, scène de vie provinciale fait apparaître entre cette existence
paisible et celle de l'homme qui sortait d'écraser la Prusse et qui
commandait alors presque souverainement en Pologne! Ne dirait-on
pas un aimable tableau de genre en face de quelque tragique page
de Gros?
Ce que fut Louis Davout pendant les années de l'enfance et de
l'adolescence, cette mère si sensée nous l'a dit dans sa correspon-
dance en deux mots qui sont un portrait achevé, où l'on peut retrou-
ver sous les traits de l'enfant les qualités éminentes de l'homme
de guerre que nous connaissons. « Le détail que vous me faites de
Joséphine (la fille aînée du maréchal), est charmant ; sa bruyante
gaîté annoiice un heureux caractère et une longue vie. Il me semble
voir son père dans son enfance ; il faisait beaucoup de tapage anec
un grand sang-froid, et je n'ai jamais connu d'enfant plus doux.»
L'homme tint ce que promettait l'entant. Toute sa vie, à Anerstaedt,
à Eylau, à EcknUïhl, à Hambourg, Louis Davout fit grand tapage
avec un sang-froid parfait. Son âme fut pour ainsi dire comparable
à un tonnerre sans craquemens, et il y eut toujours dans ses actes
militaires tous les effets de la furie guerrière la plus inésisiible
sans aucun des symptômes extérieurs qui en révèlent la présence.
Nul chef d'armée ne sut écras"r ses ennemis, ce qui est le comble
du tapage, avec une fermeté plus tranquille, ni regarder le péril
en face avec un plus hautain mépris. C'était un bronze qui ren-
voyait la défaite avec une impassibilité terrible; si jamais bataiUes
présentèrent un air de fête, à coup sûr ce ne sr)nt pas celles de
Davout, qui méritent au contraire de rester classiques comme étant
quelques-unes de celles qui présentent l'ima'^e exacte de la guerre
dans toute sa tragique beauté. La nature l'avait sacré pour le com-
mandement en le douant d'une inflexibilité taciturne qui le dispo-
LE MARÉCHAL DAVOUT. 653
sait à l'action plus qu'aux paroles; mais ce taciturne avait, quand il
le fallait, des mots à l'avenant de ses actes où son caractère se
peint tout entier, des mots d'une portée sombre et d'une mâle
allure, faisant aussi grand tapage avec sang-froid. Le Davout que
nous venons de décrire n'est-il pas tout entier dans cette allocution
au moment de la surprise d'Auerstaedt faite pour troubler les plus
hardis courages : « Le grand Frédéric a dit que c'étaient les
gros bataillons qui gagnaient la victoire, il en a menti, ce sont les
plus entêtés. Faites comme votre maréchal, en avant! » Lt ce qu'on
peut appeler la religion de l'homme de guerre n'est-elle pas tout
entière dans ce mot admirable au matin d'Eylau : « Les braves
mourront ici, les lâches iront mourir en Sibérie. » Je dis bien la re-
ligion de l'homme de guerre, car ce mot, qu'est-il sinon le résumé
inconscient de ce culte de la vaillance par lequel l'antique Odin
apprit à ses Scandinaves que toute vertu est contenue dans le cou-
rage et tout vice dans la lâcheté ?
Élevé non à l'école de Brienae, comme ([uelques biographes l'ont
dit à tort, mais à l'école militaire d'Auxerre, puis à celle de Paris,
nous le trouvons au moment où s'ouvre la révolution française oHi-
cier comme son père au régiment de Royal-Champagne cavalerie.
Ce qu'il était physiquement à cette époque, un portrait de famille
gravé par les soins de l'éditeur et placé en tête des présens mé-
moires, nous l'apprend d'une manière charmante. C'était un joli
jeune officier d'un front superbe qu'une calvitie précocement mena-
çante laissait déjà tout à découvert, de traits délicats et mâles en
même temps, d'une physionomie à la fois douce et peu endurante,
d'un air juvéuilement sentimental tempéré par je ne sais quelle
ironie étouffée qui semble rire au fond de l'âme. Les yeux sont
longs, profondément enfoncés sous des sourcils proéminens, ouverts
comme avec peine, affectés d'un léger strabisme, tous signes ma-
nifestes de la myopie bien connue du futur maréchal. Ce qu'il était
au moral, les extraits de ses cahiers de lecture que sa fille nous
donne, un peu trop abondamment peut-être, sont là pour l'attester.
Qui le croirait cependant? les habitudes studieuses dont témoignent
ces cahiers lui avaient fait dans son entourage une réputation de
rêveur impropre à la vie pratique. Il y avait notamment dans ce
régiment de Royal-Champagne, où il servait comme lieutenant, Un
certain major, son propre cousin, qui, ne pouvant se figurer un offi-
cier français sous la forme d'un rat de bibliothèque, confiait sen-
tencieusement à son carnet de poche ce pronostic fâcheux : « Notre
petit cousin Louis lit les philosophes et n'entendra jamais rien à
son métier. » On ne nous dit pas si ce juge pénétrant des carac-
tères vécut assez pour entendre parler d'Auerstaedt, d'Eckmùhl, de
la retraite de Russie, de la défense de Hambourg ; mais voilà qui
65A REVUE DES DEUX MONDES.
prouve une fois de plus que, si l'on tient à être apprécié de travers,
on peut s'adresser aux siens en toute assurance.
Entré dans la vie avec la révolution, il en partagea tous les
espoirs et, comme il était naturel à son âge, toute la première tur-
bulence. Nous le voyons emprisonné à Arras en 1790 pour avoir
protesté contre le renvoi de trente cavaliers de son régiment pour
cause d'opinion. Bientôt remis en liberté, il vécut dans la retraite
jusqu'en 1792, où nous le trouvons enrôlé volontaire et comman-
dant le 3'"^ bataillon des gardes nationales de l'Yonne. Un peu plus
d'un an après, vers la fin de 93, il donnait spontanément sa démis-
sion et allait partager la prison de sa mère, arrêtée pour correspon-
dance avec certains émigrés. Parmi ces incidens de la vie de jeunesse
de Davout, il en est un qui doit nous occuper particulièrement, son
rôle comme commandant du 3""" bataillon de l'Yonne. Sur ce sujet
nous avons les renseignemens les plus directs, les plus abondans
et les plus authentiques, la série même des rapports adressés par le
jeune officier aux administrateurs de son département. Ils sont sin-
gulièrement curieux ces rapports, moins encore pour les faits qui
s'y rencontrent, — et ces faits ont cependant leur importance, —
que parce qu'ils nous permettent de mesurer avec la plus extrême
exactitude le degré thermométrique des passions républicaines de
Davout pendant les deux terribles années qui suivirent la chute de
la monarchie. Ces passions, il faut le dire, sont portées au plus haut
degré de chaleur et d'énergie. Nous apprenons par ces rapports que
Louis Davout fut adversaire ardent de la politique des girondins, et
qu'il n'avait pas attendu pour se prononcer à cet égard que la for-
tune se lut déclarée contre cet infortuné, mais coupable parti.
«Les conspirateurs de l'intérieur et les ennemis déclarés de la répu-
blique, écrit-il le 2 juin 93, trouveront toujours le bataillon sur leurs
pas prêt à s'oppos r à leurs infâmes projets. Car notre patriotisme n'est
point équivoque ; il n'est point de circonstance ; nous sommes et nous
mourrons, toile chose qui arrive, républicains. L'àme de Pelletier est
passée dans les nôtres; c'est assez vous dire quelles sont nos opinions
et quelle sera notre conduite dans la crise où peut-être va nous plonger
de nouveau une faction qui cherche à mettre la guerre civile entre les
départemens et Paris. Nous espérons qu'aucuns de nos concitoyens ne
se laisseront égarer par la perfide éloquence de quelques-uns de ces
agens républicains. Déployez toute votre énergie, elle est plus que jamais
uéccshairo; surveillez tous ces Tartufes modérés, ces hommes suspects;
surveillez-les de si près au'ils perdent dès ce moment l'espoir de réali-
ser leurs infâmessprojets. »
Ces lignes, disons-nous, sont écrites du 2 juin 93, 'c'est-à-dire
LE MARÉCHAL DAVOUT. 655
au moment môme où s'achevait à Paris la révolution commencée
le 31 mai. Gomme il était à peu près matériellement impossible que
la nouvelle en fût arrivée au camp sous Cambrai, où se trouvait
alors Davout, il faut en conclure que les sentimens dont elles témoi-
gnent n'ont rien dû aux circonstances et étaient chez lui de plus
ancienne date. Ennemi déclaré de la gironde, faut-il admettre pour
cela qu'il fût pai'tisan de la montagne ? Nous croyons plutôt qu'il
faut dire qu'il fut en tout temps partisan déclaré de l'unité de pou-
voir et de la prépondérance de l'état. Nous en avons pour preuve
une lettre écrite peu avant l'émeute du l"^"- prairial 95 à son compa-
triote Bourbotte, qui, comme on le sait, paya de sa vie en compa-
gnie dePiomme, Ruhl, Soubrany et autres cette tentative de résur-
rection terroriste. Cette lettre, connue depuis longtemps, est fort
belle, et Davout s'y montre aussi tiède pour la montagne que nous
venons de le voir ardent contre la gironde. Ce qui lui déplaît visi-
blement avant tout, c'est l'esprit de secte dans lequel il voit un
agent d'anarchie et de guerre civile, et un obstacle malfaisant à
l'établissement d'un gouvernement vraiment national qui ne tienne
compte que de la patrie. Et dans son ardeur antigirondine de 93,
et dans ses répugnances antijacobines de 95, on sent également
l'élément premier de l'opinion qui allait se_ former dans les camps
aux dépens de tous les partis, l'embryon de l'ordre futur dont il
devait être un si ferme défenseur.
A la distance où nous sommes de ces formidables années, et de
sang-froid comme nous le sommes, il est d'ailleurs fort difficile de se
rendre un compte exact de l'influence que les événemens dans leur
rapidité vertigineuse exerçaient sur le langage et le ton des acteurs
contemporains. Si les paroles que nous avons citées plus haut
vous paraissent trop incandescentes, songez que la rédaction du
rapport d'où nous les détachons a coïncidé avec la trahison de
Dumouriez, que le jeune officier en a été témoin, qu'il s'est même
mis à la poursuite du général fugitif, et que par conséquent elles ont
été écrites sous le coup de l'indignation excitée par cette défection.
Quelques lignes plus bas en effet nous trouvons les détails suivans
sur cette poursuite jusqu'ici à peu près ignorée, mais qui appartient
à double titre à la grande histoire, et parce qu'elle se lie à l'une
des crises les plus importantes de la révolution, et parce qu'elle est
la première apparition sérieuse de Louis Davout sur la scène de
l'histoire. Davout s'excuse sur l'exigence de ses devoirs militaires
du retard qu'il a mis à rendre compte aux administrateurs de
l'Yonne de cette action dont la convention nationale les a déjà féli-
cités, et fait suivre ces excuses de ce récit plein de véhémence
juvénile.
656 REVUE DES DEUX MONDES.
« Un autre motif m'a empêché de vous donner des détails sur la fusil-
lade de Duiriouriez, le voici: C'est que j'eusse été obligé de blâmer la
conduite de quelques individus qui ont fait manquer en partie le projet
que j'avais conçu pour sauver la république de la crise où la jetaient
les trahisons de ce monstre; la vérité m'eût forcé de dire que si l'on
n'avait pas ralenti l'ardeur des volontaires, si on n'avait pas crié en
retraite, nous tenions Dumouriez; son cheval avait été blessé solis lui,
onze chevaux de sa suite étaient pris, l'Escaut ét?jit là qui lui fermait
toute retraite, nous étions sur le point de le joindre puisque nos balles
l'atteignaient, et c'est le moment qu'on a choisi pour crier en retraite !
Les volontaires ignorant ce qui se p..ssait derrière eux n'ont pu faire au-
trement que d'obéir à cet ordre, et Dumouiiez nous a échappé. J'en ai
déji dit plus que je ne voulais sur cette affaire, je laisse à ceux qui le
voudront, au conseil d'adaunistratiun, s'il le désire, à instruire nos conci-
toyens qui savent ceux qui, dans c-tte occasion et dans bien d'autres,
ont bien mérité ou démérité de la patrie. »
A la manière dont cette expédition est présentée, on voit que Da-
V0ut la regarde comme son œuvre personnelle, qu'il avait engagé
à sa réussite son jeune orgueil et l'honneur de son bataillon, et
qu'il a ressenti comme une demi-trahison l'ordre fâcheux de re-
traite qui l'a fait échouer.
Ces rapports font mieux que nous révéler le Davout des premiers
jours qui va mûrir si vite au feu des événemens, ils nous donnent
la clé du Davout véritable et définitif, de celui que l'histoire con-
naît seul. On y sent, même au milieu des illusions révolutionnaires,
une âme opiniâtre avec feu, animée d'une légitime ambition, qui
s'est sondée, a reconnu sa valeur, se sent sûre d'elle-même et ne
permettra pas qu'on la méconnaisse. Ses moindres mots respir nt
une confiance invincible en ses facultés de commandement. Et ne
croyez pas que cette effervescence républicaine lui fasse jamais ou-
blier les lois de l'ordre nécessaire à toute armée. Ce n'est pas lui
qui confondra jamais la liberté propre au soldat avec la liberté
propre au citoyen. Dès le premier jour de sa vie militaire, il sait
que la discipline est la condition essentielle de la guerre, et il s'ap-
plaudit de la trouver autour de lui stricte, sévère et acceptée comme
légiiime. « Non, citoyens, écrit-il dans un rapport daté du h sep-
tembre 1792, jamais vous ne verrez aucune délibération quel-
conque de la part de vos frères du troisième bataillon de l'Yonne,
qui sjavent combien les délibérations des corps d'armée sont illi-
cites et en même temps attentatoires à la liberté et à l'égalité. »
C'est déjà le langage de l'homme qui, plus tard, dans un ordre du
jour daté de Breslau, en 1807, prononçait ces remarquables pa-
LE MARECHAL DAVOUT. 657
rôles : « Bravoure et discipline, telles sont les bases de la morale
du soldat. )) Il sait aussi dès le premier jour que la probité est la
vertu indispensable à toute administration militaire, et il est prêt à
applaudir à toute mesure de sévère justice capable d'inspirer la ter-
reur aux fripons et la confiance aux spoliés ou exploit*^s. « Nous
sommes maintenant occupés à débrouiller les finances du bataillon
qu'une administration illégale de six semaines seulement a plongées
dans un chaos qui, lorsqu'il sera débrouillé, mettra au grand jour
le brigandage, et, suivant toute apparence, quelques individus qui
se sont justement acquis la réputation de lâches pourront aussi fort
bien mériter celle de fripons, ces deux qualités coïncidant parfai-
tement. »
Les talens militaires d'un homme de cet ordre n'étaient pas de
ceux qui peuvent rester ignorés, pas plus que son caractère n'était
de ceux qui se laissent dédaigner. Appelé au commandement d'une
division dès 1793, il refusa cependant ce grade, ne se croyant pas
l'expérience nécessaire pour l'occuper, et c'est avec le titre de gé-
néral de brigade que nous le retrouvons, en 1795, à l'armée de
Rhin-et-Moselle. C'est à cette époque qu'il se lia avec le général
Marceau d'une amitié qui |)araît avoir été des plus vives et des plus
réciproques. Une belle lettre, remplie d'expansion, de bonne hu-
meur, et tout empreinte de cette fraternité républicaine qui régnait
dans les armées d'alors nous en a conservé le témoignage. Les deux
compagnons d'armes rêvèrent même, paraît-il, un instant, une inti-
mité plus étroite encore : introduit par Davout au sein de sa fa-
mille, Marceau songea à épouser la sœur de son ami, M"^ Julie
Davout, depuis femme du général comte de Beaumont. La mort
arrêta ces projets en fleur, comme elle mit fin aussi à une autre
illustre amitié, celle de Desaix, qui fut l'introducteur de Davout au-
près de Bonaparte peu avant la campagne d'Egypte. Si, comme le
veut un proverbe populaire, nous devons être jugés par nos ami-
tiés, rien ne plaide davantage en faveur de l'élévation de nature et
de la noblesse de sentimens de Davout que d'avoir su conquérir
l'affection des deux plus pures gloires des armées républicaines.
Sur la campagne d'Egypte, les présens Mémoires ne nous don-
nent qu'un seul document, une lettre du 18 nivôse an vn, datée du
camp de Belbk et relative à la prise d'El-Ârisch par le grand-vizir;
mais le récit que le jeune général y fait de cette aftaire humiliante
suffit pour révéler l'accent, ou mieux le timbre propre de cette
âme en qui le mot de lâcheté, toutes les fois qu'il doit être pro-
noncé, rend une résonnance extraordinaire. Pour Davout, ce mot
exprime le crime entre tous ineffaçable. Dès sa première jeunesse,
on a pu le voir par nos citations précédentes, ce sentiment était
TOME XXXV. — 1879. 42
-658 REVUE DES DEUX MONDES.
porté au plus haut point, en sorte qu'on peut dire que le mot su-
î)lime du matin d'Eylau fut, non l'heureuse inspiration d'une heure
terrible, mais l'expression laconique de ce qui fut le catéchisme mi-
litaire de toute sa vie. Voici le récit de cette affaire, où, sans blâmer
ouvertement le commandant de la place, le jeune général le stig-
matise d'un dédain voilé en accolant à son titre militaire le titre
de monsieur, comme César, un jour qu'il avait à se plaindre d'une
légion , ne trouva pas de meilleur moyen d'en punir les soldats
que de les flageller du nom de Quirites.
« Je vous invite, mon camarade, à me faire connaître ce qui pourra
venir à votre connaissance sur l'armée du grand-vizir, qui, comme vous
en êtes sans doute déjà instruit, s'est emparé d'El-Arisch, le 9 de ce mois,
après un siège de huit jours ; mais son armée, au lieu d'exécuter la ca-
pitulation et de laisser sortir et retirer tranquillement sur Kadish les
Français qui défendaient le fort, s'est rejetée sur cette malheureuse
garnison, qui a été assassinée, à l'exception d'une ceutaine d'hommes
que l'on a faits prisonniers. Un soldat de cette garnison, voyant cette
infâme trahison, a été mettre le feu au magasin à poudre et a donné la
mort, parce généreux dévoûment, à plus de deux mille de ces brigands
qui, par leur conduite, ont appris à ceux d'entre nous qui seraient assez
lâches pour se rendre dans les combats que nous pourrons avoir avec
eux le sort qui nous est réservé.
« Le chef de bataillon Grandpéré a été du nombre des assassinés; les
Turcs ont poussé la cruauté, auparavant de lui couper la tête, jusqu'à
lui faire faire plusieurs fois le tour du fort entièrement nu et en le
frappant à chaque pas; quelques autres officiers des plus distingués de
cette garnison ont eu un pareil sort. Le commandant de place, M. Ga-
zai, n'a pas été assez heureux pour avoir ce traitement : il a survécu à
son déshonneur.
(( Lorsque cet officier a pris sur lui de capituler, le fort était encore
sans brèche, et il n'avait eu que vingt hommes tués ou blessés depuis le
commencement du siège. Les Turcs n'auraient peut-être jamais pu par-
venir à faire une brèche, puisqu'ils n'avaient que du 8, du 3 et du 5.»
Revenu en France avec Desaix après la bataille d'Héliopolis,
Davout se trouvait marqué d'avance pour un des grands rôles du
régime inauguré par le 18 bramaire. Dès le premier jour, Bona-
parte eut les yeux sur lui et mit la main à sa fortune. Nous ne
voulons pas parler seulement de tous les titres dont Davout fut
investi successivement pendant les années du consulat, comman-
dant en second de la garde des consuls, général de division, bientôt
maréchal de France, mais d'une faveur tout autrement rare, qui
montrait assez en quelle estime le nouveau maître de la France
LE MARECHAL DAVOUT. 059
tenait le jeune soldat. C'est sous ses auspices et ceux de Joséphine
que s'accomplit le mariage de Louis Davout avec M"' Aimée Leclerc,
et en parlant ainsi nous ne craignons pas de trop nous avancer, car
nous avons pour nous l'autorité même du maréchal, qui, dans ses
lettres intimes à sa femme, lui rappelle à vingt reprises dilîérentes
que c'est au premier consul qu'ils doivent leur heureuse union.
M"'' Aimée Leclerc était la sœur du général Leclerc, premier mari
de Pauline Bonaparte et par conséquent beau-frère du premier
consul ; en favorisant cette union, Bonaparte rapprochait donc Davout
de sa propre famille aussi étroitement qu'il pouvait en être rap-
proché, sans en faire directement partie, et semblait dire qu'il
l'associait d'avance à toute la grandeur qu'elle allait atteindre.
M"« Aimée Leclerc, de son côté, était digne de cette union. Née
d'une famille d'excellente bourgeoisie, qui allait devenir sous le
consulat et l'empire une famille toute militaire, elle unissait à une
rare beauté une grande fermeté de caractère et cette loyauté du
cœur qui seule fait les tendresses sûres et sensées. Elle avait reçu
la meilleure éducation qu'il fût possible de recevoir au sortir du
grand déluge, éducation qui aurait suffi pour la mettre d'em-
blée au niveau de la haute fortune que cette union allait lui faire,
quand bien même elle n'y aurait pas été préparée de longue date
par les leçons d'une mère excellente, les exemples de la famille et
les dons d'une nature foncièrement droite et sans petitesses d'au-
cune sorte. Son éducatrice mérite bien de nous arrêter un instant,
car elle ne fut, autre que la célèbre M'"* Campan, l'ex-femme de
chambre de Marie-Antoinette et l'auteur de curieux Mémoires pour
lesquels nous demanderons la permission d'être moins sévère qu'on
ne l'a été tout récemment ici-même.
Au sortir de la terreur. M'"® Campan eut l'idée d'établir à Saiut-
Germain-en-Laye une institution pour les demoiselles, où elle pût
sauver du naufrage de l'ancien régime ces principes de bonne éduca-
tion, ces traditions de politesse et ces méthodes de tenue correcte
qui méritaient de lui survivre, en les modifiant légèrement pour les
mettre au ton du jour. C'est dans cette institution que furent éle-
vées à cette époque la plupart des jeunes filles de la haute bour-
geoisie et de ce qui restait encore de noblesse en France.
M*"» Campan fut donc pour les hautes classes de la société fran-
çaise au sortir de la révolution à peu près ce qu'avait été, sous les
dernières années de la monarchie, M""*" de Genlis pour l'aristocratie
libérale, et si l'empire put avoir une cour, c'est en partie à elle
qu'il le dut. Cette personne, sinon supérieure, au moins peu com-
mune, grâce à son institution, se trouva, dès la première heure de
la fortune de Bonaparte, en relations presque intimes avec tous les
membres de sa famille et de celle de Joséphine. Rien de plus
660 REVUE DES DEUX MONDES,
étrange que d'entendre, dans les lettres qu'à cette date de 1800
elle adresse à son élève, M"" Leclerc, l'ancienne femme de chambre
de Marie-Antoinette nommer familièrement ces futures reines et ces
princes en voie d'éclosion : « J'irai demain à Paris, et j'y verrai
pour vous l'aimable Caroline et Hortense, » dit-elle dans une de
ces lettres. Dans une autre elle invite M'"' Davout et son mari à
venir prendre dans son pensionnat un thé qui leur sera servi par
les plus grandes de ses ex-compagnes, et ajoute : « 11 n'y aura
d'hommes que vos maris, Jérôme, Eugène et Henri. » Caroline est
la future reine de Naples, l'épouse de Murât, Hortense la prochaine
reine de Hollande, Eugène est le prince Eugène Beauharnais,
Jérôme le futur roi de WestphaUe. Quoi donc! il n'y a pas plus de
huit ans que M'"" Campan vivait auprès de la reine Marie-Antoinette
et de Louis XVI, et la société française a été à ce point renouvelée!
Connaissez -vous rien qui soit mieux fait pour donner avec plus de
vivacité le sentiment que la figure du monde est dans un perpétuel
changement, pour parler comme Bossuet après saint Augustin?
C'est avec une parfaite justesse que M'"^ de Blocqueville dit de ces
lettres de M'"^ Campan à son élève , qu'elles sont comme un trait
d'union entre l'ancien régime et l'époque impériale; cependant il
faut bien vite ajouter que les affinités d'idées et de sentimens sont
plus grandes avec l'empire qu'avec l'ancienne monarchie. Par sa
naissance, M'"' Campan appartenait aux classes nouvellement éman-
cipées, et le ton de ses célèbres Mémoires nous dit assez qu'elle ser-
vit la famille royale avec fidélité plutôt qu'avec enthousiasme, et
qu'elle observa les mœurs de l'ancien régime avec réserve et équité,
mais sans engouement. 11 y avait chez elle et chez les siens un cer-
tain fonds de libéralisme discret; elle-même et M'"'' de Genhs se
sont chargées de nous apprendre quel rôle son frère, le citoyen Ge-
nêt, avait joué dans le parti d'Orléans; quant à elle, elle ne trouva
rien dans ses souvenirs qui pût l'empêcher d'applaudir et de prendre
part au régime napoléonien avec toute l'ardeur qui était compatible
avec son humeur sensée. En lisant les lettres que nous présentent
ces Mémoires, il me vient à la pensée que l'inlluence qu'elle a
exercée sur les générations de l'empire a été plus forte qu'on ne l'a
dit et qu'on ne l'a su, et qu'on a attribué à de plus illustres une
action qui lui appartient. On connaît les modes de costume, d'es-
prit, et j'oserai dire de cœur de l'époque impériale, les femmes
sensibles et essenlielles, la sentimentalité conjugale, la maternité
attendrie, et d'ordinaire on en fait honneur à l'influence prolongée
de Jean-Jacques Rousseau, mais on peut soutenir, sans amour
aucun du paradoxe, que cet honneur revient bien plus directement
à M"'" Campan. Son originalité en matière d'éducation, c'est d'avoir
donné à tout ce que lui avait appris l'ancien régime des formes et
LE MARÉCHAL DAVOUT. (561
des couleurs bourgeoises. L'idéal de femme qu'elle avait conçu et
qu'elle s'efforce de façonner, c'était celui d'une ménagère femme
du monde, qui vécût pour son mari sans l'enfermer dans son amour
comme dans une solitude, et qui fît profiter son intérieur de toutes
les élégances et de toute l'animation qu'exige la vie mondaine.
Écoutez plutôt ces conseils à son élève et cette esquisse de la femme
selon ses préférences :
« Vous allez être une de celles qui réaliserez ce qu'on a caractérisé de
ma chimère, occupée de convenir à tout le monde et de faire le bon-
heur d'un seul; soignée dans les moyens décens de plaire, mais pour
donner uniquement à son mari le plaisir d'avoir une femme aimable.
Une bonne tête unie à un bon cœur sont nécessaires pour savoir bien aimer
et pour aimer constamment. Croyez-vous qu'un mari puisse être jamais
infidèle, quand il trouvera réuni dans sa femme de la grâce et de la sim-
plicité dans les manières, du goût dans sa parure, mais de la modestie
dans la mise et de l'économie dans la dépense; quand elle aura le matin
veillé aux plus petits détails d'ordre dans sa maison, inspecté jusqu'à
la propreté qui y est nécessaire, et que le soir elle recevra ses amis
avec empressement, égards et politesse ; quand elle entretiendra son
jugement par des lectures utiles, et partagera son temps entre l'aiguille
et le crayon; quand elle n'aura jamais de caprices, connaîtra les pré-
rogatives des hommes et se réservera seulement le droit modeste et
aimable de la représentation? Il faudrait rencontrer un être odieux pour
n'être pas sûre de son bonheur. »
Est-ce qu'à la lecture de ce portrait sensé et aimable vous ne
voyez pas apparaître l'image d'une grande dame du temps de l'em-
pire dans un intérieur à la fois somptueux et ordonné, sans fouillis
et sans nudité, revêtue du costume décent et défavorable à la beauté
qui était alors à la mode : corsage montant, jupe longue et traî-
nante, manches plates, ceinture marquée trop haut de manière à
faire ressortir dava,ntage les signes des fonctions maternelles que
les élégances de la forme. Une vision qui attendrit plus qu'elle ne
fascine et qui appelle l'estime plus qu'elle ne provoque la séduc-
tion!
M"' Aimée Leclerc, la future princesse d'Eckmïihl, était extrême-
ment belle, d'une beauté imposante et fière qui la sacrait pour les
pompes des fêtes royales et dont nombre de contemporains ont pu
admirer jusque dans ces dernières années les superbes vestiges.
Nul mensonge dans cette beauté, qui tenait non à ces charmes pas-
sagers destinés à s'évanouir avec les années, mais à ce qu'il y a
dans l'être humain de plus indestructible, c'est-à-dire la forme et
la structure même. Comme sa belle-sœur la future princesse Bor-
ghèse, la nature l'avait créée avec une franchise exempte de toute
662 REVUE DES DEUX MONDES.
mièvrerie et une correction pleine de magnificence. Nous ne crai-
gnons pas d'appuyer sur cet aimable sujet, car, si la beauté sous tous
les régimes a toujours eu une influence sociale considérable, elle
eut sous le régime consulaire une importance de premier ordre et
fut pour ainsi dire un des instrumens politiques du nouveau régime.
Ce n'était pas sans arrière-pensée personnelle que Bonaparte s'oc-
cupait de marier ses lieutenans et qu'il leur voulait des compagnes
dignes d'eux; mais il faut convenir que cette arrière-pensée avait
sa grandeur. Vous rappelez - vous cette première scène des mé-
moires de Consalvi, envoyé par le pape Pie VII comme négociateur
du concordat auprès de Bonaparte? Il arrive aux portes d'un palais
entouré de gardes en grand uniforme, traverse de vastes salles où
partout l'image de la puissance militaire s'impose à ses regards, et
lorsqu'enfin une dernière porte s'est ouverte et qu'une dernière ten-
ture est retombée, il est ébloui par le plus inattendu des spectacles,
le premier consul siégeant comme un roi au milieu de sa famille, de
ses généraux reluisans de l'or de leurs costumes, et de leurs femmes
étincelantes de bijoux et de pierreries. Il avait cru être envoyé dans
une nation veuve de toutes ses splendeurs, et il tombait dans une
cour aussi magnifique par la pompe et plus séduisante par le choix
des personnes, toutes saisies par la grandeur dans la fleur même
de leurs années, qu'aucune de celles que ses yeux avaient jamais
vues. Le service que l'incomparable artiste politique demandait à la
jeunesse et à la beauté, c'était de montrer à l'Europe, après la
grande tourmente, le miracle d'un printemps social qui fût la justifi-
cation visible de la prétention qu'affichait la France de s'être renou-
velée par la révolution. Le renouveau était là évident dans ces fiers
jeunes gens revêtus de l'uniforme, et dans ces femmes toutes bril-
lantes de grâce et d'élégance. Il fallait qu'on sût que cette France
ne s'était pas tellement décapitée elle-même qu'elle fût désormais
le seul séjour de la tristesse, de la laideur et de la médiocrité.
(( Nous avions toutes vingt ans, et ils avaient tous trente ans , »
disait un jour devant nous la maréchale d'Eckmûhl, repassant le
souvenir de sesjeunes années. Quelques semaines après, nous lisions
les mémoires de Consalvi et nous comprenions toute la portée de
ces mots si simples.
Si le premier consul avait trop compté sur les services de repré-
sentation oflîcielle que cette belle j^ersonne pouvait rendre à ses
réceptions et à ses fêtes, il dut éprouver quelque désappointement.
La maréchale, on le voit par ses lettres intimes, ne goûtait que mé-
diocrement les fatigans plaisirs du monde , et s'abstenait d'y
paraître autant qu'elle pouvait. Elle préférait la tranquille existence
de son Savigny, même avec un peu de solitude, à toutes les pompes
delà cour; embellir cette belle demeure, en diriger les construc-
LE MARÉCHAL DAVOUT. 663
tions et les plantations, surveiller sa laiterie, ses moulins et sa basse-
cour étaient son occupation favorite; pour elle, ces soins de ménagère
étaient tout plaisir, et le reste était tout corvée. Les simples visites
semblent avoir été pour elle une charge trop lourde; il n'y a pas
pour ainsi dire une lettre de son mari qui ne fasse foi de cette dis-
position qui le contrariait vivement, et souvent même l'affligeait.
A chaque instant, il la rappelle à ces devoirs d'étiquette dont leur
position commune lui fait une loi. « Es-tu enfin allée voir ]VI"i' Bo-
naparte, va donc voir M'"'' Bonaparte, je te recommande instam-
ment d'aller chez M'"' Bonaparte, » est le refrain presque obligé de
chacun de ses billets. Il est aisé de voir à cette insistance que le
maréchal craint les impressions défavorables que ces lenteurs de sa
femme peuvent créer chez le premier consul et Joséphine, et les
situations embarrassantes où cette circonstance peut le placer. A
bien y regarder, on aperçoit autre chose peut-être que l'ennui du
monde dans ce peu d'empressement de la maréchale, et cette autre
chose est, croyons-nous, la quasi-parenté qui l'unissait à la famille
du premier consul, et plus tard de l'empereur, et qui était faite
pour rendre les relations souvent difficiles et toujours délicates.
Dans une telle situation, la susceptibilité s'effarouche })lus aisément,
la timidité redouble, l'imagination s'exagère le plus mince incident,
et l'on trouve de la froideur dans le moindre geste, de la défaveur
dans le moindre regard, de l'indifférence dans le plus court silence.
Nous voyons que la maréchale avait été plusieurs fois affectée de
l'attitude de Joséphine à son égard. S'il y avait eu en effet quelques
froissemens, il ne faut guère en chercher la cause que dans certains
incidens qui étaient nés de cette quasi-par&nté. La maréchale Da-
vout était la sœur du général Leclerc, et elle avait pour ce frère si
prématurément enlevé une affection des plus profondes. Peut-être
le second mariage de Pauline Bonaparte succédant si vite au pre-
mier lui fut-il une blessure trop sensible pour qu'elle réussît à la
cacher, et peut-être cette piété fraternelle mal dissimulée fut-elle
prise avec déplaisir par la famille consulaire. Qu'il y ait eu en tout
cas certaine piqûre qui ait été ressentie vivement par Pauline Bona-
parte, et par suite par son entourage, cela n'est pas douteux, car
une lettre du maréchal nous apprend que sa fenmie avait eu à se
plaindre de procédés inconvenans de la part du prince Borghèse
pendant une visite à Savigny. Cette piqûre d'ailleurs n'était pas
précisément une de ces misères pour lesquelles les femmes se brouil-
lent entre elles, selon un mot philosophique de Thiers à propos de
je ne sais quelle querelle entre femmes de la cour impériale. Pau-
line avait un fils du général Leclerc, un fils bizarrement nommé
Dermide par le premier consul par suite du goût non moins bizarre
qu'il afficha toute sa vie pour les poèmes d'Ossian, goût dans
66/i REVUE DES DEUX MONDES.
lequel, pour le dire en passant, il nous a toujours paru que la
politique avait plus de part que le sentiment littéraire. La maré-
chale voulut retenir auprès d'elle l'enfant de son frère et fit à cet
effet à plusieurs reprises des démarches auprès du premier consul,
qui parut un moment disposé à consentir, mais qui finit par laisser
l'enfant à sa mère. Le petit Dermide accompagna donc Pauline
Bonaparte à Rome dans la demeure des Borghèse ; un an après il
était mort, ce qui fut pour la maréchale un grand chagrin en
même temps qu'une justification de ses trop légitimes appréhen-
sions. Cet événement n'était pas pour la guérir de son éloignement
pour les pompes officielles; on en eut une preuve à ce moment
même. Lorsque le consulat céda la place à l'empire, la maréchale
Davout fut désignée pour faire partie de la maison de l'impéra-
trice-mère, sur la demande même de M'"* Lœlitia. Cette faveur
assujettissante fut reçue avec désespoir par la maréchale, et cetîe
fois avec un profond ennui pour son mari, qui la laissa libre de
faire à sa volonté, en lui conseillant cependant d'accepter pour ne
pas paraître ag'r parégoïsme et s'attirer le reproche d'ingratitude.
La maréchale suivit le conseil de son mari, mais à la première
occasion elle prétexta son état de santé et se démit de sa charge.
Que cette retraite ait été mal prise par l'empereur, qui, comuie on
le sait, aimait peu qu'on se dérobât à ses volontés, cela n'a rien
d'inadmissible, et qui nous dit que ce n'est pas dans les incidens
que nous venons de passer en revue qu'il faut chercher une des
causes de cette froideur dont l'auteur de ces mémoires l'accuse
envers le prince d'Eckniiihl? C'est là sans doute une cause plus
mesquine que la victoire d'Auerstaedt et les vues prêtées à Davout
sur la Pologne, mais l'histoire du verre d'eau de la reine Anne est
de tous les temps, et nous croyons fort qu'elle a joué un rôle con-
sidérable dans les rapports de ces deux grands hommes d'action.
Parmi les documens rassemblés dans les présens volumes nous trou-
vons une longue correspondance delà famille Leclerc,dont la partie
la plus intéressante revient, cela va sans dire, à l'individualité la plus
remarquable de cette famille, l'infortuné mari de Pauline Bona-
parte. Ces lettres adressées de Saint-Domingue, tant à son beau-
frère Davout qu'à son beau-frère le premier consul, et aux minis-
tres de la guerre et de la marine d'alors, écrites d'un excellent style
militaire, où la correction ne nuit en rien à la vivacité, sont d'un
elTet dramatique saisissant. C'est l'appel d'un naufragé, luttant
contre toute espérance et employant ses dernières forces à faire
des signaux de détresse à un heureux navire qui vogue sous un
vent favorable, pavillon déployé, trop loin de lui pour le voir et
l'entendre. Le vulgaire proverbe que les absens ont tort reçoit ici
une eff"royable justification. « Depuis le 21 germinal, écrit-il au
LE MARÉCHAL DAVOUT. 665
ministre de la marine, je n'ai reçu aucune lettre de vous. J'ai cor-
respondu avec vous très exactement, et vous ne répondez à aucune
de mes hîttres; l'abandon où vous me laissez est cruel. Je vous
demande des effets d'hôpitaux, d'artillerie... rien! pas une de vos
lettres ne médit si le gouvernement était satisfait de ma conduite ;
on a besoin d'encouragement dans la position où je me trouve. »
— « Nos hôpitaux sont toujours encombrés, écrit-il au premier
consul à la date du 14 thermidor an x, mes généraux de division
sont tous au lit, et la majeure partie de mes généraux de brigade ;
mon ordonnateur est très malade et mon administrateur est assez mal.
Les employés et officiers de santé sont morts en grande partie. La
marine est écrasée. La maladie fait des ravages affreux à bord des
bâtimens. Je serai sans argent, et ce n'est que les douanes qui me
rendent six cent mille francs par mois. » — « La position n'est pas
bonne, mon cher Davout, — écrit-il le 5 vendémaire de l'an xi, avec
ce reste d'espérance que l'on voit parfois aux agonisans à leurs
suprêmes minutes, — mon armée entière est morte ou mourante;
tous les jours on vient tirer à mes oreilles au Cap, et je ne puis
que repousser les coquias et rester sur une défensive pénible...
Je vous embrasse, ainsi que ma chère sœur. Je serai avec plaisir
le parrain de votre fils. » Mélancoliques paroles quand on songe
à la fin si prochaine, et dont l'accent de confiance est plus lugubre
qu'un tocsin d'agonie ! On ne peut s'empêcher de trouver réellement
barbare de la patt du premier consul l'abandon de ce beau-frère
si dévoué, qui, lorsqu'il apprend la nouvelle de la transformation
du pouvoir consulaire en 1802, fait taire un instant toutes ses
inquiétudes pour lui adresser, en son nom et au nom de l'armée de
Saint-Domingue, une adresse de félicitations enthousiastes, et qui,
au milieu de sa suprême détresse, écrit à Davout c-^s ligues, où
respire tant d'affectueuse admiration pour l'ingrat dominateur :
(c Adieu, mon cher Davout; plaignez-moi : depuis mon départ de
France, je suis constamment à la brèche; que dis-je? félicitez-moi
d'être à même de donner au premier consul de grandes marques de
dévoûment et de justifier sa confiance. » Cet abandon, si cruel qu'il
soit, ne nous semble pas cependant motiver l'hypothèse de prémé-
ditation criminelle que l'éditeur decesdocumens ne craint pas d'é-
mettre à l'égard du premier consul. En dépit des actes coupables
que l'on peut lui reprocher, nous nous refusons à reconnaître la
nature de Bonaparte dans un projet aussi pervers que celui d'envoyer
son beau-frère au-devant d'une mort certaine. Il y a bien de la
finesse et bien de la vérité dans ces mots par lesquels M'"" de Bloc-
quevillo essaie de préciser la vraie nature de son accusation : « Il
y a des énormités que l'on commet sans consentir à en avoir cons-
cience, car on n'oserait certainement pas les accomplir si on lea.
660 REVUE DES DEUX MONDES.
regardait bien en face; » mais, même avec cette atténuation, nous
repoussons une telle hypothèse. Le macliiavélisme de Bonaparte,
— il en eut un, — fut un machiavélisme de tête, qui, il faut le dire
à sa louange, ne descendit jamais dans son cœur, et qui, tout en
le rendant capable d'une certaine jactance d'inhumanité, ne
se traduisit jamais par de froides méchancetés ou des noirceurs de
parti pris. Pour être juste à cet égard pour Bonaparte, il faut
toujours se rapporter à cette parole d'un vrai hbéral, Sismondi,
dans une de ses lettres à la comtesse d'Albany : « J'ai l'expérience
de l'histoire, et je vous déclare que je n'y ai jamais rencontré de
fondateur de dynastie ou de gouvernement qui ait moins versé le
sang par politique. » Ce jugement nous paraît l'équité même; tenons-
nous-y jusqu'à révélation du contraire, car l'impartiale histoire n'a
pas la complaisance des passions et ne se paie pas d'hypothèses.
A l'époque de son mariage, 1801, Davout était général de divi-
sion, commandant la cavalerie de l'armée d'Italie, et c'est en cette
qualité qu'il prit part ta la bataille de Marengo. Parmi les papiers
qui se rapportent à cette époque, nous trouvons une pièce singuliè-
rement caractéristique en ce qu'elle témoigne ouvertement, et cette
fois sans réserve ni réticence, de cette confiance invincible en lui-
même que nous avons déjà notée comme un des traits les plus
essentiels de Davout. C'est une pièce adressée de Milan, à la date
du 19 thermidor an vi[i, au ministre de la guerre, et relative à
certains arrêtés de l'autorité militaire supérieure qui scindaient le
commandement dont il avait été investi; la pièce vaut d'être citée
tout entière, tant elle donne le ton juste de cette âme née pour le
commandement :
« J'ai rhonneur de vous rendre compte que je suis arrivé d 'puis le com-
mencement de ce mois à cette armée, et que l'arrêté qui me donne le
commandement de la cavalerie n'a eu son exécution qu'en partie.
« L'intention primitive du général Masséna a été de l'exécuter, mais
le général Labuissière.à qui le général en chef avait déj^ donné le com-
mandement, a représenté qu'il était très ancien général de division. Le
général Masséna a adopté un tempérament auquel j'ai cru devoir me
soumettre en ce qu'il a l'air de reconnaître l'arrêté du gouvernement
qui me concerne et de lui obéir. Il a donné au général Laboissière le
commandem*^nt de la réserve de cavalerie, composée de la grosse cava-
lerie de l'armée.. Ce général ne doit correspondre qu'avec le général ea
chef; cependant en ligne je commanderai toute la cavalerie; hors cette
circonstance, je ne commande que les hussards, chasseurs et dragons.
« Il ne m'appartient point, citoyen ministre, d'examiner si ce tempé-
rament peut être nuisible au service, j'ai accédé par les raisons que
je viens de déduire. J'avais observé au général en chef que, s'il tran-
LE MARÉCHAL DAVOUT. 667
chait et exécutait à la lettre les ordres du gouvernement, il pouvait être
tranquille sur les obstacles d'obéissance qu'il prétendait que j'éprouve-
rais, que tous les petits moyens de la jalousie et des autres petites pas-
sions m'étaient très indiiférens, et que, dans vingt-quatre heures, une
fois mis en possession du commandement, tout le monde aurait obéi, et
que, depuis que je connaissais quelque chose à ce que c'était que le
commandement, j'avais bien su mépriser toutes ces misères et utiliser
les hommes selon leurs talens. »
La correspondance du maréchal Davout avec sa femme remplit à
peu près tout le deuxième volume de ces Mémoires. Elle va de
1801 à la fin de 1810, embrassant ainsi le commandement de l'ar-
mée du Nord pendant les années du consulat, poste difficile qui lui
fut assigné aussitôt après son mariage et où il rendit à Bonaparte
de si utiles services, Austerlitz, Auerstaedt et la guerre de Prusse,
Eylau, le commandement de Pologne en 1807, et enfin cette mémo-
rable campagne de 1809, où il marcha par une suite de combats
terribles à cette sanglante bataille de deux jours qui lui valut son
second titre, harcelant et étreignant pour ainsi dire la fortune de
son poignet de fer pour qu'elle lui livrât la victoire qu'il récla-
mait d'elle, c'est-à-dire la série entière des années radieuses, sans
jours sombres, sans gloire ingrate comme le seront les années qui
vont suivre. On se tromperait cependant beaucoup si l'on croyait
que c'est le grand homme de guerre que ces lettres mettent parti-
culièrement en lumière; assurément il n'en est pas absent, nous le
verrons bientôt; mais ce n'est pas lui qu'elles sont avant tout am-
bitieuses de nous montrer, c'est un second Davout, plus inconnu
de la postérité, l'homme privé, le chef de famille, le héros au repos
pendant les rapides minutes de trêve que lui laisse l'action, cette
maîtresse impérieuse de toutes ses heures. Arrêtons-nous donc de-
vant ce second Davout, et voyons s'il ne justifie pas exactement le
mot du père d'Henri Heine : « Heinrich, n'est-ce pas que c'était un
aimable homme ? »
L'étendue de cette correspondance, que nous sommes loin d'avoir
tout entière (l'éditeur n'ayant pu nous donner que les lettres qui sont
en sa possession ou qui lui ont été communiquées), suffirait seule à
nous faire comprendre combien fut forte et soutenue cette affection
conjugale. Davout est vraiment un modèle d'exactitude maritale; à
peine se passe-t-il un jour sans qu'il écrive à la maréchale, à qui
cependant cette ponctualité suffît à peine; pendant les quati-e an-
nées de commandement de l'armée du Nord surtout, où il était
moins engagé dans le feu de l'action qu'il ne le fut à partir de 1805
et qu'on peut appeler les années de miel de ce mariage, les lettres
pleuvent sans discontinuer d'Ostende et d'Ambleteuse sur l'austère
668 REVUE DES DEUX MONDES.
demeure de Savigny, que les époux avaient acquise dès le début de
leur union. Davout aime sa femme comme un bourgeois et comme
un amant, c'est-à-dire avec familiarité et avec passion, mélange qui
est peut-être la meilleure manière d'aimer et celle qui résiste le
mieux à l'action du temps, l'universel destructeur. Rien de fardé ni
d'artificiel dans cet amour, nul sacrifice aux conventions du monde,
nul souci des formes aristocratiques et de cette politesse conjugale
mise à la mode par l'ancienne société, instrument prétendu de
mutuel respect et trop souvent en réalité actif agent de création de
ce mur de glace qui s'élève si rapidement entre les cœurs les mieux
épris. Oserai-je dire qu'il a encore une troisième manière de l'ai-
mer, beaucoup plus inattendue que les deux premières? Aurait-on
jamais imaginé un Davout jeune premier, amoureux comme un
enfant libre de toute autre préoccupation que la poursuite de son
bonheur, et trouvant sans recherche pour exprimer ses sentimens
les rotiretti les plus ingénieux, et les motifs les plus heureux de son-
nets à la française et de lieds à l'allemande? cependant ce Davout
a existé en toute vérité. Il aime en poète, et comme on ne nous croi-
rait pas sans prouves, nous allons en demander quelques-unes à
cette correspondance, où elles abondent. « Je m'attends à bien des
questions, écrit-il dans une de ses lettres de 1801, pour savoir d'où
je tiens ces particularités. C'est que je suis avec toi en intention,
en esprit. Mon corps est resté à Bruges, j'ai envoyé le reste à Paris.
Ce sont des espions qui ne te quittent pas, et qui toutes les nuits
me font de fidèles rapports; oui, ma petite Aimée, toutes les nuits
ils me parlent de toi. » N'est-il pas vrai qu'il y a dans ces lignes la
matière d'une jolie chanson d'amour à la manière de Heine, et de
fait il nous semble qu'il s'en trouve une sur un motif analogue dans
l'œuvre du nerveux poète. «Je t'assure, ma petite Aimée, que,
pour peu que tu continues, je ferai de toi une petite Amazone.
Comment ! tu ne veux pets douter de la fortune pour en obtenir
plus souvent les faveurs ! Mais tu connais donc le secret de notre
état? Ce sont ceux qui mettent cette théorie en pratique qui sont
les braves par excellence. » C'est le style même que l'on pourrait
supposer à Othello écrivant à Dcsdémone, et Davout, sans y songer,
s'est rencontré dans cette phrase avec le grand poète anglais, tant
la petite Amazone semble une traduction libre de la belle guerrière
du Maure amoureux. « Malgré mes occupations, dit-il après une
légère querelle (]ue lui avait cherchée la maréchale, il faut que je
trouve le temps de m'entretenir avec toi; à la fréquence de mes
lettres, tu dois voir que cela m'est nécessaire pour supporter ton
absence... Aimée, je t'écrirais des sottises que cela ne doit te tou-
cher qu'un moment, parce que cela ne tient ni au cœur ni à la
tête... Voilà assez de métaphysique de sentiment, je ne te fais pas
LE MARÉCHAL DAVOUT. 669
l'injure de croire que tous ces raisonnemens t'étaient nécessaires
pour apprécier l'âme de ton petit Louis; elle est toute de feu pour
mon Amîée, et les mille baisers que je t'envoie t'assurent de cet
élément. » D'aucuns trouveront peut-être dans ces lignes l'accent
du dernier siècle finissant, et il y est en effet, car n'est-il pas vrai
qu'on ne s'étonnerait pas de les trouver au bas de quelqu'une des
lettres de Mirabeau à Sophie, voire même, en changeant le sexe,
de M"'' de Lespinasse à M. de Giiibert? Ce qui est certain toutefois,
c'est que cette marque est inconsciente et qu'en dépit d'elle le sen-
timent garde toute sa spontanéité. Que dites-vous encore de l'amu-
sante anecdote de volière que voici : « Je ne croyais pas, ma petite
Aimée, qu'il pût se trouver quelque circonstance où il fût, sinon
permis, au moins excusable de battre sa moitié. Cependant tu
prends tellement le parti da pauvre faisan qui , se voyant frustré
dans ses espérances de se reproduire, est entré en fureur contre
sa femme et s'est porté à des extrémités telles que la pauvre mal-
heureuse eût succombé sans tes secours et ton intervention, tu
prends tellement, dis-je, le parti du faisan que l'on pourrait croire
que tu approuves sa brusquerie. Je ne partage pas ton indulgence
pour le faisan, ma petite Aimée : les maris doivent dans des cir-
constances pai-eilles consoler leurs femmes, toujours plus sensibles
et par conséquent plus affligées de ces malheurs. » Ou nous nous
trompons fort, ou cela est par le ton, l'enjouement, la moralité .
piquante, de la meilleure plaisanterie française. Ni)tez pour plus
de saveur que cette moralité est une gracieuse leçon conjugale
indirectement adressée à la maréchale, qui se désespérait de ne
mettre au monde que des filles et avait laissé percer plusieurs
fois la crainte que cette circonstance ne refroidît pour elle son
mari, soupçon que Davout avait repoussé avec tendresse en assu-
rant sa femme que les filles qu'elle lui donnait lui seraient aussi
chères que des garçons. Nous pourrions multiplier nos citations,
mais il faut se borner, et celles que nous venons de donner suffi-
ront sans doute pour montrer que ce soldat sévère savait se dérider
en face des siens et leur présenter un tout autre visage que celui
dont il regardait l'ennemi.
Ce n'est vraiment pas assez que de dire, comme nous venons de
le faire, qu'aimer en bourgeois et en amant est la meilleure ma-
nière d'aimer, nous devrions dire que c'est la plus complète, car
c'est la seule qui embrasse l'être aimé dans son intégrité, corps et
âme à la fois. Davout nous en est un exemple. Comme il aime sa
femme en bourgeois, sa tendresse est minutieusement inquiète de
tout ce qui regarde son bonheur matériel, et comme il l'aime en
amant, elle est soucieuse à l'excès de tout ce qui peut lui conserver
son bonheur moral. Aux plus longues distances et dans les momens
670 REVUE DES DEUX MONDES.
les plus critiques, il voit par les yeux du cœur les nécessités de son
ménage, non-seulement dans les lignes principales, mais dans les
plus menus détails ; il multiplie les combinaisons pour alléger à
sa femme le double fardeau que lui fait leur existence divisée, et
pour ménager son repos en la rassurant sur la dépense. D'ordinaire
c'est le mari qui est obligé de rappeler sa moitié aux règles de la
bonne économie domestique; ici, au contraire, c'est lui qui stimule
la femme à ne respecter ces règles que juste autant qu'elles ne
seront pas contraires à l'agrément de sa vie. Il la presse, autant
qu'il est en son pouvoir, de prendre sa part des plaisirs du monde,
de ne pas s'ennuyer à la campagne, de louer un hôtel à Paris et d'y
fréquenter les réunions agréables et les spectacles. « J'ai vu avec
peine, ma chère Aimée, que tu as rejeté ma proposition d'employer
l'argent du bien d'Italie à t' acheter des diamans, » écrit-il, en 1802,
époque à laquelle sa fortune n'était encore qu'à ses débuts^et où il
l'avait grevée d'avance par la lourde acquisition de sa terre de
Savigny ; mais il venait alors de perdre son premier enfant, et toute
considération d'économie disparaissait devant le désir de créer une
diversion à la douleur de sa femme. « Je ne suis pas du tout de
l'avis de la petite Aimée sur l'emploi qu'elle fait de son argent,
écrit-il un an plus tard ; en le mettant à se donner ce qu'elle appelle
des chiffons, elle m'eût fait bien plus de plaisir qu'en l'employant
à me donner des surprises. J'ai cherché à deviner ce qu'elle me
préparait, mais en vain. Pour en revenir aux chiffons, ils sont né-
cessaires, ma bonne amie, ne les néglige pas trop. Je sais bien que
ta figure, ta tournure n'en ont pas besoin, mais ils sont reçus dans
le monde, et, je t'en conjure, pense un peu à toi. » Ne pouvant
réussir à donner à sa femme des goûts mondains, il ne veut au
moins laisser échapper aucune occasion de la flatter dans ceux qui
lui sont particuliers. 11 sait qu'elle aime son jardin, et il lui envoie
de Belgique des oignons de tulipes et de renoncules ; il sait qu'elle
aime son rôle de ménagère, et il lui envoie d'Allemagne du linge
de Saxe. Il est d'autres soins de nature moins matérielle qu'exi-
gent les bons mariages, et Davout s'en acquitte avec un tact parfait.
Mille inquiétudes, et quelques-unes de nature bien cuisante, obsè-
dent l'imagination de M'"" Davout toujours séparée de son mari.
Depuis la fable antique de Vénus et de Mars, les femmes aiment
les victorieux; et Davout, elle le sait, n'est pas de ceux qui sont
faits pour être à l'abri des provocations de la beauté. Bonaparte
n'a-t-il pas eu la cruauté de lui faire certaines plaisanteries sur
les belles dames de Gand à son retour de Belgique? Joséphine
n'a-t-elle pas vu le général rire avec une jolie personne et ne
l'a-t-elle pas menacé d'en prévenir sa femme? Pendant qu'elle va-
rie ainsi de \ingt manières diverses le mot du pigeon de La Fon-
LE MARÉCHAL DAVOUT. 671
taine : V absence est le plus grand des maux, Davout met toute son
âme à l'assurer qu'il ne méritera jamais du moins qu'elle lui appli-
que le vers suivant de la fable : JSon pas pour vous, cruel! Il marche
droit cà ces fantômes de jalousie, les dissipe, et l'apaise par des
sermens d'invariable affection dont le ton de loyauté indique qu'ils
méritent d'être crus. S'il reçoit quelquefois des reproches, Davout
n'en adresse jamais à sa femme, et c'est en cela peut-être que se
montre le mieux toute la délicatesse de cet amour. 11 y avait cepen-
dant un sujet qui aurait justifié ses plaintes, la négligence de sa
femme à cultiver ses rapports d'amitié et de parenté avec la famille
consulaire, négligence cpii, nous l'avons vu, lui avait été très sen-
sible. Plus d'un mari en pareil cas se croirait autorisé à reprocher
à sa femme les difficultés de situation où cette négligence pourrait
le mettre, les obstacles ou les retards qu'elle pourrait apporter à sa
carrière, les mécomptes qu'elle pourrait faire subir à son ambition,
et ces reproches ne paraîtraient ni injustes ni mal fondés. Davout
évite cependant d'en exprimer aucun, et le seul blâme qu'il inflige
à cette négligence est la prière mainte fois répétée de ne pas la
faire dégénérer en ingratitude.
La même bonté éclate dans ses rapports avec tous les siens, mais
avec cette nuance fort curieuse à noter qu'il n'eut jamais avec aucun
d'eux la familiarité que nous venons de lui voir avec sa femme. Ce
n'est pas qu'il les aime moins, mais il les aime autrement. Même
avec ceux qui lui sont le plus proches par le sang le tutoiement est
banni ; pour sa mère il montre une tendresse profondément res-
pectueuse, pour son frère une amitié protectrice pleine de généro-
sité. On pourrait dire avec exactitude que Davout aima ses proches
avec les formes de l'ancienne société, et qu'il aima sa femme avec
l'expansion ennemie de la contrainte qui caractérise l'esprit nou-
veau. Cette différence dans les formes de l'affection est toute cà
l'honneur de l'homme qui sut la comprendre. La seule bonne ma-
nière d'aimer ses parens sera toujours de les aimer à la façon de
l'ancien régime, c'est-à-dire avec déférence, retenue et respect, et
la manière la moins périlleuse d'aimer sa femme sera toujours de
l'aimer avec une vivacité assez intime pour écarter toute froideur.
La générosité dont cette correspondance, tant avec sa mère et son
frère qu'avec sa femme, donne un si grand no.nbre de preuves
montre bien d'ailleurs que cette absence de familiarité n'impliquait
pas une diminution d'affection. Dès qu'il eut conquis à la pointe de
son épée sa magnifique dotation de Pologne, il s'empressa d'asso-
cier tous ceux qu'il aimait à son opulence.
«Il est bien juste, ma chère mère, écrit-il en 1808, que vous vous
ressentiez de la grande fortune que je liens de l'empereur. Je prendrai
672 REVUE DES DEUX MONDES.
des arrangemens aussitôt après ma rentrée en France pour que vous
puissiez vous en ressentir et établir vos dépenses en conséquence; en
attendant je vous enverrai de temps à autre quelques fonds. Vers la
fin de ce mois, ou dans le courant de Tautre, je vous ferui passer
12 ou 1,500 francs; je vous prierai de donner sur cette somme de
2 à 300 francs à cette pauvre Fanchoanette (sa nourrice). Il n'est pas
en mon pouvoir de lui rendre ce qu'elle a perdu, mais assurez-la que
je lui donnerai des secours et que j'aurai soiû de son aîué.
(t Alexandre m'a fait part de vos projets de mariage pour lui. Connais-
sant l'amitié que je lui porte, vous ne pouvez douter du désir d'une
réussite, si la jeune personne, aux conditions de la fortune qu'elle a,
joint de bonnes qualités physiques et morales; mon amitié pour mon
frère ne peut consister en des uiots, et je me regarderais comme un
très mauvais frère si, malgré que je ne tienne pas la brillante fortune
que j'ai d'héritage, mais de^ bienfaits de mon souverain, je ne faisais
rien que des vœux pour l'établissement d'Alexandre. Je vous autorise
à annoncer que je m'engage à lui donner 100,000 francs; je paierai
la moitié au moins de cette somme comptant; quant à l'autre moitié,
les intérêts jusqu'au remboursement qui aura lieu au plus tard dans
les deux ans. Indépendamment de cet avantage, vous pouvez lui don-
ner et je vous autorise à lui céder tous les avant iges que vous m'aviez
faits pour mon mariage, c"est-à- Jire la maison, le bien de *^*, et même
je m'engage à acheter du général de Beaumont le bien de Ravières à
la condition qu'Alexandre ne pourra jouir de tous ces derniers articles
qu'après votre mort, et lui et moi souhaitons que ce ne soit pas de sitôt.»
Alexandre Davout, militaire comme son frère, dont il était un
des aides de camp, n'avait sans doute pas parcouru une aussi ma-
gnifique carrière que son aîné; cependant sa position n'était pas de
celles qui sont à dédaigner. Il était colonel, baron d'empire, com-
mandant de la Légion d'honneur, et à ces divers titres il réunissait
encore une trentaine de mille livres de rente, dont le maréchal dé-
taille les chifl'res dans une seconde lettre à sa mère. C'est ce frère
déjà si bien pourvu que nous venons de voir doter, et ce fait
parle avec assez d'éloquence en faveur de la générosité du maré-
chal. Sa bienfaisance ne s'arrêtait pas à sa famille, ses olTiciers,
ses serviteurs, ses anciens maîtres, ses amis, en ressentaient jour-
nellement les efl'ets. Ici c'est une vieille nourrice qu'il soutient, là
c'est un jeune aide de camp aux prises avec des embarras pécu-
niaires dont il veut })ayer les dettes, plus loin c'est un ancien
professeur qu'il installe principal du collège d'Auxerre, une autre
fois c'est un vieil ami de sa famille tombé dans l'indigence auquel
il fait passer à diverses reprises des secours considérables. Quant
à sa protection, il est toujours prêt à l'étendre sur quiconque en
LE MAEECIIAL DAVOUT. 673
est digne; mais il est un point qu'il faut se garder d'aborder avec
lui si l'on n'a pas de goût pour les refus, le service militaire. Qu'on
n'essaie pas de lui arracher à cet égard la moindre complaisance,
les êtres qui lui sont les plus chers, femme, mère, frère, sont sûrs
d'être repoussés, et de manière à n'avoir pas envie de revenir à la
charge. Lisez les deux fragmens de lettres suivans, et dites si le
sentiment du devoir militaire parla jamais un plus ferme et plus
moral langage. La première de ces lettres est adressée à sa femme,
à cette Aimée si chérie, si soignée, à laquelle il ne refusa jamais
rien et qu'il grondait de ne pas assez lui demander.
«Ostemle, 9 fiimoire an xii. — J'ai reçu, ma petite Aimée, tes lettres
des 2, 3 et A frimaire. Tous ces petits détours que ton adresse prend
pour m'inviter à empêcher un conscrit, dcsignè par le sort pour l'armée
active, de rejoindre l'armée, ne sont point capables de me faire com-
mettre une pareille inconséquence. Si on se relâche sur les lois de la
conscription, il n'y aura Mentor plus d'armée française, et si nous avions
jamais une guerre continentale, le gouvernement serait obligé d'avoir
recours à des levées en masse et autres moyens qui soulèveraient les
esprits sans rien produire. Je ne puis donc entrer dans ta commiséra-
tion...»
La seconde lettre est bien plus significative encore. Elle est
adressée à sa mère, et il s'y agit de ce frère Alexandre pour lequel
nous connaissons l'affection du maréchal :
u Vous me dites, ma chère mère, que votre désir est qu'il s.ît nommé
général de brigade; je ne pense pas que votre désir se réalise, et j'es-
time assez mon frèie pour être convaincu qu'il ne partage pas ce désir,
auparavant au moins le rétablissement de sa santé, puisque tant qu'il
sera dans l'état où il est, il ne pourra pas servir l'empereur. Il faut qu'il
s'occupe du soin de sa santé; il a toutes les ressources possibles étant
près de vous et de sa feumie. Il ne faut pas, ma chère mère, avoir de
ces idées que rien ne justifie, et vous me connaissez assez pour être per-
suadée que je ne les partagerai pas lorsqu'elles seiont contre mes
devoirs; lorsque vous m'en exprimerez de pareilles, vous m'affligerez
en me mettant dans la nécessité de ne pas les seconder ou de les
improu\er. Quant à ce que vous me demandez pour Charles (un second
frère), j'ai mis sous les yeux de l'empereur ses services, et S. M. a eu
la bonté de le nommer chef d'escadron. J'e?père qu'il continuera à se
bien compor'er, et il trouvera en moi un bon frère. »
Parmi ces papiers de famille, il en est un très exceptionnel, d'une
réelle et sérieuse beauté. C'est une lettre écrite par le prince
TOME XXXV. — 1879. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Eckmûhl à son frère Alexandre pour lui annoncer la mort de
leur mère survenue en 1810, lettre que la fille du maréchal a raison
d'appeler antique, tant l'âme qui s'y révèle apparaît ferme devant
les cruautés de la nature, stoïque envers elle-même et pleine de
mâle sensibilité. Voici cette lettre que tout lecteur ayant l'expé-
rience des choses vraiment nobles nous remerciera de lui avoir fait
connaître.
« Ravières.ce 8 septembre 1810. — Mon cher Alexandre, sur la nou-
velle qui m'a été donnée que notre mère était indisposée, ma femme
et moi sommes venus à Ravières pour lui donner nos soins; nous avons
entendu faire avec bien du plaisir l'éloge de votre femme, tout ce que
nous avons entendu dire d'elle ne peut qu'ajouter au désir que nous
avions de faire sa connaissance. Vous et moi sommes très heureux par
nos femmes. Aussi est-ce un devoir pour nous de faire leur bonheur. Je
vous avoue que ce qui m'a fait supporter le malheur que j'ai éprouvé
en perdant un fils unique, c'est l'idée que je me devais à mon excel-
lente Aimée et à mes autres enfans. Sans cette idée, la vie m'eût été
odieuse. Le moment, mon cher Alexandre, de mettre cette morale en
pratique de nouveau est arrivé. Ainsi, supportez tous les malheurs do-
mestiques avec fermeté; ce serait un crime que de s'y abandonner
quand on a comme vous une femme estimable et un enfant en bas
âge. Lorsqu'on est seul dans le monde, on peut sans inconvénient ne
point vouloir lutter contre la mauvaise fortune; mais ce n'est point
notre cas. Imitez-moi donc, supportez, par les considérations qui nous
sont communes, le malheur commun que nous venons d'éprouver. Notre
mère n'est plus. Je pars à l'instant avec mon Aimée, que je ne pourrais
laisser plus longtemps ici dans l'état oi^i elle est.
Achevez votre gaérison, je vous le répète, et montrez-vous un Iiomme.
Assurez votre excellente femme de tout notre attachement. Vous savez
que nous vous portons depuis longtemps ce sentiment; comptez que
que nous vous le conserverons. »
Que le cœur est poète, cela est chose connue depuis longtemps;
ce qui est plus contestable et plus contesté, c'est qu'il puisse être
artiste au môme degré, et cependant ici nous le voyons artiste ac-
compli. La plus superficielle lecture de cette admirable lettre suf-
fira pour faire apercevoir l'habile bonté avec laquelle elle a été
composée. Quels ménagemens exquis pour empêcher que la nou-
velle que le maréchal doit annoncer à ce frère toujours malade,
alors en traitement, et qu'il sait plus faible que lui-même, ne lui
soit trop cruelle, pour ouater en quelque sorte le coup qu'il va rece-
voir! Quelle science instinctive des gradations dans cette succession
d'étapes par lesquelles il l'achemine à la fatale vérité! La lettre
lE MAKÉCHAL DAVOUT. 675
commence presque sur un ton d'indifférence, annonçant une indis-
position de leur mère, puis, de la manière la plus naturelle, et
comme un incident né d'une réunion de famille, il lui transmet
l'éloge de l'être qui lui est le plus cher, sa jeune femme, afin
d'éveiller doucement en lui le sentiment des devoirs qui le lient à
elle, et que ce sentiment devançant la triste nouvelle le prépare
à l'entendre avec plus de fermeté ; il insiste sur ce sentiment, il se
donne en exemple, et par cette insistance qui devra nécessairement
faire naître chez le lecteur de la lettre un certain étonnement, il
crée un pressentiment du fait irrévocable que la ligne suivante va
révéler. Quant à lui, il a pris de longue date l'habitude d'imposer
silence à la douleur, et il ne se dément pas même en cette circon-
stance. C'est un chef-d'œuvre que cette lettre, qui serait classique
depuis longtemps si elle se rencontrait parmi les epistolœ d'un Sé-
nèque ou d'un Pline le Jeune, et qui mériterait de le devenir si le
sentiment qui l'a dictée n'était à la fois trop haut et trop compliqué
pour la plupart des hommes.
Parler du militaire tel qu'il transperce dans ces lettres à la ma-
réchale d'EckmiJhl et à ses autres parens, c'est encore parler de
l'homme privé, tant il s'y fait un rôle effacé, tant il y parle avec
retenue de ses actions les plus glorieuses. Davout avait horreur de
se mettre en scène pour une occasion quelconque, il détestait l'af-
fiche, comme on dit vulgairement, et ces Mémoires nous en four-
nissent quelques exemples remarquables. Désigné par les électeurs
de l'Yonne pour présider le collège électoral de ce département, il
refusa cet hommage bien naturel, et il fallut pour le lui jfaire accepter
que le ministre de l'intérieur d'alors lui en lit un devoir. Entre Aus-
terlitz et Auerstaedt, la municipalité d'Auxerre décréta qu'un buste
en marbre du maréchal serait placé dans la salle de l'hôte 1-de -ville
où se réunissait le conseil afin de donner au plus illustre enfant
du pays un témoignage d'admiration et de respect. Davout pria le
conseil municipal de ne pas donner suite à sa délibération, n'esti-
mant pas que ses actions lui méritassent encore une marque d'hon-
neur de cette nature. Ces sentimens, il les conservait même avec
ses proches, et il laissait volontiers la renommée les informer en
détail de ses succès militaires. Encore l'éloge de ces succès l'indis-
posait-il fréquemment lorsqu'il lui revenait par l'organe des siens
sans qu'il l'eût en rien provoqué. La maréchale l'ayant un jour féli-
cité sur son éloquence militaire en reçut une réponse légèrement
froissée et comme une semonce amicale. « Tu es bien indulgente,
bien prévenue en ma faveur, ma petite Aimée, pour trouver que je
suis éloquent sur les champs de bataille et en parlant aux troupes...
Je garantis ma bonne volonté, mon zèle et mon dévoûment, il ne
faut pas me supposer autre chose ; quant à l'éloquence, permets-
676 REVUE DES DEUX MONDES.
moi, ma chère Aimée, de rire de tes éloges. J'ai le mérite d'expri-
mer ce que je pense sans la plus petite prétention. » Cet éloge de
son éloquence lui était valu par un discours qu'il avait prononcé à
une fête donnée par les Polonais en l'honneur de la bataille d'Auer-
staedt, discours auquel les journaux du temps avaient fait une publi-
cité qui lui avait fort déplu, h ayant beaucoup plus d'envie, dit-il
dans cette même lettre, de servir de mon mieux l'empereur que
de me voir cité dans des journaux quand ce n'est pas dans un bul-
letin. )) S'il se plaii-ait ainsi à s'effacer, ce n'ésait pas par une étroite
modestie, qui chez un tel homme aurait été fai!)lesse plus que
vertu, c'était au contraire par une juste conscience de sa valeur
qui, lui faismt trouver une bataille gagnée chose toute naturelle
pour kd et allant de soi, le détournait de toute manifestation exté-
rieure de contentement et de toute ivresse d'amour-propre. Cette
légitime fierté lui fit détester toute sa vie les petits manèges poli-
tiques par lesquels les hommes se poussent en avant, se prônent
eux-mêmes et mettent leurs services au-dessus de ceux de leurs
rivaux : c'est aux hommes sans valeur, pensait-il et disait-il, à user
de tels moyens; mes actions parlent pour moi, et elles sont assez
hautes pour que je n'aie pas à craindre qu'aucun rival indigne essaie
d'y atteindre et d'en diminuer l'importance. Quant à se servir de ces
actions pour écraser celles des autres, c'est un autre genre d'indi-
gnité dont se rendre coupable serait la preuve que la fortune s'est
trompée en me fournissant des occasions de gloire que je ne méri-
tais pas. Aussi, dans cette longue correspondance intime, ne sur-
prend-on ni la plus légère jalousie des succès d'autrui, ni la plus
petite impatience devant les lenteurs d'équité du souverain, ni le
plus petit dépit devant la non-ré.alisation de ses espérances. « Il
faut attendre, désirer môme, les bienfaits de notre souverain, écrit-il
à sa femme, et ne jamais murmurer lorsqu'ils n'arrivent pas aus-
sitôt qu'on les souhaite. Il y a toujours autant de bonheur au moins
que de justice lorsqu'on en est l'objet, car si votre amour-propre
vous dit que vous les avez aufant mérités que tel ou tel, la justice
dit que mille autres les ont mérités au moins autant que vous, et
ces mille autres cependant seront oubliés pnrce que la fortune
n'aura pas fait connaître leurs services. » Nond^re de grands capi-
taines ont proclamé que c'était à la fortune plutôt qu'à eux-mêmes
qu'ils devaient leurs succès, mais avez-vous souvenir d'aucun qui
ait fait cette confession avec plus de noblesse, d'une manière moins
blessante pour l'égalité et avec un plus délicat sentiment du droit?
A la fin d'une des lettres écrites après Auerstaedt, Davout parle
des débris de \si Jaetancieuse anm'e prussienne qu'il avait vaincue.
Cette ôpithète robuste exprime admirablement le contraire de tout
ce qu'il fut. Dans ces lettres intimes c'est à peine si un mot çà et là
LE MARÉCHAL DAVOUT. 677
jeté en courant vient nous rappeler que le personnage qui parle est
quelqu'un de plus qu'un mari heureux ou un propriétaire soigneux
qui envoie ses reconiinandations au plus cher de ses intendans. Ses
relations de batailles, rares et sommaires, sont remarquables par
l'absence complète de tout accent d'égoïste personnalité. Après
Austerlitz, il se contente d'écrire à sa femme qu'il a eu dans cette
journée son bonheur ordinaire. Cette discrétion sur sa personne
n'étonne cependant pas trop pour cette bataille où il n'eut, comme
on le sait, qu'une action secondaire soutenue principalement par
la division Priant, mais elle est la même pour Eylau, où il eut un
rôle si considérable ; elle est presque la même pour Auerstaedt, qui
ne releva que de son génie et de son initiative; nous ne disons rien
d'Eckmûhl, les lettres qu'il écrivit à la maréchale après ces deux
célèbres journées s'étant perdues ou n'étant pas en la possession de
l'éditeur de cette correspondance. Mais laissons ce héros sans jac-
tance nous raconter lui-même quelques-unes de ses batailles; c'est
le meilleur moyen de bien connaître la nature de cette discrétion,
qui n'excluait d'ailleurs, comme on va le voir, ni le talent de
peindre à grands traits, ni le don des expressions fortes. Lisez ces
fragmens sur Eylau, et dites si ces impressions de la première
heure, rédigées en toute hâte, n'ont pas saisi et rendu avec vigueur
le caractère de cette journée tel qu'il reste fixé dans les 'imagi-
nations par les récits laborieusement composés des historiens et la
mise en scène pathétique du chef-d'œuvre de Gros.
((Nous prenons nos quartiers d'hiver, et je t'assure que les RusS'^s n'au-
ront pas cette f)is l'envie de 1-s venir troubler; la grande et sanglante
bataille du 8 (février 1807) les a dégoûtés de l'envie de nous com-
battre; je dis sanglante, car elle a fait de ï impression même sur les indi-
vidus de Varmte victorieuse. Il est vrai que ces individus ne sont pas ce
qu'il y a de mieux dans notre armée ; mais cela explique la grande ter-
reur qui règne dans l'armée vaincue. Elle est telle que, obligée d'évacuer
un pays qui n'offrait plus de subsistances pour leshoamies et les chevaux
et par conséquent de faire une retraite d'une trentaine de lieues devant
une armée, — objet toujours délicat, — les Russes n'ont pas osé nous
suivre. Toutes ces réflexions, ma bien bonne amie, sont peut-être trop
du métier, mais la femme d'un militaire doit s'abonner à en entendre
de pareilles...
« Cette bataille du 8 a produit, à en juger par ta lettre, un effet que
j'ai remarqué sur bien des figures habituées à faire des campagnes jus-
que là peu meurtrières; maintenant on n'est point satisfait d'une
bataille à moins que tout un pays, beaucoup de places fortes et cent
mille prisonniers n'en soient le résultat. L'empereur, ma bien bonne
678 REVUE DES DEUX MONDES.
Aimée, nous a gâtés par tous ses prodiges; dans cette journée, il avait
assez bien manœuvré pour pouvoir espérer ce résultat; mais les tem-
pêtes, les plus grandes contrariétés et le destin en avaient autrement
décidé. Cette bataille devait être gagnée après avoir été bien disputée;
mais le gain devait se borner au champ de bataille. Cependant ce n'est
point peu de chose, car plus le champ de bataille a été disputé, plus
l'armée qui est forcée à l'abandonner après des pertes immenses doit re-
noncer à l'espoir de vaincre à l'avenir. Chaque jour nous nous aperce-
vons que les Russes ont perdu cet espoir et qu'ils ne se relèveront pas de
sitôt des perles majeures qu'ils ont faites; nous, au contraire, nous les
réparons chaque jour. Jamais les Russes n'ont plus désiré la paix que
depuis cette journée, et il est vraisemblable que leur empereur finira
par céder à ce vœu. Ainsi il est présumable que ce sera la dernière
bataille qui se donnera d'ici à longtemps. J'ai vu avec plaisir, ma bien
bonne petite Aimée, que le bulletin n'avait pas fait mention de ma
légère blessure, car tu n'aurais pas manqué de croire que l'on avait
mis légè7'e pour en imposer, et ton imagination bien ingénieuse à te
tourmenter t'aurait fait supposer ton Louis blessé dangereusement... »
IN'est-ce pas là une esquisse d'une touche magistrale et n'y sen-
tez-vous pas l'impression de glaciale horreur de cette bataille san-
glante, premier avertissement donné par le destin au vainqueur de
l'Europe et prophétie des boucheries effroyables que tient en ré-
serve un avenir prochain? Le soleil d'Austerlitz s'est voilé, et c'est
sous un ciel blafard et sur un champ de neige que la victoire s'est
abattue d'un vol contraint et d'un visage sévère. Il lui tarde visi-
blement de changer de camp, et elle restreint maintenant ses
faveurs à ^a seule présence. Eylau, c'est le point tournant de la for-
tune de Napoléon. Désormais la guerre va changer de caractère, et
d'héroïque et lumineuse qu'elle avait été jusqu'alors elle va devenir
sauvage et implacable. Vous aurez aussi certainement remarqué
au passage la piquante observation de Davout sur les exigences
insensées de l'opinion de l'époque, observation qui démontre à
quel point les nations se blasent vite sur toute chose, et combien
il est inutile pour les retenir de les mettre au régime des prodiges,
la surprise au bout de peu de temps leur paraissant manquer d'im-
prévu et le miracle de nouveauté.
Des deux grandes batailles de Davout, Auerstaedt et Eckmiihl,
Eckmiihl sombre, acharnée, meurtrière, opiniâtre, est peut-être la
plus typique, en ce sens que c'est elle qui exprime le plus pleine-
ment le génie sévère de son auteur; mais Auerstaedt est la plus ori-
ginale par l'imprévu de la situation, la plus priinesautière par l'élan
et l'entrain de l'action. Les documens nouveaux nous manquent,
LE MARÉCHAL DAVOUT. 679
nous l'avons dit, pour la première de ces deux batailles, mais nous
sommes plus heureux avec la seconde, que Davout lui-même va
nous raconter sans vanité d'auteur, de sa plume simple et mâle.
«Ma bien bonne petite Aimée, depuis neuf jours il m'a été impossible
de décrire faute de communications. Crois que, sachant apprécier les
inquiétudes que mon silence t'aura données, j'ai été moi-même très
tourmenté. J'espère qu'à l'avenir je serai plus heureux; peut-être que,
malgré mon silence, tu auras eu connaissance auparavant cette lettre
des rapports sur les opérations de l'armée qui auront dissipé tes inquié-
tudes sur ton Louis, en même temps que tu auras éprouvé une grande
joie de voir qu'une belle occasion s'était offerte de chercher à mériter
les marques d'e-^time et de bienveillance de mon souverain.
« Le U, le roi de Prusse, le duc de Brunswick, les maréchaux de Mœl-
lendorf, Kalkreuth, enfin tout ce qu'il restait à l'armée prussienne des
anciens compagnons de gloire du grand Frédéric, avec 80, 000 hommes,
l'élite de l'armée prussienne, ont marché sur moi qui leur ai évité une
partie du chemin. Aussi, dès les sept heures du matin, la bataille a
commencé, elle a été très disputée, et très longue et très sanglante;
mais enfin, malgré l'extrême inégalité des forces (le corps d'armée n'é-
tait fort que de 25,000 hommes), à quatre heures du soir la bataille
était gagnée, presque toute l'artillerie de l'ennemi en notre pouvoir,
beaucoup de généraux ennemis tués, parmi lesquels se trouve le duc
de Brunswick. Ce succès inespéré est dû au bonheur qui accompagne les
armes de notre souverain et au courage de ses soldats; la terreur est
dans l'armée prussienne; aussi cette guerre peut-elle être regardée
comme finie. Pour mettre le comble à ta satisfaction, je t'envoie copie
de la lettre que m'a écrite l'empereur, et l'annonce que je n'ai pas été
blessé dans cette glorieuse et sanglante journée. Toi, ma petite Aimée.,
dont l'existence est employée à ajouter à la considération de ton mari,
qui as vécu de privations pour payer mes dettes, et empêcher par là
qu'on ne puisse croire que mes affaires étaient dérangées, tu ressentiras,
j'en suis certain, une vive joie d'apprendre que j'ai eu le bonheur de
remplir les intentions de l'empereur et d'acquérir quelques titres à son
estime et à sa bienveillance (1). »
(1) Sur cette bataille d'Auerstaedt, les mémoires contiennent nombre de documeus
nouveaux. Malgré Tintérôt qu'ils présentent, nous les passerons sous silence pxr l'ex-
cellente raison, qu'en ayant obtenu communication il y a quelques années par une
faveur toute bienveillante, nous avons pu déjà, en faire connaître à nos lecteurs quel-
ques-uns des plus curieux (*), par exemple les piquans récits anecdotiques du général
de Trobriand, aide de camp de Davout et envoyé par lui auprès de Bernadette pour
l'arracher à l'inaction calculée dont, comme on le sait, il refusa de sortir. Toutefois
parmi ces documens il en est un fort curieux, quoique secondaire, dont nous ne voulons
pas priver nos lecteurs. C'est un court billet dont le prince de Talleyrand accompagna
(*) Voyez Souvenirs de Bourgogne. Aaxerre et le maréchal Davout, a» du 15 octobre 187-2.
680 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce n'est pas la moindre gloire du maréchal Davout que d'avoir
éveillé par ce succès d'Aucrstaedt, non pas la jalousie, comme on
l'a dit, mais l'ombrageuse personnalité de Napoléon. Il est certain
qu'il fut coupable envers Davout de la pire des injustices, l'injus-
tice par duplicité et dissimulation. Subtilement il essaya (le mot
n'est pas trop fort) d'escamoter au maréchal sa victoire et de le
réduire contre toute évidence au simple rang de collaborateur de
sa gloire impériale. Cette iinustice lui a été reprochée à bon droit,
et lui-même s'en est repenti; cependant, pour dire toute notre
pensée, rien ne nous paraît plus explicable que cette conduite, pour
peu qu'on réfléchisse à la politique que suivit toujours Napoléon
et qui lui était jusqu'à un certain point commandée par sa situation
de souverain parvenu. « La différence entre vous et moi, écrivait à
Béranger un des chefs du libéralisme sous la restauration, Benjamin
Constant, si ma mémoire est fidèle, c'est que je crois, au contraire
de vous, la liberté beaucoup plus assurée sous une vieille dynastie
que sous une nouvelle. » Ce que ce libéral disait des libertés publi-
ques, on peut le dire bien mieux encore d'une certaine justice, de
celle qui s'applique aux individualités éminentes et aux actes excep-
tionnels. Un souverain d'une vieille dynastie peut être juste envers
ses serviteurs sans craindre pour son autorité, et peut voir sans
jalousie leurs succès les plus éclatans, parce que le pouvoir tradi-
tionnel dont il est investi le dispense d'être leur égal par la nature.
Mais il n'en va pas ainsi avec un souverain qui, comme Napoléon,
a acquis son pouvoir par son prestige personnel et à la pointe de
son épée; ses serviteurs, dont il n'était hier encore que le compa-
gnon d'armes, sont trop près de lui pour qu'il n'ait pas à craindre
de les voir rétablir par leurs actions l'égaUté rompue entre eux
par le titre trop nouveau de souverain. Eu outre, un tel })Ouvoir,
reposant sur cette opinion accréditée que le chef de l'état ne saurait
été remplacé parce que nul ne pourrait faire les mêmes choses que
lui, tout doit nécessairement émaner du souverain et se rapporter
l'envoi à la maréchale de la note officielle sur la bataille d'Iéna, note où Anerstaedt
était présenté à dessoin comme un simple épisode d'Icna; le voici :
« Madame,
i( Je m'empresse de vous donner connaissance d'une note que je viens de recevoir
du quartier général sur la victoire d'Icna. M. le maréchnl Davout en est revenu, sui-
vant son usage, avec une belle branche de lauriers que vous pourrez ajouter, Madame,
à sa collection précédente. Je vous prie, Madame, d'agréer, etc. »
Ce billet est précieux non pour ce qu'il dit, mais pour ce qu'il ne dit pas. Talleyrnnd,
malgré sa clairvoyance, a t il été lui-même dupe à la première heure de la ruse impé-
riale, ou birn, en fin renard politique, a-t-il flairé l'intention du maître et a-t-il rédigé
en conséquence ce billet où, comme on le voit, il libelle en quelque sorte l'injustice
commise en mnfondant inconsciemment ou en feignant de confondre ces deux batailles
en une seule?
LE MARECHAL DAVOUT. 681
au souverain. INapoleon avait raison lorsqu'il se représentait tou-
jours comme l'homme de la fatalité, car la nécessité est le véri-
table titre d'une telle souveraineté ; mais que devient ce titre si les
événemens, trouvant d'autres moteurs, se chargent de prouver que
ni la nature, ni le destin n'ont dit leur dernier mot en enfantant
une grande personnalité? Dans de telles conditions, toute victoire
qui n'est pas remportée, soit par le souverain en personne, soit
sous sa direction immédiate, peut bien être un triomphe pour la
nation qu'il commande, mais ne vaut pas mieux pour lui qu'une
défaite, car elle porte atteinte à son pouvoir. Gela dit, il est facile
de comprendre quel déplaisir secret lui fut cette surprise d'Auer-
staedt. Gomment donc! il y avait eu deux batailles livrées en même
temps, et de ces deux batailles il y en avait une qu'il n'avait pas
prévue et qui avait été gagnée sans sa participation! Gomment! la
principale armée prussienne n'était pas celle qu'il avait battue à
léna, c'était celle que Davout avait battue à Auer-taedt! Mais alors
la bataille où il commandait était donc la moins importante des
deux! mais alors le véritable vainqueur de la Prusse, celui qui l'a-
vait mise dans l'impossibilité de résister, ce n'était pas lui, c'était
Davout! Autrefois, il est vrai, tels et tels de ses lieutenans avaient
remporté des victoire? ponr leur propre compte, mais il y avait
longtemps de cela, c'était à l'aube première de .«a gloire, et eux-
mêmes semblaient avoir perdu la ménioire qu'ils pussent rien faire
de pareil. D'un coup d'œil Napoléon vit la situation originale que
cette bataille faisait à Davout et le rang exceptionnel qu'elle allait
lui créer parmi ses compagnons d'armes, et alors, ne pouvant la
détruire, il la couvrit de son ombre, dissimula la vérité sans la
nier, atténua et éteignit le succès de son lieutenant autant qu'il put,
et retint la récompense qui en aurait été la constatation authentique.
Il ne fut cependant pas sans remords de cette dissimulation peu
loyale et de ce déni de justice peu digne d'un victorieux comme lui.
Ge qui prouve mieux peut-être que le titre de duc d'Auerstaedt, qu'il
accorda par la suite îi Davout, la réalité de cts remords, c'est un
fait fort curieux consigné dans les présens mémoires, fait où le
besoin de réparer et de rendre hommage à la vérité est manifeste.
Dans ses dernières années, la vieille maréchale d'Eckmiihl se plai-
sait à raconter que lorsque l'empereur l'avail revue à Paris pour la
saluer duchesse d'Auerstaedt, il lui avait dit ces paroles remarqua-
bles : « Votre mari s'est tracé un chemin à l'iuimortaUté. En Italie,
j'ai vaincu 'lélas avec des forces bien inférieures en nombie, mais
j'avais divisé ses corps. » Tardive réparation c-j)endant : l'injustice
de Napoléon avait porté coup et avait eu des conséquences qui se
continuent encore aujourd'hui. Il est certain, par exemple, que cette
victoire d'Auerstaedt, si complète, si originale, si décisive par ses
682 REVUE DES DEUX MONDES,
résultats, si admirée de tous les véritables juges en matière mili-
taire, n'a jamais eu la popularité dont tant de batailles moins im-
portantes restent entourées, et à quoi cela tient-il, sinon à la
demi-obscurité que lui fit l'égoïste duplicité de Napoléon? Mais si
notre peuple n'en a pas gardé un souvenir en rapport avec son
importance, il n'en a pas été de même du peuple dont elle con-
somma la ruine. Une anecdote contemporaine, trop curieuse pour
n'être pas citée, mais dont nous laissons la responsabilité à l'édi-
teur de ces documens, atteste la fidélité de la mémoire prussienne.
Pendant son séjour à Paris, en 1867, l'empereur actuel d'Allemagne,
visitant une après-midi la salle des maréchaux aux Tuileries en
compagnie du maréchal G..., qui lui avait été donné pour cicérone^
se complut à se faire nommer chacun de ces hommes de guerre à
mesure qu'il s'arrêtait devant un buste nouveau. « Et celui-ci, quel
est-il ? demanda le roi lorsqu'il fut arrivé devant le buste de notre
héros. — Davout. — Et quel titre portait-il? — Il était prince
d'Eckmûhl. » Un silence, puis brusquement et d'une voix forte le
roi foudroya son interlocuteur de ces paroles : « 11 s'appelait aussi
le duc d'Auerstaedt, la Prusse le sait. »
Ce déni de justice fut un coup très sensible pour Davout, non-
seulement parce qu'il essayait de le frustrer d'une partie de sa
gloire méritée, mais parce qu'il portait atteinte en même temps à
l'idole qu'il s'était formée et qu'il avait adorée jusqu'alors avec une
confiance qui est un modèle de la foi militaire parfaite. Nous nous
sommes trop avancés en effet en disant que les lettres du maréchal
Davout ne sont pleines que de sa femme et de l'amour qu'il ressent
pour elle ; il y a dans cette correspondance une autre personne et
un autre amour qui occupent au moins autant de place, la personne
et l'amour de Napoléon. Cet amour fondé d'abord sur une admira-
tion sans bornes va si loin qu'il lui fait identifier en Bonaparte
patrie, civilisation et humanité. Il ne conçoit pas la France sans lui
et la révolution autrement que par lui; c'est en lui que l'une et
l'autre ont réellement la vie, le mouvement et l'être. Aussi quelles
craintes lorsque quelque événement semble menacer ou menace en
effet cette existence en qui tout se résume pour lui! Un jour une
lettre de sa femme lui apporte l'histoire de l'honnue en casaque rouge
qui s'est dressé subitement devant le premier consul, — le fameux
petit homme rouge de Déranger et de Henri Heine, — et aussitôt
son imagination lui a présenté le spectacle de la France ressaisie
par l'anarchie et du chaos renaissant, a L'histoire de cet habit rouge
me fait encore frissonner, tu sais assez que ce n'est pas par inté-
rêt. Pour moi je sais bien que je nui de salut que dans le premier
consul; je nen veux point chercher d'autre; mais l'impression
que m'a faite ton récit n'a été que pour le consul. Que deviendrait
LE MARECHAL DAVOUT. 683
ma patrie s'il venait à nous manquer? Mon imagination ne me
fournit dans cette hypothèse que les plus affreux spectacles et l'a-
venir le plus funeste. Il est toujours sauvé par des circonstances
extraordinaires... » Ne surprenez-vous pas dans ces paroles l'ac-
cent même de la religion ? C'est qu'en effet c'est une religion véri-
table pour Davout que ce culte de Bonaparte. Toujours dans ces
premières années, l'accent que nous venons de noter se maintient :
« Partout où le consul passe, écrit-il pendant le voyage de Bona-
parte en Belgique, il sème l'enthousiasme, et il avarice dans les pays
conquis de vingt-cinq ans l'époque oii tous les intérêts se confondront
avec les nôtres. » Gomme tous les croyans fervens et sincères, Davout
ne s'interroge jamais sur l'objet de sa croyance. Pour ce grand homme
de guerre comme pour le plus naïf des hommes du peuple, Bonaparte
est un créateur de miracles, un artisan de prodiges, le génie même
qui s'est fait chair, la lumière qui a lui subitement dans les ténèbres
et que pour leur bonheur les ténèbres ont comprise. Ce n'est donc
pas un maître qu'il s'est choisi arbitrairement, c'est un maître qui
s'est imposé à son âme, auquel il s'est donné tout entier, et qu'il a
fait vœu de servir avec constance, fidéhté et désintéressement. Sur
ce dernier sentiment surtout, Davout se montre d'une délicatesse
scrupuleuse, qui met sa renommée à l'abri de ce genre de reproches
qui ont atteint plus d'un de ses compagnons. « Je n'aurai jamais
d'autre fortune que celle que le premier consul ( ou l'empereur
selon la date des lettres) me fera, » répète-t-il sans cesse à sa
femme. C'est donc en vain qu'elle l'entretient de leurs affaires em-
barrassées. <( Je ne demanderai certainement au premier consul
rien de plus que ce que j'en ai reçu, répond-il; plutôt vendre notre
Savigny que de laisser soupçonner que le vil motif de l'argent est
pour quelque chose dans mon dévoûment.» Jusqu'à l'époque de sa
dotation d'Eckmiihl, le maréchal n'eut pas de demeure à Paris, ce
qui était souvent un grand embarras pour la maréchale, qui insistait
souvent auprès de son mari pour qu'il s'ouvrît à l'empereur sur ce
chapitre. Davout promit à sa femme de faire à l'empereur cette de-
mande, mais, quand il fallut l'exécuter, il se conduisit comme les
amoureux timides qui remettent toujours leur déclaration au len-
demain, et finalement ce projet de sollicitation, toujours renvoyé de
quinzaine en quinzaine, resta en suspens pendant des années sans
qu'il pût trouver un jour favorable. Aussi, fort de ce désintéresse-
m'ent, Davout se croyait-il à l'abri, non-seulement de toute dis-
grâce, mais de toute marque de froideur, et rejetait-il bien loin
tous les conseils de défiance et tous les avis que la maréchale lui
faisait passer sur les manœuvres secrètes de ses rivaux et les me-
nées ténébreuses de ses envieux. D'ailleurs sa prudence égalait sa
fidélité. Comprenant et acceptant les exigences du pouvoir que la
QSll REVUE DES DEUX MONDES.
France s'était donné, il s'était fait une loi d'imposer à ses paroles
une retenue constante, de ne tenir jamais compte des détails où sa
vanité seule pourrait être intéressée, et de s'effacer dans toutes les
occasions où il était moins utile à l'empereur qu'à lui-même qu'il
se montrât. Un exemple remarquable de cette prudence, c'est le refus
motivé de l'hommage que le conseil municipal d'Auxerre avait voulu
lui décerner après Austerlitz, hommage et refus dont nous avons
déjà fait mention. Qii'avait-il donc à craindre, puisque son unique
souci était le service du souverain, et n'avait-il pas bien le droit de
se moquer des inquiétudes de la maréchale lorsqu'elle lui écrivait
quenombrr de ses lettres lui arrivaient décachetées? Il fallut l'af-
faire d'AutrsIaedt pour lui prouver que faire son devoir n'assure
pas toujours contre l'injustice et pour lui révéler le colosse de
personnalité égnïste auquel il avait affaire.
C'est de cette époque qu'il faut faire dater la sourde mésintel-
ligence qui devait désormais séparer Davout et Napoléon, sans
aboutir jamais à une rupture ou à une disgrâce, mésintelligence
toujours respectueuse du côté de Davout, discrète quoique souvent
acerbe du côté de Napoléon, soigneusement voilée de silence et
qui attendit pour éclater les scènes tragiques de la campagne de
Russie. A partir d'Auerstaedt, le ton de cette correspondance change
sensiblement. Ce n'est point d'abord qu'il doute de l'empereur,
mais il a entendu siffler à ses oreilles les serpens delà jalousie, et il
est entré en méfiance de ceux qui l'approchent, a Je suis très flatté,
écrit-il à la maréchale, de l'impression qu'ont faite sur toi les élo-
ges que l'empereur a bien voulu donner à ma conduite... J'aurai
plus besoin que jainais de sa bienveillance ; ceci n'est pas trop en
faveur de mes collègues, mais enfin c'est la vérité. Peu me par-
donneront le bonheur que le 3« corps a eu de battre avec vingt-
cinq mille hommes au plus, dont mille seulement de cavalerie,
l'armée du roi de Prusse... Si je me réjouis de cet événement, je
te le jure, quelque gloire que cela me donne, c'est plus parce
qu'il a été utile à mon souverain que pour tout autre motif. Je
m'en serais réjoui de bien bon cœur si cela était arrivé à un de mes
camarades. » Le commandement de Pologne (1807-1808) vint bien-
tôt donner un nouvel aliment à cette mésintelligence. Les Polo-
nais, croyant les circonstances favorables, s'agitaient beaucoup pour
amener l'empereur à reconstituer le royaume de Pologne et se
montraient disposés à accepter le roi français qu'il voudrait leur
donner, soit un prince de sa famille, soit même un de ses lieute-
tenans, et un parti favorable au vainqueur d'Auerstaedt commen-
çait à se former. Que se passa-t-il réellement alors entre Napoléon
et Davout ? L'inquiétude^^ du souverain éveillée depuis cette con-
trariante bataille qui avait soudainement donné une rivale à celle
LE MARÉCHAL DAVOUT. 685
d'Iéna le porta-t-elle à accueillir comme fondés les soupçons que
la malveillance faisait courir sur les projets de Davout? le capitaine
victorieux qui se sentait grandi ouvrit-il réellement son cœur à
l'ambition, rêva-t-il sérieusement un trône et eut-il l'espérance que
la main de l'empereur l'aiderait à s'y asseoir? Dans tout ce qui nous
est dit à ce sujet, nous ne voyons rien d'assez précis pour autoriser
autre chose que des conjectures; un fait seul est positif, c'est que
Davout se déclara ouvertement pour la reconstitution de la Pologne
et que l'empereur fit obstinément la sourde oreille à tout projet de
ce genre. Si Davout avait eu d'ailleurs les velléités ambitieuses
qu'on lui prêtait^ il se serait bien vite aperçu qu'il y avait un obs-
tacle insurmontable à ses visées dans le commandement qu'il
exerçait en Pologne. De qui le tenait-il en effet? De l'empereuft-,
qui était défavorable à la reconstitution polonaise, en sorte que
Davout se trouvait par sa position obligé de décourager des espé-
rances qui lui apparaissaient comme sacrées et de combattre les
idées même dont il s'était déclaré partisan. Les contrariétés de
cette fausse situation sont si vives qu'elles lui arrachent à lui,
l'homme ferme et circonspect par excellence, un cri de dégoût
et de lassitude. « Crois qu'à l'avenir je serai plus exact, puisque
tu attaches autant d'importance à recevoir de mes nouvelles,
écrit-il à la maréchale à la date de novembre 1807. Je n'aimais
pas à t'en donner lorsque je me trouvais dans un de ces momens
de contrariété, parce que mon style s'en ressentait et devait alors
f affecter; mais lorsque j'y serai, je ne t'entretiendrai que de moi
et je serai laconique. Depuis un mois j'en éprouve du reste beau-
coup moins. Cest malgré cela un rude métier que je fais, parce
que l'eynpereur Va voulu, et qui est bien peu dans tnes goûts. »
il est évident qu'il y a à cette époque entre ces deux âmes un état
d'hostilité sourde qui se traduit chez Davout par un stoïcisme
amer, et chez iNapoléon par de brusques rudesses et un ton de
froid mécontentement. Par exemple, Davout ayant cru devoir faire
remarquer au maître linsuffisance de ressources dans laquelle cer-
taines réductions nouvellement opérées vont le laisser pour couvrir
les fiais de sa maison militaire, l'empereur lui répond sèchement
que sa dotation bien administrée doit rapporter 300,000 francs, tandis
que celle du maréchal Lannes ne produit que 150,000 francs. Eh
bien, qui le croirait ? i'eifet le plus certain de cette mésiatelligeTice
est de faire apparaître sous un jour plus éclatant la fidélité de Da-
vout. Il faut citer, pour faire comprendre à quel point cette fidélité
est admirable, quelques fragmens des leitres de ces deux années
1807, 1808. Rien ne peut l'ébranler, nil'injusLice des soupçons, ni
la fausseté des accusations, ni la perspective même d'une disgrâce
possible. L'empereur fùt-il inique envers lui, son dévoîtment res-
686 REVUE DES DEUX MONDES.
tera le même ; il s'est donné une fois et pour toujours. Et puis, par
derrière l'empereur, il y a la France qu'il ne conçoit pas sans lui,
et cette pensée suffirait, même lût-il privé de ses faveurs, pour
qu'il désirât encore le maintien de son pouvoir et la continuation
de ses triomphes.
17 novembre 1807. — « Je sers mon souverain du mieux que je
peux, et les petites intrigues et jalousies ne m'ont jamais inquiété pour
deux puissantes raisons : la première qu'elles ne peuvent avoir d'in-
fluence sur lui, la deuxième que, me conduisant dans l'intention de
faire tout ce qui peut et doit être bon pour son service, je suis parfai-
tement tranquille sur les résultats. J'appelle être tranquille sur les
résultats, ma chère Aimée, de ne pas craindre une disgrâce. Mon dévoù-
ment sans bornes à l'empereur, l'indifférence que j'ai pour mes propres
intérêts, le désintéressement que j'apporterai dans toutes mes actions,
mille et mille raisons, toutes aussi bonnes, et qui, alors même que je
ferais des fautes, m'inspirent la plus grande tranquillité, parce que
mes intentions sont toujours droites, me dictent que la disgrâce n'au-
rait aucun motif fondé, et dès lors elle me serait indifférente. Je trou-
verais dans l'attachement de ma petite Aimée, dans celui de mes
enfans et dans ma propre conscience, non -seulement mille motifs de
consolation, mais le vrai bonheur, car il serait à espérer que les petites
jalousies me laisseraient tranquille. »
24 novembre 1807. — « ... Si je passe un jour sans me donner le
plaisir de t'écrire, crois que la faute n'en tient qu'à mes occupations.
Elles sont toujours bien ennuyeuses et bien discordantes avec mes goùLS;
mais, dans cette circonstance comme dans toutes, je ne consulterai
que ce que prescrit le service de l'empereur... Ma chère Aimée, ma
conscience me rassure tellement que je ne redoute rien que d'être au-
dessous des bienfaits de sa majesté. Si jamais elle me retirait sa bien-
veillance, je ne l'eusse point mérité, et je n'en éprouverais aucun
mécontentement. Mesvœux pour l'empereur, mon admiration, ma recon-
naissance seraient les mêmes, et mon bonheur particulier peut-être
plus certain. Je m'y livrerais tout entier, et j'y trouverais mille satisfac-
tions que je ne peux pas espérer dans les grandes places. »
19 février 1808. — «... Je suis comblé des bienfaits de l'empereur.
Eii bien ! je te jure que demain il me les retirerait que je ne lui en
porterais pas moins ces sentimens d'admiration et d'amour que tout
bon Français doit éprouver pour le sauveur de notre patrie, parce que
rien ne peut m'empêchcr d'être bon Français... »
22 janvier 1808. — « ... Tant que de tels désagrémens ne me vien-
draient pas de l'empereur, je n'y ferais aucune attention. S'ils me
venaient de l'empereur, alors le seniiment qui me fait agir et qui me
iait valoir quelque chose, celui de servir, de mériter l'estime du libé-
rateur de ma patrie, de celui qui Ta portée au plus haut degré do
LE -AIARECIIAL DAVOUT. 687
gloire, dont tous les raomens sont consacrés à la France, alors, dis-je,
le jour où ce véhicule me manquerait, je me retirerais en continuant
à faire des vœux pour la conservation de jours si précieux à la France... n
La véhémence de ces sentimens pourra surprendre aujourd'hui ;
mais songez, pour la comprendre, que c'est un lieutenant de Napoléon
qui parle, que nous sommes en 1807, au lendemain de TiJsitt, et
cfue l'on croit la paix assurée, l'Europe vaincue et la nouvelle société
française à l'abri de toute aventure sous la tutelle de l'empire.
En nous révélant un Davout inconnu, celui de l'intimité, un Da-
vout bon et cordial, humain, familier, ces mémoires n'ont pas effacé
pour cela le Davout de la tradition, le chef militaire inflexible, taci-
turne, stoïque, laconique, opiniâtre, car, tout en montrant les traits
du premier, ils n'ont pas cessé, on vient de le voir, de nous laisser
présente l'image du second. Est-ce donc que ce sont deux hommes
distincts, et sommes-nous ici en. présence d'un de ces caractères
à faces multiples qui font penser à l'homme ondoyant et divers de
Montaigne? Non, la nature du maréchal est essentiellement simple,
sans complexité d'aucune sorte. C'est un personnage tout d'une
pièce, d'une personnalité nettement tranchée, et pour lequel les
nuances changeantes n'ont jamais existé. La contradiction entre les
deux hommes que nous avons montrés n'est qu'apparente et ne peut
embarrasser que si, parlant comme le vulgaire, on consent à appe-
ler dureté ce qui est justice, et farouche humeur ce qui est sérieux
d'esprit ou rectitude de caractère. « Lorsque Dieu créa le cœur et
les entrailles de l'homme, dit Bossuet, il y mit premièrement la
bonté. » C'est à propos des héros que le grand orateur sacré pro-
nonce cette parole mémorable, et nous avons vu que Davout n'est
pas pour la démentir. Mais cette parole a besoin d'être comprise et
complétée. Oui, lorsque Dieu crée les entrailles de quelqu'un de
ces hommes qu'il désigne pour le commandement ou sacre pour
l'autorité, il y met premièrement la bonté, mais il l'y met tout au
fond, comme base de toutes les autres vertus, il l'y cache pour
qu'elle n'y soit connue que de celui c|ui la possède, de manière
que, restant ignorée, elle .puisse être à l'abri des atteintes de la
perversité ou des séductions de l'hypocrisie, et pour mieux rendre
invulnérable celui qu'il doue de cette sainte faiblesse, il l'arme
d'une indomptable énergie, revêt son visage d'un masque de sévé-
rité et met dans le son de sa voix un accent de menace. Ce secret de
la contradiction apparente qui se remarque en Davout comme en tant
d'autres grands hommes d'action, c'est cette sage précaution de
l'esprit qui mène le monde pour préserver contre tout abus des
natures inférieures ses créatures d'élite; il n'en faut pas chercher
d'autre. Emile Montégut.
LA
COMMUNE A L'HOTEL DE VILLE
POST-SCRIPTU
Après avoir terminé cette série d'études sur quelques faits relatifs
à la commune de 1871, je crois devoir expliquer aux lecteurs de la
Ueime pourquoi je ne leur ai point offert un travail d'ensemble et
pourquoi j'ai procédé par épisodes, ou, pour mieux dire, par mo-
nographies. Je n'ai jamais eu l'intention d'écrire une histoire com-
plète de la commune, par l'excellente raison que les documens
m'ont fait défaut. Si je m'en étais rapporté aux journaux du temps,
aux Hvres nombreux que l'on s'est hâté de publier aussitôt que la
victoire de la légalité a été obtenue, je me serais exposé à com-
mettre de regrettables erreurs; car, dans ce premier moment d'ef-
farement et d'indignation, on a accueilli sans critique ni contrôle
les récits les moins vraisemblables et les fables les plus extrava-
gantes. Les écrivains qui aujourd'hui parlent de la commune avec
une indulgence pleine de tendresse ne se sont fait faute alors de
répéter sans scrupule les bruits souvent calomnieux que la foule
exaspérée propageait avec une excessive crédulité. J'ai dû négliger
cette source de renseignemens, car ceux que j'y aurais puisés ne
présentaient que bien peu de garantie. J'ai voulu, autant que cela
m'a été possible, ne me servir que de pièces dont l'authenticité ne
paraissait jias discutable, et c'est pourquoi j'ai dû limiter mon
récit aux seuls épisodes que j'étais en mesure de raconter d'après
des preuves justificatives et suffisantes. En un mot, j'ai cherché à
mettre en lumière les documens que j'avais entre les mains; ils
pourront n'être pas inutiles à une histoire future de la commune;
mais cette histoire, je ne pouvais l'écrire, car les élémens n'en sont
point encore réuHis.
Je n'ai rien su, je n'ai rien pu savoir des séances à huis-clos du
LA COMMUNE A LHOTEL DE VILLE. 689
comité ceiitral, cle la coaiamne, du coaiiLé de salut public; je ne
sais rien de la délégation à la guerre ; les instructions secrètes
remises aux délégués qui furent envoyés vers la province pour la
soulever me sont mal connues; les relations mystérieuses qui ont
existé directement entre plusieurs personnages de la commune et
II. Thiers restent pour moi dans une demi-obscurité un peu con-
fuse; les opérations militaires delà fédération m'échappent, peut-
être à cause de leur incohérence même; j'ignore ce qui s'est passé
au ministère de l'iiUériear, au ministère des finances, au ministère
des travaux publics, où l'on besogna beaucoup; sur l'octroi, sur
l'assistance publique, sur les hôpitaux, qui alors furent si intéres-
sans, sur les difficultés du ravitail'enient, qui parfois furent consi-
dérables, sur certains incendies, je n'ai que des notes incomplètes,
curieuses à plus d'un titre, mais sans valeur déterîninante pour
l'histoire. La destruction de l'Hôtel de Ville, celle de la préfecture
de police, celle du Palais de Justice, ont anéanti une prodigieuse
quantité de docuniens, car la commune fut très écrivassière. Les
endroits où trônait le gouvernement de la commune, où se vau-
traient les délégués à la sûreté générale, où gîtait Raoul Rigault
avec ses substituts, étaient à étudier en détail et à décrire par le
menu ; c'était là une tâche bien tentante, mais à laquelle il a fallu
renoncer, la preuve matérielle manque, le feu a tout détruit; quant
aux téaioins qui jadis furent si bavards, ils sont devenus muets
aujourd'hui, et la plupart ont trouvé prudent d'avoir perdu la
mémoire. Dans trop de cas, j'en aurais été réduit à procéder par
induction, méthode toujours faillible et souvent périlleuse. J'ai donc
résolument écarté de mon récit une masse de faits qu'il ne m'a pas
été donné d'approfondir dans des conditions de sécurité satisfaisante.
La plupart de ces faits seront probablement connus plus tard et
permettront d'écrire une véritable histoire de la commune, œuvre
émouvante et de haute portée que j'ai dû renoncer à entreprendre,
car il ne m'eût pas été possible de la mener à bonne fin.
Le grand dépôt des documens inédits pour servir à l'histoire de
la commune n'est point ouvert; j'ai vainement frappé à sa porte
qui, je crois, restera longtemps fermée. Je parle des greffes des
conseils de guerre ; il y a là environ cinquante mille dossiers qui
ne sont encore que des instrumens judiciaires, mais qui forcément
deviendront un jour des documens historiques d'une incomparable
valeur; tout est là: rapports, dépositions, enquêtes, correspon-
dances, pièces holographes; c'est une mine inépuisable; on n'aura
qu'à y fouiller pour en faire sortir la vérité sur chaque événement,
sur les moindres détails de cette détestable époque. Là aussi on
trouvera toutes les pièces officielles que les généraux de la com-
lOME XXX.V. — 1879, 4i
690 REVUE DES DEUX MONDES.
mune ont accumulées au ministère de la guerre, et que, sur l'ordre
de M. Thiers, une commission a classées, cataloguées et placées à
l'abri des investigations actuelles de l'histoire. Les greffes de la
justice militaire, les greffes de la justice criminelle sont clos; lorsque
l'heure sera venue de les ouvrir, on verra apparaître une histoire
anecclotique, morale et politique de la commune qu'il me paraît
impossible d'écrire aujourd'hui. Tout ce que l'on peut faire à cette
heure, c'est d'utiliser les documens qui ont échappé aux incendies,
qui n'ont pas été enfouis dans les cartons de la justice, et qui sont
restés là où la commune les avait expédiés : dans les prisons, au
Louvre, à la Banque, au ministère de la marine, et ailleurs; c'est
ce que j'ai essayé de faire , sans me dissim.uler les lacunes aux-
quelles un pareil travail était condamné.
Ce travail offre en outre un inconvénient qu'un écrivain plus
habile que moi aurait sans doute réussi à éviter, mais auquel je
n'ai pas pu échapper. J'ai souvent dans ces diverses monographies
côtoyé des sujets dont j'avais déjà parlé, car ils se développaient
parallèlement auxévénemens que je racontais et exerçaient sur eux
une sérieuse influence. Prenant l'histoire d'une administration au
début môme de l'insurrection et la conduisant jusqu'à la fin de
celle-ci, j'ai dû, pour rester clair et aussi complet que possible,
revenir sur des incidens qui avaient précédemment trouvé place
dans mon récit. C'est là un grave défaut de composition, je le recon-
nais ; car il m'a entraîné à des répétitions, à des redites, plus appa-
rentes peut-être que réelles, mais qui ont pu surprendre et fatiguer
le lecteur. Mon excuse est donc un besoin d'exactitude poussé par-
fois jusqu'à la minutie. A ce besoin j'ai tout sacrifié, même l'or-
donnance de l'ouvrage entier.
Il est un fait que j'ai volontairement négligé : c'est le fait du
18 mars, que j'ai eu à indiquer, mais que je n'ai pas cru devoir
raconter avec les développemens qu'il pourrait comporter. On m'a
reproché d'avoir gardé le silence à cet égard, j'ai donc à m'expli-
quer. Des témoins se sont offerts, les documens abondent, et je
crois que toute lumière peut être faite; mais, si le 18 mars est un
point de départ, ce qui n'est pas douteux, le point de départ de la
commune, il est avant tout une conséquence : il est la réalisation
des projets formés, la mise en œuvre des doctrines professées dans
les sociétés secrètes depuis plus de quarante ans; projets et doc-
trines connus, que les hommes du gouvernement de la défense na-
tionale ont eu lu nonchalance de ne pas combattre, et qui se sont
cristallisés dans la foruiidable association armée de la fédération de
la garde nationale. Au 18 mars, on a saisi une occasion propice que
le gouvernement offrit imprudemment lui-môme, et que sans cela
l'on était résolu à faire naître bientôt sous n'importe quel prétexte.
LA COMMUNE A L HOTEL DE VILLE. 691
L'histoire du ^8 mars devrait donc être un ouvrage spécial, racon-
lant les origines, remontant aux causes lointaines, dévoilant le mys-
tère des sociétés révolutionnaires sous le règne de Louis-Philippe,
la seconde république, le second empire, et démontrant que la ca-
pitulation de Paris n'a été qu'un prétexte dont on s'est servi pour
faire réussir les tentatives qui avaient échoué plus d'une fois depuis
l'attentat de Fieschi jusqu'au 22 janvier 1871. Le projet et les doc-
trines étaient étroitement liés dans la cervelle des saccageurs de
société; le 18 mars vit l'accomplissement du projet, la commune
fut l'application des doctrines ; nous nous sommes borné à expli-
quer, par le récit des faits, comment celles-ci avaient été mises en
pratique.
Ces faits ne sont point appréciés aujourd'hui de la même façon
par tout le monde; on dirait qu'en vieillissant ils ont changé d'as-
pect, et que les flammes du pétrole sont devenues des flammes de
Bengale. Les hommes que n'entraîne aucune passion politique, qui
pour satisfaire leur ambition n'ont besoin de s'appuyer ni sur les
foules aveugles, ni sur les foules criminelles, n'ont point eu à mo-
difier leur opinion première et motivée; pour eux, comme pour
tout individu doué de sens commun, épris de justice et aimant la
liberté, la commune reste ce qu'elle a réellement été : un forfait
exécrable. On peut en amnistier les auteurs et les rendre à leurs
droits politiques, l'acte en lui-même demeure justiciable de l'his-
toire désintéressée, qui ne l'amnistiera jamais. La commune nous
apparaît aujourd'hui telle que nous l'avons contemplée à la lueur
des incendies allumés par elle : un accès d'envie furieuse et d'épi-
lepsie sociale. Ceux qui menèrent le branle de cette énorme des-
truction n'eurent même pas la franchise de leurs détestables instincts ;
ils furent hypocrites. Sous prétexte de défendre la république que
nul n'attaquait, ils assassinèrent, le 18 mars, le vieux répubUcain
Clément Thomas ; sous prétexte de donner une leçon de patriotisme
à nos généraux et à l'assemblée nationale, ils tentèrent, le 29 mai,
de livrer le fort de Vincennes aux Allemands victorieux : toute la
commune est contenue entre ces deux dates et entre ces deux faits ;
l'intervalle n'est rempli que de crimes, u 11 n'est point de pouvoir
qu'on ne puisse accuser, a dit Charles Nodier; il n'est point de
révolte qu'on ne puisse défendre; » s'il avait été le témoin de la
commune, il n'aurait point ainsi parlé, car dans cette révolte il n'y
eut rien qui ne fût absolument condamnable. La présence de l'en-
nemi sur notre sol bouleversé par les défaites la rendait sacrilège;
la façon dont elle fut conduite la rend grotesque ; les crimes inutiles
et prémédités au milieu desquels elle s'effondra la rendent odieuse.
Les gens qui la dirigeaient sont d'une si intense nullité que, malgré
tout le sang, tout le pétrole yersés, il est impossible de les prendre
692 REVUE DES DEUX MONDES.
au sérieux. Lorsque l'on étudie leur histoire, il faut toujours se
rappeler leurs forfaits pour ne pas éclater de rire.
Cette opinion dont la sévérité n'a rien d'excessif, lorsque l'on se
reporte par le souvenir aux actes qui l'ont fait naître, n'est plus de
mise aujourd'hui. La commune a trouvé des défenseurs et des apo-
logistes. Tous les torts sont du côté de la légalité, du côté de Ver-
sailles, comme l'on dit; le droit est devenu criminel, la révolte est
devenue sacrée. L'assassinat des généraux sur les buttes Mont-
martre, le massacre des otages, l'incendie de Paris, ne sont plus
que des peccadilles, à moins que ce ne soient des calomnies monar-
chistes et cléricales. Que pouvaient donc faire ces pauvres révolu-
tionnaires de la fédération, du comité central, de la commune,
sinon se défendre contre la France, la France tout entière, qui ne
voulait pas leur permettre de faire sauter l'édifice social? C'est la
vieille histoire du loup qui se plaint du berger, quand celui-ci ne
le laisse pas tranquillement égorger le troupeau; étrange façon de
travestir la réalité : c'est l'incendiaire qui crie : Au feu ! c'est l'as-
sassin qui crie : Au meurtre! Cela n'est pas grave et cela passera,
rien ne prévaut contre la vérité : les passions ambitieuses et les
scélérats malsains peuvent parfois l'obscurcir; mais ce n'est que
pour peu de temps , elle reparaît bientôt dans son énergique nu-
dité, et il lui suffit d'un regard pour dissiper tous les mensonges.
On a beau inventer des légendes, les propager, les mettre en
prose ou en vers; on a beau parler de la grande bataille du Père
La Chaise, des ZiO,000 exécutions sommaires, de l'héroïsme des com-
munards, de la férocité des soldats, tout cela tombe, tout cela
tombera devant l'étude impartiale des faits; les auteurs de ces er-
reurs volontaires en seront pour leurs frais d'imagination, et d'elles-
mêmes ces historiettes rentreront dans le néant. Elles ont cepen-
dant actuellement une influence qui doit être signalée : elles ont fait
croire aux révoltés de J871 qu'ils avaient été les chevaliers et les
apôtres d'une cause méconnue. En vérité, ils ont été les chevaliers
de la débauche et les apôtres de l'absinthe; mais ils ne le croient
guère et ils s'enorgueillissent. Ils ne sont pas des coupables repentis,
comme les honnêtes gens pourraient se le figurer; non pas, ce sont
des victimes injustement condamnées, ce sont de glorieux vaincus.
Ils racontent la commune comme un soldat raconte ses campagnes;
ils ne portent plus les galons qui leur étaient si chers, mais ils
ont conservé les titres dont ils s'étaient affublés pendant ces jours
de désolation, ils signent leurs lettres : ancien chef du... bataillon
fédéré,.., ancien chef d état-major de..,, ancien délégué k... Ils assi-
gnent au jour de la revanche ceux qui écrivent leur histoire, et dans
les juges qui les ont condanmés ils ne voient que « des soudards
ivres d'eau-de-vie et de sang. » Il faut sourire, cela ne vaut pas plus.
à
LA C0M3IUNE A l'hOTEL DE VILLE. 693
Ils ont parfois des fanfaronnades singulières. Dans le buffet
d'une gare étrangère, j'ai entendu un homme se vanter d'avoir été
un des assassins de l'aichevêque; il entrait avec complaisance dans
toute sorte de détails et, malgré son état de demi-ivresse, parlait
avec un tel accent de sincérité qu'une femme qui l'écoutait s'éloi-
gna en pleurant. Or je sais d'une façon positive que cet homme a
léussi à quitter Paris le 22 mai et qu'il était à Nancy le 2!\, dans la
soirée, au moment où Genton, Lolive, Mégy, Vérig et les autres
assassinaient les otages dans le chemin de ronde de la Grande-
Pioquette; j'ajouterai que cet homme, — ce vantard pour la mau-
vaise cause, — quoique lieutenant-colonel et soldat de la révolte,
avait été pendant toute la durée de la commune en relations suivies
et rémunérées avec un des agens directs d'Ernest Picard, alors
ministre de l'intérieur. Ce fait n'est pas rare, il s'est reproduit sou-
vent dans le huis clos des cabarets et des tavernes ; entre quel-
ques bouteilles, plus d'un contumax s'est attribué des crimes qu'il
n'a jamais commis. Ce n'est que de la gloriole; les vieux juges
savent qu'il y en a parmi les scélérats plus que partout ailleurs.
Cette recrudescence dans l'hyperbole est due en grande partie
aux défenseurs de la révolte, — défenseurs quand môme, — qui
font semblant de croire que les flammes des incendies sont les
lueurs d'une aurore. La plupart, je me hâte de le dire, combat-
traient énergiquement la commune, si elle tentait trop manifeste-
ment de continuer l'œuvre interrompue par l'intervention de l'armée
française; mais ils croient actuellement qu'il est de leur intérêt
politique de glorifier les actes les plus coupables qui fuient jamais,
et ils ne s'en font pas faute. A ces protecteurs de l'illégaliié, à ces
souteneurs de la revendication par la violence, les études que je
viens de terminer n'ont pas eu le don de plaire. Il n'est injure,
médisance et calomnie dont ils n'aient essayé de me frapper. Gela
m'a paru bien peu imj)ortaut au point de vue de la vérité, et je n'en ai
tenu compte. J'ai trop voyagé dans les pays d'Orient pour n'en point
connaître les proverbes; je me suis rappelé la parole turque : « Si tu
t'arrêtes à jeter des pierres aux chiens qui aboient contre toi, tu
n'arriveras jamais au but de ton voyage. » J'ai laissé aboyer et j'ai
continué ma route. Et puis, lorsque l'on se souvient du traitement
qui a été infligé à des archevêques et à des présidons de chambre
de la cour de cassation, ce serait se montrer bien susceptible que
d'être, non pas blessé, mais atteint par quelques extraits du caté-
chisme poissard ; on éprouve même une certaine satisfaction à ne
pas se sentir indigne de la colère de ceux qui se font ouvertement
les champions des massacreurs et des incendiaires. La seule réponse
à faire était de ne point répondre, de poursuivre mon travail et de
rester fidèle aux engagemens que j'avais contractés envers le public.
694 REVUE DES DEUX MONDES.
Parmi les reproches qui m'ont été adressés, il en est un que l'on a
répété à satiété. On m'a très nettement dit que je piétinais sur des ca-
davres; seulement on a négligé de m'apprendre sur lesquels, et je
ne sais pas encore si j'ai piétiné sur les assassins ou sur les victimes.
En attendant que l'on veuille bien m' éclairer à ce sujet, je crois pou-
voir affirmer que je n'ai piétiné ni sur Mégy, ni sur Félix Pyat, ni
sur Gabriel Ranvier, ni sur Eudes, ni sur tant d'autres qui traitaient
de capitulards nos soldats écrasés par le nombre, qui reprochaient
à nos généraux de n'avoir pas su se faire tuer, qui poussaient au
crime le troupeau affolé de la fédération, qui resteront à jamais
rouges du sang qu'ils ont fait verser; mais qui n'ont eu le courage
que de se sauver et d'aller attendre hors de nos frontières le moment
de revenir achever leur œuvre. Non, sur le cadavre de ceux-là je
n'ai point piétiné.
Par une étrange aberration, on m'a aussi reproché d'attaquer la
forme actuelle du gouvernemeni et, en flétrissant la commune, de
porter préjudice à la république. Cela m'eût rempli de surprise, si
je n'avais su, dès longtemps, que l'esprit de parti modifie arbitrai-
rement la valeur des mots selon les besoins de sa polémique quo-
tidienne. Ceux qui ont soutenu cette thèse insensée n'ont pas com-
pris que la commune fut précisément l'inverse de la république et
que la violation du pouvoir par une bande d'incapables furieux,
l'absence de toute garantie pour la liberté et la vie des citoyens, le
service insurrectionnel obhgatoire, la suspension du culte dans
les églises, le despotisme le plus abject imposé à la population,
était le contraire d'un ordre de choses qui admet, en principe, la
libre, l'équitable répartition des droits et des devoirs.
Plus tard, lorsi jue l'on verra dans son ensemble toute cette commune
dont je n'ai pu que découvrir quelques coins, on reconnaîtra que la
politique n'y fut jamais pour rien. Ceux qui l'inventèrent, l'impo-
sèrent à Paris et ne reculèrent devant aucun forfait pour la pro-
longer, se disaient républicains : ce n'est là qu'une étiquette; lors-
qu'on la soulève, on s'aperçoit promptement qu'elle cache des
ambitieux amoureux d'eux-mêmes et ivres de pouvoir. Si un des-
pote leur eût offert la puissance, la fortune et des titres, eussent-ils
refusé? J'en doute. En voyant la persécution qu'ils se hâtent
d'exercer, dès qu'ils sont les maîtres, contre tous ceux qui ne s'in-
clinent pas devant eux, en comptant les crimes qu'ils ont froide-
ment commis avant de disparaître, je me suis toujours rappelé
cette lettre fameuse : « Je viens de faire tomber deux cents têtes à
Lyon; je me promets d'en faire tomber autant tous les jours; les
larmes de la joie et de la vertu inondent mes paupières sous l'effort
d'une sainte sensibilité. » Le « sans-culotte » qui écrivait ceci devait
plus tard être duc d'Otrante, exécuter les œuvres secrètes de l'empire
LA COMilUNE A l'iIOTEL DE VILLE. 695
et protéger la seconde restauration, dont il fut le ministre. Les vices
et l'ambition de Fouché étaient à l'Hôtel de Ville pendant la com-
mune; mais j'y cherche son intelligence, et je ne la trouve pas.
On n'a laissé à ces usurpateurs ni le loisir, ni l'occasion de
prouver que, pour le plus grand nombre, la raideur des opinions
n'était que la brutalité des convoitises ; ils restent des hommes vio-
iens, obtus, dont la logomachie ne trompera personne. Ce n'étaient
que des malfaiteurs qui ont invoqué des prétextes parce qu'ils
n'avaient aucune bonne raison à donner : les assassins ont dit qu'ils
frappaient les ennemis du peuple, et ils ont tué les plus honnêtes
gens du pays; les voleurs ont dit qu'ils reprenaient le bien de la
nation, et ils ont pillé les caisses publiques, déuieublé les hôtels
particuliers, dévalisé les caisses municipales; les incendiaires ont
dit qu'ils élevaient des obstacles contre l'armée monarchique, et i's
ont mis le feu partout ; seuls, les ivrognes ont été de bonne foi :
ils ont dit qu'ils avaient soif, et ils ont défoncé les tonneaux. Les
uns et les autres ont obéi aux impulsions de leur perversité; mais
la question politique était le dernier de leurs soucis, et la forme
gouvernementale ne leur importait guère. Cette vérité ressortira
avec évidence de l'étude des documens, lorsque ceux-ci seront
livrés aux historiens futurs.
On s'étonnera aussi de reconnaître que, pendant un règne de deux
mois, ces hommes, qu'ils appartiennent au comité central ou à la
commune, ne peuvent faire que le mal, et qu'il n'est pas une seule
de leurs actions qui ne soit coupable. Gela est naturel ; lorsque la
cause est criminelle, les effets sont forcément funestes. C'est à la
commune que l'on peut, plus qu'à toute autre tyrannie, appliquer
la belle pensée d'Ernest Renan : « Il est un comble de méchanceté
dans le gouvernement qui ne permet pas au bien de vivre, même
sous la forme la plus résignée. » Ce fut le cas de la commune :
non-seulement elle fit le mal, mais elle ne put tolérer le bien, car
celui-ci était absolument contraire à son essence ; c'est pourquoi
elle persécuta les humbles et les petits : les sœurs de charité, les
frères ignorantins, les gendarmes, dont le modeste dévoûment
effarouchait ses mauvais instincts. Eu vain quelques-uns de ces
législateurs improvisés luttèrent pour empêcher la révolte de glisser
sur la pente où elle était fatalement entraînée; ils ne furent point
écoutés, et on se disposait à les traiter en ennemis publics, lorsque
nos têtes de colonne franchirent les fortifications de Paris.
Ai-je été trop sévère en parlant de cette époque maudite? Je ne
le crois pas; toute violence me fait horreur, qu'elle vienne de César
ou qu'elle vienne de Brutus, et la commune n'a été qu'une explo-
sion de violence, explosion d'autant plus douloureuse à supporter,
d'autant plus impie, qu'elle se produisait à un moment où le plus
696 REVUE DES DEUX MONDES,
simple patriotisme commandait le recueillement, I3 retour sur soi-
même, l'effort individuel au profit de la communauté, la soumission
aux lois et le respect de sa propre dignité en présence de l'en-
nemi.Si l'indignation que j'ai ressentie alors s'est apaisée, ellea été
ravivée par l'attitude provocante que les contumax ont affectée, par
les projets de revanche qu'ils ont formulés, par les accusations ini-
ques qu'ils ont portées contre la France, qui avait été réduite à les
combattre et à les vaincre pour ne pas périr, lis frelataient si réso-
lument leur histoire qu'il m'a paru convenable de dire ce que j'en
savais pour lui rendre les médiocres et honteuses proportions dans
lesquelles elle se meut.
Du 18 mars au 28 mai, je suis resté à Paris, attentif aux faits
dont j'étais le témoin, me mêlant aux hommes, regardant les choses
et prenant des notes; un goût inné pour la, recherche desdocumens
originaux m'a poussé à réunir de nombreuses pièces authentiques;
des collections importantes d'autographes m'ont été ouvertes, des
correspondances écrites alors au jour le jour m'ont été confiées,
des journaux intimes rédigés par des hommes considérables ont été
mis à ma disposition, de grandes administrations m'ont libérale-
ment ouvert leurs archives. Appuyé sur de tels élémens, j'ai pu
écrire quelques fragmens d'une histoire de la commune et leur
donner, — je le crois du moins, — un degré d'exactitude qui
mérite d'inspirer confiance au lecteur. Je n'ai pas besoin de dire
que si, dans ces récits et dans les détails multiples qu'ils compor-
tent, il s'est glissé des erreurs, ces erreurs sont absolument invo-
lontaires : nul esprit de parti ne m'a guidé, car je n'appartiens à
aucune faction politique ; l'étiquette gouvernemiintale m'est indiffé-
rente, pourvu que le gouvernement assure à chacun la sécurité à
laquelle donne droit le paiement de l'impôt ; je n'ai recherché que la
vérité ; j'ai tout mis en œuvre pour la découvrir et la faire connaître.
riaise à Dieu que le récit de cette lugubre aventure en épargne
le retour à la ville incomparable et terrible dont j'ai essayé de ra-
conter la vie normale et les convulsions; plaise à Dieu, comme dit
le chœur dans les Euménidcs d'Eschyle, « que jamais au sein de
notre cité, la discorde insatiable de crimes ne fasse entendre ses
clameurs, que jamais la poussière ne ^ioit abreuvée, ne soit rougie
du sang des citoyens, que l'intérêt de l'état domine dans tous les
cœurs, que l'un pour l'autre les hommes soient pleins d'amour! »
Puissent ceux qui viendront après nous vivre loin des malheurs
qui nous ont accablés! Puisse le vaisseau symbolique de Paris,
échappé déjà à tant d'orages, ne pas faire mentir sa vieille devise:
Fluctuât nec mcrgiturl Qu'il vogue avec bon vent de fortune, et
que jamais il n'ait plus à lutter contre les tempêtes déchaînées par
l'alcoolisme, l'ignorance et l'envie! Maxime Du Camp.
LES AMOURS
FERDINAND LASSALLE
On a souvent prononcé le nom de Lassalle dans ces derniers temps;
M. de Bismarck sest chargé lui-même de remettre en honneur sa
mémoire. Tout récemment encore, lorsque le Reichstag discutait la loi
de sûreté publique, le chancelier de l'empire sut trouver l'occasion de
parler avec éloge du célèbre agitateur, de l'éloquent tribun qui institua
au printemps de 1863 l'association générale des ouvriers allemands,
dont il fut jusqu'au terme de sa trop courte vie le président ou plutôt le
dictateur. M. de Bismarck, on s'en souvient, se plut à célébrer la vigueur
et l'étendue de son esprit, la diversité de ses talens, Tagrément de ses
manières, le charme infiai de sa conversation, et par forme de conclu-
sion, il insinua que si ce grand révolutionnaire vivait encore, il renie-
rait ses disciples et ses héritiers, qu'il serait aussi malheureux dans leur
société qu'un aigie enfermé dans une basse-cour. 11 est permis de com-
parer Lassalle à un aigle; il en avait, paraît-il, les yeux et le regard,
il en avait aUssi le bec, le cri, les serres puissantes, et quand il déployait
la vaste envergure de ses ailes, le vent qui conspire avec les oiseaux
de haut vol l'emportait parfois sur des .ommets où ne montent jamais
les corbeaux et les chouettes.
La loi de sûreté publique n'a pas encore produit les effets décisifs
qu'on en attendait; les succès que viennent d'obtenir les socialistes
dans les élections saxonnes eu font foi. Il est naturel que les Allemands
se demandent ce qui serait advenu du socialisme si, à trente-neuf ans,
son fondateur n'avait été frappé mortellement dans ce tragique duel
qui fit tant de bruit. Chacun arrange les choses à sa façon; dès qu'il
s'agit de conjectures, fimaginatioa a beau jeu. «Ce qui nous manque,
disent les démocrates socialistes, c'est un chef qui soit un grand poli-
tique. Nous l'avions, nous ne l'avons plus, et cependant nous sommes
698 REVUE DES DEUX MONDES.
devenus redoutables; si nous l'avions encore, nous aurions déjà ville
prise. » — Les conservateurs de leur côté regrettent que Lassalle soit
mort dans la force de l'âge, avant d'avoir dit son dernier mot. Il était
patriote et il n'était pas communiste. Il y aurait eu moyen de s'entendre
avec lui, il aurait tenu tête à M. Marx et au communisme international;
son autorité aidée de son éloquence aurait eu raison des fous et des
énergumènes,
Il est certain que Lassalle n'était pas communiste. On ne peut nier
non plus qu'il ne fût à sa manière homme de gouvernement ou qu'au
moins il n'eût un penchant naturel de sympathie pour ceux qui savent
gouverner. Dix-huit mois avant sa mort, il disait aux ouvriers : « J'ai
toujours été républicain; mais promettez-moi, mes amis, que si jamais
la lutte éclatait entre la royauté de droit divin et cette misérable bour-
geoisie libérale, vous seriez pour le roi contre le bourgeois. » Qu'on
relise la tragédie historique, Franz von Sickingen, qu'il publia en 1859.
Il y déclare que l'épée est le dieu de ce monde, la parole faite chair, l'in-
strument de toutes les grandes délivrances, l'outil nécessaire à toutes
les grandes entreprises. Les vers sont faibles, rocailleux; la pensée est
nette et ne saurait déplaire à M. de Moltke et à l'empereur Guillaume,
qui plus d'une fois l'ont exprimée en prose, ne se piquant ni l'un ni
l'autre d'être poètes. Qu'on lise surtout dans la scène 3" du m^ acte les
hautaines protestations de Franz von Sickingen contre les prêtres et
leurs basses ambitions, contre les petits princes et la médiocrité de
leurs pensées : — « Comment faire entrer une âme de géant dans des
corps de pygmées?.. Ce que nous voulons, ajoute-t-il, c'est une Alle-
magne unitaire et puissante, la rupture avec Rome, un grand empire
gouverné par un empereur évangélique. » Quelqu'un s'est chargé d'exé-
cuter ce programme. Mais il ne faut pas oublier que ce même Franz
s'écrie : « Je suis, moi aussi, du bois dont on fabrique les empereurs.»
Il ne faut pas oublier non plus qu'après s'être longuement entretenu
avec cet ambitieux, Charles-Quint, qui s'était flatté de le gagner à ses
desseins et qii a deviné son secret, se dit à lui-même : « L'homme est
grand, mais ce n'est pas la grandeur que je cherche et que je peux
employer. »
Dcr Mann ist gross, doch ist es nicht die Grosse
\^'elche ich suche und gebrauchen kann.
Voilà apparemment ce que s'est dit M. de Bismarck après avoir causé
et fumé avec Ferdinand Lassalle. On a ouvert la fenêtre, la fumée est
sortie, et il n'est rien resté que le souvenir d'une conversation agréable
avec un homme d'esprit.
Il est à présumer que tout le monde se trompe. On peut croire que
les conservateurs se font illusion quand ils s'imaginent que Lassalle
aurait fini par s'entendre avec eux, et il est probable que les socialistes
LES AMOURS DE FERDINAND LASSALLE. 699
s'abusent lorsque ils prétendent qu'il possédait la trompette qui fait
tomber les murailles de Jéricho. On peut mourir à trente-neuf ans et
avoir dit son dernier mot ou tout au moins l'avant-dernier. La vie et
la mort ont leurs mystères, et ce n'est pas la vertu, c'est la vieillesse
qui n'attend pas le nombre des années. Quand on rapporta de Genève
le corps du grand homme, le médecin de Dusseldorf qui l'examina y
découvrit tous les symptômes d'une phtisie du larynx très avancée. A
d'autres indices encore il est facile de reconnaître que Lassalle était
atteint dans sa force, dans la libre possession de lui-même, qu'il ne
s'appartenait plus tout entier. La meilleure preuve qu'on en puisse don-
ner, c'est que celui qui se vantait d'avoir toujours été maître de son
cœur commençait à aimer les femmes d'un amour d'obédience qu'il
avait jadis considéré comme la suprême servitude. L'heure des défaites
avait sonné pour cette fière et audacieuse volonté.
Les femmes ont joué un grand rôle dans la destinée de Lassalle ; c'est
une femme qui a commencé sa gloire, c'est une femme qui l'a tué. Ce
fut un malheur pour Samson d'avoir connu Dalila; mais il pouvait se
féliciter d'avoir rencontré dans sa première jeunesse la femme de
Thimna, car elle fut cause, comme dit l'Écriture, que « l'esprit de l'É-
ternel commença à l'agiter. » Il brûlait du désir d'entrer en dispute avec
les Philistins, qui dominaient alors sur Israël; ce fut elle qui lui fournit
l'occasion qu'il cherchait, et l'amour qu'elle lui inspirait le rendit si fort
qu'il déchira de ses mains un jeune lion rugissant, mit le feu aux mois-
sons et aux plantations d'oliviers des Philistins, et massacra mille hommes
avec une mâchoire d'âne. Voilà les effets d'un grand amour.
Les femmes font les héros, mais ce sont les femmes aussi qui les
défont, car elles aiment à défaire ce qu'elles ont fait, et en ceci l'his-
toire de Lassalle ressemble à celle de Samson. Comme le fils de
Manoach, il aspirait à batailler contre les Philistins. S'il n'avait pas
rencontré en 18^15 la comtesse de Hatzfeld, si la comtesse n'avait pas
été belle, si cette femme de quarante ans n'avait pas inspiré un goût
assez vif à cet ambitieux jouvenceau, si elle n'avait pas eu un très
vilain mari qui, non content de la maltraiter, la dépouillait de ses biens,
si Lassalle ne s'était pas fait son avocat, son champion et son chevalier,
il eût peut-être attendu longtemps l'occasion de débuter avec éclat dans
le monde et de rompre en visière à la société. On peut douter qu'il l'ait
aimée passionnément; il est probable qu'il l'aima parce qu'il trouvait
son compte à l'aimer. Elle était femme, elle était belle, mais surtout
elle était l'occasion désirée. Ce fut en plaidant sa cause pendant huit
années devant trente-six tribunaux différens qu'il put révéler tout ce
qu'il y avait en lui de ressources d'esprit, d'énergie de caractère, et ce
don de fascination par lequel il attirait sur lui le regard des foules. Il
n'a jamais méconnu le service qu'elle lui avait rendu en l'aidant à se
faire connaître ; il lui est demeuré attaché avec une constance qu'on
700 REVUE DES DEUX MONDES.
lui a souvent reprochée, car la comtesse avait beaucoup d'ennemis.
Certaines gens qui recherchaient avidement la société de Lassalle évi-
taient d'aller chez lui de peur d'y rencontrer « une femme de soixante
ans, fardée au delà de ce qui est possible, avec de faux sourcils en forme
de sangsues, le teint jaune, la gorge sèche, fumant tout le jour entre
de fausses dents des cigares de Havane longs de deux pieds, remarquable
au demeurant par son intelligence, versée dans l'économie politique
et dans le droit romain autant qu'un savant de profession, en un mot
un vieux homme-femme, ein ailes Mannweib. » — « Il est des circon-
stances, disait Lassalle, où je mangerais mes propres entrailles, mais
jamais je ne tromperai quelqu'un qui m'a dit: Je crois en vous. » —
C'est une belle v( rtu que la fidélité, c'est une belle carrière que la che-
valerie errante; mais tel chevalier est doublé d'un homme d'affaires,
et quand il défend l'innocence opprimée, il s'arrange pour y trouver
quelque profit. Lassalle, qui reprochait aux journalistes de prostituer leur
plume en touchant le prix de leurs articles, a touché sans scrupule
jusqu'à la fin la pension viagère que lui servait son ancienne maîiresse.
Il y a vraiment dans la biographie de ce Gracque prussien beaucoup
de détails à sauvor. Homme supérieur assurément, mais caractère trou-
ble, équivoque, missionnaire jouisseur, humanitaire à gants jaunes,
un de ces apôtres dont les convictions n'ont jamais contrarié les inté-
rêts et les plaisirs et qui en définitive ne croient sérieusement qu'à leur
tremplin. Don Quichotte a récolté sur les grands chemins de l'Espagne
beaucoup de mésaventures, force coups de bâton, et sa gloire n'en est
point diminuée; mais il suffirait d'une comtesse de Hatzfeld et d'une
pension viagère pour nous gâter son histoire.
On assure que de toutes les passions la reconnaissance est celle qui
laisse le cœur le plus tranquille, et La'^salle n'était pas homme à se
contenter des passions tranquilles. Il était né pour la vie de tempête,
il éprouvait le besoin d'agiter ses jours et ses nuits, c'est à cela que
lui servaient ks femmes. Il aimait peu, mais il entendait qu'on l'aimât
avec fureur, avec emportement. Ses caprices lui étaient sacrés, il n'ad-
mettait pas qu'on leur résistât. Ce superbe suUan, qui remplissait Berlin
du bruit de ses bonnes fortunes, jetait presque au hasard son mouchoir,
et son mouchoir était toujours ramassé. Il avait une tête d'empereur
romain, et il en était fier. On lui rapporta que le célèbre helléniste
Bœckh avait dit de lui : «Lassalle est l'homme le plus génial et le plus
savant que je connaisse. » Cet éloge le laissa froid. On lui rapporta aussi
que le môme soir une Berlinoise avait dit : « Lassalle est le plus bel
homme que j'aie jamais vu. » Ce propos le ravit, et il s'écria : « Être
le plus bel homme de son temps, voilà la vraie gloire; il faudra
graver cette sentence sur mon tombeau, afin que la postérité n'en
ignore. » A la beauté il joignait l'audace; il méprisait les longs sièges,
il emportait les citadelles d'assaut, et il exigeait qu'on se rendît sans
LES ASIOlRS de FERDINAND L\SSALLE. 701
conditions, sans rien stipuler, sans rien lui demander. Il écrivait un
jour dans un français dont les incorrectio.js ne sont point déplaisantes
que « son amour était un feu dévorant pour les femmes qui s'y pr>;cipi-
taient » et que parmi toutes celles qu'il avait le plus aimées il n'en était
pas une qui eût pu lui parler de mariage s;ms le faire frémir. — u C'est
pour cola, ajoutait-il, que j'évitais toujours les jeunes fiiles. Deux fois
seulement je parlai d'amour à des jeunes filles qui m'aimaient bien et qui
donnèrent à moi le désir de 1"S posséder, et cependant je débutais d.ns
tous les deux cas avec la déclaration que je ne les épouserais jamais.
Sauf ces deux exceptions, je m'en suis tenu seulement aux femmes
mariées, dont j'étais, voas l'avez dit, l'enfant gâté, et dont quelques-
unes m'aimaient bien fortement. Vous i^avez, les femmes, quand elles
aiment, ont l'habitude de questionner; aucune à laquelle je n'aie avoué
à sa demande avec ma franchise ordinaire que, dans le cas où elle serait
libre, je ne l'épouserais pas du tout. Et malgré cela, et peut-être pour
cela, on m'a bien aimé. Je voulais prendre, mais ne pas me donner. »
Pascal a dit qu'une vie est heureuse quand elle commence par l'a-
mour et qu'elle finit par l'ambition. « Si j'avais à en choisir une, je
prendrais celle-ci. » Malheureusement on ne choisit pas sa destinée.
Celle de Lassalle était de commencer par l'ambition et de finir par l'a-
mour. Ce grand vainqueur fut vaincu à son tour; l'une après l'autre
deux jeunes filles le réduisirent en servitude. Elles se sont donné le
plaisir de raconter à tout l'univers le détail de leur victoire, car à quoi
sert de vaincre si l'univers n'en sait rien? Quand don Juan se met à
aimer, cela prouve que sa volonté et son orgueil sont bien malades et
qu'avant pu les femmes auront leur revanche. Au théâtre, la punition
de don Juan consiste à être englouti par une trappe qui conduit à l'é-
tang de feu et de soufre oîi l'on est brûlé tout vif. Dans la vie réelle,
il rencontre tôt ou tard une petite fille qui, honnête ou perverse, a le
diable dans les yeux et se moque du monde. C'est le vrai châtiment,
pire que tous les étangs de soufre.
La première de ces héroïnes a voulu garder l'incognito, elle a pensé
que la suprême coquetterie était d'arriver à la célébrité par le mys-
tère (1). Comme César, elle parle d'elle-même à la troisième personne
et ne nous dit guère que ce qu'il lui convient de nous dire. Elle se
contente de nous apprendre qu'elle est Russe, qu'elle s'appelle Sophie
Adrianovna, qu'elle avait vingt-cinq ans lorsqu'on 1860, Lassalle la rea-
contra à Aix-la-Chapelle, qu'à première vue il fut frappé de sa figure,
qu'il se fit présenter à elle, qu'il la charma par sa conversation pleine
de verve, de feu et d'éloquence, que de son côté elle le subju^nia par
son chant et sa musique. Elle ajoute « que nourrie dès son enfance des
idées qui vers cette époque éveillaient la Russie à une vie nouvelle,
(1) Une Page d'amour de Ferdinand Lassalle, récit, correspondance, confessions.
Leipzig, Brockhaus, 1878.
702 REVUE DES DEUX MONDES.
avec sa jeune et énergique nature, bouillonnant d'un désir ardent d'ac-
tivité et d'abnégation, elle crut au bout de quelques semaines de con-
naissance intime avec Lassalle, trouver en lui l'incarnation vivante de
son idéal, de l'apôtre social que sa jeune tête avait rêvé, mais que, tout
en étant fière des attentions qu'il lui témoignait, elle ne se doutait
guère de l'attachement sérieux, de la passion fiévreuse qu'elle lui avait
inspirée. » Bientôt Lassalle se déclara; ce grand ennemi du mariage de-
manda la main de Sophia Adrianovna, Quelque penchant qu'on ait pour
le nihilisme et pour l'abnégation, on ressent quelque plaisir à la pensée
a d'avoir inspiré une passion fiévreuse » à un homme célèbre, et on se
complaît à snvourer son triomphe. Sophia Adrianovna n'eut garde de
décourager brutalement Lassalle; elle lui répondit que, n'ayant pas en-
core aimé, il y avait une place d'attente dans son cœur et que peut-
être il la prendrait. Elle le pria de lui laisser le temps de la réflexion,
et il fut convenu qu'on s'écrirait. Il ne savait pas le russe, elle ne savait
guère l'allemand, il fallut recourir au français, quoique Lassalle pe
plaignît (( qu'il lui était impossible d'avoir aucun épanchement de cœur
dans une autre langue que la sienne. — Ah! si je vous écrivais en
allemand; quelle vie, quel mouvement il y aurait dans cette lettre ! Ce
ne seraient pas comme maintenant des lettres mortes, ce seraient autant
de petits oiseaux aux ailes dorées, qui s'envoleraient d'eux-mêmes et
s'abaisseraient devant vous pour vous baiser les mains et les pieds. »
L'inconnue n'a publié que les lettres de Lassalle : on sait que les in-
connues ne publient jamais leurs réponses. — a Les hommes de ma
trempe, écrivait-il de Berlin le 7 octobre 1860, sont nés pour souffrir.
Je suis né, comme Hiiiie l'a dit de moi lorsque j'avais dix-neuf ans,
pour mourir comme un gladiateur le sourire à la lèvre. Que d'autres
soient heureux ! A des natures comme moi il suffit de combattre, de
verser lentement jusqu'à la dernière goutte de leur sang, de manger
leur cœur et, la mort dans l'âme, de paraître souriant... Vous m'avez
forcé de vous aimer. Oui, je vous aime, et il en coûte beaucoup plus à
ma fierté d'homme de faire cet aveu qu'il n'a jamais coûté à la timi-
dité de la fille la plus pudique... Il n'est qu'une seule chose dont je
vous prierai, Sophie, ne me laissez pas à la torture, dans l'attente.
D'être mort, cela se supporte très bien; mais de ne savoir pas si l'on
est mort ou vivant, oh ! c'est affreux. » Il dut se résigner cependant à
demeurer quelque temps suspendu entre la vie et la mort; on ne lui
donnait que de vagues espérances. Pour être juste, il faut avouer que
ses exigences étaient grandes et ses prétentions excessives. 11 deman-
dait à Sophie de l'aimer « de toutes les forces de son existence, de tous
les abîmes de son cœur; » il entendait que son amour fût « un oura-
gan. » Il lui représentait aussi que la femme qui épouse Gains Gracchus
doit se tenir prête « à passer par l'eau et par le feu, » à tout endurer,
l'exil, la prison, la pauvreté, les derniers supplices. — « Je ne suis in-
LES AMOURS DE FERDINAND LASSALLE. 703
différent à personne, disait-il. Le monde se divise à mon égard en deux
parties. L'une me craint, me hait et me déteste. La seconde m'estime,
m'aime et souvent m'adore. Pour ceux-ci, j^suis un homme du plus
grand génie et d'un caractère presque surhumain, dont il faut attendre
les plus grandes choses. Ceux-là, les ennemis, s'attendent eux aussi à
de très grandes choses de moi. Mais c'est précisément pour cala qu'ils
me haïssent outre mesure... Quant aux femmes, pendant que les unes
ne vous pardonneront pas d'avoir épousé un homme tel que moi, d'au-
tres vous envieront cet avantage comme un bonheur dépassant votre
mérite. La haine chez mes ennemis, l'envie haineuse chez beaucoup
de femmes, voilà ce qui vous attend... Qu'aurez-voiis en retour de tous
vos sacrifices? Rien que deux choses, un homme et un cœur, mais un
homme dans le vrai sens du mot et un cœur qui, s'il se donne à quel-
qu'un, se donne pour l'éternité. »
Ce qu'il faut le plus admirer dans les lettres de Lassalle publiées par
l'inconnue, c'est la prodigieuse naïveté de cet homme d'esprit qui ne
s'aperçoit pas qu'on se moque de lui, que Sophie est fermement réso-
lue à ne jamais l'épouser, qu'elle s'amuse à le faire grimper à l'arbre.
Il finit pourtant par s'en apercevoir, et son orgueil fut piqué au vif. On
lui offrait une tendre et pure amitié; on lui disait : « Ne nous épousons
pas, mais écrivons-nous. » Il répondit sèchement qu'il acceptait l'ami-
tié, mais que désormais Sophie devrait écrire deux lettres au moins
pour avoir le droit d'espérer une réponse. Tout pesé, ceci nous fait
croire que Sophie s'abuse , que Lassalle n'eut pour elle qu'un amour
de tête. Les passions de feu ne se consolent pas si vite de leurs décon-
venues. D'ailleurs, quand on est Samson, on n'aime dans toute sa vie
que deux femmes. La première, on l'aime ou on croit Taimer, d'abord
parce que c'est la première , ensuite parce qu'on cherchait l'occasion
de partir en guerre contre les Philistins. Mais on ne donne son cœur
tout entier qu'à la dernière, à la femme qui tue. Comme Samson, Las-
salle n'aima véritablement que Dalila, « qui l'endormit sur ses genoux,
lui coupa les sept tresses de ses cheveux et le dompta. »
Quand on apprit en Allemagne que, le 29 août 1864, Lassalle s'était
fait tuer pour les beaux yeux de M"« Hélène de Dônniges, il s'éleva de
toutes parts un cri de pitié ou d'indignation. Ses amis conçurent l'é-
trange pensée de promener son corps de ville en ville, la police y mit
bon ordre. Quant aux ennemis, ils se laissèrent attendrir par cette fin
misérable , et tout le monde se réunit pour maudire Dalila, qui ne
trouva pas un seul défenseur. Dalila s'est tue pendant quinze ans. Elle
avait toujours rêvé de monter sur les planches, elle a satisfait son goût
et accompli son rêve. Un jour qu'elle jouait à Breslau dans un travesti,
son entrée en scène excita de bruyans murmures dans plus d'une loge.
En la voyant paraître, on avait cru voir Lassalle en chair et en os. Cet
incident lui remit en mémoire que Lassalle lui avait dit une fois : «Vous
70Ji REVUE DES DEUX MONDES.
et moi, nous nous ressemblons beaucoup. » A ce propos aussi, la pen-
sée lui vint que, dans l'intérêt de sa carrière, elle ferait bien de dissi-
per certaines préventions dont l'injustice l'afflige, et de donner un coup
d'époussette à son passé. Quoi qu'il en soit, Dalila a rompu le silence;
elle a écrit son apol)gie, et le petit volume de près de deux cents
pages, qu'elle vient de publier, est agréable à lire (1). Elle a de l'es-
prit, de la littérature, l'art de conter, du pittoresque, des traits heureux,
et une plume qu'a taillée le diable en personne; c'est un service qu'il
rend volontiers à toutes les femmes qu'il aime. Si elle s'est proposé
d'amuser, elle y a réussi; mais si elle a voulu sérieusement se justifier,
elle aurait mieux fait de continuer à se taire, car on trouvera peut-être
que son apologie ressemble singulièrement à un réquisitoire en forme
contre M'"^ Hélèno de Racowitza, née de Dônniges. Qu'on en juge par
la traduction et le résumé très succincts, mais très fidèles que vo'cit
« Mon père, nous dit-elle, était un homme distingué, fort aimé du
roi de Bavière, très bien en cour, faisant à Munich la pluie et le beau
temps, disposant de toutes les places, choyé, caressé de tout ce qui
avait un nom. Ce qui m'agréait en lui, c'est qu'il avait une vo^x char-
mante; mais au reste c'était un triste père, et j'ai attendu pieusement
qu'il fût mort et enterré pour dire tout le mal que je pense de lui. Ma
mère, amie intime de la reine, était jolie, gracieuse, intelligente, mais
légère, frivole à l'excès et infiniment personnelle. Mon bonheur lui
était fort indifférent, elle ne s'intéressait à moi que pour le lustre que
ma beauté donnait à son salon. J'ava's des gouvernantes, mais je m'é-
levai toute seule par la grâce de Dieu. A peine sortais-je de l'enfance
que j'avais déjà l'esprit mûr. J'avais tout lu et tout vn, tout appris ou
tout deviné : je connaissais l'endroit et l'envers de toute chose, et j'étais
fermement convaincue que l'univers est un lieu de plaisance qui a été
inventé tout exprès pour que les petites fiHes s'amusent. Aussi je m'a-
musais beaucoup et je n'avais qu'un médiocre respect pour la vieille
morale allemande. Je venais d'atteindre ma douzième année quand il
plut à ma mère de me fiancer avec le commandant de la citadelle
d'Alexandrie, que je n'avais jamais vu; elle avait pris en goût cet Ita-
lien, parce qu'il faisait la cuisine comme un maître-queux, c'était son
seul mérite. Je fus charmée d'apprendre qu'il lui avait sutfi de voir
mon portrait pour tomber éperdument amoureux de moi, et je conçus
pour la première fois la pensée que ma beauté était irrésistible, pen-
sée fort judicieuse dans laquelle m'ont confirmée tous les événeinens
de ma vie. Mais quand je vis mon fiancé, sa barbe hérissée me fit peur
et je le pris en aversion. Un peu plus tard, on m'envoya à Berlin chez
ma grand'mère, et j'y fis la connaissance d'un jeune boyard, le prince
Yanko R icowitza, qui avait à peu près mon âge. C'était un charmant
(1) Meine Beziehungen zu Ferdinand Lassalle, von Hélène von Racowitza, geb. v.
Dônnigea, Breslau und Leipzig, 1879.
LES A310!jRS de FERDiNAiM) LASSALLE. ,705
garçon, le teint basané, les cheveux crépus, 'es veux d'un noir de V(dours,
qui était tout le portrait d'Othello. 11 s'éprit de moi comme l'Italien; il
me plaisait, je lui faisais faire mes dix mille volontés, je le considérais
comme ma chose, comme ma propriété, et je l'appelais mon page noir.
De Berlin, je retournai en Italie, où je conçus une tendre sympathie pour
un officier de la marine russe. Il en résulta que j'eus le courage de
déclarer au commandant de la citadelle d'Alexandrie que je le détes-
tais et de rompre avec lui, ce qui Ot pousser les hauts cris à ma mère.
Je passai un hiver à Nice, où mon père avait accon pagné le roi. Il y
avait là beaucoup de personnages de di.^tinction, Meyerbeer, la grande-
duchesse Hélène, Cari Vogt, lord Lytton Bulwer, et avec eux une écume
où se trouvaient réunis côte à côte le plus beau monde, le demi-monde
et le pire de tous les mondes. Cette écume me plut infiniment. J'étais
charmée des hommages qu'on me prodiguait; je passais à Nice pour
l'écuyère la plus intrépide, pour la danseuse la plus infatigable, pour
la reine de toutes les folies, et je me brouillais de plus en plus avec la
vieille morale allemande. De Nice, je retournai à Berlin; j'y r^ trouvai
mon boyard, le jeune Yanko, et pour la première fois j'entendis parler
de Lassalle; quelqu'un m'assura que j'étais la seule femme vraiment
digne d'épouser ce grand homme. J'étais fort curieuse de le voir; je le
rencontrai enfin à l'un des mardis de l'avocat Hirzemenzel. Je me tins
quelque temps à l'écart, assise sur un tabouret, masquée par un sopha.
Il ne me voyait pas, et je l'écoutais. Je sortis brusquement de ma ca-
chette, je courus à lui, nous nous regardâmes les yeux dans les yeux,
muets, étonnés, confondus. Ce fut un coup de foudre. Il finit par me
dire : « Vous êtes Brunhilde, vous êtes Adrienne de Cardoville, vous
êtes le joli renard dont on m'a parlé, vous êtes Hélène de Dônniges. »
Là-dessus on soupa; nous restâmes ensemble jusqu'au petit jour sans
déparler. Quand je sortis, il me tutoyait depuis deux heures, et il me
prit dans ses bras pour descendre l'escalier. Cela me parut tout natu-
rel. Il me raconta en me reconduisant chez ma grand'mère qu'un de
ses amis lui avait dit : « Je t'ai trouvé une femme, mais cette femme
est un renard. » H en conclut qu'il voulait m'épouser. Je ressentais eu
l'écoutant la voluptueuse souffrance, ivonnigc Quai, que peut éprouver
une somnambule sous le regard du magnétiseur. Cependant je pré-
voyais que mes relations avec cet illustre démagogue seraient très mal
vues de ma famille; j'eus soin de ne rien dire à ma grand'mère. Heu-
reusement il se trouva dans le meilleur monde de Berlin beaucoup de
gens distingués qui se chargèrent de nous ménager des rendez-vous.
Je revis Lassalle, et il me déclara une fois de plus qu'il était écrit au
ciel que je l'épouserais. »
Si l'on en croit M""*^ Hélène de Racovvitza, il se passerait des choses
étranges dans le meilleur monde de Berlin, et on pourrait remarquer à
TOMF. XXXV. — 1870, 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
ce sujet... Ne remarquons rien et laissons la parole k Dalila. — « Peu
après, ma grand'mère mourut, et avant de mourir, elle déclara à Yanko
qu'elle le regardait comme mon fiancé. Je ne dis pas non, mais je con-
IJai à mon jeune page que, si je l'aimais beaucoup, j'adorais Lassalle.
Cet aveu l'allligea. Je lui représentai que je n'avais jamais eu l'habi-
tude d'imposer aucune contrainte à mes passions. C'est précisément
cette sauvagerie effrénée de ma nature, dièse WildJieit, die Schrankcn-
losigkeii meincr Natur, qui fait le charme irrésistible de ma personne;
il faut bien qu'on en accepte les côtés désagréables. Après avoir enterré
ma grand'mère, j'allai rejoindre ma famille en Suisse, où mon père
était chargé d'affaires ; il résidait pour le moment à Genève. Yanko ne
tarda pas à m'y suivre; il fit la conquête de mes parens, qui l'accep-
tèrent de grand cœur pour leur futur gendre. Je tombai malade, ma
convalescence fut longue. Pour me remettre tout à fait, on m'envoya
faire un tour dans les montagnes, so.is la garde d'une dame anglaise
et de ses enfans. Quoique Lassaile ne m'eût paS donné de ses nou-
velles, je saviais de science certaine qu'il faisait au Ri.j;hi un3 cure de
petit-lait. En passant à Kaltbad, je dis à un gamin : — « Lnssalle est
ici, va me chercher Lassalle. » Le gamin partit comme un trait et il
m'amena Lassalle, qui s'écria : « Par tous les dieux de la Grèce! c'est
elle! — Eh oui, c'est elle, lui Yépondis-je.nSur quoi il nous accompagna
au Kighi-Kulm, pour y assister au lever du soleil. Nous ne vîmes pas le
Soleil, mais Lassalle eut le plaisir de me voir
.... dans l; simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'urnicher au sommeil.
Ce qui lui fournit î'occasio.i de mi co.nparer à toutes les déesses de
l'Olympe. »
Voilà une fille bien gardée, et on pourrait s'étonner que la dame
anglaise... Ne nous étonnons de rien, sous peine de nous étonner de tout.
Nous ne sommes pas en Suisse, nous sommes en pleine bohème gerfna-
nique. — « Lassalle me mit au pied du mur, il me proposa ou dem'en-
lever ou de demander ma main à mes parens. Je me prononç ù contre
l'enlèvement, et j'eus grand tort. Quant au mariage, je demandai qua-
rant^huit heures pour rélléchir. Avant de nous séparer, Lassalle m'offrit
de faciliter les choses en abjurant le judaïsme. Je lui répondis : — u Fais
ce qu'il te plaira, la religion ne m'importe guère, il m'est plus facile
decioire à plusieurs dieux qu'à un seul. — Est-i^e là au^si ton principe
en amour? me demanda-t-il, et trouves-lu que plusieuùs hommes valent
mieux qu'un seul? » — 11 avait rencontré juste, et sa question m'a-
musa, (( Je dois avouer, lui dis-je, que jusqu'à présent un homme ne
m"a j unais sufii. Depuis le jour où j'ai rencontré rolïicier de la marine
russe qui fut l'objet de ma première passion, j'ai toujours pensé qu'il
f>|i;nt n-ois honi'ucH [)uur eu faire uu, et j'ai partagé mon cœur en
LES AMOURS DE FERDINAND LASSALLE. 707
trois. » Là-dessus je voulus lui faire le récit fidèle de toute ma vie et
le détail de tous les attentats que j'ai pu commettre contre la vieille
morale allemande; mais il me ferma la bouche en me disant : « Non,
non, pour l'amour de Dieu, pas de fouilles de Pompéi, et ne pensons
qu'à l'avenir. »
On demandera peut-être quel âge avait alors M"^ Hélène de Dôn-
niges. Elle n'avait pas encore vingt ans, et elle fouillait déjà Porapci.
Elle a eu soin de nous apprendre « qu'elle est la femme la plus femme
de l'univers, c'est-à-dire irresponsable, capricieuse et fille. » Elle nous
apprend aussi « qu'elle a toujours payé de sa personne où elle croyait
voir un vrai sentiment. » Elle nous dit cela en français, car elle sait
très bien le français. — « La nuit suivante, j'écrivis à Lassalle : « Vous
m'avez demandé mon consentement et vous m'avez déclaré que vous
vous chargiez du reste. Je consens, chargez-vous du reste. » En quit-
tant le Piighi, j'allai à Berne, oii Lassalle vint me retrouver. Nous avions
besoin de nous voir pour concerter nos plans. Nous passâmes des jour-
nées délicieuses, les meilleures de ma vie. Je l'adorais comme un chré-
tien peut adorer le Christ, et je l'aimais aussi comme on aime un gros
chien, à qui l'on dit : Couche-toi là! et qui se couche. Je lui disais :
Couche dich! et il se couchait. Un soir, il enjamba ma fenêtiC et de-
meura la moitié d'une nuit dans ma chambre; mais j'atteste à tout
l'univers que nous employâmes tout notre temps à parler de M. de
Bismarck. Au jour fixé, je partis pour Genève; Las.>alle devait m'y
rejoindre quelques heures plus tard. J'étais chargée de préparer les
voies, il devait faire le reste. J'arrivai comme ma sœur Marguerite venait
d'être fiancée au comte Kayserling. Mesparens étaient ravis de ce ma-
riage, et je voulus profiter de l'heureuse disposition où je les voyais,
pour obtenir leur consentement au mien. A peine en eus-je touché un
mot, ma mère s'emporta et mon père entra dans une fureur que je
renonce à décrire. Il suflit de dire que dans toute cette affaire il tint
une conduite où le ridicule le disputait à l'odieux. Je résolus de me
sauver, d'aller attendre Lassalle à l'hôtel où il devait descendre. Je pris
mon chapeau, mon manteau, quelque argent et un petit poignard. »
Peut-être voudra-t-on savoir tout de suite à quoi servit ce poignard.
A rien du tout, absolument à rien, et ce n'était pas la peine d'en parler.
— « Je rencontrai Lassalle, je l'entrahiai dans une maison amie, et
cette fois je le suppliai de m'enlever. 11 n'y consentit pas; la partie était
engagée, il entendait la gagner. Ma mère nous surprit au milieu de
notre délibération, elle nous accabla des injures les plus grossières.
Lassalle lui dit : « Vous vous méprenez sur mon caractère; je vous
rends votre enfant, mais avant peu je reprendrai mon dépôt. C'est de
votre main qu'Héiône me sera donnée. » Puis il me dit à moi-même :
u Je le quitte pour peu de teuips; tu me connais, tu sais que je veux
b''en ce que je veux. Je vais m'uccuper d'assurer notn^ bonheur; je ne
708 REVUE DES DEUX MONDES.
te demande qu'un peu de patience. Crois en moi, et je réponds de la
victoire. » A ces mots, il sortit, et je ne l'ai pas revu. Cependant mon
père arriva et me ramena chez lui en me traînant par les cheveux. »
On trouvera sans doute que, de la part d'un chargé d'affaires ou d'un
ministre plénipotentiaire, ce procédé était un peu vif. Encore un coup
nous sommes en pleine bohème; on y rencontre quelquefois des diplo-
mates, (c On m'enferma sous clé, on me mit au pain et à l'eau, continue
Dalila. Aux invectives, aux menaces de mes parens, mes frères et mes
sœurs joignaient de larmoyantes supplications. Je demeurai inflexible,
intraitable ; j'étais un vrai rocher. Tout à coup le rocher changea d'idée,
et ce jour-là mon père me déclara que j'étais un ange, un être ado-
rable, un idéal de fille. Pour plus de sûreté, on m'emmena de nuit sur
l'autre rive du lac ; la police escortait notre bateau. De là je fus con-
duite à Bex, 011 j'eus la surprise de voir Yanko apparaître un matin
devant moi. Je fus sensible, très sensible à la tendresse qu'il me témoi-
gna, et ce fut pour cela que je lui dis : « Toi et les autres, je voudrais
vous assommer, vous empoisonner, vous étrangler tous de ma propre
main. » Comme l'esprit de conséquence est la première des vertus et
qu'il faut toujours conformer ses actions à ses paroles, je me résolus à
ne plus rien refuser à mon père. Il prétendait, cet homme odieux, me
contraindre à déclarer que je renonçais à.Lassalle librement, de mon
plein gré. Je dis, j'écrivis tout ce qu'on voalut, et je signai des deux
mains. Pendant ce temps, Lassalie, fidèle à sa promesse, remuait ciel et
terre; il avait bien raison de se vanter qu'il voulait bien ce qu'il vou-
lait. 11 avait couru à Munich, il faisait agir tous les ressorts et les plus
hautes influences. Il finit par intéresser à sa cause le ministre des
affaires étrangères, le baron de Schrenk, et le baron chargea un avocat
de Munich, le do;teur Haeule, de partir pour Genève et de faire
entendre raison à mon père. Le docteur Hœnle me fut présenté, et il
me fut permis de lui parler. Je lui affirmai ma ferme volonté de ne
jamais épouser Lassalie, et il se peut même que, comme on le prétend,
j'aie assaisonné cette affirmation de termes ironiques, grossiers, outra-
geans, vraiment dignes d'une femme sans cœur, unglaublich henlose
Anlworten. J'espérais que le docteur ne croirait pas un mot de ce que
je lui disais, mais il s'avisa sottement de tout croire, et quand mes ré-
ponses furent rapportées à Lassalie, il ne respira plus que la vengeance,
et il provoqua mon père en duel. Mon père, qui ne se souciait pas de
se battre, trouva tout naturel que Yanko se battît pour lui, et Yanko,
qui faisait tout ce qu'on lui disait de faire, se battit pour lui. Le pauvre
garçon n'avait jamais touché un pistolet, Lassalie était un tireur de
première force. Je ne doutai pas un moment que Yanko ne fût tué, et
cette certitude me remplissait d'aise et de joie. Je me disais : « Quand
on rapportera ici le cadavre de Yanko, tout le monde perdra la tête, la
maison sera sens dessus dessous, et j'en profiterai pour m'évader et me
LES AMOLRS DE FERDINAND LASSALLE. 709
réfugier auprès de l'homme que j'adore. » Il se trouva malheureuse-
ment que ce fut Yanko qui tua Lassalle. J'en fus au désespoir, car je
vous ai dit que j'adorais Lassalle, et après m'être consultée, je ne vis
pas d'autre moyen de me consoler que d'épouser son meurtrier. Il en
résulta que six mois plus tard j'éiais la femme de Yanko de Racowitza,
sans m'êlre avisée qu'il avait sur lui le sang de l'homme que j'avais
adoré. Là-des-us, lecteur, embrassons-nous ; la sagesse des nations a
décidé que tout comprendre, c'est tout pardonner. » Peut-être le lec-
teur se plaindra-t-il d'avoir trop compris; peut être pensera-t-il que
l'apologie de M'"*" de Racowitza pèche par un excès de clarté.
Quand on réfléchit sur l'emportement avec lequel Lassalle s'est pré-
cipité dans celte funeste et misérable intrigue où il a laissé sa vie, on
ne peut s'empêcher de penser que ce joueur ne croyait plus à ses cartes
et qu'il a voulu se venger sur lui-même des déceptions de sa destinée.
Il est des âmes que Tinsuccès rend impitoyables pour elles-mêmes.
L'homme qui s'est chargé d'une mission sociale et qui croit résolument
à sa mission ne risque pas sa tête pour avoir raison des refus, des ca-
prices et des repentirs de M''^ Hélène de Dônniges. L'âme de Lassalle
n'éiait plus entière, et sa fin n'a pas été précoce, il était mûr pour le
tombeau. En faisant le tour de sa forêt pour y régler ses coupes pro-
chaines, le bûcheron avait fait une entaille à ce chêne, et il avait dit à sa
cognée : Jeté le donne. La grande association ouviière que Lassalle avait
créée n'était pour lui qu'un moyen, une machine politique ; elle se propa-
geait lentement, et, son attente ayant été trompée, il se prenait à douter
de son tremplin. On voit par une lettre qu'il adressait à la comtesse de
Hatzfeld un mois avant sa mort qu'il était inquiet, découragé (1). En
terminant le discours qu'il avait prononcé à Roiisdorf le 22 mai 186Zi,
il s'était écrié : Exoriare aliquis nostrls ex ossibus ultor ! Il commençait
à se lasser des tracasseries de la police, des poursuites judiciaires qui
su multipliaient, des condamnations qui pleuvaient sur lui, de la sot-
tise de quelques-uns de ses partenaires, des haineuses jalousies aux-
quelles il était en butte, des complots ourdis contre sa dictature par
des intrigans de bas étage, qui le traitaient d'insolent parce qu'il les
dépassait de la tête. Pour surmonter les dégoûts, il faut avoir une forte
conviction et beaucoup de désintéressement. Lassalle vénérait la mé-
moite de Robespierre, dont il possédait la canne, qu'il ne quittait
jamais. Il était assurément fort supérieur à Robespierre, le plus mé-
diocre des hommes qui ont joué un rôle dans l'Iiistoire; mais il était
beaucoup moins convaincu que lui. Henri Heine, qui le connaissait
bien, écrivait un jour à un ami : « Ferdinand Lassalle est un vrai fils
des temps nouveaux, à qui il ne faut parler ni d'abnégation ni de mo-
destie. Cette nouvelle génération entend jouir et faire la roue eu plein
(1) Die deiitsche Socialdemokratie, ihre Geschichte und ihre Lehre, von Franz Moli-
ring. Bremeii, 1877.
710 REVUE DES DEUX MONDES,
soleii. » Lui-même disait à M"« de Dônniges : « ï'imagioes-tu vraiment
que je sacrifie le repos de mes nuits, la moelle de mes os, la vigueur
de mes poumons pour tirer les marrons du feu et les laisser manger à
d'autres? Ai-je l'encolure d'un martyr poliiique? Je consens à agir et
à combattre, mais je prétends jouir du prix du combat. » Ajoutons
qu'ayant débuté dans la vie par une aventure, c'est par une aventure
qu'il en est sorti; ainsi le veut le destin. Dans l'intervalle il avait
expliqué Heraclite, composé une tragédie, publié un livre sur les ori-
gines du droit que les socialistes ne sont pas seuls à admirer, et la
parole de ce tribun avait remué les foules et arraché un verdict d'ac-
quittement à plus d'un tribunal, — après quoi l'aventurier a reparu,
car nous finissons toujours comme nous avons commencé. Vraiment il
est permis de croire que la balle qui l'a tué avait été fondue le jour
même de sa naissance par cette main fatale qui fait tout et qu'on ne
voit pas.
Quant à ceux qui prétendent que, s'il avait vécu, il n'aurait pas tardé
à se brouiller avec ses utopies et à transiger avec les gouvernemens, ils
affectent d'oublier sa dévorante ambition. Dans la nuit où il escalada
la fenêtre de Dalila, il lui dit : « Nous ne nous sommes pns entendus,
Bismarck et moi, et nous ne pouvions nous entendre. Nous sommes
tous les deux tmp finassicrs, nous avons deviné notre finasserie réci-
profiue. En vérité, nous aurions fini par nous rire au nez, mais nous
sommes trop bien élevés pour cela; au?si nous sommes-nous contentés
de nous voir et de causer ensemble comme dtuix hommes d'espiit. » Il
était de cette race d'ambitieux qui ne peuvent s'accommoder que de la
première place; or la première place était prise et bien gardée. Il s'en
consolait en caressant des chimères dont il n'était qu'à moiiié la dupe,
11 promettait à M"" de Dônniges qu'elle entrerait un jour à Berlin assise
à ses côtés dans une voiture attelée de six chevaux blancs, au milieu
des acclamations de tout un peuple. Il lui annonçait qu'avant peu il
seraii. Ferdinatîd, l'élu de la nation allemande, Ferdinand, présidimt de
la grande république unitaire. Puis, l'entraînant d;-vant une glace et
attachant sur elle ses yt^-ux d'oiseau de proie : — « Regar.le dans cette
glace nos de.ux images. Ne voilà-t-il pas nu fiir couple, vraiment royal?
La nature n'a-t-ellc pas créé ces deux êtres dans un nioment de joyeuse
et superbe humeur? et n'est-il pas vrai qu!! la souveraine puissance
nous siérait à merveille? Enfant, applaudis-ioi de m'avoir choisi entre
tous. Vive la république et sa présilente aux cheveux d'or! » Q^'elque
jusiice qu'on puisse rendre aux talens de Lassalle et à la générosité na-
turelle de son esprit, l'Allemagne, il faut en convenir, n'a pas sujet de
regretter qu'il ait emiiorté dans la tombe ses amours, son rêve et s?
république. Quelle république, grand Dieu! et, malgré ses cheveux d'or,
quelle présidente!
G. Valbert.
CHRONIQUE DE Lk QUINZAINE
30 icntoiiibre 1S7Q,
Oui vraiment, il y a encore, à ce qu'il paraît, de beaux jours pour
les voyages à fracas, les représentations bruyantes et les vaines paroles.
Oui, cl^^puis plus (l'une semaine, — !a première semaine du « beau,
vendémiaire, » selon l'expression orthodoxe, — il y a un certain nombre
de nos contemporains , sans oublier quelques ministres, qui semblent
fort contens d'eux-mêmes, heureux de vivre, de se monti^-r aux popula
tions et de distribuer des harangues. Ce ne sont dans certaines régions
de la France que fêtes, réjouissaiices , ovations, banquets et discours,
tantôt à propos d'un monument qu'on élève, tantôt ?i prppos d'un anni-
versaire, tantôt à l'occasion du passage d'un ministre et de rariicle 7,
tantôt pour rien.
Dans l'est, à Moinbéliard, c'est la slatue de M. le coloi;iel Denfert-.
Rochereau.le défenseur de l3elfQ!t, qu'où inaugure, et AI. le ministre de
l'intérieur en profite pour aller de vide ep ville, déployant une intarisr
sable faconde entre le Jura et les Vosges, non loin du la retraite de M. le
président de la république, qui ne paraît pas, quaqtà lui, aimer le bruit.
Ai'erpignan, en pleiti Rousbjllon, c'est i'ipauguriition d'ui\e autre staïue,
tardif hommage rendu à un gi'aqd homniç de science , François Arago , et
M. le ministre de rin^tructiyn publique, en visite unive[;iita:re à Bor-
deaux ot à TouJQUse, ari'ivi^ aus-iiôt pour êtie de la qérémoitue , pour
rivali.sa' d'éloquence avec M. Paul Bert uut'jur de la statue, coraïue dans
le festin obligé, I,e-s Uistoriographes ne peuvet;t plus suiliie à raconter
Ils étonnans spectacles, — réceptions enthousiastes, multitudes joyeuses,
illuminations, toasts, ipiprovisations sans nombre. On parle partout vt>
à tout venant dans ces bienheureux voyages, on parle 5ur le sommet du
Lomont, on parle du haut des balcons ou dans les gares de cheipint^de
fer. M. Jules Ferry, pour avoir dialogué avec quelques désœuvrés
poussant des cris sur son passage, reste convaincu que la nation fran-
çaise tout entière, y compris les enfans de sept ans, a l'aiticle 7 gravé
dans son cœur. Et, comme il faut que les fêtes soient complètes, comme
il faul qu'il y ait de l'enthoui-iasme pour tout le mon le, M. Louis Blanc,
712 BEVUE DES DEUX MONDES.
à son tour, débarquant à Marseille, voit dételer les chevaux de sa voi-
ture; quelques Marseillais, avec ce sentiment de fierté qui n'aj3partient
qu'à des hommes libres, s'attellent civiquement à son char de triomphe,
— ce qui fait un grand honneur à M. Louis Blanc ainsi traîné et à ceux qui
le traînent. M. Blanqui, arrivant peu après, n'a pas obtenu tout à fait la
même faveur, il n'en a pas moins eu comme d'autres son jour dans la
grande semaine des fêtes, des banquets et des discours; il a trouvé l'oc-
casion de dire que M. le président Jules Grévy était un despote et que la
république était en danger! Tout cela est certainement assez ridicule et
ne laisse pas cependant d'avoir sa gravité, d'autant plus qu'à ce jeu, au
milieu de toutes ces excitations de la vanité et de l'esprit de parti, on
s'échauffe à plaisir, on dit souvent ce qu'où ne devrait pas dire quand
on est ministre; on a l'air d'accepter un rôle dans des minifestations
qui ne sont pas toujours innocenLes, et on risque d'engager le gouver-
nemeni:, les pouvoirs publics plus qu'il ne le faudrait; on prend au sé-
rieux des ovations puériles et on finit par perdre le sens de la réalité
dans tout ce tapage, assourdissant, artificiel, de voyages et de fêtes qui,
de loin, fait un si singulier contraste avec la paix laborieuse du reste de
la France,
11 faut s'entendre. Tout est évidemment affaire de mesure. Des
ministres sont à coup sûr dans leur droit et même dans leur devoir
quand ils parcourent les provinces, étudiant avec sollicitude les be-
soins moraux et matériels du pays, écoutant tous ceux qui représen-
tent les intérêis locaux, et si sur leur chemin ils trouvent un ac-
cueil empressé, cordial, rien n'est plus simple et plus honorable. De
même, c'est assurément une pensée légitime, une inspiration ;digne
d'un peuple intelligent, de vouloir honorer ceux qui l'ont défendu
de leur épée ou illustré par leur science, et de consacrer ces souve-
nirs de l'héroïsme ou du génie par l'éclat des solennités publiques;
mais lorsque des ministres passent à travers le bruit, les ovations et
les banquets, ayant l'air de rechercher une popularité équivoque et
lorsque les inaugurations de statues ne sont plus que l'occasion de ma-
nifestations intéressées de parti, tout cela devient réellement une assez
triste comédie. Certes Arago, par sa science, méritait tous les honneurs,
il était de ceux dont la renommée appartient à la France. Est-ce bien
toutefois le savant illustre qui a reçu l'autre jour de si bruyans hom-
mages à Perpignan? No.i, vraiment, c'est avant tout et par-dessus tout
le républicain, c'est le père du suffrage universel, et même aussi, à ce
qu'il paraît, le père de l'article 7 de la loi Ferry; c'est le politique qui
a été fêté, et M. le ministre de l'instruction publique, qui s'entend
aussi bien à caractériser les hommes qu'à juger le passé, a même trouvé
le moyen de transfigurer Arago, de faire de lui un «administrateur
incomparable! » Soyez donc un des premiers personnages de la science
dans votre siècle pour être exposé un jour à subir cette banalité do.
REVUE. — CHRONlnilR. 713
parti! Ce n'est pas tout cependant, et ce n'est pas même là ce qu'il y a
de plus grave. La vérité est qu'il y a eu visiblement une intention, une
préméditation dans la coïncidence de toutes ces fêtes, inaugurations de
statues, commémorations, banquets qui ont eu lieu dans la même
semaine, le même jour, — le 21 septembre : c'est le grand anniver-
saire républicain qu'on a essayé de remettre en honneur! M. le ministre
de l'intérieur, au surplus, l'a dit lui-même à Montbéliard, M. Paul Bert
l'a dit à Perpignan, tout le monde l'a dit plus ou moins. On a voulu
célébrer, sinon officiellement, du moins moralement, la « date mémo-
rable, » et c'est là justement ce qui fait la gravité de ces manifesta-
tions. Ce n'est rien, dira-t-on, c'est une fantaisie sans conséquence;
c'est beaucoup, au contraire, puisque c'est le signe d'une sorte de
superstitieuse faiblesse pour des souvenirs qu'on devrait répudier dans
l'intérêt même de la république nouvelle.
Qu'a donc affaire cette république d'aujourd'hui, qu'on se plaît sans
cesse à proclamer éternelle et à qui M. Thiers, avec son ingénieuse sagesse,
souhaitait d'être simplement durable, qu'a-i-elle affaire, cette république
nouvelle, avec cette autre république de 1792 qui naissait sous les
effroyables auspices des journées de septembre, dont l'existence n'a
été qu'une longue et sinistre convulsion? Assurément, si on veut dire
que la révolution française dans son ensemble est la grande ère mo-
derne, qu'elle a créé un monde nouveau, que nous venons d'elle, que
ses œuvres et ses principes sont partout dans notre société, c'est un
fait qui ne risque pas d'être oublié; c'est de l'histoire. Un peuple ne
renie pas son passé sans doute; mais apparemment il n'est pas en-
chaîné dans sa vie présente à un mot, à une date, à des souvenirs qui
ne peuvent que le troubler, et, en acceptant le passé, il accepte aussi
les redoutables lumières de l'expérience, il garde le droit de choisir dans
son histoire, dans ses traditions. Si on ne cède pas tout simplement à la
plus vulgaire et à la plus dangereuse des superstitions, quel avantage
politique trouve-t-on à évoquer ces sanglans anniversaires, à paraître
rattacher un régime naissant à des temps qui heureuseuient ne sont plus,
à faire revivre des confusions avec lesquelles on croyait en avoir fini?
Y pense-t-on bien? Cette époque qu'on ré!î''hre, d'où l'on pr'^tend dater et
qu'on propose sans doute en exemple, elle n'a vécu, à partir de 1792,
que d'insurrections et de coups d'état : coups d'état sous toutes les
formes, depuis celui qui a fait du roi un captif et une viciiine jusqu'à
celui qui a fait des muets avec des révolutionnaires de la veille et des
chambellans avec des jacobins! coup d'état contre la royauté, coup
d'état supprimant la république modérée par l'exclusion de la Gironde,
coup d'état supprimant Danton, coup d'état conti^e Robespierre lui-même !
Puis encore les vendémiaire, les prairial, les fructidor, jusqu'au moment
oi^i cette république, qui n'a pas un seul jour connu le règne de la loi,
expire d'un dernier coup sous l'épée d'un victorieux! Il faut bien savoir
714 BEVUE DES DEUX MONDES,
ce qu'on fait : si on se passe la fantaisie de jouer avec ces malfaisans
souvenirs, de réliabiliter la politique de sédition, l'ère des dictatures
révolutionnaires, quel droit garde-t-on pour condamner les 18 bru-
maire? Cette <( date mémorable » dont on parlait l'autre jour, elle ne
rappelle qu'une carrière livrée à la force, ouverte par la force, close par
la force; elle inaugure cette série d'attentats de toute nature qui faisait
dire à M. Royer-Collard que « notre histoire était une grande école
d'immoralité. » Est-ce là le genre d'histoire qu'on veut enseigner au
peuple français d'aujourd'hui? Est-ce à cette école qu'on veut le con-
duire en recommandant à ses respects des temps oii la force a régné?
Ce n'est point là sans doute a]:)solumcnt ce que veulent faire tous
ceux qui à l'heure qu'il est célèbrent gravement ou naïvement le
« quatre-vingt-septième anniversaire de la fondation de la république
en France. » Ces réhabilitations choquantes, plus ou moins lyriques, qui
se produisent par momens, qui se sont renouvelées l'autre jour dans
les banquets du 21 septembre, ces réhabilitations, dit-on, sont l'œuvre
de quelques fanatiques obstinés, de quelques radicaux excentriques,
insensibles à toute expérience; elles ne sont pas dans la pensée de la
masse du parti républicain d'aujourd'hui. C'est probable en effet, c'est
certainement désirable. Il est évident que les républicains sérieux qui
sont entrés dans les affaires depuis quehiue tem; s n'ont pas envie de
faire une république à la façon de 1792 et des années qui ont suivi.
Nous l'entendons bien ainsi; mais alors que signifie cette coïncidence
de fêtes de toute sorte cMébrées le 21 septembre, à l'est et au midi,
avec la complicité de quelques ministres? Pourquoi ne pas saisir cette
occasion de marquer par un généreux désaveu des excentiicités révolu-
tionnaires, par l'aflirmation claire et ferme d'une politique nouvelle la
distinction nécessaire entre le passé et le présent ? Qu'on le remarque
bien : la république française d'aujourd'hui a eu cette fortune unique
de naître dans des conditions toutes particulières de légalité et de régu-
larité, avec la sanction graduelle du pays, Elle s'est promptement établie
et accréditée, un peu sans doute parce que tout le, reste était devenii
impossible, mais en même tenips parce qu.'çlle a ressemblé aussi peu
que possible à la république d'autrefois,,parce qu'elle a été entourée dès
l'oriyine de toutes les garanties d'une organisation sérieuse, parce qu'en
un mot elle est apparue comme un régime d'équité libérale et conser-
vatrice. C'est sa force, c'est son titre. Tout ce qui tend à la déiiaturer
en la rattachant à d'autres traditions est un danger pour elle. Tout ce
qui la fixe de plus en plus dans les conditions premières de son établis-
sement est aussi pour elle une garantie de durée, et ce n'est qu'ains
qu'elle pont remplir sans trouble son double rôle de protectrice de la
sécurité à l'intérieur, de gardienne de la considération nationale à l'ex-
térieur.
Qu'on voyage et qu'on pérore do Monthéliardà Perpignan, du Lomont
REVUE. — - CHRONIQUE. 715
au Canigou, soit. Pendant ce temps, il y a d'autres voyages qui ont cer-
tainement aujourd'hui un peu plus d'importance pour l'Europe, pour
les relations générales du continent. Après l'entrevue de l'empereur
d'Allemagne et de l'empereur de Russie à Alexandrovo, c'est mainte-
nant M. de Bismarck qui vient de faire une excursion passablement re-
tentissante à Vienne. Le chancelier allemand ne s'est pas contenté des
entretiens qu'il a eus il y a quelques jours à Gastein avec le comte An-
drassy, il a tenu à se rendre en personne dans la capitale de l'Autriche,
où il a été reçu avec un éclat exceptionnel. « Les peuples comme les
hommes ont peu de mémoire, » aurait dit récemment, à ce qu'on as-
sure, ce grand sceptique. Le fait est quïl y a treize ans déjà que l'ar-
mée prussienne était aux portes de Vienne, que drpuis ce jour bien des
événemens se sont accomplis, et que cette fois M, de Bismarck a été
accueilli par la population viennoise non-seulement comme un hôte
illustre, mais encore comme un ami, messager de bonnes nouvelles. Il
a été fêté partout. L'empereur François-Joseph est allé le visiter dans
son hôtel et l'a reçu avec des honneurs particuliers à Schœnbrunn. Les
entrevues et les conférences se sont succédé. Or, quand un politique
comme M. de Bismarck fait avec un si grand apparat un voyage de ce
genre, quand un souverain comme l'empereur François-Joseph témoigne
à son hôte une courtoisie si marquée, quand de tels incidens se pro-
duisent dans certaines circonstances, il est assez simple qu'ils soient
aussitôt l'objet de tous les commentaires, qu'ils soient interrogés curieu-
sement comme le signe d'une situation nouvelle, de quelque évolution
dans les rapports publics. Quelle est donc cette situation nouvelle?
quelle est celte évolution de diplomatie que le voyage de M. de Bis-
marck à Vienne pourrait inaugurer?
Voilà bien des questions (obscures qui depuis quelques jours ont fait
le tour de l'Europe. Et d'abord il faudrait, ce nous semble, écarter la
France de tout ce travail dont le but est jusqu'ici invisible et insaisis-
sable. Un journal anglais, hardi dans ses interprétations, disait récem-
ment que l'alliance de l'Allemagne et de l'Autriche inaugurée par le
voyage de M. de Bismarck devait avoir pour résultat de contenir a les
as!)irations agressives attribuées à la Russie et à la France, » et qu'à
ce point de vue, elle ne pouvait être considérée que « comme une ga-
rantie déplus du maintien de la paix en Europe. » Si le chancelier alle-
mand n'avait que cette pensée, il n'avait pas besoin d'aller à Vienne,
il pouvait tout aussi bien continuer sa cure à Gastein ou aller se repo-
ser à Varzin. Assurément la France, en ce qui la touche, n'a pas la
moindre « aspiration agressive, » pas même l'intention d'ajouter aux
difficultés que les autres suffisent parfaitement à se créer. Depuis long-
temps elle n'a pas fait un geste qui puisse être malignement interprété,
et le mérite de M. le ministre des affaires étrangères est justement
d'avoir maintenu nos relations dans les termes les plus simples et les
71t) REVUE DES DEUX MONDES.
plus corrects, d'avoir mis sa droiture à défendre notre politique de toute
intrigue. La France ne menace personne, et elle a la confiance de n'être
menacée par personne. Elle n'a pas plus à briguer qu'à accepter des
alliances de fantaisie qui ne répondraient à rien, qui ne sont que de
vaines imaginations, et ce serait vraiment la croire par trop facile, par
trop crédule que de la supposer si prompte à prendre feu au premier
signal, à la première tentation. Ce qu'elle a de mieux à faire pour le
moment, c'est de rester ce qu'elle a été jusqu'ici, attentive, réservée,
exacte dans ses rapports, zélée dans ses efforts pour la paix commune,
et de voir passer les combinaisons nouvelles qui peuvent se produire
comme elle a vu passer déjà bien d'autres combinaisons, bien d'autres
incidens qui se sont produits et se sont succédé depuis sept ou huit ans.
Toute sa politique, c'est de garder sa liberté et son indépendance, avec
la certitude qu'une nation de trente-cinq millions d'hommes relevée
par degré d'incomparables malheurs, unie par une même pensée de
patriotisme, conduite avec prudence, retrouve un jour ou l'autre son
action utile, bienfaisante, efficace dans le mouvement des influences
et des intérêts européens. M. le ministre des affaires étrangères, avec
le sentiment qu'il a de ses devoirs, ne semble nullement disposé à dé-
vier de cette politique bonne aujourd'hui comme hier, et tout ce qu'il
peut demander, c'est qu'on ne lui crée pas capricieusement à l'intérieur
des difficultés de nature à affaiblir l'action et la considération de notre
pays au dehors.
Cela dit et la France écartée, quelle est la significaiion réelle de ce
bruyant voyage de M. de Bismarck à Vienne? quel peut en être l'objet
direct et positif? M. de Bismarck est-il allé chercher une garantie de
plus pour l'exécution du traité de Berlin, une alliance contre la Russie?
Esi-il allé préparer des événemens destinés à surprendre le monde un
de ces jours? Vraisemblablement on exagère beaucoup en attribuant au
chancelier allemand toute sorte de projets compliqués ou de profonds
calculs. Que M. de Bismarck ait eu l'intention de rétablir entre l'Alle-
magne et l'Autriche des habitudes d'intimité, une entente politique plus
ou moins permanente complétée par quelques arrangemens commer-
ciaux et qu'il ait espéré par ce rapprochement créer au centre de l'Eu-
rope une force particulière de résistance faite pour avertir la Russie,
c'est possible. Dans ces limites d'une certaine solidarité d'intérêts, d'un
certain accord général, ce n'est rien de nouveau. C'est la politique qu'a
suivie jusqu'ici le comte Andrassy et à laquelle s'est prêté le chancelier
allemand, qui a fait son apparition au congrès de Berlin et qui a survécu
au congrès. Au delà il no peut vraiment y avoir une alliance réelle
affectant un caractère plus actif, ayant un objet déterminé, itnpliquant
ou préparant des événemens prochains. Évidemment ce qui pourrait
convenir à Berlin ne conviendrait pas à Vienne. Les combinaisons qui
pourraient satisfaire les ambitions de l'Allemagne ne deviendraient pos-
KEVUE. — CHRONIQUE. 717
sibles qu'avec des compensations qui altéreraient complètement les
conditions essentielles d'existence de la monarchie des Habsbourg.
L'Autriche aurait acheté trop cher une alliance qui pour des garanties
douteuses l'enchaînerait à l'empire allemand. Rien de semblable n'a
donc pu être débattu dans les conversations devienne. Il ne s'agit ni de
destinées nouvelles pour l'Autriche engagée vers l'Orient, ni de nou-
velles révolutions d'équilibre par des remaniemens territoriaux, provi-
soirement laissés sous le voile. Tout cela est du domaine de la chimère,
en dehors de celte vie réelle où les plus puissans eux-mêmes ne font
pas toujours tout ce qu'ils veulent, où ils risquent de se heurter à chaque
pas contre Tinvincible nature des choses.
Ce qu'il y a de pius clair, c'est que M. de Bismarck, provisoire-
ment à demi détaché de la Russie , a laissé son empereur aller à
Alexandrovo et a pris, quant à lui, le chemin de Vienne. Après tout,
ce n'est pour M. de Bismarck qu'une phase de plus, une évolution de
plus. C'est la tactique assez ordinaire du chancelier allemand de modi-
fier, non pas sa politique, mais ses amitiés, ses alliances, ses combi-
naisons selon les circonstances. 11 procède dans sa diplomatie comme
dans les affaires intérieures de l'empire. Hier, il faisait campagne avec
les libéraux allemands, il dirigeait la guerre du Kulturkampf et il disait
fièrement qu'il n'irait pas à Canossa; aujourd'hui, il se replie vers les
conservateurs, les catholiques et le centre parlementaire, qui l'ont aidé
à rétablir la protection commerciale en Allemagne, et à qui il doit bien
quelques ménagemens. S'il ne va pas à Canossa, il négocie la paix reli-
gieuse, et ces jours derniers encore, il mettait une certaine affectation
à rendre visite au nonce du pape à Vienne. Selon toute apparence, il
attend le résultat des élections qui se font en ce moment pour fixer la
mesure d'une évolution qui se manifestait il y a quelque temps déjà
par les discussions du parlement et par la modification partielle du
ministère de Berlin. Il en est de même dans les affaires extérieures.
C'est M. de Bismarck lui-même qui, il y a quelques années, mettait la
main à cette œuvre merveilleuse de l'alliance des trois empereurs, qui
représentait cette alliance intime comme la sauvegarde de la paix. Il
n'y a pas trouvé sans doute tout ce qu'il espérait, ou du moins il a fini
par y découvrir des inconvéniens qu'il n'avait pas entrevus d'abord,
et maintenaut il se détourne de Saint-Pétersbourg pour concentrer
ses prédilections sur Vienne. C'est avec l'Autriche qu'il veut resserrer
ses liens. A l'alliance à trois il substitue plus ou moins l'alliance à
deux. Il n'est toujours préoccupé que de la paix, c'est entendu, il ne
cesse de le répéter, et il faut l'en croire. Il n'a aucun des projets chi-
mériques et démesurés qu'on lui prête; il ne songe tout simplement
qu'à la paix, à l'exécution du traité de Berlin, au maintien des rapports
existans. Il a courtoisement visité l'ambassadeur de France, M. Teisse-
renc de Bort, et il a tenu à ne point laisser ignorer à notre représen-
718 REVUE DES DEUX MONDES.
tant que sa présence à Vienne n'avait aucune signification propre à
inquiéter notre pays. Rien de niieux. Seulement il est bien permis de
le dire, si M. de Bismarck n'a en vue que la Russie en se rapprochant
de l'Autriche, s'il voit un danger dans l'extension de la puissance russe
en Orient, c'est lui-même qui a contribué à aggraver ce danger contre
lequel il sent le besoin de se prémunir aujourd'hui; s'il ne veut que
la paix, le meilleur moyen de garantir cette paix précieuse n'est pas de
faire de ces voyages mystérieux qui laissent toujours des impressions
équivoques, qui réveillent tous les doutes et ouvrent la carrière aux
imaginations défiantes.
Si engagée qu'elle ait été depuis quelque temps dans le vaste mou-
vement des affaires européennes, l'Angleterre ne semble pas s'émou-
voir d'une manière particulière aujourd'hui de ce qui se passe sur le
continent. Elle peut, comme d'autres nations, suivre avec curiosité,
interroger le nouveau travail diplomatique dont une partie reste plus
ou moins mystérieuse; elle commente avec sa liberté d'interprétation
le voyage de M. de Bismarck, les incidens de Vienne, de même qu'elle
commentait dernièrement l'entrevue de l'empereur Guillaume et de
l'empereur Alexandre. Elle observe toute cette agitation à demi énig-
matique entre les puissances du nord; elle n'y voit évidemment rien
qui soit de nature à altérer la position qu'elle a prise, rien qui puisse
troubler ou modifier les récens arrangemens des affaires orientales.
L'Angleterre a, il est vrai, d'autres affaires plus pressantes, d'autres
sujets de préoccupation; elle a surtout cette question de l'Afghanistan,
qui vient de renaître à l'improviste et qui ne se simplifie nullement,
qui semble au contraire s'aggraver et se compliquer, qui nécessite dans
tous les cas de nouveaux efforts. Les troupes anglaises en viendront à
bout, cela n'est point douteux; elles réussiront à dominer le mouve-
ment insurrectionnel qui a éclaté par le massacre de Caboul, et à
rétablir une paix telle quelle, avec quelques garanties de plus, avec un
traité de Gandamak plus avantageux : elles sont déjà en marche de
toutes parts. Ce n'en est pas moins une épreuve pénible, peut-être très
meurtrière pour l'armée anglaise, une déception irritante pour le pays,
un embarras pour le gouvernement, et pour lopposiiinn une occasion
nouvelle de reprendre le procès de la politique ministérielle, de re-
mettre en cause l'esprit d'aventure du chef du cabinet. La guerre contre
lord Beaconsfield avait été déjà vivement engagée à la fin de la dernière
session du parlement; elle continue et s'anime plus que jamais dans les
iDeetiims qui se succèdent. Le désastre de l'Afghanistan est devenu un pré-
texte de pi us, et il y a quelqu^is jours, dans des réunions populaires, à New-
castle, le chef de l'opposition, lord Ilartington, a visiblement touché le
point vulnérable du ministère, en évoquant quelques-uns des plus récens
mécomptes de la politique anglaise. Est-ce par un savant calcul de stra-
tégie, est-ce par une vieille habitude d'optimisme? le fait est que lord
REVUE, — CHRONIQUE. 719
Beaconsfield, lui aussi, a eu récemment à parler au milieu des proprié-
taires et des fermiers d'Aylesbury, et il a mis son art le plus raffiné à
ne pas même dire un mot de tout ce qui préoccupe l'opinion. On atten-
dait peut-être de lui un discours politique, quelques explications sur
l'Afghanistan : il a déconcerté tout le monde, il a parlé avec une imper-
turbable assurance de la crise agricole, des fermages, du Canada et
des ressources qu'il offre à Témigration. C'était se tirer d'affaire en
habile homme, accoutumé à jouer avec les auditoires et les difficultés.
Au fond, lord Beaconsfield sait bien qu'en penser, et s'il avait eu
d'abord l'idée de faire des élections au lendemain de ce qu'il considérait
comme une série de succès diplomaiiques ou militaires, il est proba-
blement moius disposé aujourd'hui à risquer cette aventure sous le
coup des sanglans incidens de Caboul. Les vacances sont longues en
Angleterre; le parlement, tel qu'il est, ne se réunira guère quau mois
de janvier ou dti février. D'ici là tout aura pu être réparé. On en a déjà
fini à peu près avec la guerre du Zoulouland par la récente capture de
ce petit roi barbare Ceiiiwayo. Quelques mois suffiront sans doute pour
mener à bonne fin la nouvelle campagne de l'Afghanisian. Lord Bea-
consfield y compte bien, il compte toujours sur sa fortune, et il retrou-
vera sûrement la parole dès qu'il le faudra, quand il pourra aiguiser
sa mordante et superbe ironie contre ses adversaires, contre l'opposi-
tion qui le menace de ses assauts. C'e^t un joueur audacieux qui ne
réussit pas toujours, qui est souvent trahi par ^on imagination; il a eu
du moins le mérite de relever l'Angleterre, de la replacer fièrement
dans les conseils de l'Europe, de donner satisfaction à son orgueil aussi
bien qu'à ses intérêts. C'e-t ce qui a fait sa popularité, et sous ce rap-
port comme pour sa belle humeur, il est de la race de ce ministre
d'autrefois qui revit avec son originale physionomie dans un livre dont
la seconde partie vient d'êire mise au jour : Lord Palmerston et sa cor-
respondance intime.
Y aura-t-il désormais, dans noiie monde moderne si changeant, y
aura-t-il même en Angleterre de ces grandes existences vouées tout
entières aux affaires publiques, confondues pour ainsi dire avec la vie
nationale? Paimerston avait eu cette fortune d'être membre de la
chambre des communes avant vingt-cinq ans, d'être ministre, même
ministre de la guerre dès 1810 en face du prenjier empire napoléonien
et il ne s'est éteint qu'en 1865 : il est mort debout, premier ministre
de l'Angleterre, après avoir vu quatre ou cinq révolutions passer sur la
France et un autre Napoléon reparaître sur la scène. Pendant plus de
soixante années, il n'a cessé un instant de voir de près les plus grandes
affaires, d'être mêlé à tout, d'avoir un rôle souvent prépondérant soit
dans le parlement, soit au pouvoir, de manier tous les ressorts de la
puissance de son pays. Il a parcouru cette carrière d'un pied léger, en
homme à l'esprit toujours vif, aux goùls mondains, à la parole prompte
720 REVtJE BES DEUX MONDES.
aux railleries, accomplissant les choses les plus sérieuses sans se départir
de sa bonne humeur et gardant jusqu'au bout assez de force pour faire
à quatre-vingts ans de longues courses à cheval ou pour aller haranguer
des multitudes sous la pluie et lèvent. C'était un tempérament robuste
et gai. A-t-il été un whig ou un tory? Il a été avant tout un grand
Anglais au pouvoir, Anglais de caractère, de préjugé, d'ambitions. Il ne
connaissait que sa nation dans la politique qu'il suivait, il se refusait à
admettre qu'il y eût des alliés éternels ou des ennemis perpétuels pour
l'Angleterre et il répétait volontiers : a II n'y a que nos intérêts qui sont
éternels et perpétuels. » II reprenait pour lui le mot de Canning disant
que « pour un ministre les intérêts de l'Angleterre devaient être le
shibbolelh de sa politique. » Le point culminant de cette carrière est évi-
demment ce jour de 1850 où, dans une discussion solennelle, lord Pal-
merston revendiquait fièrement pour tous les sujets britanniques dis-
persés dans le monde le privilège d'invoquer le Clvis romanus sum,
avec la certitude d'être protégés par « l'œil vigilant et les bras vigou-
reux de l'Angleterre. » C'est là le secret de sa force, de son crédit gran-
dissant à travers les règnes et les révolutions. Lord Palmerston parlait
au sentiment anglais par cette combinaison singulière d'un égoïsme
superbe dans les affaires nationales et d'un certain libéralisme allant
jusqu'aux connivences révolutionnaires dans la politique extérieure.
Tel il était, tel il se peint dans cette Correspondance intime qui touche
à tous les incidens d'une longue vie, aux révolutions de 1848, à la bour-
rasque du 2 décembre 1851, à la période agitée de l'empire jusqu'à ces
derniers jours de 1865 où le vieux Pam récite encore quelques vers de
Virgile avant de se livrer à la mort qui attend.
Et Palmerston, lui aussi, était de son vivant accusé de faire de la poli-
tique de coups de théâtre, de la « politique de sensation:» c'était Cobden
qui lui faisait particulièrement ce reproche que M. Gladstone et l'oppo-
sition d'aujourd'hui adressent à lord Beasconfield. Palmerston lui aussi
était accusé de jeter l'Angleterre dans les aventures, dans des campa-
gnes diplomatiques inutiles, dans des guerres lointaines, d'imposer au
pays des armemens ruineux par sa politique agitatrice. Lord Palmers-
ton, bien loin de s'émouvoir, remerciait galamment M. Cobden de ces
accusations qui, selon lui, ne pouvaient que constater son zèle pour l'a-
grandissement de la puissance anglaise. Il savait que les nations par-
donnent beaucoup à ceux qui se font les représentans jaloux et passion-
nés de leurs intérêts, de leurs ambitions et même de leurs préjugés.
Lord Beaconsficld le sait comme lord Palmerston, et c'est ce qui fera
probablement sa force dans les luttes qu'il aura un jour ou l'autre à
soutenir devant le parlement d'abord, puis devant l'opinion publique
de l'Angleterre.
Ch. de Mazade.
Le (Jirectewr-géranl; C, Buluz.
MEMOIRES
DE
MADAME DE RÉMUSAT
1802-1808
CHAPITRE VIII (1).
(180i.)
Procès du général Moreau. — Condamnation de MM. de Poligoac, de Rivière, ctt. —
Grâce de M. de Poligoac. — Lettre de Louis XVIII.
La création de l'empire avait distrait les esprits de la procédure
du général Moreau, que l'on continuait d'instruire cependant. Les
accusés avaient comparu plusieurs fois devant le tribunal; mais
plus on avançait, plus on perdait l'espoir de la condamnation de
Moreau, qui chaque jour devenait plus nécessaire. J'ai l'intime con-
viction que l'empereur n'eût point laissé couler son sang. Moreau
condamné et pardonné lui eût suffi, mais il avait besoin de répondre
par un jugement positif à ceux qui l'accusaient d'avoir mis de la
précipitation et de l'animosité personnelle dans cette affaire.
Tous ceux qui ont apporté quelque froideur dans l'examen de
cet événement se sont accordés à trouver que Moreau avait montré
de la faiblesse et une assez grande médiocrité d'esprit sur le banc des
accusés; il n'eut ni l'importance, ni la grandeur à laquelle on s'at-
tendait. Il ne parut point, comme Georges Cadoudal, un homme
déterminé qui convenait fièrement des hauts projets qui l'avaient
animé, ni comme un innocent indigné d'une accusation qu'il n'a point
(1) Le premier volume des Mémoires de M^^ de Rcmusat, dont nous avons puVilJc
quelques fragmens dans la Revue du 15 juin, du 1" et du 15 juillet, va paraître à la
librairie Calmann Lcvy. M. Paul de Rémusat veut bien nous communiquer encore
plusieurs chapitres des volumes qui doivent suivre.
TOME XXXY, — 15 OCTOBRE 1879, 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
méritée. Il tergiversa dans quelques-unes de ses réponses; il atténua
un peu l'intérêt qu'il inspirait; mais, même alors, Bonaparte ne
gagnait rien à cet affaiblissement de l'enthousiasme, et l'esprit de
parti, et peut-être aussi la raison, n'en blâmait pas moins haute-
ment un éclat qu'on attribuait toujours à la haine personnelle.
Enfin, le 30 mai, l'acte d'accusation en forme parut dans le Moni-
teur. Ce document était accompagné de lettres de Moreau écrites en
1795, avant le 18 fructidor, qui prouvaient qu'à cette époque ce
général, ayant été convaincu que Plchegru entretenait des corres-
pondances secrètes avec les princes, l'avait dénoncé au directoire. Et
quand, dans cette seconde conspiration, Moreau, pour se justifier,
s'appuyait sur ce qu'il n'eût pas cra qu'il fût convenable de révéler
au premier consul le secret d'un complot dans lequel il avait refusé
d'entrer, on ne pouvait s'empêcher de demander pourquoi Moreau
agissait cette fois d'une manière si différente de la première.
Le 6 juin, on publia les interrogatoires de tous les accusés. Il y
en avait parmi eux qui déclaraient positivement qu'en Angleterre
les princes ne doutaient point qu'ils ne dussent compter sur Moreau.
Ils disaient que c'était sur cette espérance que Pichegru avait passé
en France, et que les deux généraux avaient eu ensemble, conjoin-
tement avec Georges, quelques entrevues. Ils allaient même jusqu'à
affn-mer qu'à la suite de ces entretiens, Pichegru s'était montré fort
mécontent, se plaignant que Moreau ne les secondait qu'à moitié,
et qu'il semblait vouloir profiter pour son compte du coup qui frap-
perait Bonaparte. Un nommé Rolland alla même jusqu'à lui prêter
ces paroles : (t qu'il fallait, préalablement à tout, faire disparaître
le premier consul, n
Moreau, interrogé à son tour, répondit « que Pichegru, lorsqu'il
était en Angleterre, lui avait fait demander s'il le servirait dans le
cas où il voudrait obtenir sa rentrée en Franco, et qu'il avait promis
de l'aider au succès de ce projet. » On pouvait bien s'étonner que
Pichegru, dénoncé quelques années auparavant par Moreau lui-
même, s'adressât à lui pour demander sa radiation. Pichegru, inter-
rogé, nia ces démarches, mais en même temps il nia aussi qu'il
eût vu Moreau, quoique Moreau en convînt, et il ne voulut jamais
appuyer sa venue en France que sur l'aversion que lui inspiraient
les pays étrangers, et sur le désir qu'il éprouvait de rentrer dans sa
patrie. Peu de temps après, il fut trouvé étranglé dans sa prison,
sans qu'on ait jamais pu avérer les circonstances qui causèrent sa
mort, ni comprendre les motifs qui auraient pu la rendre néces-
saire (1). Moreau convint donc d'avoir reçu chez lui Pichegru qui,
(1) Il semble que l'auteur, ici comme dans le chapitre précédent, n'est pas assez prc'cis
sur la cause de la mort du général Pichegru. C'était une opinion fort répandue alors de
douter de son suicide, et l'empereur expiait la mort du duc d'Enghien. Depuis ce crime, on
MÉMOirxES DE M\T)AME DE RÉMUSAT. 723
disait-il, était venu le surprendre ; mais, en même temps, il déclara
qu'il avait positivement refusé d'entrer dans un projet qui remet-
tait la maison de Bourbon sur le irône, puisque son retour devait com-
promettre la propriété des biens nationaux, et il ajouta que, pour
ce qui le regardait personnellement, il avait répondu que ses pré-
tentions seraient insensées, car il faudrait, pour qu'elles réussissent,
qu'on eût fait disparaître le premier consul, les deux autres con-
suls, le gouverneur de Paris et la garde. Il déclara n'avoir vu Piche-
gru qu'une fois, quoique d'autres accusés assurassent qu'il y avait
eu plusieurs entrevues, et il demeura toujours sur ce système de
défense, ne pouvant nier cependant qu'il avait découvert assez tard
que Fresnières, son secrétaire intime, avait beaucoup de relations
avec les conjurés. Ce secrétaire, dès le commencement de l'affaire,
avait pris la fuite.
Georges Cadoudal répondit que son projet était d'attaquer de vive
force le premier consul, qu'il n'avait pas douté que, dans Paris
même, il ne se présentât des ennemis du régime actuel qui l'aide-
raient dans son entreprise, qu'il eût tenté de tout son pouvoir de
remettre Louis XVIIl sur son trône. Mais il nia qu'il connût ni
Pichegru, ni Moreau ; il termina ses réponses par ces paroles :
«Vous avez assez de victimes: je n'en veux pas augmenter le
nombre. »
Bonaparte parut frappé de la fermeté de ce caractère et nous dit
à cette occasion : « S'il était possible que je pusse sauver quel-
ques-uns de ces assassins, ce serait à Georges que je ferais grâce. »
M. de Polignac, l'aîné, répondit qu'il n'était venu secrètement en
France que pour s'assurer positivement de l'opinion publique et
des chances qu'elle pouvait offrir, que, lorsqu'il s'était aperçu qu'il
était question d'un assassinat, il avait pensé à se retirer, et qu'il
serait sorti de France s'il n'eût pas été arrêté.
M. de Rivière répondit de la même manière, et Jules de Polignac
prouva qu'il avait seulement suivi son frère.
était prompt à lui en prêter d'autres qu'auparavant ses plus grands ennemis n'auraient
osé lui imputer. 11 est pourtant certain qu'on n'a jamais établi Tintcrôt qu'aurait eu
Napoléon à ce que l'accusé ne parût point devant ses juges. M. Tliicrs a très forte-
ment démontré que sa présence aux débats était nécessaire. Toutes les dcpositions
des accusés de tous les partis l'accablaient également. Son crime légal était certain, et
il ne pouvait manquer d'être condamné et de paraître mériter sa condamnation.
Jj'homme à redouter, c'était Moreau. On a dit, il est vrai, qu'un rapport de gens de
l'art existe à la faculté de médecine, établissant l'impossibilité du suicide dans les
conditions où l'on disait qu'il s'était passé, avec une cravate de soie dont il avait fait
une corde et une cheville de bois dont il avait fait un levier. Mais la médecine légale,
il y a plus de soixante-dix ans, était une science bien conjecturale, et des travaux
récens ont démontré combien le suicide par strangulation est facile et demande peu
d'efforts et de temps. (P. R.)
724 REVUE DES DEUX MONDES.
Enfin, le 10 juin, vingt des accusés furent déclarés convaincus et
condamnés à la peine de mort. A leur tête était Georges Cadoudal,
et, parmi eux, le marquis de Rivière et le duc de Polignac.
Le jugement portait que Jules de Polignac, Louis Léridan, Mo-
reau et Rolland, étaient coupables d'avoir pris part à la dite conspi-
ration, mais qu'il résultait de l'instruction et des débats des circon-
stances qui les rendaient excusables, et que la cour réduisait la
peine encourue par eux à une punition correctionnelle.
J'étais à Saint-Gloud quand cette nouvelle y arriva. Tout le monde
en fut atterré. Le grand juge s'était témérairement engagé vis-à-vis
du premier consul à la condamnation à mort de Moreau, et Bona-
parte éprouva un tel mécontentement qu'il ne fut pas maître d'en
dissimuler les effets. On a su avec quelle véhémente fureur, à sa
première audience publique du dimanche, il accueillit le juge Le-
courbe, frère du général, qui avait parlé au tribunal avec beaucoup
de force pour l'innocence de Moreau. Il le chassa de sa présence
en l'appelant juge prévaricateur, sans qu'on pût deviner quelle
signification dans sa colère il donnait à cette expression, et, peu
après, il le destitua.
Je revins à Paris fort abattue des impressions que je rapportais
de Saint-Gloud, et je trouvai dans la ville, chez un certain parti,
une joie, insultante pour l'empereur, du dénoûment de cet événe-
ment. Mais la noblesse était affligée de la condamnation de M. le
duc de Polignac.
J'étais avec ma mère et mon mari, déplorant les tristes effets de
ces procédures et les nombreuses exécutions qui allaient suivre,
quand on m'annonça tout à coup M™" de Polignac, femme du duc,
et sa tante. M'"" Dandlau, fille d'Helvétius, que j'avais souvent ren-
contrée dans le monde. Toutes deux étaient en larmes, la première,
grosse de quelques mois, m'attendrit vivement : elle venait me de-
mander de l'aider à parvenir jusqu'aux pieds de l'empereur; elle
voulait obtenir la grâce de son époux; elle n'avait aucun moyen
d'arriver dans l'intérieur de Saint-Gloud et se flattait que je lui en
procurerais. M. de Rémusat, ma mère et moi, nous sentîmes tous
trois les difficultés de l'entreprise; mais tous trois nous pensâmes
en même temps qu'elles ne devaient point m'arrêter; et, comme
nous avions quelques jours à cause de l'appel que les condamnés
avaient fait de leur jugement, j'engageai ces deux dames à se rendre
le lendemain matin à Saint-Gloud; je promis de les précéder de
quelques heures, et de tenter de décider M'"'' Bonaparte à les re-
cevoir.
En effet, je retournai à Saint-Gloud le lendemain, et il ne me fut
pas difficile d'obtenir de mon excellente impératrice d'accueillir une
MÉMOIRES DE MADAME DE RÉMUSAT. 725
si malheureuse personne. Mais elle montra un peu d'effroi d'aborder
l'empereur dans un moment où il était si mécontent.
« Si Moreau, me dit-elle, eût été condamné, je serais plus sûre
de notre succès; mais il est dans une si grande colère que je crains
qu'il ne nous repousse, et qu'il ne vous sache mauvais gré de la dé-
marche que vous allez me faire faire. » J'étais trop émue de l'état
et des larmes de M-"" de Polignac pour qu'une pareille considéra-
tion m'arrêtât, et je fis de mon mieux à l'impératrice la peinture de
l'impression que ces jugemens avaient produite à Paris. Je lui rap-
pelai la mort du duc d'Enghien, je lui représentai son élévation au
trône impérial tout environnée d'exécutions sanglantes, et l'effroi
général qui serait apaisé par un acte de clémence que du moins on
pourrait citer à côté de tant de sévérités.
Tandis que je lui parlais ainsi avec toute la chaleur dont j'étais
capable et sans pouvoir retenir mes larmes, l'empereur entra tout
à co;ip dans la chambre, arrivant, selon sa coutume, par une ter-
rasse extérieure qui lui servait souvent le matin à venir ainsi se re-
poser près de sa femme. 11 nous trouva toutes deux fort émues;
dans un autre moment, sa présence m'eût rendue interdite, mais, le
profond attendrissement que j'éprouvais l'emportant sur toutes
considérations, je répondis à ses questions par l'aveu de ce que
j'avais osé faire, et comme l'impératrice vit son visage devenir fort
sévère, elle n'hésita point à me soutenir, en lui déclarant qu'elle
avait consenti à recevoir M'"" de Polignac.
L'empereur commença par nous refuser de l'entendre et par se
plaindre que nous allions le mettre dans l'embarras d'une position
qid lui donnerait l'attitude de la cruauté. « Je ne verrai point cette
femme, me dit-il. Je ne puis faire grâce; vous ne voyez pas que ce
parti royaliste est plein de jeunes imprudens qui recommenceront
sans cesse si on ne les contient par une forte leçon. Les Bourbons
sont crédules; ils croient aux assurances que leur donnent certains
intrigans qui les trompent sur le véritable esprit public de la France,
et ils m'enverront ici une foule de victimes. »
Cette réponse ne m'arrêta point, j'étais exallée à l'excès, et par
l'événement même, et peut-être aussi par le petit danger que
je courais d'avoir déplu à ce maître redoutable. Je ne voulais pas
avoir à mes propres yeux le tort de reculer par considération per-
sonnelle, et ce sentiment me rendit courageuse et tenace. Je m'é-
chauffai beaucoup, au point que l'empereur, qui m' écoutait en se
promenant à pas précipités dans la chambre, s'arrêta tout à coup
devant moi, et, me regardant fixement : « Quel intérêt prenez-vous
donc à ces gens-là? me dit-il; vous n'êtes excusable que s'ils sont
vos parens. — Sire, repris-je avec le plus de fermeté que je pus
en trouver au dedans de moi, je ne les connais point, et jusqu'à hier
726 REVUE DES DEUX MONDES.
matm je n'avais jamais vu M'"'' de Polignac. — Eh bien! vous
plaidez ainsi la cause des gens qui venaient pour m'assassiner 1 —
Non, sire, mais je plaide celle d'une malheureuse femme au déses-
poir, et, je dirai plus, la vôtre même. » Et en même temps, emportée
par mon émotion, je lui répétai tout ce que j'avais dit à l'impéra-
trice; celle-ci, attendrie comme moi, me seconda beaucoup; mais
nous ne pûmes rien obtenir dans ce moment, et l'empereur nous
quitta de mauvaise humeur en nous défendant de l'étourdir davan-
tage.
Ce fut peu (Vinstans après qu'on vint me prévenii- que M'"'' de
Polignac ariivait. L'impératrice alla la recevoir dans une pièce écar-
tée de son appartement; elle lui cacha le premier refus que nous
avions éprouvé, et lui promit de ne rien épargiier pour obtenir la
grâce de son époux.,
Dans le cours de cette matinée, qui fut certainement une des
plus agitées de ma vie, deux fois l'impératrice pénétra jusque dans
le cabinet de son mari et fut obligée d'en sortir deux fois, toujours
repoussée: elle me revenait découragée, et moi-même je commen-
çais à l'être et à frémir de la dernière réponse qu'il faudrait donner
à M""' de Polignac. Enfin nous apprîmes que l'e'npereur travaillait
seul avec M. de Talleyrand. Je l'engageai à une dernière démarche,
pensant que M. de Talleyrand, s'il en était témoin, pourrait bien
contribuer à déterminer l'empereur. En effet, il la seconda sur-le-
champ, et enfin Bonaparte, vaincu par des sollicitations si redou-
blées, consentit à ce que M'"' de Polignac lut introduite chez lui.
C'était tout promettre, car il n'était pas possible de prononcer un
non cruel devant une telle présence. M'"" de Polignac, introduite
dans le cabinet , s'évanouit en tombant aux pieds de l'empereur.
L'impératrice était en larmes : un petit article, rédigé par M. de
Talleyrand, qui a paru le lendemain dans ce qu'on appelait alors le
Journal de V Empire, a rendu fort bien compte de cette scène, et
la grâce du duc de Polignac fut obtenue.
Quand M. de Talleyrand sortit du cabinet de l'empereur, il me
trouva dans le salon de l'impératrice et me conta tout ce qui ve-
nait de se passer; au travers des larmes qu'il me faisait répandre,
et de l'émotion que lui-môme avait éprouvée, il me fit sourire par
le récit d'une petite circonstance ridicule que son esprit malin
n'avait eu garde de laisser échapper. La pauvre M""' Dandlau, qui
accompagnait sa nièce et qui voulait aussi produire son petit effet,
loul en relevant et soignant M'"'' de Polignac, qui avait peine à re-
prendre ses sens, ne cessait de s'écrier: «Sire, je suis la fille
d'Ilelvélius. » Et avec ces paroles vaniteuses, disait M. de Talley-
rand, elle a pensé nous refroidir lous.
La peine du duc de Polignac fut commuée en quatre années de
J
MEMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 727
prison qui devaient être suivies de la déportation. On le réunit à
son frère. Ils ont tous deux été gardés depuis, et après avoir été
renfermés dans une forteresse, on les retint dans une maison de
santé, d'où ils s'échappèrent pendant la campagne de ISlZi. A cette
époque, on a soupçonné le duc de Rovigo, alors ministre de la
police, d'avoir favorisé leur évasion, pour s'ouvrir la faveur d'un
parti qu'il voyait près de triompher.
Sans chercher à me faire valoir dans cette occasion plus que je
ne le mérite, je puis cependant convenir que les circonstances s'ar-
rangèrent alors de manière à permettre que je rendisse à la famille
Polignac un service très réel, et il paraîtrait assez naturel qu'elle en
eût consei-vé quelque souvenir. Cependant depuis le retour du roi en
France, j'ai été à portée d'éprouver à quel point l'esprit de parti,
et surtout dans les gens de cour, efface les sentimens qu'il réprouve,
quelque justes qu'ils soient.
Après cet événement, M""^ de Polignac se crut obligée de me
faire quelques visites, mais peu à peu, nos relations étant assez dif-
férentes, nous nous perdîmes de vue pendant les années qui s'écou-
lèrent, jusqu'à l'instant de la restauration. A cette époque, le roi
envoya le duc de Polignac à la Malmaison pour y remercier l'impé-
ratrice Joséphine, en son nom, du zèle qu'elle avait montré pour
sauver les jours de M. le duc d'Enghien. M. de Polignac profita de
cette occasion pour lui offrir en même temps l'expression de sa
propre reconnaissance. L'impératrice, qui me conta cette visite, me
dit que, sans doute, le duc passerait aussi chez moi, et, je le con-
fesse, je m'attendais à quelques marques de son att^iition. Mais je
n'en reçus aucune ; et comme il n'était pas dans mon caractère de
chercher à échaulTer par des paroles une reconnaissance à laquelle
je n'eusse attaché quelque prix que si elle eût été volontaire,
je me tins paisible chez moi, sans essayer de rappeler un évé-
nement qu'on paraissait vouloir oublier. Un soir, le hasard me
fit rencontrer M'"" de Polignac chez M. le duc d'Orléans. Ce prince
recevait ce jour-là, cliacun s'y faisait présenter, il y avait un monde
énorme. Le Palais-Royal était décoré avec le plus grand luxe; toute
la noblesse française s'y trouvait réunie, et les grands seigneurs et
les gentilshommes, à qui la restauration semblait au premier mo-
ment rendre leurs droits, s'abordaient avec cette assurance et ces
manières satisfaites et aisées que l'on reprend toujours avec le
succès.
Au milieu de cette foule brillante, j'aperçus la duchesse de Poli-
gnac. Après une assez longue suite d'années, je la retrouvais
remise à son rang, recevant toutes les félicitations qui lui étaient
dues, satisfaite, environnée d'un monde qui se pressait autour
728 BEVUE DES DEUX MONDES.
d'elle; je me rappelais l'état où elle m'était apparue pour la pre-
mière fois, ses larmes, son effroi, l'air dont elle m'avait abordée
quand je la vis entrer dans ma chambre et tomber presque à mes
genoux. Je me sentais émue de cette comparaison. Étant seulement
à quelques pas d'elle, entraînée par un mouvement assez vif qui
tenait à l'intérêt qu'elle m'avait inspiré, je m'approchai d'elle, et
je lui adressai d'un ton de voix réellement attendri une sorte de
compliment sur cette situation si différente où je la voyais dans cet
instant. Je ne lui aurais demandé qu'un mot de souvenir qui eût
répondu à l'émotion qu'elle me faisait éprouver. Cette émotion fut
promptement glacée par l'air indifférent et gêné avec lequel elle
reçut mes paroles. Elle ne me reconnut point, ou parut ne point
me reconnaître ; je dus me nommer; son embarras s'accrut. Dès
que je m'en aperçus, je m'éloignai d'elle promptement, emportant
une impression pénible, parce qu'elle refoulait vivement les ré-
flexions que sa présence m'avait inspirées, et que j'avais cru d'a-
bord qu'elle aurait faites avec le même attendrissement que moi.
La manière dont l'impératrice avait obtenu la grâce de M. de
Polignac fit beaucoup de bruit à Paris et devint une nouvelle occa-
sion de célébrer sa bonté, à laquelle on rendait justice très généra-
lement. Aussitôt les femmes, les mères ou les sœurs des autres
condamnés assiégèrent le palais de Saint-Gloud, et tâchèrent d'être
admises en sa présence, pour parvenir aussi à l'attendrir. On s'a-
dressa en même temps à sa fille, et l'une et l'autre obtinrent de
l'empereur d'autres commutations de peine. 11 s'apercevait des
sombres couleurs que tant d'exécutions multipliées allaient jeter
sur son avènement au trône, et il se montrait accessible aux de-
mandes qui lui étaient adressées. Ses sœurs, qui ne partageaient
nullement la bienveillance publique qu'inspirait l'impératrice, ja-
louses d'en obtenir, s'il était possible, quelques marques pour elles-
mêmes, firent avertir les femmes de quelques-uns des condamnés
qu'elles pouvaient aussi s'adresser à elles ; elles les conduisirent à
Saint-Cloud dans leur voiture, avec une sorte d'apparat, pour solli-
citer la grâce de leurs époux. Ces démarches sur lesquelles l'em-
pereur, je crois, avait été consulté d'avance, eurent quelque chose
de moins naturel que celle de l'impératrice, parce qu'elles paru-
rent trop bien concertées. Mais, enfin, elles servirent à conserver
la vie à un certain nombre d'individus.
Murât qui, par sa conduite violente et son animadversion contre
Moreau, avait excité une indignation universelle, voulut aussi se
réhabiliter par une démarche de ce genre, et obtint la grâce du
marquis dellivière. 11 apporta en même temps une lettre de Georges
Cadoudal adressée à Bonaparte dont j'entendis la lecture. Cette
MEMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 729
lettre était ferme et belle, telle qu'un homme résigné à son sort peut
l'écrire, quand il est animé par l'opinion que les démarches qu'il
a faites, et qui l'ont perdu, ont été dictées par des devoirs généreux
et des résolutions invariablement prises. L'empereur en fut assez
frappé et montra encore du regret de ne pouvoir comprendre
Georges dans ses actes de clémence.
Ce véritable chef de la conspiration mourut avec un froid cou-
rage. Sur les vingt condamnés, sept virent leur arrêt de mort
changé en une détention plus ou moins prolongée. Voici leurs
noms : le duc de Polignac, le marquis de Rivière, Russillon, Ro-
chelle, d'Hozier, Lajollais, Gaillard. Les autres furent exécutés, et
le général Moreau fut conduit à Bordeaux pour être embarqué sur
un vaisseau qui devait le mener aux États-Unis. Sa famille vendit
ses biens par ordre; l'empereur en acheta une partie et donna la
terre de Grosbois au maréchal Berthier.
Quelques jours après, on mit dans le Moniteur une protestation
de Louis XVIII contre l'avènement de Napoléon. Elle fut publiée le
1"' juillet 180Zi, et produisit peu d'effet. La conspiration de Georges
avait peut-être encore refroidi les sentimens déjà si faibles que l'on
conservait à peine pour l'ancienne dynastie. Cette conspiration
avait été si mal ourdie, elle paraissait appuyée sur une telle igno-
rance de l'état intérieur de la France et des opinions qui la parta-
geaient, les noms ou les caractères des conspirateurs excitaient si
peu de confiance, et surtout on craignait si généralement les nou-
veaux troubles que de grands changemens eussent entraînés, qu'en
exceptant un certain nombre de gentilshommes intéressés au retour
d'un ordre de choses détruit, il n'y eut point en France de regrets
de ce dénoûment qui alfermissait le système qu'on voyait s'établir.
Soit par conviction, ou besoin de repos, ou soumission à la fortune
imposante du nouveau chef de l'état, les adhésions à son élévation
furent nombreuses, et la France prit dès cette époque une assiette
paisible et ordonnée. Le découragement se mit dans les partis
opposés, et, comme cela arrive communément, il fut suivi de ten-
tatives secrètes que chacun des individus qui les composaient
firent pour rattacher leurs existences aux chances qui s'ouvraient
avec tant d'innovations. Gentilshommes et plébéiens, royalistes et
libéraux, tous commencèrent leurs démarches pour être employés.
Les ambitions et les vanités éveillées sollicitèrent de tous côtés, et
Bonaparte vit briguer l'honneur de le servir par ceux sur lesquels
il aurait dû le moins compter.
Cependant il ne se pressa pas dans son choix, et il attendit quel-
que temps afin d'entretenir les espérances et d'augmenter le nombre
des aspirans. Pendant ce répit, je quittai la cour pour aller respi-
730 REVUE DES DEUX MONDES.
rer à la campagne; je demeurai un mois dans la vallée de Mont-
morency chez M"^' d'Houdetot, dont j'ai déjà parlé; la vie douce
que j'y menai me reposa des émotions pénibles que je venais d'é-
prouver presque sans interruption. J'avais besoin de cette retraite;
ma santé qui, depuis, a toujours été plus ou moins faible, com-
mençait à s'altérer ; elle me donnait quelque tristesse qui s'aug-
mentait encore des impressions nouvelles que je recevais par les
découvertes que je faisais peu à peu et sur les choses en générai,
et sur quelques personnages en particulier. Le voile doré dont
Bonaparte disait que les yeux sont couverts dans la jeunesse com-
mençait, pour moi, à perdre de son éclat, et je m'en apercevais avec
une surprise qui fait toujours plus ou moins souffrir, jusqu'à ce
que l'expérience en ait amorti les premiers elïets.
CHAPITRE IX.
(1804.)
Organisation de la flotte de Boulogne. — Article du Moniteur. — Les grands officiers
de la couronne. — Les dames du palais. — L'anniversaire du 14 juillet. — •" Beauté
de l'impératrice. — Projets de divorce. — Préparatifs du courooaeracnt.
Peu à peu les différentes flottilles const^^uites dans nos ports
venaient toutes se réunir à celle de Boulogne; quelquefois, dans
le trajet, elles essuyaient des échecs, car les vaisseaux anglais croi-
saient incessamment sur les côtes pour s'opposer à ces jonctions.
Les camps de Boulogne, de Monlreuil et de Compiègne offraient le
coup d'œil le plus imposant, et l'armée devenait de jour en jour
plus nombreuse et plus redoutable.
Sans doute ces préparatifs excitèrent de l'inquiétude en Europe,
de même que les discours qu'ils faisaient tenir à Paris, car on inséra
dans les journaux un article qui ne produisit pas alors un grand
effet, mais qu'il m'a paru assez important de conserver, parce qu'il
est un récit exact de tout ce qui a été fait depuis.
Cet article parut dans le Moniteur, le 10 juillet 180^ , le même jour
que l'on y rendit compte de l'audience que l'empereur donna à tous!
les ambassadeurs qui venaient de recevoir de nouvelles lettres dô
créance auprès de lui; quelques-unes étaient accompagnées de]
paroles flatteuses des souverains étrangers sur sou avènement au.
trône. Voici l'article :
« De tout temps, la capitale a été le pays des on-dit. GhaqueJ
jour fait naître une nouvelle que le lendemain voit démentir. Quoi-
MÉMOIRES DE MADAME DE RÉMUSAT. 731
qu'on ait remarqué récemment plus d'activité et une certaine direc-
tion dans les on-dit dont s'amuse la crédulité des oisifs, on serait
disposé cà penser qu'il faut s'en remettre au temps à cet égard, et
que le silence est de toutes les réponses qu'on peut faire la meil-
leure et la plus sensée. Quel est, d'ailleurs, le Français homme de
sens qui, mettant quelque intérêt à découvrir la vérité, ne parvienne
bientôt à reconnaître dans les bruits qui se répandent le résultat
d'une malignité plus ou moins intéressée à les propager ? Dans un
pays où tant d'hommes savent ce qui est et peuvent juger ce qui
n'est pas, si quelqu'un croit trouver dans les on-dit des sujets d'in-
quiétudes réelles, si la crédule confiance trompe les spéculations
de son commerce ou ses intérêts intérieurs, son erreur n'est pas
durable, ou bien il doit s'en prendre à son défaut de réflexion.
« Mais les étrangers, les personnes attachées aux missions diplo-
matiques, n'ayant ni les mêmes m.oyens d'arrêter leurs jugemens,
ni la même connaissance du pays, sont souvent abusés; quoiqu'ils
aient lieu d'observer depuis longtemps avec quelle constance les
événemens se jouent des bruits qui circulent, ils ne les propagent
pas moins dans les pays étrangers, et leurs récits font naître sur la
France les idées les plus fausses. JNous croyons, en conséquence,
qu'il n'est pas hors de propos de dire dans ce journal quelques
mots sur les on-dit.
« On dit que l'empereur va réunir sous son gouvernement la
république italienne, la république ligurienne, la république de
Lucques, le royaume d'Étrurie, les états du saint-père, et par une
suite nécessaire, Naples et la Sicile. On dit que la Suisse et la
Hollande auront le même sort; on dit que le pays d'Hanovre offrira
à l'empereur par sa réunion le moyen de devenir membre du corps
germanique.
« On tire plusieurs conséquences de ces suppositions, et la pre-
mière qui se présente, c'est que le pape abdiquera, et que le car-
dinal Fesch ou le cardinal Ruffo occuperont le trône pontifical.
« Nous avons déjà dit, et nous répétons, que si la France devait
influer sur des changemens relatifs au souverain poniile, ce serait
plutôt pour influer d'autant sur le bonheur du saint-père, et pour
accroître la considération du saint-siège et ses domaines, au lieu de
les diminuer.
(( Quant au royaume de Naples, les agressions de M. Acton et
son système constamment hostile auraient autrefois donné à la
France assez de motifs légitimes pour faire la guerre, qu'elle n'eût
jamais entreprise avec le projet de réunir les Deux-Siciles à l'em-
pire français.
« Les républiques italienne et ligurienne, et le royaume d'Étrurie
732 REVUE DES DEUX MONDES.
ne cesseront pas d'exister comme états indépendans, et il est assu-
rément peu vraisemblable que l'empereur méconnaisse en même
temps les devoirs attachés au pouvoir qu'il tient des comices et
la gloire personnelle qu'il a acquise en rendant deux fois à l'indé-
pendance des états qu'il avait deux fois conquis.
« On peut se demander, à l'égard de la Suisse, qui a empêché
sa réunion à la France avant l'acte de médiation? Cet acte, résul-
tat immédiat des soins et des pensées de l'empereur, a rendu la
tranquillité à ces peuples, et la garantie de leur indépendance et
de leur sûreté, tant qu'eux-mêmes ne briseront point cette égide
en substituant aux élémens dont elle est formée les volontés d'un
des corps constitués ou d'un des partis.
« Si la France eût voulu réunir la Hollande, la Hollande serait
française comme la Belgique. Si elle est puissance indépendante,
c'est' que la France a senti à l'égard de ce pays, ainsi que pour la
Suisse, que les localités exigeaient une existence individuelle et une
organisation particulière.
« Le Hanovre est l'objet d'une supposition qui a quelque chose
de plus ridicule. La réunion de cette province serait le présent le
plus funeste qu'on pût faire à la France, et il ne fallait pas de
longues méditations pour s'en apercevoir. Le Hanovre deviendrait
un sujet de rivalité entre le peuple français et le prince qui s'est
montré l'allié et l'ami de la France dans un temps où l'Europe était
conjurée contre elle.
(( Le Hanovre, pour être conservé, exigerait un état militaire
dont les dépenses seraient hors de toute proportion avec quelques
millions qui constituent tous les revenus de ce pays. Le gouverne-
ment, qui a sacrifié aux principes de la nécessité d'une ligne de
frontières simple et continue jusqu'aux fortifications mêmes de
Strasbourg et de Mayence, sur la rive droite, serait-il assez peu
éclairé pour vouloir l'incorporation du Hanovre? Mais on dit qu'à
cette possession est attaché l'avantage d'être membre du corps
gernianiqup. Le titre seul d'empereur des Français répond à cette
sin""nlièro idée. Le corps germanique se compose de rois, d'élec-
teurs, de princes, et n'admet relativement à lui qu'une seule dignité
impériale. Ce serait d'ailleurs mal connaître la noble vanité de notre
pays que de croire possible qu'il consentît à entrer comme élément
dans un cor[>s particulier. Si telle chose eût été compatible avec la
dignité nationale, qui eût empêché la France de conserver ses droits
au cercle de Bourgogne et ceux que lui donnait la poss^^ssion du
Palaiinat? Nous le disons même, avec le sentiment d'un juste or-
gueil que personne ne pourra blâmer, qui a empêché la France de
garder une partie des états de Bade et du territoire de la Souabe?
MEMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 733
u Non, la France ne passera jamais le Rhin, et ses armées ne le
franchiront plus, à moins qu'il ne faille garantir l'empire germa-
nique et ses princes, qui lui inspirent tant d'intérêt par leur affec-
tion pour elle et par leur utilité pour l'équilibre de l'Europe.
« Si ces on-dit sont nés de l'oisiveté, nous y avons assez répondu.
« S'ils doivent leur origine à l'inquiète jalousie de quelques puis-
sances habituées à crier sans cesse que la France est ambitieuse
pour masquer leur propre ambition, il est une autre réponse. Grâces
aux deux coalitions successivement formées contre nous, et aux
traités de Gampo-Formio et de Lunéville, la France n'a à la proxi-
mité de son territoire aucune province qu'elle doive désirer de
garder, et si dans les événemens passés elle a fait preuve d'une
modération sans exemple dans l'histoire moderne, il en résulte
pour elle cet avantage qu'elle n'aura plus désormais besoin de
prendre les armes.
« Sa capitale est située au centre de son empire, ses frontières
sont environnées de petits états qui complètent son système poli-
tique, elle n'a géographiquement rien à désirer de ce qui appar-
tient à ses voisins, elle n'est donc en inimitié naturelle avec per-
sonne» et comme il n'existe pour elle ni une autre Finlande ni
d'autres lignes de l'Inn, tlle se trouve dans une situation qui n'est
celle d'aucune autre puissance.
« Parallèlement à ces on-dit, ayant pour but de faire croire que
la France a une ambition démesurée, on en fait circuler d'une autre
espèce.
« Tantôt la révolte est dans nos camps : avant-hier trente mille
Français ont refusé de s'embarquer à Boulogne; hier nos légions
se battaient dix contre dix, trente contre trente, drapeau contre
drapeau. On disait aux quatre départemens du Rhin que nous
allions les rendre à leur ancienne domination.
« Aujourd'hui on dit peut-être que le trésor public est sans
argent, riue les travaux ont cessé, que la discorde est partout et que
les contributions ne se paient nulle part. Si l'empereur part pour les
camps, on dira peut-être qu'il court y apaiser des troubles.
c Enfin qu'il reste à Saint-Gloud, qu'il aille aux Tuileries, qu'il
demeure à la Malmaison, ce sera autant de sujets de propos tous
plus ridicules les uns que les autres.
« Et si ces bruits, simultanément colportés dans les pays étran-
gers, avaient à la fois pour but d'alarmer sur l'ambition de l'em-
pereur et de s'enhardir en donnant quelque espoir sur la faiblesse
de- son administration, à des démarches inconvenantes et erronées,
nous ne pourrions que répéter ce qu'un ministre a été chargé de
dire en quittant la cour : L'empereur des Français ne veut U
734 REVUE DES DEUX MONDES.
guerre avec qui que ce soit, il ne la redoute avec personne. Il ne
se mêle pas des affaires de ses voisins et il a droit à une conduite
réciproque. Une longue paix est le désir qu'il a constamment mani-
festé; mais l'histoire de sa vie n'autorise pas à penser qu'il soit
disposé à se laisser outrager ou mépriser. »
Cependant, après m'être reposée quelque temps à la campagne,
je revins, et je rentrai dans le tourbillon de notre cour, où le mal
de la vanité semblait de jour en jour s'emparer davantage de nous.
Bonaparte nomma alors les grands officiers de sa maison. Le général
Duroc fut grand maréchal du palais; Berthier, grand veneur;
M. de Talleyrand, grand chambellan ; le cardinal Fesch, grand au-
mônier; M. de Gaulaincourt, grand écuyer; et M. de Ségur, grand
maître des cérémonies. M. de Rém^usat reçut le titre de premier
chambellan. Il marchait immédiatement après M. de Talleyrand qui,
paraissant devoir être occupé par les affaires étrangères, abandon-
nerait à mon mari la plus grande partie des attributions de sa
place. Gela fut en effet réglé ainsi d'abord. Mais peu après l'empe-
reur fit des chambellans ordinaires ; parmi eux étaient le baron de
Talleyrand, neveu du grand chambellan, des sénateurs, des Belges
distingués par leur naissance, un peu plus tard aussi des gentils-
hommes français. Avec eux commencèrent les petites prétentions de
préséances, les mécontentemens des distinctions qui n'étaient pas
pour eux; M. de Rémusat se trouva en butte à leur jalousie perpé-
tuelle, et dans un certain état de guerre, qui me causa des chagrins
dont je rougis aujourd'hui quand je me les rappelle. Mais quelle
que soit la cour qu'on fréquente, et celle-là en était devenue une
bien véritable, il est impossible de n'y pas donner de l'importance à
tous ces riens qui en composent les élémens. Un honnête homme,
un homme raisonnable a souvent honte vis-à-vis de lui-même des
joies ou des peines que lui fait éprouver le métier de courtisan, et
cependant il ne peut guère échapper aux unes et aux autres. Un
cordon, une légère différence dans un costume, le passage d'une
porte, l'entrée de tel ou tel salon, voilà des occasions, chétives en
apparence, d'une foule d'émotions toujours renaissantes. En vain on
voudrait pourtant s'endurcir contre elles. L'importance qu'un grand
nombre de gens y attachent vous force malgré vous de les appré-
cier. En vain l'esprit, la raison se dressent contre un tel emploi des
facultés humaines ; tout mécontent de soi qu'on est, il faut s'ape-
tisser avec tout le monde, et fuir la cour tout à fait, ou consentir à
prendre sérieusement toutes les niaiseries dont est composé l'air
qu'on y respire.
L'empereur ajouta encore aux inconvéniens attachés aux usages
des palais ceux de son caractère. Il ordonna l'étiquette avec lasévé-
MÉMOIRES DE MADAME DE RÉMUSAT. 735
rilé de la disciplhiB militaire. Le cérémonial s'exécutait comme s'il
était dirigé par un roulement de tambour; tout se faisait en quelque
sorte au pas de charge, et cette espèce de précipitation, cette
crainte continuelle qu'il inspirait, jointe au peu d'habitude des
formes d'une bonne moitié de ses courtisans donna à sa cour un
aspect plutôt triste que digne, et marqua sur tous les visages une
impression d'inquiétude qui se retrouvait au milieu des plaisirs
et des magnificences dont, par ostentation, il voulut sans cesse être
entouré.
La nouvelle impératrice eut pour dame d'honneur sa cousine
M'"^dela Rochefoucauld, et pour dame d'atours M"^*^ de la Valette. On
leur nomma douze dames du palais. Peu à peu leur nombre fut aug-
menté, et nous y vîmes appeler des grandes dames de tous les pays,
des personnes fort étonnées de se trouver ainsi rapprochées. Mais
sans entrer ici dans aucun détail, aujourd'hui fort inutile, combien
ne vis-je pas, à cette époque, de demandes faites par des personnes
qui maintenant affectent une sévérité de royalisme peu compatible
avec les tentatives qu'elles essayèrent alors! Disons-le franchement,
toutes les classes voulurent dans ce moment prendre leur part de
ces nouvelles créations, et je pus remarquer, à part moi, nombre
de gens qui, après m'avoir blâmée d'être arrivée à cette cour par
suite d'une ancienne amitié, n'épargnèrent rien pour s'y placer
par ambition. Quant à l'impératrice, elle était enchantée de se voir
environnée d'ui.e suite nombreuse et qui plaisait à sa vanité. La
victoire qu'elle avait remportée sur M™" de la Rochefoucauld en
l'attachant à sa personne , le plaisir de compter M. d'Aubusson
de la Feuillade parmi ses chambellans, M'"'' d'Arberg, de Ségur et
des maréchales parmi les dames du palais, l'enivrait un peu. Mais
il faut convenir que sa joie toute féminine n'ôtait rien à sa bonne
grâce accoutumée; elle eut toujours une adresse infinie pour con-
server la supériorité de son rang, tout en montrant une sorte de dé-
férence polie envers ceux ou celles qui par l'éclat de leurs noms y
ajoutaient un lustre nouveau.
Dans le même temps, le ministère de la police générale fut
recréé et Fouché y fut, de nouveau, nommé. L'époque du couronne-
ment fut fixée d'abord au 18 brumaire, et, en attendant, pour mon-
trer qu'on ne perdait pas de vue les époques révolutionnaires, le
1/i juillet de cette année, l'empereur se rendit en grande pompe
aux Invalides, et après avoir entendu la messe, y distribua les
croix de la Légion d'honneur à une foule considérable composée de
toutes les classes qui formaient le gouvernement, l'armée et la
cour. Comme on doit s'attendre à retrouver dans ces souvenirs, de
temps en temps, des particularités qui rappellent qu'ils sont dictés
736 REVUE DES DEUX MONDES.
par une mémoire féminine, je ne négligerai pas cette occasion de
dire à quel point l'impératrice sut, par le goût de sa parure et l'ha-
bileté de sa recherche, paraître jeune et agréable en tête d'un
nombre considérable de jeunes et jolies femmes dont, pour la pre-
mière fois, elle se montrait entourée. Cette cérémonie se fit à l'éclat
d'un soleil brillant. On la vit, au grand jour, vêtue d'une robe de
tulle rose, semée d'étoiles d'argent, fort découverte selon la mode
du moment, couronnée d'un nombre infini d'épis de diamans, et
cette toilette fraîche et resplendissante, l'élégance de sa démarche,
le charme de son sourire, la douceur de ses regards produisirent
un tel effet, que j'ai ouï dire à nombre de personnes qui assistèrent
à la cérémonie qu'elle effaçait tout le cortège qui l'environnait.
Peu de jours après, l'empereur partit pour le camp de Boulogne,
et si l'on en croit les bruits publics qui se répandirent, les Anglais
commencèrent à redouter réellement la tentative de la descente.
Pendant plus d'un mois, il parcourut les côtes, passa en revue les
différens camps de son armée, alors si nombreuse, si florissante et
si animée. Il assista à plusieurs engagemens qui eurent lieu entre
les vaisseaux qui nous bloquaient et nos flottilles, qui prenaient un
aspect redoutable. Tout en se livrant à ces occupations militaires, il
rendit plusieurs décrets qui tendaient à fixer les préséances et le
rang des diverses autorités qu'il venait de créer. Sa préoccupation
atteignait tout à la fois. Il avait déjà conçu le projet secret d'appe-
ler le pape à son couronnement, et, pour y parvenir, il ne négligeait
ni la puissance de sa volonté qu'il lui manifestait de manière à ne
point éprouver de refus, ni l'adresse avec laquelle il pouvait espé-
rer de le gagner. Il envoya la croix de la Légion d'honneur au car-
dinal Gaprara, légat du pape. Cette distinction fut accompagnée de
paroles flatteuses pour le souverain pontife et consolantes pour le
rétablissement de la religion. On les publia dans le Moniteur,
Quand il communiqua cependant au conseil d'État son projet
d'appuyer son élévation d'une telle pompe religieuse, il eut à sou-
tenir la résistance d'une partie de ses conseillers d'État effarouchés
de ce saint appareil. Treilhard, entre autres, s'y opposa fortement.
L'empereur le laissa parler, et lui répondit ensuite : « Vous con-
naissez moins que moi le terrain sur lequel nous sommes ; sachez
que la religion a bien moins perdu de sa puissance que vous ne le
pensez. Vous ignorez tout ce que je viens à bout de faire par le
moyen des prêtres que j'ai su gagner. Il y a en France trente dépar-
temens assez religieux pour que je ne voulusse pas être obligé d'y
lutter de pouvoir contre celui du pape. Ce n'est qu'en compromettant
successivement toutes les autorités que j'assurerai la mienne, c'est-à-
dire celle de la révolution, que nous voulons tous consolider. »
MEMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. /ô/
Tandis que l'empereur parcourait les ports, l'impératrice partit
pour aller prendre les eaux à Aix-la-Chapelle. Elle y fut accompa-
gnée d'une partie de sa nouvelle maison. M. de Rémusat (1) eut
ordre de l'y suivre, pour y attendre l'empereur, qui devait la
rejoindre. Je fus assez contente de ce nouveau répit ; je ne pouvais
pas trop me dissimuler que tant de nouveaux venus effaçaient un
peu de la valeur que m'avait donnée pendant les premières années
l'impossibilité des comparaisons, et, quoique jeune encore sur les
expériences da monde, je compris qu'un peu d'absence me serait
utile pour reprendre ensuite, non la première place, mais celle
que je choisirais. L'impératrice emmena donc M""^ de la Rochefou-
cauld. C'était une femme alors d'environ trente-six h quarante ans,
petite, bossue, d'une physionomie assez piquante, d'un esprit ordi-
naire, mais dont elle tirait bon parti, hardie comme les femmes mal
faites qui ont eu quelque succès malgré leurs difformités, gaie et
nullement méchante (2). Elle affichait toutes les opinions de ce qu'on
appelait les aristocrates pendant la révolution, et, comme elle eût
été embarrassée de les allier avec sa situation présente, elle pre-
nait son parti d'en rire, et ses plaisanteries retombaient sur elle-
même avec assez de bonne grâce. Elle plut à l'empereur, parce
qu'elle était légère et incapable d'intrigue. Au reste, soit sagesse,
heureux hasard ou impossibilité, jamais cour aussi nombreuse
par les femmes n'offrit moins de chances pour aucune espèce d'in-
trigue. Les affaires de l'état se concentraient dans le seul cabinet
de l'empereur; on les ignorait et on savait que personne n'eût pu
s'en mêler; de faveur, personne non plus ne pouvait se flatter d'en
avoir. Le petit nombre de ceux que l'empereur distinguait, habi-
tuellement suspendus à l'exécution de sa volonté, étaient inabor-
dables sur tout. Duroc, Savary, Maret ne laissaient échapper aucune
parole inutile et s'appliquaient à nous communiquer immédiate-
ment les ordres qu'ils recevaient. Nous ne leur apparaissions, et
nous ne nous apparaissions nous-mêmes, en faisant uniquement la
chose qui nous était ordonnée, que comme de vraies machines à
peu près pareilles, ou peu s'en fallait, aux meubles élégans et dorés
dont on venait d'orner les palais des Tuileries et de Saint-Cloud.
Une remarque que je fis dans ce temps et qui m'amusait assez,
fut qu'à mesure que les grands seigneurs d'autrefois arrivèrent à
(1) Il venait d'être nomme premier chambellan de l'empereur. (P. R.)
(2) « Une personne de haute naissance, a dit M, Thiers (tome v, livre xix, p, 124),
M"^ de la Rochefoucauld, privée de beauté, mais non d'esprit, distinguée par son édu-
cation et ses manières, autrefois fort royaliste, et riant maintenant avec assez de gràco
de ses passions éteintes, fut destinée à être dame d'honneur de Joséphine. »
(P. P..)
TOME XXXV, — 1879, 47
738 REVUE DES DEUX MONDES,
cette cour, ils éprouvèrent tous, quelle que fût la différence de leur
caractère, (in petit désappointement assez curieux à observer. Quand
ils apparaissaient pour la première fois, en se retrouvant dans quel-
ques-unes des habitudes de leur première jeunesse, en respirant
de nouveau l'air des palais, en revoyant des distinctions, des cor-
dons, des salles du trône, en reprenant les locutions ordinaires dans
les demeures royales, ils cédaient assez vite à l'illusion et croyaient
pouvoir apporter la manière d'être qui leur avait réussi dans ces
mêmes palais où le maître seul avait changé. Mais bientôt une
parole sévère, une volonté cassante et neuve les avertissait tout à
coup, et durement, que tout était renouvelé dans cette cour unique
au monde. Alors il fallait voir comme gênés et contraints sur toutes
leurs futiles habitudes, et sentant le terrain mouvoir sous leurs pas,
ils perdaient tout aplomb malgré leurs efforts. Déroutés de leurs
usages, trop vains ou trop faibles pour les remplacer par une gra-
vité étrangère aux mœurs qu'ils s'étaient faites dès longtemps, ils
ne savaient quel langage tenir. Le métier de courtisan aupjès de
Bonaparte était nui. Gomme il ne menait à rien, il n'avait aucune
valeur; il y avait du risque à rester homme en sa présence, c'est-
à-dire à conserver l'exercice de quelques-unes de ses facultés intel-
lectuelles ; il fut donc plus court et plus facile pour tout le monde,
ou à peu près tout le monde, de se donner l'attitude de la servi-
tude, et si j'osais, je dirais bien à quelle espèce d'individus ce parti
parut le moins coûter. Mais, en m'étendant davantage sur ce sujet,
je donnerais à ces mémoires la couleur d'une satire, et cela n'est
pas dans mes goûts, ni dans mon esprit.
Pendant que l'empereur était à Boulogne, il envoya à Paris son
frère Joseph, qui fut harangué, ainsi que sa femme, par tous les
corps du gouvernement. Il faisait ainsi peu à peu la place de cha-
cun et dictait la suprématie des uns conime la servitude des autres.
Vers le 3 septembre, il rejoignit sa femme à Aix-la Chapelle; il y
demeura quelques jours, y tenant une cour fort brillaute et rece-
vant les princes d'Allemagne, qui commençaient à venir remettre
leurs mU'vèis dans ses mains. Pendant ce séjour, M. de Rémusat eut
ordre de faire venir à Aix-la-Chapelle le second Théâtre-Français de
Paris, dirigé alors par Picard, et on donna en présence des élec-
teurs quelques fêtes assez belles, quoiqu'elles n'approchassent
point encore de la magnificence de celles quenous avons vu donner
plus tard. L'électeur archichancelier de l'empire germanique et
l'électeur de Bade firent à nos souverains une cour assidue. L'em-
pereur et l'impératrice visitèrent Cologne et remontèrent le Rhin
jusqu'à Mayence, où ils trouvèrent encore une foule de princes et
d'étrangers distingués qui les attendaient.
MÉMOIRES DE MADAME DE RÉMUSAT. 739
Ce voyage dura jusqu'au mois d'octobre. Le 11 de ce mois,
M""^ Louis Bonaparte accoucha d'un second fils (1). L'empereur arriva
à Paris peu de jours après. Cet événement causait une grande joie
à l'impératrice; elle en tirait des conséquences flatteuses pour la
certitTide de son avenir, et cependant, dans ce moment même, il se
tramait contre elle un nouveau complot qu'elle ne parvint à déjouer
qu'après beaucoup d'efforts et d'inquiétudes.
Depuis que l'on avait appris que le pape viendrait à Paris pour
le couronnement de l'empereur, sa famille était fort empressée à
empêcher que M'"'= Bonaparte n'eût sa part d'une si grande céré-
monie. La jalousie de nos princesses était fort échauffée sur cet
article. Il leur semblait qu'un pareil honneur mettrait trop de dif-
férence entre elles et leur belie-sœur, et d'ailleurs la haine n'a pas
besoin d'un motif d'intérêt qui lui soit personnel pour être blessée
de ce qui satisfait l'objet haï. L'impératrice désirait vivement son
couronnement; i! devait à ses yeux consolider son rang, et elle
s'inquiétait du silence de son époux. Il paraissait hésiter sur ce
point. Joseph Bonaparte n'épargnait rien pour l'engager à ne faire
de sa femme qu'un témoin de la cérémonie du sacre. Il allait
même jusqu'à renouveler la question du divorce; il conseillait de
profiter de l'événement qu'on préparait pour s'y déterminer. Il
démontrait l'avantage de s'allier à quelque princesse étrangère, ou
au moins à quelque héritière d'un grand nom en France; il pré-
sentait habilement l'espoir qu'un autre mariage donnerait d'une
succession directe, et il se faisait d'autant mieux écouter sur ce
point qu'en même temps il faisait valoir le désiutéressement avec
lequel il poussait à une détermination qui devait personTiellement
l'éloigner du trône.
L'empereur, harcelé sans cesse par sa famille, semblait prêter
l'oreille à ces discours, et quelques paroles qui lui échappaient
jetaient sa femme dans un trouble extrême. L'habitude qu'elle avait
de me confier ses peines me rendit toutes ses confidences. J'étais
assez embarrassée pour lui donner un bon conseil et je craignais
d'être un peu compromise dans un si grand démêlé. Un incident
inattendu pensa hâter le coup que nous redoutions. Depuis un
temps M""^ Bonaparte croyait s'apercevoir d'un redoublement d'in-
timité entre son époux et M'"® de ***. En vain je la conjurais de
ne point fournir à l'empereur le prétexte d'une querelle dont on
tirerait parti contre elle; trop animée pour se montrer prudente,
elle épiait, malgré mes avis, l'occasion de se convaincre de ce
(1) Ce second fils do la reine Hortensc était Napoloon-Louis,, mort subitement pen-
dant l'insurrection des états pontiScaux contre le pape, à laquelle il prenait part. Le
troisième fils de la reine, qui devait ôtre Napoléon IIÏ, est ne le 20 avril 1808. (P. R.)
7h0 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle soupçonnait. A Saint-Gloud, l'empereur occupait l'apparte-
ment qui donne sur le jardin et qui est de plain-pied avec lui. Au-
dessus de cet appartement, il avait fait meubler un petit logement
particulier qui communiquait avec le sien par un escalier dérobé.
L'impératrice avait quelque raison de craindre la destination de
cette retraite mystérieuse. Un matin qu'il se trouvait assez de monde
dans son salon (M'^'' de *** étant établie depuis quelques jours
à Saint-Gloud), l'impératrice, la voyant sortir tout à coup de l'ap-
partement, se lève peu d'instans après son départ, et me prenant
dans l'embrasure d'une fenêtre : « Je vais, me dit-elle, éclaircir
tout à l'heure mes soupçons : demeurez dans ce salon avec tout
mon cercle, et, si on cherche ce que je suis devenue, vous direz
que l'empereur m'a demandée. » J'essayai de la retenir, mais elle
était hors d'elle-même, et ne m'écouta point; elle sortit au même
moment, et je demeurai très inquiète de ce qui allait se passer. Au
bout d'une demi-heure d'absence, elle rentra brusquement par la
porte de son appartement opposée à celle par où elle était sortie;
elle paraissait fort émue et pouvait à peine se contraindre, elle se
rassit à un métier qui était dans le salon. Je me tenais loin d'elle,
occupée de quelque ouvrage et évitant de la regarder; mais je
m'apercevais facilement de son trouble à la précipitation de tous
ses mouvemens, habituellement si doux.
Enfin, comme elle était incapable de garder en silence une forte
émotion quelle qu'elle fût, elle ne put demeurer longtemps dans
cette contrainte, et, m' appelant à haute voix, elle m'ordonna de la
suivre, et dès qu'elle fut dans sa chambre : « Tout est perdu, me
dit-elle; ce que j'avais prévu n'est que trop avéré. J'ai été chercher
l'empereur dans son cabinet, il n'y était point; alors je suis mon-
tée par l'escalier dérobé dans le petit appartement; j'en ai trouvé
la porte fermée, et au travers de la serrure j'ai entendu les voix de
Bonaparte et de M'"*" de ***. J'ai frappé fortement en me nommant;
vous concevez le trouble que je leur ai causé; ils ont fort tardé à
m'ouvrir, et quand ils l'ont fait, l'état dans lequel ils étaient tous
deux et leur désordie ne m'ont pas laissé le moindre doute. Je sais
bien que j'aurais dû me contraindre; mais il ne m'a pas été pos-
sible; j'ai éclaté en reproches. M'""' de *** s'est mise à pleurer,
Bonaparte est entré dans une colère si violente que j'ai eu à peine
le temps de m'enfuir pour échapper à son ressentiment. En vérité,
j'en suis encore tremblante, car je ne sais à quel excès il l'aurait
porté. Sans doute, il va venir, et je m'attends à une terrible scène. »
L'émotion de l'impératrice excita la mienne, comme on peut bien
le penser. « Ne faites pas, lui dis-je, une seconde faute, car l'em-
pereur ne^vous pardonnerait pas d'avoir mis qui que ce soit dans
MÉMOIRES DE MADAME DE REMLSAT. 7/ll
votre confidence. Laissez-moi vous quitter, madame. Il faut l'at-
tendre; qu'il vous trouve seule, et tcâchez de l'adoucir et de répa-
rer une si grande imprudence. » Après ce peu de mots, je la quittai
et je rentrai dans le salon, où je trouvai M""" de ***, qui lança sur
moi des yeux inquiets. Elle était fort pâle, ne parlait que par mots
entrecoupés, et cherchait à deviner si j'étais instruite. Je ine remis
à mon ouvrage le plus tranquillement que je pus; mais il était
assez difficile que M'"* de ***, en me voyant sortir de cet appar-
tement, ne comprît pas que je venais d'y recevoir une confidence.
Tout le monde dans ce salon se regardait et ne comprenait rien à
ce qui se passait.
Peu de momens après, nous entendîmes un grand bruit dans
l'appartement de l'impératrice, et je compris que l'empereur y était
et quelle scène violente se passait. M'"^ de *** avait demandé ses
chevaux et partit pour Paris. Cette absence subite ne devait point
adoucir l'orage. J'y devais retourner dans la soirée. Avant mon
départ, l'impératrice me fit appeler et m'apprit avec beaucoup de
larmes que Bonaparte, après l'avoir outragée de toutes manières et
avoir brisé dans sa fureur quelques-uns des meubles qui s'étaient
rencontrés sous sa main, lui avait signifié qu'il fallait qu'elle se
préparât à quitter Saint-Gloud, et que, fatigué d'une surveillance
jalouse, il était décidé à secouer un pareil joug et à écouter désor-
mais les conseils de sa politique, qui voulait qu'il prît une femme
capable de lui donner des enfans. Elle ajouta qu'il avait envoyé à
Eugène de Beauharnais l'ordre de venir à Saint-Gloud pour régler
les circonstances du départ de sa mère, et qu'elle se voyait perdue
sans ressources. Elle m'ordonna d'aller voir sa fille dès le lendemain
à Paris, et de lui faire le reçoit de tout ce qui s'était passé.
En effet, je me rendis chez M""'' Louis Bonaparte. Elle venait de
voir son frère; il arrivait de Saint-Gloud. L'empereur lui avait
signifié sa résolution de divorcer, qu'Eugène avait reçue avec sa
soumission accoutumée et en refusant tous les dédommagemens
personnels qui lui avaient été offerts comme consolation, déclarant
qu'il n'accepterait rien, au moment où un tel malheur allait tomber
sur sa mère, et qu'il la suivrait dans la retraite qu'on lui donnerait,
fût-ce à la Martinique même, sacrifiant tout au besoin qu'elle aurait
d'une pareille consolation. Bonaparte avait paru frappé de cette réso-
lution généreuse et l'avait écouté dans un farouche silence. Je trou-
vai M'"" Louis moins émue de cet événement que je ne m'y étais
attendue : « Je ne puis me mêler de rien, me dit-elle, car mon mari
m'a positivement défendu la moindre démarche. Ma mère a été
bien imprudente; elle va perdre une couronne, mais au moins elle
aura du repos; ah! croyez-moi, il y a des femmes plus malheu-
7il2 REVUE DES DEUX MONDES.
reuses ! » Elle prononça ces mots avec une tristesse qui faisait devi-
ner toute sa pensée; mais, comme elle ne permettait jamais un mot
sur sa situation personnelle, je n'osai pas lui répondre de manière
à lui prouver que je l'eusse comprise. « Au reste, me dit-elle en
finissant, s'il y a une chance de raccommodement dans cette affaire,
elle se trouvera dans l'empire que la douceur et les larmes de ma
mère exercent sur Bonaparte; il faut les laisser à eux-mêmes, éviter
de se trouver entre eux , et je vous conseille de ne point aller à
Saint-Cloud, d'autant que M"'^ de *** vous a nommée et croit que
vous donneriez des conseils violens. »
Et voilà, pour le dire en passant, comme il est assez souvent im-
possible d'être mieux comprise dans les cours, et comme des cir-
constances, puériles en apparence, nous mettent dans une évidence
dont on n'est pas maître de se débarrasser.
Je demeurai deux jours sans me montrer à Saint-Cloud, pour
suivre les avis de M'"^ Louis Bonaparte, et, le troisième, j'allai
retrouver mon impératrice, dont le sort m'inquiétait profondément.
Elle était hors d'une partie de ses angoisses; ses larmes et sa sou-
mission avaient en effet désarmé son mari; il n'était plus question
de son courroux, ni de ce qui l'avait causé. Mais, après un tendre
raccommodement, l'empereur venait de mettre sa femme dans une
nouvelle agitation en lui montrant de quelle importance le divorce
était pour lui. « Je n'ai pas le courage, lui disait-il, d'en prendre
la dernière résolution, et si tu me montres trop d'affliction, si tu
ne fais que m'obéir, je sens que je ne serai jamais assez fort pour
t'obliger à me quitter, mais j'avoue que je désire ijeaucoup que tu
saches te résigner à l'intérêt de ma politique, et que, toi-même, tu
m'évites tous les embarras de cette pénible séparation. «En parlant
ainsi, l'impératrice ajoutait qu'il avait répandu beaucoup de larmes.
Tandis qu'elle me parlait, je me souviens encore que je concevais
intérieurement pour elle le plan d'un grand et généreux sacrifice.
Croyant alors le sort de la France irrévocablement attaché à celui
de Napoléon, je pensais qu'il y aurait une véritable grandeur d'âme
à se dévouer à tout ce qui devait l'affermir, et que si j'avais été la
femme à qui on eût adressé un pareil discours, j'aurais été forte-
ment tentée d'abandonner ce poste si brillant, où l'on ne me voyait
fjTi'avec une sorte de regret, pour me retirer dans une solitude où
j'aurais vécu paisiblement et satisfaite de mon sacrifice. Mais, en
considérant le trouble dont les paroles impériales avaient laissé les
traces sur le visage de M'"'^ Bonaparte, je me rappelai co que j'avais
souvent entendu dire à ma mère : que pour donner un conseil utile,
il fallait toujours le mesurer au caractère de la personne à qui on
l'adressait. Je jugeai, en môme temps, à l'eflroi que la retraite inspi-
MÉMOIRES DE MADAME DE RÉMUSAT. /A 3
rait à l'impératrice, à son goût pour le luxe et l'éclat, de l'ennui
qui la dévorerait quand elle aurait rompu avec le monde, et alors,
revenant du sentiment exalté qui s'était emparé de moi un moment,
je lui dis que je ne voyais pour elle que deux partis à prendre : ou
se dévouer avec dignité et résolution à ce qu'on exigeait d'elle, et,
dans ce cas, dès le lendemain matin il faudrait partir pour la Mal-
maison, d'où elle écrirait à l'empereur qu'elle lui rendait sa liberté;
ou bien, si elle voulait demeurer, se montrer incapable de rien dé-
cider de son sort, toujours prête à obéir, mais déclarer bien positi-
vement qu'elle attendrait des ordres directs pour descendre du trône
où on l'avait fait monter.
Ce dernier conseil fut celui qu'elle adopta, et avec une douceur
adroite et tendre, prenant toute l'attitude d'une victime soumise,
elle parvint à émousser, encore pour cette fois, les traits que la
jalousie de sa famille avait lancés contre elle. Triste, complaisante,
entièrement soumise, mais adroite à profiter de l'ascendant qu'elle
exerçait sur son époux, elle le réduisit à un état d'agitation et d'in-
certitude dont il ne pouvait sortir. Enfin, harcelé un peu trop vive-
ment par ses frères, et s' apercevant de la joie que les Bonapartes
laissèrent voir en se croyant arrivés au but de leurs vœux, touché
de la comparaison intérieure qu'il fit de la conduite de sa femme
et de ses enfans, et, autant que je puis m'en souvenir, blessé de l'air
de triomphe des siens, qui eurent l'imprudence de se vanter de
l'avoir mené à leurs fins, éprouvant un secret plaisir à déjouer le
plan qu'il voyait ourdi autour de lui, après une longue hésitation
pendant laquelle l'impératrice se livrait à de moitelles inquiétudes,
tout à coup il lui déclara un soir que le pape allait arriver, qu'il
les couronnerait tous les deux, et qu'elle pouvait s'occuper sérieu-
sement des préparatifs de cette cérémonie.
On peut se représenter la joie causée par un pareil dénoûment
et la mauvaise humeur des Bonapartes, et de Joseph particulière-
ment. Car l'empereur, fidèle à ses habitudes, ne manqua point de
dire à sa femme toutes les tentatives qu'on avait faites pour le
déterminer, et on conçoit que ces révélations ajoutèrent encore à
la haine secrète entre les deux partis.
Ce fut à cette occasion que l'impératrice me confia que, depuis
longtemps, elle désirait afiermir encore son mariage par la cérémonie
religieuse qui avait été négligée à l'époque où il fut conclu. Elle en
parlait quelquefois à l'empereur, qui n'y montrait aucune répu-
gnance, mais qui répondait qu'en faisant même venir un prêtre
chez lui, ce ne pourrait jamais être avec assez de mystère pour
qu'on n'apprît pas par là que juscju'alors il n'avait point été marié
devant l'église, et soit que ce fût sa vraie raison, suit qu'il voulût
7ll!l REVUE DES DEUX MONDES.
garder pour l'avenir cette facilité de rompre son mariage quand il
le croirait vraiment utile, il repoussait toujours, mais avec dou-
ceur, les demandes de sa femme à cet égard. Elle se détermina à
attendre l'arrivée du pape, se flattant avec raison qu'en pareille
occasion il entrerait facilement dans ses intérêts.
A ce moment, toute la cour se livra sans relâche aux apprêts
des cérémonies du couronnement et l'impératrice s'entoura des meil-
leurs artistes de Paris et des marchands les plus fameux. Aidée de
leurs conseils, elle détermina la forme du nouvel habit de cour et
son costume particulier. On pense bien qu'il ne fut pas question
de reprendre le panier, mais seulement d'ajouter à nos vêtemens
ordinaires ce long manteau, qu'on a conservé lors du retour du roi,
et une collerette de blonde appelée chérusque^ qui montait assez haut
derrière la tête, était attachée sur les deux épaules, et qui rappelait le
costume de Catherine deMédicis. On l'a supprimée depuis, quoique,
à mon avis, elle donnât de la grâce et de la dignité à tout l'habit.
L'impératrice avait déjà des diamans pour une somme considérable.
L'empereur en ajouta encore à sa parure. Il mit dans ses mains
ceux qu'on possédait au trésor public, et voulut qu'elle les portât
ce jour-là. On lui monta un diadème brillant qui devait être sur-
monté de la couronne fermée que l'empereur lui poserait sur la
tête. On fit secrètement des répétitions de cette cérémonie, et le
peintre David, qui devait en faire ensuite le tableau, dirigea les
positions de chacun. Il y eut d'abord d'assez grandes discussions
sur le couronnement particulier de l'empereur. La première idée
était que le pape placerait cette couronne de ses propres mains; mais
Bonaparte se refusait à l'idée de la tenir de qui que ce fût, et il dit
à cette occasion ce mot que M""^ de Staël a rappelé dans son ouvrage :
« J'ai trouvé la couronne de France par terre, je l'ai ramassée. »
Il eût pu ajouter : « avec la pointe de mon épée. » Enfin, après de
longues délibérations, on détermina que l'empereur se couronne-
rait lui-même, et que le pape donnerait seulement sa bénédiction.
Rien ne fut négligé pour l'éclat des fêtes : l'aflluence devint nom-
breuse à Paris. Une partie des troupes y fut appelée; toutes les
autorités principales des provinces, l'archichancelier de l'empire
germanique et une foule d'étrangers y arrivèrent aussi. Quelles que
fussent les opinions particulières, on se laissa aller dans la ville au
plaisir et à la curiosité qu'inspiraient un événement si nouveau et
la vue d'un spectacle que tout annonçait devoir être magnifique. Les
marchands fort occupés, les ouvriers de tout genre employés se
réjouissaient d'une telle occasion de gain pour eux; la population
de la ville semblait doublée ; le commerce, les établissemens pu-
blics, les théâtres y trouvaient leur profit, et tout paraissait actif
MÉMOIRES DE MADAME DE RÉMUSAT. 745
et content. On invita les poètes à célébrer ce grand événement.
Chénier eut ordre de composer une tragédie qui consacrât ce sou-
venir ; il prit Cyrus pour son héros. L'Opéra prépara ses ballets.
Dans l'intérieur du palais nous reçûmes de l'argent pour les
dépenses que nous avions à faire, et l'impératrice fit à ses dames
du palais de beaux présens en diamans.
On régla aussi le costume des hommes autour de l'empereur ; il
était beau et allait très bien. L'habit français, de couleurs diffé-
rentes pour les services qui dépendaient du grand maréchal, flu
grand chambellan et du grand écuyer ; une broderie d'argent pour
tous ; le manteau sur une épaule, en velours et doublé de satin ;
l'écharpe, le rabat de dentelle et le chapeau retroussé sur le de-
vant garni d'un panache. Les princes devaient porter cet habit en
blanc et or; l'empereur, en habit long, ressemblant assez à celui
de nos rois, un manteau de pourpre semé d'abeilles, et sa couronne
formée d'une branche de lauriers comme celle des Césars.
Je crois encore rappeler un rêve, mais un rêve qui tient un peu
des contes orientaux, quand je me retrace quel luxe fut étalé à cette
époque et quelle était en même temps l'agitation des préséances,
des prétentions de rang, des réclamations de chacun. L'empereur
voulut que les princesses portassent le manteau de l'impératrice (1) ;
on eut bien de la peine à les déterminer à y consentir, et je me sou-
viens même que, dans le premier moment, elles s'y prêtèrent de
si mauvaise grâce qu'on vit le moment où l'impératrice, emportée
par le poids de ce manteau, ne pourrait point avancer, tant ses
belles-sœurs le soulevaient faiblement. Elles obtinrent que la queue
de leur habit serait portée par leurs chambellans, et cette distinc-
tion les consola un peu de l'obligation qui leur était imposée.
Cependant on avait appris que le pape avait quitté Rome le 2 no-
vembre. La lenteur de son voyage et l'immensité des préparatifs
firent reculer le couronnement jusqu'au 2 décembre, et le 24 no-
vembre la cour se rendit à Fontainebleau pour y recevoir Sa Sainteté,
qui y arriva le lendemain.
(1) Les mémoires du comte Miot de Mélito renferment des renseignemens précieux
sur l'intérieur de la cour du premier consul et de l'empereur, et sur les querelles
de celui-ci avec ses frères à propos de l'hérédité du trône et de l'adoption du jeune
fils de Louis Bonaparte, et racontent avec détail les querelles de préséance et la grande
question du manteau de l'impératrice. C'est après une discussion entre l'archichan-
celier, l'architrésoricr, le ministre de l'intérieur, le grand chambellan, le grand écuyer
et le grand maréchal de la cour, les princes Louis et Joseph, présides par l'empereur,
que l'on renonça à donner à ces derniers priaces le grand manteau d'hermine, « attri-
but, disait-on, de la souveraineté » et que l'on se décida à employer dans le procès-
verbal les mots : soutenir le manteau, au lieu de : porter la queue. {Mémoires du
comte Miot de Mélito, vol. II, p. 23 et suiv.) (P. R.)
7!iQ REVUE DES DEUX MONDES.
Avant de clore ce chapitre, je veux rappeler une circonstance
qui me paraît bonne encore à conserver. L'empereur ayant renoncé
pour ce moment au divorce, mais toujours pressé du désir d'avoir
un héritier, demanda à sa femme si elle consentirait à en accepter
un qui n'appartiendrait qu'à lui, et à feindre une grossesse avec
assez d'habileté pour que tout le monde y fut trompé. Elle était
loin de se refuser à aucune de ses fantaisies à cet égard. Alors Bo-
naparte, faisant venir son premier médecin Gorvisatt, en qui il avait
une confiance étendue et méritée, lui confia son projet : « Si je
parviens, lui dit-il, à m' assurer de la naissance d'un garçon qui sera
mon fils à moi, je voudrais que, témoin du feint accouchement
de l'impératrice, vous fissiez tout ce qui serait nécessaire pour
donner à cette ruse toutes les apparences d'une réalité. » Gorvisart
trouva que la délicatesse de sa probité était compromise par cette
proposition; il promit le secret le plus inviolable, mais il refusa de
se prêter à ce qu'on voulait exiger de lui. Ge n'est que longtemps
après, et depuis le second mariage de Bonaparte, qu'il m'a confié
cette anecdote, en m' attestant la naissance légitime du roi de Rome,
sur laquelle on avait essayé d'exciter des doutes parfaitement in-
justes.
CHAPITRE X.
(Décembre 1804.)
Arrivée du pape à Paris. — Plébiscite. — Mariage de l'impératrice Joséphine. — Le
couronnement. — Fêtes au champ de Mars, à l'Of cra, etc. — Cercles de l'impé-
ratrice.
11 est vraisemblable qu'on ne détermina le pape à venir en France
qu'en lui présentant tous les avantages et les concessions qu'il reti-
rerait, pour le rétablissement de la religion, d'une pareille complai-
sance. Il arriva à Fontainebleau, déterminé à se prêter à tout ce
qu'on exigerait de lui et qu'il pourrait se permettre; et, malgré la
supériorité que pensait avoir sur lui le vainqueur qui l'avait con-
traint à ce grand déplacement, et le peu de dispositions que toute
cette cour eût à éprouver du respect pour un souverain qui ne
comptait poinL l'épée au nombre de ses ornemens royaux, il im-
posa à tout le monde par la dignité de ses manières et la gravité
de son maintien.
L'empereur alla au-devant de lui de quelques lieues, et quand
les voitures se rencontrèrent, il mit pied à terre ainsi que Sa Sain-
teté. Tous deux s'embrassèrent et remontèrent dans le même car-
aiÉMOIRES DE MADAME DE RÉMUSAT. 747
rosse, l'empereur montant le premier pour domier la droite au
pape (dit le Moniteur de ce jour), et ils revim-ent ensemble au
château.
Le pape était arrivé un dimanche (1) à midi. Après avoir pris
quelque repos dans son appartement où l'avaient conduit le grand
chambellan (c'est-à-dire M. de Talleyrand), le grand maréchal et
le grand maître des cérémonies, il alla faire une visite à l'empe-
reur, qui le reçut en dehors de son cabinet, et, au l)out d'un entre-
tien d'une demi-heure, le reconduisit jusqu'à la salle dite, alors, des
grands-officiers. L'impératrice avait reçu l'ordre de le faire asseoir
à sa droite.
Après ces visites, le prince Louis, les ministres, l'archichance-
lier et l'architrésorier, le cardinal Fesch et les grands-officiers qui
se trouvaient à Fontainebleau furent présentés au pape. Il reçut
tout le monde avec bonté et politesse. Il dîna ensuite avec l'empe-
reur, et se retira de bonne heure pour prendre du repos.
Le pape, à cette époque, était âgé de soixante-deux ans. Sa taille
parut assez haute, sa figure belle , grave et bienveillante. Il était
entouré d'un nombreux cortège de prêtres italiens qui furent loin
d'imposer comme lui, et dont les manières vives, communes et
étranges ne pouvaient entrer en comparaison avec la bonne tenue
ordinaire au clergé français. Le château de Fontainebleau offrait en
ce moment un aspect bizarre, par le mélange de personnages va-
riés dont il était habité : souverains, princes, militaires, prêtres,
femmes, tout était à peu près pêle-mêle dans les différens salons
où l'on se réunissait à des heures indiquées. Dès le lendemain, Sa
Sainteté reçut toutes les personnes de la cour qui se présentèrent
chez elle. Nous fûmes tous admis à l'honneur de lui baiser la main,
et de recevoir sa bénédiction. Sa présence en pareil lieu, et pour
une si grande occasion, me causa une assez forte émotion.
Ce même lundi, les visites entre les souverains recommencèrent.
Quand le pape fut venu pour la seconde fois chez l'impératrice,
celle-ci exécuta le plan secret qu'elle avait formé, et lui confia qu'elle
n'était point mariée devant l'église. Sa Sainteté, après l'avoir félici-
tée des actes de bonté auxquels elle employait sa puissance, et
l'appelant toujours en lui répondant du nom de sa fille, lui promit
d'exiger de l'empereur qu'il fît précéder son couronnement d'une
cérémonie nécessaire à la légitimité de son union avec elle, et en
effet, l'empereur se trouva forcé de consentir à ce qu'il avait éludé
jusqu'alors. Ce fut au retour à Paris que le cardinal Fesch le maria,
comme je le dirai tout à l'heure.
(i) 25 novembre 1804, ou 4 frimaire an XIII. (P. R.)
7/18 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans la soirée du lundi , on avait fait venir quelques chanteurs
pour exécuter un concert dans les appartemens de l'impératrice ;
mais le pape refusa d'y assister, et se retira au moment où on allait
commencer.
A cette époque, le goût de l'empereur pour M""® de X... com-
mença à se faire sentir au dedans de lui. Soit que la satisfaction
qu'il éprouvait du succès des projets qu'il avait formés lui donnât
une joie qui éclaircissait son humeur, soit que son amour naissant
lui inspirât quelque désir de plaire, il parut, durant le petit voyage
de Fontainebleau, serein et d'un abord plus facile que de cou-
tume. Quand le pape était retiré, il demeurait chez l'impératrice,
et causait de préférence avec les femmes qui s'y trouvaient. Sa
femme, frappée de son changement et très avisée sur tout ce qui
pouvait éveiller sa jalousie, soupçonna que quelque nouvelle fan-
taisie en était la cause; mais elle ne put encore découvrir le véri-
table objet de sa préoccupation parce qu'il mit assez d'adresse à
s'occuper de nous tontes tour à tour; et, M"'* de X..., montrant
une extrême réserve, ne parut pas voir dans ce moment si elle
était le but caché de cette galanterie générale que l'empereur
affecta assez bien de partager entre nous. Quelques personnes
eurent même l'idée que la maréchale Ney allait recevoir ses hom-
mages. Elle est fille de M. Auguié, ancien receveur général des
finances et de M'"^ Auguié, femme de chambre de la dernière reine.
Elle avait été élevée par M'"' Gampan, sa tante, et se trouvait par
cela même compagne et amie de M'"' Louis Bonaparte. Elle avait
alors vingt-deux ou vingt-trois ans; son visage et sa personne
étaient assez agréables, quoiqu'un peu trop maigres. Elle avait
peu d'usage du monde et une extrême timidité, et ne pensait nul-
lement à attirer les regards de l'empereur, dont elle avait une
extrême peur.
Pendant notre séjour à Fontainebleau, parut dans le Moniteur
le sén.itus-consulte qui, vu la vérification faite par une commission
du sénat des registres des votes émis sur la question de l'empire,
reconnaissait Bonaparte et sa famille comme appelés au trône de
France.
Le total général des votans se montait à 3,57/1,898. Pour le oui,
3,572,329; pour le non, 2,569.
La cour retourna à Paris le jeudi 29 novembre. L'empereur et
le pape revinrent dans la même voiture, et Sa Sainteté fut logée au
pavillon de Flore, l'empereur ayant nommé une partie de sa mai-
son pour la servir.
Dans les premiers jours de sa présence à Paris, le pape ne trouva
pas dans les habitans le respect auquel on devait s'attendre. Une
MÉMOIRES DE MADAME DE RÉMUSAT. 7/i9
vive curiosité poussait la foule sur son passage, quand il visitait les
églises, et sous son balcon, aux heures où il s'y montrait pour
donner sa bénédiction. Mais, peu à peu, les récits que faisaient
ceux qui l'approchaient de la dignité de ses manières, quelques
paroles nobles et touchantes qu'il prononça en diverses occasions et
qui furent répétées, et l'aplomb avec lequel il soutenait une situa-
tion si étrange pour le chef de la chrétienté, produisirent un chan-
gement marqué même chez les classes inférieures du peuple. Bien-
tôt la terrasse des Tuileries se vit couverte durant toutes les
matinées d'un monde immense qui l'appelait à grands cris, et qui
s'agenouillait devant la bénédiction. On avait permis que la galerie
du Louvre se remplît à certaines heures de la journée, et alors le
pape la parcourait et y bénissait ceux qui s'y trouvaient. Nombre
de mères lui présentaient leurs enfans, qu'il accueillait avec une
bienveillance particulière. Un jour, un homme connu par ses opi-
nions antireligieuses, se trouvait dans cette galerie, et voulant
satisfaire seulement une vaine curiosité, se tenait à l'écart comme
pour éviter d'être béni. Le pape, «'approchant de lui et devinant sa
secrète et hostile intention, lui adressa ces paroles d'un ton doux :
c( Pourquoi me fuir, monsieur? La bénédiction d'un vieillard a-t-elle
quelque danger? »
Bientôt tout Paris retentit des louanges du pape, et bientôt aus;4
l'empereur commença à en être jaloux. Il prit quelques arrange-
mens qui obligèrent Sa Sainteté à se refuser à l'empressement trop
vif des fidèles, et le pape, qui pénétra l'in [uiétude dont il était
l'objet, redoubla de réserve, sans jamais laisser paraître la moindre
apparence du plus petit orgueil humain.
Deux jours avant le couronnement, M. de Rémusat, qui en même
temps que premier chambellan était aussi maître de la garde-robe,
et qui par cette raison se trouvait chargé de tous les préparatifs des
costumes impériaux, allant porter à l'impératrice son élégant dia-
dème qui venait d'être achevé, la trouva dans un état de satisfac-
tion qu'elle avait peine à dissimuler publiquement. Prenant mon
mari à part, elle lui confia que, dans la matinée de cette journée,
un autel avait été préparé dans le cabinet de l'empereur, et que le
cardinal Fesch l'avait mariée en présence de deux aides de camp.
Après la cérémonie, elle avait exigé du cardinal une attestation par
écrit de ce mariage. Elle la conserva toujours depuis avec soin, et
jamais, quelques efforts que l'empereur ait faits pour ro])tenir,'elle
n'a consenti à s'en dessaisir.
On a dit, depuis, que tout mariage religieux qui n'a point pour
témoin le curé de la paroisse où il est célébré renferme par cela
même une cause de nullité, et que c'est à dessein qu'on se réserva
750 REVUE DES DEUX MONDES.
ce moyen de rupture pour l'avenir. 11 faudrait, dans ce cas, que le
cardinal lui-même eût consenti à cette fraude. Cependant la con-
duite qu'il tint dans la suite ne le donne point à penser, car, lors
des scènes assez vives auxquelles le divorce a donné lieu, l'impé-
ratrice alla quelquefois jusqu'à menacer son époux de publier l'at-
testation qu'elle avait entre les mains, et le cardinal Fesch, con-
sulté alors, répondait toujours qu'elle était en bonne forme et que
sa conscience ne lui permettrait pas de nier que le mariage n'eût
été consacré de manière à ce qu'on ne pouvait le rompre que par
un acte arbitraire d'autorité.
Après le divorce, l'empereur voulut ravoir encore cette pièce dont
je parle; le cardinal conseilla à l'impératrice de ne point s'en des-
saisir. Ce qui prouvera à quel point était poussée la défiance entre
tous les personnages de cette famille, c'est que l'impératrice, tout
en profitant d'un conseil qui lui plaisait, me disait alors qu'il lui
arrivait quelquefois de croire que le cardinal ne le lui donnait cpie
de concert avec l'empereur, qui eût voulu la pousser à quelque éclat
afin d'avoir une occasion de la renvoyer de France. Cependant
l'oncle et le neveu étaient brouillés alors par suite des affaires du
pape.
Enfin, le 2 décembre, la cérémonie du couronnement eut lieu. Il
serait assez difficile d'en décrire toute la pompe et d'entrer dans
les détails de cette journée. Le temps était froid, mais sec et beau;
les rues de Paris pleiiies de monde; le peuple plus cnrieux qu'em-
pressé; la garde sous les armes et parfaitement belle.,
Le pape précéda l'empereur de plusieurs heures et montra une
patience admirable en demeurant longtemps ai^sis sur le tt'ône
qui lui avait été préparé dans l'église, sans se plaindre du froid
ni de la longueur des heures qui se passèrent avant l'arrivée
du cortège. L'église de Notre-Dame était décorée avec goût et ma-
gnificence. Dans le fond de l'église, on avait élevé un trône pom-
peux où l'empereur pouvait paraître entouré de toute sa cour. Avant
le départ pour Notre-Dame, nous fûmes introduites dans l'apparte-
ment de l'impératrice. Nos toilettes étaient fort brillantes, mais
leur éclat pâlissait devant celui de la famille impériale. L'im-
pératrice surtout, resplendissante de diamans, coiffée de mille
boucles comme au temps de Louis XIV, semblait n'avoir que vingt-
cinq ans (1). Elle était vêtue d'une robe et d'un manteau de cour
de satin blanc, brodés en or et en argent mélangés. Elle avait un
bandeau de diamans, un collier, des boucles d'oreilles et une cein-
ture du plus grand prix, et tout cela était porté avec sa grâce ordi-
(1) Elle avait quarante et nn ans, étant née le 23 juin 17C3, à la Martinique. (P. R )
MEMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 751
naire. Ses belles-sœurs brillaient aussi d'un nombre infini de pierres
précieuses, et l'empereur, nous examinant toutes les unes après les
autres, souriait à ce luxe, qui était, comme tout le reste, une créa-
tion subite de sa volonté.
Lui-même aussi portait un costume brillant. Ne devant revêtir
qu'à l'église ses habits impériaux, il avait un habit français de ve-
lours rouge brodé en or, une écharpe blanche, un manteau court
semé d'abeilles, un chapeau retroussé par devant avec une agrafe
de diamans et surmonté de plumes blanches, le collier de la Légion
d'honneur en diamans. Toute cette toilette lui allait fort bien. La
cour entière était en manteau de velours brodé d'ai'gent. Nous
nous faisions un peu spectacle les uns aux autres, il faut en con-
venir; mais ce spectacle était réellement beau.
L'empereur monta dans une voiture à sept glaces toute dorée,
avec sa femme et ses deux frères, Joseph et Louis. Chacun, ensuite,
se rendit cà la voiture qui lui était désignée, et ce nombreux cor-
tège alla au pas jusqu'à Notre-Dame. Les acclamations ne man-
quèrent pas sur notre passage. Elles n'avaient point cet élan d'en-
thousiasme qu'aurait pu désirer un souverain jaloux de recevoir
les témoignages d'amour de ses sujets; mais elles pouvaient satis-
faire la vanité d'un maître orgueilleux et point sensible.
Arrivé à Notre-Dame, l'empereur demeura quelque temps à 1! ar-
chevêché pour y revêtir ses grands habits. Le costume paraissait
l'écraser un peu. Sa petite taille se fondait sous cet énorme manteau
d'hermine. Une simple couronne de laurier ceignait sa tête; il res-
semblait à une médaille antique. Mais il était d'une pâleur extrême,
véritablement ému, et l'expression de ses regards paraissait sévère
et un peu troublée.
Toute la cérémonie fut très imposante et belle. Le moment où l'im-
pératrice fut couronnée excita un mouvement général d'admiration,
non pour cet acte en lui-même, mais elle avait si bonne grâce, elle
marcha si bien vers l'autel, elle s'agenouilla d'une manière si élé-
gante et en même temps si simple, qu'elle satisfit tous les regards.
Quand il fallut marcher de l'autel au trône, elle eut un moment
d'altercation avec ses belles-sœurs, qui portaient son manteau
avec tant de répugnance que je vis l'instant où la nouvelle impé-
ratrice ne pourrait point avancer. L'empereur, qui s'en aperçut,
adressa à ses sœurs quelques mots secs et fermes qui mirent tout
le monde en mouvement.
Le pape, durant toute cette cérémonie, eut toujours un peu l'air
d'une victime résignée, mais résignée noblement par sa volonté et
pour une grande utilité.
\'er3 deux ou trois heures, nous reprîmes en cortège le chemin
752 REVUE DES DEUX MONDES.
des Tuileries, et nous n'y rentrâmes qu'à la nuit, qui vient de bonne
heure au mois de décembre, éclairés par les illuminations et par un
nombre infini de torches qui nous accompagnaient. Nous dînâmes
au château chez le grand maréchal, et, après, l'empereur voulut
recevoir un moment les personnes de la cour qui ne s'étaient point
retirées. Il était gai et charmé de la cérémonie; il nous trouvait
toutes jolies, se récriait sur l'agrément que donne la parure aux
femmes, et nous disait en riant : « C'est à moi, mesdames, que
vous devez d'être si charmantes. » 11 n'avait point voulu que l'im-
pératrice ôtât sa couronne, quoiqu'elle eût dîné en tête-à-tête avec
lui, et il la complimentait sur la manière dont elle portait le dia-
dème ; enfin il nous congédia.
Quand je rentrai chez moi, je trouvai un assez grand nombre de
mes amis et de personnes de ma connaissance qui, demeurant étran-
gers à toutes ces brillantes nouveautés, s'étaient rassemblés pour
se donner l'amusement de me voir dans mes nouveaux atours. Dans
le détail comme dans l'ensemble de cette journée, tout ce qui se
passa servit de spectacle à la ville de Paris; mais on applaudit en
général, parce qu'il faut convenir que la représentation fut ma-
gnifique.
Pendant un mois, un nombre infini de fêtes et de réjouissances
suivirent. Le 5 décembre, l'empereur se rendit au champ de Mars
avec le même cortège que celui du 2, et distribua les aigles à
nombre de régimens. L'enthousiasme des soldats fut bien plus vif
que celui du peuple. Le mauvais temps nuisit à cette seconde jour-
née; il pleuvait à verse; une foule de monde couvrait cependant
les gradins du champ de Mars : « Si la situation des spectateurs
était pénible, il n'en est pas un qui ne trouvât un dédommagement
dans le sentiment qui l'y faisait demeurer et dans l'expression des
vœux que ses acclamations manifestaient de la manière la plus
éclatante. » Voilà comme M. Maret rendait compte de cette pluie
dans le Moniteur.
Une des flatteries les plus communes dans tous les temps, quoi-
qu'elle soit la plus ridicule, c'est celle qui tend à faire croire que
le besoin qu'un roi a du soleil arrive à avoir de l'influence sur sa
présence. J'ai vu, au château des Tuileries, l'opinion comme établie
que l'empereur n'avait qu'à déterminer une revue ou une chasse à
tel ou tel jour, et que le ciel, ce jour-là, ne manquerait pas d'être
serein. On remarquait avec assez de bruit chaque fois que cela
arrivait, et on glissait sur les temps de brouillard et de pluie. On
voit au reste que c'était la même chose sous Louis XIV. Je voudrais
pour l'honneur des souverains qu'ils reçussent avec tant de froi-
deur, je dirai presque de dégoût, cette puérile flatterie, que per-
MÉMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 753
sonne ne s'avisât plus d'en essayer l'effet. Il ne fut pourtant pas
possible de dire qu'il n'avait pas plu au champ de Mars pendant la
distribution des aigles, mais combien ai-je vu de gens qui assu-
raient le lendemain que la pluie ne les avait pas mouillés !
On avait élevé pour la famille impériale et sa suite un grand
échafaudage sur lequel était le trône, recouvert du mieux qu'on
avait pu à cause du mauvais temps. Les toiles et les tentures furent
promptement percées. L'impératrice fut forcée de se retirer avec
sa fille, qui relevait de couches, et leurs belles-sœurs, à l'excep-
tion de M'"^ Murât, qui demeura courageusement exposée au mau-
vais temps, quoique légèrement vêtue. Elle s'accoutumait dès lors
(( à supporter, disait-elle en riant, les contraintes inévitables du
trône. »
Ce même jour, il y eut aux Tuileries un banquet somptueux.
Dans la galerie de Diane, sous un dais éclatant, on dressa une table
pour le pape, l'empereur, l'impératrice et le prince archichance-
lier de l'empire germanique. L'impératrice avait l'empereur à sa
droite et le pape à sa gauche. Ils étaient servis par les grands offi-
ciers. Plus bas, une table pour les princes, parmi lesquels était le
prince héréditaire de Bade; une autre, pour les ministres; une,
pour les dames et les officiers de la maison impériale; le tout servi
avec un grand lu^e; une belle musique pendant le repas; ensuite
un cercle nombreux, un concert auquel le pape voulut bien assister,
et un b;dlet exécuté au milieu du grand salon des Tuileries par les
danseurs de l'Opéra. A l'instant où commença le ballet, le pape se
retira. On joua à la fin de la soirée, et l'empereur en se retirant
donna le signal du départ de tout le monde.
Le jeu à la cour de l'empereur entrait seulement dans le céré-
monial. Il ne voulut jamais qu'on jouât d'argent chez lui ; on fai-
sait des parties de whist et de loto ; on se mettait à une table pour
avoir une contenance, mais le plus souvent on tenait les cartes sans
les regarder, et on causait. L'impératrice aimait à jouer, même
sans argent, et faisait réellement un whist. Sa partie, ainsi que celle
des princesses, était établie dans le salon qu'on appelait le cabinet
de l'empereur et qui précède la galerie de Diane. Elle jouait avec
les plus grands personnages qui se trouvaient dans le cercle, étran-
gers, ambassadeurs ou Français. Les deux dames de semaine au
palais demeuraient assises derrière elle, un chambellan près de
son fauteuil. Tandis qu'elle jouait, toutes les personnes qui rem-
plissaient les salons venaient, les unes après les autres, lui faire
une révérence. Les sœurs et les frères de Bonaparte jouaient et
faisaient inviter à leurs parties par leurs chambellans; de même sa
mère, qu'on appela Madame Mère, qu'on fit princesse et à qui on
TOMB XXXV. — 1879 48
7bà REVUE DES DEUX MONDES.
donna une maison. Tout le reste de la cour jouait dans les autres
salons. L'empereur se promenait partout, parlait à droite et à
gauche, précédé de quelques chambellans qui annonçaient sa pré-
sence. Quand il approchait, il se faisait un grand silence, on de-
meurait sans bouger, les femmes se levaient et attendaient les paroles
insignifiantes, et assez souvent peu obligeantes, qu'il allait leur
adresser. Il ne se souvenait jamais d'un nom, et presque toujours
la première question était • « Gomment vous appelez-vous? » 11 n'y
avait pas une femme qui ne fût charmée de le voir s'éloigner de
la place où elle était.
Ceci me rappelle une assez jolie anecdote relative à Grétry. Gomme
membre de l'Institut, il se rendait assez souvent aux audience? du
dimanche, et il était arrivé déjà plus d'une fois à l'empereur, qui
s'était accoutumé à reconnaître son visage, de s'approcher de lui,
presque machinalement, en lui demandant son nom. Un jour Grétry,
fatigué de cette éternelle question et peut-être un peu blessé de
n'avoir pas produit un souvenir plus durable, à l'instant où l'em-
ppreur lui disait avec la brusquerie ordinaire de son interrogation :
« Et vous , qui êtes-vous donc? » Grétry répondit avec un peu d'im-
patience : (( Sire, toujours Grétry. » Depuis ce temps, l'empereur
le reconnut parfaitement.
L'impératrice, au contraire, avait une mémoire admirable pour
les noms et les petites circonstances particulières de chacun.
Les cercles se passèrent longtemps comme je viens de le conter.
Plus tard on y ajouta des concerts et des ballets, tels que ceux qu'on
avait imaginés à l'occasion du couronnement, et ensuite des spec-
tacles; je dirai tout cela dans son temps. Dans ces brillantes assem-
blées, l'empereur voulut qu'on donnât aux dames du palais des
places particulières ; ces petites préséances excitèrent de petites
humeurs qui enfantèrent de grandes haines, comme il arrive dans
les cours. La vanité est toujours de toutes les faiblesses humaines
celle qui reprend le plus vite son métier.
A cette épojue, l'empereur ne s'épargna aucune cérémonie; il
les aimait, surtout parce qu'elles faisaient partie de ses créations.
Il les compliquait toujours un peu par sa précipitation naturelle,
dont il avait peine à se défendre, et par la crainte extrême qu'on
éprouvait que tout ne se fît point à sa fantaisie. Un jour, placé sur
son trône, environné des grands officiers, des maréchaux et du sénat,
il reçut les révérences de tous les préfets et de tous les présidens
des collèges électoraux. Dans une seconde audience qu'il donna
aux premiers, il leur recommanda fortement d'exécuter la con-
scription. « Sans elle, leur dit-il (et ces paroles furent insérées
dans le Moniieur), il ne peut y avoir ni puissance, ni indépendance
MÉMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 755
nationales. » Il nourrissait sans doute dès lors le projet de placer
sur sa tête la couronne d'Italie et il sentait que ses projets devaient
finir par allumer la guerre. D'ailleurs l'impossibilité de la descente
en Angleterre, quoiqu'on continuât les préparatifs, lui était démon-
trée, et bientôt il lui faudrait employer son armée dont la présence
pouvait être un poids pour la France. 11 eut au milieu de cela une
petite occasion d'humeur contre les Paiisiens. Il avait ordonné à
Chénier une tragédie qui pût être donnée à l'occasion du couronne-
ment. Chénier avait traité le sujet de Gyrus, et le cinquième acte
de son ouvrage représentait assez fidèlement en effet le couronne-
ment de ce prince et la cérémonie de Notre-Dame. La pièce était
médiocre, les applications commandées et trop indiquées. Le
parterre parisien, toujours indépendant, siflla l'ouvrage et se permit
même de rire au moment de l'installation sur le trône. L'empereur
fut méconient; il bouda mon mari chargé de l'administration du
théâtre, comme s'il eût dû répondre de l'approbation du public,
et dès lors ce même public apprit par quel côté faible il pouvait
se venger, au théâtre, du silence qui, partout ailleurs, lui était ri-
goureuseu.ent imposé.
Le sénat donna aussi une belle fête; plus tard, le corps législatif
l'imita. Le 16, on en célébra une magnifique, qui endetta la ville da
Paris pour plusieurs années. Grand festin, feu d'artifice, bal ; service
de vermeil, et toilette de vermeil aussi, offerts à l'empereur et à l'im-
pératrice; harangues, légendes flatteuses à outrance inscrites par-
tout. On a beaucoup parlé des éloges prodigués à Louis XIV sous
son règne; je suis sûre qu'en les réunissant tous, ils ne feraient pas
la dixième partie de ceux qu'a reçus Bonaparte. Je me rappelle que
dans une autre fête donnée encore à l'empereur par la ville quel-
ques années après, comme on était à bout d'inscriptions, on inventa
de mettre en lettres d'or au-dessus du trône où il devait s'asseoir
ces paroles de l'Écriture : Ego sum qui siim, et personne ne s'en
montra scandalisé.
La Fiance aussi fut dévouée pendant ce temps aux fêtes et aux
réjouissances ; on frappa des médailles qui furent distribuées avec
profusion. Enfin les maréchaux donnèrent aussi leur fête dans la
salle de l'Opéra. Elle coûta dix mille francs à chaque maréchal. On
avait mis le théâtre de plain-pied avec la salle; les loges étaient
décorées de gaze d'argent, éclairées de lustres brillans et ornées
de femmes très parées. La famille impériale était sur une estrade;
on dansait dans celte grande enceinte. La profusion des Heurs, des
diamans, la richesse des costumes, la magnificence de la cour,
donnèrent à cette fête un grand éclat. Il n'est pas une d'entre nous
qui ne fit de grandes dépenses pour toutes ces cérémonies. On
756 REVUE DES DEUX MONDES.
accorda aux dames du palais 10,000 francs pour les en dédomma-
ger; ils furent loin de nous suffire. Les dépenses du couronnement
se montèrent à près de A millions.
Les princes et les étrangers de marque qui se trouvaient à Paris
faisaient une cour assidue à nos souverains, et de son côté l'empe-
reur mettait assez de grâce à leur faire les honneurs de Paris. Le
prince Louis de Bade était alors fort jeune, assez embarrassé de sa
personne et se mettait peu en évidence. Le prince primat était un
homme de plus de soixante ans, aimable, gai, un tant soit peu
bavard, connaissant bien la France et Paris, qu'il avait habité dans
sa jeunesse, amateur des lettres et lié avec les anciens académi-
ciens. Ils étaient admis, et quelques autres encore, aux petits cercles
qui se tenaient chez l'impératrice. Durant cet hiver, une ou deux
fois par semaine, on invitait une cinquaniaine de femmes et un
assez bon nombre d'hommes à souper aux Tuileries. On s'y ren-
dait à huit heures, dans une toilette recherchée, mais sans habits
de cour. On jouait dans le salon du rez-de-chaussée qui est aujour-
d'hui celui de Madame. Quand l'empereur arrivait, on passait dans
une salle où des chanteurs italiens donnaient un concert qui du-
rait une demi-heure; ensuite on rentrait dans le salon et on repre-
nait les parties, l'empereur allant et venant, causant ou jouant
selon sa fantaisie. A onze heures, on servait un grand et élégant
souper : les femmes seules s'y asseyaient. Le fauteuil de l'empe-
reur demeurait vide; il tournait autour de la table, ne mangeait
rien et, le souper fini, iî se retirait. A ces petites soirées étaient
toujours invités les princes et les princesses, les grands officiers
de l'empire, deux ou trois ministres et quelques maréchaux, des
généraux, des sénateurs et des conseillers d'état avec leurs femmes.
11 y avait là de grands assauts de toilettes; l'impératrice y paraissait
toujours, ainsi que ses belles-sœurs, avec une parure nouvelle et
beaucoup de perles et de pierreries. Elle a eu dans son écrin pour
un million de perles. On commençait alors à porter beaucoup d'é-
toffes lamées en or et en argent. Pendant cet hiver, la mode des
turbans s'établit à la cour; on les faisait avec de la mousseline
blanche ou de couleur, semée d'or, ou bien avec des étoffes turques
très brillantes. Les vôtemens, peu à peu, prirent aussi une forme orien-
tale ; nous mettions sur des robes de mousseline richement brodées
de petites robes courtes, ouvertes par-devant, en étoffe de couleur
éclatante, les bras, les épaules et la poitrine découverts. Souvent,
pendant cette saison, il arriva que l'empereur, de plus en plus
amoureux, comme je le dirai plus bas, et cherchant à dissimuler
sa préférence en s'occupant de toutes les femmes, semblait n'être
à l'aise qu'au milieu d'elles, et chacun des hommes de la cour,
MÉMOIRES DE MADAME DE BÉMUSAT. 757
s'apercevant que sa présence le gênait, se retirait dans un autre
salon voisin de celui où on se tenait. Alors nous pouvions assez
bien figurer un harem : j'en fis un soir la plaisanterie à Bonaparte;
il était en belle humeur et s'en amusa; mais elle ne plut nullement
à l'impératrice.
Pendant ce temps, le pape, qui vivait fort retiré le soir, employait
ses matinées cà visiter les églises, les hôpitaux et les établissemens
publics. Il alla officier à Notre-Dame, et une foule considérable fut
admise à lui baiser les pieds. Il parcourut Versailles, les environs
de Paris, fut reçu d'une manière touchante aux Invalides, et ce fut
alors qu'il commença à produire plus d'effet que l'empereur ne l'eût
voulu. J'entendais dire à cette époque que Sa Sainteté désirait fort
de retourner à R )rae; je ne sais pourquoi l'empereur le retenait tou-
jours, je n'en ai pas pu éclaircir le motif.
Le pape était toujours vêtu de blanc; il avait une robe de moine,
parce que d'abord il avait été moine. Cette robe était de laine, et,
par-dessus, une sorte de camisole en mousseline garnie de dentelle
faisait un assez étrange effet. Sa calotte était de laine blanche.
A la fin de décembre, le corps législatif fut ouvert en grande cé-
rémonie; on s'y évertua en discours sur l'importance et le bonheur
du grand événement qui venait de se passer, et on y fît encore un
rapport beau et vrai de l'état prospère de la France.
Cependant les demandes se multipliaient pour obtenir des places
à la nouvelle cour ; l'empereur accéda à quelques-unes. Il prit aussi
des sénateurs parmi les présideus des collèges électoraux. Il fit
Marmont colonel-général des chasseurs à cheval, et il distribua le
grand cordon de la Légion d'honneur à Cambacérès, à Lebrun, aux
maréchaux, au cardinal Fesch, à MM. Duroc, de Caulaincourt, de
Talleyrand, de Ségur, à plusieurs ministres, au grand juge, à
M. Gaudin et à M. Portalis, ministre des cultes. Ces nominations, ces
faveurs, ces promotions, tenaient le monde en haleine. Dès ce mo-
ment le mouvement fut donné; on s'accoutuma à désirer, à attendre,
avoir incessamment quelque nouveauté; chaque jour produisit un
petit incident, inattendu dans le détail, mais prévu par l'habitude
que nous prîmes tous de voir toujours quelque chose. Depuis, l'em-
pereur a étendu à toute la nation, à toute l'Europe, ce système
d'éveiller sans cesse l'ambition, la curiosité et l'espérance; ce n'a
pas été un des secrets les moins habiles de son gouvernement.
GEORGETTE
DEUXIÈME PARTIE (1).
V.
« — Je me suis mariée bien jeune, commença M'"'' de Yillard, et
pour que vous compreniez dans quelles dispositions j'étais alors, il
faut que je remonte loin, presque au jour de ma triste naissance,
qui fat celui de la mort de ma mère. On me confia aux soins de
mon aïeule maternelle, qui m'éleva auprès d'elle jusqu'à l'âge de
sept ou huit ans dans un vieux château de Bretagne où n'arrivaient
que les hruits monotones de l'Océan, et d'où l'on ne découvrait
qu'un horizon de landes et de rochers. Cette lugubre demeure était
en harmonie avec le caractère et les habitudes de ma grand'mère.
Infirme et d'une dévotion ausière, accablée par la douleur de
survivre à ses nombreux enfans, elle s'était volontairement cloîtrée,
ne recevant personne que le curé du village, un saint, disait-on,
mais farouche et in.culte, dont le grand mérite aux yeux de la pauvre
femme était d'avoir connu tous ceux qu'elle pleurait. Il m'ensei-
gnait le catéchisme et m'entretenait beaucoup de l'enfer; d'autre
part, ma grand'mère me faisait passer de longues heures avec
elle dans une église froide et délabrée dont je ne me rappelle que
les ossuaires. Tanriis qu'elle priait, je m'amusais à compter dans
leur encadrement de granit les crânes qui tombaient en poussière
ou qui grimaçaient encore un hideux sourire; j'épelais en même
temps les inscriptions consacrées à chaque défunt : — Ci gist
le chef de Jean L'Hostie. — Ci gist le chef cVYvon Kerhic... —
Ces noms me sont restés dans la mémoire mêlés à l'horreur de
la mort visible et familière pour ainsi dire, telle qu'elle m'apparut
dès mes premières années. Quand on m'emmenait ensuite prier
(1) Voir la Uevue du 1*^^'" octobre 1879.
GEORGETTE. 759
sur le tombeau de famille où étaient réunis ma mère et mes oncles
défunts, mon imagination frappée évoquait le souvenir de ces crânes
et je frissonnais... Ces crânes mettaient pour moi en fuite toutes les
visions du paradis. Je grandis donc ainsi entre l'église et des tom-
bes, fians une véritable forteresse noircie et moussue, comme il en
existe encore quf-lqnes-unes en Bretagne, qui représentent, malgré
les mutilations qu'elles ont sul)ies, l'architecture militaire au moyen
âge. Faut-il s'étonner que de cette première éducation il me soit
resté un certain éloignement pour les pratiques de piété avec les-
quelles la dévotion beaucoup plus douce du couvent où je fus placée,
aussitôt après la mort de ma grand'mère, ne suffit pas à me récon-
cilier? Derrière la jolie Vierge de notre chapelle, — vêtue d'une
écharpe bleue nouée sur sa robe blanche, couronnée de perles,
souriant à travers les cierges et les lis d'argent, — derrière la figure
sentimentale et mystique du sacré cœur, je revoyais toujours, malgré
moi, les ossemens affreux qui blanchissaient dans leur boîte de pierre,
la chapelle remplie de membres difformes modelés en cire, où l'on
conduisait les enfaris noués, et les chapiteaux romans qui symboli-
saient avec une brutalité naïve les péchés capitaux, et l'unique ta-
bleau enfin de l'église de Kerogan : une épouvantable image de la
sainte Trinité formée de trois faces humaines réunies par le fr.mt
avec trois nez, trois bouches, trois mentons et trois yeux entourés
d'un cartouche en caractères gothiques : — Ma Douez: Mon Dieu.
— Si j'insiste sur ces dé;.ails, c'est pour arriver à vous dire que
le frein de la piété, fort utile, assure-t-on, dans les circonstances
décisives de la vie, n'exista pas suffisamment pour moi. La reli-
gion ne m'apparut que terrible à l'excès ou entourée de mièvreries
qui suffirent à mon âme pendant la période placide de la pre-
mière jeunesse, mais qui ne pouvaient la fortifier contre les luttes
de la vie proprement dite.
Le temps que je passai au couvent me fait l'effet, quand j'y pense,
d'un long sommeil entremêlé de songes puérils. Les religieuses, ne
trouvant |)as de défaut sérieux à réprimer en moi, car j'éiais soumise
à la règle et reconnaissante des moindres marques d'affection, me
choyaient à l'envi comme la fille adoptive de toute la communauté.
Aucune autre élève n'était en effet aussi complètement livrée à leurs
soins. Mon père, qui n'était pas venu plus de deux ou trois fois en
Bretagne pendant que j'y demeurais et toujours pour un laps de
temps très court, se montrait plus souvent depuis qu'il m'avait rap-
prochée de lui, mais sans me témoigner autrement que par des dons
multipliés de jouets et de bonbons qu'il songeât beaucoup à moi. Les
années avaient passé sur son veuvage; il était redevenu célibataire
avec toute l'insouciance que ce titre comporte; il l'était redevenu
d'autant plus aisément qu'il n'avait jamais su en somme remplir un
760 REVUE DES DEUX MONDES.
autre rôle, bien qu'il eût essayé autrefois de celui de mari et que
les notes du couvent lui rappelassent de temps en temps qu'il était
père. Quand il avait constaté que j'embellissais tous les jours, d'ail-
leurs sans grande satisfaction, autant que j'en pouvais juger, il ne
trouvait plus rien à dire ni aux religieuses, ni à moi. Mon père
se faisait, je l'ai compris plus tard, une assez triste idée des per-
sonnes de mon sexe, dont il n'avait connu que les pires échantil-
lons, sauf un seul, cette petite provinciale timide, qui, épousée à
la légère, était morte trop tôt pour qu'il pût apprécier ses qualités.
La beauté lui semblait un don enviable et funeste à la fois, le
seul qui fût susceptible de l'attirer, le seul dont il admît que la
femme en général eût le droit de se vanter, mais qui, si on le ren-
contrait à un trop haut degré chez sa propre femme ou chez sa
propre fille, pouvait devenir un sujet d'inquiétudes. Or il me croyait
très belle, à tort ou à raison, et il avait peur... Le plus sûr était
de tenir longtemps fermées sur Uioi les grilles d'un couvent; du
reste, je vous le répète, ces grilles ne me paraissaient nullement
oppressives; je ne les maudissais pas plus qu'une petite Turque
ne doit maudire celles du harem, ou un oiseau né en captivité
les barreaux de sa cage, car mon bon et cher couvent était pour
moi la maison paternelle, tout autrement que ne l'avait été Ke-
rogan, où ma pauvre grand'mère vivait bien moins avec moi qu'a-
vec les âmes des morts. Ici les religieuses m'entouraient de toutes
les gâteries qu'elles réservent si volontiers aux élèves qu'aucune
influence du dehors ne vient disputer à la leur. Cet objet qui leur
appartenait, qu'elles espéraient former à leur gré, devait nécessai-
rement jouir de privilèges d'affection tout particuliers, privilèges
dont j'étais reconnaissante, bien qu'un esprit de justice rigoureuse-
ment observé empêchât qu'ils ne se traduisissent en préférences
trop sensibles ; aussi les aimais-je toutes... toutes également comme
si elles n'eussent été qu'une même' providence.
« Mon genre de vie, quelque doux qu'il fût, était si monotone que
la première visite de M'"^ Danemasse se détache comme un grand
événement sur cette trame de huit années. M'"* Danemasse vint un
jour au parloir avec mon père, et il me sembla que je n'avais jamais
vu de personne aussi aimable. Bien d'autres plus difficiles et plus
compétens avaient fait avant moi la même remarque. C'était une
ancienne amie de mon aïeule et de ma mère; peut-être même
quelques liens de parenté lointaine unissaient- ils dans le passé
sa famille et la mienne. Quoi qu'il en fût, elle avait été ma mar-
raine et elle exigea tout de suite que je lui en donnasse le nom.
J'obéis avec élan. Elle représentait une sorte de marraine-fée qui
allait tout changer pour le mieux autour de moi. Qu'est-ce que
je désirais? Rien encore, mais cette marraine charmante saurait
GEORGETTE. 761
sans doute deviner, prévenir mes souhaits; ainsi elle gronda verte-
ment mon père de ne jamais se charger de moi pendant les va-
cances et lui fit promettre de m'amener cette année-là chez elle,
dans un lieu qu'elle me donna le plus vif désir de connaître. Mon
père devait oublier sa promesse ou trouver d'excellentes raisons
pour ne pas la tenir, iN'importe, un séjour aux Granges, c'était le
nom de la propriété que M'""' l'anemasse habitait en Franche-Comté,
resta longtemps le but de tous mes rêves, ilélas ! quels réveils la
réalité nous réserve!
(( impossible d'être plus séduisante que ne l'était M'"'" Danemasse ;
jamais, à l'en croire elle-même, elle n'avait été très jolie et elle
n'était plus jeune, mais il lui restait et elle devait garder jusqu'au
bout le don souverain de la grâce. Son sourire lui eiit ouvert les
cœurs les plus obstinément fermés, sa voix vous enlaçait d'in-
flexions caressantes, son regard prenait possession de vous à votre
insu. Elle déroutait les opinions préconçues de mon père sur les
femmes, et était pour lui par conséquent un sujet d'étonnement
mêlé de quelque méfiance; il lui accordait cependant le grand
mérite d'avoir su dompter un mari indomptable, une espèce de
sanglier des montagnes sur lequel, sans que ce rustre s'en rendît
compte, elle était arrivée à prendre un singulier ascendant : —
Pour cela il a fallu, disait mon père, plus de patience et d'esprit
que toutes les autres femmes réunies ne seraient capables d'en
avoir. — Elle avait beaucoup d'esprit en elTet et quelque chose
de supérieur encore à l'esprit, je ne sais quoi d'enlaçant, de per-
suasif, d'irrésistible. Jamais je n'ai découvert un angle, une aspé-
rité quelconque dans ce caractère assoupli sans doute par un long
effort, car il y avait peu d'années que ma marraine était veuve.
Tant qu'avait vécu son tyran, devenu esclave peu à peu, mais qui
ne restait tel qu'à force d'adresse de sa part, elle avait dû s'obser-
ver et se contraindre; ce travail incessant sur elle-même avait
nécessairement laissé son empreinte chez M'"* Danemasse ; nul ne
savait mieux s'insinuer, plaire et ménager les gens. Sa douceur, sa
bonté superficielle, résultats d'un calcul qui à la longue avait
dégénéré en habitude, me frappèrent comme les qualités natives
d'une belle âme, ou plutôt je ne songeai pa^, enfant que j'étais, à
m'expliquer son charme; je le subis. La première elle m'inspira
une amitié particulière, profonde, exclusive, et l'on sait tout ce
qu'il entre de passion, de confiance aveugle dans le sentiment
accordé par une très jeune fille à sa première amie, surtout lors-
que cette amie a sur elle toutes les supériorités que donne l'ex-
péiience fine et profonde des choses de la vie et un esprit d'élite
qu'on est naturellement fîère d'occuper et d'intéresser. Ma mar-
raine semblait s'être prise pour moi d'un gotit très vif à première
762 REVUE DES DEUX MONDES.
vue; elle revint souvent, tantôt avec mon père, tantôt seule, et
comme, fixée en province, elle ne faisait à Paris que de rares
voyages, elle me proposa bientôt de remplir les lacunes de l'ab-
sence par de longues lettres que nous échangerions régulièrement.
« J'ai relu depuis cette correspondance et j'ai été malgré moi émer-
veillée de fart inoui qu'élit- déploya pour pétrir à sa guise une pâte
encore molle. Elle avait dès lors ses vues sur moi. Elle écrivait à ra-
vir; c'était un mélange de gaî\é, de raison, d'agrémens de tout genre
que je n'ai retrouvé sous aucune autre plume; elle savait redevenir
jeune, m'amuser par des enfantillages, ce qui ne l'empêchait de
toucher en passant aux questions les plus sérieuses ou les plus déli-
cates, et de disserter sur le bonlieur, de manière à me le fau-e entre-
voir dans le sort qu'elle préparait pour moi, comme une araignée
ourdit sa toile , sans grande certitude que la mouche s'y laisse
prendre, mais à tout hasard, patiemment et résolument. Tantôt c'é-
tait une pastorale exquise sur la vie qu'elle menait dans sa chartreuse
du Jura, comme elle nommait les Granges, tantôt de longues tira<les
sur son fils George, qu'elle présentait à mon imagination sous les
traits d'un héros de roman, ou tout au moins de ce que je pouvais me
représenter sous ce nom, les lettres de ma marraine étant le premier
roman qu'on m'eût jamais pennis de lire. Mon cœur battait quand je
reconnaissais l'enveloppe bleu d'azur, l'écriture allongée de M'"^ Da-
nemasse. En dehors du caquet des petites pensionnaires, des exhor-
taiions de nos bonnes religieuses, de mes livres d'étude et de quel-
ques autres livres de piétendue morale récréative aussi fades que
possible, je ne connaissais rien jusque-là. Tout un monde de sen-
sations et de réflexions nouvelles me fut apporté par ces lettres
dont les mcres ne se méfiaient pas. De mon côté, je lui envoyai la
confidence ingénue de mes moindres pensées; elle savait si bien
m'interroger, et j'étais si disposée à tout dire! Cependant il est peu
probable qu'elle eût atteint aisément son but, qui était, vous favez
deviné, de faire épouser cette petite niaise pourvue d'une grosse
dot à son fils George, si la mort de mon père ne fût venue favoriser
la réalisation de ce hardi projet.
« A l'improviste je fus appelée près de mon père, que j'avais vu
plein de vigueur et d'entrain huit jours auparavant et qu'une attaque
d'apoplexie avait frappé au sortir de l'Opéra. 11 n'était plus lui-
même ; le peu qui lui restait de soufïle allait bientôt s'éteindre,
et, comme tous les hommes de plaisir qui n'ont contracté que des
amitiés passagères fondées sur ce qui s'écroule aux approches de
la maladie et de la mort,il était seul. Personne, parmi les complices
de sa vie agitée, ne se souciait d'affronter un spectacle qui, pour la
plupart d'entre eux, était un avertissement, une sorte de menace.
Malgré ma bonne volonté, j'eusse été bien insuffisante dans cette
GEORGETTE. 763
crise, si l'idée ne me fût venue d'écrire à celle qu'alors j'appelais
mon bon ange. M""' Danemasse accourut sans retard du fond de sa
province, et tant que dura l'affreuse agonie, fit preuve d'un dévoù-
nient qui triompha de toutes les petites préventions que mon père
avait nourries autrefois contre elle. Cette intelligence affaiblie subit
même peu à peu le genre d'ascendant qu'exerce toujours sur un
malade la personne dont les soins lui sont devenus indispensables.
Dans les intervalles où son cerveau paraissait se dégager, mon père
eut avec M'"" Danemasse plusie: rs entretiens dont je fus l'objet,
paraît-il, et quand une seconde attaque, trop prévue, l'eut enlevé
à quelques semaines de là, ce fut M""' Danemasse qui remplaça pour
moi la famille qui me manquait. Ses premières paroles à cette heure
douloureuse m'apportèrent ce qui pouvait être pour moi la plus effi-
cace consolation ; elle m'annonça qu'elle m'emmènerait aux Granges
passer le temps de mon deuil; ensuite, il dépendrait de moi soit
de rentrer au couvent, décision qu'on ne pouvait raisonnablement
attendre d'une fille de sei/:e ans, soit de rester indéfiniment auprès
d'elle, la volonté de mon père l'ayant investie d'une espèce de
tutelle purement morale, cela va sans dire, car l'administration de
ma fortune était entre les mains de curateurs que je ne connaissais
pas. Ce fut ainsi qu'au lendemain des obsèques je partis pour le
Jura, encore tout étourdie par la joie inespérée qui se mêlait à mon
chagrin, très profond d'ailleurs, car je m'étais tendrement attachée
à mon pauvre père pendant ces tristes jours qui me l'avaient mon-
tré soufflant et malheureux.
« Les Granges n'étaient pas précisément cet Éden que m'avaient
fait pressentir les descriptions de leur propriétaire; si je vous mon-
trais ce domaine tel que me le représentent aujourd'hui mes sou-
venirs, vous auriez peine à comprendre que j'eusse été enchantée
tout d'abord; mais songez que j'en étais à mon premier voyage, et
que les seuls mots d'Alpes et de Suisse auraient suffi pour me faire
prendre en gré l'antichambre, pour ainsi dire, de ces régions tant
vantées. Voir les Alpes, parcourir la Suisse, c'est la plus belle récom-
pense qu'on puisse promettre à une échappée de pension. En atten-
dant, j'avais fait connaissance avec la route pittoresque de Pontarlier
à Neuchâtel, et il me semblait impossible que rien de plus beau pût
exister dans le genre agreste. L'habitation des Danemasse était située
au delà de la masse rébarbative du fort de Joux, près de la frontière...
Connaissez-vous ce pays-là? De hauts rochers, que revêt la verdure
noire des sapins, dominant, encaissant de larges prairies baignées
par des petites rivières qui, détournées de leurs cours pour les be-
soins de l'industrie, forment çà et là des chutes bruyantes. Une de
ces chutes emplissait d'une humidité fraîche et d'un perpétuel pou-
droiement d'eau, d'où se détachaient soir et matin des brouillards
76/4 REVUE DES DEUX MONDES.
blanchâtres, le creux qui abritait la maison de ma marraine, une
grande maison grise, d'apparence bourgeoise, devant laquelle se
dressait comme un écran la montagne boisée; en somme c'était
froid et austèi'e ; les voisins, riches manufacturiers, éleveurs ou tan-
neurs pour la plupart, n'avaient de remarquable que la simplicité
de leurs habitudes et une laideur quasi puritaine, mais nul n'était
tout à fait stupide et ennuyeux auprès de ma marraine, tant elle
excellait à obtenir de chacun tout ce qu'il pouvait donner, en tirant
de son propre fonds des ressources inépuisables. Aussi je ne m'a-
perçus pas que rien manquât, ni dans la maison, ni au dehors.
« Le fils, ce fameux George dont on m'avait tant parlé, ne se
trouvait pas aux Granges lorsque nous y arrivâmes , il faisait
une tournée de naturaliste. Sa mère m'apprit qu'il était fort in-
struit, géologue, botaniste, entomologiste, que sais -je encore?
Des collections que je contemplai de loin avec respect attestaient
la variété de ses connaissances en matière de sciences naturelles.
Ma marraine avait pour sa part une bibliothèque purement lit-
téraire, assez complète, où, avec son autorisation, je me plongeai
à corps perdu. Walter Scott m'enivra comme il enivre les jeunes
filles qui n'ont jamais rien lu; je vis poindre dans tous les sites
de la montagne, qui à la rigueur pouvaient rappeler l'Ecosse,
ces premières idoles de notre adolescence, Fergus, Rob-Roy, Ed-
gard de Ravenswood; il y avait à l'extrémité de l'étroite vallée
deux rochers très proches l'un de l'autre, entre lesquels s'échappait
en écumant le plus rapide et le plus furieux des ruisseaux. Un
sapin frangé de lichens formait au-dessus une sorte de pont rus-
tique. Cette frêle passerelle me faisait toujours penser à la poétique
rencontre de Waveiley et de la belle Flora Mac-Ivor, celle-ci s'a-
vançant au-dessus de la cascade sur le chemin aérien qui la sépare
du jeune capitaine, frappé d'amour à première vue. Je m'asseyais
sur un banc commodément cr.usé dans le roc, et, là, tout enve-
loppée du silence des bois, où ne résonnait que le bruit sourd et
lointain de la hache de quelque bûcheron, un livre ouvert devant
moi, le cœur épanoui par cette liberté si nouvelle d'errer, de rêver
à ma guise dont on me laissait jouir, j'attendais à mon insu,., oui,
j'attendais ma destinée.
« Elle m'apparut un matin de juin en ce lieu propice aux évo-
CHtions, mais j'avoue que, malgré mes pressentimens, j'hésitai à
la reconnaître, car le jeune homme qui, tout poudreux, en habit
de voyage, un bâton ferré à la main, une boîte à herboriser en
sautoir, franchissait le pont rustifjue d'un pas fatigué, n'était ni
Fergus ni Ravenswood. Il s'arrêta comme intimidé à ma vue, salua
assez gauchement et continua sa route sans laisser la moindre
trace dans ma pensée, qui était remontée sur les hauteurs du ro-
GEORGETTE. 765
man ; mais, une heure après, la cloche du déjeuner m'ayant rap-
pelée aux Granges, je fus stupéfaite de retrouver cet inconnu
dans la salle à manger, où ma marraine me présenta snn fils ! Mon
premier sentiment fut que l'orgueil maternel l'avait aveuglée : ce
George tant vanté ne ressemblait guère au portrait qu'elle m'en
avait fait. Et pourtant, à un an de là, j'épousai ce même George!
Pourquoi? par suite de quelle aberration? me demanderez-vous peut-
être... Non, vous connaissez trop bien le monde et le cœur humain
pour me demander cela; vous comprendrez, sans que je vous le
dise, comment une fenmie astucieuse, qui a résolu d'arriver à ses
fins, peut triompher des hésitations, des répugnances mêmes
d'une enfant qui a en elle confiance absolue. M'"^ Danemasse me
fit la cour pour George en me répétant les prétendus aveux dont elle
était dépositaire, elle me signala son apparente tristesse et la mit
sur le compte d'un amour sans espoir, elle inventa pour les lui
prêter des trésors de poésie et de sensibilité cachés sous des façons
réservées à l'excès, presque craintives. Ce n'était pas sa faute, hélas !
il avait dû plier sous le joug paternel, et elle-même, M""^ Danemasse,
s'accusait de l'avoir trop accaparé depuis, par excès de tendresse,
de ne lui avoir pas permis de chercher dans une carrière où il se
serait assurément distingué, l'emploi de son énergie, de sa haute
intelligence. Il en étaii résulté chez lui une mélancolie habituelle,
une touchante méfiance de soi, qui ne se dissiperait que sous l'in-
fluence encourageante et tendre d'une femme aimée. Ah! la belle
tâche qu'aurait celle femme, et comme elle la bénirait, elle, la mère!
En même temps mon adroite marraine me mettait en garde contre
l'influence que chercheraient immanquablement à prendre sur moi
mes amies les religieuses, pour me décider à prononcer des vœux ;
elle me traçait un tableau lamentable des côtés les plus mornes et
les plus mesquins de la vie claustrale; pourtant il faudrait y ren-
trer bientôt dans ce couvent, plein de pièges, à l'entendre! Elle ne
pouvait me garder auprès d'elle, quelque désir qu'elle en eût, au
risque devoir son malheureux fils se consumer dans de folles espé-
rances et perdre son repos déjà bien compromis. Si, antre hypo-
thèse, je me mariais à Paris, ce serait par les soins d'un tuteur
indifférent, sans que mon goût fût consulté... les notaires arrange-
raient cela... on me retirerait du couvent pour me livrer à un
inconnu aimable peut-être, auquel je finirais par m' attacher... un
homme du monde comme mon père. Quels maris que ceux-là!
«Alors, entre deux soupirs, elle me faisait entrevoir tout ce que
ma pauvre mère, jalouse et délaissée, avait souffert pendant sa
courte union avec un de ces hommes séduisans qui prodiguent au
dehors tout ce qu'ils ont de qualités brillantes et frivoles, jusqu'à
ne rien garder pour le foyer qu'ils abandonnent le plus possible.
766 REVUE DES DEUX MONDES.
« Quand, bouleversée par toutes ces révélations inattendues, je lui
demandais si elle approuvait pourtant qu'on se mariât sans amour:
— Une honnête femme aime toujours son mari, répondait ma mar-
raine en m'embrassant; j'ai bien aimé M. Danemasse !
a En parlant ainsi, je crois encore qu'elle ne mentait pas; elle avait
pu aimer ce mari, autant qu'elle était capable d'aimer, elle l'avait
aimé coniine on aime son œuvre, le témoignage vivant et présent de sa
puissance et de son habileté. Ne l'avait-elle pas en elTet dégrossi, fa-
çonné, dominé, rendu supportable? IN'avait-elle pas tiré parti de la
maussade vie qui lui était faite? Pourquoi une autre aurait-elle
moins de courage et moins de bonheur? — Enfin elle s'était juré de
bien établir son fils en dépit des obstacles qui n'étaient jamais
qu'un stimulant pour sa volonté, et elle en vint à bout comme elle
était toujours venue à bout de ce qu'elle entreprenait. Le héros de
l'aventure ne l'aida pas d'une manière bien active, j'en conviens,
mais il était de ces gens qui parlent peu et auxquels il est permis
par conséquent de prêter tous les sentimens qu'ils n'expriment
point sans qu'ils nous contredisent. Que vous dirai-je ? le respect
ému et craintif qu'il me marquait laissait un libre champ aux
éloquentes interprétations de sa mère. Celle-ci nous fit voyager
ensemble. Elle savait qu'on peut tirer parti de l'enthousiasme
qu'allument en une âme toute neuve les grands spectacles de la na-
ture, que les émotions inspirées par un splendide coucher de soleil
ou un poétique orage se déversent où elles peuvent, qu'une sorte
de vertige moral autant que physique accompagne toujours une
grande dépense d'admiration et d'activité. Tout conspirait pour
elle et contre moi. Les rapports familiers qui s'établissent forcé-
ment entre compagnons de route, les fréquens tête-à-tête ménagés
par la prévoyance maternelle et qui peu à peu enhaidirent M. George
Danemasse en lui procurant l'occasion de se déclarer, la pensée du
bonheur que ce oui qui ne se décidait qu'à grand'peine à sortir
de mes lèvres causerait à ma marraine, le désir de ne jamais la
quitter, tout cela paralysa mes instincts de résistance. J'écartai
le type d'amant idéal que m'avaient présenté quelques lectures
romanesques, je me dis en soupirant : — C'est de la fiction, et
la fiction n'a rien à faire avec la vie.,. Ma marraine l'affirme...
pourquoi me tromperait-elle, puisqu'elle ne désire que mon bien?..
— Là-dessus, je ne sais si j'accordai bien volontiers ma main à
M. Danemasse, mais je consentis assurément de grand cœur à deve-
nir la fille de ma chère marraine.
« J'ai découvert plus tard que dans le pays cet accaparement d'une
héritière au profit de son fils avait mis le comble à la réputation de
maîtresse- femme dont M'"" Danemasse jouissait parmi ses voisins
et amis. Cette fois pourtant, il me semble, son habileté fut surfaite.
GEORGETTE. 767
Égarer le Jugement à peine formé d'une enfant de dix-sept ans
n'est pas bien difficile ! »
M'"*" de Villard avait parlé avec tant d'abondance jusque-là que
je n'aurais eu garde d'intercaler la moindre réflexion clans son
récit; elle semblait trouver une sorte de soulagement à répandre
le flot pressé de ses souvenirs, sans se hâter d'en venir à ce qui était
pour moi le point essentiel ; ce fut en approchant de cet endroit
intéressant que sa verve se tarit comme il arrive presque toujours.
Voyez si au plus beau moment de leurs mémoires ou de leurs con-
fessions, les femmes ne se mettent pas toujours à éluder! Je vis
qu'il fallait lui venir en aide par des questions diiectes.
— Ainsi, commençai-je, vous croyez avoir été victime d'une
captation, d'un froid et indigne complot ourdi entre la mère et le
fils?
— Je l'ai cru, répondit-elle évasivement; aujourd'hui encore je
suis persuadée que M"'^ Danemasse eut un seul but : enrichir et
relever sa maison.
— Mais le fils?.. Pensez-vous vraiment qu'il ait été complice,
que cette mère ambitieuse ne se soit pas plutôt servie de la pas-
sion qu'il devait inévitablement éprouver pour vous, de même
qu'elle abusait de votre jeunesse...
— M. Danemasse n'a pas de passions, interrompit M""* de Yil-
lard avec un léger haussement d'épaules... il n'aime que la bota-
nique et les papillons épingles...
— Il ne vous aimait pas! m'écriai-je incrédule.
— Je n'ai jamais songé à me demander cela, répondit-elle avec
beaucoup de logique, ne l'aimant pas moi-même. Non, il n'a ja-
mais su me persuader qu'il m'aimât...
— Et c'est celte impossibilité de vous attacher à lui qui a été
cause de votre malheur ? dis-je, décidé à lui arracher la vérité.
Gomment auriez-vous pu en effet éprouver autre chose que de l'in-
différence pour ce personnage que je vois d'ici... une espèce de
Genevois lourd, glacial et taciturne... langage de pédant... manies
de collectionneur...
— Mon Dieu ! s'écria-t-elle avec impatience, ne vous attendez
pas que je vous explique pourquoi je ne l'ai pas aimé. Le sais-
je moi-même? Je ne sais pas non plus s'il m'a rendue malheu-
reuse, comme vous l'avez dit à ma fille... non, il ne m'a ni maltrai-
tée, ni outragée... un tribunal ne lui trouverait probablement aucun
tort, mais...
Elle se redressa, serra autour d'elle les plis de sa mante, et, la
bouche frémissante d'une sorte de défi altier :
— Il a eu le plus grand de tous les torts, celui de prendre pos-
session de ma vie avant que mon cœur eût parlé ou se connût seu-
768 REVUE DES DEUX MONDES.
lement lui-même.. . Je pense, je sens que le mariage sous cette forme
est un acte odieux d'oppression et de tyrannie, que celle qui l'a
subi peut s'y dérober comme à la pire humiliation et qu'il n'y a de
vrai devant Dieu et devant nous-mêmes que l'union de deux êtres
qui se donnent librement l'un à l'autre en sachant ce qu'ils font,
à quoi ils s'engagent, bref tout ce que je ne savais pas lorsque
j'épousai M. Danemasse... Chacun de nous, ajouta-t-elle, tandis
que je faisais la réflexion qu'à cette période décisive de sa vie elle
avait dû lire non plus Walter Scott, mais George Sand, et se péné-
trer outre mesure de cet axiome que le mariage n'est bon que pour
les amans, comme but suprême de l'amour, — chacun de nous a
droit à sa part de bonheur, n'est-ce pas?..
En la contemplant animée par le feu intérieur d'une vive exalta-
tion, je ne pus m'empêcher de reconnaître que cette royale créa-
ture si exceptionnellement douée avait des droits sans doute à une
plus belle part que qui ce fût, qu'elle n'était vraiment pas née pour
souffrir et courber la tête comme le vulgaire des femmes.
— Eh bien ! poursuivit-elle, je ne pouvais être heureuse, moi,
qu'à la condition de faire un Dieu de l'homme aimé, je n'étais ni
une sainte qui se résigne, ni une de ces épouses dominatrices qui
se contentent d'être maîtresses dans leur ménage, j'eusse voulu
pouvoir admirer mon mai-i, faire de lui mon maître, et c'était mon
mari au contraire qui semblait craintif, perplexe et méfiant devant
moi comme il l'eût été devant une énigme.
— J'imagine, fis-je observer, que vous deviez être pour lui une
énigme très redoutable en effet; et je ne puis m'empêcher de le
plainih'e presque autant que vous.
— Je crois qu'il se plaignit avant moi, dit M'"" de Villard; pour
ma part, je ne trouvai mon sort réellement misérable que lorsque
ma belle-mère me manqua. Tant qu'elle avait été là, j'étais restée
dupe de l'espèce de mirage qu'avait créé autour de moi son habi-
leté profonde. Klle s'efforçait si bien de me faire croire à ce qu'elle
appelait mon bonheur, qu'elle y réussissait presque. Sans doute
elle eût voulu rendre la vie que je m'étais laissé imposer aussi
douce que possible; elle me dirigeait, elle conseillait son fils. Con-
naissez-vous ce conte bleu où des noix sèches sont transformées
en diamans par la magie d'un coup de baguette ? Ma marraine était
capable d'opérer ces prodiges, mais un jour, vous savez, les diamans
redeviennent autant de vieilles coquilles autour du cou de la prin-
cesse désabusée. Il est vrai que je n'avais jamais cru les miens d'une
bien belle eau; il fallut toutefois que M'"*" Danemasse disparût pour
que je me rendisse compte du peu qu'ils valaient. Ma belle-mère fut
enlevée en quelques jours par une maladie aiguë. Sa mort me laissa
seule et désemparée en face de mon mari. Alors je vis clair : le
GEORGETTE. 769
pays me parut lugubre, la maison me fit l'effet d'im tombeau,
tout l'ensemble de ma destinée, M. Danemasse compris, me devint
insupportable. L'ennui, un ennui écrasant, mortel, s'était emparé
de moi. Mon mari s'en aperçut, bien qu'il fût peu perspicace, et
m'emmena passer quelques mois d'hiver à Paris, où il vécut, quant
à lui, à peu près comme aux Granges, enfermé dans son cabinet,
plongé dans ses paperasses;... il n'aimait ni les arts, ni le luxe, ni
les plaisirs : le peu de gens que je recevais considéraient M. Dane-
masse comme un vrai sauvage, une sorte de maniaque. A peine
pouvais -je le décider à m'accompagner au théâtre, où il bâillait
le plus souvent, n'étant capable de s'intéresser, je suppose, qu'aux
veines d'un silex ou à l'aile d'un coléoptère. Cependant je compris
pour la première fois tout ce que l'argent peut procurer de jouis-
sances dans une vie élégante et mondaine; par contre, à quoi me
servait le raien? Il avait servi à provoquer la cupidité des coureurs
de dot, à me faire épouser par intérêt... Aussitôt que j'eus entrevu
le monde si peu que ce fût et mesuré l'importance qu'on y donne
aux richesses, cette idée me vint et elle acheva de nuire à M. Dane-
masse dans mon esprit.
— Permettez-moi une question, dis-je en réprimant un sourire
ironique, cette idée, assez naturelle d'ailleurs, ne vous l'a-t-on pas
suggérée plutôt qu'elle ne vous est venue?
Elle rougit légèrement et détourna la tête.
— Je ne me trompe pas, vous avez senti toute l'étendue des torts
qu'on avait eus envers vous, lorsqu'apparut à l'horizon de votre
immense ennui M. de Thymerale?..
— Eh bien! oui! s'écria-t-elle avec un soudain éclat de fran-
chise. Le hasard nous mit en présence et je sentis aussitôt que toutes
les rêveries enthousiastes dont s'était bercée ma jeunesse n'avaient
pas menti, qu'il n'y avait de mensonges que les froids raisonne-
mens et les vulgaires convenances qui avaient présidé à mon ma-
riage. J'essayai de lutter, je voulus fuir et priai M. Danemasse de
me ramener aux Granges... Celui que je redoutais m'y suivit, et...
je ne crois pas nécessaire, ajouta M'"" de Villard dont les joues s'é-
taient vivement colorées en parlant, je ne crois pas nécessaire d'in-
sister sur un événement de ma vie que tout le monde connaît.
M. de Thymerale avait-il calculé dès le premier jour les consé-
quences inévitables d'un amour tel que celui qu'il m'offrait? Je ne
sais,., mais pour moi il n'y avait pas de demi-mesures ni de transac-
tions possibles. J'étais incapable de tromper. Je le lui dis. Je lui
dis hardiment que je pouvais mourir s'il refusait d'accepter le don
de toute ma vie, mais que je ne me partagerais jamais entre un
amant et mon mari. Il eut peur un instant,., oh ! peur pour moi de
TOMB XXXV. — 1879. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
la réprobation à laquelle je m'exposais ; il ne se croyait pas digne,
disait- il, d'un si grand sacrifice ; ses scrupules tinrent peu contre
un entraînement,., que je partageais au point de n'éprouver ni
combat ni hésitation, ni remords. Je me disais : — M. Danemasse
a voulu ma fortune. Qu'il la garde!.. Moi je quitterai son nom, je
redeviendrai, pour disposer de moi-même, Blanche de Villard.. 11
n'y aura plus de ¥""• Danemasse. — Ces arrangemens eussent
suffi à me mettre l'esprit en repos, si le vertige auquel je cédais
m'eût permis de réfléchir.
— El Geoigette?..
Ces deux mots m'échappèrent malgré moi. Il y avait longtemps
déjà que j'aurais voulu parler de Georgette, jeter au milieu de cette
orgueilleuse justification de la passion triomphante le reproche si
naturel :
— Mais votre enfant? votre enfant?.. Il était là dans c» tte maison
que vous qualifiez de tombeau, et que son sourire aurait dû égayer,
il était là pour vous faire comprendre autrement le devoir, et la
famille, et la douleur, et le sacrifice, et toute la vie, pour v(jUS
inspirer ce besoin de soufirir et de se dévouer qu'éprouvent les vraies
mères, pour vous guider au milieu des écueils et vous aider à ré-
sister même à cet irrési-tible amour?.. — Mais je n'osai pas... De
quel droit aurais-je parlé? Et à quoi bon maintenant?..
— Georgette? dit-elle en relevant mon exclamation. Eh bien ! je
l'ai emmenée... Croyez-vous que fidée eût pu me venir de l'a-
bandonner?.. Philippe a été généreux jusqu'au bout, reprit-elle
après avoir attendu un instant ce que je pouvais avoir à répondre
et ce que je retins prudemment sur mes lèvres. Il m'a prise tout à
lui pour toujours, moi, mon enfant et la pauvreté qui, croyait-il,
devait être mon partage, car nous ne pouvions prévoir ni l'un ni
l'autre la résolution de M. Danemasse.
— Quelle résolution? demandai-je avec curiosité.
— Oh! une sorte de vengeance, quand on y songe,., mais qui
indiquait cependant un désintéressement auquel j'étais loin de m'at-
tendre... M. Danemasse ne voulut garder rien qui iût à moi. Philippe
s'attendait à ce qu'il nous poursuivît, à ce qu'il le provoquât... Il
ne fit que m'iuformer de ses intentions par l'entremise d'un homme
d'affaires dévoué à mes intérêts et que j'avais vu à Paris pour le
prier de s'occuper de la vente de quelques diamans... Quoique
j'eusse accepté de tout devoir à celui qui allait être le compagnon
de ma vie, je ne me résignais pas sans peine à une telle dépen-
dance, pour ma fille surtout,... moins généreuse que lui en ceci,
je le reconnais... Je voulais donc me défaire d'un superflu incom-
patible, pensais-je, avec ma situation nouvelle. Cette situation, je
m'y préparais avec joie, devait être aussi modeste que possible.
GEOllGETTE. 771
Mais M. Danemasse ne l'entendait pas ainsi. Il me fit dire que mes
revenus me parviendraient régulièrement en quelque lieu qu'il me
plût de vivre.
— Et vous n'avez plus entendu parler de votre mari?
— Jamais.
— Il n'a rien tenté pour revoir sa fille, pour vous la reprendre?..
— Non, dit M'" de Villard en pâlissant un peu, mais il m'a fait
parvenir, il y a longtemps déjà, — toujours par la même voie, —
une lettre avec cette suscription : — Pour être remise à Georgette
Danemasse, le jour où elle aura besoin de son père.
— Vous ne savez pas ce que cette lettre renferme?..
— Gomment le saurais-je? Elle est cachetée. •
]\.jme ^Q Villard répondait d'une voix brève; le sujet que nous
avions abordé lui était évidemment fort pénible. Aussi bien que
moi, elle devait sentir ce qu'il y avait de noble dans cette prétendue
vengeance du mari, répudiant la fortune qu'on l'accusait d'avoir
convoitée, dépouillant l'adultère de toute poésie et de toute gran-
deur par cette simple renonciation, permettant à sa femme de garder
son enfant comme une dernière planche de salut dans la vie cou-
pable où elle s'était jetée, songeant cependant aux intérêts futurs
de cette enfant et se fiant assez sinon à la loyauté, du moins aux
sentimens maternels de celle qui l'avait trahi, pour la laisser libre
de décider de l'heure et des circonstances où il pourrait être utile
à Georgette d'apprendre qu'elle avait un père.
Ce que je découvrais là modifia singulièrement la première opinion
que je m'étais formée de ce botaniste morose. Je compris alors que
]\]iiie (jg Villard, tout en n'ayant pu supporter l'ennui de vivre auprès
de lui, ne permît pas qu'on le calomniât.
— Et, dis-je, répondant assez indiscrètement à ma propre pensée,
vous n'avez jamais eu de regrets?
Elle me jeta un regard singulier et répliqua :
— Jamais. J'aime M. de Tbymerale,.. — d'un ton qui mettait fin
très nettement à la conversation.
YI.
Ces confidences ne resserrèrent pas les liens d'indécise sympathie
qui existaient entre M""' de Villard et moi, au contraire. Une péche-
resse non repentie, qui trouve dans sa faute un bonheur hardiment
proclamé, sans souci des devoirs et peut-être des affections qu'il
lui a fallu fouler aux pieds pour atteindre à ce bonheur, sans
préoccupation apparente des fatalités que ce bonheur attirera sur
d'autres encore qu'elle-même, ne peut inspirer le genre de com-
passion émue qui parfois s'attache aux femmes le plus bas tombées.
772 REVUE DES DEUX MONDES.
Celle-ci se parait fièrement de sa déchéance ; elle en était à cette
heure fugitive où la puissance infinie d'amour et de félicité que
renferme notre pauvre cœur humain semble satisfaite. Le dévoû-
ment le mieux intentionné n'aurait rien pu pour la maîtresse de
M. de Thymerale ; la mettre en garde contre le lendemain eût été
inutile. Elle aurait répondu : — J'aime... — de ce ton intrépide qui
m'avait une fois déjà fermé la bouche.
Jamais, depuis l'entretien qu'il lui avait plu de provoquer et qui
me laissa pénétré du vague regret d'avoir fait injure à M. Danemasse,
nous ne revînmes sur ces choses délicates. Je voyais néanmoins
M'"" de Villard plus souvent encore que par le passé ; elle me rappe-
Tait immanquablement par un billet quand je restais deux ou trois
jours sans me présenter chez elle, car ce n'était qu'avec moi qu'elle
pouvait causer de Georgette; elle savait que la présence de ma
petite nièce d'adoption me manquait beaucoup, elle savait que
j'allais la voir à son pensionnat, que je m'informais avec sollici-
tude de ses progrès, de tous les détails de sa vie nouvelle ; seul sur
ce point, apparemment, j'étais digne de m'entendre avec la mère :
aussi Thymerale, quand il venait nous interrompre, me compa-
rait-il en riant à demi à ce marquis d'Estréhan dont parlent les
mémoires de M""" de Genlis, confesseur des vrais secrets, armé de
son grand âge comme d'unpasse-partout pour mieux pénétrer dans
les consciences féminines, homme dangereux à sa manière. Il était
intéressant alors et assez triste de voir M™* de Villard, sérieuse et
attendrie tout à l'heure, changer brusquement de ton, entrer dans
ce badinage et déguiser sous mille folies le véritable sujet de nos
petits conciliabules, car elle ne voulait pas que Thymerale s'aperçût
qu'elle souffrît de la séparation dont il avait été cause ; elle tenait
à ce qu'il la crût toujours en plein enchantement, en plein ciel...
Le masque auquel les femmes savent si bien avoir recours pour ca-
cher leurs émotions coupables lui servait ici pour dissimuler le
sentiment le plus pur et le plus digne de respect... la mère cédait la
place à l'amante. Jamais je n'ai mieux vu combien ces deux rôles
sont inconciliables: l'un fait toujours du tort à l'autre, de quehfue
illusion que se paient certaines âmes romanesques qui entrepren-
nent de les remplir à la lois.
Peut-être en somme, et j'étais le premier à en convenir, avait-on
pris le meilleur parti dans l'intérêt même de Georgette : les prévi-
sions de M"" Despreux s'étaient réalisées, elle s'accoutumait à mer-
veille au régime de la pension et nous apportait au parloir, quand
nous l'y faisions demander, une mine souriante où ne se rellétait
plus nucuiie mélancolie. Son antipathie jalouse contre Thymerale
s'apaisa aussitôt qu'elle eut cessé d'avoir chaque jour sous les
yeux des incidens qui, tout voilés qu'ils fussent, lui auraient sug-
GEORGETTE. 773
géré à la longue un vague soupçon de la vérité; il ne lui resta,
grâce à la société d'autres enfans de son âge, que des pensées et
des sentimens d'enfant, autant du moins que j'en pouvais juger.
Une vive émulation la poussait à s'élever dans sa classe au pre-
mier rang; ses maîtres attendaient beaucoup de son intelligence,
ses compagnes la recherchaient comme un boute-en -train, et elle
les trouvait charmantes sans exception, mais son cœur s'était donné
d'emblée cependant à l'une d'elles, que j'iippris bientôt à connaître
sous le nom de Denise, car il n'était question que des perfections
de Denise; on m'invitait à me munir toujours d'un double sac de
bonbons et d'une double provision de gâteaux pour Denise. Cette
fameuse Denise était de beaucoup l'aînée de Georgette, et je crois
que l'orgueil d'être en termes d'intimité avec une grande contri-
buait à l'engouement de ma jeune amie. Dans toute autre maison
d'éducation, la différence d'âge les eût séparées, mais vu le petit
nombre des élèves, chez M™- Despreux toutes les classes se réunis-
saient pour les récréations, les filles raisonnables exerçant même
une sorte de protection, très bien entendue, à mon avis, envers leurs
cadettes. J'entrevis deux ou trois fois la Denise en question, brune
et délicate personne, au sourire pâle, à l'œil profond, qui traversait
les limbes de l'âge ingrat, un peu plo\ée comme une branche de
saule, embarrassée de sa croissance hâtive : — Une eau dormante,
disait M'"' Despreux, qui se piquait de connaître à fond le caractère
de toutes ses élèves, mais le diable n'y perd rien; non que ce ne
soit une excellente enfant, — la droiture et la franchise mêmes, —
mais ce qu'elle veut elle le veut bien. Heureusement pour Geor-
gette l'entêtement n'est pas un mal contagieux, sans quoi elle l'au-
rait vite gagné dans la société de Denise d'Orfeuil ! — Nous enten-
dîmes ainsi pour la première fois, quinze jours après l'entrée de Geor-
gette au pensionnat, le nom de famille de sa nouvelle amie, nom qui
fit tressaillir M'"" de Villard en lui rappelant la désagréable aventure
qu'elle avait quelques années auparavant subie aux Pyrénées. Des
rencontres fâcheuses auraient lieu, il fallait s'y attendre, dans cette
maison que je croyais avoir si bien choisie en vue de les éviter.
J'essuyai le premier feu un jour que j'étais venu seul au parloir.
A deux pas de moi, sur une banquette, se répandaient les falbalas
de M'"* d'Orfeuil. Elle bondit et vint à moi :
— Vous ici?., par quel miracle? Un vieux garçon chez des pe-
tites demoiselles? Le loup dans la bergerie! Il y a des siècles que
je ne vous ai vu... depuis le mariage de Berthe, n'est-ce pas? Main-
tenant il va falloir penser à celui de ma fille cadette, Aurélie. J'ai
assez d'une ombre à la fois qui m'accompagne partout... Oh ! le mé-
tier de mère!.. On n'en a jamais fini avec ses corvées, ([uand on
s'en acquitte consciencieusement,., aussi j'ai placé ici mon troi-
77A REVUE DES DEUX MONDES,
sième et dernier souci, Denise. C'est un nouvel essai... Berthe avait
été élevée au couvent de ***, où, entre nous, je puis le dire mainte-
nant qu'elle est mariée, — on ne lui avait rien appris, pas même
à mettre l'orthographe... Aurélie, elle, a suivi des cours, c'est-à-
dire que j'ai été gouvernante, répétiteur, esclave, et pis que cela,
tant qu'a duré cette éducation... Je me suis bien juré qu'on ne m'y
reprendrait plus et j'ai fait une dernière expérience; comme cela on
pourra dire que nous avons tâié de tout. L'avantage de cette mai-
son-ci, c'est qu'on s'y perfectionne dans les langues étrangères,..
un diminutif de la tour de Babel, avez-vous remarqué? M'"" Des-
preux m'assure cependant que toutes ces Chinoises et Iroquoises
sont des filles bien nées... J'ai confiance en elle, la connaissant de
longue date,., elle n'était pas faite pour le métier de maîtresse de
pension, pauvre créature!.. Autrefois nous étions du mètiie monde
et piesqiie liées... Ah! voilà Denise!., comme elle se tient mal! A
qui donc donns-t-elle la main?
Denise et Georgette entraient en effet bras dessus bras dessous
comme toujours. La première alla tendre son front à sa mère, qui
lui prédit aussitôt qu'elle deviendrait bossue, la seconde courut à
moi et se mit à fouiller sans façon toutes mes poches. Le regard
perçant de M™^ d'Orfeuil glissa sur elle sans la reconnaître, bien en-
tendu, mais nous fûmes moins heureux la semaine suivante. La
mère de Denise se trouvait encore là quand arriva la mère de Geor-
gette; un coup d'oeil qui équivalait à une déclaration de guerre inso-
lemment lancée d'une part, tranquillement acceptée de l'autre, fut
échangé par les deux femmes, et, en sortant, M""* de Villard vit
M'"" d'Orfeuil gesticuler avec véhémence dans le petit salon de la
directrice en reprochant à cette dernière la composition douteuse
de son pensionnat, qui n'était censé abriter que des filles bien nées;
M'"^ Despreux écoutait avec l'immuable sourire que nous lui con-
naissions. Sans doute elle finit par faire entendre rai^^on à s m an-
cienne amie, car cette algarade n'eut pas de suites, et M'"*" de Villard,
qui s'attendait, non sans angoisse, à ce qu'on la priât de reprendre
sa fille, continua d'être reçue avec les mêmes égards, la même
ignorance apparente de sa véritable situation. Seulement, à quelque
temps de là, une question innocente de Georgette la fit changer de
couleur sous son voile.
— Pourquoi donc la maman de Denise m'en veut-elle? demanda
la petite fille. Je suis toujours au tableau d'honneur et parmi les
plus sages;., eh bien! elle a pourtant défendu à Denise de jouer
et de causer avec moi comme si j'étais d'un mauvais exemple,
moi qui prends exemple en tout sur Denise, au contraire. C'est
méchant, n'est-ce pas?.. Denise n'a rien voulu promettre, et elle
m'a dit: — Je désobéirai, va, parce que je t'adore!.. — Bonne
GEORGETTE. 775
Denise! Seulement, tu vois, nous ne nous faisons plus de signes au
parloir, nous n'avons plus l'air de nous connaître en public. Il le
faut;... mais c'est bien injuste, et je n'y comprends rien.
Nous comprenions, hélas ! sa mère et moi!
VII.
L'intimité défendue persista jusqu'à l'époque bien douloureuse
pour Georgette où M"^ d'Orfeuil, trouvant sans doute sa troisième
fille su (Il -animent versée dans la connaissance des langues étrangères,
la reprit à M'"* Despreux; elle persista même au delà, car Denise,
suivie d'une femme de chambre, venait encore de loin en loin ren-
dre visite à ses anciennes compagnes, parmi lesquelles Georgette
était toujours appelée au parloir. Nous entendions donc parler de
cette amie exquise et incomparable presque autant, que par le passé :
— Elle commence à aller dans le monde, disait Ge-orgette à sa
mère; i! paraît que l'on va dans le monde en sortant de pension et
que c'est très amusant. Tu m'y conduiras un jour, n'est-ce pas,
maman? Denise me parle de toutes les maisons où elle danse. Il
faudra nous y faire inviter.
Deux sentimens nouveaux, coïncidant avec le retour dans sa
famille de M"" d'Orfeuil, s'éveillèrent presque à la fois chez Geor-
gette : le désir de sortir elle-même de pension pour aller dans le
monde, où elle rencontrerait Denise, et une bienveillance soudaine,
inexplic ble, pour M. de Thymerale. Elle demandait de ses nouvelles,
ce qu'elle n'avait jamais fait, et elle alla jusqu'à se plaindre de ce
qu'il ne venait plus chez sa mère les joui^s de congé. M'"^ de Villard,
par une précaution à laquelle Thymerale se prêtait lui-même assez
volontiers, l'éloignait en effet de la maison ces jours-là. Une re-
marque si imprévue la remplit d'étonnement :
— Il craint peut-être, répondit-elle, de nous importuner, et puis,.,
autrefois tn ne l'aimais guère, ce pauvre Thymerale... Il s'en sou-
vient probablement.
— J'en serais fâchée, repartit Georgette avec vivacité;., si je
l'avais en grippe, c'est que je le jugeais mal... J'étais si petite!
Maintenant je serais contente de le voir au contraire.
— Et peut-on vous demander ce qui vous a fait changer d'avis
aussi complètement? hasardai-je.
— C'est une personne en qui j'ai toute confiance et que j'aime
beaucoup,., beaucoup... En disant cela je la nomme, n'est-ce pas?
C'est Denise.
— Comment! s'écria M"* de Yillard,... elle le connaît?
— Mais oui;... elle va tous les mercredis travailler pour les pau-
vres chez la tante de M. de Thymerale, la chanoinesse, M"* de Bri-
776 REVUE DES DEUX MONDES.
nay,.. et il paraît que là elle le rencontre quelquefois. M°« de Brinay,
qui est une vieille fille pourtant, passe sa vie à faire des mariages,
ajouta Georgette en riant; déjà elle a proposé plus d'un bon parti
pour Denise, mais Denise ne veut pas se marier...
Et Georgette pinça les lèvres de l'air d'une personne qui, toute
fière d'être dépositaire d'un secret, trouve néanmoins ce secret pe-
sant et brûle de le répandre.
— Jamais?., jamais?
— Oh ! quelle idée!.. Je veux dire seulement qu'elle n'épousera
que celui qui lui plaît et que celui-là ne se presse pas de faire
attention à elle. Je parie que vous avez déjà deviné qui est celui-là?
acheva Georgette d'un air fin.
— Ce ne serait pas Thymerale?
— Oh! s'écria-t-elle en battant des mains, vous êtes sorcier, ma
parole, car enfin je ne l'ai pas dit! Vous êtes témoins tous les deux
que je ne l'ai pas dit... Seulement maintenant que vous savez...
Gomme c'est singulier, n'est-ce pas? il doit être si vieux!.. Mainte-
nant que vous savez, aidez donc un peu cette pauvre Denise. Peut-
être M. de Thymerale, qui est très distrait, ne la regardera-t-il jamais
au milieu d'autres jeunes filles... Tandis que, si vous lui disiez tout
simplement : — Cette petite, à côté de qui vous passez sans la voir,
est un trésor... — Qui sait?.. Il a grande confiance en toi, chère
maman, nous le connaissons depuis si longtemps! Essaie, je l'en
prie...
M""« de Villard, tandis que Georgette parlait en la câlinant, pas-
sait d'un air pensif la main sur les cheveux de sa fille et regardait
droit devant elle, le sourcil contraclé. J'étais aussi mal à l'aise
qu'elle paraissait l'être elle-même. Malheureuse mère qu'un mot
de son enfant peut faire rougir... combien je la plaignais!..
— Tu lui en parleras bien mieux que moi, dit enfin M""" de Vil-
lard avec cet aplomb déses|)éré qui vient toujours en aide aux
femmes dans les situations difficiles. Dimanche prochain, puisque
tu le désiies, M. de Thymerale dînera avec nous.
— Oh ! je n'oserai jamais ! s'écria Georgette , devenant toute
rouge, et puis ce serait trahir Denise !
Néanmoins, le dimanche suivant, elle osa dans une certaine me-
sure. J'élais du dîner. Thymerale fit bonne mine à Georgette, la
complimenta gaîment et rompit la glace par des plaisanteries, si
bien qu'elle se mit à l'intriguer avec une gaîté égale à la sienne,
lui affirmant que, sans le voir, elle était au courant de tous ses faits
et gestes... Oh! il avait beau se dérober, elle était fée... Pour le
prouver, elle lui raconta une foule d'incidens puérils qui le con-
cernaient plus ou moins et qui s'étaient passés dans le salon de
M'"'' de Brinay.
GEORGETTE. 777
— Ah! çà, dit-il, quel espion avez-vous mis à mes trousses?.. Je
suis curieux de le savoir.
Là-dessus elle se renversa sur sa chaise en riant de ce beau rire
clair de l'enfance qui est, bon gré mal gré, communicatif. M'"^ de
Villard seule ne s'y joignit pas.
— Allons! ne le tourmente plus, dit-elle à la fin d'un ton bref.
Puis se tournant vers Thymerale :
— Georgette a une petite amie qui vous rencontre chez votre
tante de Brinay. Je ne vous savais pas, par parenthèse, si assidu
chez cette tante-là.
— Oh ! assidu !.. J'y vais trois ou quatre fois dans l'hiver, et ces
visites ne sont pas des parties de plaisir. Mais M'"'' de Brinay com-
pose à elle seule toute la famille qui me reste, je suis son unique hé-
ritier,., je lui dois donc quelques égards, reprit en riant Thyme-
rale, et le meilleur moyen de garder ses bonnes grâces est d'aller
croquer des gâteaux secs, très secs, entre quatre et cinq heures à
ses mercredis. L'effort est méritoire, car ils ne sont pas précisé-
ment f(jlàtres, les mercredis de ma tante! Figurez -vous un vé-
nérable hôtel rue Saint-Guillaume , un hôtel borné à droite par
un orphelinat, à gauche par un magasin d'articles de dévotion.
D^.vant cet hôtel stationne à jour fixe une longue file de voitures,
et de chacune de ces voitures, armoriées pour la plupart, descend
une femme en tenue ascétique, robe noire couvrant discrètement
jusqu'au bout de la bottine, moins de cheveux et plus de chapeau
qu'à l'ordinaire, l'air angélique et pénétré que prend toute dévote
partant en tournée d'aumônes ou en conquête d'âmes. On se salue
avec le muet recueillement qui sanctifie les politesses échangées
après vêpres sur les degrés de Saint-Thomas-d'Aquin. L'aspect de
la maison et du jardin prépare à celui de la maîtresse de céans.
Jamais on n'a sarclé l'herbe, qui pousse où bon lui semble, même
«ntre les pierres disjointes du perron conduisant à notre ouvroir.
C'était il y a cent ans un salon où l'on tenait bureau d'esprit; mais
les caillettes qui seraient venues il y a cent ans, une bobine de
parfilage dans leur sac, se piquent maintenant les doigts sur des
layettes de grosse toile destinées aux enfans trouvés, aux petits
Chinois et autres petits mécréans.
Dans ce salon , poursuivit Thymerale , qui se battait les flancs
pour égayer Georgette et chasser les nuages qui assombrissaient le
front de sa mère, Jean, le vieux valet de chambre qui a l'air d'un
sacristain en livrée, introduit chaque nouvelle venue. La maîtresse
de la maison salue d'un signe de tête, car il est réglé dans les sta-
tuts de l'association qu'on évitera de se lever afin de ne pas dérober
aux pauvres un seul instant de zèle, et l'on s'assied en rond autour
des grandes tables de travail.
778 REVUE DES DEUX MONDES.
— En somme , c'est très bien de la part de toutes ces belles
dames, fit observer Georgette, c'est de la charité. Pourquoi donc
n'y vas-tu pas, maman, toi qui es si adroite l'aiguille à la main?
M'"" de Brinay serait ravie. Tu dois connaître M""' de Brinay, puisque
son neveu...
— Non, interrompit précipitamment Tbymerale, les yeux fixés
sur le fond de son assiette, votre maman ne s'est jamais souciée
de faire connaissance avec la bosse et le nez rouge de M"^ de Bri-
nay; je ne veux pas dire que ce soit une méchante personne, mais
elle a tant de ridicules !
— Lesquels?
— D'abord elle s'appelle Rogatienne.
Georgette par lit d'un éclat de rire.
— Et puis des ridicules de vanité... On vous aura dit, puisque
vous savez tout, qu'elle est madame et comtesse du droit que con-
fère auxchanoinesses le chapitre le plus ancien du monde chrétien.
Le grand cordon et la croix d'émail qu'elle a le droit de porter ont
conso'é ma tante Bogatienne d'être horriblement défigurée par la
petite vérole...
— Tant mieux, pauvre femme ! Vous ne lui connaissez pas d'au-
tres défauts?
— Mon Dieu 1 répliqua Thymerale, pressé sans miséricorde, en
critiquant ses ridicules, je pensais surtout à ceux de son salon. 11
est certain que plus d'une sotte vient chez elle pour avoir l'horP-
neur de s'asseoir à côté de quelque duchesse qui ailleurs ne lui
eût jamais adressé la parole, pour quêter des invitations dans le
grand monde, ou, comme M""'' d'Orfeuil, cette peste, pour marier
ses filles... — Georgette me poussa vivement le coude. — Car,
reprit Thymerale, il s'est décidé plus de mariages dans ee cénacle
qu'en aucun autre lieu du monde. Par contre, la plus grosse dot,
les quartiers de noblesse les plus irréprochables ne suffiraient pas
toujours de l'autre côté de l'eau pour établir le mérite d'une demoi-
selle à marier, si l'on n'y ajoutait le prestige d'une année au moins
de mercredis chez la cointesse de Brinay. Votre amie, puisque vous
avez une a nie dans îa place, a dû vous dire cela...
— Il y a aussi, ajouta Thymerale à demi-voix, en s'adi-essant
à M""= de Villard, tandis que Georgette se penchait vers moi pour
parler tout bas de Denise, il y a aussi bon nombre d'hypocrites
qui viennent chercher là un certificat de vertu. Tenez, M"'" de Saint-
Béat elle-même traverse quelquefois le salon comme un ouragan,
en semant sur son passage de petits béguins fabriqués par sa femme
de chambre ou des ornemens d'église taillés dans ses vieilles robes
de bal. Il n'en faut pas davantage pour que le lendemain on dise
en chœur à, ce pauvre diable de Saint-Béat, qui vient, en jaloux
GEORGETTE. 779
qu'il est, aux informations chez ma tante, que sa femme a édifié
l'ouvroir... Elle n'a fait cependant qu'y passer sous prétexte
qu'elle était en train de visiter les pauvres et qu'elle avait encore
dix-sept étages à monter... Si on la rencontre en fiacre, dans des
quartiers peu fréquentés, c'est encore pour les pauvres... Les pau-
vres ont bon dos !
— Qu'est-ce que vous dites? demanda Georgette, qui n'avait
entendu que la fin de la phrase.
— Nous parlons de l'abbé Coussin, répondit effrontément Thy-
merale, du bon abbé Coussin, doux, replet et arrondi comme son
nom, qui visite quelquefois le salon-atelier de la rue Saint-Guil-
laume...
— Oh ! oui, s'écria Georgette, Denise m'a parlé de lui... Il exhorte
ces dames et il les flatte un peu aussi...
— S'il les flatte! J'ai entendu sa dernière allocution. Sainte
Elisabeth de Hongrie, sainte Chantai, la fleur de l'aristocratie cé-
leste lui fournissaient des comparaisons qui n'étaient pas trop au
désavantage du paradis de ma tante. 11 place en tête de tous les
mérites l'active charité de « ces chères abeilles du bon Dieu »
(c'est son mot), et les chères abeilles en l'écoutant prennent des poses
séraphif|ues...
— Que vous êtes méchant! s'écria Georgette, et que vous êtes
drôle!.. Il me semble entendre Denise...
— Denise, c'est votre amie qui me connaît? demanda Thymerale.
Georgette fit un signe affirmatif.
— Comment est-elle, cette fine mouche?
— Oh ! charmante...
— Ces demoiselles le sont toutes... Vous ne m'apprenez donc
rien.
— Rappelez vos souvenirs, Thymerale, dis-je malicieusement.
Une grande brune, un peu maigre...
— Mince tout au plus, interrompit Georgette avec indignation.
Et depuis que vous ne l'avez vue, elle a beaucoup engraissé.
— Signe particulier, continuai-je, force taches de rousseur, ce
qui est rare avec les cheveux noirs.
Georgette se récria : — Quelle calomnie! Des taches de rous-
seur! elle n'en a que deux ou trois et si bien placées dans le rose
des joues ! Cela lui donne un petit air hâlé dont tout le monde lui
fait compliment.
— Calinez-vous, dit gravement Thymerale, je raffole des taches
de rousseur et le portrait que cet homme mal intentionné me fait
de votre amie ne lui nuit en aucune façon, au contraire; mais je
ne crois pas l'avoir jamais aperçue. Il y en a tant de ces petites
filles !
780 REVUE DES DEUX MONDES.
— li y en a bien peu qui la valent, repartit Georgette d'un ton
piqué ; d'ailleurs Denise n'est pas une petite fille ; elle a dix-sept
ans et demi.
— Vraiment! dit Thymerale avec indifférence. Alors M'"'' de
Brinay doit penser déjà à la marier. Quelques jeunes gens rôdent
autour de cet assortiment de vertus chrétiennes et de dots rondes
patronné par ma tante; à l'un elle impose des billets de loterie, à
l'autre elle recommande un livre de dévotion, à tous elle distribue
des conseils. Il ne leur faut pas beaucoup d'esprit pour faire ainsi
leur chemin.
— Et vous?., quels conseils peut-on bien vous donner? demanda
M""' de Yillard d'une voix sèche qui chez elle trahissait toujours
l'émotion contenue. On vous presse de vous marier, je suppose?
— Naturellement... depuis des siècles... et vous savez avec quel
succès. Il n'est plus temps pour moi de songer à faire mon chemin.
J'ai passé l'âge. Qu'en dites-vous, M"' Georgette ?
— Mais, je ne trouve pas, répondit celle-ci en devenant pourpre
comme si elle eût livré à la fois tous les secrets de son amie. 11 y a
des jeunes filles qui aiment les vieux maris, et si vous vouliez...
Thymerale la déconcerta en lui faisant un beau salut comme pour
la remercier de son indulgence.
— Vous entendez votre fille, madame, je ne serais plus qu'un
vieux mari...
jypne (jg Yillard prit part à notre gaîté, mais sourire était un peu
nerveux, et elle tourmentait le tapis du bout de son pied avec impa-
tience.
— Mon Dieu ! me dit Georgette à l'oreille, je m'y suis mal prise,
je crois... c'est votre faute aussi... Gomment faire?..
— Bah! répondis-je en guise de consolation, il saura la recort-
naître maintenant. Les taches de rousseur sont un signalement.
Furieuse, elle refusa de me dire bonsoir.
Tandis que M'"" de Villard reconduisait elle-même sa fille au
pensionnat «luelques minutes après, Thymerale alluma une ciga-
rette, se jeta dans un fauteuil et se mit à fumer en silence. Je l'ob-
servais, essayant de suivre ses pensées dans les spirales bleues qui
montaient rêveuses vers le plafond.
— Comme les enfans grandissent vite! dit-il enfin. Georgette ne
pourra rester bien longtemps en pension... Que fera-t-on d'elle
ensuite? ajoula-t-il après une panse.
— Oui, que fera-t-on d'elle? répétai-je comme un écho.
Il continua de fumer, puis haussant les épaules : — Pauvre
petite !
Je crois que pour la première fois il pensait au tort irréparable
que lui avait fait sa mère, au tort dont il était complice. Cette jeune
GEORGETTE. 781
destinée prise et broyée entre l'élan de leur passion et la rigueur
des lois sociales, lui inspirait de la pitié; ce ne fut qu'un éclair.
Thymerale, semblable à beaucoup d'hommes de ce temps-ci,
avait adopté la doctrine commode du combat pour l'existence, pour
le bonheur, pour le succès, et la poussait à ses dernières limites.
Il lui semblait naturel et fatal qu'un certain nombre de victimes
subalternes fussent immolées à la satisfaction des instincts de quel-
ques privilégiés. S'il fallait, quand on enlève une belle jeune
femme dont on est amoureux, réfléchir que l'on brise du même
coup l'avenir d'une petite fdle encore presque au berceau, ce serait
trop ridicule! Et pourtant ce soir-là Thymerale se sentait attendri
malgré lui par la candeur de cette enfant prête à entrer si confiante
dans le monde, qui ne lui réservait que des humiliations et des dé-
boires... peut-être allait-il jusqu'à s'adresser des reproches. Plus
probablement il accusa tout bas la femme qu'un fol amour pour
lui avait entraînée sans doute, mais qui après tout était mère et qui
à ce titre aurait dû résister. Oui,... il l'accusa,... je le vis à l'expres-
sion dure de son visage tout à l'heure ému,... et après tout, c'était
sinon le meilleur moyen, du moins le plus facile de se mettre la
conscience en repos.
VIII.
A dix-sept ans, quand elle sortit de pension, Georgette était vrai-
ment une aimable créature sincère et bonne, simple et enjouée,
facile à rendre heureuse. Elle ressemblait beaucoup à sa mère, bien
qu'elle fût loin d'être aussi belle ; mais sa physionomie était diffé-
rente, franche jusqu'à l'indiscrétion au lieu d'être impénétrable.
Je m'amusais parfois à les comparer : celle-ci, pensais-je, n'exigera
de la vie que ce qu'elle peut donner , elle ne s'égarera pas dans
des rêves, elle se contentera du lot le plus modeste pourvu qu'il lui
soit permis d'exercer dans le cercle étroit de la famille son dévoû-
ment et cette grâce étrangère à toute coquetterie qui n'est le
partage que de quelques femmes d'élite, cette grâce qu'on a si bien
définie : la bonté en action. Le devoir lui sera facile, et comme
naturel. Sa piété est celle d'un petit enfant; toutes les raisons que
l'autre invoque pour s'être détournée des pratiques religieuses
n'auraient rien pu contre une foi aussi ferme et aussi naïve ; il
n'y a en elle aucun désir de briller, elle est capable de s'attacher
naïvement et pour toujours au premier honnête homme qui lui dira
qu'il l'aime, sans s'inquiéter que cet honnête homme bien épris
ressemble ou non à un héros de roman; avec lui, elle s'accommo-
dera de tous les genres d'existence: elle saurait vivre contente, en
782 REVUE DES DEUX MONDES.
fermière, à la campagne, de même que pour le moment elle jouit
de tout son cœur des plaisirs de Paris.
Je me disais cela avec un intérêt plus tendre encore qu'à l'ordi-
naire, certain soir à l'Opéra, en la regardant de loin boire à longs
traits, pour ainsi dire, savourer par tous les pores la musique d'un
chef-d'œuvre, ravie, les yeux braqués sur la scène avec une curio-
sité palpitante, les oreilles ouvertes à la voix d'une grande cantatrice
comme elles l'eussent été à celle des anges. Parfois une larme invo-
lontaire roulait sur sa joue, semblable aux gouttes de rosée sur les
pétales d'une fleur, puis presque aussitôt un sourire séchait cette
larme dont elle ne s'était pas aperçue, et l'expression de son visage,
ouvert comme un livre que tout le monde pouvait lire sans qu'elle
eût à en rougir, disait pendant les duos d'amour : — Moi aussi je
serai aimée! — Il n'y avait dans cette espérance visible à fleur de
peau aucun mélange d'inquiétude ni de trouble; l'hymne sublime
des amans était une promesse qui tombait d'en haut, droit à son
jeune cœur, voilà tout. Elle la recueillait sans la bien comprendre
encore.
De ma place, je ne perdais rien de ce qui se passait dans la loge
au bord de laquelle étaient posées ses petites mains gantées de
blanc; au-dessus s'avançait, souple et frêle encore, un joli buste
noyé dans une buée de tulle blanc aussi d'où émergeait sa tête
attentive couronnée d'une tresse superbe, sans autre ornement
qu'une seule rose. Auprès d'elle sa mère, à demi renversée dans
son fauteuil, prenait cette attitude convenue, indolente et un peu
banale, des femmes qui sentent que les regards s'attachent sur elles
et qui ne veulent pas paraître s'en soucier. Comme à l'ordinaire en
effet, elle ne se souciait que de Thymerale, qui, assis derrière elle,
lui parlait bas de temps à autre avec une indifférence alfectée. Du
même air, elle laissait tomber (Quelque monosyllabe, s'accordant
avec lui pour critiquer tel acteur, tel passage de musique, au grand
désespoir de la jeune (ille, qui trouvait tout parfait.
La salle était très brillante, les habitués à leur poste, les femmes
en grande toilette, parmi elles M"" de Saint-Béat, coiffée d'un pa-
pillon de diamans, ses épaules satinées, audacieusement sorties du
corsage, qui ne tenait pas; — c'était le signe particulier de tous les
corsages de. M'"" de Saint-Béat ; — elle persistait dans des mouve-
mens d'oiseau d'une pétulance qui n'était plus en rapport avec son
âge, relevait dix fois dans une minute son épaulette prête à tomber,
lorgnait, se retournait, gesticulait, distjibuait à droite, à gaurhe,
des bonjours du bout de son éventail , parlait aux plus beaux en-
droits et faisait évidemment ses délices du défilé de petits jeunes
gens qui se renouvelait dans sa loge à chaque entr'acte, véritable
invasion devant laquelle se retirait, avec une discrétion mélan-
GEORGETTE. 783
colique et résignée, M. de Saint-Béat, le mieux dressé des maris,
pour aller faire un tour au foyer. Entre le second et le troisième
acte, je suivis le flot, et la reine de tant de cœurs daigna me retenir
un instant; nous causâmes, elle n'était occupée qu'à se faire in-
diquer les célébrités du demi-monde, les célébrités de la veille,
s'entend, car toutes les autres, elle les connaissait et les nommait
très haut, discutant, approuvant cette robe, cette coiffure, cette ma-
nière de poser le fard : — Elles sont plus fortes que nous, répé-
tait-elle avec une vague envie. Les femmes du monde n'osent pas.
Dites, connaissez-vous une femme du monde assez courageuse pour
arborer cette perruque rousse, et cependant quoi de plus joli?
Je pensai à part moi, que, le lendemain, elle oserait probable-
ment.
— Oui, reprit-elle après avoir promené de nouveau sa lorgnette
à travers la salle, oui, elles y sont toutes... sans exception... Tiens,
votre amie. M'"" de Yillard!... toujours imperturbablement belle...
Quel secret ont donc ces femmes-là pour ne pas changer?
Je ne pus relever l'impertinence d'un rapprochement à peine
indiqué, mais cependant facile à saisir ; déjà M""^ de Saint-Béat pour-
suivait avec volubilité : — Sa fille la vieillit pourtant,... rien ne
vieillit comme le voisinage d'une grande fille. Il est impossible que
Thymerale ne s'en aperçoive pas... Sa fidélité va devenir tout à fait
ridicule... Voyez donc cette mine de beau-père! Pourquoi n'avoir pas
condamné la demoiselle aux robes courtes à perpétuité? Une per-
sonne d'esprit laisserait au logis cette preuve de ses trente-cinq,
quarante... quel âge peut-elle bien avoir. M'"" de Villard?.. Attendez,
nous allons trouver cela,... ce n'est pas difficile... Autant exhiber
son acte de naissance tout simplement qu'une progéniture aussi
compromettante.
M'"" de Saint-Béat n'avait jamais eu d'enfans, ce qui lui permet-
lait d'avoir l'âge qu'elle voulait en dépit des démentis chaque jour
plus impérieux que lui donnait son miroir.
Au fond, cette coquette raisonnait logiquement... Je savais
M"'" de Villard assez faible et assez préoccupée de l'opinion de
Thymeralepour souffrir en effet, quelque tendresse qu'elle eût pour
sa fille, de l'épanouissement de cette beauté naissante auprès de
la sienne encore intacte, mais prête à décliner. Jalousie odieuse?..
Non, cette souffrance involontaire n'avait rien de commun avec la
jalousie; mais c'était en regardant grandir Georgette que Thyme-
rale avait pu compter les années de leur liaison; la présence de
Georgetle était une perpétuelle dénonciation du secret que toute
femme qui tient à son empire souhaite le plus de cacher. Sans
doute, le sentiment maternel aidait W"^ de Villard à prendre son
parti de ce qui était au fond un sujet d'angoisses pour elle, mais
784 REVUE DES DEUX MONDES.
chaque fois néanmoins que Thymerale lui disait : — Georgette de-
vient femme, — ou — Georgette embellit, — il lui semblait qu'il
ajoutât intérieurement :
— Vos charmes pâlissent à mesure que les siens se développent...
— et qu'il lui découvrît des rides au front. Certes elle était belle
autant que jamais, nul ne pouvait nier cela, mais elle atteignait
l'âge où d'autres cessent de l'être, et cet âge, grâce à la présence
de Georgette, le monde pouvait maintenaut à quelques jours près
le calculer, et Thymerale avec le monde.
Les mauvais sentimens sont fatalement engendrés dans les plus
nobles âmes par ces situations ambiguës que la morale réprouve.
Elle s'en rendait compte... elle repoussait des pensées indignes
d'elle, e\U s'accusait de vanité, de bassesse, d'égoïsme. Pourquoi
ce qui réjouit toutes les mères lui inspirait-il des réflexions pénibles?
— Hélas ! c'est que la mère de Georgette était aussi la maîtresse
de Thymerale !
Je plaignais M"'' de Villard et je m'irritais contre elle tout en sui-
vant les couloirs pour regagner ma stalle, quand une main se posa
sur mon épaule, celle de Samiel. Jamais je ne revoyais ce person-
nage sans un secret déplaisir depuis l'aventure du duel : un peu
plus fané, un peu plus rabougri, avec une insolence et une audace
plus marquées, en homme qui n'a désormais rien à perdre, il s'ef-
forçait de continuer le même petit métier à travers le monde et les
journaux; seulement son étoile s'était réduite aux proportions d'une
pâle veilleuse, comme il arrive toujours pour les succès de mauvais
aloi; il avait perdu la vogue, d'autres avaient pris son rôle en y
apportant des qualités nouvelles; les articles et le ton de Samiel
avaient leur date... Ils n'étaient plus dans le mouvement.
— Eh bien ! me dit-il, vous êtes donc toujours le cavalier servant
de cette éternelle Blanche? En voilà une qui peut se flatter d'atta-
cher ses amis!.. Du reste à la rigueur cela se conçoit. Elle est éton-
namment conservée... Oui, elle se défend mieux qu'aucune femme
que j'aie jamais connue, poursuivit Samiel en appuyant avec féro-
cité sur chacun de ces mots qui eussent assassiné la malheureuse
si elle eût pu les entendre. Mais c'est égal, j'ai mes idées sinon sur
votie constance, du moins sur celle de Thymerale. La petite est
bien gentille, — un vrai bouquet de roses de mai! — Vous qui
savez le fond des choses... ne croyez-vous pas que peut-être...
— Ne parlez pas de cette enfant, je vous prie, interrompis-je
d'un ton si impérieux que Samiel fit la grimace comme si je lui
eusse dit : — Je vous défends de parler d'elle 1
Mais il se ravisa, enfonça son chapeau sur sa tête, haussa légère-
ment les épaules, tourna les talons et s'éloigna en répliquant d'un
air d'insouciance : — Au fait, cela m'est égal, vous comprenez!...
GEORGETTE. 785
Cela lui était égal absolument, je n'en doutais pas, mais il avait
jeté son venin... Il l'avait jeté peut-être dans mainte oreille plus
complaisante que la mienne. Pendant tout le dernier acte je fus
sourd à la musique ; j'étais plongé dans mes réflexions. Tantôt
j'observais Georgette, toujours étrangère à ce qui n'était pas le
spectacle, tantôt la loge de M'"' d'Orfeuil, presqu'en face de celle
de M'"'= Villard. M'"" d'Orfeuil coifïee sans prétention d'une espèce
de turban, s'effaçait derrière ses filles. Denise était là; elle n'avait
pu adresser à son amie qu'un salut rapide à la dérobée pour
éviter les admonestations maternelles, et maintenant elle écou-
tait, les yeux fixés sur Thymerale indifférent à sa présence, ce
mélodieux langage qui pour son cœur déjà torturé, avait un tout
autre sens que pour le cœur libre et ingénu de Georgette. Mieux
que Georgette elle comprenait. Ces cris d'amour et de désespoir
éveillaient au plus profond d'elle-même un écho douloureux; ce
n'était pas une fiction qui se déroulait devant elle, c'était la vie,
sa propre vie, cette vie à peine commencée, où le rêve pourtant
avait déjà fait place à d'amères déceptions.
Elle se dominait bravement, mais sous ses bras croisés, je voyais
haleter sa poitrine et ses lèvres se serraient de façon à rendre
plus frappante encore l'expression de son visage aminci, altéré. En
vain essayait-elle de regarder la scène où se poursuivait le dénoû-
ment tragique, toujours ses grands yeux noirs brûlans d'un feu
sombre revenaient à Thymerale comme attirés par un aimant. Pour
moi le drame était tout entier dans la salle, je ne voyais que ces
deux jeunes filles, l'une menacée, l'autre atteinte déjà par l'im-
placable fatalité qui ne se lasse pas de faire des victimes. Mon cœur
se serrait; c'est que le bonheur de laj'.unesse m'est je ne sais quoi
de sacré... il semble si naturel d'être heureux à cet âge rayonnant
où tout s'épanouit, où tout gazouille!.. S'imagine-t-on le prin-
temps sans fleurs? La jeunesse triste et dépossédée est une ano-
malie au moins égale. Certes, dans ce milieu brillant et paré, il y
avait bien d'autres douleurs; ces sourires, ces jeux d'éventails, ca-
chaient à chaque rang de loges plus d'une plaie secrète : comment
en douter? Mais il ne s'agissait plus d'enfans. Un temps vient où
nos malheurs sont le résultat de nos fautes, tout au moins de nos
imprudences, enfin de nos propres actes, où nous en avons la res-
ponsabilité; et puis la raison s'est fait jour au milieu de nos émo-
tions confuses, on est pourvu de cette sagesse mondaine qui atténue
chez chacun la faculté de souffrir, on a pris son parti de l'inévi-
table, triste mot!.. On se contente de ces à-peu-près qui font hor-
reur à l'âge de la foi et de l'enthousiasme, à l'âge où l'on attend
tout de la vie, où l'on est digne en effet de tout recevoir!
TOiiE XXXV — 1879, 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
— Pourquoi ne m'aime-t-il pas? devait se demander Denise, in-
capable dans son innocence de comprendre quels liens secrets et
flétris retenaient loin d'elle celui qu'elle croyait libre, puisqu'il
n'était pas marié.
— Pourquoi le monde me repousse-t-il? devait bientôt se de-
mander Georgette.
Et si un jour elles devinaient l'énigme que leur posait un sphinx
prêt de toute façon à les dévorer, le supplice ne serait que pire...
Pauvres, pauvres petites!.. J'abandonnais encore à son sort Denise
d'Orfeuil, qdi ne m'intéressait que d'une façon secondaire, mais
Georgette! Que n'aurais-je pas donné pour qu'un homme brave et
dévoué, un mari digne d'elle, la transplantât, sans lui laisser le
temps de s'éveiller, du songe heureux qui la berçait encore, dans
une douce et honorable réalité ! Hélas ! c'était en vain que je cher-
chais ce protecteur, cet époux, ce sauveur, parmi les jeunes gens
qui autour de moi frappaient méthodiquement l'une contre l'autre
leurs mains gantées ou ramenaient sur leur front, tout en parlant
entre eux des prochaines courses du bois de Boulogne, de petites
mèches de cheveux ondes comme ceux des femmes. Ils lorgnaient
les jambes des danseuses et filaient après le ballet. S'ils accor-
daient un regard à quelque loge honnêtement garnie, c'est qu'une
grosse dot s'y prélassait sous la garde d'une famille bien posée.
J'étudiais leurs physionomies sèches, éteintes, où rien ne révé-
lait la passion généreuse, où se peignaient en revanche l'égoïsme,
le contentement de soi : ils étaient tous blasés, incapables de courir
le moindre risque pour l'amour de qui que ce fût; toute entre-
prise romane-sque les eût fait sourire de dédain. Ils s'amusaient à
leur manière, prudemment, modérément pour la plupart, jusqu'à
l'heure d'un mariage froidement accepté comme la fin inévitable
de folies faites sans fougue, par habitude plutôt, par genre. Si
j'eusse dit à l'un d'eux: — Le bonheur est là... vous voyez... cette
ravissante enfant à cheveux blonds, en robe blanche,.. — il eût de-
mandé aussitôt, je n'en pouvais douter : — Qu'a-t-e11e?.. Qui est-
elle?.. — Et, en admettant que j'eusse réussi à le satisfaire sur la
première question, il m'eût été difficile de répondre à la seconde.
Tu. Bentzon.
{La troisième partie au prochair «",)
LORD BEACONSFIELD
ET SON TEMPS
Il \
LA JEUNE ANtîLETERRE.
I.
« Nous nous rencontrerons à Philippes. » Ainsi se terminait la
lettre de défi que M. Disraeli avait adressée, le 5 mai 1835, à
O'Connell. Le 7 décembre 1837, trois semaines après l'ouverture
du premier parlement de la reine Victoria, une motion de M. Smith
O'Brien provoquait, sur les affaires d'Irlande, une discussion dans
laquelle O'Connell intervint. A peine le grand agitateur avait-il
terminé son discours que M. Disraeli, à son tour, prenait la parole.
Aussitôt des murmures et des vociférations éclatèrent sur les bancs
où siégeait la députation irlandaise : les amis d'O'Gonnell, tantôt par
des cris, tantôt par des rires affectés et bruyans, s'efforçaient de
couvrir la voix de l'orateur. La tradition veut qu'ils aient réussi,
que M. Disraeli, troublé et impuissant à dominer le tumulte, ait dû
renoncer à la parole. Cette tradition exagère les faits. M. Disraeli
avait parlé trop fréquemment sur les hustings, au milieu des cris,
des grognemens et des sifflets d'auditoires tumultueux, pour se
laisser aussi facilement déconcerter. On peut lire son discours dans
les journaux du temps et dans l'impartial Ilamard, qui a fidèlement
enregistré et les bruyantes interruptions dont il fut fréquemment
l'objet et les marques d'approbation qui lui furent données à plu-
sieurs reprises par les tories. On remarqua même que sir Robert
(1) Voyez la Revue du 1" octobre.
788 BEVUE DES DEUX MONDES.
Peel, d'ordinaire fort peu démonstratif, fut un de ceux qui applau-
dirent le plus souvent et avec le plus de vivacité. M. Disraeli alla
donc jusqu'au bout de son discours; mais il est évident, pour qui
sait lire, qu'il s'était tracé un cadre trop étendu et que, vaincu par
la fatigue, il n'a pu donner à sa pensée tout le développement qu'il
avait projeté. Les témoignages contemporains attestent également
que, la ténacité de l'orateur surexcitant l'animosité de ses adver-
saires, sa voix fut plusieurs fois couverte par des clameurs au mi-
lieu desquelles elle se perdait. Quant à la phrase célèbre par laquelle
il termina son discours, en voici le texte d'après Ilansard : « Pour
bien des choses j'ai dû m'y reprendre à plusieurs fois, et j'ai sou-
vent fini par réussir. Je m'arrête pour aujourd'hui, mais le temps
viendra où vous m'écouterez. » On sait si cette fière prédiction
s'est accomplie.
L'accueil fait à M. Disraeli était d'autant plus propre à le décou-
rager, qu'il est de tradition, dans les deux chambres du parlement,
de témoignf^r une grande bienveillance aux orateurs qui débutent.
Pourtant, loin de se laisser abattre, il ne vit dans sa mésaventure
qu'une leçon dont il devait faire son profit. Il comprit la nécessité
de s'abstenir de parler longuement jusqu'à ce qu'il eût acquis l'o-
reille de la chambre, de modérer l'exubérance de ses gestes et de
corriger certaines intonations de sa voix. Sept jours après son pre-
mier discours, il prenait de nouveau la parole, mais dans un débat
où personne ne pouvait contester sa compétence, pour appuyer la
présentation du bill de M. Talfourd sur la propriété littéraire. Il
parla un peu plus longuement au cours de la seconde lecture de ce
bill, invoquant l'exemple d'écrivains éminens dont la vie, comme
celle de Southey, n'avait été qu'une longue lutte contre la pau-
vreté, tandis que leurs œuvres enrichissaient les libraires. Les en-
gagemens qu'il avait pris vis-à-vis des électeurs lui faisaient une
obligation de se prononcer contre la motion par laquelle M. Yilliers
demandait annuellement l'aboUtion des droits d'entrée sur les
céréales. Il le fit dans un discours très court et très simple, où il
s'efforça de démontrer que l'existence des Corn Luws n'était pas
préjudiciable à l'industrie manufacturière, parce que le renchéris-
sement que ces lois pouvaient produire dans le prix du pain ne re-
présentait qu'une fraction infinitésimale des salaires habituels. Une
courte protestation contre le principe d'un bill sur l'administration
municipale en Irlande, qu'il considérait comme un pas vers la cen-
tralisation, fut son dernier elfort pour cette année.
Dès la session de 1839, il se sentit plus sûr de son terrain et
prit plus souvent la parole. Le ministère ayant présenté de nou-
veau le bill sur les municipalités irlandaises, M. Disraeli, dans un
discours qui obtint l'approbation et les applaudissemens d'O'Gon-
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 789
nell, combattit cette mesure, ainsi qu'il l'avait fait l'année précé-
dente, comme un empiétement sur l'indépendance municipale et
une atteinte aux libertés de l'Irlande. Une motion de M. Hume, en
faveur de l'extension du droit de suffrage à tous les locataires d'une
maison entière, lui fournit l'occasion d'exposer quant au rôle et à
la composition du corps électoral les idées qu'il avait développées
dans son livre sur la constitution anglaise, et qui devaient servir
de base au bill de réforme de 1867. A son avis, le bill de 1832 au-
rait dû avoir pour objet d'accorder une représentation aux intérêts
nouveaux qui n'étaient pas représentés et qui avaient droit à l'être.
Ce bill, au contraire, partie en supprimant des collèges entiers et
partie en faisant absorber les électeurs existans par la multitude
à laquelle l'abaissement de la franchise conférait le droit de suf-
frage, avait retiré à l'ancien corps électoral la part d'influence qu'il
possédait en vertu de titres consacrés par la tradition. Le bill de
1832 ne reposait donc ni sur le développement historique des
institutions anglaises, ni sur un principe clair et défini. Partant de
la règle fondamentale de la constitution, qui veut qu'impôt et repré-
sentation aillent de pair, M. Disraeli admettait avec M. Hume que
les citoyens qui paient l'impôt indirect sont fondés à demander
d'être représentés comme ceux qui paient l'impôt direct ; ils avaient
donc droit, non point à être tous électeurs, mais à avoir au sein du
corps électoral, qui est un des pouvoirs de l'état, des représo -t ns
qui concourussent à la direction des affaires publiques. Le tort des
radicaux, aux yeux de M. Disraeli, était de vouloir transformer les
membres de la chambre des communes, qui représentent les divers
intérêts dont la réunion constitue la nation, en de simples délégués
de ce qu'ils appelaient le peuple, c'est-à-dire d'une seule classe à
qui sa supériorité numérique assurerait la prépondérance et à la
merci de laquelle tomberaient tous les intérêts ainsi que les desti-
nées de la nation.
•Ce fut à l'occasion du bill de lord John Russell sur l'instruction
primaire que M. Disraeli prononça, pour la première fois, un grand
discours. Le parlement votait depuis plusieurs années un crédit de
20,000 livres qui était réparti, à titre de subventions, entre les écoles
établies par deux sociétés : l'une la Société nationale, qui plaçait
ses écoles sous la surveillance exclusive des ministres de l'église
anglicane, et l'autre, la Société des écoles nationales et étrangères,
dont les écol-'s étaient sous la direction des ministres dissidens.
Aucune surveillance n'était exercée par l'état sur ces écoles; aucun
compte de l'emploi des fonds n'était rendu au parlement. Le bill
de lord John Russell avait pour objet l'institution d'un conseil
de cinq membres pour présider à la distribution du crédit, la
création d'inspecteurs chargés de visiter les écoles qui recevraient
790 RETUE DES DEUX MONDES,
une subvention, la fondation d'une école normale pour former des
maîtres et enfin l'établissement d'écoles pom* les petits enfans. L'é-
cole normale et les écoles primaires devaient être ouvertes à tous,
sans distinction d'opinions religieuses. Ce bill, qui a été le point de
départ de l'organisation d'une instruction publique en Angleterre,
souleva une ardente opposition de la part du clergé anglican, et
ne triompha, à une majorité de deux voix, que par l'appui des dé-
putés catholiques. Le parti tory fut unanime à le repousser.
M. Gladstone, qui était alors un tory ardent, se signala par la véhé-
mence de son opposition. Son principal argument mérite d'être
signalé par le contraste qu'il offre avec les opinions subséquentes et
la réputation de libéralisme de cet orateur. « Le bill, au jugement
de M. Gladstone, était une tentative pour établir entre les diverses
sectes chrétiennes une certaine égalité : un pareil principe était
contraire à la constitution. Il mettait la vérité et l'erreur sur un
pied d'égalité. La pratique de la constitution avait été jusqu'à ce
moment et la loi présente du pays était encore de soutenir unique-
ment l'église que la législature avait déclarée être l'église du pays.
Si l'on prétendait que l'état a le devoir de subventionner toutes
les écoles, ne serait-ce pas aussi son devoir de subventionner toutes
les églises? »
M. Disraeli combattait le bill à un tout autre point de vue. Ce
qu'il repoussait, c'était l'intervention de l'état; c'était la création
d'un mécanisme officiel. L'éducation des enfans intéresse surtout
la famille : c'est donc une matière essentiellement domestique où il
faut faire la part des citoyens aussi large et la part de l'état aussi
restreinte que possible. Les gouvernemens qui supplé(^nt par l'ac-
tion administrative à l'accomplissement des devoirs privés, les gou-
vernemens qui s'intitulent paternels, sont les plus prompts à dégé-
nérer en despotisme. « Il y avait, en ce monde, un pays où l'in-
struction était donnée par l'état, où elle était le seul titre aux
emplois publics. Ce pays devait être assurément, aux yeux des au-
teurs du bill, l'école normale des nations, la société modèle. Or ce
pays était la Chine. Pour ne point sortir de l'Europe, le gouverne-
ment paternel de la Prusse faisait assez voir que la plus sûre mé-
thode pour inculquer à une nation l'obéissance passive était de la
façonner à la tyrannie dès le berceau. Le parlement devait réfléchir
avant de permettre un seul pas dans cette voie. Que l'état vînt en
aide à tous les efforts tentés en faveur de l'instruction, qu'il secondât
toutes les initiatives, mais qu'il n'hitervînt à aucun titre dans la dis-
tribution de l'enseignement: son assistance suffisait. M 'était-ce pas
à l'initiative et à la générosité privées que l'Angleterre' était rede-
vable de ses universités, de ses cathédrales et de ses collèges? »
Ainsi, en combattant la même mesure, M. Gladstone puisait ses
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 791
objections dans l'intolérance la plus exclusive; M. Disraeli em-
pruntait ses argumens à l'exagération d'un principe libéral et vrai,
la nécessité de protéger les droits de la famille contre les empiète-
mens de l'état.
Le premier incident parlementaire qui fixa l'attention sur M. Dis-
raeli fut le débat auquel donna lieu, le 12 juillet 1839, la mémo-
rable pétition des cbartistes. A ce moment, les classes ouvrières
étaient en proie à l'agitation la plus redoutable : des rassemble-
mens tumultueux avaient lieu journellement dans les villes manu-
facturières et dans les districts houillers ; le langage le plus mena-
çant s'y faisait entendre : on parlait ouvertement d'en appeler à la
force si les réclamations du peuple n'étaient pas écoutées. La ville
de Llandloes, dans le pays de Galles, était demeurée quelque
temps au pouvoir de l'émeute : le sang avait coulé à Birmingham.
Une pétition, couverte d'un million et demi de signatures, deman-
dait à la reine de renvoyer le ministère et de prendre de nouveaux
ministres qui fissent de l'adoption des cinq points de la charte une
question de cabinet. Feargus O'Connor reconmiandait, dans le
Northern Star, que cette pétition fût portée au parlement par une
procession de cinq cent mille hommes, s' avançant paisiblement et en
bon ordre, mais ayant tous un mousquet sur l'épaule. Le gouverne-
ment avait donc de sérieuses inquiétudes : lord Melbourne, déjà
fatigué du pouvoir, avait essayé de se soustraire à une tâche trop
lourde ; mais il avait dû reth'er sa démission quelques jours après
l'avoir donnée. C'est dans ces circonstances critiques qu'un débat
s'engagea au sein de la chambre des communes. La pétition avait
été apportée à Westminster par les délégués de la convention char-
triste, sur un énorme chariot : on avait dû construire un appareil
spécial pour introduire cette masse de parchemin clans la salle des
séances, où elle demeura jusqu'après la discussion, couvrant de ses
Ilots une partie du parquet. Dans un discours habile et modéré,
M. Attwood, député radical de Birmingham, demanda à la chambre
de prendre la pétition en considération; il adjura ses collègues de
ne pas repousser sans examen les prières et les vœux de plus d'un
million d'hommes qui composaient l'élite de la classe ouvrière, et il
termina par un parallèle entre la situation présente de l'Angleterre
et celle de la France avant la révolution de 1789. Lord John Rus-
sell, ministre de l'intérieur, répondit à M. Attwood avec une extrême
hauteur et comme irrité qu'on eût osé appuyer la pétition. A son
avis, les demandes des pétitionnaires ne pouvaient être prises au
sérieux parce qu'elles reposaient sur une erreur : à savoir que la
concession des droits politiques pouvait conjurer l'effet des causes
économiques qui influaient sur le bien-être des classes ouvrières.
792 REVUE DES DEUX MONDES.
D'après le ministre, l'agitation chartiste n'était qu'un mouvement
séditieux, organisé et dirigé par quelques factieux qui voulaient
exploiter les souffrances d'une partie des ouvriers.
Ce fut alors que M. Disraeli prit la parole : a Si les ouvriers,
dit-il, avaient tort de chercher dans des changemens politiques le
remède à leurs maux, qui leur avait inculqué cette erreur, sinon
les hommes qui, pour intimider les pouvoirs publics et faire passer
le bill de réforme, avaient soulevé partout les classes laborieuses,
en leur répétant que cette mesure inaugurerait pour elles une ère
de prospérité et de bien-être? N'était-ce pas un membre du gou-
vernement qui avait proposé, en 1832, de faire marcher cent mille
hommes de Birmingham sur Londres, si le bill de réforme n'était
pas voté? Les chartistes ne faisaient donc que mettre en pratique
les leçons qui leur avaient été données par les whigs. Non-seule-
ment les ouvriers avaient été laissés en dehors de la réforme élec-
torale, mais toutes les conséquences de cette mesure, notamment
la nouvelle loi municipale et la nouvelle loi des pauvres, avaient été
pour eux ou des déceptions ou des causes de souffrances. Aussi
leur hostilité ne s'adressait-elle nia l'aristocratie, ni à la législation
sur les céréales, mais à la façon de gouverner de ces classes
moyennes sur lesquelles le ministère s'appuyait exclusivement. »
M. Disraeli se refusait à voir uniquement l'œuvre de quelques fac-
tieux dans un mouvement d'opinion qui entraînait plus d'un mil-
lion de sujets anglais. Aussi, tout en reconnaissant que les demandes
des pétitionnaires étaient inadmissibles dans la forme sous laquelle
elles étaient produites, il ne craignait pas d'avouer sa sympathie
pour les chartistes, parce qu'il y avait là des plaintes légitimes et
des souffrances incontestables qui méritaient autre chose que le
dédain qu'on témoignait pour elles.
La motion de M. Att^\ood fut rejetée. Quelques jours plus tard,
lorsque de nouvelles émeutes eurent éclaté à Birmingham, lord
John Russell demanda l'autorisation de renforcer la police par une
levée supplémentaire de cinq mille hommes. M. Disraeli, consé-
quent avec lui-même, combattit cette mesure et fut presque seul à
le faire; il ne croyait pas qu'on piit avoir raison par la force d'un
mal qui exigeait d'autres remèdes qu'une répression implacable.
Lorsqu'on passa au vote, son ami Duncombe et lui formèrent, avec
trois autres députés, toute la minorité.
Le chiffre de la minorité suffit à montrer qu'il y avait, de la part
de M. Disraeli, quelque courage à prendre cette attitude et à tenir
ce langage au milieu d'une crise qui semblait justifier l'emploi de
mesures exceptionnelles, et lorsque le gouvernement déclarait ne
pouvoir autrement répondre de la tranquillité publique. Non-seu-
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 793
lement son discours du 12 juillet fut l'objet des plus vives attaques
de la part des journaux ministériels, mais lui-même eut à se dé-
fendre personnellement contre le chancelier de l'échiquier et contre
un sous-secrétaire d'état, M. Fox Maule, qui l'accusèrent de se mon-
trer par ses voles l'avocat du désordre et de l'émeute. M. Disraeli
releva ces personnalités avec une extrême vivacité; mais le seul
fait que des ministres se permettaient de semblables imputations
suffit à faire voir quel était alors l'état des esprits. Si l'attitude
de M. Disraeli irritait les partisans du gouvernement, elle ne devait
pas trouver beaucoup d'approbateurs parmi les tories, dont la plu-
part partageaient les alarmes du cabinet.
Ces inquiétudes étaient justifiées par l'attitude de plus en plus
menaçante des chartistes. Les émeutes se multiplièrent et le gou-
vernement dut recourir à des mesures de rigueur : il fit disperser
par la force les rassemblemens ; il fit arrêter un certain nombre des
principaux meneurs et les traduisit en justice; trois chartistes,
Jones, Frost et Williams furent condamnés à mort pour trahison et
n'échappèrent à la peine capitale que grâce à un vice de forme
dans le jugement. Néanmoins, au début de la session de 18/iO,
M. Disraeli n'hésita pas à réitérer l'expression de ses sentimens. Le
28 janvier, une motion de refus de confiance fut proposée à Ja
chambre des communes : en la combattant, un des ministres, sir
George Grey, par une évidente allusion à M. DisraeH, signala l'al-
liance qu'il prétendait exister entre les chartistes et certains tories.
M. Disraeli ayant exprimé, dans sa réponse, le regret que des deux
côtés de la chambre on n'eût pas témoigné plus de sympathie aux
chartistes, les députés ministériels accueillirent ces paroles comme
un aveu de l'alliance stigmatisée par sir George Grey. L'orafeur
s'empressa d'ajouter qu'il ne craignait pas d'avouer ses sympathies
pour plusieurs millions de ses concitoyens et sa conviction qu'en
présence des souffrances d'une partie considérable de la nation,
le parlement avait le devoir d'étudier les causes de cette situation.
Quelque temps après, M. Disraeli appuyait, dans un discours cha-
leureux, la protestation de M. Duncombe contre les traitemens
infligés cà Gollins et à Lovât, qui, condamnés à quelques mois d'em-
prisonnement pour un écrit séditieux, avaient été assujettis au même
régime que les plus vils criminels, confondus avec eux et obligés
même à partager leur lit avec des assassins et des faux monnayeurs.
M. Disraeli demanda avec indignation si les lois du pays étaient
changées, et où les ministres puisaient le droit d'aggraver les peines
édictées par la justice.
A partir de 18A0, M. Disraeli prit part à tous les débats impor-
tans. 11 forçait l'attention de ses adversaires comme de ses amis
par la façon dont il rajeunissait toutes les questions,'en introdui-
794 REVUE DES DEDX MONDES.
sant dans le débat des considérations nouvelles, des argumens im-
prévus. Nul ne songeait à contester son talent de parole, et sa verve
sarcastique le faisait redouter des jouteurs les plus expérimentés
du parlement. Il votait habituellement avecles tories, mais il n'hési-
tait pas à se séparer d'eux, à parler et à voter en faveur des motions
présentées par les radicaux, si la liberté de conscience ou l'égalité
civile étaient en jeu. Il reconnaissait néanmoins sir Robert Peel
pour son chef et se déclarait fier d'être un de ses soldats. Il était
surtout frappé de la persévérance et de l'habileté merveilleuse avec
lesquelles Peel avait su reconstituer le parti conservateur après les
élections qui avaient suivi le bill de réforme. Peel avait trouvé ce
parti réduit à cent cinquante-cinq membres, abattu, découragé et
abandonnant la lutte. 11 l'avait rallié et ramené au combat; il avait
tourné son attention et ses efforts vers la préparation des élections,
et au bout de quelques années ce parti était redevenu assez puissant
pour balancer les forces ministérielles et prétendre au pouvoir.
M. Disraeli retrouvait donc dans Peel quelques-uns des mérites
qu'il avait lui-même célébrés dans Bolingbroke et dans Pitt, et il
fit son éloge dans les termes les plus nobles et les plus élevés, en
appuyant, en mars ISZil, une motion dirigée par son chef contre le
ministère.
Sauvé d'une défaite en 18/iO par une faible majorité, parce que
beaucoup de conservateurs n'avaient pas voulu faire coïncider le
mariage de la reine avec une crise ministérielle, le cabinet Mel-
bourne avait depuis lors marché d'échec en échec. Il avait com-
primé par la force l'agitation chartiste; il ne l'avait pas apaisée, et
M. Duncombe avait pu présenter une pétition couverte de treize
cent mille signatures qui demandait la grâce des chartistes con-
damnés. En Irlande, O'Gonnell avait peine à maintenir dans les
limites de la légalité l'agitation en faveur du rappel de l'union. Les
finances étaient en désordre, et le ministère ne savait comment réta-
bhr l'équilibre du budget. Il acheva de se perdre en voulant toucher
à la législation sur les céréales par l'établissement d'un droit fixe
réduit à 8 shillings. La motion de censure, que M. Disraeli soutint
de toutes ses forces fut adoptée à une voix de majorité; le minis-
tère répondit à ce vote par la dissolution du parlement.
M. Disraeli ne se représenta point à Maidstone. Il n'avait pas
de relations personnelles avec le comté de Kent. Son collègue,
M. Wyndham Lewis, à l'appui duquel il avait dû son élection,
était mort; des compétitions s'annonçaient parmi les propriétaires !
du comté, et, dans l'intérêt du parti conservateur, M. Disraeli pré-
féra leur laisser le champ libre. Il déclina la candidature qui lui
fut proposée par les électeurs de Wycombe, mais il accepta celle
qui fut offerte à M. Tomline et à lui par les électeurs de Shrews-
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 795
bury. Les deux députés de ce bourg, l'un tory, l'autre whig,
renonçaient tous deux à se représenter, et deux candidats minis-
tériels s'étaient mis sur led rangs; il s'agissait donc de défendre le
siège qui était acquis à l'opposition et de conquérir l'autre. Aussi
la lutte fut- elle des plus vives. Les journaux whigs concentrèrent
tous leurs efforts contre M. Disraeli. Non-seulement les anciennes
accusations furent reproduites, mais l'animosité des whigs ne s'ar-
rêta pas devant la vie privée. Leur agent électoral accusa M. Dis-
raeli d'être perdu de dettes et produisit plusieurs jugemens obtenus
contre lui; il fallut que M. Disraeli expliquât qu'il avait répondu pour
le marquis de Chandos, et que celui-ci avait satisfait ses créanciers.
Le mariage que M. Disraeli venait de contracter le mettait au con-
traire dans une situation de fortune tout à fait indépendante. Les
deux candidats conservateurs furent élus à une forte majorité;
leur victoire constituait un succès pour le parti, et M. Disraeli s'em-
pressa d'en informer sir Robert Peel.
Les élections eurent pour résultat la nomination de 366 tories
et de 292 whigs ou radicaux : le ministère était donc condamné.
Le vote d'un amendement à l'adresse contraignit lord Melbourne
à céder la place à sir Robert Peel. Lord Lyndhurst reprit le poste
de lord chancelier et lord Aberdeen les affaires étrangères ; sir
James Graham devint ministre de l'intérieur et M. Gladstone pré-
sident du bureau du commerce. On a prétendu que l'hostiUté de
M. Disraeli contre sir Robert Peel datait de la formation de ce
ministère, dans lequel on aurait refusé de lui faire une place. Cette
accusation s'appuie sur une insinuation que sir Robert Peel laissa
échapper quelques années plus tard dans un moment d'exaspéra-
tion; on ne prend pas garde qu'il dut la retirer lorsque M. Disraeli
le mit en demeure de fournir ses preuves. Cette imputation de mo-
tifs intéressés ne saurait se soutenir en présence de la circulaire
que M. Disraeli adressait aux électeurs de Shrewsbury plusieurs
mois avant la formation du ministère et dans laquelle on lit :
« Puisque l'on a poussé la curiosité jusqu'à vouloir pénétrer dans
ma vie privée, on ne pourra m'accuser d'ostentation si je déclare
que je n'aurais pas sollicité vos suffrages si je n'étais en possession
de cette large indépendance qui fait qu'excepté comme marque et
récompense de services publics, l'obtention d'une fonction quel-
conque m'est absolument indifférente. » M. Disraeli comptait dans
le ministère des amis , et particulièrement lord Lyndhurst , qui
auraient soutenu ses prétentions, s'il en avait élevé. La vérité est
qu'au moment de la formation du ministère, un des confidens de
Peel vint trouver M. Disraeli et lui donna à entendre que, s'il de-
mandait à faire partie de la nouvelle administration , il recevrait
satisfaction. M. DisraeU répondit que, si l'on jugeait ses services
796 REVUE DES DEUX MONDES.
Assez utiles au parti pour le comprendre dans la combinaison mi-
nistérielle, il accepterait les fonctions qui lui seraient proposées,
mais qu'il n'avait rien à demander et ne demanderait rien. A défaut de
l'intérêt, serait-ce l'amour-propre qui aurait été blessé chez M. Dis-
raeli? Gela est encore moins vraisemblable. M. Disraeli n'avait
montré aucune de ces aptitudes spéciales qui désignent d'avance
un homme public pour certains postes; il était un nouveau venu
dans la chambre et dans son parti, tandis que Peel avait autour de
lui une foule d'hommes éprouvés et déjà rompus aux affaires. On
n'aurait donc pu lui proposer qu'une place de sous-secrétaire d'état
ou quelque autre de ces postes secondaires habituellement attri-
bués aux jeunes gens qui débutent et que l'on veut essayer. A
trente-sept ans, dans la plénitude du talent et avec la conscience
de ses forces, M. Disraeli pouvait-il ambitionner un poste subal-
terne? Était-ce pour si peu qu'il eût abdiqué sa liberté d'action et
se fût soumis à la discipline de fer que Peel faisait peser sur ses
amis et surtout sur ses collègues? Ne devait-il pas porter ses vues
plus haut et attendre que le temps, les circonstances, le dévelop-
pement de sa situation parlementaire, qui ne pouvait que se for-
tifier, lui conquissent une situation plus en rapport avec sa valeur
réelle? iN'était-il pas préférable de conserver son indépendance afm
de pouvoir se consacrer librement à la propagation de ses idées
politiques et travailler à grossir le noyau qui se formait déjà autour
de lui?
II.
Parmi les jeunes députés que les deux dernières élections géné-
rales avaient fait entrer à la chambre, plusieurs s'étaient laissé
séduire par les théories politiques que M. Disraeli exposait avec
une éloquence communicative. 11 en était dans le nombre que leur
position sociale mettait fort en évidence : M. Monkton Miles, lord
John Manners, second fils du duc de Rutland, M. George Smythe,
fils et héritier du comte Strangford. A côté d'eux se rangeaient des
lettrés et des hommes du monde : Henry Ilope, le fils de l'auteur
à.' Aiiastasiiis, V^h^tehreàd, que son zèle apostolique devait conduire
au martyre, Faber, le futur restaurateur de l'ordre de l'Oratoire en
Angleterre, Tennyson, qu'il suffit de nommer. Presque tous étaient
poètes, tous avaient les nobles ardeurs et les généreuses illusions
de la jeunesse. Tous rêvaient la régénération morale de l'Angleterre
par le réveil des idées religieuses, la réconciliation de l'aristocratie
et des classes laborieuses, le soulagement de la misère par la cha-
rité, mais surtout par la prévoyance, l'apaisement des haines et
des préjugés de caste par une législation plus libérale et plus hu-
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 707
maine; enfin l'effacement des anciens partis par l'avènement des
jeunes générations, imbues d'idées plus larges et plus élevées. Tous
ensemble, par la parole ou la plume, déterminèrent ce mouve-
ment d'idées remarquable dont le souvenir est inséparable de celui
de la jeune Angleterre, nom par lequel on désignait ironiquement
le groupe de novateurs dont M. Disraeli était le chef. Ce mouve-
ment, à la fois religieux, philanthropique et politique, tient une trop
grande place dans l'histoire morale de l'Angleterre contemporaine,
et le rôle de M. Disraeli y a été trop considérable pour qu'il ne con-
vienne pas d'y insister.
L'église anglicane, à partir des premières années du xyiii*^ siècle,
était tombée dans un état de torpeur funeste; de plus elle était des-
cendue à l'état de simple dépendance du gouvernement. Les dignités
ecclésiastiques étaient devenues une monnaie h l'usage des partis, qui
les distribuaient en récompense de service ^ politiques. Les digni-
taires ainsi choisis, sans qu'il leur fut demandé de justifier d'aucun
titre, ni même d'aucune aptitude, se contentaient de toucher leur
prébende, voyageaient sur le continent et se renfermaieiit dans une
opulente oisiveté, abandonnant les soins du ministère à des subs-
tituts assez mal rétribués pour être aussi pauvres que leurs plus
pauvres paroissiens. L'église avait ainsi perdu toute action sur les
âmes, toute influence sur la société. Les seules productions qui
sortissent des plumes ecclésiastiques étaient des recueils d'homé-
lies ou des traités de morale affadie. Cette apathie d'une église
dotée de revenus considérables et indifférente à ses devoirs spiri-
tuels formait un contraste trop frappant avec le zèle et l'activité
des sectes dissidentes, soutenues uniquement par les contributions
volontaires de leurs adhérens, pour ne pas avoir attiré l'attention
des réformateurs. Les disciples de Bentham dirigeaient les attaques
les plus vives contre la dotation de l'église et surtout contre le
commerce simoniaque des bénéfices qui mettait aux enchères l'exer-
cice du ministère spirituel.
Vers 1830, les premiers symptômes d'une rénovation se pro-
duisirent au sein de l'église elle-même, comme un contre-coup des
attaques dont elle était l'objet. Deux hommes de mérites différens,
deux dignitaires de l'université d'Oxford, ont attaché leur nom à
ce réveil : l'un était le D'' Pusey, auteur de nombreux ouvrages
théologiques et controversiste éminent; l'autre était le D' Keble,
auteur de V Année chrétienne [the Christian Year), recueil de can-
tiques pour tous les jours de l'année, aujourd'hui répandus et
chantés partout où se parle la langue anglaise. Pusey était un théo-
logien, Keble était un éducateur d'une influence irrésistible sur
les jeunes esprits. Ils entreprirent de ramener l'église anglicane
aux doctrines et à la ferveur des premiers âges du christianisme.
798 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout ce qu'il y avait de généreux et d'ardent dans la jeunesse qui
iïéquentait Oxford les suivit dans cette voie, et M. Gladstone lui-
même n'échappa point à la contagion. Par son savoir, par l'ardeur
de son zèle, par son éloquence entraînante, le D'" Newraan donna
un grand élan à cette rénovation religieuse. M. Disraeli a pensé et
tout récemment encore il écrivait que, si au lieu d'être dirigé uni-
quement par des érudits et des ascètes, ce mouvement avait eu à
sa tête un grand esprit, un homme fait pour le gouvernement, il
aurait donné des résultats durables et conduit à une transformation
de l'église anglicane, tandis que la défection du D'" Newman, entraî-
nant après lui tant d'hommes éminens, avait ébranlé cette église
jusque dans ses fondemens, et provoqué dans son sein une réaction
et un réveil de l'esprit de secte et d'intolérance.
Il est permis de ne pas partager l'opinion de M. Disraeli. L'élan
donné était trop grand, les esprits qui s'y abandonnaient étaient
trop élevés et trop sincères pour qu'aucune influence pût prévenir
le retour des scissionnaires au catholicisme. Le point de départ
du mouvement avait été une réaction contre l'abus du libre examen
dans les matières religieuses. La substitution du sens individuel à
la doctrine traditionnelle, la liberté d'interprétation conduisant à la
destruction du dogme, à la fantaisie et à l'infidélité : voilà le spec-
tacle qu'ils avaient sous les yeux ; voihà le danger contre lequel ils
avaient voulu se prémunir en remontant à l'enseignement de la
primitive église, en essayant de se retremper aux sources mêmes du
christianisme. Mais où trouver une autorité pour trancher les difficul-
tés, pour résoudre les questions douteuses? Ici apparaissait en pleine
lumière la faiblesse indélébile de l'église anglicane. Cette église n'a
point de vie propre : elle est dans la dépendance de l'état pour ses
doctrines plus encore que pour tout le reste. Elle avait des assem-
blées, une sorte de parlement appelé convocation, composé de deux
chambres dans l'une desquelles siégeaient les évêques et dans l'autre
les délégués du clergé; mais la convocation, qui se réunissait de droit
en même temps que le parlement, était depuis deux siècles prorogée
par le gouvernement le jour même de sa réunion sans qu'il lui fût
permis de délibérer. Non-seulement les questions de discipline,
mais les questions de doctrine elle-mêmes étaient donc tranchées
ou par des décisions du conseil privé ou par des bills du parlement.
Pouvait-on attendre que des esprits ardens et sincères, à la pour-
suite de la vérité religieuse et possédés du besoin de croire, accep-
tassent leur nrdo des mains du parlement et soumissent leur cons-
cience à ce qui serait voté à la majorité des voix par une assemblée
absolument incompétente pour trancher des questions théologiques
et au sein de laquelle des dissidens de toutes les sectes, des catho-
ques et des libres penseurs, siégeaient à côté des anglicans? Tous
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 799
ceux qui éprouvaient le besoin d'une autorité devaient donc être
entraînés par une pente irrésistible là seulement où cette autorité
religieuse existe, vers le catholicisme.
k l'époque où \ii Jeune Angleterre commença d'attirer l'attention
publique, le puseyisme n'avait pas encore dévié vers le catholi-
cisme ril était dans toute sa force et n'avait pas conscience des con-
séquences qu'il portait dans son sein : il était encore à l'état d'as-
piration vers la vérité religieuse, vers le réchaulTement de la foi
dans les âmes, vers l'aiTranchissementde l'église. Les conséquences
politiques et sociales de ce mouvement religieux devaient seules
préoccuper un esprit comme celui de M. Disraeli. Pourquoi l'église
anglicane avait-eUe cessé d'être populaire? Pourquoi la direction
de^ esprits lui avait-elle complètement échappé? Cet anéantisse-
ment de son influence n'était-il pas un mal et un danger?
L'église était autrefois la grande nourricière du peuple. Par
l'instruction, elle lui donnait le pain de l'intelligence. Par ses libé-
ralités, par les aumônes qu'elle distribuait, elle lui donnait souvent
le pain de la vie matérielle. Par la beauté des édifices religieux, par
les splendeurs du culte, par l'éclat des cérémonies, elle satisfaisait
aux besoins de son imagination : elle était pour ceux qui souffraient
une consolation de tous les instans. Elle était aussi une école per-
manente d'égalité, car son enseignement, ses prédications, ses
prières appartenaient aux pauvres comme aux grands de ce monde :
tous étaient égaux aux pieds des autels. Le pauvre était donc
instruit, il était secouru, il était consolé et, dans toutes les épreuves
de la vie, une influence bienfaisante était toujours prête à s'exercer
pour apaiser son esprit aigri, pour lui enseigner la résignation, pour
ranimer son espérance.
L'état avait mis violemment la main sur l'église : le prêtre avait
disparu; il avait fait place à un fonctionnaire préoccupé de ses
intérêts matériels, anxieux de plaire aux grands, désireux de gagner
son salaire le plus facilement et avec le moins d'effort possible.
L'église avait abandonné le pauvre, et le pauvre s'était éloigné
d'elle. Ses temples demeuraient vides : on n'y voyait plus, le
dimanche, que les grands propriétaires du pays, les fournisseurs
jaloux de leur complaire en tout, et quelques bourgeois qui trou-
vaient de meilleur ton d'aller au temple qu'aux assemblées des non-
conformistes. De là les attaques dirigées contre l'église; son utilité
contestée, sa constitution et son existence même mises en péril.
L'état n'a-t-il pas perdu autant que l'église à cet abandon des
traditions du passé? Le pauvre est laissé à lui-même; il est livré à
toutes les influences mauvaises. Comme il n'a plus de soutien moral
et que rien ne détache plus son esprit de la terre, il se dégrade de
plus en plus sous l'action de la misère ; il s'habitue à vivre de la
SOO REVUE DES DEUX MONDES.
vie animale ; il passe à l'état de force brutale qu'on peut déchaîner
contre la société.
Quel est le devoir de l'église? Elle doit reprendre son ancien rôle.
Elle doit réveiller et réchauffer dans son sein le zèle apostoHque.
Elle doit disputer le pauvre à toutes les influences pernicieuses qui
peuvent s'exercer sur lui. Elle doit être la première à distribuer
l'instruction, à répandre les aumônes, à porter la consolation où
est l'inlortune : elle doit reconquérir la direction des âmes. Qu'a-
t-elle droit d'attendre de l'état? Celui-ci doit grossir les rangs du
clergé inférieur pour qu'il puisse être partout présent ; il doit amé-
liorer sensiblement sa situation pour relever sa considération et son
autorité et le mettre en état de faire le bien. Il- doit surtout res-
pecter la liberté de l'église, parce qu'en l'asservissant il frappe de
paralysie l'auxiliaire le plus fidèle et le plus utile qu'il puisse avoir
dans l'accomplissement de sa tâche qui est la concorde de toutes
les classes et le bien général.
A côté de l'église, une autre des forces sociales avait aussi déserté
sa tâche traditionnelle : c'était l'aristocratie.
Quelques familles puissantes qui devaient leurs honneurs, leur
crédit et leurs richesses à la part qu'elles avaient prise à l'expulsion
des Stuarts s'étaient habituées à trafiquer du pays sous l'admi-
nistration corruptrice de Walpole. Après avoir perdu le pouvoir
pour avoir fait litière des libertés publiques, vainement défen-
dues par les tories, elles avaient voulu, pour recouvrer leur pré-
pondérance, mettre à profit le mouvement libéral et réformateur
issu de la révolution française. Elles avaient tenté de détruire en
Angleterre l'influence légitime et séculaire des propriétaii-es du sol et
de faire passer la suprématie politique aux mains de la bourgeoisie
et de l'industrie manufacturière, afin de gouverner sous le nom de
celles-ci. Tel avait été l'objet du bill de réforme, mesure partiale,
dépourvue d'équité et de prévoyance, qui, au lieu de faire une juste
part à tous les élémens de la société, avait visé uniquement à
déplacer l'axe de la politique anglaise.
Qu'en était-il résulté? C'est que les nouveaux détenteurs du pou-
voir politique n'avalent songé immédiatement qu'à consolider leur
influence et à la faire tourner au profit exclusif de leurs intérêts.
Après avoir fanatisé les classes ouvrières et les avoir employées
comme une machine de guerre contre le gouvernement, après avoir
fait luire à leurs yeux des horizons d'une prospérité sans mélange,
ils les avaient exclues de toute participation aux affaires munici-
pales qui touchent à leurs intérêts de tous les jours. Puis ils avaient
révisé la législation sur le paupérisme afin de s'affranchir, eux et
leurs cliens, d'une partie des taxes locales. Quand la royauté avait
confisqué les biens ecclésiastiques qui étaient le patrimoine des
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 801
pauvres, elle avait compris qu'il fallait imposer à ceux au profit
desquels l'église était dépouillée la tâche que celle-ci ne pouvait plus
remplir; l'assistance publique avait été mise à la charge de la pro-
priété foncière. Des abus considérables se commettaient sans aucun
doute dans l'application de la loi des pauvres : le mécanisme était
coûteux et fonctionnait mal, mais il atteignait son but. Les repré-
sentans des comtés, les détenteurs du sol, appliquaient la loi libéra-
lement et sans esprit de lésinerie, et si les économistes et les calcu-
lateurs rigides pouvaient trouver qu'il y avait déperdition et mauvais
emploi du produit des taxes, du moins la misère était efficacement
secourue : il n'y avait ni souffrances criantes, ni irritation contre la
société.
A.U nom de l'économie politique, mais surtout pour satisfaire des
intérêts égoïstes, la nouvelle législation, premier fruit du bill de
réforme, avait supprimé l'assistance à domicile. Sous prétexte de
faire la guerre à la paresse et de détruire la mendicité, on avait
imaginé le work-Jiouse , c'est-à-dire le travail forcé, compliqué
d'emprisonnement, avec séparation des sexes et rupture de tous les
liens de famille : on avait ainsi assimilé les pauvres aux criminels ;
à leur tour, les pauvres en face des souffrances morales qui les
attendaient préféraient tout au ivork-hoii.se, même la mort par la
faim. Des manufacturiers avides, des propriétaires sans entrailles
avaient profilé de cette législation pour réduire les salaires et se
dispenser de tout devoir de charité, renvoyant à l'administration
des ivork-houses le soulagement de toutes les misères et de toutes
les infortunes. Le premier qui avait prévu et signalé les effets iné-
vitables de cette loi était M. Disraeli, qui, en sa qualité d'un des
juges de paix du comté de Buckingham, avait protesté contre elle :
c'était lui encore qui avait rédigé et signé la première pétition pré-
sentée au parlement contre cette législation inhumaiae : elle avait
produit tous les résultats qu'il redoutait.
Déçues dans les espérances dont on les avait bercées, atteintes
dans la régularité du travail par le ralentissement des affaires,
frappées dans leurs moyens d'existence par la réduction des salaires
et acculées au désespoir, au ivork-house ou à l'émigration, les
classes laborieuses étaient en proie à une fermentation permanente :
en pouvait-on être surpris? Le chartisme n'avait pas d'autre origine.
Pratiquant les leçons qu'ils avaient reçues, les ouvriers cherchaient
dans des changemens politiques le remède à leurs maux. Sans
doute ils étaient mal conseillés, leurs manifestations étaient impru-
dentes et malavisées, ils pouvaient se tromper sur le but à pour-
suivre et sur les moyens à employer ; mais le chartisme n'avait au
fond rien de menaçant pour la société, rien de révolutionnaire : il
TOME XXXV, — 1879, 51
802 KEVUE DES DEUX MONDES.
ne s'attaquait ni à la royauté, ni à la propriété. Fait digne de
remarque , ce n'était pas à titre d'innovations que les chartistes
demandaient les parlemens annuels, le suffrage universel et le
scrutin secret : ils prétendaient ne réclamer que le rétablissement
de l'ancien état des choses, que la restitution de leurs droits histo-
riques. Lechartisme était donc dirigé uniquement contre legouver-
nement exclusif et égoïste des classes moyennes.
Que fallait-il faire ? Disperser à coups de fusil les meetings char-
tistes, remplir les prisons? Non, il fallait apaiser les souffrances qui
donnaient un fondement légitime à cette agitation. Au lieu d'aban-
donner les ouvriers à eux-mêmes et de les livrer en proie aux agi-
tateurs et aux démagogues, il fallait s'occuper d'eux, les soulager,
faire appel à leur conscience, mériter leur confiance et se faire
leurs guides.
Ce rôle de protecteurs, de conseillers et de guides du pauvre,
à qui appartenait-il, sinon aux propriétaires du sol, à cette aristo-
cratie terrienne qui l'avait rempli de temps immémorial? ^yétait-ce
pas en vue de ce rôle qu'elle avait reçu les privilèges et les droits
politiques dont elle était investie et qui lui avait été conférés, non
pour elle-même, mais pour le bien de la nation ? Pourquoi avait-
elle abandonné cette tâche, qui était la plus noble part de son
héritage? Ses inquiétudes et ses dangers n'avaient d'autre origine
que cet oubli des devoirs qui s'imposent à toute aristocratie.
Il fallait donc que l'aristocratie, rajeunie et retrempée par le
sentiment du devoir, revînt à sa mission traditionnelle. 11 fallait
qu'elle se mît à la tête de toutes les œuvres utiles, qu'on s'accou-
tunicât de nouveau à la voir toujours en avant dans la voie du bien
à faire, qu'on pût compter sur son concours et qu'on reprît l'ha-
bitude de le solliciter. Pourquoi ne pas réviser et ne pas adoucir la
législation sur le paupérisme de façon à tenir compte des droits de
la famille et à ne plus briser des liens saciés? Pourquoi la législation
serait-elle faite uniquement au profit et en vue des intérêts d'une
seule classe ? Pourquoi ne pas protéger l'enfance contre un labeur
au-dessus de ses forces? Pourquoi ne pas interposer la loi entre
les travailleurs et ceux qui seraient tentés de les exploiter ? Pour-
quoi la durée de la journée ne serait-elle pas limitée, de façon à
ménager les forces physiques de ceux dont le travail est la seule
ressource? Pourquoi ne pas assurer aux ouvriers les moyens de
débattre librement leurs salaires et de régler les questions qui les
intéressent sur le pied d'égalité avec la féodalité industrielle ? S
les ouvriers voyaient qu'on s'occupe d'eux, qu'on leur assure leur
part de liberté, (ju'on mut leurs droits hors d'atteinte, que la législa-
tion tend sans cesse à améliorer leur position, à accroître leur bien-
être, l'agitation s'apaiserait d'elle-même, le chartisme prendrait
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 803
fin avec les causes qui l'ont enfanté. Il n'y aurait plus ni fermen-
tation politique, ni nécessité de répression.
On n'éteint les mécontentemens qu'en soulageant les souffrances
réelles et imméritées : la politique la plus miséricordieuse est aussi
la plus habile et la plus prévoyante. Charles I" avait traité l'Irlande
avec humanité et avec équité, elle demeura fidèle aux Stuarts;
Gromwell y fit couler des Ilots de sang, sans y étouffer l'esprit de
rébellion. C'était une politique libérale et clémente qui, en Angle-
terre, ferait disparaître le chartisme et, en Irlande, détruirait l'in-
fluence d'O'Connell.
Mais cette politique de justice, de miséricorde et de liberté ne
saurait être pratiquée qu'autant que le gouvernement ne serait pas
exclusivement aux mains d'une classe qui, dès qu'elle aurait le
pouvoir, aurait aussi le désir de faire tourner sa prépondérance au
profit de ses intérêts : il fallait donc que le gouvernement du pays
demeurât un gouvernement pondéré, où tous les intérêts eussent
leur part d'influence : il fallait que ce fût le gouvernement de la
nation et non celui d'une seule chambre, et il était essentiel que la
chambre des communes ne fût pas la délégation d'une seule caté-
gorie de citoyens. Il fallait donc maintenir intacte l'autorité de la
chambre des lords; il fallait aussi conserver à la royauté, puissance
pondératrice, sa part de pouvoir et d'initiative. Si la royauté et l'a-
ristocratie remplissaient leurs devoirs envers le peuple, les sympa-
thies populaires seraient la sauvegarde de leurs prérogatives.
Qui pouvait le mieux servir et faire triompher cette grande cause
que la jeunesse d'Angleterre, si elle s'élevait à la hauteur de ses
devoirs, si elle appliquait son ardeur, son savoir et ses loisirs au
noble métier de la politique ? Le sort de l'Angleterre était entre les
mains de la jeunesse.
Telles étaient, dans leur ensemble, les idées que M. Disraeli
s'attachait à exposer et à défendre au sein du parlement et dans le
monde, et dont sa parole entraînante imprégnait un certain nombre
déjeunes esprits, bien doués et pleins d'une ardeur communica-
tive. Qu'il y eût dans ces doctrines de la jeune Angleterre des
vues et des appréciations historiques contestables, et que ce pro-
gramme politique ne fût pas exempt de chimères, on doit l'ad-
mettre, mais on doit, en même temps, reconnaître que la part
des idées nobles, élevées, généreuses, était de beaucoup la plus
grande. Le temps a fait ici son œuvre ordinaire : il a emporté ce qui
était chimérique : ce qui étiit contestable n'est point sorti des
livres : les vues justes et humaines ont pris place, l'une après
l'autre, dans la législation. Parmi les mesures équitables et philan-
thropiques qui ont honoré le parlement dans les trente dernières
années, il en est peu dont le germe ne se retrouve dans les œuvres
80ii REVUE DES DEUX MONDES.
OU les discours de ce petit groupe d'intelligences élevées. La jeune
Angleterre a promptement disparu, et elle n'est plus aujourd'hui
qu'un souvenir; mais l'œuvre qu elle rêvait s'est accomplie et elle
demeure.
Il est facile de comprendre qu'un pareil programme devait être
médiocrement goûté des esprits positifs, absorbés par les compli-
cations de la stratégie parlementaire; et les hommes du monde dont
la chasse et les chevaux étaient la grande préoccupation n'y trou-
vaient que matière à railleries. Les uns et les autres n'y voulaient
voir que des rêves humanitaires et des fantaisies d'érudits : ils
n'étaient frappés que de ce qu'il y avait, à leurs yeux, de chimé-
rique et d'extravagant dans ces protestations en faveur des hum-
bles et des déshérités : les dures vérités qui s'adressaient à l'aris-
tocratie n'étaient point faites pour leur plaire ; et ils n'étaient que
trop disposés à mal interpréter les relations amicales de M. Disraeli
avec des radicaux tels que Thomas Duncombe, et les sympathies
qu'il avait exprimées pour les chartistes. L'indépendance dont il
faisait preuve au sein du parlement était aussi un grief sérieux
dans un pays où les partis se piquent d'observer une discipline
rigoureuse. Cette conduite leur semblait entachée d'intrigue, et ils
regardaient volontiers M. Disraeli comme un bel esprit chimérique
et un assez méchant caractère. En septembre 18/i/i, on devait inau-
gurer à Manchester une institution nouvelle, VAthenœum, destinée
à procurer aux jeunes employés des maisons de commerce et des
fabriques les moyens de s'Instruire, et des distractions paisibles et
honnêtes. M. Disraeli avait été invité à présider à cette inaugura-
tion : lord John Manners et M. George Smythe devaient y assister
avec lui et prendre aussi la parole. Le duc de Rutland, qui ne
permit à son fils de se rendre à Manchester que sur l'assurance
qu'il ne serait point question de politique, écrivait à ce sujet à
lord Strangford : « Je déplore autant que vous rinflufnce que
M. Disraeli a acquise sur plusieurs de nos jeunes législateurs, par-
ticulièrement sur votre fils et sur le mien. Je ne connais pas per-
sonnellement M. Disraeli, et je n'ai que du respect pour ses talens,
dont j'estin^e qu'il fait un mauvais emploi. Il est regrettable
que deux jeunes gens tels que John et M. Smythe se laissent con-
duire par un homme sur la droiture duquel j'ai la môme opinion que
vous, bien que je n'en puisse juger qu'^ par sa carrière publique.
L'excellent naturel de nos fils ne les rend que plus accessibles aux
séductions d'un esprit artificieux. » Gc;tte lettre curieuse montre de
quelles préventions M. Disraeli était l'objet au sein de l'aristocratie
anglaise, et quelles difficultés il a eu à surmonter.
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 805
III.
De tels obstacles n'étaient pas faits pour arrêter un homme résolu
et plein de foi dans l'avenir de ses idées. Ce n'est pas seulement
par la parole et par la conversation qu'il chercha à les répandre : il
se souvint qu'il avait une plume. Lord John Manners et M. Monkton
Miles publiaient des poésies; M. George Smythe, qui était aussi un
poète à ses heures, écrivait dans les journaux et dans les revues.
M. Disraeli recourut à une forme qui lui était familière, le roman,
et en fit un instrument de propagande. Il pouvait difficilement
mieux choisir. Le roman est le hvre populaire, il va dans toutes
les mains, il s'accepte sans défiance, il se Ht sans fatigue et sans
effort d'attention, et il se prête à la controverse. Dans trois romans,
publiés coup sur coup de ÏSk'i à I8/16, Coningshy, Sybille et Tan-
crèclc, M. Disraeli exposa ses idées politiques sous leurs diverses
faces.
Coningshy est le premier en date. Il est dé lié à Henry Hope,
dans la demeure duquel il a été écrit. Dans la préface générale de
ses œuvres complètes, lord Beaconsfield dit au sujet de ce livre :
« Les origines et le caractère des partis politiques, la condition du
peuple qui en a été la conséquence, les devoirs de l'église comme
instrument important de salut à notre époque, telles étaient les trois
questions principales que je m'étais proposé de traiter; mais j'ai
dCi reconnaître qu'elles étaient trop vastes pour l'espace que je
m'étais accordé. Toutes trois ont été soulevées dans Coningsby;
mais la première partie de ma tâche, à savoir l'origine et la situa-
tion des partis politiques, est la seule qui ait été complètement
traitée dans cet ouvrage. »
Coningsby est le petit-fils d'un grand seigneur; il vient de ter-
miner ses études et rapporte de l'université les idées politiques et
philanthropiques qui constituaient le programme de la Jeune An-
gleterre. L'existence fastueuse et vide de l'aristocratie, où les futi-
lités de la mode tiennent la plus grande place, oi!i les occupations
sérieuses sont une appréhension et d'où les bonnes œuvres sont
absentes, n'a point de charmes pour ce jeune esprit, qui s'est formé
un idéal tout différent, qui rêve une carrière utile et la conquête
du pouvoir par l'accomplissement du bien. Les reproches qu'il
adresse à la société actuelle, les idées de réforme qu'il émet, cho-
quent et irritent sa famille : il est déshérité et un accident seul, en
lui rendant une fortune, lui permet d'épouser celle qu'il aime. Les
critiques du temps jugèrent que l'intrigue de Coningsby était fai-
blement nouée, que les incidens et les péripéties n'y abondaient
pas. Le reproche est juste, mais le roman pour M, Disraeli, comme
806 REVDE DES DEUX MONDES.
la tragédie pour Voltaire, n'était qu'un cadre commode pour exposer
et répandre des idées philosophiques ou politiques. Toutefois on
fut unanime à reconnaître que le tableau du monde politique était
pris sur le vif : la malignité se complut même à voir dans les per-
sonnages aristocratiques qui se succèdent au château de Beaumanoir
une galerie de portraits contemporains. Sept ou huit éditions impri-
mées coup sur coup, suffirent à peine à satisfaire l'empressement
du public, et cinq clés différentes parurent pour suppléer à la
pénétration des lecteurs. II en est de ces clés comme de celles qui
avaient été publiées pour Vivian Grey : elles trouvent leur réfu-
tation dans leur diversité. La médisance et la malignité ne suiïî)-aient
point à expliquer le succès extraordinaire du livre. Les nombreuses
réimpressions qui en ont été faites, les traductions qui ont paru dans
toutes les langues, prouvent qu'il avait un mérite plus durable;
qu'il offrait un intérêt général et appréciable par les lecteurs étran-
gers à qui la ressemblance des prétendus portraits est indifférente.
Les mœurs politiques de l'Angleterre y sont 'peintes au vrai, et
plusieurs des personnages du roman, dessinés de main de maître,
sont demeurés comme des types impérissables de la classe qu'ils
représentent. L'expérience a démontré la justesse de certaines vues
qui, aux yeux des contemporains, devaient paraître de pures rêve-
ries, et les prédictions de l'auteur sur le développement rapide et
la puissance toujours croissante de la presse se sont réalisées.
M. Disraeli n'avait pu épuiser dans ce premier ouvrage le sujet
complexe qu'il s'était proposé. 11 se remit donc à l'œuvre et moins
d'un an après, il publia Sybille, ou les Deux Nations. On devine
quelles sont les deux nations que l'auteur met en présence : c'est,
d'une part, la nation officielle, les grands propriétaires et les grands
industriels, exclusivement investis des droits politiques et usant de
leur pouvoir dans un intérêt égoïste; de l'autre, ce sont les déshé-
rités de ce monde, les travailleurs et les pauvres qui demandent
leur place au soleil. Sybille est la mise en action des revendications
du chartisme vis-à-vis des auteurs du bill de réforme. M. Disraeli
n'a déguisé, d'ailleurs, ni l'objet de son livre ni les sources aux-
quelles il a puisé. 11 a eu entre les mains les mémoires et la cor-
respondance d'un des chefs du chartisme, c'est là qu'il a pris l'ex-
posé des griefs des classes laborieuses.
Un jeune membre du parlement, le fils cadet de lord Marnay,
Egremont, a reçu du ciel l'âme la plus généreuse et l'esprit le plus
élevé. Son père, au contraire, est le type de ces propriétaires intrai-
tables qui ne veulent jamais donner à bail ni une masure ni un
morceau de terre, afin de pouvoir disposer souverainement du sort
de ceux qui dépendent d'eux, — qui rasent les chaumières sur leurs
domaines pour contraindre les ouvriers des champs à s'aller éta-
LORD BEAGONSFÏELD ET SON TEMPS. 807
blir dans les faubourgs de la ville voisine, parce que la charge de
les assister incombe alors à la paroisse. Lord Maniay est d'avis
qu'un faible salaire, s'il est régulier, et la facilité de recourir au
work-liouse en cas de chômage , constituent pour l'ouvrier des
champs une existence suffisante, et il s'applaudit d'être exempt, à
si bon compte, de tout devoir de charité. Gomme pendant à cet op-
presseur de l'ouvrier des champs, est le grand industriel, tyran de
l'ouvrier des villes, dont il épuise les forces et auquel il mesure
parcimonieusement le salaire. Ému des plaintes qu'il entend, inquiet
de l'agitation redoutable qu'il voit croître autour de lui, Egremont
veut se rendre compte de la condition des ouvriers. îl les visite, il
les interroge, il vit quelque temps au milieu d'eux. C'est ainsi qu'il
rencontre Sybille, la fille de Gérard, l'un des chefs du chartisme,
qui a été recueillie et instruite dans un couvent catholique, et il se
prend à l'aimer. Sybille commence par repousser l'amour du jeune
noble, d'un membre de cette classe qu'elle considère comme l'en-
nemie de la sienne : elle se laisse toucher par les efforts généreux
d'Egremont en faveur de la cause populaire, et elle finit par l'aimer
à son tour. Il se découvre que Gérard est le dernier rejeton d'une
grande famille : il recueille une fortune considérable, et Egremont
épouse Sybille.
On a reproché à M. Disraeli d'avoir reculé devant le dénoûment
logique de son livre et d'avoir recouru à une fiction invraisemblable
au lieu de faire épouser à son héros la fille d'un simple ouvrier.
Bien que l'application rigoureuse du droit de primogéniture ait sou-
vent pour conséquence de faire descendre rapidement aux btancbes
cadettes plusieurs degrés dans l'échelle sociale, et qu'elle amène
par contre, à la suite de l'extinction des branches aînées, l'éléva-
tion soudaine de gens obscurs, nous ne nous autoriserons pas d'un
ouvrage connu, les Romans de la pairie, pour contester l'invrai-
semblance du mxoyen par lequel M. Disraeli rapproche Sybille de
la condition de son amant. Mais eût-il été plus vi^aisemblable
qu'Egremont jetât à sa famille et au monde au sein duquel il vit le
défi d'une mésalliance? Quelle autorité s'attacherait aux critiques
et aux conseils d'un enthousiaste capable de céder à l'entraînement
d'une passion aveugle? Il ne suffit pas qu'Egremont, représentant
des idées de \^ jeune Angleterre en face d'une aristocratie entichée
de sa noblesse et de ses privilèges, ait une âme généreuse et un
caractère chevaleresque, il faut qu'il soit aussi le plus sensé et le
plus clairvoyant au sein de cette société dont il désapprouve l'é-
goïsme inintelligent et qu'il veut faire entrer dans une autre voie.
M. Disraeli a préféré sauvegarder l'autorité morale de son héros
et sacrifier un élément d'intérêt romanesque. Son livre, du reste,
pouvait s'en passer : les malheurs de Sybille et son chaste et pur
808 REVUE DES DEUX MONDES.
amour, courageusement combattu, avaient conquis tous les cœurs
féminins.
Les critiques contemporains, préoccupés d'apprécier Sybille au
point de vue de la composition littéraire et comme une œuvre d'ima-
gination ou de discuter les jugemens politiques de l'auteur au point
de vue de la polémique quotidienne des partis, ne semblent point
avoir vu qu'entraîné par la thèse qu'il soutient, M. Disraeli arrive
à faire le procès de cette aristocratie dont il est le défenseur. Quelle
condamnation plus forte des privilèges de cette aristocratie que la
frivoliié, la paresse et l'égoïsme de ces grands seigneurs, esquissés
dans Coningshy et dans Sybille, et que l'auteur crible de ses sar-
casmes ou flagelle avec sévérité ! Sans doute il ne veut que réformer
cette classe privilégiée, dont il fait ressortir les fautes et les vices;
il trace à ses jeunes représentans un idéal et une conduite propres
à leur faire pardonner leurs privilèges; mais si l'aristocratie ne se
réforme pas, si elle ne se met pas à la tête de la nation, si elle per-
siste dans les anciennes voies, ne tirera-t-on pas des peintures si
fortes et si fidèles de l'auteur une conclusion toute contraire au but
qu'il poursuit? Ne peut-on pas relever dans Sybille une attaque di-
recte contre le droit de primogéniture, cette base essentielle, ce
fondement de toute aristocratie territoriale? Egremont, qui est un
fils cadet, veut travailler, et Gérard le chartiste, à qui il annonce
son dessein, lui répond : « Sagement pensé! Vous faites partie des
classes laborieuses, et vous vous enrôlerez avec elles, je l'espère,
dans la grande lutte contre la fainéantise. Les fils cadets sont les
alliés naturels du peuple, quoique généralement ils prennent parti
contre nous. Quelle folie de consacrer leurs forces au maintien d'un
système qui est fondé sur l'égoïsme, qui aboutit à la fraude, et dont
ils sont les premières victimes ! » Quel acte d'accusation plus ter-
rible un radical pourrait-il dresser que le contraste savamment mé-
nagé par l'auteur entre l'opulence du château de Marnay et les
effroyables misères qu'abrite le bourg voisin ! Il y a là un tableau
tracé avec une vigueur de touche et une puissance d'expression
incomparables : on est entraîné par l'auteur, on se sent en présence
de la réalité, et on ne peut s'empêcher de frissonner.
Coningsby avait charmé et diverti toute l'Angleterre par la verve
spiritutJle qui éclatait à chaque page ; Sybille avait remué toutes
les âmes compatissantes; aussi Tawrhle fut-il une déception.
C'était encore un roman, mais un roman théologique, rempli de
dissertations religieuses et de métaphysique. Se pouvait-il que ce
romancier, qui avait tracé de si charmantes scènes d'amour, ce rail-
leur inexorable, cet aspirant politique qui devait appréhender par-
dessus tout le ridicule, eût l'imprudence de toucher aux choses
religieuses? Il en était ainsi, et lorsqu'après vingt années exclusi-
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 809
vement consacrées à la politique, M. Disraeli reprendra la plume
du romancier, qu'il a déposée après Tancrcde, ce sera un nouveau
roman religieux, Lothair , qu'il écrira. C'est que M. Disraeli,
comme presque tous les esprits élevés et clairvoyans, sait quelle
place les idées et les sentimens religieux tiennent dans la vie des
peuples : il s'est rendu compte de l'influence que les causes mo-
rales exercent en ce monde. A mesure que notre siècle vieillit, la
part qu'on est contraint de faire aux questions religieuses dans les
préoccupations de chaque jour est plus considérable, et leur action
sur la politique devient plus manifeste. La génération présente ne
partagerait donc pas l'étonnement qui fut ressenti alors en Angle-
terre. Non-seulement l'esprit de M. Disraeli était ouvert à ces grandes
questions, ainsi que le prouvent la complaisance avec laquelle il s'y
étend et le feu qu'il y met; mais l'auteur venait d'assister à la nais-
sance et aux développemens du puseyisme, qui ne s'était pas en-
core aflaibli, et le tableau qu'il voulait tracer de la société anglaise
et de ses besoins n'eût pas été complet s'il en avait négligé le côté
religieux. Tancrède traduit donc ce besoin de croire et d'arriver à la
possession de la vérité qui agitait un si grand nombre d'esprits, qui
ébranlait l'église anglicane et amenait tous les jours tant d'hommes
éminens à sacrifier leur position et leur avenir à leurs convictions.
Cette question s'est tellement emparée de l'auteur qu'elle lui a, dans
une certaine mesure, fait perdre de vue son sujet. Dans le plan que
nous connaissons, l'objet de cette dernière partie de la trilogie de-
vait être le rôle de l'église dans la société anglaise : ce point y est à
peine effleuré, et tout l'effort de l'auteur s'est porté sur la peinture
du besoin de croire qui tourmente l'héritier d'une illustre famille.
Lord Tancrède Montaigu, fils aîné du duc de Bellamont, est
convaincu que les institutions sociales doivent avoir la religion
pour^base, parce que les seuls devoirs qui s'imposent obligatoire-
ment à la conscience humaine sont ceux qui lui sont dictés par la
foi religieuse. Or il n'aperçoit autour de lui qu'incertitudes, con-
tradictions et mobilité. Toutes les institutions de l'Angleterre ont
dévié de leur but; toutes les classes ont abandonné leur rôle tradi-
tionnel. La royauté est annulée; l'aristocratie n'a plus que l'appa-
rence du pouvoir, et le peuple se plaint de sa détresse. L'organisa-
tion des pouvoirs publics est sans cesse remaniée sans que ces
changemens perpétuels, faute d'un principe directeur, mettent fin
aux plaintes et aux critiques. C'est l'église qui devrait servir de
guide à la nation, puisque son rôle est d'être dépositaire de la
vérité; mais l'église anglicane est-elle en possession de la vérité?
Si cela était, serait-il possible de laisser subsister à côté d'elle les
sectes dissidentes dont l'existence autorise le doute?
Cette incertitude trouble profondément un esprit sincère, préoc-
810 REVUE DES DEUX MONDES»
cupé du rôle que sa naissance l'appelle à jouer, qui est résolu à
faire son devoir et tout son devoir, et qui n'aperçoit point devant
lui de voie sûrement tracée. Il veut marcher à la lumière de la
vérité; il a besoin de s'appuyer sur des principes certains et
arrêtés, et, ne trouvant point autour de lui la réponse à ses doutes,
il rêve d'aller chercher cette réponse là même où la vérité a été
annoncée à l'homme." « Voyant, dit-il lui-même, les choses comme
elles sont ; né dans un temps et dans un pays partagés entre l'in-
crédulité d'une part et l'anarchie des croyances de l'autre ; ne trou-
vant aucun guide compétent pour me conduire et sentant néan-
moins qu'il faut que je croie, car je tiens que le devoir ne peut
exister sans la foi, est-il donc aussi étrange qu'on paraît le penser,
est-il déraisonnable que je souhaite faire ce qu'a fait, il y a six
cents ans, l'ancêti-e dont ]e porte le nom? que je passe les mers
pour visiter le saint-sépulcre? »
Tancrède s'ouvre de son dessein à son père et lui en donne les
raisons :
« Quand je songe que le Créateur, depuis que la lumière est
sortie des ténèbres, n'a daigné se révéler à sa créature que dans
une seule contrée ; que c'est là qu'il a pris la forme de notre huma-
nité et subi une mort humaine, je ne puis m'empêcher de croire
que la contrée sanctifiée par ces rapports avec Dieu et par de tels
événemens doit être investie de privilèges merveilleux et spéciaux
que l'homme peut n'être pas toujours capable de comprendre, mais
qui n'en exercent pas moins une irrésistible influence sur sa des-
tinée. C'est cette contrée qui, àplusieursreprises, pendant le moyen
âge, a attiré l'Europe en Asie... Le temps est venu de rétablir
et de renouveler nos communications avec le Très-Uaut. Moi aussi,
je veux m'agenuuiller auprès du saint tombeau ! Moi aussi, je veux,
à l'ombre des collines augustes et des arbres sacrés de Jérusalem,
soulager mon cœur du poids qui l'oppresse ; je veux élever ma voLx
vers le ciel et lui demander : « Où. est le Devoir? où est la Foi? Que
dois-je faire et que faut-il que je croie? »
On a malicieusement remarqué, et c'est la critique la plus spiri-
tuelle qu'on ait adressée à Tancrède, que le jeune enthousiaste, en
quête d'un guide spirituel, ne s'adresse ni à un évêque anglican,
ni à un ministre d'aucun culte, mais qu'il s'en va tout droit dans
la cité trouver un banquier, et un banquier Israélite. On voit repa-
raître ici un des personnages épisodiques de Coningsby, le ban-
quier Sidonia, qui se prétend d'une noblesse égale à celle des plus
anciennes et plus illustres maisons et qui croit à la supériorité
de la race juive sur toutes les autres, le causeur merveilleusement
doué qui a parcouru toute l'Europe et conversé avec tous les chefs
de gouvernement, l'esprit sagace qui possède tou3 les secrets de
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 811
la politique, le penseur qui a sondé tous les arcanes de la philoso-
phie. Sidonia approuve le projet de Tancrède; il encourage le
jeune lord à essayer de pénétrer « le grand mystère asiatique, »
c'est-à-dire à chercher sur les lieux mêmes le secret de l'irrésis-
tible attraction que l'Asie exerce sur l'Europe. Pour Sidonia comme
pour Tancrède, la région qui s'étend du Sinaï et de l'Horeb au Gol-
gotha est une terre privilégiée que la Divinité a choisie pour être le
théâtre unique de ses manifestations sensibles. La race qui est
issue de cette région et qui a eu le privilège de ces communica-
tions directes avec Dieu est marquée d'un sceau spécial, et elle
doit à sa supériorité native d'avoir traversé le temps et l'espace
sans s'altérer et sans pouvoir être détruite par les races inférieures
qui l'ont persécutée. La thèse qui était en germe dans Alroy et
qui n'était qu'esquissée dans Coningsby, est ici formulée avec pré-
cision et reçoit un développement étendu. Faut-il croire que M. Dis-
raeli parlait lui-même sous le masque de ses personnages, et que
ce mélange incohérent d'idées religieuses et de considérations géo-
graphiques et ethnographiques faisait partie de ses convictions
personnelles? N'est-il pas plus probable que, par cette glorification
de la race juive, l'auteur a voulu, au moment où l'émancipation
civile et politique des israélites se discutait au sein du parlement,
venir en aide h une cause qui lui était chère, et répondre aux argu-
mens injurieux par lesquels les intolérans et les fanatiques repous-
saient une mesure aussi équitable? Il ne faut pas perdre de vue que
c'est en 18/4 4 seulement qu'un bill, présenté par lord Lyndhurst,
l'ami le plus cher de M. Disraeli, ouvrit aux juifs l'accès des fonc-
tions municipales, et lorsqu'une mesure de ce genre rencontrait
parmi ses adversaires un homme tel que M. Gladstone, on s'ex-
plique l'insistance que M. Disraeli mettait à plaider la cause de la
race à laquelle il appartenait. C'est postérieurement à l'apparition
de Coningshy et de Tancrède, c'est seulement en 18/16 qu'un nou-
veau bill fit chsparaître toutes les incapacités civiles qui pesaient
encore sur les israélites, ainsi que les obhgations surannées et
depuis longtemps tombées en désuétude qui leur avaient été impo-
sées par l'intolérance des âges précédons, comme de porter un cos-
tume particulier, de se ceindre d'une ceinture de soie jaune et
d'assister, à certains jours, aux offices de l'église anglicane. Ce n'est
aussi qu'à partir de 18/i6 que les israéhtes ont eu, en Angleterre,
le droit d'acquérir des propriétés foncières, de fonder des écoles,
des hôpitaux et autres établissemens de bienfaisance et d'attacher
à ces établissemens des dotations en immeubles et des rentes per-
pétuelles. C'est un acte de 18/i7 qui a donné force légale à leurs
mariages et les a autorisés à revendiquer devant les tribunaux les
effets civils des unions contractées entre eux. Il a fallu attendre
812 REVUE DES DEUX MONDES.
jusqu'en 1855 pour que les synagogues fussent assimilées aux
églises des catholiques et aux chapelles des dissidens et pour que
le caractère d'édifices publics leur fut reconnu. On voit donc que
les plaidoyers de M. Disraeli, si fréquens qu'ils puissent paraître,
n'étaient pas superflus.
Le sentimentalisme religieux de Tancrèdc, ce mélange d'illumi-
nisme et de politique, cette conception d'un grand seigneur, épou-
vanté de la responsabilité qui pèse sur lui, allant chercher en
Palestine la révélation de ses devoirs de législateur et revenant
calmé par une vision dans laquelle il a cru entendre la voix d'un
ange, tout cela trouva une médiocre faveur auprès du public et de
la critique : on cria à l'invraisemblance, à la bizarrerie, même à
l'extravagance. En même temps, on fut unanime à rendre justice au
récit du voyage et des aventures de Tancrède en Orient. Les juges
les plus sévères reconnurent que la beauté des descriptions, la
magie du style, la vivacité et la chaleur entraînante de la narration
en faisaient une lecture des plus attachantes, et que certaines
pages atteignaient à la plus haute éloquence. Jamais M. Disraeli n'a
montré de plus grandes qualités d'écrivain que dans cette œuvre
bizarre et incohérente ; oserons-nous dire que l'explication de ce
fait doit être cherchée dans les sentimens intimes de l'auteur? Chi-
mériques ou sensées, vraies ou fausses, la plupart des idées expo-
sées dans Tancrède étaient chères à M. Disraeli ; elles avaient leurs
racines dans sa conscience : en les traduisant pour le public, il a
mis dans les pages qui sortaient de sa plume quelque chose de son
âme et de son cœur, et il a été éloquent parce qu'il était sincère.
Après Tancrède, M. Disraeli sembla dire un adieu définitif à la
littérature. Dafis les vingt années qui suivirent, il ne reprit la plume
qu'une seule fois pour écrire la Vie de lord George Bcniinck, qui
est moins un livre d'histoire qu'une brochure politique et une œuvre
de polémique. La part de plus en plus grande qu'il prenait aux
luttes parlementaires ne lui laissait plus le loisir d'écrire. Voyons
donc comment il servit par sa parole, au sein de la chambre des
communes, les idées qu'il professait en commun avec la jeune
Angleterre, qu'il avait exposées dans Coningshy, Sybille et Tan-
crède, et que nous avons essayé de résumer.
IV.
Sir Robert Pcel avait pris le pouvoir dans les circonstances les
plus défavorables, et les difficultés de sa tâche devaient s'accroître
d'année en année. L'industrie anglaise subissait une crise que
chaque jour aggravait. De tous côtés, les ateliers se fermaient. Plus
de cent mille ouvriers ne tardèrent pas à se trouver sans ouvrage.
LORD BEACONSFILLD ET SON TEMPS. 813
Birmingham, Leeds, Paisley, Manchester, Sheffield, toutes les grandes
villes manufacturières souffraient également. Le contre-coup de
cette stagnation de l'industrie atteignait cruellement les districts où
la population vivait de l'extraction de la houille. Le pays de Galles
ne tarda pas à être en proie aux désordres les plus graves ; la police
y était tenue en échec par des bandes armées, conduites par des
hommes qui mettaient des jupes de femmes par-dessus leurs habits
et qui s'intitulaient eux-mêmes dans des placards menaçans : les
filles de Rebecca. L'Irlande continuait à s'agiter; la maladie des
pommes de terre venait d'y faire sa première apparition, et devait
bientôt y amener toutes les horreurs de la famine. Enfin, les
finances étaient dans le plus triste état. Ce fut le premier mal
auquel sir Robert Peel s'efforça de porter remède. Il y parvint par
un moyen héroïque : l'établissement de l'impôt sur le revenu, que
lui seul était capable de faire accepter par le parlement. Il com-
mença ensuite cette série de dégrèvemens qui devaient transformer
le régime économique de l'Angleterre. Il supprima entièrement les
droits sur sept cent cinquante des articles qui figuraient au tarif
général des douanes, en commençant par un certain nombre de
denrées alimentaires, telles que le lard et les salaisons ; et il rédui-
sit sensiblement les droits sur le bétail, sur les viandes fraîches,
sur le sucre, le café et le cacao. Quant aux céréales, il semblait
avoir les mains liées par les engagemens explicites que tous ses
collègues et lui-même avaient pris vis-à-vis des électeurs. Sir James
Graham avait tracé des bienfaits de l'agriculture et des douceurs de
la vie des champs un tableau qui était devenu pour les orateurs de
la ligue contre les Corn Laivs un thème inépuisable de railleries.
M. Gladstone, en se représentant devant les électeurs de Newark,
leur avait déclaré qu'ils pouvaient compter avec certitude sur deux
choses : la première qu'une protection suffisante serait assurée à
l'agriculture; la seconde que cette protection résulterait des effets
d'une échelle mobile. Ce fut, en efi"et, à cette solution que sir Ro-
bert Peel s'arrêta, en établissant des droits variables, dont l'impor-
tance devait décroître à mesure que le prix du blé s'élèverait sur le
marché. Néanmoins, on calcula que, parle jeu de cette échelle, le
droit d'importation pourrait descendre jusqu'à n'être plus que la
moitié de celui qui existait antérieurement; et un assez vif mécon-
tentement se manifesta dans les rangs du parti tory. Deux grands
propriétaires terriens, les ducs de Buckingham et de Richmond,
accusèrent sir Robert Peel de manquer à ses engagemens et de
devenir infidèle à la cause de l'agriculture.
Pendant cette première période de l'administration de sir Robert
Peel, M. Disraeli appuya le ministère de ses votes et de sa parole
soit au sein du parlement, soit devant ses électeurs. Le 10 mai
8ih REVUE DES DEDX MONDES.
ISA 3, dans un discours que Macaulay déclara fort ingénieux, il sou-
tint contre les adversaires du cabinet et contre ceux des tories qui
s'alarmaient des tendances de sir Robert Peel, que la politique des
dégrèvemens d'impôts et des droits de douane modérés, loin d'être
un emprunt aux doctrines des whigs, était la tradition même du
parti tory. Pitt avait inauguré cette politique en concluant avec la
France le traité de commerce que la révolution avait déchiré. Elle
avait été continuée par M. Robinson, par lord Liverpool et par
M. Huskisson sous des administrations conservatrices. Interrom-
pue par le bill de réforme qui avait banni les tories du pouvoir, il
était naturel qu'elle fût reprise par eux, lorsqu'ils revenaient aux
affaires. Il concluait en exprimant la conviction que « le principe
d'une équitable protection pour l'industrie nationale se conciliait
parfaitement avec une politique commerciale large et libérale. »
Quant à la législation sur les céréales, tant que l'expérience n'au-
rait pas prononcé, il ne se déclarait d'une manière absolue ni pour
une échelle mobile ni pour un droit fixe. Il ne s'attachait qu'au
principe de celte législation, qui avait pour objet «de maintenir la
prépondérance des intérêts tenitoriaux, prépondérance indispen-
sable au bien du pays, qui lui devait la stabilité de ses institu-
tions. »
Ce fut à propos de la législation sur les céréales que M. Disraeli
fut amené à exprimer pour la première fois une opinion sur la poli-
tique étrangère. Le 1''' juillet i8/»2, M. Wallace prit occasion de la
discussion du budget pour faire le tableau de la détresse qui ré-
gnait dans les districts manufacturiers et conclut à l'abrogation
des Corn Laws. Sir James Graham lui répondit que le gouvernement
n'était pas d'avis d'accroître la détresse générale en retirant à l'agri-
culture la protection dont celle-ci avait besoin. Dans le cours de
la discussion, M. Disraeli soutint que le moyen le plus efficace de
venir en ride à l'industrie anglaise était de lui ouvrir de nouveaux
marchés par la conclusion de traités de commerce; il reprocha à
lord Palmerslon d'avoir compromis par sa politique brouillonne les
bonnes relations de l'Angleterre avec la France, et d'avoir ainsi
rendu plus difficiles les négociations que le gouvernement essayait de
nouer avec le cabinet de Paris. L'année suivante, le 13 février 1843,
à l'occasion d'une motion de lord Ilowick, qui avait le même
objet que celle de M. Wallace, M. Disraeli revint sur ce thème de
la nécessité de conclure des traités de commerce, et se prononça
très explicitement en faveur de l'alliance française. « 11 y a dix
ans, dit-il, un cabinet anglais annonçait au monde son entente avec
la France, comme la plus ferme base de son autorité et comme le
glorieux triomphe de sa politique. Pourquoi cette confiance mu-
tuelle ne serait-elle pas rétablie? Aucune discussion au sein du par-
LOnO BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 815
lement n'est encore venue donner au pays l'explication du change-
ment de politique qui a altéré les relations de deux nations placées
à la tête de la civilisation, et que toutes sortes de sympathies poli-
tiques et sociales lient l'une à l'autre. Le temps est venu de cléga-
ger cette question des ambages de la diplomatie et des fausses
appréciations de la presse. C'est par la voix de leurs parlemens
qu'une franche explication doit avoir lieu entre la France et l'An-
gleterre. Un traité de commerce avec la France ferait plus pour
Sheffield que les deux Amériques. » Dans la même session,, M. Dis-
raeli, prenant la parole sur une motion de M. Roebuck, relative aux
affaires étrangères, critiqua de nouveau la politique tracassière de
lord Palmerston, auquel il reprocha d'éprouver une jalousie maladive
de l'influence russe, et défendit la politique conciliante que prati-
quait lord Aberdeen. Quelques jours plus tard, il défendit énergi-
quement l'attitude prise par le cabinet tory vis-à-vis de l'Amérique
dans les négociations qui aboutirent au ti'aité de Waslàngton.
M. Disraeli avait donc le droit d'être compté parmi les amis du
ministère, mais c'était un ami indépendant, qui reservait la liberté
de son jugement et de son action, comme il l'avait prouvé en pré-
sentant, sans avoir consulté les ministres, une motion pour la ré-
forme du service consulaire. Les députés qui s'étaient groupés
autour de lui, presque tous jeunes et nouveaux venus dans le par-
lement, entendaient donner au gouvernement un appui réfléchi et
ne point recevoir de mot d'ordre. Cette disposition à l'indocilité
devait les conduire fatalement à une rupture avec sir Robert Peel.
Le grand ministre était investira ce moment, d'une véritable dicta-
ture. Non-seulement, il avait été porté au pouvoir par une majorité
considérable, mais l'appui que les députés libre-échangistes et
même une partie des députés libéraux donnaient à la plupart
de ses mesures le dispensait.de compter avec ses partisans. Portant
presque seul le poids des affaires, se réservant la haute direction
et le dernier mot dans toutes les questions, obligé d'entrer dans
mille détails à cause de la complexité des réformes qu'il accomplis-
sait, aux prises avec les difficultés d'une situation que la stagnation
du travail, le déficit des récoltes et une agitation redoutable aggra-
vaient tous les jours, sir Robert Peel, malgré sa constitution ro-
buste et ses habitudes laborieuses, succombait à la fatigue : il ne
pouvait rien sacrifier à ces obligations de courtoisie et de bienveil-
lante déférence qui s'imposent à un chef de parti. On le voyait
arriver à la chambre des communes, l'air soucieux et préoccupé,
vêtu d'un habit trop grand et d'un pardessus plus ample encore,
qui ajoutaient à l'effet de sa haute taille et de sa large encolure.
Tout le monde s'écartait instinctivement devant kii : il passait sans
reconnaître et sans saluer personne, et d'un pas lent et silencieux,
816 REVUE DES DEUX MONDES.
semblant glisser comme une ombre plutôt que marcher, il allait
droit à sa place, et s'asseyait sans échanger un seul mot, ni même
un salut avec ses collègues placés à ses côtés. Le chapeau enfoncé
jusque sur les yeux, les jambes croisées, le corps penché en avant,
il suivait les débats avec une attention extrême et dans une immo-
bilité absolue : on aurait pu le prendre pour une statue, si de
temps en temps un mouvement nerveux, aussitôt réprimé, n'avait
trahi une impression fugitive, ou si Ton n'avait vu ses doigts jouer
machinalement avec les clés de son portefeuille. En dehors du par-
lement, il était aussi peu communicatif, ne s'ouvrant à personne
de ses desseins, gardant jusqu'au dernier moment, même vis-à-
vis de ses collègues, le secret de ses combinaisons, accueillant les
observations, même les plus déférentes, d'un air distrait et avec
une hauteur dédaigneuse, laissant trop voir, enfin, que l'approba-
tion de l'opinion publique le rendait indifférent aux jugemens de
ses amis et qu'il attendait de ceux-ci une confiance absolue et une
obéissance passive.
On doit comprendre quelle fut l'impression de sir Robert Peel et
de ses collègues lorsque, le 9 août 18/i3, M. Disraeli, prenant la
parole sur la troisième lecture d'un bill qui avait pour objet d'ap-
pliquer à l'Irlande des mesures de rigueur et d'interdire aux Irlan-
dais le port d'aucune arme, déclara qu'il ne voterait pas contre le
bill pour ne pas refuser au gouvernement des pouvoirs que celui-ci
jugeait nécessaires, mais qu'il lui était impossible de donner un
vote approbatif à une mesure inefficace et impolitique. A son avis,
ce n'était pas par des mesures isolées, et surtout par des mesures
de rigueur, qu'on pouvait rétablir la paix publique en Irlande ; il
fallait traiter les Irlandais avec humanité et justice, comme avaient
fait les Stuarts ; il fallait porter remède à leurs maux. Il témoigna
ses regrets de voir les ministres adopter vis-à-vis de l'Irlande la
politique de rigueur et les mesures d'exception qu'ils avaient con-
damnées lorsque les uhigs étaient au pouvoir, et il exprima l'es-
poir « qu'un jour viendrait où un parti s'appuyant sur des prin-
cipes plus vrais ferait acte de justice envers l'Irlande, non en
donnant satisfaction aux agitateurs, non en se laissant acculer au
premier expédient qui serait suggéré, mais en étudiant sérieuse-
ment ce qu'il y avait au fond de cette situation déplorable, afin de
mettre les relations de l'Angleterrre et de l'Irlande sur un pied
plus conforme au bien des deux pays, et de faire cesser un état de
choses qui était le fléau de l'Angleterre et la honte de l'Kurope. »
Sir Robert Peel prit aussitôt la parole et répondit à M. Disraeli avec
une acrimonie et une amertume qui témoignaient de son irritation.
Quel(iucs jours plus tard, le 15 août i8Zi3, lord Palmerston de-
manda la communication de certains documens pour avoir occasion
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 817
de discuter la conduite du gouvernement dans le démêlé qui s'était
élevé entre la Serbie et la Porte. Lorsque sir Robert Peel eut ré-
pondu à lord Palmerston, M. Disraeli, qui dans le cours de la ses-
sion avait deux fois interrogé le gouvernement sur cette même
question sans obtenir jamais d'explications nettes et précises, se
leva et commença par rappeler à la chambre ces deux circonstances
dans lesquelles « le premier ministre lui avait répondu avec cette
lucidité dont il avait le secret et avec cette courtoisie qu'il réser-
vait pour ses partisans. » Après ce sarcasme, l'orateur fit ressortir
les tergiversations et les contradictions de la politique ministérielle,
et démontra sans peine que le premier ministre avait induit la
chambre des communes en erreur en prétendant que l'intervention
de la Russie en faveur des Serbes était justifiée par les traités d'Âc-
kerman et d'Andrinople, qui ne donnaient à cette puissance aucun
droit à cet égard. Il invita le gouvernement à montrer plus de fer-
meté, s'il voulait prévenir la crise que tout le monde prévoyait
dans l'avenir. Après les événemens qui viennent de s'accomplir en
Orient, il est intéressant de relire la conclusion de ce discours, pro-
noncé il y a trente-cinq ans : « L'action diplomatique de l'Angle-
terre doit avoir pour objet de maintenir la Turquie dans une situa-
tion qui lui permettra de défendre l'indépendance des Dardanelles.
Il n'en serait point ainsi si la poUtique que le gouvernement a
adoptée dans la question de Serbie venait à être poursuivie. Les
ministres essaieraient en vain de se faire illusion sur la situation
de la Turquie. La Turquie est à terre, moins par l'effet d'une déca-
dence naturelle que pour avoir été frappée par derrière. C'est la
diplomatie européenne qui, par la conduite qu'elle a tenue dans les
vingt dernières années, a réduit la Turquie à sa faiblesse présente :
ce n'est pas le déclin de ses ressources, qui sont encore incompa-
rables. »
Ce discours donna lieu à un incident caractéristique. Aux termes
du règlement, sir Robert Peel, qui avait parlé après lord Palmers-
ton, ne pouvait prendre une seconde fois la parole; ce fut un de
ses collègues, lord Sandon, qui répondit à M. Disraeli. Lord
Sandon, partageant et exagérant peut-être le mécontentement de
son chef, mit dans sa réponse une violence et une maladresse
extrêmes. Il déclara que « des attaques contre le gouvernement,
quand elles partaient des bancs ministériels, étaient inconvenantes.
Était-il admissible qus de jeunes membres de la chambre se levas-
sent derrière les ministres qu'ils prétendaient soutenir, non pas
seulement pour exprimer une divergence d'opinion, mais pour
prodiguer les insultes et les outrages aux hommes qu'ils affectaient
d'appuyer? Ce n'était pas seulement son opinion; c'était, il le savait,
TOME XXX. V. — 1879. 52
818 BEVUE DES DEUX MONDES.
celle d'un grand nombre de membres de la chambre, qui s'accor-
daient à considérer le langage que le député de Shrewsbury venait
d'employer, et celui dont d'autres députés s'étaient servis en plu-
sieurs occasions, comme tout à fait inconvenant dans la bouche
de membres qui prétendaient appuyer le ministère. » Mis en de-
meure de faire connaître quelles expressions il considérait comme
outrageantes, lord Sandon ne sut que balbutier et répéter à diverses
reprises qu'il y avait, de la part de députés ministériels, manque
de convenance à attaquer le ministère. M. George Smythe releva
avec vivacité le reproche adressé^ par lord Sandon « à certains
jeunes députés siégeant sur les bancs ministériels » et revendiqua
pour eux la liberté d'exprimer leur opinion. M. Hume, lord Pal-
merston et plusieurs autres orateurs s'accordèrent à déclarer qu'il
n'y avait eu dans le langage de M. Disraeli rien qui fût contraire
aux convenances parlementaires et qui excédât les droits de tout
membre de la chambre; un député libéral, M. Curteis, tira la mo-
rale de cet incident en disant que si les députés ministériels n'a-
vaient pas le droit de s'expliquer et devaient demeurer enchaînés
au banc des ministres , il ne pouvait que le regretter pour eux.
Une rupture entre la jeune Angleterre et le cabinet devenait inévi-
table ; M. Disraeli devait la consommer en affrontant à plusieurs
reprises le courroux du premier ministre.
La chambre des communes ayant introduit un amendement dans
un bill présenté par sir James Graham sur la législation des sucres,
Peel déclara qu'il se retirerait, si ce vote n'était pas rapporté. C'é-
tait la seconde fois, dans cette session, qu'il manifestait une sem-
blable exigence. La chambre obéit, mais M. Disraeli protesta. « Je
me souviens, dit-il, d'avoir entendu en 184 1 le très honorable gentle-
man dire qu'il n'avait jamais uni sa voix aux clameurs contre l'escla-
vage et qu'il ne se joindrait pas davantage aux clameurs en faveur du
sucre à bon marché. Deux ans se sont écoulés; le très honorable gen-
tleman a fait cause commune avec les adversaires de l'esclavage :
il a adopté le cri en faveur du sucre à bon marché ; mais il semble
que son horreur de l'esclavage s'étende à tout l'univers, hormis aux
bancs où siègent ses amis. Là le troupeau d'esclaves est encore à la
chaîne ; là le siffleinent du fouet se fait entendre tous les jours. »
D'une semblable protestation à une déclaration de guerre, il n'y
avait qu'un pas. M. Disraeli le franchit dès le début de la session
de 18/i5, à l'occasion de la motion dirigée par M. Duncombe contre
sir James Graham, secrétaire d'état à l'intérieur, qui avait fait ou-
vrir à la poste la correspondance de Mazzini, et avait averti le gou-
verne-ment autrichien de la conspiration ourdie par les frères Ban-
diera. M. Disraeli prit parti contre le ministère, et un incident de
la discussion amena entre le premier ministre et lui un échange
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 819
d'amères récriminations. Une motion d'un député tory, M. Miles,
demandant que les excédans de recettes fussent appliqués au sou-
lagement de l'agriculture, fournit à M. Disraeli l'occasion de passer
en revue l'administration de sir Robert Peel. Rappelant qu'en 1836,
le marquis de Chandos avait présenté, avec l'appui et sous la direc-
tion du premier ministre, une motion exactement semblable à celle
que le gouvernement combattait, il cita malignement les discours
que la plupart des membres du cabinet avaient prononcés en
cette occasion, comme autant de garanties du vote qu'ils ne pou-
vaient manquer d'émettre. Arrivant alors à sir Robert Peel, eténu-
mérant les promesses par lesquelles il avait endormi ses amis et les
déceptions qu'il leur avait fait éprouver, il lui reprocha de ne lais-
ser à ses partisans que les plaisirs de la mémoire, les douceurs des
souvenirs, et il termina en l'accusant de méditer l'abandon complet
des Corn Laits. « La protection, dit-il, me semble être aujourd'hui à
peu près dans la position du protestantisme en 1828. » [Nombre de
tories trouvèrent que M. Disraeli se laissait emporter trop loin, et lord
George Bentinck lui dit, après la séance, qu'il calomniait le premier
ministre. M. Disraeli, comme lord George le proclama quelques
mois plus tard, était prophète. Sa clairvoyance avait pénétré les
secrètes pensées de sir Robert Peel. Les hésitations et les tergiver-
sations du premier ministre, ses réticences dans les débats, le soin
avec lequel il évitait de renouveler aucun des engagemens dupasse :
tout révélait le travail qui s'opérait dans son esprit.
M. Disraeli prit encore parti contre le gouvernement, avec un
grand nombre de tories, dans la discussion mémorable à laquelle
donna lieu l'augmentation de crédit proposée par sir Robert Peel en
faveur du séminaire catholique de Maynooth. Il n'employa'aucun
des argumens que l'intolérance religieuse suggérait aux protestans
fanatiques de la chambre des communes ; il combattit la mesure
ministérielle comme un premier pas dans une voie mauvaise,
comme une tentative pour subordonner à la politique les influences
religieuses. Étendrait-on ce système à toutes les éghses? leur don-
nerait-on à toutes une dotation dans l'espoir de les asservir? L'ora-
teur se prononçait pour l'indépendance des églises. « Vous voyez,
dit-il, crouler sous vos pieds votre système d'érastianisme. Allez-
vous adopter un principe panthéiste? J'ai, pour ma part, une con-
fiance inébranlable dans la stabilité de notre église, mais je tiens
que la seule source de danger pour elle est dans ses relations avec
l'état, relations qui la soumettent au contrôle d'une chambre des
communes qui n'est plus nécessairement de la même communion
qu'elle. Laissez l'église à elle-même et elle ne reculera devant
aucune lutte, quelque redoutable qu'elle puisse être. Même en
Irlande, si la question se posait ainsi : Voulez-vous séparer l'église
820 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'état ou voulez-vous doter l'église catholique? les prolestans
d'Irlande vous répondraient, j'en suis sûr : Séparez l'église de l'état
et ne dotez pas l'église catholique... Je nie que l'église d'Angleterre
soit la création de l'état. L'alliance entre eux a été formée et main-
tenue sur le pied de l'égalité, et si l'on tentait, comme on paraît en
avoir l'intention, de mettre toutes les affaires ecclésiastiques sous la
direction de Downing-Street et de [les assujettir à la même espèce
de discipline qu'on impose en Prusse à l'église nationale, j'avertis
le très honorable gentleman que le peuple de ce pays ne tolérera
jamais un pareil système. » Le bill, combattu par un grand nombre
de partisans du ministère, triompha par l'appui que les whigs et les
radicaux donnèrent au gouvernement. C'était le prélude de l'alliance
inattendue qui allait mettre fin à la législation sur les céréales.
L'Irlande était en proie à la famine : la détresse n'était guère
moins grande dans les districts manufacturiers d'Angleterre. La
ligue contre la législation des céréales faisait tous les jours de
nouveaux progrès, et ses orateurs attaquaient avec une violence
extrême l'aristocratie terrienne, qu'ils accusaient d'être sans en-
trailles et de sacrifier le peuple à son avidité égoïste; les paroles
les plus menaçantes se faisaient entendre et étaient applaudies
dans les réunions publiques qui se tenaient journellement d'un bout
à l'autre du pays : l'heure de la crise était arrivée. La conviction
de sir Robert Peel était faite, comme le prouve une lettre qu'il
écrivait, le 13 octobre, à sir James Grahani; mais il s'agissait de
faire partager cette conviction aux autres membres du gouverne-
ment. La question fut agitée dans quatre conseils de cabinet consé-
cutifs, du 1" au 6 novembre, et sir Robert Peel ne rallia à son
opinion que lord Aberdeen, sir James Graham et M. Sydney Her-
bert. Lord Stanley soutint que si l'abrogation des lois sur les
céréales était nécessaire, il fallait laisser aux whigs la tâche de
présenter cette mesure, et il déclara que, pour sa part, il ne ferait
point partie d'un cabinet qui prendrait cette initiative. Le 22 no-
vembre, lord John Russell, informé sans doute des intentions de
sir Robert Peel et des divisions du ministère, et voulant sauve-
garder la popularité de son parti, lança d'Edimbourg, sans prendre
le temps de consulter ses amis, une lettre aux électeurs de la cité
de Londres dans laquelle il se prononçait pour la suppression im-
médiate et définitive de tout droit d'entrée sur les céréales. La
jmblication de la lettre de lord John Russell démontra à sir Robert
Peel la nécessité d'agir immédiatement : il mit ses collègues en
demeure de se prononcer et, ne pouvant vaincre la résistance de
lord Stanley, il déposa le 6 décembre, entre les mains de la reine,
la démission du cabinet. Mandé aussitôt d'Edimbourg, lord John
Russell ne put triompher de l'antipathie de lord Grey pour lord
LORD BEACONSFIEID ET SON TEMPP. 821
Palmerston, et dut renoncer, le 20 décembre, à former un ministère.
Rappelé par la reine, sir Robert Peel ne fit aucune difficulté de
reprendre le pouvoir, mais la retraite de lord Stanley indiqua clai-
rement quel serait le programme'l'du cabinet reconstitué.
M. Disraeli était à ce moment à Paris, où il avait l'honneur de
voir quelquefois le roi Louis-Philippe, pour lequel il professait une
grande admiration. Ce fut de la bouche du roi qu'il apprit le retour
de sir Robert Peel au pouvoir, et interrogé par son auguste inter-
locuteur sur l'issue probable de la crise, il répondit sans hésiter
que sir Robert Peel ferait certainement voter l'abrogation des Corn
Laws-, mais que ce succès mettrait fin à sa carrière politique. aL
prédiction s'est vérifiée de point en point, et elle est d'autant plus
remarquable que personne, à ce moment, ne partageait la manière
de voir de M. Disraeli. On était convaincu que la plupart des tories
subiraient en silence l'abrogation des Corn Laws comme ils avaient
subi la dotation de Maynooth et tant d'autres mesures qui leur
avaient été imposées par sir Robert Peel; au besoin, l'appoint que
les libéraux apporteraient au gouvernement compenserait large-
ment la défection des protectionnistes obstinés. Les libre-échan-
gistes,, qui touchaient au but de leurs efforts, témoignaient une sa-
tisfaction sans bornes^ et leurs journaux ne tarissaient pas en
railleries sur la résignation dont les défenseurs les plus ardens de
l'agriculture ne manqueraient pas de faire preuve, quand la voix de
leur ancien chef leur enjoindrait le sacrifice de leurs intérêts et de
leurs convictions. Il semblait en efi"et que les choses dussent se
passer ainsi. Des meetings d'indignation avaient bien lieu dans les
comtés ; on y exhalait des plaintes amères contre la'conduite du gou-
vernement; mais on s'en tenait à de vaines protestations; aucune
ligne de conduite n'était suggérée, aucune résistance n'était orga-
nisée. Le jour fixé pour l'ouverture du parlement arriva sans que
les députés tories eussent tenu une seule réunion, sans qu'aucun
concert se fût établi entre eux, et sir Robert Peel put croire; que
son autorité ne recevrait aucune atteinte. L'adresse"en réponse au
discours de la reine fut proposée par lord Francis Egerton, et ap-
puyée par M. Becket Denison , deux conservateurs ■ convertis aux
projets du premier ministre. La mise en scène était donc complète.
Après ces deux discours, Peel fit connaître les incidens de la crise
qui avait déterminé, un mois auparavant, la retraite du ministère,
puis son retour au pouvoir, et il annonça le changement qui s'était
opéré dans ses idées relativement aux Corn Laws. Peel était un
admirable homme d'affaires; il apportait dans l'exposition des
questions de finances une lucidité incomparable; mais sa parole
manquait souvent d'éclat et d'élévation : il lui est arrivé rarement
d'atteindre à la véritable éloquence. Ce jour-là, il prit un ton hau-
822 REVUE DES DEUX MONDES.
tain et cassant à l'égard de ses amis, dont il prévoyait les plaintes,
les avertissant qu'ils lutteraient en vain contre une inexorable né-
cessité. Il présenta la solution à laquelle il s'était arrêté comme le
résultat de ses propres réflexions sur les moyens de mettre fin à
une crise redoutable, et donna clairement à entendre qu'il se con-
sidérait comme le ministre indispensable, comme le seul homme en
état de faire face aux difficultés de la situation. Lord John Russell,
prenant la parole à son tour, rendit compte de ses tentatives inu-
tiles pour composer un cabinet. L'agitation de l'assemblée s'était
calmée pendant les explications diffuses et embarrassées du chef des
whigs, et lorsqu'il eut cessé de parler, il se fit un grand silence.
Observés curieusement par leurs adversaires, les tories semblaient
partagés entre l'abattement et un sombre mécontentement : si la
séance se fût terminée ainsi , toute pensée de résistance se serait
évanouie, et il est probable que le parti tory eût subi encore une
fois la volonté de son impérieux dictateur. M. Disraeli se leva, et
dans un discours où la chaleur s'alliait à la plus mordante ironie, il
demanda compte au premier ministre des engagemens pris par lui
vis-à-vis des électeurs et vis-à-vis de ses amis, s'indignant que la
confiance et la docilité d'un grand parti fussent payées par une tra-
hison. Des applaudissemens frénétiques accueillirent les premiers
accens de cette parole vengeresse, qui traduisait éloquemraent les
sentimens secrets de tous ces cœurs ulcérés : chaque phrase de
l'orateur soulevait de nouveaux transports. Le parti tory échappait
à l'ascendant de sir Robert Peel.
Cependant, quelques tories voulaient espérer encore. On disait
que l'abolition des Corn Laws ne devait pas être immédiate , et le
premier ministre avait donné tant de preuves de fécondité d'esprit
qu'il pouvait tenir en réserve une combinaison qui ménagerait les
intérêts de l'agriculture; mais lorsque, cinq jours plus tard, sir
Robert Peel exposa un plan qui consistait à réduire considérable-
ment les droits d'année en année, et à les faire disparaître com-
plètement au bout de trois ans, toute illusion dut s'évanouir. Que
fallait-il faire? Kl ait-il possible de résister? Qui organiserait et diri-
gerait la résistance? Tous les hommes qui avaient eu, depuis vingt
ans, la confiance des tories faisaient partie du ministère, et tous, à
l'exception de lord Stanley, avaient suivi leur chef dans son évolu-
tion. Lord Stanley joignait à l'expérience de la tactique parlemen-
taire un remarquable talent de parole ; mais il siégeait à la chambre
des lords, et c'était dans la chambre des communes que la bataille
devait se livrer. M. Disraeli était devenu un des orateurs les plus
écoutés de la chambre; mais il était trop nouveau dans le parlement
et sa situation n'y était pas encore assez forte pour qu'il pût pré-
tendre à un rôle aussi considérable. Un homme de haute nais-
LORD BEACONSFIELD ET SON TEMPS. 823
sance et de grande fortune, en possession de relations étendues,
pouvait seul faire accepter son autorité par un parti qui compre-
nait presque tous les grands propriétaires terriens de l'Angleterre.
Ceclijf, dont on avait besoin et qui s'ignorait encore lui-même,
surgit tout à coup du sein même de la chambre.
Le duc de Richmond avait accepté la présidence d'ime association
qui s'éiait formée pour la défense des intérêts agricoles. Aussitôt
que sir Pio!)ert Peel eut fait connaître son projet, le duc crut devoir
convoquer, au siège de la société qu'il présidait, tous les membres
du parti tory dans les deux chambres. Lord George Bentinck assis-
tait à cette réunion. Il y prit la parole un des premiers. Il déclara
que, bien qu'il ne fut arrivé à Londres que le matin même de l'ou-
verture de la session, sa résolution avait été prise dès le jour où il
avait connu les intentions du premier ministre ; il ne comprenait
pas qu'on pût hésiter sur la conduite à tenir : il fallait résister, dis-
puter le terrain pied à pied, épuiser les ressources de la stratégie
parlementaire pour faire échouer les projets de sir Robert Peel.
L'homme qui tenait ce langage était de la plus haute naissance;
il était le second fils du duc de Portland, le neveu et l'héritier de
lord WilHam Bentinck, ancien gouverneur général de l'Inde, auquel
il avait succédé comme député de Lynn ; il était, aussi le neveu, par
alliance, de Canning, dont il avait été le secrétaire particulier. 11
avait voté pour l'émancipation des catholiques et pour le bill de ré-
forme; il avait soutenu le ministère de lord Grey, dans lequel plu-
sieurs des anciens collègues de Canning avaient accepté des phices.
Lorsque lord Stanley avait brisé avec les whigs à l'occasion du bill
relatif à l'église d'Irlande, lord George Bentinck l'avait suivi et
était venu se ranger avec lui dans le parti tory. 11 avait témoigné à
sir Piobert Peel une admiration et une confiance absolue dont le
souvenir redoublait son ressentiment.
Débutant dans la vie publique sous les auspices et aux côtés de
Canning, intelligent et instruit, joignant l'esprit de décision à la
netteté du jugement, lord George Bentinck semblait appelé à une
carrière politique; mais, possesseur d'une grande fortune, il n'avait
pu s'astreindre à l'assujettissement d'un poste secondaire; il s'était
abandonné à sa passion pour la chasse et les chevaux. Il avait la
plus belle meute et l'écurie la plus renommée de l'Angleterre; ses
avis faisaient loi dans le monde des courses, et nul ne pouvait riva-
liser avec lui pour l'audace et l'importance de ses paris. Grand, de
haute mine, d'une physionomie ouverte sur laquelle se peignaient
la droiture et l'énergie de son caractère, apportant la même ardeur
dans ses amitiés et dans ses haines, il réunissait tous les dons qui
pouvaient séduire les gentilshommes campagnards.
L'avis de lord George Bentinck, énergiquement appuyé par
82Ù REVUE DES DEUX MONDES.
M. Disraeli, rallia tous les suffrages. Les tories avaient un chef et
ils avaient aussi un orateur. Alors commença cette lutte mémo-
rable qui, pendant plusieurs mois, tint l'Angleterre et l'Europe
attentives. M. Disraeli l'a racontée dans la Vie de lord George Ben-
tinck, où il s'efface modestement derrière son chef, bien que son
rôle personnel ait été aussi actifqu'important. Sir Robert Peel réussit,
avec l'appui des whigs, à faire voter l'abrogation des Corn Laivs;
mais, à leur tour, les amis de lord George Bentinck se joignant aux
whigs et aux députés irlandais firent rejeter un bill qui inves-
tissait le gouvernement de pouvoirs extraordinaires en Irlande. Le
ministère donna sa démission, et lord John Russell prit le pouvoir.
Ainsi que M. Disraeli l'avait annoncé au roi Louis-Philippe, la car-
rière politique de sir Robert Peel était terminée.
L'un des premiers actes du nouveau ministère fut la présentation
d'un bill qui modifiait la formule du serment à prêter par les mem-
bres du parlement : l'élection du baron Lionel de Rothschild, qui
venait d'être nommé, à une grande majorité, député de la cité de
Londres, était l'occasion de ce bill qui, en ouvrant au baron les
portes de la chambre des communes, devait consacrer l'émancipa-
tion politique des Israélites. Inspiré par son sujet, M. Disraeli pro-
nonça en faveur de la mesure ministérielle un discours d'une haute
éloquence, et il entraîna avec lui la majorité du parti tory. Par une
contradiction singulière autant qu'inattendue, lord George Bentinck,
qui avait voté l'émancipation politique des catholiques, ne put se
résoudre à voter celle des israélites. Il ne témoigna aucune amer-
tume de se voir abandonné sur cette question par un grand nombre
de ses amis; mais, comme sa santé commençait à se ressentir du
travail excessif qu'il avait dû s'imposer, il invoqua le déclin de ses
forces pour abdiquer la direction du parti tory en annonçant l'in-
tention de se consacrer tout entier à la défense des intérêts colo-
niaux. Après les services que M. Disraeli avait rendus et le rôle
qu'il avait joué dans toutes les discussions importantes, nul ne
pouvait songer à lui disputer le premier rang. Un assentiment
unanime lui déféra la direction que lord George Bentinck aban-
donnait : la mort inopinée de celui-ci, frappé d'apoplexie l'année
suivante, acheva de consolider son autorité. Dix ans après son entrée
à la chambre, M. Disraeli, par son mérite et son énergie, plus
encore que par un heureux concours de circonstances, devenait
le chef reconnu d'un grand parti. Quel usage allait-il faire de cette
autorité conquise par l'ascendant légitime du talent ?
G uciiE val-Clarign Y.
DIDEROT INEDIT
D'APRÈS LES MANUSCRITS DE L'ERMITAGE
I.
L'IDÉE DU TRANSFORMISME DANS DIDEROT.
OEuvres complètes de Diderot, éditées par J. Assézat et Maurice Tourneux,
20 vol. in-S", 1875-1877; Garnier frères.
Est-ce là l'édition définitive que le public lettré attend depuis si
longtemps ? Nous n'oserions le dire. Il ne peut y avoir une édition
définitive, tant qu'il y manquera une partie considérable de la cor-
respondance avec M"^ Volland, qui doit exister quelque part et dont
il serait fâcheux d'avoir à désespérer. Mais cette publication nou-
velle ajoute un contingent fort respectable de morceaux inédits à
ceux qu'avaient successivement donnés Belin en 1818 , Brière
en 1821, en 1830 Sautelet et Paulin, en 1856 un amateur enthou-
siaste et fort instruit, M. Walferdin; et les travaux épars de plu-
sieurs autres explorateurs habiles, qui ont enrichi nombre de re-
cueils et de journaux, se trouvent ici réunis pour la première fois.
Cette difficulté de reconstruction, spéciale pour les travaux de
Diderot, tient aux circonstances de sa vie et aux traits de son ca-
ractère. Il semait ses écrits dans des mains avides, comme il semait
ses idées et sa vie dans la conversation, qui était la vraie forme lit-
téraire de son esprit. Grimm avait gardé par devers lui plusieurs
des écrits les plus importans, entre autres les lettres à M"*" Vol-
land, qui ne se retrouvèrent qu'en 1830, très incomplètes et après
avoir traversé bien des hasards. Beaucoup d'autres, parmi les
amis de Diderot, étaient devenus de la même façon les dépositaires
de quelqu'une de ces pages écrites dans une matinée, oubliées le
26 REVUE DES DEUX MONDES.
lendemain et disparues dans le tourbillon. Et combien de sollici-
teurs improvisés, amis du jour ou de l'heure, obtenaient et ravis-
saient en se jouant les dons gratuits de l'improvisateur prodigue!
Ils emportaient de ce laboratoire d'idées, plein de flammes et de
fumée, quelque arme mieux trempée pour la lutte du lendemain,
ou quelipie ornement, quelque ciselure, dont ils s'empressaient de
décorer leurs propres ouvrages. Ce serait un travail bien difficile
de rechercher ces fragmens dispersés à travers les écrits de l'abbé
Raynal, du baron d'Holbach, d'Helvétius, de Pezay, de Grimm, de
J.-J. Rousseau lui-même et de bien d'autres. OEuvre assez ingrate
d'ailleurs et que l'on regretterait peut-être, après qu'on l'aurait
accomplie, tant les résultats sembleraient disproportionnés à l'effort,
la plupart de ces morceaux n'ayant qu'une valeur de circonstance
ou de polémique!
Il restait une sérieuse exploration à faire en Russie. On sait que
les manuscrits de Diderot furent transportés à sa mort au palais
de l'Ermitage, avec sa bibliothèque, par suite de la cession qu'il
en avait faite à l'impératrice Catherine, et dont le prix avait racheté
le bien-être et la dignité de ses dernières années. C'est même cette
circonstance qui a sauvé ces manuscrits d'une destruction à peu
près certaine. Nous savons par M"-® de Vandeul que le fameux cha-
noine, frère de Diderot, réclama tous les papiers du philosophe
pour les jeter au feu : on ne put le calmer qu'en lui disant qu'ils
étaient en Russie; mais il vécut jusqu'à la lin dans la crainte de
les voir renaître, et sa vieillesse en fut troublée. Que dirait aujour-
d'hui le pauvre chanoine? — H y a dix ans, on voyait encore, au
rez-de-chaussée de l'Ermitage, la résidence favorite de Catherine II,
la bibliothèque particuUère de l'impératrice, enrichie sous son
règne et par son ordre des livres de Voltaire, de Diderot, de d'Alem-
bert. Depuis quelques années seulement, cette collection précieuse
a été réunie à la bibliothèque publique. Ce qui ajoute un prix sin-
gulier à ces livres, c'est ([ue les marges sont couvertes des notes
les plus curieuses de ces mains illustres. Les manuscrits ne sont pas
la partie la moins intéressante de cette collection. Il y en a jusqu'à
trente-deux de Diderot, dont six complètement inédits, écrits de sa
main, sauf quelques passages recopiés sans doute par Naigeon ou
M'"" de Vandeul. M. Léon Godard, à qui nous devons ces renseigne-
mens, auteur d'un livre intitulé Pctersbourg et Moscou, souvenirs
du couronnement d'un tzar, a pris le soin de transcrire ces six vo-
lumes, qui font le mérite et la nouveauté de la présente édition. Ils
contieiment une Béfulation de lllomme d'Helvétius, les Élémens
de physiologie, le Plan d'une université pour le gouvernement de
Russie^ analysé par M. Guizot, en 181 3, dans les Annales de l'édu-
cation', des fragmens de psychologie, de morale et de logique sur
DIDEROT INÉDIT. 827
les caractères, la diversité et l'étendue de l'esprit, le génie; le Bis-
cours (T un philosophe à un roi; des appréciations rapides d'ouvrages
littéraires du temps; des plans inédits de pièces de théâtre; de nom-
breuses pages et feuillets détachés, appartenant à des ouvrages en
préparation ou en projet. Si nous y joignons quelques lettres retrou-
vées dans ces derniers temps, il y a la de quoi renouveler un sujet
déjà inépuisable par le nombre des questions que Diderot aborde et
la variété des aperçus qu'il ouvre dans toutes les directions de la
pensée.
On a tant étudié Diderot dans ces trente dernières années que
c'est une bonne fortune d'avoir seulement à parler de ces inédits et
d'éviter ainsi le péril de répétitions fastidieuses ou de dangereuses
comparaisons. Non pas qu'on doive s'attendre à des révélations qui
modifient la physionomie connue du philosophe ou rectifient les
jugemens antérieurs; mais on nous fournit dans cette édition nou-
velle des informations curieuses sur l'origine et le développement
de quelques-unes des théories chères à Diderot; on nous permet
de saisir, comme à sa source, cet esprit vraiment génial, comme
disent les Allemands, novateur avec ivresse, qui verse dans tous les
sujets un flot d'idées plus ou moins trouble, mais d'une abondance
extraordinaire. Nous surprenons dans ses libres caprices cette verve
immodérée, mais inventive et toujours en éveil, qui se répand à la
surface de toutes les sciences, à travers tous les arts, avec l'ambi-
tion de les renouveler, et qui les agite du moins furieusement et
leur imprime un mouvement sensible encore à la distance d'un
siècle, à travers tant de révolutions de tout genre, scientifiques et
littéraires. Il nous a paru qu'il y avait quelque intérêt à mettre en
lumière ces témoignages nouveaux d'une activité intellectuelle que
cinquante années n'épuisèrent pas, et de les replacer à leur lieu et
à leur date parmi les travaux déjà connus, en rétablissant ainsi
quelques anneaux disparus dans l'ordre des temps et la chaîne
des idées.
I.
Le marquis de Ghastellux (1) caractérisait ainsi les écrits de
Diderot : « ce sont des idées, disait-il, qui se sont enivrées et qui
se sont mises à courir les unes après les autres. » Ce mot nous
donne bien la sensation de la rapidité agitée des conceptions qui se
succèdent devant le lecteur, du vertige qui emporte ce mobile esprit
à travers tous les sujets dans une sorte de course effrénée non sans
but, mais sans repos. Nous savons par Naigeon qu'il avait contracté
(1) Auteur d'un ouvrage momentanément célèbre vers 1772, sur la Félicité publiqm,
et que Voltaire (avec quelque ironie, je suppose) plaçait au-dessus de VEsprit des lois.
828 REVUE DES DEUX MONDES.
de bonne heure l'habitude d'écrire sur les premiers feuillets de ses
livres et souvent sur des feuilles volantes qu'il y insérait, ses juge-
mens et ses réflexions. « En parcourant les titres parfois inconnus
des ouvrages sur lesquels il a fait des observations, on voit qu'il lui
importait fort peu que le livre qu'il analysait fût bon ou mauvais. »
Dans le premier cas, il s'élevait avec l'auteur, s'emparant de ses
principes et de ses idées avec cette faculté d'assimilation et cette
puissance de transformation qui est un don chez lui. Dans l'autre
cas, il se substituait à l'écrivain malhabile qui n'avait pas su profiter
de son sujet; il refaisait le livre à sa manière et presque sans s'en
apercevoir.
M. d'Holbach lui disait qu'il n'y avait point de mauvais livres
pour lui. Lorsqu'après avoir lu quelque ouvrage sur son témoi-
gnage excessif et déclamatoire, on lui faisait remarquer qu'il n'y
avait rien là de ce qu'il y avait vu : « Eh bien ! répondait-il, si cela
n'y est pas, cela devrait y être. » C'est ainsi que naissaient les unes
après les autres ces pages qui devenaient des livres, au jour le
jour, au hasard d'une lecture ou d'une conversation. Les notes
s'ajo utaient aux notes à mesure que les idées affluaient à son esprit,
sous le coup d'une suggestion subite ou d'une contradiction. Le
plus souvent il ne s'accordait ni la peine ni le temps de donner une
ibrme définitive à sa pensée, qui courait plus vite que sa plume:
telle était cette fécondité déréglée répandant à profusion des germes
d'idées dont quelques-uns devaient revivre plus tard, croître et
produire de véritables révolutions dans la philosophie et dans la
science.
Ainsi sont nés, dans les dernières années de la vie de Diderot,
les Élémens de physiologie, que l'on ne connaissait jusqu'ici que
par quelques lambeaux de conversation rapportés par Naigeon. Ils
sont remarquables à plus d'un titre, ne fût-ce que comme un des
développemens les plus considérables de la philosophie naturelle, à
laquelle il avait fini par réduire toute philosophie. Comment et par
quels degrés en était-il arrivé à ces conclusions extrêmes ? Les Élémens
de physiologie se rattachent par un lien étroit au Rêve de d'Alem-
bert^ qui lui-même, pour être bien compris, doit être replacé à son
moment dans l'évolution de la pensée de Diderot. Nous verrons,
sous l'action d'une logique fatale, se former et se dégager, dans
chacun des écrits qui l'expriment, cette philosophie où abondent de
jour en jour davantage les conceptions les plus hasardeuses, chères
au naturalisme de notre temps et que Diderot a presque toutes
pressenties.
Les premiers ouvrages philosophiques de Diderot eurent une ori-
gine assez compromettante pour la gravité de la philosophie nouvelle.
On sait qu'il s'était hé intimement avec une sorte d'aventurière,
DIDEROT INÉDIT. 829
M"* de Puisieux, l'année même qui suivit son mariage, pendant une
absence de M'"* Diderot, a M'"* de Puisieux était pauvre, dit M"® de
Yandeul ; elle demanda de l'argent à mon père; il publia V Essai sw
le mérite et la vertu, vendit cet ouvrage cinquante louis et les lui
porta. Bientôt elle demanda une nouvelle somme; il publia les
Pensées philosophiques, les vendit cinquante louis et les lui porta
encore; il fit cet ouvrage dans l'intervalle du vendredi saint au jour
de Pâques. Après les Bijoux indiscrets, qui furent écrits dans la
même intention, mon père fit la troisième partie de V Apologie de
la Thèse de l'abbé de Prades; comme l'existence de Dieu y était
niée, cela rendit l'affaire de l'abbé assez grave pour l'obliger à
sortir de France. Mon père était inquiet des suites de cet événe-
ment, lorsque de nouveaux besoins de M'""" de Puisieux l'engagèrent
à publier les Lettres sur les sourds et les aveugles. » Nous arrê-
tons là cette nomenclature, admirant avec quelle exactitude Diderot
tenait la comptabilité de ses galanteries et avec quelle candeur sa
fille reproduit cette partie de ses notes intimes. Le nouvel éditeur,
après avoir rappelé les circonstances particulières qui ont marqué
l'origine des écrits philosophiques de Diderot, fait cette déclara-
tion assez singulière : « M""" de Puisieux ayant puissamment excité
par ses exigences réitérées la verve créatrice de Diderot, elle mérite
quelque reconnaissance. » On avouera que, pour placer sa recon-
naissance de cette manière, il faut en avoir de reste.
Quelle qu'ait été l'occasion qui donna lieu à la publication de ces
divers écrits, on peut suivre, à la date de chacun d'eux, le change-
ment qui s'accomplit dans l'esprit de Diderot et qui le fait passer
d'une sorte de christianisme de convention au déisme, puis au
scepticisme, et du doute provisoire, où il ne s'arrêta guère, à un
naturalisme exalté. 11 fallut quelque temps, selon la plaisante
expression de Naigeon, avant que le philosophe se fût entièrement
purgé de la matière superstitieuse. L'Essai sur le mérite et la
vertu, paru en 17/i5, n'était qu'une traduction de l'ouvrage de
Shaftesbury, mais les notes, le discours préliminaire et la dédicace
à son frère marquent bien l'état d'esprit du traducteur au moment
où il s'occupait de ce travail d'un genre secondaire, inférieur à son
mérite. 11 insiste sur le vrai caractère du théisme, l'opposant à
\ athéisme, en faisant une sorte de préparation nécessaire et d'in-
troduction au christianisme : « Le but de cet ouvrage, dit-il, est
de montrer que la vertu est presque indivisiblement attachée à la
connaissance de Dieu, et que le bonheur temporel de l'homme est
inséparable de la vertu. Point de vertu sans croire en Dieu ; point
de bonheur sans vertu, ce sont les deux propositions de l'illustre
philosophe dont je vais exposer les idées... Tout ce que nous dirons
à l'avantage de la connaissance du Di3u des naiio.is s'appliquera
830 REVUE DES DEUX MONDES.
avec un nouveau degré de force à la connaissance du Dieu des
chrétiens... Voilà donc le lecteur conduit à la porte de nos temples.
Le missionnaire n'a qu'à l'attirer maintenant au pied de nos autels :
c'est sa tâche. Le philosophe a rempli la sienne. » Un an après,
en 17^6, paraissent les Pensées philosophiques. Diderot étudiait
alors Bayle avec passion et l'on peut voir dans ce petit ouvrage une
imitation assez piquante des habitudes d'esprit du fameux dialec-
ticien, Vaniasseur de nuages^ habile à soulever les questions, évi-
tant de les résoudre. — Au fond, la rupture est accomplie avec
cette espèce de christianisme philosophique où Diderot était resté
quelque temps engagé, par habitude d'esprit ou par prudence. Ce
n'était pas tout à fait à tort qu'il craignait le parlement. Les Pen-
sées philosophiques furent condamnées au feu, par arrêt du 7 juil-
let 17Zi6, ce qui n'empêcha pas l'ouvrage de reparaître plusieurs
fois, du vivant de l'auteur, sous différens noms. La Promenade du
sceptique, composée en 17ZÎ7, est une froide allégorie, dirigée
contre la vie religieuse ; en 17Zi9, dans la célèbre Lettre sur les
aveugles à l'usage de ceux qui voient, le voici aux prises avec le
problème de l'existence de Dieu; il ne dépasse pas encore les limites
du doute. Pourtant Voltaire s'en émut et, dans une réponse fort
embarrassée à l'envoi de cet ouvrage, il déclara que, quant à lui,
(( il n'est point du tout de l'avis de Saunderson, qui nie Dieu parce
qu'il est né aveugle. »
On sait que Diderot paya de cent jours de captivité à Vincennes
la hardiesse plus que philosophique de ce livre, où respire déjà le
souille de tempête qui va soulever de terre V Encyclopédie, et par
elle l'opinion. Dans ses Mémoires récemment publiés, le marquis
d'Argenson dit négligemment, à la date du mois d'août 17Z|9 :
(( On a arrêté ces jours-ci quantité d'abbés, de savants, de beaux
esprits, et on les a menés à la Bastille, comme le sieur Diderot,
quelques professeurs de l'Université, docteurs de la Sorbonne, etc.
Us sont accusés d'avoir fait des vers contre le roi, de les avoir
récités, débités, d'avoir frondé contre le ministère, d'avoir écrit et
imprimé pour le déisme et contre les mœurs, à quoi l'on voudrait
donner des bornes, la licence était devenue trop grande. Mon frère
en fait sa cour et se montre par là grand ministre. » — Et un peu
plus loin : a Le nommé Diderot, auteur des Bijoux indiscrets et
de T Aveugle clairvoyant (la Lettre sur les aveugles), a été interrogé
dans sa prison à Vincennes. \\ a reçu le magistrat (on dit môme
que c'est le ministre) avec une hauteur de fanatique. L'interroga-
teur lui a dit : « Vous êtes un insolent, vous resterez ici longtemps. »
Ce Diderot venait de composer, quand on l'a arrêté, un livre sur-
prenant contre la religion. y>
La Suite de l'Apologie de M. l'abbé de Prudes (1752) et les
DIDEROT INÉDIT. 831
articles de \ Encyclopédie qui commencent à paraître ne dépas-
sent pas cette moyenne d'incrédulité plutôt religieuse que philo-
sophique, que l'on caractérisait alors du nom de déisme et que
p-ersonne n'a mieux définie que Diderot lui-même : « La diversité
des adversaires qui se sont élevés contre la religion, dit-il, a intro-
duit une infinité de questions inconnues il y a cinquante ans ; et
l'on a été contraint d'adopter des expressions peu communes et de
distinguer des objets qu'on a souvent confondus. Ainsi, dans le
nouvel usage, on n'attache point au théisme la même idée qu'au
déisme. » Et, d'après ses explications fort nettes , on peut se con-
vaincre que le théisme n'était pas considéré comme hostile à la re-
ligion, tandis que le déisme était un terme d'opposition contre
toute religion. « Le théiste est celui qui est déjà convaincu de
l'existence de Dieu, de la réalité du bien et du mal moral, de l'im-
mortalité de l'âme, des peines et des récompenses à venir, mais
qui attend, pour admettre la révélation, qu'on la lui démontre ; il
ne l'accorde ni ne la nie. Le déiste au contraire, d'accord avec le
théiste seulement sur l'existence de Dieu et la réalité du bien et
du mal moral, nie la révélation, doute de l'immortalité de l'âme et
des peines et des récompenses avenir (1). » C'est ce mot qui peint le
mieux l'état d'esprit de Diderot à cette époque. Il ne proteste
qu'ironiquement contre cette appellation, et encore est-ce au nom
de l'abbé de Prades. Une première phase de son évolution intellec-
tuelle est accomplie. Il ne cherche plus « la voie par laquelle il faut
passer pour arriver méthodiquement au pied des autels ; » ce pas-
sage, il le déclare infranchissable. Une seconde phase va s'accom-
plir, celle qui va le conduire du déisme au naturalisme pur. C'est
dans les Pensées sur l'interprétation de la nature (1754) que cette
nuance va se marquer pour la première fois ; elle s'accentuera de
plus en plus dans la dernière partie de la vie du philosophe.
Il avait alors quarante et un ans. Les historiens de la philosophie
qui n'ont pas tenu compte de ces phases diverses de son esprit ont
tout brouillé, tout confondu. A l'aide de cette observation si simple
des dates, on se reconnaît sans peine dans les apparentes contra-
dictions de Diderot. 11 y a dans sa philosophie une dégradation
continue de l'idée de Dieu, jusqu'à son évanouissement dans le pur
scepticisme, qui lui-même n'est qu'un passage par où il arrive
promptement à l'idée de la nature, prise désormais comme objet
unique de sa foi et de son culte.
Le jRcve de d'Alembert, écrit en 1769, mais non publié de son
vivant, a une importance capitale dans son œuvre. C'est de son
propre aveu un des seuls d'entre ses ouvrages dans lesquels il se
(1) Apologie de Vahbé de Prades, xvi.
832 REVUE DES DEUX MONDES.
complaisait. Il en parle' à plusieurs reprises à M"" Volland : « Les
interlocuteurs sont d'Alembert, qui rêve, Bordeu et l'amie de d'A-
lembert, M"' de l'Espinasse... Il n'est pas jjossible df être jylus pro-
fond et plus fou. J'y ai ajouté après coup cinq ou six pages capa-
bles de faire dresser les cheveux à mon amoureuse ; aussi ne les
verra-t -elle jamais. » Et à quelques jours de là : « Si j'avais voulu
sacrifier la richesse du fond à la noblesse du ton, Démocrite, Hip-
pocrate et Leucippe auraient été mes personnages ; mais la vrai-
semblance m'aurait renfermé dans les bornes de la philosophie
ancienne, et j'y aurais trop perdu. Cela est de la plus haute extra-
vagance, et tout à la fois de la philosophie la plus profonde ; il y a
quelque adresse à avoir mis mes idées dans la bouche d'un homme
qui rêve : il faut souvent donner à la sagesse l'air de la folie, afin
de lui procurer ses entrées. » — Pourtant, réflexion faite, il eut
peur de « ces extravagances ». 11 n'osa pas les publier, et il fit
bien ; il eût encouru de terribles colères et soulevé une véritable
émeute parmi ses amis. M"'^ de l'Espinasse, qui figurait dans le
dialogue et y jouait son rôle avec une bonne grâce et une compé-
tence fort piquantes, se fâcha et fit adresser par d'Alembert de si
vifs reproches à Diderot, que celui-ci promit de brûler le manu-
scrit. Ne nous fions pas trop à ces exécutions : rarement elles se font
jusqu'au bout.
Peut-être le manuscrit fut-il brûlé; mais il en subsistait des
copies, puisque l'œuvre a reparu en 1830 dans les quatre volumes
de mémoires qui furent alors publiés. Cependant Diderot, ne se
résignant ni à perdre ce travail, où il avait amassé beaucoup d'idées
qui lui étaient chères, ni à en priver le public, avait composé une
variante du Rêve; il nous reste seulement la lettre d'envoi, que
l'on nous donne pour la première fois : « L'historique de ces dia-
logues, dit l'auteur, en excusera les défauts... Le plaisir de se
rendre compte à soi-même de ses opinions les avait produits ; l'in-
discrétion de quelques personnes les tira de l'obscurité; l'amour
alarmé en désira le sacrifice; l'amitié tyrannique l'exigea; l'amitié
trop facile y consentit; ils furent lacérés. Vous avez voulu que j'en
rapprochasse les morceaux, je l'ai fait... Ce n'est ici qu'une statue
brisée, mais si brisée qu'il fut presque impossible à l'artiste de la
réparer. 11 est resté autour de lui nombre de fragmens dont il n'a
pu retrouver la place... D'ailleurs, en changeant le nom des inter-
locuteurs, ces dialogues ont encore perdu le mérite de la comédie. »
Cette œuvre substituée à la première, qu'est-elle devenue? Il im-
porte assez peu d'ailleurs, puisque nous avons le lîcvede d'Alembert
et les Élêmcns de physiologie, qui en soiit un commentaire du plus
haut intérêt, plus intéressant même que le Rcce, si l'on ne consulte
que les idées, qui s'y montrent plus directement et à découvert.
DIDEROT INEDIT. 833
En quoi donc consistait cette « philosophie profonde » que
Diderot a'nnonçait mystérieusement à son ami? A travers les diva-
gations, les fantaisies et le libertinage qui se mêlent à ses ouvrages
les plus sérieux, percent quelques grandes conceptions qu'il
attribue à d'Alembert rêvant, mais qui sont bien d'un homme
singulièrement éveillé. C'est d'abord cette idée que, pour ima-
giner la manière dont la vie a pu naître et se propager sur la terre,
il ne faut pas prendre garde à quelques centaines de siècles de
plus ou de moins. Le temps n'est rien pour la nature, et le philo-
sophe doit avec soin se garantir du sophisme de V éphémère^ celui
d'un être passager qui croit à l'immortalité des choses, celui qu'ex-
primait si bien la rose de Fontenelle, qui disait « que de mémoire
de rose, on n'avait vu mourir un jardinier. » — Ce n'est qu'à
cette condition qu'on peut traiter ces graves sujets, la sensibilité
générale, la formation de l'être sentant, son unité, l'origine des
animaux, leur durée et toutes les questions de ce genre, a On
suppose, disait-il, que les animaux ont été dans l'origine ce qu'ils
sont à présent. Quelle folie! on ne sait non plus ce qu'ils ont
été qu'on ne sait ce qu'ils deviendront. Le vermisseau impercep-
tible qui s'agite dans la fange s'achemine peut-être à l'état de
grand animal; l'animal énorme, qui nous épouvante par sa gran-
deur, s'achemine peut-être à l'état de vermisseau ; il est peut-être
une production momentanée de cette planète... L'homme lui-
même se résout en une infinité d'animalcules dont il est impossible
de prévoir les métamorphoses et l'organisation future. Qui sait si
ce n'est pas la pépinière d'une seconde génération d'êtres, séparée
de celle-ci par un intervalle incompréhensible de siècles et de
développemens successifs? Le vase oii Needham apercevait tant de
générations momentanées d'êtres microscopiques peut être com-
paré à l'univers. On voit dans une goutte d'eau l'histoire du monde.
Sans doute, dans le monde, le même phénomène dure un peu
davantage; mais qu'est-ce que notre durée en comparaison de l'é-
ternité des temps? Moins que la goutte que j'ai prise avec la pointe
d'une aiguille, en comparaison de l'espace illimité qui m'envi-
ronne... Qui sait les races d'animaux qui nous ont précédés? qui
sait les races d'animaux qui succéderont aux nôtres? Tout change,
tout passe, il n'y a que le tout qui reste. Le monde commence et
finit sans cesse; il est à chaque instant à son commencement et à
sa fin; il n'en a jamais eu d'autre et n'en aura jamais d'autre. »
Yoilà le cadre très vaste dans lequel se meuvent, à côté des ima-
ginations les plus étranges, quelques-unes de ces théories qu'on
pourrait appeler prophétiques, qui devancent les temps et que l'on
ne comprend bien, dont on ne saisit exactement la portée que quand,
TOME xsxv. — 187P, 53
834 REVUE DES DEUX MONDES,
à la suite de plusieurs tentatives, elles sont entrées dans l'esprit pu-
blic, sinon à titre de vérités conquises, du moins comme des doc-
trines provisoires dignes d'examen. Ce sont, par exemple, le pas-
sage de l'inertie à la sensibilité, de l'inorganique à l'organique,
de l'organique à l'être sensible, de l'être sensible à l'être pensant
par mie série de gradations insensibles; les générations sponta-
nées, « une suite indéfinie d'animalcules dans l'atome qui fer-
mente, une même suite indéfinie d'animalcules dans l'autre atome
qu'on appelle la terre; » chaque être considéré comme une répu-
blique d'êtres microscopiques, chaque animal comme un polype;
la fibre un animal simple, l'homme un animal composé; chaque
être étant la somme d'un certain nombre de tendances, et les
espèces des tendances à un terme commun qui leur est propre;
l'être normal un effet commun, le monstre un effet rare, tous les
deux également naturels, également nécessaires, également dans
l'ordre universel et général; la vie considérée comme une suite
d'actions et de réactions, avec cette seule différence qui les dis-
tingue de la mort, c'est que vivant j'agis et je réagis en masse,
mort j'agis et je réagis en molécules; tout enfin se tenant dans la
nature et l'impossibililé qu'il y ait un vide dans la chaîne, les indi-
vidus n'étant rien qu'une apparition, un moment dans la vie d'un
seul grand individu, qui est le tout. — Voilà à coup sûr une phi-
losophie qui nous est devenue familière, que nous reconnaissons
sans peine sous les formes particulières de l'esprit de Diderot et
de son siècle, que nous voyons s'étendre et se propager autour de
nous sous les noms divers du transformisme, de l'évolution ou de
la philosophie monistique, comme disent les Allemands, doctrines
presque identiques au fond, ne différant guère entre elles que par
le caractère métaphysique ou naturaliste qu'elles revêtent dans les
divers esprits, ou bien encore par la hardiesse des synthèses qu'elles
produisent, l'assurance plus ou moins impérieuse des hypothèses
qu'on nous impose et la déduction plus ou moins outrée des consé-
quences qu'on en tire.
Quel est le naturaliste ou le philosophe de cette école qui ne
reconnaîtrait son ancêtre dans celui qui disait, il y a un siècle :
« Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par consé-
quent toutes les espèces. Tout est en un flux perpétuel. Tout
animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou
moins plante; toute plante est plus ou moins animal. Toute chose
est plus ou moins une chose quelconque, plus ou moins terre,
plus ou moins eau, plus ou moins air, plus ou moins feu, plus
ou moins d'un règne ou d'un autre. » Celui qui tenait ce lan-
gage, avant de s'appeler Diderot, s'appelait dans l'antiquité
Heraclite, Empédocle, Lucrèce; au xviii" siècle, il s'appela tour
DIDEROT INÉDIT, 835
à tour Maillet, Robinet et Lamark; il s'est appelé successivement
de notre temps Darwin, Haeckel, Herbert Spencer, il s'appelle au-
jourd'hui légion. C'est le même homme, au fond, le même penseur
sous la diversité des formes et du langage, si l'on tient compte
des temps et des progrès de la science. C'est aussi la même doc-
trine, la mobilité absolue des choses (si ces deux mots souflrent
d'être rapprochés), la variabilité universelle des êtres et des es-
pèces, l'évolution qui remplit de ses rythmes alternatifs l'infinité
de l'espace et du temps, sans autre principe que la force éternelle,
inconsciente, sans autre but que l'éternelle succession de ses méta-
morphoses.
Le sophisme de V éphémère est une des idées qui reviennent le
plus souvent dans ces improvisations ardentes de Diderot sur l'uni-
vers et sur l'homme. Mais ce sophisme se présente à lui sous diffé-
rens aspects : tantôt c'est l'illusion de l'être passager qui croit à
l'immortalité des êtres et des espèces, parce que ces grands objets
de la nature existaient avant lui et existeront encore après, et qui
de cette durée relativement longue conclut à une durée éternelle;
tantôt c'est une autre illusion, contraire en apparence, celle de
l'homme qui, perdu sur un atome de poussière, enter.iié dans un
moment de la durée, imperceptible dans cet immense océan de ma-
tière qui roule autour de lui, prétend du fond de sa chétive exis-
tence usurper l'infini par sa pensée ou par son cœur et s'arroge à
lui, à ses idées et à ses sentimens, une immortalité dérisoire, quand
tout meurt autour de lui, quand tout se transforme et change. On
trouve une expression saisissante de cette pensée dans le Supplé-
ment au Voyage de Bougainville, quand a l'innocent Taïtien »
Orou oppose la loi de la nature concernant l'union des sexes à la
morale artificielle de l'aumônier.
« Tes préceptes, lui dit Orou, je les trouve opposés à la nature
et contraires à la raison. Contraires à la nature, puisqu'ils supposent
qu'un être pensant, sentant et libre peut être la propriété d'un être
semblable à lui. Contraires à la loi des êtres; rien, en elfet, te pa-
raît-il plus insensé qu'un précepte qui prescrit le changement qui
est en nous; qui commande une constance qui n'y peut être et qui
viole la liberté de l'homme et de la femme en les enchaînant pour
jamais l'un à l'autre; qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse
des jouissances à un même individu ; qu'un serment d'immutabilité
de deux êtres de chair, à la face d'un ciel qui n'est pas un instant
le même, sous des antres qui menacent ruine, au bas d'une roche
qui totnbe en poudre, au pied d'un arbre qui se gerce, sur une
jjierre qui s'ébranle? » Un fin lettré nous fait remarquer qu'Alfred
de xMusset s'est visiblement inspiré de ce passage et qu'il l'a presque
littéralement traduit dans ces beaux vers, tout en transformant le
836 REVUE DES DEDX MONDES.
sentiment naturaliste de Diderot par l'accent de sa mélancolie pas-
sionnée :
Oui, les premiers baisers, oui, les premiers sermens
Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
Ce fut aux pieds d'un arbre effeuillé par les vents.
Sur un roc en poussière.
Ils prirent à témoin de leur joie éphémère
Un ciel toujours voilé qui change à tout moment,
Et des astres sans nom, que leur propre lumière
Dévore incessamment.
Tout mourait autour d'eux, l'oiseau dans le feuillage,
La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs pies,
La source desséchée où vacillait l'image
De leurs traits oubliés.
Et sur tous ces débris joignant leurs mains d'argile,
Étourdis des éclairs d'un instant de plaisir.
Ils croyaient échapper à cet Être immobile
Qui regarde mourir (1).
La morale à l'usage de Taïti nous amène à dire un mot de ce que
Diderot appelait lui-même les idées folles mêlées à la profonde phi-
losophie dans le Rêoe de d'Alembert. — Une pareille désignation ne
peut s'appliquer à la théorie physiologique sur l'origine de la con-
science, de la perception, de la mémoire et des facultés qui en dé-
rivent, sur le génie et l'esprit, sur le sommeil, sur la volonté et la
liberté, aussi réelles dans le sommeil que dans la veille, tout cela
expliqué par le rapport de l'origine du faisceau nerveux à ses
ramifications. » Assurément il y a là bien des subtilités et des obs-
curités, et, quoi qu'en dise Naigeon, Condillac s'entend mieux lui-
même dans son Traité des sensations et nous fait mieux entendre
sa pensée. Mais enfin ce n'est pas pour si peu que Diderot se se-
serait accusé à M"" Volland « de haute extravagance. » Il parle évi-
demment, quand il s'accuse ainsi, de la Suite de l'entretien, où le
médecin Bordeu, dans un dialogue avec M"" de l'Espinasse, tire de
si étranges conséquences de son système de physiologie sur le mé-
lange possible des espèces, qu'il veut pousser jusqu'à l'espèce hu-
maine, sur l'art de créer des êtres qui ne sont pas, sur la méthode
propre à poursuivre en ce sens des tentatives graduelles, et les
préparations nécessaires à faire subir aux espèces pour les adapter
à ce genre d'expériences. Si l'on joint à cet exposé d'obscénités
révoltantes et nullement scientifiques (quoi qu'en dise l'auteur) le
Supplément au voyage de Bougainville ou le Dialogue entre A. et
(1) Poésies nouvelles. — Souvenir.
DIDEROT INÉDIT. 837
B. sur V inconvénient df attacher des idées morales à certaines actions
physiques qui nen comportent pas, on aura réunis sous les yeux,
dans le Rêve de d'Alembert et dans ces opuscules, les deux Diderot
que nous connaissons : l'un vraiment philosophe, savant même par
une vaste lecture, sinon par ses expériences personnelles, l'œil et
l'esprit tendus vers toutes les nouveautés, passionné pour la mé-
thode expérimentale, d'une puissance de pensée peu commune pour
recueillir les observations des autres et en déduire les plus hardies
conséquences, doué au plus haut degré de la curiosité intellectuelle
et de la faculté de généraliser, tirant sans cesse de son cerveau
toujours en ébuUition , et sans l'épuiser jamais , des conceptions
neuves sinon vraies, spécieuses, pleines de prestige, s'imposant à
notre attention par un air de grandeur dans ses systèmes, devan-
çant les âges et ne laissant guère au naturalisme contemporain,
dans certaines théories qu'il a devinées, que la besogne des détails
à classer et des preuves à faire, un de ces promoteurs d'idées dont
la science profite, même quand ils se trompent et qui l'agitent par
une sorte d'inquiétude salutaire en la troublant dans son repos, en
stimulant son ambition vers les vastes horizons.
Voilà le Diderot qui appartient à l'histoire de la science comme à
celle de la philosophie. Mais il y en a un autre, un fâcheux compa-
gnon du penseur et qui malheureusement ne le quitte jamais : c'est
une sorte de Diogène raffiné, un libertin d'imagination, poursuivant
les problèmes qu'il pose dans leurs conséquences les plus extrava-
gantes, portant une curiosité froide et une logique à outrance
dans les questions équivoques, l'auteur des Bijoux indiscrets et de
la Religieuse apparaissant tout à coup au milieu des plus graves su-
jets, l'origine des êtres ou la transformation des espèces, prétendant
déniaiser l'humanité et spécialement ses contemporains, qui ne
péchaient pourtant pas par excès de niaiserie, réduisant la morale
à cette unique loi « que tout ce qui est ne peut être ni contre
nature ni hors de nature, » et par conséquent « que ce serait une
vertu comme la contiaence qui serait le premier des crimes contre la
nature, s'il pouvait y en avoir. » 11 faut le voir pousser jusqu'au bout
cette agréable facétie d'un logicien en gaîté, prêt à se tirer d'af-
faire, si la société se révolte, comme le faisait Bordeu avec M"' de
l'Espinasse : « Sans doute, disait Bordeu à l'aimable et facile amie
de d'Alembert, ce serait fouler aux pieds toute décence, attirer sur
soi les soupçons les plus odieux et commettre un crime de lèse-
société que de développer ces principes... Je n'ôterais pas mon
chapeau à l'homme suspecté de pratiquer ma doctrine; il me suf-
firait qu'on l'appelât un infâme. Mais nous causons sans témoins et
sans" conséquences... » Et comme M"' de l'Espinasse se récriait,
Bordeu la raillait doucement : « Ah ! après avoir été un homme
838 REVUE DES DEUX MONDES.
pendant quatre minutes, voilà que vous reprenez votre cornette et
vos cotillons, et que vous redevenez femme. A la bonne heure! eh
bien ! il faut vous traiter comme telle. Yoilà qui est fait. » Dieu sait
cependant ce que M'" de l'Espinasse et la société du xviii^ siècle
pouvaient entendre sans se fâcher. Bordeu avec l'une et Diderot
avec l'autre allèrent vraiment trop loin.
Je sais comment Diderot se défendait. Ce germe d'apologie, nous
le trouvons dans une curieuse lettre d'envoi ( publiée pour la pre-
mière fois) qui accompagnait la rédaction nouvelle du Rêve de
d'Alemhert, celle qui s'est perdue. Diderot rappelle la différence
qu'il y a entre une morale illicite et une morale criminelle ; il veut
qu'on n'oublie pas d'ailleurs que l'homme de bien ne fait rien de
criminel , ni le bon citoyen d'illicite. « Il est, dit-il , une doctrine
spéculative qui n'est ni pour la multitude ni pour la pratique, et, si
sans être faux, on n'écrit pas tout ce que l'on fait, sans être incon-
séquent, on ne fait pas tout ce qu'on écrit. » Je comprends à peu
près ce que veut dire l'auteur, mais il ne me convainc guère. Cette
doctrine spéculative m'inquiète; si elle a pour elle la vérité, qu'im-
porte, au moins pour la vie privée, qu'elle ait contre elle les mœurs,
qui sont des préjugés, et les lois qui sont d'autres préjugés? Si l'on
peut la pratiquer en secret, en dehors de l'action des lois et de
l'opinion publique, pourquoi s'en priver? Diderot prétend que sans
être inconséquent on ne fait pas tout ce qu'on écrit. D'accord ; mais
est-il bien sûr que les lecteurs que la doctrine spéculative aura
persuadés se réfugieront dans une pareille excuse? Et pourquoi le
feraient-ils ? Us répondront que si l'on peut sans inconséquence ne
pas faire tout ce qu'on écrit, on est au moins assuré, en le faisant,
d'être parfaitement d'accord avec soi-même et avec la nature, seul
arbitre de la morale. Et ils auront raison contre Diderot. — Je
comprends mieux l'autre argument donné dans la même lettre.
Diderot supplie son ami de ne communiquer cette œuvre à per-
sonne. C'est là un argument tout pratique où nous n'avons rien à
voir : « Il y va, dit-il, de mon repos, de ma vie et de mon honneur
ou de la juste opinion qu'on a conçue de mes mœurs. » Cela n'in-
téresse que l'auteur et n'a rien de commun avec la distinction a de
la doctrine spéculative et de la pratique » c'est-à-dire, en mots plus
clairs, des deux morales, l'une pour les philosophes et l'autre pour
le peuple. Il est bien certain, d'ailleurs, que les expériences sur le
croisement des espèces, recommandées dans Xdi Suite deVentretien
et rindilférence proclamée dans le Supplément du Voyage de Dou-
gainville à l'égard de certaines actions physiques auraient de graves
conséquences si on les appliquait a à la multitude » ; mais est-ce à
dire qu'elles seraient sans gravité entre savans? — C'est précisé-
ment cette distinction entre la morale philosophir^ue et la morale
DIDEROT INÉDIT. 839
pratique qui est fausse, et disons-le (puisqu'il s'agit de moralité),
immorale. — Un gros mot qui fâche les amis de Diderot. La ques-
tion a été, en effet, plus d'une fois discutée. Mais Diderot s'est
chargé, dans la lettre que nous avons citée, de marquer le point
délicat de la controverse, et, en posant si bien la question, il nous
a rais en état de la résoudre contre ses amis et contre lui-même.
II.
Le Diderot que nous allons trouver dans les ÉUmens inédits de
physiologie n'est pas le cynique, c'est l'homme d'étude, le penseur.
Homme d'étude parfois ivre des libations hâtives d'une science trop
neuve, penseur toujours agité par le mouvement excessif de sa
pensée et comme étourdi par le bruit des idées dans son cer-
veau, mais sincèrement épris des découvertes nouvelles, enthou-
siaste des horizons réels ou imaginaires qui se révélaient à lui, pro-
digue d'aperçus, improvisateur merveilleux de systèmes, à certains
égards le prophète de la philosophie naturaliste du xix* siècle.
Ces Élémens sont un simple recueil de notes prises dans ses
lectures, rapidement commentées, à peine classées. Les éditeurs
ont raison de dire qu'elles sont certainement de dates et de prove-
nances fort diverses, mais qu'il est probable qu'elles ont été réu-
nies pendant le séjour de Diderot en Hollande et qu'elles ont reçu
quelques additions pendant les dernières années de sa vie. Il y parle
de la Hollande en disant : Ici, et dans un autre passage, à propos
des ennuis de la vieillesse, il ajoute en note : « J'avais soixante-six
ans quand j'écrivais cela. » De plus, il y est fait mention de l'His-
toire de la chirurgie, qui ne fut achevée qu'en 1780. J'inclinerais à
croire que Diderot l'entreprit vers 1766, à l'époque même où paru-
rent à Lausanne les Elementa physiologiœ dont le philosophe fran-
çais s'est tant inspiré. L'identité du titre adopté par Diderot est déjà
un fait significatif. Une note des Mémoires de Naigeon rend cette
hypothèse plus que probable : « Il avait lu deux fois, nous dit Nai-
geon, et la plume à la main, la grande Physiologie de Haller. Les
extraits raisonnes qu'il en avait faits étaient en latin et en français,
selon qu'il trouvait plus ou moins promptement les expressions qui
correspondaient exactement aux idées de Haller. Ces extraits assez
étendus ne pouvaient guère être utiles qu'à lui. Ce n'était souvent
que de simples mots de réclame (sic) destinés à lui rappeler dans le
besoin des idées analogues ou contraires. On y voyait quelquefois
aussi, non-seulement ce que Haller avait pensé sur tels ou tels
phénomènes de l'économie animale, mais même tout ce que Diderot
avait conjecturé sur les causes de ces phénomènes; ces divers
extraits n'existent plus; il les jeta au feu lorsqu'il eut fini les deux
8A0 REVUE DES DEUX MONDES.
dialogues objet de ses recherches (1). » C'est là évidemment l'ori-
gine de ce travail dont une première et informe rédaction fut peut-
être détruite, comme on nous le dit, mais pour être améliorée, et
qui subsista dans ses parties essentielles, s'accroissant de jour en
jour parles nombreuses lectures de Diderot et par ses réflexions à
propos de chacune d'elles. 11 n'est pas douteux que c'est d'après
ces notes que furent composés Y Entretien avec d'Alembert et le
Rêve, où il est aisé de reconnaître l'identité des faits cités et des hy-
pothèses qui en sont la conséquence; mais il n'est pas douteux
aussi que le cahier dont Diderot avait tiré en 1769 la substance
de ces Dialogues resta ouvert pour recevoir les nouveaux faits, les
nouvelles expériences dont sa vieillesse, comme sa maturité, était
avide, et les conjectures qui se pressaient en foule dans son esprit
toujours jeune.
Il serait intéressant de connaître les sources principales où Dide-
rot a puisé les élémens de sa science. Dans une lettre au célèbre
chirurgien Petit, le maître de Yicq d'Azyr, il prétend « qu'il n'a de
l'anatomie et de la physiologie que la pauvre petite provision que
l'on prend au collège, ensuite ce qu'il en a pu prendre chez Ver-
dier, puis chez M"*^ Biberon (2). » Cela est fort exagéré. D'abord
nous savons qu'il a fait des extraits considérables du grand ouvrage
de Haller. Les noms de Linné, qu'il aime médiocrement, et de Buffon
reviennent sans cesse dans ses écrits. Il est au courant des travaux
de Needham, V Anguîllard de Voltaire, de Camper, de Fontana,
l'auteur d'expériences alors célèbres sur les parties irritables et
sensibles, de tous ceux enfin qui apportent une contribution à la
science. Et comment n'eût-il pas été bien informé de tout ce qui
se produisait de nouveau de son temps dans cet ordre de connais-
sances, quand on sait dans quelle liaison intime, dans quel com-
merce d'amitié et d'idées il vivait avec Bordeii, avec quelle passion
lui etNaigeon lisaient et discutaient les Hecherrhes anntomiques sur
les glandrs, sur le tissu muqueux et V organe cellulaire qui parais-
saient de 1752 à 1767? Il était d'ailleurs bien préparé à des lec-
tures et à des entretiens de ce genre par la connaissance qu'il avait
prise de certaines sciences accessoires. Nous savons qu'il avait fait
plusieurs cours de chimie, comme on disait alors, sous le grand
démonstrateur Rouelle, celui qui forma les principaux chimistes du
temps et le plus illustre de tous, Lavoisier, et duquel une tradition
(t) Mémoires do Naigeon sur Diderot, édition Brière, p. 224.
(2) Lelire à M. Petit sur une question d'anatomie et de physiologie. Verdicr ctait,un
chirurgien qui faisait des leçons publiques. M"" Bilieron a, la première, fabri(|ué avec
une grande perfection des pièces d'anatomie. Les éditeurs noua apprennent qu'elle
était fort dévote, fort pauvre, passionnée depuis sa jeunesse pour cette science, dont
elle oxci liait à doiiner les figures; elle habitait, place de l'Estrapade, la maison d'angle
où Diderot avait au; si demeuré.
DIDEROT INÉDTT. 8Û1
plaisante raconte qu'en arrivant à son amphithéâtre du Jardin du
Roi, il commençait posément, puis s'animant, jetait à la tête de ses
auditeurs son bonnet professoral, sa perruque, sa robe et, débar-
rassé de cet attirail bien gênant pour la circonstance, se livrait alors
sans entrave à ses expériences et à ses démonstrations.
Nous ne prétendons pas juger la partie technique des Élémem
de physiologie, ni même en rendre compte. Décider en quoi et
jusqu'à quel point l'auteur est bien informé, sur quels points et
dans quelle mesure il se trompe, les erreurs qu'il devait à son
temps et celles qu'il ne devait qu'à lui-même, mesurer la distance
qui sépare la physiologie de Ilaller de celle de Claude Bernard,
voilà un travail que nous n'entreprendrons pas, mais qu'il serait
d'un haut intérêt de voir mené à bonne fin par un physiologiste de
profession. Ce savant marquerait d'une main précise la limite des
connaissances exactes de Diderot et celle de son ignorance dans ces
notes si nombreuses et si variées sur les fibres, le tissu cellulau'e,
le sang, le cœur, le cerveau, les nerfs et les muscles, la matrice,
sur la sympathie et le eonsensus des organes, sur leurs fonctions
propres et communes, sur les sensations, sur la génération, etc. Il
y aurait là de quoi exercer une sagacité érudite dont le témoignage
serait, je n'en doute guère, à l'honneur de Diderot, qui sut amasser
tant de faits, enregistrer les expériences, noter les découvertes à
mesure qu'elles se faisaient. Pour un littérateur, pour un philo-
sophe, ce bagage n'est pas mince.
Évidemment toute cette science n'est que de seconde main; il
n'y a aucune part ni d'expérience ni d'invention personnelle; mais
il y a la preuve d'un véritable souci d'être bien informé. Ce qui
mérite vraiment d'attirer notre attention, c'est la partie des ré-
flexions que les faits suggèrent à l'auteur, c'est l'abondance et la
hardiesse des conjectures qu'il sème, comme en se jouant, d'une
main prodigue à travers ces notes amassées pêle-mêle et à peine
rédigées, c'est l'interprétation qu'il nous donne du système de la
nature, tel qu'il pense le saisir dans le creuset vivant où il étudie les
métamorphoses de l'être.
L'idée maîtresse qui fait l'unité de cette interprétation est celle
qne l'on exprimerait aujourd'hui sous le nom devenu si populaire
du transformisme, idée dont nous avons marqué la brillante esquisse
dans le Rêve de d'Alembert, mais avec un mélange de fantaisie et
d'art qui lui enlevait quelque chose de sa netteté. C'est vers 175/i
que cette conception était apparue pour la première fois à l'esprit
de Diderot. Il l'exprimait alors, mais timidement et avec un reste
de respect ironique pour la religion : « Si la foi ne nous apprenait
que les animaux sont sortis des mains du Créateur, tels que nous
8A2 REVUE DES DEUX MONDES.
les voyons, si elle ne nous eût point éclairés sur l'origine du monde
et sur le système universel des êtres, combien d'hypothèses diffé-
rentes que nous aurions été tentés de prendre pour le secret de la
nature!.. Heureusement la religion nous épargne bien des écarts et
bien des travaux. » Une de ces hypothèses lui échappe comme
malgré lui : « De même que dans les règnes animal et végétal, un
individu commence, pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit et
passe, n'en serait-il pas de même des espèces entières?.. Le phi-
losophe abandonné à ses conjectures ne pourrait-il pas soupçonner
que l'animalité avait de toute éternité ses élémens particuliers,
épars et confondus dans la masse de la matière ; qu'il est arrivé
à ces élémens de se réunir, parce qu'il était possible que cela se
fit; que l'embryon formé de ces élémens a passé par une infinité
d'organisations et de développemens, qu'il a eu, par succession,
du mouvement, de la sensation, des idées, de la pensée, de la ré-
flexion, de la conscience, des sentimens, des passions, des signes,
des gestes, des sens, des sons articulés, une langue, des lois, des
sciences et des arts; qu'il s'est écoulé des millions d'années entre
ces développemens; qu'il a peut-être encore d'autres développemens
à subir ou d'autres accroissemens à prendre, qui nous sont incon-
nus; qu'il a eu ou qu'il aura un état stationnaire ; qu'il s'éloigne
ou qu'il s'éloignera de cet état par un dépérissement éternel,
pendant lequel ses facultés sortiront de lui comme elles y étaient
entrées; qu'il disparaîtra pour jamais de la nature, ou plutôt qu'il
continuera d'y exister, mais sous une forme et avec des facidtés
tout autres que celles qu'on lui remarque dans cet instant de la
durée (1)? »
Il y a là tout un ensemble de conjectures suivies qui en font
une tliéorie bien différente des vagues oracles d'Empédocle sur. la
génération confuse des organes et des organismes, et dont on ne
pourrait rapprocher dans l'antiquité que les étonnans passages
du cinquième livre du poème de Lucrèce, de Natura. Mais rien ne
fait supposer que Diderot ait pris cette conception dans le poète
romain. Il ne parle nulle part de Lucrèce comme philosophe, il en
parle seulement comme poète. S'est-il inspiré de quelques-uns de
ses contemporains? On a prétendu que les idées analogues qui se
rencontrent dans le liêve de d'Alcmbcrl ont pu être suggérées à
Diderot p ir l'ouvrage de Robinet, la Nature, publié précisément
dans l'année qui précéda la composition des deux fameux Dialo-
gues. On donne comme preuve à l'appui la curiosité qui s'émut
dans le monde des encyclopédistes autour de ce livre où étaient
(1) Z)e l Inler prétalion de la nature, question lvhi.
DIDEROT INÉDIT. 843
développées et appliquées l'idée d'une vie latente répandue dans
tout l'univers, la loi de continuité des êtres, l'uniforniité des pro-
cédés par lesquels se communique la vie, l'unité d'un prototype
animal. Voltaire s'inquiéta de ce livre : « Est-ce un abrégé de
Lucrèce? écrivait-il; est-ce du vieux? est-ce du neuf? s'il y a mica
salis, envoyez-le à votre frère du désert. » Grimm en parle à plu-
sieurs reprises : a Cet homme n'est pas à beaucoup près sans mé-
rite, il a du style et la tête philosophique, il a un défaut ordinaire
même aux meilleures têtes (et en écrivant cela, il pensait peut-être
à l'ami Diderot), il a le goût des systèmes, et s'il avait fait de son
livre un poème à l'imitation de celui de Lucrèce, il aurait eu jus-
tement le degré de vérité suffisant pour cela. Les gens à systèmes
et à hypothèses devraient toujours écrire en vers. » Enfin Diderot
lui-même cite deux ou trois fois le nom de cet écrivain : a Ce Robi-
net, dit-il quelque part, a de la chaleur, de la hardiesse et du nerf. »
Piien ne s'opposerait donc à ce que Diderot eût pris dans l'ouvrage
de Robinet quelques germes d'idée qui se seraient ensuite organisés
et développés dans son cerveau fécond. Rien ne s'y oppose que les
dates. U Interprétation de la nature, où parait déjà très clairement
la théorie transformiste, est de 175/i; le livre de la Nature de Ro-
binet, où elle est noyée dans un fatras de métaphysique obscure,
parut en Hollande de 1763 à 1768.
Reste ce singulier écrivain, qui eut la mauvaise fortune d'être
immortalisé par les épigrammes de Voltaire, à l'occasion de son
trop fameux ouvrage : Telliamed, ou Entretiens d'un philosophe
indien avec unphilosophe français, qui précède de quelques années
l'Interprétation de la nature (1). Benoît de Maillet y soutient que
le germe primitif vital n'avait donné que des espèces marines dont
étaient descendues, par une série de transformations, toutes les
espèces terrestres et aériennes, l'homme lui-même. Et voici une
phrase que Lamarck n'aurait pas désavouée et où Parwin reconnaî-
trait un ancêtre : « La transformation d'un ver à soie ou d'une
chenille en papillon serait mille fois plus difficile à croire que celle
des poissons en oiseaux, si cette métamorphose ne se faisait chaque
jour sous nos yeux» La semence de ces poissons portée dans les
marais peut avoir donné naissance à une première transmigration
de l'espèce du séjour de la mer à celui de la terre. Que cent mil-
lions aient péri sans avoir pu en contracter l'habitude, il suffit que
deux y soient parvenus pour avoir donné lieu à l'espèce. » Voltaire,
(1) Telliamed fut publié à Amsterdam, en 1748, par un ami de Benoît de Maillet,
mort en 1738.
84A REVUE DES DEUX MONDES.
qui ne devinait là ni Lamarck, ni Darwin, s'en donne à cœur-joie
sur cette belle hypothèse (1). On connaît ses vers :
Notre consul (2) Maillet, non pas consul de Rome
Sait comment ici-bas naquit le premier homme :
D'abord il fut poisson.
Mais c'est déjà un honneur, à tout prendre, pour de Maillet, que
d'avoir rang dans cette illustre satire des Systèmes, à côté de
Malebranche et de Spinoza. C'est une preuve que l'ouvrage fut
loin de passer inaperçu. L'abbé Raynal le signale dès son appari-
tion, en termes très expressifs, dans ses Nouvelles littéraires, qui
précédèrent la Correspondance de Grimm : « Tout est extraordi-
naire, dit-il, dans un ouvrage qu'on vient d'imprimer en deux
volumes et qui fait beaucoup de bruit par la hardiesse des sentimens
qu'on y a hasardés. » Il est donc impossible que Diderot n'ait pas
lu ce livre, bien qu'à ma connaissance, il n'en ait fait mention
nulle part. Curieux comme il l'était, facilement enthousiaste, beau-
coup plus porté que Voltaire par son genre d'esprit et son goût
pour l'histoire de la nature vers ce genre d'hypothèses, il ne dut
pas accueillir Telliamed par un éclat de rire, comme le terrible
railleur des Systèmes, il dut y démêler du premier coup d'oeil l'idée
fondamentale sous les accessoires plus ou moins ridicules. Mais de
tout cela, de ces influences et de ces suggestions possibles, nous
ne savons rien de positif, nous en sommes réduits à de simples con-
jectures.
Il y a des momens où une idée est dans l'air. Plusieurs esprits
la respirent ou la conçoivent en même temps. Cette conception plus
ou moins vague du transformisme était née tout naturellement,
vers la seconde moitié du xviii'' siècle, des progrès si rapides de la
science expérimentale, qui, enivrée de ses premiers triomphes et
se livrant à une ambition sans frein, s'élançait à la conquête du
monde qu'elle voulait posséder et dans l'avenir et dans le passé:
dans l'avenir en s'emparant de toutes les forces et des agens de la
nature, dans le passé en retrouvant le secret des origines et devi-
nant le mystère primitif des choses. — A ces présomptueuses espé-
rances de la science, se joignait un mouvement d'hostilité très vif
contre les dogmes religieux, et ce n'était pas pour les philosophes
de ce temps une médiocre satisfaction que de concevoir une Genèse
scientifique en opposition avec la Genèse de Moïse. Une confiance
passionnée dans la science positive qui naissait alors, et l'horreur
(1) Les Systèmes.
(2j De Maillet (-tait consul de France au Caire.
DIDEROT INÉDIT. SU 5
du surnaturel à l'origine des choses, aussi bien que dans la suite
de l'histoire, ces deux raisons suffisent pour exph'quer l'éclosion
simultanée de la même théorie naturaliste dans plusieurs de ces
intelligences que tentent les grandes aventures d'idée et qui croient
qu'on ne peut vraiment comprendre le monde qu'en le recréant
par la pensée. Mais il y a toujours de ces intelligences maîtresses
dans lesquelles la conception nouvelle prend un air d'originalité
décisive : c'est l'histoire de Diderot. Il était de ces esprits qui ne
souffrent pas de bornes à leur puissance de concevoir et qui aiment
mieux combler l'abîme par leurs conceptions même chimériques
que de s'arrêter devant l'inconnu.
Lisons quelques pages de ces Élémens de physiologie, et nous se-
rons étonnés de voir comme son imagination se déploie librement à
travers tous ces grands problèmes des origines et comme ses vues se
rencontrent naturellement avec celles de nos contemporains qui se
sont jetés en pleine hypothèse pour échapper aux bornes trop étroites
que leur assignent les faits. A supposer que le transformisme soit ap-
pelé un jour à s'établir dans la science de la nature comme une vérité
démontrée, à passer de l'état d'hypothèse au rang des lois (époque qui
semble bien éloignée encore), ■ — ou bien à supposer que ce soit là une
de ces brillantes et décevantes conceptions qui apparaissent à certains
âges et qui après une fortune momentanée finissent par s'évanouir
faute de preuves positives, dans les deux cas il est incontestable
que Diderot est un précurseur et que personne avant lui n'a saisi
avec cette souplesse et cette liberté d'esprit les dilïérens aspects
sous lesquels pouvait s'offrir l'idée nouvelle. Il s'enchantait de ces
généralisations hardies dont il développait toutes les conséquences,
et se complaisait à trouver des formules saisissantes pour les impri-
mer fortement dans l'intelligence de ses lecteurs futurs, qui ne de-
vaient pas être ses contemporains, puisqu'il était résolu à ne pas
publier de son vivant ce genre d'ouvrages.
Nous allons tenter de rassembler les élémens de la théorie dis-
persés dans une multitude de notes jetées au hasard d'une plume
négligente et précipitée, et sans lien apparent entre elles (1) :
Pourquoi, demande Diderot, la longue série des animaux ne serait-
elle pas des développemens différens d'un seul? Camper fait
naître d'un seul modèle, dont il ne fait qu'altérer la ligne faciale,
(1) Pages 203-255, 264-265. Édition Assézat et Tourneux, tome ix. Nous serons
contraints, pour la clarté de cette restitution, de resserrer le texte, de changer l'ordre
là où règne le plus grand désordre, et de rétablir les in,termédiaires entre des apho-
rismes séparés. Aussi supprimerons-nous d'ordinaire les guillemets qui sont la marque
convenue des citations textuelles. Mais nous certifions d'avance l'exactitude de ces
réductions qui s'éloignent aussi peu que possible de la lettre du texte. Aucune divi-
sion en chiffres n'était marquée dans cet amas do notes, nous devons renvoyer le lec-
teur, pour qu'il puisse le contrôler, à la page de l'édition nouvelle.
8kQ REVUE DES DEUX MONDES.
tous les animaux depuis l'homme jusqu'à la cigogne. N'est-ce pas
une image de ce qu'a pu faire la nature? On parle de trois règnes
et on a raison. Mais le règne végétal pourrait bien être et avoir été
la source première du règne animal, et avoir pris la sienne dans
le règne minéral, et celui-ci hnaner de la matière universelle hété-
rogène. Il ne faut pas croire que les animaux ont toujours été et
qu'ils seront toujours tels que nous les voyons. C'est l'effet d'une
longue durée, pendant laquelle leur organisation, leur couleur, leur
forme semblent garder un état stationnaire ; mais c'est une appa-
rence seulement. — Les espèces sont-elles stables? Les règnes de
la nature sont-ils vraiment séparés? Il faut commencer par classer
les êtres, depuis la molécule inerte, s'il en est, jusqu'à la molécule
vivante, à l'animal microscopique, à l'animal-plante, à l'animal,
à l'homme. La chaîne est tendue à travers les êtres depuis le pre-
mier jusqu'au dernier. Mais il arrive que la diversité des formes
nous fait croire que cette chaîne est interrompue : ne nous arrê-
tons pas à cette difficulté. La forme n'est souvent qu'un masque
qui trompe : le chaînon qui paraît manquer existe peut-être dans
un être connu à qui les progrès de l'anatomie comparée n'ont
encore pu assigner sa véritable place. Cette manière de classer les
êtres est très pénible et très lente et ne peut être que le résultat
des travaux successifs d'un grand nombre de naturalistes. Attendons
et ne nous pressons pas de juger.
Il y a contiguité entre les règnes, comme il y a contiguïté entre
les espèces et peut-être identité. Saura-t-on jamais, par exemple,
fixer les frontières entre la plante et l'animal, frontières de plus en
plus indécises, à mesure qu'une science plus exacte les serre da-
vantage? La définition de l'animal et de la plante est la même. L'ani-
mal et la plante sont également une coordination de molécules infi-
niment actives, un enchaînement de petites forces vives que tout
concourt à séparer. De là les phénomènes de la \ie et de la mort
par lesquels se rapprochent autant que possible l'animal et la
plante. Où commence l'un? où finit l'autre? Lorsque Ceccari à Bo-
logne eut découvert le gluten en analysant les parties constituantes
de la farine, le savant chimiste Rouelle, à Paris, reprit ces expé-
riences et les poussa aussi loin qu'il put les conduire. Il démontra
que \q gluten était une substance qui ressemblait beaucoup à une
substance animale, et il l'appela végêto-animal (1). — « Par la cha-
leur et la fermentation, la matière végétale s'animalise dans un
(1) La fibrine végétale tirée du gluten par MM. Dumas et Cahours. Nous prévenons
une fois pour toutes que nous bornant ici au rôle de rapporteur, nous ne nous portons
garant ni des expériences citées par Diderot, ni des conséquences qu'il en tire, ni de
l'exactitude du langage qu'il emploie en chimie et qui ne correspond plus au vocabu-
laire de la chimie moderne.
DIDEROT INÉDIT. 8^7
vase. Elle sanimalise aussi en moi. Il n'y a de difïérence que dans
les formes. »
C"est surtout dans certains êtres ambigus, comme les oscillaires,
que le naturaliste hésite. Doit-il les classer parmi les algues ou
parmi les zoophytes? Que dire, par exemple, de la plante aquatique
appelée la tremclla ? Adanson est le premier qui y ait aperçu un
mouvement singulier, et cependant il refuse la vie et le sentiment
à cette plante, et par conséquent l'animalité, et la laisse plante.
Fontana, au contraire, en fait le passage du règne végétal au règne
animal. Diderot, après une longue discussion, se range à cet avis.
Pour lui il n'y a pas de doute. Ce mouvement singulier ne peut
venir que d'une spontanéité qui caractérise la vie. Il dure tant que
la plante vit. Sèche, la plante perd cette propriété; humide, elle la
reprend; elle naît et meurt à discrétion. La tremella et ses fils sont
en réalité des animaux sensibles et vivans ; elle porte déjà en elle
le principe de la sensibilité. Biais voici un exemple plus caractéris-
tique encore où l'on peut mieux juger, s'il est possible, de la conti-
nuité des êtres et de la contiguïté des règnes ; c'est l'histoire de cette
plante (qne M. Darwin a étudiée récemment et qui a été l'objet ici
même d'une curieuse étude), la dionée (1). Diderot en parle comme
un disciple de Darwin et avec le sentiment juste de l'importance de
ce fait, qui est des plus singuliers pour la science et des plus saisis-
sans pour l'imagination. « Cette plante a ses feuilles étendues à
terre, par paires et à charnières : ces feuilles sont couvertes de pa-
pilles. Si une mouche se pose sur la feuille, cette feuille et sa com-
pagne se ferment comme l'huître; la plante sent et garde sa proie,
la suce, et ne la rejette que quand elle est épuisée de suc. Voilà une
jj la nte presque Carnivore. » Et Diderot suggère à ce propos une ex-
périence aux naturalistes de l'avenir : « Je ne doute point, dit-il, que
la dionée ne donnât à l'analyse de l'alcali volatil, produit caracté-
ristique du règne animal. » Il ne néglige pas non plus les anthéro-
zoïdes. — <( On tire de l'alcali volatil du champignon; aussi sa
graine est-elle douée d'une vie particulière : elle oscille dans l'eau,
se meut, s'agite, évite les obstacles et semble balancer entre le
règne animal et le règne végétal avant que de se fixer à ce-
lui-ci. » Donc pas de classification absolue entre les règnes et une
indécision complète sur les limites qui les séparent. La transmu-
tation est partout : d'abord entre les espèces, chaque espèce pa-
raissant bien n'être qu'un développement du même type animal ou
végétal, différencié par les circonstances; puis, entre les règnes,
chaque règne se confondant avec celui qui le précède ou qui le suit
par des générations équivoques. La chaîne des êtres ne s'inter-
(1) Voyez, dans la Revue du 1" février 1876, le travail de M. Pranchoa sur les
Plantes carnivores.
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rompt nulle part, et, quand elle paraît brisée, c'est la faute ou de
notre attention qui se fatigue, ou de la diversité apparente des
formes qui nous trompe, ou des doctrines préconçues qui nous
aveuglent.
La question de l'origine de la vie est tranchée par Diderot de la
même manière qu'elle l'est aujourd'hui par les représentans du
transformisme radical. 11 se déclare nettement pour l'hétérogénie et
les générations spontanées; il ne manque pas de citer à l'appui les
fameuses expériences de Needham sur les anguilles du grain niellé
et ergoté. 11 résume avec soin tous les travaux du temps sur la
fermentation et les animaux microscopiques. Il y a trois degrés,
selon lui, dans la fermentation : la vineuse, V acide, la putride. Ce
sont comme trois climats différens sous lesquels les générations
d'animaux changent. — Il y a des générations sans nombre d'ani-
maux par putréfaction : chaque animal donne des animaux diiïé-
rens, chaque partie de l'animal donne les siens. Les mêmes espèces
d'animaux différens se succèdent régulièrement, selon la substance
animale ou végétale mise en fermentation ou en putréfaction. Pre-
nez des chairs grillées au feu le plus violent. Exposez les végétaux
dans la machine de Papin, où les pierres se réduisent en poudre,
où les plus dures se mettent en gelée : cela n'empêche pas ces
substances de donner des animaux par la fermentation ou la putré-
faction (1). Il y a une sorte de génération descendante, par division,
qui va peut-être jusqu'à la molécule sensible, laquelle montre,
réduite à cet état, une activité prodigieuse (2). Cette molécule sen-
sible de Diderot ressemble singu lièrement à la cellule de la
physiologie contemporaine, commencement et fm de tous les orga-
nismes.
Mais là encore, il y a de la matière organique : il y en a dans la
fermentation, il yen a dans la putréfaction: c'est une matière qui
a vécu, qui a été saturée de vie. Peut-on poursuivre plus loin la
doctrine de la transmutation des êtres ? Peut- on prolonger la
chaîne des êtres jusqu'à l'inorganique? Peut-on supposer que la
vie puisse éclore en dehors même de ce qui a vécu? Diderot ne
refuse pas d'aller aussi loin. Prenez l'animal, dit-il, analysez-le,
ôtez-lui toutes ses modifications l'une après l'autre, et vous le
réduirez à une molécule qui aura longueur, largeur, profondeur
et sensibilité. Supprimez la sensibilité, il ne vous restera que la
molécule inerte. Mais si vous commencez par soustraire les trois
dimensions, la sensibilité disparaît. Diderot ne doute pas qu'on
(1) On connaît les belles expériences par lesquelles M. Pasteur a détruit l'illusion
de ces phénomènes apparens et réduit ces créations spontanées d'organismes élémen-
taires à l'action dos germes organiques contenus dans l'atmosphère.
(2) Pages 257, 204, 203, etc.
DIDEROT INÉDIT. S!l9
n'en vienne à démontrer un jour que la sensibilité appartient à
tous les êtres. 11 y a déjà de nombreux phénomènes qui y con-
duisent. Alors la matière en général aura cinq ou six propriétés
essentielles, la force morte ou vive, la longueur, la largeur, la pro-
fondeur, l'impénétrabilité et la sensibilité (1). La sensibilité est en
puissance dans la molécule inerte. Introduisez-y le mouvement
/mimal^ la sensibilité s'éveille du même coup. C'est la qualité pro-
pre à l'animal qui l'avertit des rapports existans entre lui et tout
ce qui l'environne. — Entre la sensibilité en puissance de la mo-
lécule et la sensibilité de l'animal, il n'y a qu'une question de cir-
constances et de temps. C'est par cette théorie que débutait VEti-'
t retien entre cCAlembert et Diderot :
« Mais cette sensibilité, si c'est une qualité générale et essen-
tielle de la matière, il faut que la pierre sente. — Pourquoi non ?
— Cela est dur à croire. — Oui, pour celui qui la coupe, la taille,
la broie et qui ne Tentend pas crier. — Je voudrais bien que vous
me dissiez quelle différence vous mettez entre l'homme et la statue,
entre le marbre et la chair. — Assez peu; on fait du marbre avec
de la chair, et de la chair avec du marbre. — Mais l'un n'est pas
l'autre. — Comme ce que vous appelez la force vive n'est pas la
force morte. — Serait-ce par hasard que vous reconnaîtriez une
sensibilité active et une sensibilité inerte, comme il y a une force vive
et une force morte? Une force vive qui se manifeste par la transla-
tion, une force morte qui se manifeste par la pression ; une sensi-
bilité active qui se manifeste par certaines actions remarquables
dans l'animal et peut-être dans la plante, et une sensibilité inerte
dont on serait assuré par le passage à l'état de sensibilité active. —
A merveille. Vous l'avez dit. »
C'est la sensibilité qui fait le passage entre le règne minéral et
le règne végéta-animal : inerte dans l'un , active dans l'autre. Seu-
lement Diderot néghge de nous dire sous quelles influences le pas-
sage s'opère et comment d'inerte la sensibilité devient active, com-
ment la molécule devient le tissu vivant de la plante ou de l'animal.
Évidemment, dans sa pensée, ce ne peut-être que sous l'action
de certaines forces physiques, comme l'électricité et la chaleur,
qui accumulées en proportions convenables et combinées d'une
certaine manière, éveillent les énergies latentes des molécules,
tirent la sensibilité de sa torpeur, et font passer la matière inorga-
nique à la sensibilité et à la vie. C'est la logique qui se charge
d'opérer ce passage, que l'expérience n'a pas démontré encore au-
jourd'hui, plus d'un siècle après Diderot.
(1) Pages 267, 269, etc.
TOME XXXV. — 1879, 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
Revenons aux animaux et à l'homme. Diderot résume Maillet
et pressent Lamarck dans cette hardie formule : « Animal : forme
déterminée par des causes intérieures et extérieures qui, diverses,
doivent produire des animaux divers (l). » Ainsi, voilà déjà la va-
riété des espèces expliquée par les circonstances, par l'adaptation
au milieu, par l'habitude, par l'hérédité. Qu'on ne vienne donc pas
chercher des intentions, là où il n'y a que des faits accidentels. Ces
sortes d'explications téléologiques, Diderot les repousse énergique-
ment, il les signale avec mépris, il dénonce la bêtise de certains
défenseurs des causes finales (2). « Ils disent : Voyez rhomme, etc.
— De quoi parlent-ils ? Est-ce de l'homme réel ou de l'homme
idéal ? Ce ne peut-être de l'homme réel, car il n'y a pas sur toute
la surface de la terre un homme parfaitement constitué, parfaite-
ment sain. L'espèce humaine n'est qu'un amas d'individus plus ou
moins contrefaits, plus ou moins malades. Or quel éloge peut-on
tirer de là en faveur du prétendu Créateur? Ce n'est pas à l'éloge,
c'est à une apologie qu'il faut penser. Ce que je dis de l'homme,
il n'y a pas un seul animal, une seule plante, un seul minéral dont
on n'en puisse dire autant. A quoi servent les phalanges au pied
fourchu du pourceau? à quoi servent les mamelles au mâle? etc., etc.
Si le tout actuel est la conséquence nécessaire de son état antérieur,
il n'y a rien à dire. Si l'on en veut faire les chefs-d'œuvre d'un
Être infiniment sage et tout-puissant, cela n'a pas le sens commun.
Que font donc ces préconiseurs? Ils félicitent la Providence de ce
qu'elle n'a pas fait; ils supposent que tout est bien, tandis que re-
lativement à nos idées de perfection, tout est mal (3).
La sensibilité étant pour Diderot une propriété immanente de la
matière, il n'est pas étonnant qu'il se sépare de son maître, Haller,
qui prétendait qu'il n'y a que le cerveau, la moelle des nerfs, la
peau, et en général les parties dans lesquelles il entre des nerfs,
qui fussent doués de sensibilité. Diderot soutenait que toutes les
parties du corps vivant sont sensibles, parce qu'elles sont toutes
vivantes. La sensibilité (que d'ailleurs il réduit à l'irritabilité) est
partout où est la vie, jusque dans le dernier élément des tissus.
Elle est la vie propre aux organes. Il n'y a pas une seule partie
animale quelconque qui en soit privée. Un organe intermédiaire
non sensible, entre deux organes sensibles, arrêterait la sensation
et deviendrait, dans le système, corps étranger : ce serait comme
doux animaux couplés par une corde {h).
Diderot devance cette théorie de la physiologie moderne, d'après
(1) Page 267.
(2) Page 271.
a) Pages 207, 272.
(4) Pages 2G8-2ij9, 330-331.
DIDEROT INÉDIT. 851
laquelle chaque organisme se résout en une multitude d'organismes
élémentaires, tous également vivans, et qui soutient que l'animal
n'est au fond qu'une réunion d'animaux.
Il y aune vie particulière des organes, et il y a une vie commune,
qui résulte de la sympathie et des habitudes réciproques qu'ils con-
tractent entre eux. La vie propre à chaque organe se caractérise très
netten:ent. Chacun a son plaisir et sa douleur particulière, sa posi-
tion, sa construction, sa fonction, ses maladies accidentelles, hérédi-
taires, ses dégoûts, ses appétits, ses remèdes, ses sensatiois, ses
olontés, ses mouvemens, sa nutrition, ses stimulans, son traite-
ent approprié, sa naissance, son développement, sa vieillesse et
sa décrépitude (1). La même maladie transférée par métastase d'un
organe à un autre présente des phénomènes et produit des sensa-
tions plus variées que la même maladie fixée au même lieu dans
des animaux différens. La goutte brûle, pique, déchire le pied; à
la main, c'est autre chose; sur les intestins, à l'estomac, aux
reins, aux poumons, à la tête, aux yeux, aux articulations, autant
de douleurs différentes. — Mais en même temps que la vie propre
des organes, il y a leur vie commune qu'il faut considérer. Chacun
d'eux a son caractère d'abord, puis son influence sur les autres.
Te là la variété des symptômes qui semblent propres à un seul et
étrangers aux autres, qui en sont pourtant affectés. — Ils sent
forcés de se concilier et de se mettre en société. Chacun d'eux
sacrifie pour cela une partie de son bien-être au bien-être d'un
autre. Ce qui soustrait les organes à leur vie égoïste et isolée,
c'est la sympathie (le partage de la sensation commune) et c'est
aussi l'habitude (2). L'animal chez lequel cette sympathie et ce que
Diderot appelle les habitudes sourdes ne parviennent pas à s'éta-
blir meurt fatalement. Il meurt aussi celui chez lequel ces habi-
tudes et ces sympathies sont violemment troublées, et la mort n'est
que la rupture d'équilibre de ces fonctions réciproques et simulta-
nées qui font l'harmonie et la vie.
HXe qui explique l'unité de sensation dans l'être vivant, c'est la
continuité de la sensation, laquelle s'explique par la contiguïté des
organes, c'est-à-dire des parties élémentaires de l'organisme,
toutes sensibles et vivantes. Ces organes élémentaires, sensibles et
contigus, ont été symbolisés par la célèbre image de la grappe
d'abeilles, qui tient une si grande place dans le Rêve de d'Alembert :
a Si l'une de ces abeilles, dit le philosophe rêvant, s'avise de pincer
d'une manière quelconque l'abeille à laquelle elle est accrochée,
celle-ci pincera la suivante ; il s'excitera dans toute la grappe au-
tant de sensations qu'il y a de petits animaux ; le tout s'agitera,
(t) Pages 332, 335.
(;:) Page 334.
852 BEVUE DES DEUX MONDES.
se remuera, changera de situation et de forme; il s'élèvera du
bruit, de petits cris, et celui qui n'aurait jamais vu une pareille
grappe s'arranger serait tenté de la prendre pour un animal à
cinq ou six cents têtes et à mille ou douze cents ailes. » Vous
pouvez transformer par l'imagination cette grappe d'animaux dis-
tincts en un seul et unique animal : « Amollissez les pattes par
lesquelles se tiennent ces abeilles ; de contiguës qu'elles étaient,
rendez-les continues. » Il en est de même de nos organes. « Ce
sont des animaux distincts que la loi de continuité tient dans une
sympathie, une unité, une identité générales. Chaque animal est
un polype, l'homme comme les autres... »
Nous ne pouvons prolonger outre mesure l'analyse de ces notes,
si confuses en apparence, mais ordonnées par l'unité intérieure
d'une pensée qui se poursuit à travers la diversité infinie et le dés-
ordre des détails. J'aurais voulu recueillir ici les idées les plus
intéressantes qui jaillissent à chaque instant d'un souvenir, d'un
fait, d'une expérience, et qui donnent une vie, une couleur à cet
exposé d'ailleurs si dénué d'art. Je me contenterai de citer, sans
y insister davantage, les réflexions très curieuses sur le cerveau
et la vie du cerveau (1), sur les différentes sortes de mouvemens
que Diderot appelle volontaires, spontanés, involontaires, naturels,
et où il n'est pas difficile de reconnaître ce que la science moderne
appelle les mouvements volontaires, instinctifs et réflexes (2),
sur l'instinct et l'habitude, sur le mécanisme de la volonté (3),
sur le sommeil, dans lequel Diderot distingue comme les physio-
logistes modernes le sommeil total et le sommeil partiel des or-
ganes (4), etc. Mais je ne puis m'empêcher de signaler particulière-
ment à l'attention des savans une série d'aphorismes caractéristiques
et complémentaires de l'idée du transformisme, perdus un peu
partout.
Voici d'abord quelques principes qui joueront un grand rôle
plus tard dans l'école : (( L'organisation détermine les fonctions.
L'aigle à l'œil perçant plane au haut des airs ; la taupe à l'œil
microscopique s'enfuit sous terre ; le bœuf aime l'herbe de la
vallée; le bouquetin, la plante aromatique des montagnes. L'oiseau
de proie étend ou raccourcit sa vue, comme l'astronome étend ou
raccourcit sa lunette (5). Le besoin engendre V organe. Les besoins
refluent sur l'organisation, et cette influence peut aller quelque-
fois jusqu'à produire des organes, toujours jusqu'à les transfor-
(1) Pages 310, 424.
(2) Pages 327, 330.
(3) Pages 329, 351, 374.
(4) Page 362.
(5) Page 204.
DIDEROT INÉDIT. 853
mer (l). » Sur l'hérédité, les conformations et les maladies héré-
ditaires, notre moisson serait aisément abondante : « La nature
se plie à l'habitude. Je ne suis pas éloigné de croire que la longue
suppression d'un bras n'amenât une race manchote (•2). » Et, à
ce propos, l'éditeur appelle en témoignage M. de Quatrefages, qui
citait un jour ce fait, dans un rapport à la Socicté d'anthropologie^
qu'au dire des voyageurs sérieux, les chiens des Esquimaux viennent
au monde sans queue, à la suite de l'ablation de cet organe chez
leurs parens. — Le développement des organes est généralement
en rapport avec le besoin qu'on en a et la vie qu'on mène : « Le
défaut continuel d'exercice anéantit les organes, l'exercice violent
les fortifie et les exagère. Rameur à gros bras, portefaix à gros dos,
jambes du sauvage (3), etc., etc. » L'animal crée donc et développe
presque à volonté ses organes. La tlicorie des monstres est intime-
ment liée à celle des organismes réguliers : « Qu'est-ce qu'un
monstre ? Un être dont la durée est incompatible avec l'ordre sub-
sistant. Il y a autant de monstres qu'il y a d'organes dans l'homme
et de fonctions ; des monstres d'yeux, d'oreilles, de nez, qui vivent
tandis que les autres ne vivent pas ; des monstres de position de
parties, des monstres par superfétation, des monstres par défaut. »
Et, à ce propos, Diderot s'égaie à l'idée d'un homme qui aurait
deux têtes : l'une pourrait être incrédule, l'autre dévote. Dans le
même moment, l'être serait sollicité par deux désirs contradic-
toires : celle-ci voudrait aller à la messe, l'autre à la promenade ;
l'une prendrait telle femme en passion, l'autre en aversion, à moins
peut-être qu'avec le temps l'harmonie ne s'établît entre les deux
têtes et que l'homme n'agît comme s'il n'en avait qu'une {h).
N'y a-t-il pas quelque idée de la concurrence vitale et de la sélec-
tion naturelle dans cette sentence, qui est le dernier mot du livre :
<( Le monde est la maison du fort (5). » Sous une forme trop con-
cise, n'est-ce pas la traduction anticipée de cette loi célèbre d'après
laquelle les mieux doués pour la bataille de la vie survivent, les
individus ou les variétés privilégiées de quelque avantage triom-
phent, et le monde, livré à un combat sans pitié, devient le théâtre
de la sélection qui s'opère au profit des plus forts ? u Les êtres
contradietoires sont ceux dont l'organisation ne s'arrange pas avec
le reste de l'univers. La nature aveugle qui les produit les exter-
mine ; elle ne laisse subsister que ceux qui peuvent coexister avec
l'ordre généial (6). »
(t) Pases 330, 33 ^
(2) Page ilO.
(3) Pages 419-5-20.
(4) Page 419.
(5) Page 428.
(6) Page 253.
854 REVUE DES DEUX MONDES.
Du reste, il se pourrait que les espèces naturelles fussent élimi-
nées à leur tour : « La nature extermine l'individu en moins de cent
ans. Pourquoi n'exterminerait-elle pas l'espèce dans une plus longue
succession de temps? » Les espèces peuvent devenir à leur tour
incompatibles avec les circonstances extérieures, lesquelles ne sont
pas stables : « L'ordre général change sans cesse; comment, au mi-
lieu de cette vicissitude la durée de l'espèce peut-elle rester la
même? Il n'y a que la molécule qui demeure éternelle et inalté-
rable (1). » Y a-t-il progrès dans ce développement, dans cette
évolution perpétuelle du monde et de ses formes? Cette question
n'a pas de sens pour qui a bieiî saisi la doctrine. Les défauts et les
qualités de l'ordre précédent ont amené l'ordre qui existe aujour-
d'hui et dont les défauts et les qualités amèneront l'ordre qui suit,
sans qu'on puisse déclarer si un ordre est meilleur ou pire qu'un
autre. Ces expressions et d'autres semblables, progrès ou décadence,
sont des termes relatifs aux individus d'une espèce entre eux ou
aux différentes espèces entre elles (2). Déjà, dans la Lettre sur les
aveugles^ en 17Zs9, Diderot avait soutenu que Tordre actuel n'est
que le résultat de longs tâtonnemens et d'une longue élimination
des êtres contradictoires. On dirait que Diderot traduit ici Lucrèce :
« Qui TOUS dit que, dans les premiers instans de la formation des
animaux, les uns n'étaient pas sans têtes et les autres sans pieds?..
Tels à qui un estomac, un palais et des dents semblaient promettre
de la durée ont cessé par quelque vice du cœur ou des poumons;
les monstres se sont anéantis successivement; toutes les combinai-
sons vicieuses de la matière ont disparu , et il n'est resté que
celles où le mécanisme n'impliquait aucune contradiction impor-
tante et qui pouvaient subsister par elles-mêmes et se perpé-
tuer (S). »
La concurrence vitale est partout; elle est entre les formes
d'êtres qui s'adaptent plus ou moins facilement à l'ordre général
dans une certaine période de la dorée infinie; elle est aussi entre
toutes les combinaisons de la matière, entre les mondes possi-
l!)les; voilà le fond des idées cosmiques de Diderot. Et de là l'in-
stabilité perpétuelle, les révolutions (nous dirions aujourd'hui l'évo-
lution), les changemens dont nous ne pouvons juger que par la
raison, non par l'expérience d'une si courte vie, — ou de l'histoire
si brève de l'humanité, depuis qu'elle a une histoire. « Qu'est-ce
donc que ce monde? Un composé sujet à des révolutions qui toutes
indiquentune tendance continuelle à la destruction; une succession
rapide d'êtres qui s'entre -suivent, se poussent et disparaissent;
? (1) Page 41 8.
l2) Page 419.
(3) Lettre sur les aveuyles, p. 309, 311.
DIDEROT INÉDIT. 855
une symétrie passagère, un ordre momentané... Le monde est éter-
nel pom- vous, comme vous êtes éternel pour l'être qui ne vit qu'un
instant... Cependant nous passerons tous, sans qu'on puisse assi-
gner ni l'étendue réelle que nous occupions ni le temps précis que
nous aurons duré. Le temps, la matière et l'espace ne sont peut-
être qu'un point. » Nous voilà ramenés au sophisme de ï éphémère.
Le monde actuel est un éphémère pour les millions de mondes
réels ou possibles dans le passé et dans l'avenir, comme l'insecte
de l'Hypanis en est un pour l'homme qui le voit naître et mourir
dans la même journée. La journée d'un monde est plus longue,
voilà tout. La conclusion est triste : « Qu'aperçois-je? Des formes.
Et quoi encore? Des formes. J'ignore la chose. Nous nous prome-
nons entre des ombres, ombres nous-mêmes pour les autres et
pour nous. — Si je regarde l'arc-en-ciel tracé sur la nue, je le vois;
pour celui qui regarde sous un autre angle, il n'y a rien (l). »
Voilà des textes positifs d'où il ressort qu'aucune des idées essen-
tielles qui constituent le transformisme n'avait échappé à la saga-
cité inventive de Diderot. Il rejette les causes finales et tout mode
d'explication supra-naturelle; il y substitue l'unité et la continuité
de la nature, la gradation insensible entre les règnes et les espèces,
la conception de la concurrence vitale, de l'extermination des faibles
et du triomphe assuré des forts, la loi des fonctions engendrées par
l'organe, celle des organes engendrés par les besoins, les formes
organiques s'adaptant à la diversité des milieux, déterminés par les
circonstances intérieures et extérieures, l'action profonde et mul-
tiple de l'hérédité, enfin la mobilité perpétuelle de ces êtres, qu'au-
cun plan, aucune intention ne paraît déterminer en dehors des
causes physiques et que d'autres causes du même ordre détruisent
sans cesse, laissant la place vide pour les figures changeantes d'un
monde qui, lui-même, soumis aux actions lentes, se transforme
d'une manière insensible, mais certaine, et prépare, dans le secret
travail de ses métamorphoses, l'éclosion de nouvelles générations
d'êtres adaptés à de nouveaux milieux, et dont personne ne peut
concevoir une idée ou se former une image.
Si l'on veut bien consulter de près les textes dont nous nous
sommes servis, on verra que nous en avons respecté scrupuleuse-
ment l'esprit, que nous ne leur avons fait subir d'autre contrainte
que celle de l'ordre dans lequel nous les avons rangés et de la liaison
que nous avons mise entre eux, mais que nous nous sommes bien
gardés de les solliciter à dire plus qu'ils ne veulent dire dans la pen-
sée de Diderot lui-même. C'est donc à tort que nos transformistes
contemporains ont voulu faire honneur à Lamarck de ces vues nou-
(-i) Page 428.
856 REVUE DES DEUX MONDES.
velles, réservées à une si prodigieuse fortune. L'originalité véritable
dans cet ordre d'idées, c'est à Diderot qu'elle revient. INi dans ses
Recherches sur les causes des prmcipau.x faits physiques, en 1801,
ni dans ses Recherches sur V organisation des corps vivans, en 1802,
ni dans les pages devenu: s célèbres de sa Philosophie zoologique,
en 1809, Lainarck n'a été vraiment créateur. Avec une science très
supérieure à celle de Diderot, avec beaucoup plus d'ordre dans les
idées et une force d'esprit toute spéciale appliquée à cet ordre de
problèmes, il n'a pas produit une seule idée dont le germe ne
puisse être retrouvé dans les Élémens de physiologie. Pour ceux
qui auront lu attentivement ce curieux ouvrage, en y ajoutant le
Rêve de d'Alembert, la Lettre sur les aveugles, V Interprétation de
la nature, qu'y aura-t-il de nouveau dans les principes qui consti-
tuent la Philosophie zoologique: le changement continu et indéfini
proclamé comme la loi même de la nature, la négation de la fixité
dans les types organiqu:"s, la substitution de l'évolution progres-
sive des êtres à la doctrine des causes finales, et tous les moyens
auxiliaires, tous les procédés à l'aide desquels s'accomplit cette
grande et universelle opération de la nature, l'empire des circon-
stances extérieures, l'influence modificatrice des milieux, l'action
souveraine des conditions de la vie, les organes naissant successive-
ment des besoins que ressentent les vivans inférieurs, des habitudes
qu'ils contractent ou des efforts qu'ils font pour accroître ou dévelop-
per leur vie, d'où la formation graduelle et la disposition de la série
organique?.. Voilà tout Lamarck. Mais n'est-ce pas aussi Diderot? Et
lequel de ces principes n'avons-nous pas vu, à l'état de conception
naissante ou même de vue très nette, dans l'ouvrage que nous
avons analysé? La supériorité de Lamarck n'est pas dans la con-
ception; elle est dans le système. Il a fait un tout organisé de ce
qui n'était qu'une ébauche. I! a constitué en théorie ordonnée et
suivie des intuitions rapides, des conjectures jetées à la hâte, ce
qui était le rêve d'un philosophe ou la brillante fantaisie d'un spé-
culatif. En cela comme en toute chose, Diderot n'a été qu'un pro-
digieux improvisateur : il a semé, c'est Lamarck qui a récolté.
A plus forte raison peut-on dire que Diderot a précédé les Alle-
mands dans cette voie nouvelle du transformisme, où ils s'avancent
depuis une vingtaine d'années, avec une intrépidité de dialectique
qui défie la contradiction, mais qui ne supi lée pas aux dates, s'il
s'agit de l'invention de l'idée. Aussi n'est-ce pas sans une cer-
taine surprise que nous entendons dire gravement parM.Hœckel:
u A la tôle de la civilisation se placent aujourd'hui les Auglais et
les Allemands qui, par la découverte et le développement de la
théorie de l'évolution, viennent de poser les bases d'une nouvelle
période de haute culture intellectuelle. La disposition de l'esprit
DIDEROT INÉDIT. 857
à adopter cette théorie et la tendance à la philosophie monis-
tique qui s'y rattache fournissent la meilleure mesure du degré
de développement intellectuel de l'homme (1). » A supposer que
la conception du transformisme devienne le critériara du déve-
loppement intellectuel des races, ce qui est une assertion bien
arrogante, c'est à la France qu'appartiendrait ce droit singulier de
suprématie. De Maillet, Diderot, Robinet, Lamarck, on° enlevé
d'avance cette initiative à la race anglo-germanique. 11 faut qu'elle
en prenne son parti. La Biologie de Tréviranus, le naturaliste de
Brème, la Philosophie delà Nature de Owen, la Zoonomie d'Érasme
Darwin, le grand-père du célèbre naturaliste, tous ces ouvrages et
bien d'autres où s'annonce le transformisme, datent du commen
cément de ce siècle ou de la fin du siècle précédent. — C'est bien
dans l'activité dévorante de notre xviiF siècle français, c'est dans
la fermentation prodigieuse des idées de ce temps ^si fécond pour
l'erreur comme pour la vérité, qu'il faut aller chercher les origines
historiques de cette grande hypothèse qui devait remuer si profon-
dément la philosophie et la science de notre âge.
Gœthe, celui qui, le premier parmi les Allemands, s'est pénétré de
cette idée de l'évolution et de la métamorphose, est un disciple avoué
de Diderot, qu'il ne connaissait cependant que par quelques-uns de
ses écrits (2). Ses Pensées, ses fragmens d'histoire naturelle, ses
Conversations avec Eckermann en font foi. — La forme soumise à
une perpétuelle métamorphose dans l'individu comme dans l'espèce,
chaque espèce, chaque genre, chaque règne dérivant k l'origine
« d'un point vital immobile ou doué de mouvemens à peine sen-
sibles, » la nature répugnant à tout ce qui ressemble à un système,
passant par des modifications insensibles d'un centre inconnu aune
circonférence qu'on ne saurait atteindre, voilà le fond de la doc-
trine naturali.^te de Gœthe, si l'on peut appeler cela une doctrine.
A peine ose-t-il lui même donner le nom de vues scientifiques à
ces conjectures har<lies. Peut-être ne sont-elles « qu'une de ces navi-
gations vers les îles imaginaires, » dans lersquelles il nous dit qu'il
aime à s'aventurer. En tout cas, quand il s'embarque pour les îles
inconnues, c'est Diderot qu'il prend pour pilote.
^ Et maintenant, je pense, on n'attend pas de nous un examen cri-
tique des théories de Diderot qui nous mènerait trop loin du sujet
que nous avons choisi. — Ce n'est pas l'occasion d'ouvrir à fond
ce grand débat. Nous n'avons prétendu qu'à établir sur des textes
(1) Haeckel, Leçons faites à îéna en 1868.
(2J Que le lecteur nous permette de lerenvoye^, pour un plus amplo informé sur
cette question, au chapitre cinqu'ème de la Philosophie de Gœthe,
858 REVUE DES DEUX MONDES.
péremptoires une enquête sur les origines de l'idée du transfor-
misme, que nous avons trouvée expressément sous une forme litté-
raire dans le Rêve de d' Alembert , sous une forme plus précise et
dogmatique daiïisles Éléînens de physiologie, que l'on vient de nous
restituer avec tant d'à-propos. La question est ouverte encore à
l'heure qu'il est, et rien ne nous porte à croire qu'elle doive se
fermer de si tôt. La théorie de M. Darwin, moins absolue que celle
de Diderot, moins radicale, appuyée d'ailleurs sur une série d'expé-
riences délicates, d'observations admirables, d'analogies ingénieuses,
n'en est pas moins contestée aujourd'hui dans le monde savant avec
autant d'ai'deur et de force que le premier jour où elle s'est pro-
duite. Elle n'a pu encore traverser la région des hypothèses, par-
venir au plein jour de la science expérimentale et positive. Et qui
peut dire qu'elle y arrivera jamais? C'est encore une nébuleuse en
voie de formation. Qui peut tirer l'horoscope de ses destins futurs?
Et cependant que de circonstances propices ! et quel concours inouï
de travailleurs infatigables, de prosélytes ardens, de savants distin-
gués! En Angleterre les Lyell, les Huxley, les î.ubbock, les Herbert
Spencer; en Allemagne les Moleschott, les Garl Vogt, les Reich, les
Wundt, les Ecker, les Jœger, et enfin le plus vif et le plus dogma-
tique de tous, le célèbre professeur à l'université d'Iéna, Haeckel.
Nous ne parlons pas dessavans français, que la question divise pro-
fondément, mais dont la portion jeune et militante semble entrer
de plus en plus dans le courant nouveau qui emporte la science de
la nature. Malgré tant de chances avantageuses dans ce grand com-
bat pour la vie scientifique que soutient le transformisme, la vic-
toire reste plus incertaine que jamais.
Plutôt que de soumettre à une discussion en règle les conceptions
brillantes de Diderot, qui échappent à la critique par l'absence de
documens positifs, par la fantaisie même de celui qui les produit,
s' appuyant sur les élémens de la physiologie naissante qu'il étudie
au jour le jour, souvent même sur des faits qu'il emprunte à des
témoins sans autorité, à des voyageurs inconnus, ou bien encore
aux légendes les plus apocryphes de l'aniiquité, il est peut-être
plus intéressant de caractériser l'idée de la nat'M-e, telle qu'elle res-
sort des Élémens de physiologie et qui nous paraît un peu di/ïérente
de celle qui règne dans la plupart de ses autres ouvrages. Il y a, en
effet, deux tnanières de concevoir la nature, quand on prétend se
passer de Dieu : ou bien la nature est une grande artiste qui ne se
connaît pas, — ou bien elle n'est autre chose que la nécessité aveugle
et mécani([ue. Dans d'innombrables passages de ses œuvres, Dide-
rot célèbre sous ce nom la puissance universelle, la puissance vive,
éternellement féconde, le principe actif, innomé, qui élabore sans
DIDEROT INEDIT. 859
trêve la substance du monde, l'instinct artiste qui dispose les types
et les formes, je ne sais quelle âme plastique de l'univers, ouvrière
industrieuse, travaillant pour réaliser à son insu, un modèle invi-
sible, se dirigeant par des chemins inconnus à elle-même vers un
but qu'elle ignore. "Voilà l'image de la nature qui charmait Gœthe
et qui l'entraînait à la suite du philosophe français dans des navi-
gations aventureuses. Mais cette conception s'est singulièrement
altérée, abaissée dans les Élémens de physiologie. Ici il ne s'agit
plus guère que de pur mécanisme; il n'y est question que des pro-
priétés innées à la matière, de combinaisons nécessaires, de réus-
sites accidentelles.
A ces deux conceptions de la nature se rattachent deux inter-
prétations fort différentes du transformisme, selon que l'on recon-
uaîLle progrès dans le travail de la nature ou qu'on ne le reconnaît
pas. La différence est capitale. Pour les uns, l'évolution du monde
est un travail purement mécanique, une forme de la nécessité phy-
sique et sans autre résultat que l'ordre momentané avec lequel
peuvent coexister les formes actuellement existantes de l'être. Pour
les autres, l'évolution est un travail intelligent par ses résultats,
sinon par ses intentions, et bien qu'il s'exécute par des agens pure-
ment naturels, un travail dirigé vers le mieux et dont le vrai
nom est progrès. C'est le sens dans lequel on peut interpréter le
transformisme, tel qu'il nous apparaît dans Darwin, dans Hœckel
et dans Herbert Spencer, Avec eux on est fort éloigné du hasard et
de la nécessité brute. Les moyens sont mécaniques, le pro luit ne
l'est pas, puisqu'il y a une amélioration continue et graduelle dans
les types, dans les formes, dans les espèces, puisqu'il y a passage
insensible et constant, par voie de sélection, du pire au moins mal
et du moins mal au mieux. Conçu de cette façon, construit avec
l'idée du progrès, le transformisme n'exclut, quoi qu'on en dise, ni
l'idée de plan, ni la finalité. Il n'exclut que l'idée de hasard et
celle de la nécessité aveugle. Qu'est-ce donc, en effet, que ce
passage du pire au mieux, sans rétrogradation définitive, avec une
lenteur infaillible et sûre d'opérations mécaniques qui semblent
poursuivre un but, sinon la manifestation d'une idée directrice, ou
si l'on aime mieux, d'une force secrète, d'un ressort de progrès
déposé dans le premier atome, l'amenant à des combinaisons de
plus en plus parfaites, de plus en plus élevées, quel que soit d'ail-
leurs l'ensemble des moyens physiques ou physiologiques, concur-
rence vitale, hérédiLé, influence des milieux, sélection naturelle,
dont le résultat final est de tirer du chaos informe des élémens pri-
mitifs la figure du monde actuel et la série des mondes futurs?
C'est bien ainsi que Diderot paraît souvent entendre cette con-
860 REVUE DES DEUX MONDES.
ception, mais non pas dans les Elémens. Ici il refuse de reconnaître
le progrès dans le changement incessant des formes, et qu'est-ce
alors que l'évolution sans progrès, sinon un jeu des forces brutes,
et le monde ainsi formé sinon un résultat accidentel ou nécessaire
des combinaisons de molécules éternelles? Selon lui, le progrès n'a
de sens que dans l'enceinte d'un monde donné. C'est une expres-
sion toute relative qui ne peut s'appliquer qu'à l'adaptation plus
ou moins heureuse d'une forme organique à ses conditions d'exis-
tence. Mais ce monde lui-même qu'est-il? Un ordre qui s'est formé
accidentellement de telle manière plutôt que de telle autre , un
ordre de circonstance qui ne durera pas, qui peut-être retombera
dans le désordre des éléiiiens primitifs, une symétrie passagère; en
un mot, un coup heureux dans le grand jeu de la nature, la réus-
site d'un coup qui visait au hasard ou plutôt qui ne visait à rien
et qui, parmi des milHards de combinaisons possibles, a touché le
but et fait éclore ce monde pour un temps indéterminé, sans veille
et sans lendemain. C'est bien le àQrnhv moi àQS Élémens de physio-
logie. Mais avec une imagination aussi ardente, aussi instable, il ne
faut désespérer de rien, et nous verrons que, vers le même temps,
dans un de ses derniers écrits, également inédit, Diderot se relève
d'un vigoureux élan vers une plus haute conception de la nature et
de l'homme. Il sait s'affranchir de tout et de lui-même au prix de
contradictions manifestes qu'il ne semble pas craindre et qui sont
une partie essentielle de l'histoire de son esprit.
E. Garo.
LA
MARINE DE SYRACUSE
LES QUINQUÉRÉMES DE DENYS L'ANCIEN
La quinquérème est le vaisseau de ligne de l'antiquité; elle
n'emploie pas moins de trois cents rameurs. La première quinqué-
rème fut construite à Syracuse, en l'année 399 avant Jésus-Christ,
par ordre de Denys le Tyran. On attribue généralement à Gorinthe
l'honneur d'avoir mis en mer la première trière; Syracuse, colonie
corinthienne , ne peut revendiquer que la gloire d'avoir augmenté
les dimensions du navire de combat. Ce fut une gloire peut-être;
était-ce bien un avantage? Toute plage pouvait servir de port à
la trière ; la quinquérème ne gravissait pas avec la même facilité
le talus. Surprise par la tempête, elle ne savait plus où se réfugier.
Aussi les naufrages vont-ils prendre des proportions énormes : les
combats, il est vrai, seront plus décisifs. Sur la question des quin-
quérèmes, je ne me crois pas tenu de montrer les ménagemens qui
ont suspendu l'expression de mon opinion lorsqu'il s'agissait des
trières (1) ; j'arbore ici , dès le début, mon pavillon. La quinqué-
rème est pour moi une galère sur laquelle chaque aviron se trouve
manœuvré par cinq rameurs. Entre le vaisseau qui part, l'an 398
avant notre ère, pour Locres, chargé d'en ramener à Syracuse la
fiancée de Denys l'Ancien, la future mère de Denys le Jeune, et la
Réale, que le régent de France envoie, au mois de mai 1720, con-
duire de Marseille à Gênes sa fille, M"*^ de Valois, fiancée au prince
(1) Voyez la Revue du 15 décembre 1878, du l" février, du 15 mars et du 15 juin 1879.
802 REVUE DES DEUX MONDES.
liéiéclilairc de ^lodcne, mon esprit ne découvre pas de dilTérence.
Je parlaj^t! coniplèLemeiit, au sujet des vaisseaux longs des anciens,
l'avis d'un éminent crilicpie du wur siècle, M. Deslandes : « Si
des étages eussent été couverts l'un par l'autre, comme ceux d'une
maison, en ne donnant pour clnupie étage que (jualre pieds et demi
de hauteur, la ([uin([uérème aurait eu \ingt-deux pieds et demi
d'œuvres mortes; les rames les plus élevées aui"aieiil dû sortir de
cinquante [)ieds pour porter dans l'eau. A ce cliilTro il faut ajouter
la partie intérieure qui eût été le tiers de la partie extérieure, —
soit dix-sept pieds environ. — La longueur totale de la rame eût
donc été de soixante-sept pieds. Les rames de nos plus grandes
galères n'ont jamais dépassé trente-six ou quarante pieds. »
La marine des quinquérèmes n'est pas une marine démocrati-
que; on pourrait l'appeler à juste titre la marine des patriciens et
des despotes. Le cardinal-duc, — c'est ainsi qu'on désignait encore
dans nos arsenaux, à la lin du xvii'' siècle, l'incomparable ministre
de Louis Mil, — imita l'exemple du tyran de Sicile. Trois ou quatre
rameurs maniant une seule rame ne lui parurent pas, u pour les
galères du roy, » mi armement suflisanl; il lui fallut cinq rameurs
au moins pour les galères subtiles, six pour les patronnes et sept
pour les réalcs. Un état conservé dans nos archives et qui porte la
date de 1039, alloue au cardinal 48,000 livres «pour l'entretènemcnt
d'une galère srpliranw (pii n'était ci-devant que quinquôntint'. n Le
même état atlribue /i"2,070 livres à Charles Dauaionl, seigneur de
Chappes, «capitaine ordonné pour commander la galère lu Régine^
appartenant à la royne, mère du roy, pour l'entretèuement de la
dicte galère sextirame qui n'était en devant que (jiuilrîranw. « Les
capitaines des galères subtiles, devenues de quatriranics quinquù-
ruuics, reçurent également un notable accroissement de solde;
32,000 livres par an leur furent assignées pour l'entretien d'un
navire qui, « outre les gens de guerre, » dut comprendre, à dater
de ce jour, un équipage de trois cents rameurs au moins. La chiourme
des réaies, galères île vingt-neuf bancs et de /i5 mètres de lon-
gueur, se trouve portée par le môme édit au chillVe de quatre cent
vingt hommes. Je n'imagine pas que le tyran Denys, quand il se
]>roposa d'introduire un type nouveau dans la composition de sa
llotLe, ait fait faire un progrès d'aulre sorte i\ la vieille architecture
navale. Ses qnlnqH(''ri'invs on pcnfàrs ne furent prol)ablement que
des trières agrandies. Le nom ([u'il leur donna indi(|ue bien, à mon
sens, la portée de la modilicaiion; la forme du navire ne fut point
altérée, il n'y eut île changé (pie les dhnensions de la coque et la
force numérique des équipages.
ISuus connaissons, ;\ nn homme près, l'eilcciif des galères nio-
ucrues. Cet ellectif nous permettra déjuger, par uu rapprochement
LA MARINE DE SYRACUSE, 803
très plausible, de ranncmenl que dut allccter Denys rAiicicn à ses
quiruiuérèiiies. Lorsqu'au mois d'août 1752, une escadre de quatre
galères commandée par le chevalier de Gernay reçut une mission
analogU(; à celle (|u'avait accomplie, au mois de mai 17*20, le che-
valier d'Orléans, fils naturel du régent, grand-prieur de France,
abbé d'IIautevilliers et général des galères, de l'année 17l() à l'an-
née 17/i8, une rc^vue administrative eut lieu dans le port d'An-
tibes. Sur la galère la Ihync, destinée à transporter sa majesté
l'infante duchesse de Parme, se trouvait alors embarqué, outre le
chevalier de Gernay, chef d'escadre, le ca[)itaine mémo de la ga-
lère, M. le chevalier de Glandevès. L'état-major se composait de
3 lleutenans et de 3 enseignes, de 3 écrivains ou connnis , d'un
aumônier, d'un chirurgien et de 17 gardes de la marine. L'équi-
page conq)renait 33 or/iciers-mariniers, 5 tambouis et hautbois,
73 matelots, 19 domestiques, 79 soldats, 11 pcrtuisaniers, 1 1 proyers
ou mousses; la chiourme em|)loyait Û03 rameurs — 303 forc^ats et
/iO Turcs. — Fixé au chiffre de 66.^ hommes, l'effectif total de cette
septirame était donc à peine inférieur à l'effectif de nos grandes
frégates cuirassées : la Hrave^ la Hardie, la JJu<h(;.sse, n'étaient que
des quinquérarnes; lib?) hommes, dont 2(5() forçats, occupaient les
bancs de ces galères subtiles et en garnissaient les arbalélrières. yVinsi
donc, on le voit, pour ramener de Gênes à Antibes Madame joyale et
sa suite, composée de quarante-neuf pei sonnes, parmi lesquelles
nous ne remanjuerons pas sans quelque étomiemeiit un mé'ecin-
accoucheur et un chirurgien-dentiste, il ne fallut pas, en un temps
où nos finances étaient loin d'être prospères, mettre en mouvement
moins de deux mille trente hommes. G'est à peine si, aux joui s de
notre sujinime richesse, on nous vit déployer plus de j)ompe lors-
que nous envoyâmes, en l'année 1S59, pour l'escorter de Gènes à
Marseille, deux vaisseaux de quatre-vingt-dix et une frégate de
cinquanie-deax canons yu-devant de la jeune princesse que nous
confiait l'illustre maison de Savoie.
Quinquérèmes et vaisseaux à vapeur sont aujourd'hui de vieilles
lunes. En 1752, les quinquérèmes chantaient leur chant du cygne
et donnaient à regret leur dernier coup d'aviion. Les demi-galères,
les gaiiotes à quinze bancs, ces trières modernes particulièrement
chères aux Ijarbares([ues, survécurent quelque temi)a encore aux
massives réaies. A vrai dire, je crois qu'elles méritaient bien quel-
que peu de leur survivre. Tout aussi agiles et plus manœuvrantes,
elles rendaient surtout à moins de frais les services qu'ofj avait
conservé l'habitude de demander, en de rares occasions, aux ga-
lères. Qui sait si mèrne, au poi/it de vue du combat, la construc-
tion de la «pjinrjuérème et surtout celle de ses dérivées, l'ocière et
la décère, ne fut pas une faute? L'étude approfondie de la bataille
86/5 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Aclium nous servirait peut-être à éclaircir ce point. Tout est à
méditer dans la guerre navale, surtout à une époque de révolution
scientifique. Dieu veuille que l'avenir ne réserve pas à nos mons-
trueux léviathans quelque leçon semblable à celle qui fut infligée
à la flotte d'Antoine par les liburnes d'Octave !
Quand on se propose « de faire grand, » on s'expose à faire
quelquefois démesuré. Le génie n'est-il pas, par lui-même, une
exagération? Aussi le législateur antique ne le considérait-il que
comme un germe périlleux destiné à faire éclater tôt ou tard la cité,
(c Les grands hommes, prétendiùt Solon, sont la ruine d'un état. »
C'est pour maintenir dans la cité de Minerve une sorte de végé-
tation rabougrie que ce prudent esprit inventa l'ostracisme. Le
résultat, par bonheur, ne répondit point complètement à son attente.
L'ostracisme ne fonctionnait pas, comme l'élection, à des épo-
ques prévues et déterminées d'avance ; il fallait que quelque ora-
teur prît sur lui d'en venir réclamer l'application. « Ne vous
semble-t-il pas, disait cet amant jaloux de l'égalité au peuple
devenu plus que jamais attentif à sa harangue, qu'il y a déjà bien
longtemps que nous n'avons émondé notre jardin? J'aperçois d'ici
plus d'une tige ambitieuse qui m'inquiète ; un bon coup de faux,
suivant moi, ne gâterait rien. » Sur cette motion, presque invaria-
blement accueillie, les prytanes convoquaient d'urgence les tribus ;
les hérauts couraient sur les bords du Géphise, sur le penchant
méridional du Parnès, arrachaient les cultivateurs à l'exploitation
de leurs terres, à la surveillance de leurs ruches, de leurs planta-
tions de vignes ou d'oliviers, et les poussaient tout haletans vers
Athènes. « Qui bannissons-nous aujourd'hui pour cinq ans? » Cha-
cun prenait une coquille, un tesson de terre cuite et y inscrivait le
nom du citoyen dont il jugeait essentiel de débarrasser momenta-
nément la communauté. Au centre de l'agora se trouvait ménagé
un espace circulaire qu'entourait une grille; dans l'intérieur de
cette urne gigantesque les votans sont venus jeter l'un après l'autre
leur bulletin, c'est aux magistrats maintenant de compter les suf-
frages, y en a-t-il six mille? le peuple est en nombre pour pro-
noncer son arrêt. Au-dessous de ce chiffre, le vote serait nul. Le
triage s'opère, le nom du banni est proclamé. Les envieux respi-
rent, et la cité est sauve.
Voilà, en vérité, une belle législation ! Le peuple de Syracuse
eut un instant l'idée de se l'approprier ; il fit seulement l'éco-
nomie des tessons. Ce fut tout simplement sur des feuilles d'oli-
vier qu'à Syracuse on écrivit le nom du citoyen éminent dont
l'heure était venue de rabaisser l'orgueil en lui faisant connaître
les amertumes de l'exil. Le pctalismc était une institution d'ori-
gine étrangère; il ne réussit pas às'acchmater en Sicile. Tout ce
LA MARINE DE SYRACUSE. 865
qui avait quelque indépendance de fortune, quelque valeur mo-
rale, s'éloigna des affaires publiques; «l'administration de l'état
passa aux mains des sycophantes et des démagogues. » Bientôt il
n'y eut plus de sécurité pour personne, plus de stabilité pour les
institutions; le désordre, en quelques années, fut au comble. Les
Syracusains se ravisèrent et, en l'an h^h avant Jésus-Christ, ils
prirent le parti de choisir entre deux maux le moindre ; ils se rési-
gnèrent à garder leurs grands hommes. Les Athéniens furent plus
tenaces. Si l'ostracisme ne se fut égaré, en l'année lilQ, sur Hyper-
boles, Athènes n'eût probablement pas j énoncé de sitôt à ce pro-
cédé sommaire d'exclusion qui flattait si bien ses penchans jaloux.
Tant que la loi de Solon n'atteignit que des Aristide, des Gimon,
la malveillance y trouva son compte; lorsqu'on la vit frapper « un
éhonté, dit Plutarque, un pervers dédaigneux de l'opinion jusqu'à
demeurer insensible à l'infamie, » on craignit que le but ne finît par
être dépassé. L'ostracisme se discréditait. Qui voudrait donc encore
se charger des vilaines besognes? qui viendrait désormais humi-
lier, calomnier les meilleurs citoyens? Traité en grand homme.
Hyperboles se rengorge. Soupçonneiait-on par hasard ce turbulent
fabricant de lanternes d'aspirer à la tyrannie? On le croit donc de
taille à jouer le rôle d'un Pisistrate? Et pourquoi pas, après tout?
Syracuse, presque à la même époque, ne se courbe-t-elle pas sous
le joug d'un scribe avant de subir celui d'un potier? Je ne trouve
pas juste, quant à moi, de chicaner sur son origine l'homme assez
heureux pour justifier par de réels services son élévation. Qu'il
s'appelle Masaniello, Ivan IV ou Denys, du moment qu'il chasse
l'étranger, je l'absous. Je n'ai pas, vous pouvez m'en croire, un
goût beaucoup plus vif qu'Harmodius ou qu'Aristogiton pour la
tyrannie, mais quand le ciel se couvre, quand la mer, sourdement
gonflée, grossit et se soulève, je ne me sens guère à l'aise sur un
navire « qui navigue à la part. » Denys l'Ancien et Ivan le Terrible
ont exercé le pouvoir dans un jour de tempête ; il est fort heureux
qu'ils n'aient pas permis au premier venu de porter la main sur le
gouvernail.
Que les hordes affamées viennent du désert ou du pays des
neiges, béni soit celui qui les tient à l'écart! « En Sicile, dit Homère,
l'orge et le froment n'attendent pas la semaille pour donner leurs
moissons. » La Libye ne reçut pas des dieux le même privilège.
Les vastes plaines qui confinent à l'Atlas étaient encore incultes
quand les Carthaginois se jetèrent, comme une nuée de sauterelles,
vers l'année hSO de notre ère, sur l'île des Sicanes, sur cette
île si prodigieusement féconde, dont les colonies grecques se
contentaient d'occuper les bords, Ils y débarquèrent au nombre
lOME xxsv, — 1879, 55
866 REVUE DES DEUX MONDES,
de trois cent mille hommes, affirme un historien, de cent mille
seulement, prétend un autre auteur. Gélon les extermina. La
Sicile n'en vécut pas moins, à dater de ce jour, sous la menace
constante de quelque irruption désastreuse. Pour assaillir l'opu-
lent territoire, les Carthaginois n'avaient qu'un détroit large à peine
de soixante-dix-sept milles marins à franchir. Ces colons de la
Phénicie se trouvaient en possession de la plus magnifique flotte
de transport qui eût jamais existé; ils étaient infiniment moins
riches en navires de combat. La hardiesse même de leurs entre-
piises commerciales les inclinait vers la marine à voiles. Ce n'est
pas avec des trières qu'ils seraient allés chercher l'argent de l'Ibérie
et l'étain des îles Britanniques. En mesure de verser à tout instant
l'Afrique sur la Sicile, de charger sur deux mille vaisseaux leurs
chars, leurs cavaliers, leurs machines de guerre, les Carthaginois
demeuraient à court quand il leur fallait escorter ces immenses con-
vois. Les grandes navigations ne forment pas des rameurs et Car-
thage, sur ce point, fut longtemps inférieure aux villes de la Tri-
nacrie. Fort heureusement pour le succès des armes carthaginoises,
ces villes, fondées par des migrations venues de diverses parties
de la Grèce, vivaient fort divisées. Égeste avait appelé les Athé-
niens à son aide; quand les Athéniens eurent été battus, elle solli-
cita l'intervention de Carthage. En l'année h09^ le fils de Giscon
détruisit Sélinoute et Hirnère. Tiois ans après, ce fut sous les murs
d'Agiigente que le même général débarqua son armée. 11 arriva
d'Afrique avec une innombrable horde de Libyens, de Phéniciens,
de Numides, de Maures, d'habilans de la Cyrénaïque et d'Ibères.
Agrigente était une ville de deux cent mille âmes; les Carthaginois
l'assiégèrent huit mois avant de la prendre. Le fils de Giscon suc-
comba, durant ce long siège, à une maladie contagieuse; son col-
lègue, Imilcon, réduisit l'infortunée cité, doiit les ruines attestent
encore l'effroyable catastrophe et la maguiîicence.
Le désastre d'Agrigente répandit l'eliroi dans toute la Sicile. Ce
n'était plus pour la liberté, c'était pour la vie qu'il fallait désormais
combattre. La cruauté punique était un bien autre danger ({ue
l'ambition athénienne. La paix a ses douceurs; quand elle conduit
les hommes au supplice de la croix, les femmes au déshonneur, les
en (ans à l'esclavage, on est tenté de la rendre responsable des cala-
mités imprévues qu'une génération plus imbue de l'esprit militaire
eût peut-être réussi à conjurer. Les plus fortes murailles, —
l'exemple d'Agiigente en faisait foi, — ne procurent qu'une sécu-
rité précaire. Agrigente expirait étouffée dans son luxe; le capora-
lisme de Sparte l'aurait très probablement sauvée. Dès la première
annonce du péril, c'était à Sparte que la malheureuse ville avait
LA MARINE DE SYRACUSE. 867
demandé des généraux; les généraux que Sparte lui envoya la
défendirent avec indiiïérence. La haine d'Athènes, en l'année lilQ,
stimulait leur zèle; la république ohgarchique des Carthaginois
ne leur faisait môme pas ombrage. S'ils eussent écouté leurs sym-
pathies secrètes, ce n'est assurément pas du côté de la démocratie
sicilienne que leur instinct les aurait rangés. Le danger touchait de
plus près Syracuse, et cependant Syracuse ne sut pas complètement
oublier qu'aux jours où Nicias campait sous ses murs, Agrigente
avait paru sourire à sa ruine prochaine. Les Syracusains se por-
tèrent donc sans la moindre ardeur au secours de la grande cité
rivale. L'épouvante causée par la férocité d'Imilcon leur ouvrit enfin
les yeux et leur fit comprendre toute l'imprudence de leur égoïsme.
Le peuple alors se souvint d'Hermocrate. On peut éteindre à plaisir
un flambeau et le rallumer; il faut y regarder à deux fois avant
de supprimer un grand homme. Les larmes et les regrets ne le
rappelleront pas à la vie. Tous les partisans de l'illustre patriote,
par bonheur, n'avaient pas été enveloppés dans son destin funeste.
Le plus jeune et non pas le moins énergique, Denys, s'était sauvé
du tumulte, criblé de blessures; son obscurité même lui permit de
rentrer, peu de temps après, dans Syracuse. 11 était au nombre des
soldats tardivement envoyés au secours d'Agrigenle. Si Denys n'eût
eu en partage que la bravoure d'un héros, il eût probablement
végété dans les bas rangs de l'armée ; le ciel lui avait, de surcroit,
donné l'éloquence; avec l'éloquence et le courage on peut toujours
se faite un marchepied des malheurs publics. Les factions pre-
naient d'ailleurs la peine de déblayer sous ses pas le terrain; nulle
supériorité ne se dresserait devant son ambition pour lui barrer la
route ; le champ était libre. Denys s'y élança tout rempli de l'ar-
deur d'un aventurier qui n'a rien à perdre. Il ne vit que le but
auquel, si les dieux le favorisaient, il pouvait atteindre, et ce but
était, dans sa pensée, la libération plus encore peut-être que l'as-
servissement de sa patrie. L'asservissement en effet, quand l'en-
nemi est aux portes et l'anarchie en dedans des murs, pourrait bien
mériter de s'appeler le salut.
Le fâcheux côté de ces entreprises, c'est qu'on les accomplit rare-
ment sans porter une funeste atteinte à la morale publique. Gom-
ment acquérir de l'influence sur le peuple, si l'on ne se résigne
avant tout à caresser ses passions haineuses et à paraître épouser
ses soupçons? Le peuple de Syracuse était en proie à une inquiétude
vague; Denys accusa les généraux de vouloir livrer l'état aux soldats
de Carthage; il dénonça du même coup les principaux citoyens de
tout temps soupçonnés de rêver le triomphe de l'oligarchie. « Ce
ne sont pas, dit-il à la multitude, les personnages les plus distingués
868 REVUE DES DEUX MONDES.
par leurs richesses ou par leur naissance qu'il convient d'appeler
au commandement des armées; les meilleurs généraux, ce seront
les généraux les mieux intentionnés. » Sur ce conseil, le peuple
prend feu et choisit d'emblée d'autres chefs. Naturellement Denys
est du nombre. L'habile démagogue se garde bien de se con-
fondre avec ses collègues ; il les tient à distance et les laisse com-
biner leurs plans à loisir. Quand ces plans sont à la veille de
s'exécuter, Denys les déclare tout d'abord détestables. « Cette fois
encore, le peuple a eu la main malheureuse; ce sont de nouveaux
traîtres que, pour sa perte, il vient d'élire. » 0 le vigilant défen-
seur qu'a rencontré l'état! Combien ce peuple dont il protège, en
toute occasion, la simplicité confiante ne lui doit-il pas de recon-
naissance! Denys cependant se trouve trop isolé dans Syracuse.
La multitude l'écoute, la multitude l'acclame; seulement la multi-
tude est sujette à de soudains caprices, et ses idoles ont toujours
chancelé sur leur piédestal. Il faut une base plus sûre à cette jeune
ambition qui se pique avant tout d'être prévoyante. Denys songe à
rouvrir les portes de Syracuse aux bannis qui furent jadis avec lui
les compagnons d'Hermocrate, bannis dont il a bien pu seconder
les projets aux jours des grandes et généreuses espérances, mais
dont il lui parut inutile, quand survint la déroute, de partager la
mauvaise fortune. Cette troupe de proscrits, incessamment grossie
par de nouvelles rigueurs, formait presque une armée. » Eh! quoi,
s'en allait déclamant en tous lieux Denys, on fait venir d'Italie des
soldats; on recrute des mercenaires jusque sur les côtes du Pélo-
ponèse et l'on refuserait à des concitoyens que nulle offre de Carthage
n'a encore pu séduire, le droit d'accourir sous les drapeaux de la
patrie menacée et de verser ce qui leur reste de sang pour délivrer
le sol natal de ses envahisseurs! » Le peuple ne tarde pas à recon-
naître combien cette interdiction est à la fois impolitique et injuste;
il se consulte un instant et abolit sur l'heure les décrets d'exil.
Denys aura désormais pour garde les Syracusains auxquels il a rendu
leur foyer.
Le moment est-il donc venu de jeter le masque? Un impatient
le croirait : l'impatience a souvent compromis les plus belles parties ;
Denys ne commettra pas la faute de se mettre prématurément en
campagne. Le trésor est vide : quelle figure ferait un usurpateur
obligé de refuser, le lendemain de son avènement, la solde à ses
troupes? L'impôt des riches est une ressource dont on pourra user
à son heure. Commençons par chercher en dehors de Syracuse
quelque mine encore vierge à exploiter. Les habitans de Gela se
présentent tout à point pour sortir l'astucieux conspirateur d'em-
barras. Menacés par Imilcon, ils implorent avec larmes l'assistance
LA MARINE DE SYRACUSE. 869
qui n'a cependant pas sauvé Agrigente. Denys obtient sans peine
qu'on fasse bon accueil à cette demande. Il se met à la tête d'un
détachement de 2,000 fantassins et de hOO chevaux. Le voilà intro-
duit dans la place, entouré de forces suffisantes pour y commander
en maître. Quel sera, pensez-vous, son premier soin? Va-t-il se
hâter de courir aux remparts? La foule anxieuse n'attend que ses
ordres pour se mettre à l'œuvre. Quelle brèche faut-il réparer la
première? Quels travaux supplémentaires de défense convient-il
d'élever? Le regard soupçonneux de Denys se dirige ailleurs. Il doit
y avoir des traîtres dans Gela, puisque Syracuse, malgré une épura-
tion première, en est encore remplie. Les bons traîtres, ce sont
toujours les riches. Que ferait le peuple des oreilles d'un chiffonnier?
Les principaux citoyens de Gela n'échapperont pas à cette distinc-
tion fatale. Denys les fait sur-le-champ arrêter, condamner à mort
et exécuter. Il n'y a plus maintenant, pour que leur supplice profite
doublement à la république, qu'à vendre à l'enchère les biens dont
une juste sentence les a dépouillés. Habitans de Gela, on vous a
délivrés des sommités qui vous offusquaient; avant de songer à
remplir vos coffres, occupez-vous de payer vos sauveurs! Denys se
fait la part du lion dans le butin. Ce n'est pas pour lui qu'il se
montre avide, c'est'pour ses soldats. La bataille a été si rude! Les
troupes, le jour même, reçoivent double solde; le camp est dans
l'ivresse, et les gens de Gela peuvent dormir tranquilles, l'oligarchie
ne relèvera pas la tête.
Denys n'a plus que faire dans cette ville pacifiée et tranquillisée
en un clin d'œil; il reprend le chemin de Syracuse. Filles d'Israël,
rassemblez vos palmes ! Accourez toutes au-devant du berger ! D'un
seul coup de sa fronde, il a terrassé Goliath. Mais à Syracuse aussi,
les magistrats font mollement leur devoh'; s'ils ne sont pas vendus
personnellement à l'ennemi, leur faiblesse n'en sert pas moins les
desseins secrets delà trahison. Exercé dans des conditions pareilles,
le com!nande(nent des troupes devient trop périlleux, Denys se dé-
met de celui qu'on lui a confié. Perdre un tel général ! le perdre,
au moment où les ^Carthaginois, refaits pendant l'hiver, vont se
mettre en marche et venir cam,:>er sous les murs de Syracuse ! Le
peuple ne permettra pas que le seul ami sincère qui l'ait invaria-
blement assisté jusqu'ici dans ses peines l'abandonne en cette
heure de péril extrême. Denys se plaint d'être mal secondé? Eh
bien, que Denys commande ,seul ! C'est parce qu'il commandait
seul, que Gélon a vaincu jadis les Carthaginois dans les plaines
d'Himère. Voilà le grand mot lâché; la tyrannie est plus d'à moi-
tié faite. A l'âge de vingt-cinq ans, Denys devient en quelques
heures le maître absolu^ dans Syracuse. Échappé au massacre
870 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une faction proscrite, ce scriba de génie a gardé trente-huit ans
le pouvoir. Je ne m'occuperai qu'en passant de son administration,
je raconterai le plus brièvement possible ses campagnes; en re-
vanche, j'étudierai avec un soin tout particulier ses flottes et ses
arsenaux.
IL
Avant de trouver dans Rome l'ennemi qui la devait détruire, Car-
thage fut deux fois mise en sérieux péril par les chefs démagogi-
ques de la Sicile. Le trait particulier de cette lutte acharnée qui
ne dura pas moins de cent ans, c'est la facilité avec laquelle les
deux partis contraires recrutaient des auxiliaires sur le sol même
qu'ils venaient envahir. Les Libyens d'un côté, les Sicules de
l'autre, jouèrent un rôle important dans ces agressions. Même après
ses plus sanglantes défaites, Garthage n'en gardait pas moins des
alliés et des places d'armes en Sicile. La pointe occidentale de l'île,
de Palerme à Marsala, lui appartenait. Ce fut à la déposséder de
ce territoire que Denys mit, dès le début, tous ses soins. Il ne prit
cependant l'offensive que lorsqu'il crut avoir rendu par des fortifi-
cations nouvelles Syracuse imprenable. L'île d'Ortygie constituait
la partie la plus forte de la ville; Denys l'entoura de murailles, et
dans l'intéi ieur de cette première enceinte fit élever à grands frais
une citadelle. On se souvient que, dans la guerre attique, Syracuse
faillit être investie, d'un bras de mer à l'autre, par un mur de cir-
convallation (1). Pour prévenir le retour d'une pareille tentative,
Denys jugea nécessaire de fortifier les Épipoles. Soixante mille
ouvriers de condition libre, six mille couples de bœufs achevèrent
en vingt jours un travail qui n'avait pas moins de cinq kilomètres
et demi de développement. Syracuse, nous l'avons déjà dit, possé-
dait deux ports. La nouvelle enceinte enveloppa le petit port situé
au nord-est d'Ortygie. Cette darse pouvait contenir soixante trières;
Denys en rétrécit l'entrée et n'y laissa passage que pour un vais-
seau. Sur les bords de ce premier bassin il établit ses chantiers.
Les versans de l'Etna étaient alors couverts de forêts de pins et de
sapins; le tyran jeta sur ces pentes boisées une véritable armée de
bûcherons. Les arbres abattus étaient sur-le-champ transportés à
la mer. Des barques les prenaient sur le rivage et les amenaient à
Syracuse. Ces mômes barques allaieiit chercher des bois de con-
struction jusqu'en Italie. Plus de deux cents navires furent mis d'un
seul coup sur les chantiers; cent dix autres subissaient en même
(1) Voyez dans la. Revue du 15 mars 1879 ['Expédition de Sicile,
LA MARINE DE SYRACUSE. 871
temps un radoub complet. Quand Denys eut une flotte, il s'occupa
d'en prévenir autant que possible le dépérissement. L'habile poli-
tique fut sous ce rapport beaucoup plus prévoyant que Méhéraet-
Ali, rinratigal)le et audacieux vice-roi, qui n'improvisa pas avec
moins d'activité une flotte formidable, mais qui, après avoir con-
struit ses vaisseaux avec du bois vert, s'étonna de les voir s'évanouir
en quelques années dans ses mains. Tout le pourtour du grand
port de Syracuse se garnit de magnifiques cales couvertes. Ces han-
gars étaient au nombre de cent soixante; chaque hangar contenait
deux galères. Il exis'ait déjà cent cinquante chantiers abrités. Denys
les fit retnettre en état. On reconnaît dans ces dispositions l'organi-
sation qu'imita Venise au temps où le monde la proclamait la reine
de l'Adriatique.
Il est plus aisé de fonder des arsenaux et de construire une
flotte que de faire sortir de terre des équipages. C'est toujours
là que les développemens trop hâtifs s'embarrassent. Denys ne put
donner qu'à la moitié de ses vaisseaux longs des pilotes, des cé-
leustes, des rameurs recrutés parmi les citoyens de Syracuse ;
l'autre moitié fut montée par des étrangers dont le tyran s'assura
les services par une solde élevée. A cette force navale il ne man-
quait plus qu'un chef; Denys le choisit dans sa propre famille. Son
frère Leptine fut placé à la tête de la flotte, Denys se réserva le
commandement de l'armée. Cette armée ne dépassa jamais le chiffre
de trente mille fantassins et de quatre mille cavaliers; encore pour
en arriver là, fallut-i! tirer des mercenaires de tous les pays. Déjà
mises à contribuiion par Carthage, l'Italie et la Grèce fournirent de
nombreuses recrues à la Sicile. Denys d'ailleurs ne négligea rien
pour tirer le meilleur parti possible de ces troupes étrangères.
Chaque soldat trouva, en arrivant à Syracuse, les armes qtf'il était
habitué à manier dès l'enfance. Les officiers recruteurs avaient
reçu l'ordre de rapporter des diverses contrées où ils opéraient les
modèles les plus perfectionnés des instrumens de guerre en usage
dans le pays. Denys prescrivit à ses ouvriers de reproduire exacte-
ment et sans y rien changer le coutelas des ïhraces, la javeline du
Brutium et la sarisse des Doriens. Tout l'espace que n'occupaient
pas les chantiers ou les cales couvertes avait été abandonné aux
armuriers. Si vastes qu'ils pussent être, ces ateliers furent encore
jugés insuffiï-ans; on les compléta en affectant à la fabrication des
armes la plupart des édifices publics et les maisons les plus consi-
dérables de la ville. En quelques mois, Denys eut à sa disposition
cent quarante mille boucliers, un nombre égal d'épées et de casques,
plus de quatorze mille cuirasses. Le pouvoir absolu abrège bien
des lenteurs, et l'autorité que s'était adjugée Denys le rendait, pour
872 REVUE DES DEUX MONDES.
un certain temps du moins, le maître incontesté « des biens et des
nuques. » Dans de pareilles conditions, la tyrannie ne risque rien à
se montrer libérale; Denys payait sans compter. Le bruit de ses
largesses se répandit rapidement dans le monde; les plus habiles
artisans que possédassent l'Italie et la Grèce affluèrent en masse à
sa cour. Tous les inventeurs étaient assurés d'y trouver le meil-
leur accueil. La catapulte avait déjà été employée par Conon au
i^iège de Mitylène; à Syracuse, on la perfectionna et on s'en servit
pour lancer, non-seulement des pierres, mais des traits. Elle devint
un arc d'une immense puissance, un arc tel que les géans de la
fable seuls auraient pu le bander. La portée des armes de jet se
trouva ainsi considérablement accrue et la guerre en prit soudain
un nouvel aspect. L'artillerie de l'antiquité vient d'entrer en ligne :
que Ils dieux de Carthage protègent Lilybée et Panorme!
C'était surtout à la guerre de siège que Denys se préparait, car
sa flotte lui semblait assez forte pour le garantir contre toute des-
cente, le jour où il aurait constitué l'unité politique de la Sicile.
Ln semblable dessein ne s'accomplirait pas sans des luttes san-
glantes; le ciel cependant, par plus d'un symptôme, se montrait
prêt à le favoriser. La ruine d'Agrigente laissait la puissance de Syra-
cuse sans rivale et si quelque diversion étrangère était encore à
craindre, de l'étranger aussi on pouvait se promettre des secours. La
froideur que les Lacédémoniens témoignaient à la démocratie sici-
lienne avait fait place à la plus vive sympathie. C'était le moment
où Lacédémone victorieuse à vEgos-Polamos, s'occupait active-
ment de consolider son triomphe et envoyait Lysandre parcourir
les villes de la Grèce pour y établir des harmostes. De la tyrannie
à l'oligarchie la distance n'était pas si grande que Sparte eût sujet
de se montrer rigoureuse envers un état de choses qui se rappro-
chait beaucoup au fond de sa propre organisation politique. Aussi,
de l'année Ù05 avant notre ère à l'année 398, Sparte autorisa-t-elle
le tyran Denys à enrôler sur son territoire autant de soldats qu'il le
jugerait bon. Ces recrues formèrent le noyau de l'armée syracu-
saine et lui apportèrent l'instruction tactique avec l'esprit de disci-
pline qui lui manquait.
Où Drnys puisait-il donc les énormes sommes que durent exiger
de si prodii^ieuses dépenses? Il les puisa dans les proscriptions dont
ses ennemis eurent l'imprudence de lui fournir à diverses reprises
l'occasion. Les premiers temps de son usurpation furent singuliè-
rement troublés par des séditions mililaires; les cavaliers surtout,
attachés, par je ne sais quel penchant dont la cavalerie fut rare-
ment exempte, au parti oligarchique, failUrent plus d'une fois « le
faire sortir de la tyrannie, tiré par les jambes. » Denys parvint
LA MARINE DE SYRACUSE, 873
pourtant à comprimer ces révoltes ; il en prit avantage pour alimen-
ter son trésor par d'impitoyables confiscations. Toute la richesse
de la Sicile passa peu à peu dans ses coffres, et la richesse de la
Sicile, à cette époque, était grande. Pour se donner le temps d'as-
seoir son autorité, Denys avait dû en passer par les conditions des
Carthaginois, bien que les Carthaginois eussent été, depuis l'occu-
pation d'Agrigente, décimés par le typhus et qu'ils éprouvassent
autant d'impatience de retourner en Afrique que les Siciliens pou-
vaient en avoir eux-mêmes de les y renvoyer. Les généraux de
Carthage ne voulurent reconnaître à Denys que la possession de
Syracuse; les autres villes, celles du moins que des garnisons pu-
niques n'occupaient pas, conserveraient leur indépendance et se
gouverneraient par leurs propres lois. De pareils traités sont œuvre
de dupe, car on n'y souscrit que pour les violer. A peine en effet
les Carthaginois eurent-ils mis à la voile que Denys, délivré de leur
présence, entra en campagne. Naxos, Catane, Léontium sentirent
tour à tour le poids de ses armes. Ce ne fut qu'après avoir soumis
ces cités dissidentes, avoir battu les Sicules et contenu les dis-
positions hostiles des habitans de Rhegium, qu'il se crut assez fort
pour ne plus dissimuler ses projets et pour déclarer ouvertement
la guerre à Carthage.
A l'extrémité occidentale delà Sicile existait autrefois un îlot qu'une
chaussée d'un kilomètre à peine de longueur joignait à la terre
ferme. Sur cette tête de pont s'élevait la ville de Motye. Nulle cité
ne s'était montrée plus constamment fidèle à la cause punique ; elle
pouvait donc s'attendre à subir les premiers assauts. La position
par elle-même était forte; les habitans de Motye la rendirent plus
inexpugnable encore en rompant la digue qui les rattachait à la
grande île. La rivalité dont Messine et Palerme donnèrent, pendant
tout le cours du moyen âge et jusque sous le règne de Louis XIV,
des preuves si énergiques, semble remonter à l'époqiie lointaine
dont nous essayons de retracer l'histoire. On dirait que le même
sang ne coule pas dans les veines des insulaires qui ont pris parti
pour Carthage et de ceux qui, plus fidèles à leur origine, n'échan-
gèrent l'influence de la Grèce que pour subir l'ascendant de l'Italie.
Denys avait hâte de faire l'épreuve de ses machines de guerre; il
vint mettre le siège devant Motye. Les Motyens lui opposèrent une
résistance qui donna aux Carthaginois le temps d'accourir. Denys
appuya sa flotte au rivage. Sur le pont des navires, il avait placé
une multitude d'archers et de frondeurs; à terre, il rangea, comme
une batterie d'artillerie ses catapultes. Les Carthaginois reculèrent
effrayés devant cette mitraille et reprirent le chemin de la Libye;
Motye était livrée à son sort.
87/t REVUE DES DEUX MONDES.
Le premier siège où l'on puisse constater des approches régu-
lières, un terrain gagné pied à pied, appartient à l'histoire de
Deiiys. Les catapultes font d'abord évacuer les remparts, puis les
travailleurs rétablissent à grand renfort de blocs la chaussée rom-
pue. Les tours de bois à six étages sont alors roulées à toucher les
murs. Les Perses de Xerxès ont jadis mis le feu aux palissades qui
entouraient l'Acropole d'Athènes à l'aide de flèches garnies de
paquets d'étoupes enflammées; les habitans de Motye recourent au
même moyen pour tenter d'incendier les tours du haut desquelles
les soldats de Syracuse combattent de niveau avec leurs guerriers.
Ils essaient même de retrouver l'avantage d'un tir plongeant en
dressant sur le terre-plein de leurs bastions de grands mâts por-
tant au sommet, en guise de hunes, de vastes paniers. Des gens de
trait ont pris place au fond de ces corbeilles et y forment comme
un corps d'archers aériens. Les béliers de Denys n'en continuent
pas moins de battre sans relâche le pied des murs. Une brèche est
enfin ouverte. Les Motyens ont renoncé à la défendre ; ils se replient
en arrière, barricadent les rues et garnissent de défenseurs les
maisons. C'est un nouveau siège qui commence. Denys fait élargir
à coups de sape la brèche ; les tours mobiles s'avancent, abaissent
sur les toits les ponts dont on les a munies et le combat s'engage
à vingt ou trente pieds au-dessus du sol. Les assiégeans gagnent
peu à peu du terrain, mais la lutte sera longue, car l'ennemi n'at-
tend pas de merci et ne s'est pas ménagé de retraite. Un soldat de
Thurium, Archylus, profite de l'obscurité de la nuit; il parvient,
suivi de quelques compagnons, à escalader un pâté de maisons écrou-
lées. Les Motyens font de vains efforts pour le chasser de ce mon-
ceau de décombres; les colonnes que Denys a pris soin de masser
sur la chaussée accourent au bruit du combat et couronnent de
leurs bataillons la position conquise. Ils en font, en quelques
instans, une véritable place d'araies. C'est de là qu'aux premières
lueurs du jour le tyran précipite ses troupes sur l'ennemi. Les
Motyens éperdus ont jeté bas les armes; ils attendent les ordres du
vainqueur.
Pas de pitié pour les Grecs qui ont embrassé le parti de Car-
thage! Qu'on leur inflige le supplice dont les Carthaginois ont tant
de fois donné l'odieux spectacle à la Sicile! Qu'on les cloue à la
croix et qu'ils puissent, en mourant, jeter un dernier regard sur
cette mer déserte qui devait leur ramener la flotte d'Imilcon et qui
ne leur apporte que le souille desséchant du simoun échauITé par
les sables de la Libye! Quant aux Motyens eux-mêmes, ils sont
moins coupables; Denys se contentera de les vendre à l'encan et de
livrer leurs demeures au pillage de ses soldats. C'est ainsi que jadis
LA MARINE DE SYRACUSE. 875
on faisait la guerre et que probablement on la ferait encore, si
quelques pauvres gens, rebelles à la loi d'orgueil sous laquelle le
ciel les avait fait naître, n'eussent conçu le sublime dessein d'aller
enseigner au monde une autre morale. Le christianisme a changé
le cours des idées de ceux mêmes qui affectent de se proclamer ses
ennemis et, quoi qu'on en puisse dire, les hérauts de la bonne nou-
velle n'ont pas parcouru l'univers en vain. Sans leurs prédications,
la civilisation moderne courait grand risque de nous ramener par
une pente insensible à l'anthropophagie.
L'été finissait : Denys chargea Leptine de garder avec cent vingt
navires les parages qi;e la saison le forçait d'évacuer. Dans Motye
même, il laissa une garnison composée de Sicules. Le gros de ses
forces reprit, sous ses ordres, la route de Syracuse. II y aurait eu
folie à s'endormir sur ce premier succès ; les Carthaginois ne pou-
vaient manquer de préparer un retour offensif. Investi de l'autorité
suprême, Imilcon faisait, en effet, d'immenses levées. Une flotte de
quatre cents bâtimens à rames escortant six cents navires de ti'ans-
port, reçut à son bord une armée de cent mille hommes. On ne
chargea point seulement cette flotte de vivres, de machines de
guerre , de munitions ; on lui donna aussi à porter quatre mille
chevaux et quatre cents chars. De semblables expéditions ne furent
point rares dans l'antiquité et, avec toutes les ressources dont dis-
pose aujourd'hui la science navale, nous les déclarerions impossi-
bles 1 Remarquons d'ailleurs le cachet de vraisemblance dont sont
empreints les récits contemporains auxquels Diodore a emprunté le
fond de son histoire. Lorsque la flotte est prête, Imilcon fait re-
mettre à chacun des pilotes un pli cacheté. Ce pli ne devra être
ouvert qu'à une distance déterminée du rivage. Semblable précau-
tion fut prise par l'empereur, lorsqu'il fit partir l'amiral Villeneuve
de Toulon. Ce sont là les conditions indispensables du secret, mais
on n'invente point de pareils détails; quand je les rencontre dans
les relations de Timée ou d'Éphore, je me crois fondé à y recon-
naître la déposition de témoins bien informés.
Les plis cachetés remis par Imilcon aux pilotes de Carthage leur
enjoignaient de se diriger sur Panorme. Le vent était favorable,
toute la flotte leva l'ancre. Les vaisseaux à voiles eurent bientôt
pris une avance considérable sur les navires à rames qui devaient
au besoin les défendre; ils n'essayèrent cependant pas de ralentir
leur allure et comptèrent sur la violence de la brise pour forcer, si
l'ennemi se présentait, le passage. Déjà l'on aperçoit Maritimo, Fa-
vignana, Levanzo, ce groupe d'îles élevées dont le sommet se cache
si souvent dans les nuages et qui sert d'avant-poste à la pointe
occidentale de la Sicile. Les Libyens ne pouvaient souhaiter un
phare mieux placé pour assurer leur traversée d'Afrique en Europe.
876 REVUE DES DEUX MONDES.
L'amiral de Sicile, Leptine, prévenu par Denys, guettait avec trente
trières l'arrivée d'Imilcon ; seulement il la guettait du canal étroit
où il s'était embusqué. Ses vaisseaux ne lui semblaient pas de ceux
qu'on peut impunément aventurer au large. Quand les premiers
transports ennemis apparurent, Leptine courut sur eux et en coula
cinquante. Il submergea ainsi d'un seul choc cinq mille hommes et
deux cents chars de guerre; le reste de la flotte réussit à gagner
Panorme. Les anciens faisaient, sans hésiter, la part du feu dans
toute affaire sérieuse ; maîtres de la Galabre, ils n'auraient pas,
comme nous, laissé les Anglais s'implanter en Sicile.
Imilcon, quand il eut débarqué le gros de ses troupes à Panorme,
ne trouva pas qu'il eût payé ce premier succès trop cher. Le seul
déploiement de ses forces le rendait, sans coup férir, maître du
terrain; il l'inonda sur-le-champ de son armée. Denys n'eut d'autre
ressource que de s'aller enfermer, en ravageant sur tout son pas-
sage la campagne, dans l'enceinte fortifiée de Syracuse. Imilcon ne
voulut pas s'arrêter à Panorme; il y redoutait encore les vaisseaux
longs de Leptine. Une baie ouverte ne lui semblait pas un abri suf-
fisant; il lui fallait un port fermé par un goulet étroit pour y re-
miser en toute sécurité ses six cents navires. Messine lui parut
offrir l'abri désiré. Il s'y porta sans délai avec toute son armée
flanquée par les trières qui longeaient d'aussi près que possible la
côte. Messine n'était point en état de soutenir un siège ; les troupes
carthaginoises s'en emparèrent sans peine, et les six cents vais-
seaux donnèrent à pleines voiles dans ce havre, arrondi, sui-
vant la remarque des géographes anciens, comme un crochet d'ha-
meçon.
Les Sicules étaient toujouis, à peu d'exceptions près, du parti
des envahisseurs; ils furent d'un grand secours à Imilcon. Ces
montagnards lui rendirent avec empressement les services qu'ils
avaient naguère rendus aux Athéniens, mais ils ne pouvaient lui
livrer Syracuse, et c'était devant Syracuse qu'avait échoué Nicias.
On comprend l'importance dont jouissait la cité dans le monde an-
tique, car la cité devenait, en toute occasion périlleuse, le refuge.
Les nationahtés y mettaient pour ainsi dire leur âme Les cités au-
jourd'hui sont des nids à bombes, et il est facile cà l'ennemi qui
tient la campagne de les enfermer dans un cercle de feu; leur ré-
sistance peut donc se mesurer au nombre de jours de vivres qu'elles
ont accumulés. Le plus sûr boulevard des nations, depuis que les
canons rayés s'entendent si bien à cerner les villes, ce sont les ba-
taillons disciplinés qui s'interposent entre l'invasion et le cœur
du pays. Quand ces bataillons ont été dispersés ou refoulés sur
les places fortes du centre, il n'y a que la mer à laquelle on puisse
encore, comme dernier recours, tenter de s'appuyer. Denys s'était
L\ MARINE DE SYRACUSE. 877
flatté de garder la possession de la mer; la fortune ne seconda
pas cet espoir. Leptine fut enveloppé par les forces supérieures de
Magon, l'amiral de Carthage; il perdit plus de cent bâtimens et de
20,000 hommes. Denys ne s'émut pas outre mesure d'un si grave
échec; le triple rempart de Syracuse le rassurait.
Ce fut cependant un spectacle Lien fait pour porter la terreur
dans le cœur des Syracusains que celui de la flotte de Magon venant
s'établir au centre du bassin qui avait jadis accueilli les trières
athéniennes. Les bâtimens à rames des Carthaginois marchaient en
tête. Rangés en bataille sur une ligne de front, la poupe magnifi-
quement décorée de dépouilles, ces vaisseaux de combat occupaient
presque tout l'espace qui s'étend entre Ortygie et Plemmyrion. En
arrière de cette première ligne s'avançaient, masse serrée et con-
fuse, plus de mille vaisseaux de transport. Les Carthaginois, de
Messine à Catane, avaient ramassé sur la route tout ce que la Sicile
employait de navires à trafiquer avec l'Italie. La baie, si spacieuse
qu'elle fût, semblait trop étroite pour contenir tant de galères éten-
dant au loin leurs rames, tant de barques déployant le nuage de
plus en plus épais de leurs voiles. La flotte carthaginoise avait à
peine jeté l'ancre que l'armée d'Imilcon déboucha dans la plaine.
L'immense armée se développa lentement des rives de l'Anapos au
promontoire de Plemmyrion. Pour protéger son front de bandière,
elle s'occupa sur-le-champ d'élever au bord de la mer trois camps
palissades. Denys contemplait avec calme ces préparatifs du haut
des remparts, qu'il avait de longue date garnis de balistes et de ca-
tapultes. Il se savait en mesure de prêter, grâce à cette artillerie,
un appui efficace aux navires qu'il attendait du Péloponèse. Son
beau-frère Polyxène était eu effet parti à la première alarme, muai
d'une somme considérable, pour Lacédémone et pour Gorinthe. Il
avait ordre d'en ramener des renforts à tout prix. Trente vaisseaux
longs arrivèrent les premiers sous la conduite du Lacédémonien
Pharacidas. La flotte carthaginoise ne réussit pas à les intercep-
ter. Cette preuve manifeste d'impuissance ranima le courage des
Syracusains. Peu importait d'ailleurs que les Syracusains trem-
blassent, si le chef qu'ils s'étaient donné demeurait impassible. La
fermeté du commandement vaut encore mieux que l'ardeur en-
thousiaste du soldat, et la fermeté de Denys s'était promis de
laisser aux marais de l'Anapos, à ces terribles marais qui avaient
déjà englouti une armée athénienne, le temps de faire leur œuvre.
L'été devenait brûlant; une chaleur suffocante succédait, vers midi,
aux brouillards glacés du matin. Nous qui avons connu les rosées
du Mexique, nous savons ce que ces alternatives peuvent produire:
la fièvre paludéenne en est inévitablement la conséquence. Trente
S7S REVUE DES DEUX MONDES.
jours à peine après avoir pris ses campemens, l'armée carthaginoise
se trouva infectée; le poison s'insinuait sournoisement dans les
rangs. Les Libyens, mal vêtus, furent atteints avant tous les autres.
On inhuma les premières victimes: bientôt la mortalité fut telle, le
désordre devint si affreux qu'on ne prit plus la peine d'enterrer les
morts. Ces miasmes pestilentiels aggravèrent encore l'épidémie.
Les troupes de Carthage ne sont pas les seules qui aient eu cà re-
gretter d'avoir dressé leurs tentes sur un sol insalubre, les rives du
Pamisus et celles du Rio San-Juan ne furent guère plus clémentes
aux malheureux soldats du général Maison et aux miens que les
bords de l'Anapos aux hordes à demi sauvages d'Imilcon. Néan-
moins les armées carthaginoises ont en mainte occasion disparu
trop vite pour qu'on ne soit pas tenté de flairer, sous leurs nom-
breux désastres, une absence complète de police. Ces camps, qui
se Convertissent si promptement en cloaques, auraient probable-
ment gagné à connaître et à emprunter à la loi religieuse des Juifs
les règlemens de salubrité de Moïse.
Une armée en proie à la peste est une armée facile à surprendre.
Les Carthaginois avaient déjà perdu cinquante mille hommes; Denys
jugea le moment venu de les aller assaillir dans leurs lignes. Lep-
tine et Pharacidas reçurent l'ordre d'attaquer à la pointe du jour
les navires ennemis. Denys se chargea de seconder ce mouvement
par une diversion. Éveillés en sursaut, les soldats d'Imilcon se por-
tent en toute hâte sur le point où le danger paraît le plus pressant;
Denys vient de s'emparer, à l'exemple de Gylippe, d'un des forts
du Plemmyrion. En ce moment même, les vaisseaux de Leptine et
de Pharacidas se détachent du rivage. Avant que les soldas d'Imil-
con aient pu remonter à bord des trières abandonnées aux rameurs,
la flotte de Syracuse a engagé l'action. Aux clameurs qui s'élèvent,
au fracas retentissant des proues qui se heurtent, Denys reconnaît
que ses ordres ont été fidèlement exécutés; il accourt à cheval,
suivi de ses troupes. Un groupe composé de quarante quinquérèmes
résistait encore : « Des torches I apportez des torches ! On brûlera
ce qu'on n'a pu couler. » Un vent violent régnait dans la baie; la
flamme est portée des bâtimens à rames aux navires de charge,
les câbles premient feu, et les vaisseaux qui s'en vont en dérive
propagent d'un bout de la ligne à l'autre l'incendie. Il restait aux
Carthaginois quarante trières; les troupes d'élite s'embarquèrent
avec Imilcon sur ces quarante vaisseaux dans l'espoir de pouvoir
gagner le large à la faveur des ombres de la nuit. Les Corinthiens
découvrirent l'escadre fugitive au moment môme où elle franchis-
sait la passe. Ils se mirent, sans perdre un instant, à sa poursuite;
ils ne purent néanmoins atteindre que quelques vaisseaux retenus,
LA MARINE DE SYRACUSE. 0/9
par l'infériorité de leur marche, en arrière. Le gros de l'armée avait
été abandonné par Imilcon sur la terre de Sicile. Cette foule sacri-
fiée n'essaya pas de se défendre; les Sicules gagnèrent la montagne,
les mercenaires, jetant au loin leurs armes, demandèrent la vie.
Seuls les Ibères, réunis en corps, gardaient vis-à-vis de l'ennemi
une attitude menaçante. Avant de se soumettre, ils firent leurs con-
ditions; Danys les incorpora dans l'armée sicilienne.
III.
Avec les Carthaginois, la victoire n'était qu'un répit ; en détrui-
sant leurs armées, on n'appauvrissait que leur trésor. Tant rjue la
Campanie, la Libye, l'Ibériene seraient pas dépeuplées, Ca«'thage se
tenait pour assurée de ne pas manquer de soldats. Trois fois, durant
le long règne de Denys, elle revint à la charge, et trois fois elle vit
l'expédition nouvelle se terminer par un nouveau désastre. La vie
du tyran de Syracuse ne fut qu'une longue lutte pour l'affranchis-
seraent de la patrie. La Sicile avait le goût des tyrans, — les patri-
ciens de Rome le lui ont assez durement reproché ; — l'eût-elle eu
h ce point si les tyrans ne lui eussent été nécessaires? De tous côtés,
en effet, la malheureuse île se sentait vulnérable. Deux jours de
vent propice jetaient la Libye sur ses rivages; de l'Italie, elle n'é-
tait séparée que par un détroit qui, au temps de la grande invasion
d'Imilcon, fut franchi à la nage par cinquante Messinois. I! est vrai
que, pour arriver cinquante, ces nageurs désespérés étaient partis
au nombre de deux cents; mais des radf^aux ne pouvaient-ils pas.
sans exiger d'aussi grands sacrifices, transporter en quelques heures
d'une rive à l'autre une armée? Toute cette pointe extrême de la
péninsule qui, sous le nom de Brutium, s'étendait alors de Rbegium
à Crotone, était habitée par une population farouche et belliqueuse.
Denys avait affranchi la Sicile de la domination de Garthag^ ; il ne
pouvait la laisser exposée à des incursions qu'un si proche voisinage
rendait plus redoutables encore. A peine a-t-il envoyé les Libyens
en Afrique qu'il songe à prendre ses sûretés du côté de l'Italie.
Jamais roi ou tyran n'a plus consciencieusement rempli ses devoirs
de gardien du troupeau. Dans toute expédition, vous êtes sûr de
trouver Denys au premier rang. Il blanchit sous le heaume et vieillit
sous le bouclier ; on eût pu compter ses années de pouvoir par ses
cicatrices. A Rhegium entre autres, il reçut un coup de pique dans
l'aine et bien peu s'en fallut qu'il n'y laissât la vie. La foi qu'il
mettait dans ses quinquérèmes faillit également lui coûter char un
jour. Surpris par la tempête au milieu du détroit, il vit sept bâti-
880 REVUE DES DEUX MONDES.
mens, montés par quinze cents hommes, périr autour de lui. Ce ne
fut qu'à grand'peine qu'il parvint à gagner, grâce aux efforts pro-
digieux de sa chiourme, le havre protecteur de Messine.
Le trésor royal cependant peu à peu s'épuisait. Les temples éle-
vés aux dieux, les gymnases ouverts au peuple, les halles et les
portiques qui rendaient de toutes parts témoignage de la sollicitude
du tyran pour le bien-être de ceux dont il s'était cru autorisé à
usurper les droits, achevaient ce que le coûteux entretien dune
armée permanente avait commencé; il fallait de toute nécessité
détourner vers la source tarie quelque nouveau Pactole. L'expé-
dient des confiscations n'était plus de saison; la foule nivelée n'of-
frait guère de prise à ce fisc aux abois. Denys songea, dit-on, à
reprendre aux dieux de l'Épire et de la Tyrrhénie ce qu'il donnait
avec excès aux dieux de la Sicile; le pillage d'un seul temple lui
rapporta, si l'on en doit croire ses historiens, la somme considé-
rable de 6 millions de francs. Je n'accueillerai cependant qu'avec
une extrême réserve cette accusation de sacrilège. Que Denys, sous
prétexte d'exterminer les pirates, ait lancé ses vaisseaux en course,
je l'admettrai sans peine; qu'il ait fermé les yeux sur des dépréda-
tions dont ses alliés non moins que ses ennemis furent quelquefois
victimes, je ne verrai rien là d'improbable; mais s'attaquer aux
temples quand on a mérité la réputation de grand politique, voilà
ce qui me semblera, jusqu'à nouvel ordre, très douteux. Denys
avait un plus sûr moyen de s'enrichir. Ce moyen consistait à laisser
se développer, sous l'égide de la paix intérieure , de la sécurité
garantie au travail, les merveilleuses ressources agricoles de la
Sicile. Le mit-il en pratique? J'en ai, je l'avouerai, quelque soup-
çon, bien que l'histoire ait jugé inutile de s'appesantir sur ce point.
Sans un revenu assuré, il lui eût été impossible de faire face à tant
de dépenses. Syracuse possédait deux flottes toujours prêtes à entrer
en campagne, l'une retirée sous ses hangars, l'autre renfermée dans
les bassins que Denys avait fait creuser, bassins qui pouvaient con-
tenir, assure-t-on , deux cents trières. Deux amiraux , tous deux
frères de Denys, Leptine et Théaride, commandèrent successive-
ment les armées navales de la Sicile. Leptine trouva, en l'année 383
avant Jésus -Christ, une mort glorieuse sur le champ de bataille.
Denys perdait en lui un vaillant capitaine; il n'en poursuivit pas
avec moins d'énergie son œuvre. Sélinonte, Entoile, la ville fameuse
d'Éryx tombèrent en son pouvoir. Les Carthaginois ne conservaient
plus, pour descendre en Sicile, que le port de Lilybée, ce pied-à-
terre de toutes les invasions, qui reçut des Arabes le nom de Mar-
sala et dont Caribaldi a rajeuni en 18G0 la mémoire. Denys assiégea
Lilybée comme il avait assiégé Motye. Il s'en fût rendu maître si
LA MARINE DE SYRACUSE. 881
une attaque imprévue ne lui eût coûté la meilleure partie de sa
flotte. Les flottes syracusaines étaient heureusement de ces arbres
gonflés d'une sève puissante dont on peut impunément retrancher
un rameau. Les tempêtes, les batailles, quand elles avaient passé,
ne les retrouvaient que plus nombreuses et plus florissantes. Denys
prenait plaisir à étendre sans cesse le cercle de leur action; il les
maintenait en croisière dans la mer Ionienne, les montrait comme
un épouvantai! à la piraterie et protégeait ainsi, avec une efficacité
inconnue jusqu'alors, les immenses convois de céréales qui allaient
alimenter l'illyrie et l'Épire. Peuplée par des colons grecs, la Sicile
eut à son tour des colonies; la ville d'Alessio, bâiie à l'embouchure
du Drin, sur les bords de l'Adriatique, doit sa naissance à l'infati-
gable activité du vengeur d'Hermocrate.
L'heure du déclin cependant approchait pour le grand tyran dont
la physionomie nous demeure encore aujourd'hui confuse à travers
tous les nuages dont des dépositions intéressées se sont appliquées
à l'envelopper. Cette heure, il n'est point permis d'en douter, fut
soupçonneuse et triste.
Être heureux comme uu roi! dit le peuple hébété,..
ce n'est assurément pas un roi qui a inventé ce proverbe. Denys
dut mettre à mort un grand nombre de ses amis et condamner les
autres à l'exil. Les lettres, dans le culte desquelles il s'était réfugié,
le trahirent elles-mêmes. Le tyran de Syracuse vit ses vers siftlés
aux jeux olympiques. Il n'était probablement pas meilleur poète
que Richelieu ou que Frédéric II. Les hommes d'action ont généra-
lement dans l'esprit un côté trop ferme, trop positif, pour ne pas
laisser traîner quelque fil aux ailes de leur muse; exceptons cepen-
dant de ce jugement le grand empereur. Gelni-là fut un poète et,
comme l'a si bien dit un critique éminent, — M. Villemain, — nous
rencontrons chez lui ce qu'on ne trouverait pas même chez César:
« l'imagination de Tacite colorant la pensée de Richelieu. » Denys ne
paraît avoir eu ni la flamme d'Eschyle, ni le charme d'Ânacréon. Les
Grecs, à mon avis, auraient dû cependant lui tenir quelque compte de
ce goût des lettres qui sera toujours la grâce la plus séduisante des
souverains. Si l'on ne prenait soin d'encourager ce penchant, il est
bien peu de princes qui voudraient s'y abandonner, car il est assez
rare que les détenteurs du pouvoir, « ces illustres ingrats, » au
dire de Voltaire, aient beaucoup à se louer de leurs relations avec
les poètes ou avec les philosophes. Dans le commerce de louanges
qui doit forcément s'établir alors entre les deux amis, ce ne sont pas
généralement les princes qui se montrent le plus exigeans. Denys
TOME XXXV, — 1879. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
ne parvint pas à satisfaire Platon, Frédéric II indisposa Voltaire,
Louis XIV eut à se reprocher la mélancolie qui conduisit Racine au
tombeau, et Alfonse d'Esté se vit obligé d'envoyer le Tasse à l'hô-
pital. N'importe! malheur aux cours qui voudraient retrancher la
science et la poésie de leurs fêtes ! Malheur aussi peut-être à la
science et à la poésie qui méconnaîtraient ce qu'elles ont souvent
dû à l'élégance et à la critique indulgente des cours !
A l'âge de soixante-trois ans, en l'année 368 avant Jésus-Christ,
le vieux Denys finit, comme devait finir Gromwell, dans l'amertume
d'une œuvre inachevée. Son fils Denys le Jeune rouvrit par sa non-
chalance la porte à toutes les compétitions qu'avait tenues en res-
pect le sceptre de fer. La Sicile se vit de nouveau en proie à la plus
sanglante anarchie. Un ami de Platon, un beau- frère de Denys
l'Ancien, Dion, fils d'Hipparinns, accourut de l'exil, appelé par les
mécontens. Sur les cadavres de Zt,000 ciioyens égorgés en un jour,
le peuple, réuni en assemblée solennelle, lui décerna l'autorité
suprême; les mercenaires que Dion avait amenés de Zacinthe ne
ratifièrent pas ce suffrage. Le guerrier philosophe tomba sous leurs
coups et, durant huit années encore, les factions ennemies se dis-
putèrent avec un acharnement sans exemple les lambeaux de la
tunique de pourpre que personne en Sicile n'était plus de taille à
porter. Les Syracusains, dans leur désespoir, tournèrent un regard
éperdu vers l'étranger ; ils envoyèrent demander un chef à Gorinthe.
Le sénat corinthien se trouvait lui-même, en ce moment, dans un
singulier embarras. Timoléon, le fils de Timenète, venait de poi-
gnarder sur la place publique son frère Timophane. Timoléon outra-
geait ainsi la nature, mais il sauvait, paraît-il, la patrie, si la patrie
se devait confondre avec l'autorité dévolue au sénat. Timophane,
en effet, « flattait notoirement la classe indigente, rassemblait des
armes, s'entourait des gens les plus mal famés. » Ce sont là les
préludes habituels de la tyrannie, car la tyrannie ne saurait avoir
la naïveté de vouloir séduire les classes mêmes dont son avènement
ne peut que ruiner les privilèges. Cependant comme il est difficile
de laisser le soin de sauver l'état par un meurtre à toutes les
consciences que quelque soupçon plus ou moins justifié enflamme,
le sénat hésitait beaucoup sur le parti à prendre. Condamner un
ami lui semblait bien dur; l'absoudre pouvait être d'un fâcheux
exemple. La demande des Syracusains arrivait à point pour épar-
gner aux juges de Corinthe l'obligation de prononcer dans cette
délicate situation leur sentence. Ils décidèrent que le meurtrier
serait envoyé en Sicile. Me fallait-il pas avoir quelque crime à
expier pour oser descendre dans ce gouffre?
Quand Etienne Bàthori entreprit de ramener la fortune sous les dra-
LA MARINE DE SYRACUSE. 883
peaux de la Pologne, il n'eut qu'à faire sonner le boute-selle pour voir
la plus vaillante noblesse de l'Europe oublier ses divisions et accourir
en armes au champ du conseil. Timoléon acceptait une tâche plus
difficile. On lui donnait à sauver un peuple qui n'avait plus d'armée
et dont le sol se montrait plus propre à enfanter des moissons que des
soldats. Il y eut un moment où Denys le Jeune, entouré de ses affîdés,
régnait dans la citadelle de Syracuse, où Hicétas était maître des
faubourgs, les Carthaginois en possession du grand port, Timoléon
souverain dans la campagne. Celtes, Ibères, Liguriens, Grecs par-
tagés entre tous les camps, s'abattaient en troupes, comme des nuées
d'oiseaux voyageurs, sur la pauvre Sicile. L'île féconde nourrissait
et dévorait tout. Carthage, à court d'argent, se lassa la première.
Dans une dernière bataille livrée sur les bords du Crimèse, elle
avait perdu 10,000 hommes, laissé A5,000 prisonniers et 200 chars
aux mains du Corinthien; en l'année 339, elle traita. Timoléon
venait d'achever sa tâche, — la tâche d'un guerrier. — Comment
se fût-il acquitté de la mission bien autrement épineuse qui allait
lui être dévolue? Par quel artifice fût-il parvenu à faire vivre en
paix toutes ces cités rivales, toutes ces factions contraires, aux-
quelles le départ des armées de Carthage allait rendre le loisir de
se déchirer? Je ne me chargerai pas de le pressentir, car le ciel
épargna au héros triomphant la délicate épreuve; Timoléon mourut
en l'an 337. Moissonné à temps, il descendit au tombeau avec toute
sa gloire et les historiens s'accordèrent pour lui décerner le titre
usurpé de pacificateur de la Sicile.
Celui qui pacifia réellement le malheureux royaume de Denys, ce
fut un potier. Dépeuplée par la guerre et par les proscriptions,
Syracuse plus d'une fois eût manqué d'habitans, si l'on n'eût pris
soin de lui refaire, par des appels réitérés du dehors, une popula-
tion. Timoléon, entre autres, y fit entrer jusqu'à 5,000 colons
venus de Corinthe ; il accorda également le droit de cité à tous les
Sicihens qui consentiraient à s'y établir. Le père d'Agathocle,
Carcinus, originaire de Rhegium, avait été admis par les Cartha-
ginois dans la ville qui fut bâtie non loin de l'emplacement et pro-
bablement à l'aide des ruines d'Himère. Cet Italien nomade profita
de l'occasion pour transporter ses pénates et son industrie à Syra-
cuse. Agathocle, son fils, était né avec toutes les qualités qui font
les aventuriers heureux, et les temps étaient alors singulièrement
propices aux aventures. Dès qu'il eut l'âge d'homme, il laissa là
l'argile et la roue paternelles, pour courir après la fortune.
Dans quelles luttes obscures, par quelle succession d'intrigues et
d'exploits arriva-t-il à se faire peu à peu sa place au sein d'une
société troublée ? L'histoire ne nous le dit pas bien clairement. C'é-
8 SA REVUE DES DEUX MONDES.
tait l'heure où la Grèce s'ébranlait tout entière, prête à se jeter
sur l'Asie : le monde pendant treize ans n'eut d'oreilles et d'yeux
que pour Alexandre; ce qui se passait en Sicile avait perdu le don
de l'intéresser. Nous savons cependant, que doué d'une force peu
commune, Agathocle, à une époque où la force corporelle jouait
un si grand rôle, étonna ses contemporains par le poids insolite
des armes avec lesquelles il se présenta dans le rang. Ce bras qui
jusqu'alors n'avait pétri que de la terre glaise, eût bandé sans
peine l'arc d'Ulysse et brandi sans effort la lance de Diomède ou
d'Ajax. Agathocle fut nommé chiliarque. Dès qu'on est colonel, on
peut arriver à tout pour peu que les révolutions y aident; l'essen-
tiel est de ne pas se tromper de chemin. L'ambitieux potier comprit
du premier coup celui qu'il devait prendre. La faction oligarchique,
incessamment terrassée, se relevait toujours obstinée et vivace.
Agathocle ne se laissa point abuser par cette persistance ; l'avenir
n'était pas de ce côté. Ce fut dans les bras de la démocratie que
dès le début il se jeta. Pour défendre sa cause, le peuple ne pou-
vait souhaiter un plus vaillant champion. Agathocle reçut de la con-
fiance populaire le commandement de l'armée et, avec ce comman-
dement qui déjà donnait tout, les pouvoirs les plus absolus. Le
fils de Garcinus devait être « le gardien de la paix jusqu'à ce que
la concorde fût parfaitement rétablie. » Rétablir la concorde dans
une cité divisée depuis des siècles eût peut-être embarrassé un
légiste : Agathocle trouva la chose simple , — il supprima les
dissidens. A un jour donné, les portes se fermèrent, les soldats
se réunirent, les trompettes sonnèrent la charge; quatre mille
citoyens « qui n'avaient d'autre tort que celui d'être les plus
influens, » furent égorgés par les troupes chargées de la mis-
sion pacificatrice. Plus de six mille à qui leur effroi sembla don-
ner des ailes réussirent à franchir les remparts ; ils coururent se
réfugier dans Agrigente. La concorde était rétablie à Syracuse, car
il n'y restait plus que les meurtriers et leurs complices. Les sept
chefs de Thèbes se prêtèrent jadis un mutuel serment en plongeant
leurs bras jusqu'au coude dans le sang d'un taureau: les septem-
briseurs syracusains trouvèrent un plus sûr moyen de cimenter à
jamais leur union. Le massacre durait depuis deux jours; ils le
suspendirent pour organiser méthodiquement le pillage. Quand les
maisons des proscrits furent vides, Agathocle annonça l'intention
de se retirer des affaires. Il voulait déposer le sceptre et la chlamyde,
vivre désormais en simple particulier, sur le pied d'une parfaite
égalité avec tous les citoyens. Il n'y eut qu'un cri dans la foule :
« Agathocle n'avait pas le droit d'abandonner le peuple qu'il
venait d'arracher à la servitude ; le peuple lui imposerait au be-
LA MARINE DE SYRACUSE. 885
soin parla force le fardeau de l'autorité absolue. Onle contraindrait
à régner. » Agathocle ploya ses épaules sous le faix, il avait modes-
temeiit quitté la chlamyde de pourpre; il la reprit sur l'heure aux
applaudissemens de la multitude. La dette était le fléau des socié-
tés antiques; Agathocle abolit les dettes et distribua des terres aux
indigens. Quelle humeur morose eût pu refuser son approbation au
nouveau règne? Nul faste d'ailleurs n'environna la personne du
tyran; un souverain populaire n'a pas besoin d'un éclat emprunté
pour rehausser son prestige; point de gardes non plus : à quoi
auraient-ils servi? Le fils de Carcinus se sentait trop bien protégé
par ses bienfaits. Le vieux Denys, sur la fin de ses jours, devint
sombre et atrabilaire; Agathocle, jusqu'à sa dernière heure, demeura
un tyran jovial. Nul n'aimait plus que lui à déposer la majesté su-
prême, à faire échange de joyeux propos et de fines railleries. Dans
les banquets, dans les assemblées publiques, c'était toujours lui qui
se montrait le bon compagnon. Il excellait à mettre les rieurs de
son côté, plaisantant agréablement ses adversaires, les contrefai-
sant, provoquant par ses gestes, par les contorsions de son visage,
la g lîté bruyante de la foule. Ce n'est pas lui qui eût passé une
sarisse à travers le corps de Clitus; il se fût contenté de le larder
de coups d'épingle. La multitude avait bien rencontré cette ibis le
roi qu'il lui fallait. Aussi le garda-t-elie durant vingt-huit années
contre toutes les levées de boucliers des mécontens. Néron fut
moins pleuré et Néron probablement mérita moins de l'être. Bien
que l'histoire d'Agathocle ne puisse être pour nous que la résultante
de récits contradictoires et de témoignages à bon droit suspects,
puisque les contemporains qui l'ont écrite furent des exilés ou des
écrivains enrichis des dépouilles de l'exil, nous nous écarterons,
je crois, bien peu de la vérité en admettant qu'Agathocle fut à la
fois « un général habile, entreprenant, bravant les dangers avec
sang -froid, » et un souverain a non moins impie envers les dieux
que cruel envers les hommes. » Les faits parlent plus haut que
Timée ou Gallias, et toutes les déclamations du monde n'y sauraient
rien changer.
E. JCRIEN DE LA GrAVIÈRE.
LA CONSTITUTION INTÉRIEURE
DE LA TERRE
I. On the j)robahle Condition ofthe Interior of the Earth, a lecture by sir George Airy,
1878. — II. Essai sur la constitution et l'origine du système solaire, par M. Ed.
Roche, 1873. — III. Coup d'oeil historique sur la géologie, leçons professées au Col-
lège de France, par M. Charles Sainte-Claire Deville, 1878. — IV. Les Volcans et
les Tremblemens de terre, par M. K. Fuchs {Bibl. scientifique internationale), 1876.
En voyant se multiplier de jour en jour les découvertes sur la
composition et l'état physique des corps célestes les plus éloignés
de nous, on est porté à se demander comment il se fait que nous
soyons encore si mal informés de la constitution intime de la planète
que le Créateur nous a assignée pour séjour. Les puits, les mines
ont à peine entamé la croûte solide sous laquelle se cachent les
mystères de l'abîme. Les notions incertaines et confuses que nous
avons de la condition probable de l'intérieur du globe nous sont
fournies par des analogies, par des inductions tirées de faits qui
s'observent à la surface terrestre ou dans le ciel. Bien peu de
lumière nous est venu, sur cette matière, de l'expérience directe.
C'est que les entrailles de la terre ne sont pas d'un facile accès :
quoi qu'en dise le poète, on ne descend pas si aisément aux enfers.
Le domaine des astres nous est moins fermé. Depuis près de deux
siècles, beaucoup d'argent a été dépensé pour la construcûon de
télescopes gigantesques à l'aide desquels on a pu sonder l'espace;
aucune tentative n'a été faite pour aborder directement, en vue
d'une exploni.tion scientifique, les ténèbres du monde souterrain.
Les mines qui ont été creusées sur tant de points n'avaient pour
but que l'exploitation des richesses minérales, et les profondeurs
qui ont été atteintes ne dépassent guère, et dans des cas très rares
seulement, un millier de mètres. C'est à peine la six-millième
LA. CONSTITUTION INTÉRIEURE DE LA TERRE. 887
partie du chemin qu'il faudrait faire pour aller jusqu'au centre de la
terre: ce que seraient des piqûres d'un millimètre de profondeur
sur une sphère de 13 mètres de diamètre, grosse comme une petite
maison. Malgré cette pénurie de données positives, il ne sera peut-
être pas sans intérêt de résumer l'état de nos connaissances sur
cette obscure matière et de montrer par quels côtés la question
devient accessible à la science.
I.
La forme extérieure, la figure des planètes peut, jusqu'à un cer-
tain point, témoigner de leur origine et de leur condition actuelle.
Ces globes légèrement aplatis qui gravitent autour du soleil ont dû
s'arrondir sous l'empire des mêmes lois qui façonnent les gouttes
de pluie et les grains de plomb : on ne peut se défendre de penser
que ce sont des spécimens, dans de plus vastes proportions, de ces
« figures d'équilibre » que prennent les masses liquides a!)andon-
nées à elles-mêmes, par l'effet des forces intérieures qui assemblent
et lient leurs molécules. Tous ces sphéroïdes ont été sans doute ou
sont encore des gouttes liquides, et des gouttes aplaties par suite
de leur mouvement de rotation. Newton avait deviné l'aplatissement
de la terre en partant de cette idée qu'elle avait dû être primitive-
ment liquide; car la force centrifuge qui naît de la rotation tend à
renfler l'équateur aux dépens des régions polaires.
Lorsqu'on fait tourner une fronde, la tension de la corde prouve
que la pierre qui est au bout fait effort pour s'échapper; elle s'envole
dès que la corde défaite cesse de la retenir. De même il arrive par-
fois que des meules de grès que l'on fait tourner trop vite se brisent
sous l'effort de la force centrifuge, et que les éclats soient lancés
au loin. C'est ainsi que les particules d'une sphère qui tourne sur
elle-même tendent à s'éloigner de l'axe de rotation, et cette ten-
dance centrifuge croît depuis les pôles, où elle est nulle, jusqu'à
l'équateur, où elle atteint son maximum. Sur la terre, elle a pour
effet de di.ninuer la pesanteur : les corps semblent un peu moins
lourds sous l'équateur que sous les cercles polaires. Concevons
maintenant la terre entièrement liquide; les masses équatoriales,
chassées par la force centrifuge, s'élèveront, tandis qu'une dépres-
sion se produira aux deux pôles. Pour le comprendre, il faut ima-
giner un siphon dont les deux branches, partant du centre, vont
aboutir, l'une à l'un des pôles, et l'autre à un point de l'équateur;
les deux colonnes hquides ne pourront être en équilibre que si la
colonne équatoriale, qui contient des molécules plus légères grâce
à la force centrifuge, est plus longue que la colonne polaire, où se
ti-ouvent des molécules qui n'ont rien perdu de leur poids, La
888 REVUE DES DEUX MONDES.
sphère devient un sphéroïde aplati. On peut observer cette défor-
mation en faisant tourner rapidement autour d'un axe vertical une
sphère d'argile ou des cercles d'acier flexibles; c'est une expérience
qui se fait dans les cours de physique. L'aplatissement du sphé-
roïde se conserve lorsque la masse liquide se solidifie d'une manière
pins ou moins complète. En rapprochant du centre les deux pôles
tandis qu'il en éloigne les points de l'équateur, cet aplatissement
augmente encore l'écart entre l'intensité de la pesanteur à l'équa-
teur et aux pôles. On pourrait constater cet écart en mesurant, par
la tension d'un ressort, le poids appâtent d'un même kilogramme
sous les diiïérentes latitudes; mais un moyen plus sûr d'apprécier
les variations de la pesanteur est fourni par les oscillations du pen-
dule, qui sont d'autant plus lentes que l'attraction terrestre est
plus faible. L'astronome Richer, ayant été envoyé à Cayenne en 1672
pour y observer la planète Mars, avait remarqué qu'un pendule
réglé a Paris retardait à Cayenne de deux minutes et demie par
jour. C'est cette observation, d'abord inexpliquée, qui fit soupçonner
à Newton que la terre devait être un sphéroïde aplati.
On comprend mahitenant que la connaissance exacte de la figure
de la terre ait une grande importance au point de vue des hypo-
thèses qu'on peut faire sur la constitution intérieure de notre pla-
nète. La géodésie, — cet arpentage en grand, qui prend ses points
de repère à la fois sur la terre et dans le ciel, — n'a pas encore
terminé son œuvre. Depuis l'abbé Picard, à qui nous devons la
première mesure d'un degré du méridien, et les célèbres voyages
de Bouguer et La Condamine au Pérou, de Maupertuis en Laponie,
qui confirmèrent l'aplatissement du globe, de grands travaux du
même ordre ont été exécutes dans presque toutes les parties du
monde; l'association géodésique internationale, constituée depuis
quelques années, s'occupe de les relier entre eux, de les compléter
et d'en tirer un résultat — provisoirement — définitif. Nous sa-
vons, avec certitude, que la figure de la terre ne s'éloigne pas
beaucoup d'une sphère parfaite, car l'aplatissement qui résulte des
mesures géodésiques est, en nombre rond, égal à j^, d'où il suit
que le rayon équatorial ne surpasse le rayon polaire que de 22 ki-
lomètns. Ce nombre, qui représente l'épaisseur du renflement
équatorial, égale deux fois et demie la hauteur du Gaurisankar,
quatre fois et demie celle du Mont-Blanc; mais il faut toujours avoir
présent à lespritque, sur une boule de 13 mètres de diamètre, les
22 kilomètres en question ne produiraient qu'une inégalité de
2 centimètres, qui serait tout à fait imperceptible pour nos yeux.
De même, le relief naturel du sol ne donne lieu qu'à des irrégula-
rités insignifiantes : les Alpes ou l'Himalaya seraient figurés, sur la
boule de 13 mèlres, par des saillies de quelques millimètres seu-
LA CONSTITUTION INTERIEURE DE LA TERRE. 889
lement, et les plus grandes profondeurs océaniques n'y dépasse-
raient pas 1 centimètre.
Si petites que soient toutes ces inégalités relativement aux di-
mensions de la terre, elles ne peuvent échapper à l'observation,
puisqu'elles nous apparaissent sous la forme de montagnes et de
vallées. Néanmoins la recherche de la véritable figure de la terre
est un des problèmes les plus épineux qui soient, dès qu'il s'agit
de sortir des approximations dont on peut se contenter dans un
traité de géographie. Depuis Newton, on avait toujours admis que
la terre était un ellipsoïde de révolution, en d'autres termes que les
méridiens étaient des ellipses, l'équateur et tous les parallèles des
cercles; on cherchait seulement à déterminer, une fois pour toutes,
l'ellipticité propre à ces méridiens, et supposée partout la même.
11 y a vingt ans, les calculs du capitaine Clarke, fondés sur l'en-
semble des grandes triangulations qui avaient été exécutées jusqu'a-
lors dans les dilTérentes parties du monde, conduisirent à cette
conclusion que l'équatHur lui-même avait une forme elliptique, que
les méridiens, par conséquent, étaient des ellipses inégalement
aplaties. D'après Clarke, l'aplatissement de l'équateur était de ~,
c'est-à-dire environ dix fois plus petit que l'aplatissement moyen
des méridiens; il r; piésentait donc une dépression de 2 kilomètres,
et cette dépression existait sous le méridien qui passe, à l'est, par
l'archipel de la Sonde et à l'ouest par l'isthme de Panama, tan-
dis que le renflement se trouvait sous le méridien de Vienne, qui
traverse l'Europe centrale et l'Afrique. La terre était, en défi-
nitive, un ellipsoïde à trois axes inégaux; et ce résultat pouvait à
la rigueur se concilier avec l'hypothèse de la fluidité primitive de
la terre, car la forme en question est comprise parmi les figures
d'équilibre que peut prendre un liquide en rotation. Toutefois, en
y regardant de près, on trouve que les calculs de Clarke ont pu être
fortement influencés par des anomalies qui existent probablement
dans quelques-uns des réseaux géodésiques employés, et il semble
que la majorité de ceux qui ont quelque autorité en ces matières
soii revenu'î à l'ellipsoïde de révolution.
Lorsqu'on dit : figure de la terre, on entend par ces mots la
forme géoméirique d'une surface idéale qui coïncide avec le ni-
veau moyen de la mer libre, et qu'on prolonge par la pensée au-
dessous des continens. En effet, les opérations géodésiques sont
toujours réduites, par le calcul, « au niveau de la mer, » après
que les altitudes des stations ont été déterminées par des nivelle-
mens qui partent du htioral le plus proche. La grande difficulté,
c'est de définir exactement ce niveau pour une siation donnée.
Longtemps on s'est contenté d'admettre qu'en un point quelcon-
que du globe la surface idéale de la mer libre était une surface
890 REVUE DES DEUX MONDES.
horizontale^ en d'autres termes, qu'elle était parallèle au niveau
des liquides au repos, et perpendiculaire à la direction du fil à
plomb. Mais cette définition est insuffisante, comme il est facile de
le montrer. La verticale apparente indiquée par le fd à plomb, ou
déterminée au moyen du niveau d'eau, du bain de mercure, etc.,
n'est autre chose que la direction effective de la pesanteur, qui peut
être notablement influencée par des attractions locales dues à une
distribution irrégulière des masses dont le sol est formé; le voisi-
nage d'une montagne peut faire fléchir le fil à plomb d'une ma-
nière très sensible, et une caverne souterraine peut causer une
déviation en sens opposé. Concevons maintenant les continens dé-
coupés par un réseau de canaux qui relient toutes les mers et en
fassent, pour ainsi dire, une nappe continue; faisons abstraction des
oscillations périodiques auxquelles donnent Ueu les marées ; cette
nappe, supposée immobile, qui représente le niveau moyen de la
mer libre, offrira des intumescences suivies de dépressions par
lesquelles s'accuseront les influences locales qui produisent la
déviation du fil à plomb. L'attraction des continens doit causer une
surélévation notable du niveau de la mer le long des côtes et un
abaissement proportionnel du même niveau au large. Cette influence
des continens a été signalée en 18/i2 par M. Saigey, qui trouve
36 mètres pour l'exhaussement probable de la mer sur les côtes
de l'Europe. Sept ans plus tard, un célèbre physicien anglais,
M. Stokes, a repris celte question en y appliquant toutes les res-
sources de l'analyse mathématique (1), et Philipp Fischer, en 1868,
a calculé que le dénivellement du aux attractions des masses con-
tinentales peut aller jusqu'cà 900 mètres. Le niveau moyen des mers
libres est donc, selon toute probabilité, une surface irrégulière-
ment onlulée. La surface idéale ou géométrique de la terre sera
le sphéroïde régulier qui s'écarte le moins possible de ce niveau
moyen, dont il égalise en quelque sorte le relief accidentel.
Les triangulations au moyen desquelles on mesure les arcs ter-
restres font connaître les dimensions et la configuration de ce sphé-
roïde par la comparaison des distances mesurées sur le terrain avec
les amplitudes angulaires correspondantes qui se déduisent des
latitudes et des longitudes astronomiques des stations. La partie
la plus délicate des opérations consiste à faire la part des attrac-
tions locales qui inclinent l'horizon en faussant la direction du fil
à plomb. C'est surtout dans les triangulations de la Russie et de
l'Inde que cette difficulté s'est fait sentir. Tandis que, dans le Gau-
(1) On the Variation ofr/ravity at the surface of the Earth [Cambr. Philos. Trans.,
1849j. Borcnins émet des idées analogues dans un mémoire public en 1843. Tout
récemment, M. Bcnazet a trouvé 137 mètres pour la valeur probable de l'exhaussement
de la mer dans le voisinage des côtes du Pérou.
LA CONSTITUTION INTERIEURE DE LA TERRE. 891
case, le colonel Ghodsko a constaté des déviations de 5û secondes,
que Schweitzer a trouvé dans les environs de Moscou, en rase
campagne, des déviations de 8 et de 9 secondes, la chaîne de
rilimalaya n'a paru exercer sur le fil à plomb qu'une action insi-
gnifiante au lieu de la forte déviation que faisait prévoir la théorie,
— comme si ces montagnes étaient constituées par des roches plus
légères que le sol de la plaine.
Les opérations dont il vient d'être question servent à déterminer
la figure de la terre par les angles que font avec l'axe du monde
les verticales d'une série de stations, c'est-à-dire les directions de
la pesanteur. Un autre moyen consiste à mesurer, sur un grand
nombre de points, Y intensité de la pesanteur, et par là la distance
au centre de la terre, en comptant les oscillations d'un pendule :
ces oscillations s'accélèrent quand l'attraction se manifeste avec
plus d'énergie, quand, par conséquent, l'observateur se trouve
plus près du centre. Nous avons déjà vu que Richer avait remar-
qué ces variations du pendule lors de son voyage à Gayenne, et
que Newton en avait fourni l'explication. Au commencement de ce
siècle, Biot, Sabine, Kater, Liitke, Foster et d'autres, ont fait de
nombreuses déterminations de ce genre, qui ont fourni une pré-
cieuse vérification des résultats de la géodésie proprement dite.
Mais il ne faut pas oublier que l'intensité de la pesanteur peut être
troublée par les mêmes causes qui en altèrent la direction. Une
accumulation locale de roches très denses peut augmenter l'attrac-
tion terrestre, des vides peuvent la diminuer. La dénivellation de
l'Océan dont nous avons déjà parlé, qui relève le niveau des eaux
dans le voisinage des grands continens et l'abaisse au large, a
évidemment pour effet de rapprocher les îles du centre de la t<jrre,
puisqu'elles se trouvent ainsi situées dans une sorte de vallée océa-
nique. Cette remarque fait comprendre pourquoi les oscillations du
pendule paraissent éprouver dans beaucoup d'îles une accélération
autrement inexplicable (1).
Les perturbations auxquelles sont ainsi soumises la direction
aussi bien que l'intensité de pesanteur, ont du moins permis de
déterminer la densité moyenne de la terre. Le principe de la mé-
thode se comprend facilement. Supposons qu'on ait mesuré la
déviation du fil à plomb dans le voisinage d'une montagne isolée
dont il soit possible d'évaluer avec quelque précision le volume et
le poids : la grandeur de la déviation permettra de calculer le rap-
port dans lequel la masse de la montagne est à la masse de la
terre, et, les volumes des deux masses étant connus, on pourra
(1) A. Fischer, die Gestalt der Erde und die Pendelmessungen, 1876. Voir aussi
Saigey, Petite Physique du globe, Paris 1842, t. ii, p. 138.
892 REVUE DES DEUX MONDES.
en conclure le rapport de leurs densités. Un calcul analogue pourra
être fait lorsqu'on aura compté les oscillations d'un pendule au
sommet et au pied de la montagne. En transportant le pendule au
sommet, on s'éloigne du centre de la terre et l'on doit perdre
quelques oscillations par jour; mais l'attraction de la montagne
compense en partie la diminution de pesanteur qui dépend de
l'altitude, et l'on a ainsi le moyen de comparer sa masse à celle de
la terre.
Bouguer, dans son voyage au Pérou, n'avait point négligé d'ap-
pliquer ces méthodes. Aidé de La Gondamine, il avait observé la
déviation du fd à plomb sous l'action du Chimborazo, et il avait
étudié la marche de son pendule sur la montagne volcanique de
Pichincha (dont l'altitude est égale à celle du Mont-Blanc) et au
niveau de la mer. Malheureusement l'imperfection des instrumens,
la rigueur du climat, la violence des vents, ne permirent pas aux
deux astronomes français d'apporter à ces observations une grande
précision ; les effets qu'ils s'étaient proposé de constater se trou-
vèrent beaucoup plus faibles qu'on ne s'y était attendu, et Bouguer
crut devoir en conclure que les montagnes volcaniques du Pérou
étaient creuses et ne représentaient que d'immenses ampoules vides
à l'intérieur. En répétant ses expériences avec toutes les précau-
tions que demandent des recherches d'une nature aussi délicate,
on pourrait décider si l'insuffisance de ses résultats tient à des
erreurs d'observation, ou s'il s'est trouvé réellement en présence
d'un phénomène analogue à celui qu'a présenté la chaîne de l'Hi-
malaya (1).
La méthode de Bouguer a été utilisée avec un plein succès, en
177 h, par le célèbre astronome anglais Maskelyne. Ce dernier avait
choisi, pour ses expériences, le mont Shéballien en Ecosse; c'est
une montagne complètement isolée, dont la constitution géologique
est connue et la forme peu compliquée, ce qui simplifie les calculs.
Maskelyne détermina d'abord, par l'observation des étoiles qui pas-
saient près de son zénith, les latitudes de deux stations, prises
Tune au sud et l'autre au nord de la iiionlagne, et dont la distance
horizontale, mesurée par une triangulation, était de 1,330 mètres.
La différence des deux latitudes astronomiques fut trouvée égale
à 43 secondes, au lieu de 5/i",6, que donnait la distance mesurée;
l'excès de il", 6 représentait la somme des déviations exercées par
le Shéhallien sur ses deux faces opposées. Il restait à relever le
relief exact de la montagne, à en évaluer le volume, la densité, le
(1) M. Saigey a montré qu'en choisissant parmi les observations de Bouguer celles
qui paraissent avoir été faites dans de bonnes conditions et en évaluant les attrac-
tions d'une manière plus exacte, on trouve pour la densité de la terre un nombre qui
s'accorde avec celui de Maskelyne.
LA CONSTITUTION INTERIEURE DE LA TERRE. 893
poids total, et à calculer, à l'aide de ces élémens, la valeur théo-
rique de rattraction qu'elle devait exercer sur le fil à plomb aux
deux stations. C'est le géologue Hutton qui se chargea de cette
besogne : elle prit trois années. Le résultat de ses calculs fut que
la déviation observée s'expliquait en supposant que la densité
moyenne de la montagne était à celle de la terre comme 5 est à 9.
Hutton adopta d'abord pour la densité du Shéhallien le nombre
2,5 (c'est à peu près la densité du grès quartzeux); dès lors la
densité moyenne du globe était 4,5. Plus tard, il modifia ces chif-
fres en prenant 3,0 pour la densité de la montagne et 5, A pour
celle de la terre. L'étude géologique de cette montagne, entreprise
dans la suite par Playfair et lord Webb Seymour, a donné pour la
densité des roches qui la composent un chiffre intermédiaire entre
ces deux évaluations, par lequel la densité de la terre devient 4,7.
On n'a pas songé à compléter ces expériences par l'observation
du pendule; il est vrai que la faible élévation du Shéhallien
(1,000 mètres) ne promettait pas un effet très marqué. Une obser-
vation de ce genre a été faite par l'astronome Carlini, en 1821, au
sommet du Mont-Cenis ; elle a donné pour la densité du globe un
nombre voisin de celui de Maskelyne.
En 185Zi, M. Airy a exécuté une expérience analogue au fond de
la mine de houille de Harton; à une profondeur de 1,220 pieds, il
fut constaté que le pendule à secondes avançait de 2 secondes l par
jour. On en conclut que la densité moyenne du globe est à celle de
la surface dans le rapport de 2,63 à 1, et, en prenant la densité
de la surface égale à 2,3, celle du globe devient 6,1.
M. Saigey a essayé d'obtenir la densité du globe par la dévia-
tion du fil à plomb due à tout un continent, en calculant la dévia-
tion théorique de la verticale pour Evaux, point central de la
France et l'une des stations de la méridienne de Paris. D'après les
calculs de Puissant, il existe entre la latitude astronomique et la
latitude géodésique d'Evaux une différence de près de 7 secondes,
qui semble indiquer que l'attraction de la portion méridionale de la
France, qui est située au sud du parallèle dEvaux, l'emporte sur
l'attraction de la portion septentrionale. Or on peut, en s'aidant
d'une bonne carte orographique, calculer les hauteurs moyennes
du sol tout autour d'Evaux jusqu'aux Pyrénées, aux Alpes et aux
mers adjacentes, puis, avec ces hauteurs moyennes, calculer la
résultante de toutes les attractions partielles qui sollicitent le fil
à plomb à Evaux. M. Saigey a trouvé que, pour rendre compte de
l'écart constaté par Puissant (qui suppose que l'attraction du globe
est environ trente mille fois plus grande que celle de toute la
France sur Evaux), il faut que la densité moyenne de la terre soit
à celle du sol de la France comme 1,7 est à l'unité. Eu prenant 2,5
89â REVUE DES DEUX MONDES.
pour la densité du sol (rapportée à celle de l'eau) , cela donne
A, 25 pour la densité du globe.
L'entreprise de Maskelyne peut être réduite aux proportions d'une
expérience de cabinet : on peut donc peser la terre sans sortir de
chez soi. C'est ce qu'a fait pour la première fois l'illustre Gavendish.
Ce fils cadet du duc de Devonshire, qui sacrifiait ses espérances
de fortune à son goût pour les sciences, avait commencé sa carrière
pauvrement : « Ses parens, nous dit M. Biot, voyant qu'il n'était
bon à rien, le traitèrent avec indifférence et s'éloignèrent peu à
peu de lui. » 11 s'en dédommagea en devenant un des premiers
chimistes de son temps, et lorsqu'il fut célèbre, un de ses oncles,
qui avait été général outre -mer, revint à point nommé pour lui
laisser un héritage de 300,000 livres de rente. 11 laissa lui-même,
lors(iu'il mourut âgé de soixante-dix-sept ans, une fortune de 30 mil-
lions. Gavendish était ainsi « le plus riche de tous les savans, et pro-
bablement aussi le plus savant de tous les riches. »
Gavendish avait reçu de H y de Wollaston un appareil que ce der-
nier tenait lui-même, par voie d'héritage, de John Michyll, et qui
était destiné à mesurer le poids de la terre par l'attraction que deux
grosses boules de plomb exerçaient sur deux petites boules suspen-
dues aux deux extrémités d'un levier mobile. Il y avait certainement
quelque chose d'inattendu, de bizarre, dans cette idée de vouloir
observer l'attraction d'une boule de plomb, qu'on est habitué à re-
garder comme une masse inerte, — de vouloir constater de visu la
part infinitésimale qu'elle prend à l'œuvre de la gravitation univer-
selle. On y réussit pourtant. Gavendish perfectionna l'appareil de
Michell en y appliquant le principe de la fameuse balance de tor-
sion de Goulomb, — la torsion d'un fil opposée comme force modé-
ratrice à l'attraction qui agit sur un levier porté par ce fil.
Ses expériences furent communiquées à la Société royale de
Londres en 1798. Voici, en deux mots, comment se faisaient les
observations. Un levier horizontal de sapin était suspendu à un fil
métalhque fixé au plafond d'une chambre fermée; à ses deux ex-
trémités, il portait deux petites balles et deux lames d'ivoire sur
lesquelles étaient tracées des divisions; deux lunettes, enchâssées
dans les murs de la chambre et dirigées sur ces divisions, permet-
taient de suivre du dehors tous les mouvemens du levier. Enfin
deux grosses boules de plomb, pesant chacune 158 kilogrammes et
soutenues par une règle tournante, pouvaient à volonté être éloi-
gnées ou rapprochées des deux balles par un mécanisme que l'on
manœuvrait encore de l'extérieur. Or toutes les fois qu'on les rap-
prochait des petites balles, on voyait celles-ci obéir à l'attraction
des masses de plomb; elles se dé[)laçaient, puis oscillaient autour
d'une nouvelle position d'équilibre où la réaction de torsion du fil
LA CONSTITUTION INTERIEURE DE LA TERRE. 895
balançait rattraction des grosses boules. En soumettant au calcul
les résultats de ces expériences, on a pu estimer la force d'attrac-
tion des boules par rapport à la pesanteur; de là il est facile de
déduire le rapport dans lequel la masse des boules est à celle de
la terre, et par suite la densité de la terre comparée à celle du plomb.
En définitive, Cavendish trouva b,liS pour la densité de la terre,
celle de l'eau étant prise comme unité (1).
Les expériences de Cavendish ont été répétées par F. Reich, à
Freiberg, à deux reprises, en 1837 et en 18Zi9, puis à Londres, en
18Zi2, par Francis Baily, sous les auspices de la Société astrono-
mique. Reich trouva des nombres peu différens de celui de Mas-
kelyne {b,fih et 5,58); le résultat de Baily fut un peu plus fort
(5, 67). Baily avait perfectionné l'appareil de Cavendish sous plu-
sieurs rapports, il avait varié le diamètre et la nature des petites
balles en faisant usage de balles de platine, de plomb, de laiton,
de zinc, de verre et d'ivoire. Le nombre auquel il s'était arrêté
était la moyenne de plus de deux mille expériences; néanmoins
il ne mérite pas une grande confiance, car les résultats sont affectés
d'erreurs systématiques dont la cause est restée longtemps inex-
pliquée.
Il valait la peine de reprendre la question avec toutes les res-
sources de la science moderne. C'est ce qu'ont fait récemment deux
physiciens français, MVL A. Cornu et J. Baille. Leurs expériences,
commencées en 1870, ont déjà fait l'objet de plusieurs communi-
cations intéressantes à l'Académie des sciences. Les appareils sont
installés dans une des caves de l'Ecole polytechnique; ils sont beau-
coup plus petits que ceux de Cavendish et de Baily, car, d'après
une heureuse remarque de MM. Cornu et Baille, on a tout avan-
tage, au point de vue de la déviation qu'on veut obtenir, à réduire
les dimensions des appareils. On a donc pu réduire à 12 kilo-
grammes la masse attirante, qui est formée par du mercure con-
tenu dans deux sphères creuses de fonte de 0'",12 de diamètre;
par aspiration, on fait passer le mercure de l'une des sphères dans
l'autre, de manière à doubler l'effet de l'attraction , et ce dépla-
cement s'obtient sans choc ni trépidations (2). Le levier de la ba-
(1) L'écart assez considérable qui existe entre ce nombre et celui fourni par les obser-
vations de Maskelyne engagea Huttcm, alors fort avancé en âge, à refaire en entier le
calcul des expériences de Cavendish. « Je ne pouvais, dit-il, avoir confiance dans ces
résultats sans répéter tout le calcul. Cependant, après une longue vie dépensée en
recherches abstraites de tous les jours depuis l'âge de dix ans, ayant maintenant
quatre-vingt-quatre ans et me trouvant accablé d'infirmités, je pensais qu'on m'excu-
serait de reculer devant ce travail. Mais je n'eus pas de repos que je ne me fusse moi-
même attelé à la besogne. » Hutton découvrit une foule de petites erreurs de calcul,
et il trouva 5,31 pour la densité cherchée.
(2) Dans les dernières expériences, le nombre des sphères a été doublé.
896 REVUE DES DEUX MONDES.
lance de torsion est un petit tube d'aluminium de 0",50 de lon-
gueur, qui porte à ses deux extrémités deux boules de cuivre pe-
sant chacune 109 grammes; un miroir plan fixé en son milieu
permet d'observer avec une lunette l'image d'une échelle horizon-
tale placée à une distance de 5 ou 6 mètres. Le moindre mouve-
ment du levier est ainsi révélé par un déplacement des divisions de
l'échelle. Le temps d'une oscillation double du levier est d'environ
7 minutes. Les phases de ces oscillations sont enregistrées électri-
quement.
Le mérite principal de ce travail consiste dans une étude appro-
fondie de toutes les causes de perturbation qui pourraient intro-
duire des erreurs dans les expériences de cette nature; aussi le
résultat définitif pourra-t-il être accepié avec confiance. Le chiffre
trouvé jusqu'ici est 5,56. Ajoutons que MM. Cornu et Baille ont
découvert la cause d'erreur qui a fait trouver à Baily des nombres
trop grands; en corrigeant l'erreur systématique de ses expé-
riences, il est probable qu'on trouvera un nombre peu différent
de 5,55.
En résumé, la densité moyenne de la terre paraît donc être cinq
fois et demie celle de l'eau; elle est double de la densité à la sur-
face, qui ne diffère pas beaucoup de "2,5. 11 s'ensuit qu'il doit y
avoir, dans l'intérieur de la terre, des masses très lourdes dont
l'excès de densité compense le défaut de densité des roches super-
ficielles. Gela n'a rien de surprenant, car les fortes pressions
que supportent les couches profondes doivent nécessairement en
augmenter la densité naturelle. Mais quelle est la loi suivant laquelle
la densité augmente de la surface au centre? Legendre avait ima-
giné une loi assez simple, adoptée aussi par Laplace, d'après
laquelle on aurait pour la densité à la surface 2,5, au milieu du
rayon 8,5 et au centre 11,3, en supposant la densité moyenne égale
à 5,5. Une loi différente, à laquelle M. Ed. Roche est parvenu en
partant de considérations théoriques, donnerait pour la densité à la
surface 2,1, au milieu du rayon 8,5, et au centre 10,6 (1). Cette
concordance de résultais déduits d'hypothèses très différentes
montre que l'indétermination du problème est assez limitée ; en
adoptant les résultats de M. Roche comme les plus vraisemblables,
nous pouvons dire que la densité moyenne du globe est à peu près
double de la densité à la surface, et la densité au centre double
de la densité moyenne. Les couches centrales ont une densité voi-
sine de celle du plomb.
(i) Le rapport de la densité moyenne du globe à la densité de la surface est, dans
l'hypothèse de Logendre, 2,2, et dans l'hypothèse de M. Roche, 2,G; l'expérience de
M. Airy, citée plus haut, a donné 2,63.
LA CONSTITUTION INTÉRIEURE DE LA TERRE. 897
II.
L'existence d'une température élevée dans les couches profondes
de la terre est un fait dont il n'est plus permis de douter, bien que
la loi suivant laquelle la chaleur augmente à mesure qu'on descend
au-dessous de la surface soit encore loin d'être exactement connue.
Le père Kircher, au xvii siècle, parle déjà de la chaleur souter-
raine, qui se fait sentir au fond des mines (1). Boerhave et Boyle
mentionnent également des observations concernant la chaleur qui
règne dans les profondeurs du sol. Cependant c'est seulement en
1740, — près d'un siècle et demi après l'invention du thermo-
mètre, — qu'une tentative sérieuse est faite pour mesurer cette
chaleur; elle est due à Gensanne, directeur des mines de plomb de
Giromagny (Vosges), qui descend un thermomètre dans des profon-
deurs dépassant ZiOO mètres et constate que la température s'élève
en moyenne de 1 degré pour 19 mètres. Vers la fm du siècle,
Horace de Saussure, voulant vérifier si la chaleur propre du globe
peut contribuer à la fusion des glaciers, fait une expérience du
même genre dans les salines de Bex, où il trouve une augmentation
de 1 degré pour 37 mètres. Depuis cette époque, les expériences
se sont multipliées ; il suffira d'en citer les plus importantes.
Gordier, dans son célèbre Essai sur la température de l' intérieur
de la terre, qu'il lut à l'Académie des sciences dans le courant de
l'année 1827, a réuni les travaux de ses devanciers et les résultats
qu'il avait obtenus lui-même dans quelques mines. Il avait trouvé,
dans les mines de Carmaux (Tarn), une augmentation de 1 degré
pour 36 mètres, pour 19 mètres dans les mines de Littry (Calva-
dos), pour 15 mètres à Decize (iNièvre). Le chiffre moyen auquel il
s'arrête est de 1 degré pour 25 mètres. Il conclut de ces observa-
tions qu'à une profondeur de quelques centaines de kilomètres, on
rencontrerait une chaleur de 100 degrés du pyromètre de Wedg-
wood, qui suffit à faire fondre toutes les laves.
Pour arriver à des résultats dignes de confiance, il ne faut passe
contenter d'observer la température de l'air au fond de la mine,
ou celle des eaux qui pénètrent dans les galeries, il faut enfoncer
les thermomètres dans des cavités percées dans la roche vive, et
les y laisser un temps suffisant pour qu'ils prennent la température
du milieu ambiant. En effet, les courans d'air qui s'établissent dans
les mines en abaissent d'.ordinaire la température, surtout lorsqu'ils
(Ij Mundus subtenaneus, 166i, t. ii.
TOME XXXV. — 1879. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
produisent une évaporation active de l'humidité des parois; c'est
ainsi qu'il arrive que, dans quelques mines, la température de l'air
reste inférieure à la température moyenne qui règne à la surface
(comme dans les carrières de Maestricht). L'échauffement dû, à la
présence des ouvriers peut compenser cet effet dans une certaine
mesure : on a calculé que dix ouvriers, munis chacun d'une lampe,
pourraient échauffer de 1 degré l'air contenu dans une galerie de
/i,650 mètres de longueur, ayant 2 mètres de haut sur 1 mètre de
large. Quant aux eaux que l'on trouve dans les galeries, il est clair
qu'elles ne peuvent en faire connaître la véritable température que
si elles y ont séjourné quelque temps, car les eaux d'infiltration qui
arrivent de la surface ou les eaux de source qui montent d'une
certaine profondeur peuvent être ou plus chaudes ou plus froides
que les roches qui leur livi'ent passage. Le plus sûr est donc de
déposer les thermomètres dans des excavations pratiquées dans les
parois de la mine; encore faut-il se placer dans l'angle du front de
taille, c'est-à-dire choisir la roche fraîchement entamée, qui n'a
pas encore eu le temps de se refroidir au contact de l'air. Gordier
perçait des trous de 0"\65 ; Reich, qui organisa dans les mines de
l'Erzgebirge un vaste ensemble d'observations, faisait forer la roche
jusqu'à un mètre de profondeur; il se servait de thermomètres
construits spécialement pour cet usage, dont la tige très longue
dépassait l'orifice du trou, qu'on bouchait avec du sable. Ces expé-
riences ont été poursuivies, de 1830 à 1832, dans vingt mines dif-
férentes, représentant une surface de plusieurs lieues carrées. Les
thermomètres étaient échelonnés, autant que possible, sur une
même ligne verticale, à des profondeurs variant de 20 à 350 mètres ;
on en relevait les indications deux ou trois fois par semaine. La
discussion de ces observations a donné Zi2 mètres pour la profon-
deur qui correspond à une augmentation de 1 degré centigrade (1).
Dans les mines de l'Oural, en Sibérie, Kupffer constata une aug-
mentation bien plus rapide (1 degré pour 20 mètres), tandis que
les observations faites dans les mines de la Prusse donnent un
accroissement moyen beaucoup plus lent (1 degré pour 57 mètres,
d'après Gerhard). Les résultats isolés présentent des divergences
encore bien plus fortes. Il semble d'ailleurs prouvé que la chaleur
s'accroît plus vite dans les houillères que dans les gisemensde mé-
taux, dans les filons de cuivre plus que dans l'étain, dans les roches
métallifères en général plus que dans les schistes, et dans ces der-
niers plus que dans le granit. Ces différences tiennent sans doute à
la facilité plus ou moins grande avec laquelle ces terrains condui-
(1) On ne compare que les observations faifes à partir d'une certaine profondeur
(20 mètres) où la température ne varie plus avec les saisons.
LA CONSTITUTION INTERIEURE DE LA TERRE. 899
sent la chaleur, peut-être aussi à des phénomènes chimiques dont
ils sont encore le siège.
Il faut dire aussi que, dans beaucoup de cas, le taux de la pro-
gression, loin d'être uniforme, semble se ralentir à mesure qu'on
arrive à des profondeurs plus grandes. C'est ainsi que, d'après Fox,
l'ensemble des observations recueillies dans les mines de Cor-
nouailles et du Devonshire donnerait une dilïérence de 1 degré
centigrade pour 15 mètres à une profondeur d'environ 100 mètres,
et pour /il mètres lorsqu'on arrive à 350 mètres. Ce ralentissement
est aussi très sensible dans le fameux puits de Tcherguine, à
Yakoutsk, lequel a été creusé dans un terrain entièrement gelé.
Commencé en 1828, aux frais d'un négociant nommé Fédor Tcher-
guine, qui espérait qu'on rencontrerait l'eau à une profondeur de
10 mètres, ce puits avait été en trois ans poussé à 35 mètres sans
qu'on fût sorti de la terre glacée, et on allait renoncer à continuer
les travaux si, fort heureusement pour la science, l'amiral Wrangel,
de passage à Yakoutsk, n'eût fait comprendre au propriétaire l'in-
térêt que pouvait présenter cette entreprise au point de vue de la
physique du globe. On continua donc à creuser pendant six années
encore, et l'on atteignit ainsi la profondeur de 116 mètres; la
terre y était toujours gelée, et les travaux furent définitivement
arrêtés en 1837; on se contenta de couvrir le puits avec soin. En
iSl\li, Middendorf eut l'occasion de le visiter et d'y faire une série
d'observations thermométriques, d'après lesquelles la température
moyenne est de — 11°, 2 à une profondeur de 2 mètres; de — à°,S
à 60 mètres ; de — 3%0 au fond du puits (à 116 mètres). On voit
qu'elle augmente d'abord de 6%A, puis de 1%8 seulement pour
60 mètres.
Les observations qu'on a pu faire dans les puits artésiens ont
donné des résultats analogues, c'est-à-dire tout aussi discordans
quant au taux de la progression. Le chiffre moyen fourni par vingt-
sept puits artésiens de Vienne serait, d'après Spasky, de 1 degré
pour 20 mètres. Les expériences très précises que le physicien Ma-
gnus a instituées en 1831, à Riidersdorf, près de Berlin, à l'occa-
sion du forage d'un puits artésien, ont donné le même résultat. Mais
à Pregny, près de Genève, MM. de la Rive et Marcet ont trouvé
32 mètres pour la profondeur qui correspond à une augmentation
de 1 degré centigrade (le puits a été poussé jusqu'à 220 mètres).
Ce chiffre représente assez exactement le taux moyen de l'accrois-
sement de la température, tel qu'il résulte des sondages thermo-
métriques exécutés dans les puits artésiens : en effet, Walferdin
a trouvé un accroissement de 1 degré pour chaque 31 mètres dans
le puits artésien de l'École- Militaire à Paris, dans celui de Saint-
André (Eure), dans le puits de Grenelle, et beaucoup d'autres puits
900 REVUE DES DEUX MONDES.
ont donné des chiffres compris entre 30 et 35 mètres pour la dif-
férence de niveau qui correspond à une augmentation de 1 degré.
Il suffit d'ailleurs de constater que l'eau qui s'échappe des puits
de Grenelle (548 mètres) et de Passy (570 mètres) est à la tempé-
rature d'environ 28 degrés, tandis que la température moyenne de
Paris est de 10°, 6, pour en conclure que cette eau emprunte aux
couches profondes du sol un peu plus de 17 degrés, ce qui fait à
peu près 1 degré pour 32 mètres. Les forages beaucoup plus pro-
fonds de Neusalzwerk, près Minden, en Prusse (700 mètres), et de
Mondorf, dans le grand-duché de Luxembourg (730 mètres), ont
donné aussi une différence de 1 degré pour 30 ou 31 mètres.
La comparaison des températures notées par Walferdin, près
du Creuzot, au fond d'un trou de sonde de 816 mètres de profon-
deur et dans un puits voisin, de 55/i mètres (38°, 3 et 27%2), pour-
rait faire croire qu'à ces profondeurs l'accroissement est plus ra-
pide que près de la surface du sol, puisque la différence observée
est de il degrés pour 262 mètres, ce qui donne 1 degré pour
23™,6. Mais il ne faut pas oublier que des puits très voisins peu-
vent donner des résultats notablement différens : à Naples, d'après
M. Mallet, deux puits artésiens très profonds, creusés à 1,600 mè-
tres de distance l'un de l'autre, donnent respectivement /i5 et
109 mètres pour la profondeur qui correspond à 1 degré de chaleur
supplémentaire. Enfin les expériences thermométriques qui ont été
faites en 1876 par M. Mohr, dans un puits de /i,000 pieds de pro-
fondeur, percé à travers un roc de sel à Speremberg, près de Ber-
lin, ont conduit ce physicien à admettre que le taux de la progres-
sion se ralentit sensiblement à mesure qu'on descend au-dessous
de la surface, conclusion conforme à celle que Fox avait déduite des
observations faites dans les houillères anglaises. M. Mohr a cru re-
marquer que, depuis 700 pieds, où le thermomètre marquait
19°, 6 cent., jusqu'à 3,300 pieds, où il marquait /i6'',0, la diffé-
rence de température correspondant à une différence de 100 pieds
diminuait d'une manière régulière, de telle sorte qu'en continuant
le sondage, on n'aurait plus trouvé, au delà de 5,000 pieds, qu'un
accroissement à peine sensible. Mais M. A. Boue, qui a vivement
contesté les conclusions de M. Mohr, a fait observer avec raison
que les eaux d'infiltration ont pu abaisser considérablement la
température des couches profondes, ce qui suffirait pour expliquer
le ralentissement constaté par M. Mohr.
On emploie pour ces sortes de recherches les thermomètres à
déversement, dont le réservoir se vide en débordant à mesure que
la température s'élève ; le mercure resté dans la boule fait connaître
le maximum qui a été atteint. C'est là le principe du ihermomètre
à maxima de Walferdin, du géotJiermomùtre de Magnus, etc. Des
L\ CONSTITUTION INTÉRIEURE DE LA TERRE. 901
thermomètres à minima, d'une construction différente, servent à
déterminer la température des profondeurs océaniques, qui sont
généralement plus froides que la surface. Les nombreux sondages
qui ont été exécutés depuis quelques années par les expéditions
scientifiques anglaises ont mis hors de doute ce fait, que le fond
de la mer est partout à une température peu différente de zéro, et
ce phénomène s'explique en admettant que les eaux froides sont
entraînées au fond par leur poids spécifique, tandis que les eaux
réchauffées par le soleil, et dilatées par la chaleur, restent à la
surface. En faisant abstraction du trouble que les courans d'eaux
chaudes tels que le Gulfstream apportent dans la distribution nor-
male des températures, on peut donc dire que le lit de l'Océan est
recouvert d'une eau glacée. Le fond des lacs d'eau douce est muins
froid, parce que l'eau douce a un maximum de densité à h degrOs : il en
résulte que les masses liquides qui possèdent cette température sont
entraînées au fond, tandis que les eaux plus chaudes ou plus froides
montent vers la surface. En résumé, la partie de l'écorce terrestre
qui est couverte par les eaux demeure à une température relative-
ment basse par suite de la stratification que les variations de densité
établissent au sein des liquides ; mais s'il était possible de pratiquer
des sondages dans le lit des mers, on y trouverait sans doute le
même accroissement de température qu'on a constaté dans le sol
congelé de la Sibérie.
En moyenne, on admet généralement que l'augmentation est de
L degré pour 30 mètres. Si cette progression se continuait indé-
finiment, il est clair qu'à une profondeur de 2,700 mètres on
devrait rencontrer la température de l'eau bouillante, et qu'au delà
de 50 kilomètres la chaleur dépasserait 1,600 degrés, température
à laquelle fondent le fer et la plupart des roches. C'est là l'argu-
ment principal de ceux qui soutiennent que l'écorce solide du globe
n'a qu'une épaisseur de ÙO ou 50 kilomètres, qui lui donne, par
rapport au noyau liquide, l'importance de la coquille d'un œuf. Il
est certain que l'accroissement de la température avec la profon-
deur, constaté par tant d'observateurs, fait invinciblement naître
l'idée d'un foyer souterrain qui possède une énorme chaleur. Mais
à quelle distance de la surface faut-il en chercher le siège?
Les profondeurs que les sondages thermométriques ont explorées
jusqu'à ce jour sont insuffisantes pour décider la question. Parmi
les mines dont les travaux ont atteint une grande profondeur, on
cite celles de Kitzbuhl, dans le Tyrol (900 mètres), de Kuttemberg,
en Bohême (1,200 mètres); parmi les forages les plus profonds,
ceux de Mondorf (730 mètres), de Mouille-Longe (920 mètres), de
Speremberg (1,260 mètres), etc. Pourquoi n'essaierait-on pas de
902 REVUE DES DEUX MONDES.
pratiquer un forage au fond de quelque mine, afm de pénétrer
encore plus avant dans les entrailles de la terre?
Il serait à désirer aussi que les cavités naturelles qui existent dans
certaines parties du globe fussent utilisées pour des explorations
scientifiques. Les renseignemens que l'on trouve à cet égard dans
les vieux livres sont malheureusement entachés d'exagération, et
l'absence de témoignages recens nous empêche d'y démêler la part
de vérité qu'ils renferment peut-être. Pontoppidan , dans son His-
toire naturelle de la Norvège^ parle d'un trou qui existe dans le
voisinage de Frederikshall, et dans lequel la chute d'une pierre
parait durer deux minutes. « Si l'on pouvait supposer, dit Arago,
que cette chute s'opère tout d'un trait, que la pierre ne ricoche
pas, qu'elle ne s'arrête jamais tantôt sur une saillie des parois du
trou et taniôt sur une autre, les deux minutes en question donne-
raient, pour la profondeur totale du trou de Frederikshall, au delà
de /4,000 mètres, c'est-à-dire 800 mètres de plus que la hauteur de
la plus haute cime des Pyrénées. » Mais il paraît bien qu'il s'agit ici
du bruit continu d'une pierre qui roule et ricoche, et d'ailleurs les
voyageurs modernes ne parlent plus du fameux trou de Frederiks-
hall. Je n'ai pu éclaircir davantage ce qu'il peut y avoir de vrai dans
les récits concernant la légendaire caverne de Dolsteen, dans l'île
Herroe (Norvège) , qui, suivant une croyance répandue parmi les
habitans, s'étendrait jusqu'au-dessous de l'Ecosse. En 1750, dit-on,
deux ecclésiastiques s'y étaient aventurés assez loin et avaient en-
tendu au-dessus d'eux gronder la mer; arrivés au bord d'un préci-
pice, ils y avaient jeté une grosse pierre dont le bruit était encore
perçu au bout d'une minute.
Sans attacher aucune importance à ces renseignemens puisés à
des sources peu sûres, on peut cependant admettre qu'il doit exister
des cavités naturelles qui pourraient être utilisées pour l'exploration
des couches profondes de l'écorce terrestre. M. Babinet, qui cares-
sait le rêve d'une société par actions pour le creusement d'un trou
très profond, pensait qu'on ne devait pas négliger le côté industriel
de l'affaire. « Nous ne sommes plus, dit-il quelque part, au temps
où Voltaire raillait si amèrement Maupertuis, qu'il accusait d'avoir
voulu percer la terre de part en part, en sorte que nous aurions
vu nos antipodes en nous penchant sur le bord du puits de cet anta-
goniste de l'irascible roi de la littéi^ature. Personne ne niera aujour-
d'hui qu'il ne soit possible de faire descendre des galeries démines
à des profondeurs de plusieurs kilomètres, quand on a à sa dispo-
sition le choix du terrain, des dimensions convenables et le temps
surtout!.. Eh bien, arrivons à Ix kilomètres seulement sous terre
et déblayons-y un local suffisant. Si les hommes n'en peuvent sup-
LA CONSTITUTION INTÉRIEURE DE LA TERRE. 903
porter la chaleur, les machines ne seront pas si délicates. Nous
voici en possession d'un vaste local dont les parois sont à la chaleur
de nos fours et de nos étuves. Amenons-y un ruisseau, une petite
rivière; elle en ressortira plus chaude que l'eau bouillante et sera
une vraie mine de chaleur, comme les précieuses couches de charbon
de terre de l'Angleterre et de la Belgique. » On sait que la chaleur
des sources de Chaudes-Aiguës, dont la température atteint 80 de-
grés, est utilisée par les habitans pour préparer leurs alimens,
nettoyer leur linge et chauffer leurs maisons. « Pes conduits en
bois, établis dans toutes les rues de la ville, alimentent, au rez-de-
chaussée de chaque maison, un réservoir servant de calorifère pen-
dant les journées froides, et dispensant ainsi de foyers et de che-
minées. En été, de petites écluses, placées à l'entrée de chaque
tuyau d'amenée, arrêtent les eaux chaudes et les rejettent dans le
ruisseau qui coule au bas de la ville. Un chimiste, M. Berthier,
a calculé que la chaleur fournie journellement par les sources
égale celle que produirait la combustion de plus de quatre tonnes
et demie de houille ; c'est assez pour donner une température con-
forta! le à l'intérieur des maisons et pour chauffer les rues elles-
mêmes (1). »
Depuis que l'épuisement progressif des houillères oblige l'indus-
trie à chercher le précieux combustible à des profondeurs de plus
en plus grandes, on s'est occupé de savoir quelle serait la limite
extrême des profondeurs accessibles. Le rapport de la commission
d'enquête anglaise contient à ce sujet des renseignemens très com-
plets (2). La seule cause, dit le rapport, qui puisse pratiquement
limiter la profondeur des mines, c'est l'élévation de la température.
En Angleterre, on rencontre une température sensiblement con-
stante (10 degrés centigrades) jusqu'à 15 mètres environ; à partir
de là, la température augmente en moyenne de 1 degré par 37 mè-
tres, de sorte qu'à 1 kilomètre de profondeur elle atteint la chaleur
du sang (37 degrés). Cette chaleur terrestre gêne les exploitations
en échauffant l'air que l'on fait circuler à travers la mine; à une
grande distance des puits, cette ventilation artififielle ne procure
pins qu'un abaissement insignifiant de la chaleur des galeries. Il
faut donc se demander quelle est la plus haute température de l'air
où l'homme puisse encore travailler sans danger pour sa santé. Les
témoignages recueillis par l'enquête mentionnent des températures
vraiment extraordinaires qui auraient été impunément supportées
(1) El. Reclus, la Terre, t. i, p. 239.
(2) Voytz, dans la Revue du 1*' octobre 1876, l'étude sur la Production Iwuillère
Angleterre et en France.
904 REVUE DES DEUX MONDES.
dans certains cas; mais celles de ces assertions qui ont pu être
vérifiées ont été trouvées exagérées. Somme toute, les médecins
qu'on a entendus se sont accordés pour soutenir qu'un travail ré-
gulier était impossible dans l'air humide, à une température ap-
prochant de 37 degrés. Dans un air sec, la chaleur est mieux sup-
portée. Or, les mines les plus profondes étant en général les plus
sèches, cette circonstance jointe aux puissans moyens de ventila-
tion dont on dispose aujourd'hui permettra probablement de pous-
ser les exploitations à des profondeurs d'au moins 1 ,200 mètres.
Peut-être même ira-t-on plus loin, grâce au système des « puits
atmosphériques » qu'un ingénieur français, M. Z. Blanchet, a ré-
cemment inauguré à Épinac; dans ces puits, l'extraction s'opère au
moyen d'un tube pneumatique qui fonctionne par le vide et aspire
les chariots tout en procurant une énergique ventilation. En perfec-
tionnant ce système d'extraction, on pourra sans doute atteindre les
gisemens les plus profonds.
III.
En dehors des renseignemens que nous fournissent sur la chaleur
de l'abîme les excavations artificielles, les puits et les mines, nous
en avons un témoignage irrécusable dans les sources thermales et
dans l'ensemble des phénomènes volcaniques. La température de
certaines sources approche de 100 degrés : celles de Ghaudes-Aigues
marquent 80 degrés, la fontaine des Trincheras, au Venezuela,
97 degrés ; l'eau des geysers de l'Islande marque 85 degrés à la sur-
face et 1*27 degrés à 20 mètres de profondeur. Mais il est facile de
voir que la température des sources ch.iudes ne représente pas né-
cessairement celle de la profondeur d'où elles viennent. Si l'on fait
abstraction des phénomènes chimiques qui pourraient contribuer à
échaufiér l'eau dans sa course souterraine, il est une autre cause
pure-nent physique qui peut en accroître la température dans une
forte mesure. Lorsqu'on songe aux immenses cavernes de la Car-
niole et de l'Istrie, on n'aura pas de peine à admettre qu'il peut
exister dans l'intérieur de l'écorce terrestre des fissures qui descen-
dent jusqu'à 10 ou 20 kilomètres de profondeur et qui sont rem-
plies d'eau comme le gouffre qui vomit et absorbe périodiqut^ment
le lac de Zirknitz. Aune profondeur de 2 ou 3 kilomètres, cette eau
possède déjà une température de l^'O degrés; mais la pression de
200 ou 300 atmosphères qu'elle supporte empêche l'ébullition, car
à 100 degrés la vapeur ne peut acquérir qu'une tension égale à une
atmosphère, et elle ne se forme que si la pression ne dépasse pas
LA CONSTITUTION INTÉRIEURE DE LA TERRE. 905
cette limite. Sous des pressions plus fortes, rébullition exige une
température plus élevée (le point iVébullition est la température à
laquelle la tension de la vapeur égale la pression qui pèse sur le
liquide). Ainsi l'eau bout à 180 degrés sous une pression de 10 atmo-
sphères, à 225 degrés sous 25 atmosphères, etc.; au delà de ces
limites, la loi qui règle le phénomène de l'ébullition n'est pas exac-
tement connue, mais on sait que la tension de la vapeur augmente
beaucoup plus vite que la température, et l'on peut admettre qu'elle
approche de 1,200 atmosphères vers 600 degrés, de 5,000 atmo-
sphères vers 1,000 degrés, etc. Dès lors il est clair qu'il y aura une
profondeur où la tension de la vapeur deviendra égale à la pression,
011 par conséquent Teau pourra entrer en ébuUition. En admettant
que la température du sol augmente de 1 degré par 20 mètres, on
aurait déjà 600 degrés à 12 kilomètres, et ce serait à cette profon-
deur que la tension de la vapeur égalerait la pression (il faudrait
descendre plus bas si l'on adoptait une progression moins rapide
des températures). Or, si l'eau commence à bouillir au-dessous
d'un certain niveau, les vapeurs monteront à travers la masse et
s'y condenseront de nouveau comme dans un réfrigérant, en lui
cédant une partie de leur chaleur; grâce à cet apport incessant,
les couches supérieures du liquide pourront s'échauffer peu à
peu bien au delà du degré de chaleur qui règne au même niveau
dans le sol. L'ébullition peut même se propager jusqu'à la sur-
face, comme cela se voit dans les geysers de l'Islande.
En admettant de même que, dans les régions volcaniques, la
température de 1,000 degrés existe à environ 20 kilomètres au-des-
sous de la surface, la vapeur qui se forme à cette profondeur peut
acquérir une tension supérieure à 5,000 atmosphères, et qui suffi-
rait à soutenir le poids d'une colonne de lave de 20 kilomètres de
hauteur. Une température de 1,300 degrés comporterait probable-
ment une tension de 10,000 atmosphères, — c'est à peu près le
maximum de l'effort que les gaz de la poudre produisent dans l'âme
d'un canon de gros calibre, — et l'on voit qu'il y aurait là une force
plus que suffisante pour expliquer les effets mécaniques dont les
volcans nous offrent le terrifiant spectacle.
En tous cas, les volcans sont des témoins irrécusables de l'exis-
tence d'un foyer souterrain : ils semblent vraiment les mille portes
de l'enfer où couve le feu éternel. Le nombre des volcans connus
s'accroît sans cesse avec les progrès de la géographie, parce que
parmi les contrées les moins explorées se rencontrent des régions
éminemment volcaniques. A. de llumboldt en énumère Z|07, parmi
lesquels 225 encore actifs; on en connaît aujourd'hui plusieurs mil-
liers, et d'après M. Fuchs le nombre des volcans actifs peut être
906 REVUE DES DEUX MONDES.
porté à 323. Il est d'ailleurs difficile d'établir la ligne de démarca-
tion entre les volcans actifs et les volcans éteints, car la plupart des
volcans offrent des périodes de repos qui peuvent être de plus d'un
siècle. On sait que le Vésuve était considéré par les anciens comme
une montagne parfaitement inoffensive jusqu'à la gi^ande éruption
de l'an 79, qui ensevelit Herculanum et Pompéi, et qu'il est resté
comme endormi pendant trois siècles (1306-1631).
Lorsqu'on jette les yeux sur une carte où les volcans sont mar-
qués par des points rouges, ce qui frappe tout d'abord, c'est qu'ils
sont presque tous situés à proximité des grands amas d'eau. Le plus
grand nombre se trouve dans des îles, et, à peu d'exceptions près,
les autres sont alignés sur les rivages de la mer ou des bassins
lacustres. Autour du Pacifique, une série de montagnes ignivomes
dessine un vaste cercle de feu qui comprend les côtes occidentales
de l'Amérique, les îles Aléoutiennes, le Kamtchatka, les Kouriles,
les îles du Japon, les Philippines, les Moluques jusqu'aux îles de
la Sonde et à la Nouvelle-Zélande. En dehors de cette immense
ceinture, on ne rencontre plus que des groupes isolés, mais tou-
jours disposés près des bords de la mer ou voisins de quelque autre
grande nappe d'eau. Comment ne pas conclure de cette distribu-
tion géographique qu'il existe une liaison intime entre les phéno-
mènes volcaniques et le voisinage de l'eau? Ne dirait-on pas que
l'infiltration des eaux est une condition nécessaire des éruptions,
et que la force qui soulève les torrens de lave doit être la tension
de la vapeur?
Cette opinion est confirmée par tout ce que nous ont appris de
récentes découvertes sur la composition chimique des gaz vomis
par les volcans. D'après M. Charles Sainte-Claire Deville, la fumée
des volcans consiste principalement en vapeur d'eau. M. Fouqué
a estimé à plus de 2 millions de mètres cubes la quantité d'eau
qui est sortie de l'Etna sous forme gazeuse pendant l'éruption de
1865. Les nuages de vapeurs sortis d'un cratère d'éruption se con-
densent souvent et retombent en pluies diluviennes qui, en dé-
layant les cendres volcaniques, produisent des torrens de boue.
Les coulées de lave sont d'ailleurs elles-mêmes imprégnées de
vapeurs qui donnent à ces masses incomplètement fondues une
remarquable fluidité, et qui se dégagent rapidement pendant la
descente de la coulée. Parfois même ces vapeurs emprisonnées
occasionnent, en s'échappant brusquement, des éruptions en minia-
ture au milieu d'un torrent de lave qui commence à se figer. Le
sel marin et les autres élémens de l'eau de mer se retrouvent éga-
lement dans les produits gazeux des éruptions comme dans les
dépôts des fumerolles, et les recherches de M. Fouqué sur la corn-
LA CONSTITUTION INTÉRIEURE DE LA TERRE. 907
position chimique des émanations du Vésuve, de l'Etna, du volcan
de Santorin, ont montré que ces émanations proviennent en partie
de ]a décomposition de l'eau marine.
Tant de preuves accumulées ne permettent plus de douter de
l'inteiTention habituelle de l'eau dans la production des phéno-
mènes volcaniques. Évidemment les eaux de la mer s'infiltrent dans
d€s réservoirs souterrains par des fissures, ou par transsudation
sous l'iniluence de l'énorme pression qu'elles supportent; arrivées
au contact des laves incandescentes qui existent à de grandes pro-
fondeurs, elles sont vaporisées, et la tension croissante des vapeurs
violemment chauffées amène de temps à autre une explosion de ces
chaudières souterraines. La chaleur des coulées se dissipe rapide-
ment au contact de l'air, mais au fond des cratères la température
de la lave incandescente peut être estimée à *2,000 degrés, car on
a vu des métaux réfractaires se fondre au voisinage d'un courant de
lave. Ne fût- elle que de 1,200 degrés,- la tension de la vapeur qui
se développe au contact de matièies aussi chaudes suffit amplement
à rendre compte de la force explosive .qui produit les éruptions.
Il n'est même pas nécessaire de placer le siège de cette force à une
profondeur aussi considérable que 20 kilomètres pour expliquer la
présence des matières en fusion, car rien n'empêche de supposer
que, dans les régions volcaniques, l'écorce du globe offre une
épaisseur plus faible qu'ailleurs. Il est fort possible que la surface
int rne de cette écorce soit creusée de longs sillons et fendillée par
des crevasses, surtout le long des lignes où les contours des conti-
nens marquent les soudures des plaques d'inégale densité qui con-
stituent la terre ferme et le lit de l'Océan.
La quantité de matière qu'un volcan peut rejeter dans une seule
éruption dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Le volume de la
coulée de lave qui, lors de la grande éruption de ISZjO, sortit du
cratère de Kilauea, a été évalué à 5 milliards et 1/2 de mètres
cubes; une masse encore plus considérable fut vomie en 1855 par
le cratère qui existe au sommet de la montagne de Mauna-Loa,
dont le Kilauea représente l'évent inférieur. Mais ces éruptions
sont bien peu de chose à côté de celle qui, en -1783, fît sortir du
volcan islandais de Skaptar-Jokul une quantité de lave comparable
au volume du Mont-Blanc, car on estime qu'elle n'a pas été infé-
rieure à 500 milhards de mètres cubes ! D'après l'évaluation, pro-
bablement exagérée, de Zollinger, le volume total des scories et des
cendres lancées en 1815 par un volcan de l'île Sumbava, le Tim-
boro, à des distances de 500 kilomètres, égalerait deux fois celui
du Mont-Blanc. On a des données plus précises sur l'explosion du
Coseguina, petit volcan de l'Amérique centrale, qui, en 1835, fit
pleuvoir la pierre ponce sur les campagnes et sur la mer dans un
908 REVUE DES DEUX MONDES.
rayon de 1,500 kilomètres et amena certainement au jour une
masse de 50 milliards de mètres cubes.
Lorsqu'on réfléchit à l'effort épouvantable nécessaire pour sou-
lever et pour projeter au loin de telles masses, il est bien difficile
d'admettre que les foyers souterrains qui alimentent les volcans,
et dont l'activité se manifeste depuis les époques les plus reculées,
puissent n'être que des accumulations locales de matières en
fusion ; on conçoit encore moins que la chaleur de ces foyers puisse
être le résultat d'actions chimiques qui s'accomplissent au sein de
la terre. On ne peut échapper à la nécessité de chercher la cause
prochaine des phénomènes volcaniques dans l'existence d'une
nappe incandescente continue au-dessous d'une croûte solide d'une
faible épaisseur qui peut d'ailleurs varier de 20 à 100 kilomètres.
L'objection tirée de la non-coïncidence des éruptions de volcans
situés dans une même région disparait, lorsqu'on explique le mé-
canisme des éruptions par l'intervention plus ou moins fortuite des
eaux d'infiltration.
La question se réduit alors à décider si le noyau central sur
lequel repose la nappa des laves est lui-même liquide, ou s'il est
solide. C'est là un point très controversé, et beaucoup de sagacité
a été dépensée pour trancher la question dans l'un ou l'autre sens.
L'hypothèse du noyau liquide est celle qui a longtemps prévalu,
et elle a toujours beaucoup de partisans. On a objecté qu'un noyau
liquide éprouverait des marées qui briseraient à chaque instant
sa mince enveloppe et produiraient d'épouvantables cataclysmes.
Ampère notamment ne voyait pas comment concilier ces marées
avec le calme qui règne à la surface terrestre. « Ceux qui admet-
tent la liquidité du noyau intérieur de la terre, disait-il, paraissent
ne pas avoir songé à l'action qu'exercerait la lune sur cette énorme
masse liquide, d'où résulteraient des marées analogues à celles de
nos mers, mais bien autrement terribles tant par leur étendue que
par la densité du liquide. Il est difficile de concevoir comment l'en-
veloppe de la terre pourrait résister, étant incessamment battue par
une espèce de levier hydraulique de 1,/iOO lieues de longueur. »
Aussi s'en tenait-il, avec Davy, à l'hypothèse d'un noyau non oxydé
qui devient une source chimique intarissable de chaleur par le con-
tact avec la croûte déjà oxydée. Dans cette manière de voir, un
volcan n'est autre chose qu'une fissure permanente, une correspon-
dance continuelle du noyau non oxydé avec les liquides qui sur-
montent la couche oxydée; toutes les fois qu'a lieu cette pénétra-
tion des liquides jusqu'au noyau, il se produit des élévations des
terrains par suite de l'augmentation de volume qui résulte de l'oxy-
dation. La chaleur engendrée par ces actions chimiques se propage
à la fois vers l'extérieur et vers l'intérieur du globe, et à mesure
LA CONSTITUTION INTÉRIEURE DE LA TERRE. 909
que l'oxydation de la croûte va plus avant, la région des actions
chimiques s'abaisse au-dessous de la surface. — Cette théorie,
difficile à soutenir, n'a plus de partisans aujourd'hui. On peut
d'ailleurs répondre à l'objection tirée des marées, qu'en y regar-
dant de près elles ne produiraient sans doute qu'une flexion tout
à fait insensible de la croûte solide et qui serait loin d'entraîner
aucune dislocation. Enfin, il s'agit de savoir si les phénomènes
séismiques ne révèlent pas l'existence de marées souterraines.
Cette question fait l'objet des recherches que M. Alexis Perrey,
professeur à la faculté des sciences de Dijon, poursuit depuis plus
de trente ans. M. Perrey s'est appliqué à réunir toutes les observa-
tions concernant des tremblemens de terre qui ont été faites depuis
le milieu du siècle dernier jusqu'à nos jours, et en groupant conve-
nablement les faits recueillis dans cet intervalle de cent vingt-cinq
ans, il a pu mettre en évidence les rapports qui existent entre la
fréquence des tremblemens et l'âge de la lune. En premier lieu, si
les phénomènes sont rapportés au mois lunaire, on constate l'exis-
tence de deux maxima aux époques des syzygies (nouvelle lune et
pleine lune), tandis que deux minima correspondent aux quadra-
tures (premier et dernier quartier). Le tableau suivant résume les
résultats obtenus pour trois périodes différentes, en groupant les
jours de tremblemens par semaines correspondant aux phases de
la lune, et en réunissant d'une part les groupes correspondant à
la nouvelle et à la pleine lune, et de l'autre ceux qui appartiennent
au premier et au dernier quartier.
1751-1800
1801-1850
1843— 187-.
Total
3,635
6,595
17,249
Aux syzygies
1,901
3,434
8,838
Aux quadratures
1,Ï54
3,161
8,411
Différence
i4r
273""
427
La différence est toujours en faveur des syzygies : il semble donc
que ces sortes d'accès de fièvre dont la terre est saisie d'une ma-
nière intermittente se produisent avec le plus de facilité aux épo-
ques où le soleil et la lune peuvent combiner leur action sur les
parties liquides de l'intérieur du globe.
M. Perrey a encore examiné l'influence (Jes positions de la lune
dans son orbite, en comparant les nombres qui correspondent aux
époques du périgée et de l'apogée, c'est-à-dire aux époques où la
lune est le plus près et le plus loin de la terre. Voici les résultats
de cette comparaison, si l'on réunit, pour chaque époque, les faits
notés pendant les périodes de cinq jours au milieu desquelles tombe
un périgée ou un apogée de la lune.
910 REVUE DES DEUX MONDES.
1751—1801 1801—1850 1843-1872
Au périgée 526 1,223 3,290
AJ'apogée 465 1,113 3,015
Différence 61 110 275
Une troisième manière d'apprécier l'influence de notre satellite
sur les phénomènes séismiques consiste à grouper ces derniers
selon les heures du jour lunaire. On constate alors deux maxima
de fréquence qui accompagnent les passages de la lune au méri-
dien supérieur et au méridien inférieur, ou ce qu'on pourrait appeler
le midi et le minuit lunaires ; les minima tombent vers le milieu des
intervalles. M. Perrey a discuté, sous ce point de vue, S2li secousses
ressenties à Arequipa de 1810 à 1845, puis les journaux tenus par
quatre observateurs à Monteleone,àMessine,àCatanzaro etàScilla,
pendant les années 1783, 1784, 1785, qui ont été marquées par
de grandes éruptions du Vésuve, enfin le journal de M. S. Arcovito,
tenu à Reggio, de 1836 à 1853. Dans toutes ces observations se
manifeste, avec plus ou moins de netteté, la prépondérance des
heures voisines du passage de la lune au méridien.
Cette majorité constante en faveur des époques où les marées
sont les plus fortes prouverait, ce semble, que l'action des causes
qui les produisent s'étend au-dessous de l'écorce terrestre. Sans
doute cette majorité est en général assez faible ; mais on la retrouve,
de quelque manière que l'on groupe les faits. Il ne faut pas, d'un
autre côté, oi blier les perturbations locales auxquelles peuvent
donner lieu les irrégularités de la surface intérieure de la pellicule
solide. Comme le fait reniarquer M. Perrey, l'envers de cette écorce
doit présenter des anfractuosités et des courbes, des montagnes
dont les sommets plongent dans le fluide central comme de gigan-
tesqu^'S stalactites, et des vallées dont le thalweg, creusé par les
courans volcaniques, se rapproche de la surface du sol. Ce système
orographique interne doit modifier la marche et la propagation des
ondes souterraines. L'onde se resserrera et gagnera en vitesse
entre deux montagnes qui obstruent son passage, ainsi que cela
s'observe dans les fleuves qui olfrent des rapides; elle s'épanouira
et perdra de sa vitesse dans une plaine ou dans une vallée dont
la direction lui permet de se développer librement. Elle ira battre
contre les flancs, sur les pentes et dans les anfractuosités qu'elle
rencontre sur son passage; de là des compressions d'une nouvelle
espèce, des chocs et des ébranlemens moléculaires qui offriront un
caractère ondulatoire, enfin des éboulemens partiels et des fissures
dans la voûte intérieure, dont les eiïéts seront ressentis à la sur-
face du sol comme des secousses ou comme des vibrations. Toutes
LA CONSTITUTION INTÉRIEURE DE LA TERRE. 911
ces circonstances font des tremblemens de terre un phénomène
très complexe.
Le niveau des laves, dans les volcans actifs, devrait laisser voir
aussi une sorte de marée, mais les observations manquent à cet
égard. Le seul fait de ce genre que l'on connaisse a été noté par
MM. Scacchi et Palmieri, au mois de mai 1855, pendant l'éruption
du Vésuve. Ces physiciens ont remarqué une recrudescence des
laves, deux fois par jour, à des intervalles de douze heures envi-
ron, et avec un retard d'un peu moins d'une heure, d'un jour à
l'autre, comme on le constate pour les marées de l'Océan. L'érup-
tion avait commencé le 1" mai, et l'intumescence périodique de la
coulée a été observée depuis le 5 jusqu'au 19. Des observations
régulières de cette nature seraient peut-être faciles à instituer dans
l'île d'Havaii, sur les bords du lac de laves de Kilauea.
Il ne faut pas d'ailleurs perdre de vue que ces marées souter-
raines i;e prouveraient nullement la liquidité du noyau, mais seu-
lement l'existence d'une nappe liquide d'une certaine épaisseur.
Nous verrons comment les phénomènes astronomiques peuvent four-
nir des données pour la solution de la question ; mais il convient
de nous arrêter d'abord aux considérations purement physiques qui
ont été invoquées pour la trancher.
M. James Thomson a fait voir le premier que la compression de-
vait abaisser le point de fusion et par suite retarder la con^^^élation
des liquides qui se dilatent en se solidifiant; c'est ce qui a été vérifié
pour l'eau, et ce qu'on observerait sans doute aussi pour la fonte
de fer, qui est dans le même cas. Au contraire, pour les substances,
beaucoup plus nombreuses, qui se contractent en se solidifiant, la
compression est un moyen de faciliter la congélation par refroidis-
sement; elle doit donc élever le point de fusion, et c'est ce qu'on
a pu vérifier pour beaucoup de corps. Ainsi, le point de fusion du
soufre, qui éprouve un retrait sensible en devenant solide, s'élève
de 107 degrés à lûO degrés sous une pression de 800 atmosphères.
Or, d'après les expériences de Bischof, la plupart des roches sont
dilatées par la fusion et se contractent en se solidifiant; le granit,
les schistes, le trachyte, perdent un cinquième de leur volume en
redevenant solides. Ceci posé, il devient probable, dit sir W. Thom-
son, que le noyau de la terre est depuis longtemps solidifié.
En effet, concevons la terre d'abord entièrement liquide; il s'é-
tablira dans la masse une sorte d'équilibre des températures où
une température déterminée correspond à une pression donnée.
Cette masse venant à se refoidir, la solidification pourra, en thèse
générale, commencer soit au centre, soit à la surface; la question
est très complexe et ne peut être résolue que si l'on connaît cer-
taines propriétés du liquide considéré. Mais en admettant queja
912 REVUE DES DEUX MONDES.
solidification commence à la surface, il se formera d'abord une
mince pellicule, et cette pellicule étant, par hypothèse, plus lourde
que le liquide qui la porte (puisque ce dernier se contracte en se
solidifiant), il est certain qu'elle se brisera et que les morceaux
iront au fond, où ils finiront par constituer un noyau solide. Ainsi,
de toute manière, la masse devra se solidifier à partir du centre.
La surface commence à se recouvrir définitivement d'une carapace
solide quand toute la masse est arrivée à une température voisine
du point de solidification, et sous cette croûte il pourra exister
encore çà et là des amas de liquide.
Ce raisonnement est toutefois contestable à bien des égards.
En premier lieu, les expériences de M. Mallet sur les scories des
hauts fourneaux montrent que certains silicates se contractent beau-
coup moins (de 6 pour 100 seulement). Ensuite le célèbre ingé-
nieur Werner Siemens oppose à sir W. Thomson les observations
qu'il a pu faire à Dresde dans la verrerie de son frère Fr. Siemens.
Quand la masse vitreuse, parfaitement fondue, commence à se re-
froidir, elle se contracte d'abord rapidement, puis de moins en
moins à mesure qu'elle prend une consistance pâteuse; au moment
de la solidification, il semble même qu'il y ait une faible dilatation.
M. Siemens en conclut que la contraction qui accompagne la soli-
dification des silicates fondus arrive pendant le passage de l'état
liquide à l'état pâteux, de sorte que le raisonnement de sir W. Thom-
son prouverait tout au plus que les parties centrales du globe ont
déjà piis une consistance pâteuse (1).
En admettant que la croûte solide n'a qu'une faible épaisseur
et qu'elle enveloppe une nappe liquide reposant sur un noyau
pâteux, on facilite l'explication d'une foule de phénomènes, et
notamment l'ascension des laves dans les cheminées volcaniques,
qui serait due en partie à la pression hydrostatique développée par
le poids des masses rocheuses. Cette pression pourrait même avoir
contribué au soulèvement des montagnes, en faisant émerger les
masses solides les plus légères au-dessus du niveau d'une mer de
lave plus lourde. Enfin les oscillations lentes du sol, qui se tradui-
sent par l'exhaussement ou la dépression de certaines côtes, sem-
blent trahir encore une certaine mobilité de vastes portions de
l'écorce solide qui éprouveraient des mouvemens de bascule par
suite d'un déplacement séculaire de leur centre de gravité, et ce
déplacement pourrait résulter des modifications de la surface exté-
rieure sous l'action des eaux et de la surface intérieure sous l'effort
des laves. Les tremblemens de terre, — dont la cause doit être
cherchée aussi bien dans les éboulemens que peut occasionner le
(1) Physikalisch-mechanische Betrachtimgen {Monalsbericht der AkaiJ. der Wiss.
zu Berlin, 1878).
LA CONSTITUTION INTÉRIEURE DE lA TERRE. ÔlS
tassement des roches ou l'action des eaux souterraines que dans
les phénomènes volcaniques proprement dits, — ne nous avertis-
sent-ils pas tous les jours que de grands changemens s'accomplis-
sent dans les profondeurs du sol ?
Sir George Airy lui-même est venu prêter l'appui de sa grande
autorité aux partisans de l'hypothèse du noyau liquide dans l'in-
téressante conférence qu'il a faite récemment à Gockermouth, de-
vant un public de mineurs et de gens du monde. Pour l'illustre
astronome royal, l'écorce terrestre est formée de roches plus ou
moins compactes qui flottent sur une masse de lave fluide ou semi-
fluide : les roches les plus lourdes forment le lit des mers ; les
roches plus légères forment les continens, et les parties monta-
gneuses sont en même temps celles qui enfoncent le plus dans la
lave, exactement comme un grand navire a plus de tirant d'eau
qu'un petit. Il s'ensuit que, sous les montagnes, un volume considé-
rable de lave relativement dense est déplacé par des masses plus
légères, ce qui explique le peu d'efietque certaines chaînes (l'Hima-
laya par exemple) exercent sur le fil à plomb.
C'est encore sur l'hypothèse du feu central que repose la théorie
du soulèvement des montagnes, telle que l'a formulée M. Llie de
Beaumont. L'écorce terrestre, en se refroidissant, éprouve un
retrait, puis des ruptures qui se produisent suivant des arcs de
grands cercles ; la lave, comprimée par la croûte solide qui s'est
resserrée, monte à travers ces fissures, dont elle plisse et relève les
bords, et forme, en se solidifiant, de longs bourrelets qui consti-
tuent les chaînes de montagnes. Les eaux dont l'ancien lit a été
soulevé cherchent alors d'autres bassins et, à mesure que le calme
se rétablit, elles déposent les matières dont elles s'étaient chargées
pendant la période de trouble : c'est ainsi que se forment des ter-
rains de sédiment recouvrant des dislocations plus anciennes. Le
relief actuel du globe serait ainsi le résultat d'une série de soulè-
vemens séparés par de longs intervalles de calme, dont M. Élie de
Beaumont a tenté d'établir la chronologie à l'aide de lois géomé-
triques en vertu desquelles les chaînes contemporaines affectent
des directions parallèles. La théorie des soulèvemens a ses côtés
faibles, surtout la partie relative au synchronisme des formations ;
elle a été vivement combattue par l'école de sir Charles Lyell, qui
veut ramener tous les changemens de la surface du globe aux
actions lentes des forces qui sont encore à l'œuvre sous nos yeux.
En considérant les effets prodigieux des éruptions volcaniques et
des tremblemens de terre, les oscillations séculaires du sol, les
changemens que l'action de la mer et celle des rivières opèrent encore
de nos jours à la surface du globe, les partisans de YuniformiU
TOMB XXXV, — 1879, 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.
des causes en géologie rejettent l'idée des révolutions brusques qui
sont invoquées dans le camp opposé. On ne peut cependant nier que
la terre a vieilli et que ses activités ont dû changer. Sir W. Thom-
son fait à cet égard une remarque judicieuse : « Il serait surpre-
nant, mais, à la rigueur, admissible, que l'activité volcanique n'eût
jamais été, au total, plus intense qu'à l'époque actuelle. Cepen-
dant il n'est pas moins certain que la terre renferme aujourd'hui
une provision d'énergie volcanique moindre qu'il y a mille ans ;
exactement comme un navire de guerre, après avoir entretenu un
feu nourri durant cinq heures sans renouveler ses munitions, con-
tient alors moins de poudre dans ses soutes qu'avant le combat. »
M. Charles Sainte-Claire Deville, dans ses leçons du Collège de
France, invoquait encore, contre l'école de l'uniformité, des consi-
dérations empruntées à une étude de M. J. Bertrand sur la similitude
en7nécaniqiœ,d'où.i\ résulte qu'il n'est pas permis, pour obtenir un
déplacement d'une grandeur donnée, de suppléer à un déficit dans
la force par une longueur indéfinie du temps employé. Les argu-
mens physiques ne feraient donc pas défaut pour soutenir l'hypo-
thèse des révolutions géologiques attribuées à la réaction du noyau
liquide. Mais nous allons examiner ceux que nous fournit l'astro-
nomie.
IV.
Emmanuel Swedenborg n'a laissé que le souvenir d'un théosophe
et d'un thaumaturge; c'était pourtant un ingénieur distingué, et,
avant de devenir le chef d'une secte d'illuminés, l'assesseur du
Collège des mines de Stockholm a publié des travaux qui ne sont
point sans valeur. Dans son grand ouvrage de ilZli {Principia
rerum naturalium), sur lequel M. Nyrén vient de rappeler l'atten-
tion du monde savant, on trouve exposée pour la première fois une
théorie de l'univers qui ressemble beaucoup à la célèbre hypothèse
cosmogonique de Laplace. Swedenborg, en effet, imagine un tour-
billon solaire d'où peu à peu se détache un anneau dont la dislo-
cation donnera naissance à des globes planétaires accompagnés de
satellites (1). Vingt ans plus tard, des idées analogues sont soute-
nues par Èmm. Kant, qui au reste n'a fait, paraît-il, que commenter
et développer les vues de Thomas Wright (2) ; dans ce système,
les planètes naissent directement de la condensation de la matière
nébuleuse, sans formation préalable d'anneaux. Ces tentatives sont
curieuses au point de vue de l'histoire de la science ; il en est de
(i) Le chapitre est intitulé : de Chao universali solis et planetarum, deque separa-
tione ejus in planetas et satellites.
(2) An Original Theory or neiv Ilypothesis of Ihe i/niuerse; Londres, 1750.
LA CONSTITUTION INTERIEURE DE LA TERRE, 915
même de celle de BufTon, qui suppose qu'une comète, en choquant
le soleil, en a fait sortir un torrent de matière qui s'est condensée
pour former les planètes. Mais c'est Laplace qui le premier a en-
trepris d'expliquer l'origine du système solaire par une théorie
fondée sur des principes rigoureux et conforme aux données de la
mécanique céleste; ce qui distingue les conceptions de son génie,
c'est que les découvertes modernes, loin d'en ébranler la base,
semblent au contraire leur donner chaque jour une force nouvelle.
Laplace conçoit tous les astres formés par la condensation gra-
duelle d'une nébulosité diffuse dans l'espace et qui devient lumi-
neuse à mesure qu'elle est concentrée par l'effet de la gravitation.
Le soleil lu'-môme était d'abord une nébulosité à noyau brillant. En
supposant le système doué d'an mouvement de rotation, — et c'est
là un postulat qu'on ne peut éviter, — l'atmosphère solaire prend
d'abord une figure d'équilibre sphéroïdale, fortement aplatie et
limitée dans ses dimensions par la zone où la force centrifuge
balance la pesanteur. Les molécules situées au delà de cette limite
cessent d'appartenir à l'atmosphère proprement dite, et circulent
librement autour de l'astre central comme des masses planétaires.
Or un principe de mécanique nous apprend qu'à mesure que le
refroidissement resserre l'atmosphère et condense à la surface du
noyau les molécules qui en sont voisines, la vitesse de rotation
augmente; la force centrifuge devenant ainsi plus grande, le point
oii la pesanteur lui est égale, ou la limite de l'atmosphère, se trouve
plus près du centre, et les molécules reléguées dans la nouvelle
banlieue deviennent planètes. En se contractant peu à peu, l'at-
mosphère solaire a donc du abandonner des zones de vapeurs dans
le plan de son équateur. Ces vapeurs abandonnées, — laisses de
l'océan solaire, — ont dû former d'abord des anneaux concentri-
ques circulant autour du soleil, comparables à l'anneau de Saturne;
ces anneaux n'ont pas tardé à se rompre en plusieurs masses qui,
bientôt conglobées elles-mêmes, ont pris la forme sphéroïdale,
avec un mouvement de rotation dirigé dans le sens de leur révolu-
tion. C'est ainsi, que sont nées les planètes, qui à leur tour ont
donné naissance, en se refroidissant, aux satellites qui les accom-
pagnent aujourd'hui. « Ainsi, dit Laplace, les phénomènes singu-
liers du peu d'excentricité des orbes des planètes et des satellites,
du peu d'inclinaison de ces orbes à l'équateur solaire, et de l'iden-
tité du sens des mouvemens de rotation et de révolution de tous
ces corps avec celui de la rotation du soleil, découlent de l'hypo-
thèse que nous proposons et lui donnent une grande vraisem-
blance. » Elle explique encore pourquoi la durée de la rotation du
soleil (vingt-cinq jours) est moindre que celles de la révolution des
diverses planètes ; enfin le triple anneau de Saturne est en quelque
916 REVUE DES DEUX MONDES,
sorte un témoignage visible de l'extension primitive de l'atmo-
sphère de cette planète et de ses retraites successives. Tant de
preuves accumulées donnent certainement à l'hypothèse cosmogo-
nique de Laplace un très haut degré de probabilité.
IJne dernière confirmation est fournie par les récentes découvertes
dont nous sommes redevables à l'analyse spectrale. L'étude du
spectre des nébuleuses a fait reconnaître que, si un grand nombre
d'entre elles ne sont que des amas d'étoiles, d'autres sont réel-
lement encore à l'état gazeux, — véritables échantillons du chaos,
— et répondent parfaitement à l'idée que Kant, Laplace et W. Hers-
chel se faisaient de la première phase des mondes sortis de la main
du Créateur. Parmi ces nébuleuses, il y en a deux qui semblent
composées d'un globe entouré d'un anneau, comme Saturne, et
dans beaucoup d'autres on croit deviner les traces d'un mouvement
gyratoire dont les tourbillons enfanteront des systèmes planétaires.
Parmi les travaux modernes qui ont ailérmi les bases et déve-
loppé les conséquences de la théorie de Laplace, il faut placer au
premier rang les belles recherches de M. Edouard Roche sur la
figure des corps célestes, que l'auteur a récemment complétées par
un Essai sur la constitution et V origine du système solaire . M. Roche
montre d'abord qu'en vertu de la forme particulière de la « sur-
face libre » qui termine l'atmosphère, — surface qui offre une arête
saillante tout le long de l'équateur, — lors de la contraction de la
nébuleuse, une couche fîuide doit couler des pôles vers l'équateur
et s'échapper par l'arête saillante comme par une ouverture : c'est
ainsi que se forme une zone équatoriale, indépendante de l'astre
central, qui constitue un anneau extérieur. Mais la théorie fait voir
qu'en outre une partie du fluide descendu des régions polaires doit
former des anneaux intérieurs, et c'est là l'origine des deux an-
neaux de Saturne dont le rayon est moindre que deux fois le rayon
de la planète ; car, la limite équatoriale de l'atmosphère de Saturne
étant aujourd'hui égale à 2, il n'y a pas pu avoir d'anneau délaissé
en deçà de cette distance. La théorie de Laplace, qui n'admet que
des anneaux extérieurs, ne rend compte que de la formation du
plus grand des trois anneaux. M. Roche pense que la lune, elle
aussi, est née d'un anneau intérieur et qu'elle s'est progressive-
ment développée au sein même de l'atmosphère terrestre, jusqu'à
ce que celle-ci, se retirant peu à peu, ait abandonné son satellite.
Toutes les considérations qui militent en faveur de la conception
de Laplace rendent évidemment très plausible l'hypothèse de la
fluidité primitive de la terre; mais elles ne décident pas la question
de savoir si le noyau est encore liquide. Voici connnent on a essayé
d'élucider cette obscure question.
Ce bourrelet équatorial, qui change si peu la forme générale de
LA CONSTITUTION INTÉRIEURE DE LA TERRE. PI 7
la terre, a cependant une influence très sensible sur le mouvement
de rotation du globe autour de son centre. Si la terre était exacte-
ment sphérique et homogène, ou si elle était formée de couches
sphériques, homogènes et concentriques, l'attraction du soleil n'au-
rait aucune prise sur ce mouvement de rotation : l'axe de la terre
resterait toujours parallèle à lui-même , il irait toujours percer la
voûte céleste en un même point; mais l'action du soleil sur le ren-
flement équatorial détermine peu à peu un changement de direction
de l'axe de rotation de la terre, et la lune prodLiit un effet ana-
logue. L'ensemble de ces perturbations se traduit par cette oscilla-
tion lente et complexe de l'axe terrestre qui constitue les phéno-
mènes astronomiques de la précession et de la nutation, et en vertu
de laquelle le pôle céleste se déplace progressivement parmi les
étoiles.
C'est de la considération de ces phénomènes que M. Hopkins a
tiré une grave objection contre la fluidité intérieure de la terre (1).
En déterminant l'effet dû à l'action du soleil et de la lune sur le
renflement équatorial, dit M. Hopkins, on regarde la terre comme
un corps solide dont toutes les parties sont invariablement hées les
unes aux autres, et qui doit participer tout entier à l'effet de ces
actions perturbatrices. Mais si la terre est une masse liquide recou-
verte d'une croûte solide, ces actions ne se transmettront qu'à la
partie solide, qui glissera en quelque sorte sur le noyau liquide.
Les forces perturbatrices agissant dès lors sur une masse totale
beaucoup moindre que si elles entraînaient le globe entier, les
changemens qui en résultent dans le mouvement de rotation de la
croûte solide doivent être beaucoup plus grands que ceux qu'on a
obtenus en regardant la terre comme une seule masse solide, et ils
seront d'autant plus grands que la croûte sera supposée plus mince.
Pour mettre d'accord l'effet possible de l'action luni-solaire sur le
bourrelet équatorial avec la grandeur connue de la précession et
de la nutation, M. Hopkins estime qu'il faut attribuer à l'écorce so-
lide du globe une épaisseur d'au moins 1,300 ou 1,600 kilomètres,
qui représente ^ ou i du rayon terrestre.
Les calculs de M. Hopkins ont été repris vingt ans plus tard par
sir William Thomson , dans son mémoire sur la Rigidité de la
Terre (2), où l'illustre physicien apporte aux vues de M. Hopkins
tout le poids de son autorité, u Quelque objection que l'on fasse à
la partie mathématique du travail de M. Hopkins, dit-il, je n'ai pu
arriver à trouver aucune force dans les argumens par lesquels sa
(i) Transactions philos, de la Société royale de Londres, 1839-1842.
(2) Trans. philos., 1863.
9J8 BETUE DES DEUX MONDES.
conclusion a été attaquée, et je suis heureux de voir mon opinion
à ce sujet confirmée par une autorité aussi émînente que celle de
l'archidiacre Pratt. 11 m'a toujours semblé, en vérité, que M. Hop-
kins eût pu pousser plus loin son argumentation et conclure qu'au-
cune masse liquide continue, approchant des dimensions d'un
sphéroïde de 6,000 milles (9,600 kilomètres) de diamètre, ne peut
exister dans l'intérieur de la terre sans rendre les phénomènes de
la précession et de la nutation très sensiblement différens de ce qu'ils
sont, n
Ces conclusions commençaient à être acceptées par les géolo-
gues, et l'hypothèse du noyau liquide passait peu à peu à l'état de
préjugé suranné, quand le regretté M. Delaunay entreprit de battre
en brèche l'argument principal et déclara qu'à son avis l'objection
de M. Hopkins ne reposait sur aucun fondement réel (1). a Prenons,
pour fixer les idées, dit M. Delaunay, un ballon de verre rempli
d'eau. Si nous admettons que ce liquide soit doué d'une fluidité
absolue , il est clair qu'en imprimant brusquement au ballon un
mouvement de rotation autour d'un axe vertical , il devra tourner
seul, sans entraîner le liquide. C'est ce qu'on vérifie facilement en
donnant au ballon un mouvement de rotation plus ou moins rapide;
des corps légers, en suspension dans l'eau, paraîtront ne pas bou-
ger de place malgré la rotation du ballon. Mais en sera-t-il toujours
de même, quelle que soit la vitesse du mouvement? Si l'on fait
tourner le ballon avec une extrême lenteur, verra-t-on encore le
liquide rester indifférent à ce mouvement de l'enveloppe ? En ad-
mettant la fluidité absolue du liquide, on fait abstraction de sa vis-
cosité. Or cette viscosité, bien que très faible, n'est pas nulle, et il
en résulte que, si la rotation est suffisamment lente, le liquide sera
entraîné par le ballon, de sorte que le tout tournera tout d'une
pièce, absolument comme un corps solide. » Cet entraînement du li-
quide a d'ailleurs été constaté par M. Champagneur dans une sé-
rie d'expériences entreprises, à la demande de M. Delaunay, au
laboratoire de recherches de la Sorbonne.
Pour appliquer ce raisonnement au globe terrestre, admettons
qu'il est formé d'une masse liquide recouverte d'une pellicule so-
lide; il est tout d'abord évident que, sans les perturbations dues à
la présence du renflement équatorial, la masse entière tournerait
tout d'une pièce autour de l'axe polaire ; si une différence quel-
conque avait pu exister entre le mouvement de l'enveloppe et celui
du noyau liquide, les frottemens n'auraient pas tardé à la détruire.
Les actions perturbatrices de la précession et de la nutation im-
(1) Comptes rendus de l'Académie des sciences, juillet 1868.
LA CONSTITUTION ÏNTERIEUBE DE LA. TERRE. 919
priment à l'enveloppe solide un mouvement de rotation extrême-
ment lent qui se combine avec celui qu'elle possède déjà; la ques-
tion est de savoir si le liquide intérieur participera à ce mouvement
additionnel, ou si la croûte seule en sera affectée. « Pour moi, dit
M. Delaunay, il n'y a pas lieu au moindre doute. Le mouvement
additionnel dû aux causes indiquées est d'une telle lenteur que la
masse fluide qui constitue l'intérieur du globe doit suivre la croûte
qui l'enveloppe absolument comme si le tout formait une seule
masse solide. Les pressions auxquelles sont soumises les diverses
parties de la masse liquide sont si énormes que nous ne pouvons
pas nous faire une idée de l'influence que ces pressions peuvent
avoir sur le degré de viscosité du fluide dont il s'agit. Mais ce
fluide fût-il dans des conditions identiques à celles des liquides que
nous voyons autour de nous, cela suffirait pour que les choses eus-
sent lieu comme nous venons de le dire. » M. Delaunay conclut en
affirmant qu'à son avis les phénomènes de la précession et de la
nutation ne peuvent fournir aucune donnée sur le plus ou moins
d'épaisseur de la croûte solide du globe.
Sir William Thomson considère encore la question sous un autre
point de vue. Lorsqu'on cherche à déterminer par la théorie la
hauteur des marées, on suppose généralement que les eaux seules
cèdent à l'attraction luni-solaire, tandis que l'enveloppe solide de
la terre n'éprouve aucune déformation sous l'influence des forces
qui soulèvent l'Océan. Or il est évident qu'une sphère même entiè-
rement solide se déformerait toujours un peu par l'efl'et de ces
forces, et que la déformation sera plus sensible encore pour une
masse en partie liquide. Supposons d'abord que la masse entière
du globe puisse céder aux forces qui la sollicitent, aussi facilement
que si elle était Hquide ; dans ce cas, les eaux et l'écorce solide se
soulèveront tout d'une pièce, la surface de la mer restera donc
toujours à la même distance du fond : il n'y aura pas de marée
visible. En admettant que la masse du globe offre une rigidité
moyenne comparable à celle du verre, on trouve qu'elle devra
encore subir une déformation égale aux 0,6 de celle qu'elle subirait
si elle était liquide, et, ce soulèvement étant retranché de celui de
la nappe océanique, la hauteur de la marée n'est plus que les
0,4 de ce qu'elle serait sur une enveloppe invariable. En attri-
buant à la masse terrestre la rigidité de l'acier, sir W. Thomson
trouve qu'elle éprouverait encore une déformation égale au tiers de
celle d'une sphère liquide, et les marées apparentes se trouvent par
là réduites aux f de ce qu'elles seraient sur une terre d'une rigidité
absolue. Même en tenant compte de l'incertitude dont reste encore
affectée la détermination théorique de la hauteur des marées,
sir W. Thomson ne croit pas qu'on puisse admettre que la hauteur
920 REVUE DES DEUX MONDES.
réelle ne soit que les 0,4 de la hauteur calculée dans l'hypothèse
d'une rigidité absolue-; il en conclut que la terre doit avoir une
rigidité moyenne supérieure à celle du verre, et peut-être à celle
de l'acier. Quant à l'influence que l'élasticité du globe peut exercer
sur les phénomènes de la précession et de la nutation, les calculs
fondés sur l'hypothèse de la rigidité absolue sont d'accord avec
l'observation, et ce résultat semblerait confirmer la conclusion tirée
de la considération des marées. Il est vrai que, si la déformation
élastique tend à diminuer directement la précession, il existe un
effet indirect de cette déformation qui tend à l'augmenter, de sorte
que peut-être ces deux effets contraires se balancent à très peu
près.
Tout bien considéré, il ne paraît pas d'ailleurs impossible de con-
cilier ces résultats avec l'existence d'une chaleur excessive dans les
couches centrales du globe. Il ne faut pas oublier, en effet, que ces
couches sont soumises à une pression d'autant plus forte qu'elles
sont plus rapprochées du centre. En faisant le calcul avec la loi des
densités proposées par M. Roche, on trouve que la pression au centre
dépasse 3 millions de kilogrammes par centimètre carré (3 millions
d'atmosphères). Nous n'avons aucune idée de ce que peut être l'état
physique des corps soumis à de telles pressions. Les expériences
sur la résistance des matériaux nous ont appris que de petits cubes
de granit s'écrasent sous un poids de 700 atmosphères, le basalte
et le porphyre sous des poids de 2,000 et 2,500 atmosphères;
quand la pression atteint ces liiuites, les roches se désagrègent, se
pulvérisent intérieurement. Le cuivre, l'acier, la fonte de fer, résis-
tent à des pressions doubles ou triples; mais que deviennent les
métaux sous une pression cent fois, mille fois plus forte? Quel est
le jeu des forces moléculaires dans un solide ou dans un liquide
soumis à une pression de plusieurs millions d'atmosphères en
même temps qu'à une température de quelques milliers de degrés?
Qu'est-ce que l'état solide ou l'état liquide quand on se place dans
ces conditions? Les données nous manquent absolument pour ré-
pondre à ces questions, et tout ce qu'on pourrait avancer à cet
égard serait purement hypothétique. « On peut comparer les ma-
thématiques, a dit spirituellement M. Huxley, à un moulin d'un
travail admirable, capable de moudre à tous les degrés de finesse ;
mais ce qu'on en tire dépend ce qu'on y a mis, et comme le plus
parfait moulin du monde -ne peut donner de la farine de froment
si on n'y met que des cosses de pois, de même des pages de for-
mules ne tireront pas un résultat certain d'une donnée incertaine. »
R. Radai^.
LA
LÉGENDE DE FAUST
I. Cari Engel, Deutsche Puppenkoniôdien, 1878. — II. Kuno Fischer, Gœthe's Faust.
Deutsche Rundschau, 1879. — III. W. Creizenach, Versuch einer Geschichte des
Volksschauspiels voin Doctor Faust. Halle, 1879.
Lorsqu'un homme de génie s'empare d'une légende populaire, la
transforme et en tire un chef-d'œuvre, il arrive souvent que la légende
ne survit pas à ce glorieux enfantement : elle se dessèche et meurt,
comme une plante épuisée par une dernière et magniOque floraison. Il
n'en a pas été ainsi pour la légende de Faust., Elle a subsisté, en Alle-
magne, à côté du poème de Goethe. Elle y a conservé, sous sa forme
primitive decoQte bleu et de drame populaire, son empire sur les ima-
ginations. Elle y est demeurée l'objet de la prédilection des érudits,
qui travaillent sans se lasser à en démêler les origines et à en éclair-
cir les obscurités. Toutes ces circonstances lui donnent un attrait par-.
ticuUer. On sent qu'il y a là une histoire curieuse à retracer et une
physionomie originale à esquisser. Les derniers travaux de la critique
allemande permettent de le faire avec un degré de certitude suffisant,
sinon complet. M. Garl Engel, dans son Théâtre de marionneltes alle-
mand, a donné l'un des meilleurs textes connus du vieux drame de
Faust et a résuiné dans une excellente notice la plupart des rensei-
gnemens que l'on possède sur le héros de la tradition. M. Kuno Fis-
cher a publié un remarquable essai sur le Faust de Gœthe, où l'ingé-
niosité n'ôte rien à la hrgeur des vues. Le volume de M. Wilhelm
Creizenach, Histoire de la pièce populaire du docteur Faust, appartient
aux ouvrages d'érudition pure; il est utile pour fixer la valeur des textes.
Il va sans dire que nous ne saurions entrer ici dans les discussions aux-
quelles plusieurs points de fait donnent encore lieu après trois siècles
de recherches. Notre intention est uniquement de montrer, en nous te-
nant aux opinions les plus généralement reçues, comment est né ce
qu'on a appelé le mxjlhe magique de la race germanique ; d'expliquer
sous quelles influences il s'est développé, et d'indiquer, s'il est pos-
sible, les causes de sa singulière vitalité.
922 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
La légende de Faust repose sur un fonds de vérité. Il y a eu réelle-
ment un docteur Johannes Faust, que Mélanchthon a connu, et dont il
est question dans les écrits de plusieurs savans de l'époque. On sait
qu'il était né à Knittlingen, dans le Wurtemberg, vers la fin du xv siècle;
quelques personnes s'opiniàtrent néanmoins à le confondre avec l'as-
socié de Gutenberg, l'imprimeur Johannes Fust, qui a vécu une cen-
taine d'années plus tôt. Le père de Faust était, selon les uns, un savant
homme, versé dans la science du droit et personnage important dans
sa province. Selon les autres, c'était un pauvre paysan, honnête et crai-
gnant Dieu, qui consacra le produit d'un petit héritage à donner de
l'éducation à son fils. Il va sans dire que la seconde version est celle
des récits populaires. La chronique ne devient tout à fait précise qu'à
l'arrivée de Johannes Faust à l'université de Cracovie. Nous savons qu'il
s'y distingua dans toutes les branches des études, mais surtout dans la
magie, à laquelle il s'adonna particulièrement. La magie blanche, ou
l'art de produire des effets surnaturels avec des moyens naturels, fai-
sait alors partie de l'enseignement public de certaines écoles. Les sa-
vans du temps, Paracelse tout le premier, ne dédaignaient pas d'en
suivre les leçons, qui devaient assez ressembler à des séances de phy-si-
que amusante. On y apprenait des tours de jonglerie dont un esprit
pratique pouvait tirer parti à l'occasion; nous verrons tout à l'heure
que le docteur Faust n'y manqua point. Quant à la magie noire, où les
démons servaient d'auxiliaires à l'opérateur, ou la cultivait aussi, mais
sans l'avouer.
Son stage d'étudiant terminé, Faust embrassa une profession parti-
culière au moyen âge; il se fit scholasticus vagans, écolier errant: mé-
tier adorable, si ceux qui l'exerçaient ne l'avaient gâté. Avoir vingt ans,
se bien porter, n'être ni un sot ni un ignorant, et se lancer à pied à
travers les grandes AUemagnes; n'avoir nul souci du lendemain, puisque
le scholasticus vagans exerçait un droit de tribut sur les anciens écoliers;
suivre sa fantaisie, coucher à la belle étoile comme Rousseau, comme
lui jouir du grand air, du bon appétit gagné en marchant, s'endormir
et s'éveiller en rêvant d'aventures étranges, traverser le matin, l'œil au
guet, une forêt mal famée, entrer le soir, à l'heure où les fenêtres s'éclai-
rent, dans une ville aux grands pignons et aux toits aigus; compter sur le
hasard, qui sourit toujours à la jeunesse : c'est la poésie même, et
c'était la vie de l'écolier errant. Il allait de ci, de là, libre et capricieux
comme le vent qui passe, aujourd'hui professeur, remplaçant le péda-
gogue empêché; demain louant ses services à M. le curé pour entonner
la grand'messe, prêchant même à sa place pour peu qu'il l'en priât;
bref tenant le milieu, comme le dit très bien M. Garl Engel, entre le
LA LÉGENDE DE FAUST, 923
vagabond et le savant. Lorsqu'il avait assez couru, assez vu de pays,
assez tâté de tout, il se fixait quelque part, entrait dans la vie régulière;
le vagabond disparaissait, le savant seul survivait. Malheureusement,
de bonne heure ce fut le contraire qui arriva ; le vagabond devint tout
l"homme; sa science ne lui servit qu'à faire des dupes et il abusa des
privilèges que lui assurait son costume pour se livrer aux industries les
moins avouables. Celait ie temps où l'on croyait aux philtres, aux
charmes, aux élixirs de longue vie, aux cures sympathiques, à la divina-
tion, aux évocations d'esprits. Tout cela se payait très cher. Les écoliers
errans ne se firent point faute de dire la bonne aventure, d'indiquer les
trésors cachés, de vendre des drogues merveilleuses. Le poignard des-
tiné à les protéger dans leurs voyages leur servit à extorquer double et
triple tribut aux confrères. Ils eurent, comme Panurge, soixante et dix
manières de se procurer de l'argent, dont la plus honnête était de dé-
rober par larcin. La corporation écolière se peupla de charlatans et
d'escrocs, et de ces charlatans et escrocs, Faust fut le roi.
Il n'y eut jamais hâbleur plus effronté. A sa sortie de l'université, il
commença sa tournée, se vantant en tous lieux de posséder une science
merveilleuse et d'accomplir les plus surprenans prodiges. Il s'intitulait
philosophe des philosophes, philosophus philos ophorum^ source de la
nécromancie, astrologue, physionome, chiromancien, agromancien, py-
romancien, etc. Son chien et son cheval, dont il avait fait des animaux
savans (ils savaient tout faire, dit le théologien Johann Gast, dans les
Sermones), aidèrent encore à son renom de magicien auprès de la
foule, qui les prenait pour deux diables déguisés. Un accident faillit
interrompre, presque à ses débuts, une carrière qui promettait d'être
si brillante. Il avait poussé jusqu'à Venise, et là il s'était fait fort de
voler dans les airs. On le prit au mot; il tomba et se rompit à moitié
le col; mais il n'en devint pas plus sage. Quelque temps après, l'au-
teur de la Chronique d'Hirsauge, l'abbé Trithème, passant par une
ville de Hesse, apprit que le docteur Faust, dont le nom était déjà cé-
lèbre, se trouvait dans son hôtellerie. Il s'était donné au public pour
savoir par cœur, mot à mot, tous les ouvrages de Platon et d'Âristote.
L'occasion était bonne de faire ses preuves devant le docte abbé. Aussi
le docteur se hâta-t-il de prendre la fuite, laissant pour Trithème
une carte de visite ainsi conçue : Magister Georgius Sabellicus, Faastus
jaiiior, fons necromanticorum, magus secundus, chiromanticus, agroman-
îicus, pyromanticus , in hydra arle secundus. h C'est un bavard et un
fourbe » écrivait l'abbé à la suite de cette aventure.
La même année (1507), Faust fit à Kreuznach la connaissance d'un
certain Franz von Sickingen, influent dans sa ville, homme très porté
au mysticisme. Il l'éblouit par sa jactance, si bien que Franz von Sic-
kingen usa de son crédit pour le faire nommer régent de l'école de
Kreuznach, où toutefois il ne demeura guère; certaines gentillesses à
924 RETDE DES DEUX MONDES.
la Scapin l'obligèrent bientôt, malgré ses protections, à gagner leste-
ment au pied, et un ami de Luther, Conrad Mudt, le retrouva dans
une taverne d'Erfurth, occupé à pérorer devant un auditoire de ba-
dauds. Il s'appelait ce jour-là Georgius Faustus Helmitheus Hedebergen-
sis, et il fit à Conrad Mudt l'effet d'un a fripon fieffé. » L'université
d'Erfurth fut moins clairvoyante. Elle lui permit d'ouvrir un cours sur
Homère. Faust y parlait des héros de l'Iliade et de rOdyasèe comme s'il
les connaissait personnellement, ce qui encouragea les étudians à le
prier de les leur faire connaître aussi. Il y consentit volontiers, les
réunit dans une chambre noire et évoqua en leur présence les princi-
paux personnages d'Homère. Polyphème leur produisit une impression
profunde. Il avait une grande barbe rousse, un énorme pieu de fer à
la main, deux pieds d'homme lui sortaient de la bouche, et quand il
vit toute cette chair fraîche, il ne voulut plus s'en aller; il frappait le
sol de son épieu si terriblement que la maison en tremblait, et plu-
sieurs étudians racontèrent qu'ils s'étaient échappés à grand'peine, car
il les avait déjà saisis avec les dents.
Pour récoitipenser l'université de son hospitalité, Faust offrit de lui
procurer pour quelques heures, le temps de les copier, les comédies
perdues de Plante et de Térence. Les théologiens d'Erfurth délibé-
rèrent gravement avec les conseillers de ville sur cette proposition,
qu'on décida de rejeter, parce qu'il semblait difficile que le diable
ne s'en mêlât pas. Quant à mettre en doute que le docteur fût capable
de tenir ce qu'il avait offert, les braves gens n'y songèrent point.
Au contraire, peines de la pensée qu'un homme aussi distingué {fein-
gelehrt) se livrait à des pratiques compromettantes pour son salut, ils
lui députèrent un franciscain chargé de le convertir. Le moine n'oublia
pas l'intérêt de son couvent; il engagea Faust à s'y faire dire beaucoup
de messes, mais Faust se moqua de la messe, ce qui décida le conseil
de ville à le chasser. Une des rues d'Erfurth a gardé son nom en sou-
venir du jour où il y fit passer une charrette de foin, attelée de deux
gros chevaux, dans un endroit à peine assez large pour un piéton.
L'idée que tout était possible au docteur Faust parce qu'il avait le
diable à ses ordres était acceptée de la plupart de ses contemporains.
Si une chose doit surprendre dans l'histoire de cet habile charlatan,
c'est que les autorités ecclésiastiques, si chatouilleuses à l'endroit de la
magie, l'aient laissé faire parade impunément de ses recettes surnatu-
relles et de ses relations avec l'enfer. Lorsqu'on parcourt les annales
de la sorcellerie allemande, du xv" au xvu" siècle, et que l'on voit les
exécutions de sorciers des deux sexes et de tout âgo (des enfans d'un
an!) se multiplier par centaines et par milliers, on en vient à admirer
le savoir-faire qui permit à ce personnage bruyant et fanfaron de se
tirer sain et sauf, trente ans durant, de toutes les aventures. A Worms
et aux environs, quatre-vingt-cinq sorcières sont brûlées en une seule
LA LÉGENDE DE FAUST. 925
année (l/i85). A Hambourg, un médecin est condamné au feu pour
avoir sauvé une femme abandonnée par la sage-femme. Dans une pe-
tite principauté du sud, deux cent quarante-deux personnes, dont plu-
sieurs petits enfans, sont livrées aux flammes dans l'espace de cinq
ans. Ailleurs un seul juge, Nicolas Remy, se vante d'avoir brûlé à lui
seul, en quinze ans, neuf cents sorciers. Dans la ville de Wurtzbourg,
où Faust déclarait publiquement qu'il se chargeait de refaire tous les
miracles du Christ, le nombre des victimes se monte à neuf cents
en 1659. Il est de six cents dans le diocèse voisin de Bamberg. Des per-
sonnes des conditions les plus diverses figurent dans ces holocaustes :
artisans, servantes, campagnards, acteurs, bateleurs, étudians, nobles,
bourgeois, magistrats, ecclésiastique-*, simples jjassa?is. Les liï>tes por-
tent des annotations de ce genre : « Le maîire de l'hospice, homme
très savant. » — « La petite Barbara, la plus jo ie fille de Wurtzbourg. »
— (( Un étudiant qui parlait toutes sortes de langues et qui était excel-
lent musicien, vocaliter et inslrumentalitcr (1). »
Assurément il y avait des momens de répit. Oa conviendra pour-
tant qu'il fallait une certaine audace pour continuer le métier sous
des menaces semblables. Faust ne se laissa pas intimider, bien qu'il
eût de temps à autre maille à partir avec la police. Il se fiait à son
génie naturel, fertile en expédions, et aux bons avis de ses nombreux
admirateurs, pour dépister les archers, qui arrivaient toujours trop
tard; au moment où ils entraient par une porte, le docteur disparaissoit
par l'autre sans qu'on pût retrouver sa trace. Il savait d'ailleurs où ?e
réfugier dans les occasions pressantes. Son bon ami l'abbé Entenfuss,
qui le faisait venir dans son monastère de Maulbronn pour apprendra
de lui les secrets de l'alchimie (2), ne lui aurait pas refusé un asile ea
cas de besoin. Une seule fois il fut pris. Mais le prêtre auquel on le
remit, au lieu de fairt; brûler son prisonnier, lui demanda des leçons; il
avait été fasciné, comme le sire de Sickingen et tant d'autres. Faust no
tarda pas à reprendre le cours de ses exploits. Ses biographes nous le
montrent chevauchant sur un tonneau plein de vin; un autre jour, il
se venge d'un moine inhospitalier en lui envoyant un lutin qui met le
couvent sens dessus dessous. Son adresse à s'esquiver est devenue la
faculté de se rendre invisible; son activité remuante lui a valu le don
d'ubiquité. Un pareil homme ne pouvait mourir naturellement. On conte
que le diable, l'an 1537 ou aux environs, vint chercher son âme au coup
de minuit, avec tout le fracas qui accompagne ces sortes de visites. Le
matin on trouva le docteur Faust sur le nez, et quand on essaya de
mettre le cadavre sur le dos, il se retourna de lui-même. Les scepti-
ques racontent la chose d'une autre façon. Ils disent que Faust, s'étant
(1) Voir l'ouvrage de M. Moncure Conway, Demonology and Devil-Lore.
(2) On montre encore à Maulbronn, dans une vieille tour, un laboratoire que les
gens du pays appellent « la cuisine du docteur Faust. ■
926 REVUE DES DEUX MONDES.
retiré sur la fin de sa vie auprès de l'abbé Eutenfuss, fut tué par une
explosion en s'occupant d'alchimie. L'une et l'autre version sont fondées
sur des conjectures, car les documens dignes de foi manquent pour la
vieillesse du docteur comme pour son enfance ; le lecteur est donc libre
de choisir entre les deux.
II.
Loin de décroître après la disparition du héros, la renommée de Faust
continua de grandir pendant tout le xvr siècle. Les circonstances s'y
prêtaient. Au milieu du tumulte d'idées produit par la réformation et
la renaissance, il se trouvait que l'histoire du remuant docteur fournis-
sait des argumens à toutes les opinions, de sorte que chacun s'en em-
para et la fit valoir à sa manière. L'église romaine y vit la preuve dont
elle avait besoin pour montrer les dangers de la science. Elle considé-
rait le désir de savoir, qui se faisait jour de toutes parts, comme un
fruit de la réformation; l'homme qui en avait été possédé au point de
sacrifier le bonheur éternel à sa passion lui servit d'exemple pour
effrayer ceux que les idées nouvelles séduisaient. Loin de révoquer en
doute que Faust eût possédé des pouvoirs surnaturels, elle encourageait
cette croyance parmi le peuple, d'abord parce qu'elle la partageait, et
puis parce qu'elle y avait avantage; l'église étai-t intéressée à ce qu'on
crût au diable, car elle était l'unique recours contre lui, la seule puis-
sance en état de se mettre entre l'enfer et l'homme et d'arracher à
Satan, au dernier moment, l'âme du pécheur.
D'autre part, les protestans crurent fermement que les pratiques cri-
minelles dans lesquelles Faust s'était montré passé maître étaient le ré-
sultat de ce qu'ils appelaient les idolâtries catholiques, et ils estimèrent
d'autant plus urgent de mettre la foule en défiance contre elles que per-
sonne sur cette terre ne possédait, selon eux, le pouvoir de remettre
les péchés ; il ne suffisait donc plus de se repentir pour que le diable,
lorsqu'il viendrait chercher sa proie, fût chassé honteusement avec de
l'eau bénite et un crucifix. L'influence protestante est sensible dans la
plus ancienne biographie connue de Faust. L'auteur anonyme de ce cu-
rieux récit, qui fut imprimé à Francfort en 1587, ne perd aucune occa-
sion de faire jouer un rôle ridicule ou fâcheux aux membres du clergé
romain. Méphistophélès s'y montre sous l'habit d'un moine, et lorsque
son maître lui demande des objets de luxe ou des friandises, il va les
chercher dans les logis des prélats. L'une des clauses du contrat qu'il
passe avec Faust est que celui-ci ne se mariera pas, le mariage étant
agréable à Dieu. Enfin il l'emmène passer trois jours au Vatican, ce qui
fournit au chroniqueur l'occasion de décrire les pompes de la cour pa-
pale contraires à l'esprit de l'Évangile, et d'insister sur l'impuissance
de l'église romaine envers les mauvais esprits; le saint-père et tous ses
LA LÉGENDE DE FAUST. 927
cardinaux réunis ne parviennent pas à se défendre contre les deux hôtes
invisibles qui les houspillent, mangent dans leur assiette, boivent dans
leur verre, et se moquent des exorcismes.
Un troisième courant vint ajouter aux élémens primitifs de la lé-
gende un élément nouveau, dont plus tard le génie de Gœthe tirera un
parti admirable. La renaissance avait relevé l'idée de la personne hu-
maine, non point seulement quant au corps, mais aussi quant à l'es-
prit. Elle avait redonné confiance en la puissance intellectuelle de la
créature, comme en la valeur de l'individu. Selon une jolie expression
de M, Kuno Fischer, elle avait fait croire à la magie personnelle de
l'homme. En même temps, elle avait réveillé la notion antique que le
secret de la Divinité est caché dans la nature. Elle ne songeait pas à sou-
mettre celle-ci à un examen méthodique; elle la considérait comme une
énigme dont un mot mystérieux pouvait donner la clé, et elle deman-
dait ce mot aux sciences occultes ; on était persuadé qu'un hasard heu-
reux, tel que la réunion fortuite de deux signes cabalistiques, révélerait
à l'humanité le secret de l'univers. En même temps, grâce aux efforts
des lettrés, qui travaillaient à répandre la connaissance des écrivains
anciens, les yeux s'ouvraient encore à une autre magie, celle de la
beauté antique. L'Allemagne, âpre et barbare, contemplait avec éblouis-
sement la Grèce radieuse, et à la foi en la pensée humaine venait s'a-
jouter la foi en la beauté. Sous cette double influence, le charlatan de
l'histoire se transfigura. De magicien vulgaire, Faust devint un nou-
veau Prométhée, dérobant les secrets réservés à la seule Divinité et
amoureux de la beauté éternelle, qui se personnifia dans l'Argienne Hé-
lène. La transformation du type primitif est déjà visible dans le texte
du pieux chroniqueur de Francfort, qui ne cherchait certes pas à idéa-
liser son héros. — «Je veux voir les élémens en face! s'écrie Faust;
comme je ne puis obtenir ni de Dieu ni des hommes la force de le
^'aire, je me suis donné à l'esprit infernal afin qu'il m'instruise et que je
sache! » Il se perd, comme les Titans, auxquels le narrateur va le com-
parer, par l'orgueil. — « Faust était si présomptueux dans son orgueil
et son arrogance qu'il ne voulait pas songer au salut de son âme; il
pensait que le diable n'est pas si noir qu'on le représente, ni l'enfer si
chaud qu'on le dit... Il lui arriva comme aux géans, dont les poètes ra-
content qu'ils entassèrent les montagnes les unes sur les autres et
qu'ils voulurent faire la guerre à Dieu. »
Faust achève de se métamorphoser dans un drame populaire qui fut
composé un peu après la chronique de Francfort et qui n'a pas quitté
la scène allemande depuis trois cents ans. Son amour pour Hélène,
cette passion noble que Gœthe glorifie dans le second Faust, y cause sa
perdition au moment où la miséricorde divine le sauvait des consé-
quences funestes de l'orgueil. Ce drame, qui n'est pas devenu moins
cher au public germanique pour n'être plus joué aujourd'hui que par les
928 REVUE DES DEUX MONDES.
marionnettes (1), n'a malheureusement été imprimé que fort tard. Les
textes que nous en possédons ont été modifiés au gré de plusieurs gé-
nérations de directeurs de théâtre et de montreurs de marionnettes, qui
l'accommodèrent au goût de leur temps et de leur public. Mais, malgré
les altérations et les interpolations, la vieille pièce de Faust, telle que
M. Cari Engel nous la donne dans son Théâtre de marionnettes allemand,
conserve des traces très nettes du conflit d'idées et de sentimens au
milieu duquel elle est née. Elle se recommande par là à notre atten-
tion, et nous allons l'analyser brièvement.
Le prologue du Docteur Johann Faust se passe aux enfers. Goethe osera
le transporter dans le ciel. L'idée de faire converser Dieu avec des diables
qui l'appellent familièrement le vieux n'aurait sans doute pas été ad-
mise, au lendemain de Luther et de Calvin, par la censure ecclésiastique
chargée de veiller à la moralité de la scène. C'est donc de Pluton que
Méphistophélès reçoit la mission de tenter Johann Faust, « homme à
l'esprit vigoureux et hardi, mécontent de lui-même et du monde. » Au
premier acte, le rideau se lève sur le cabinet de travail du docteur, qui
est en train de méditer sur la nature humaine. — « L'homme veut goûter
à toutes les sciences; il aime le changement; il n'est jamais content de
son sort: le mendiant veut devenir bourgeois; le bourgeois, noble; le
noble, prince; le prince, roi; le roi, empereur. Il n'y a pas sous le so-
leil une créature vivante qui ait atteint le bonheur et la perfection dans
la mesure de ses désirs. — Et toi aussi, Faust, tu n'es pas content de
ton état. J'ai étudié toutes les sciences, l'Allemagne connaît le nom de
Faust, — mais à quoi me sert tout cela? — Mes désirs restent inassouvis.
— Ah! tout cela est trop peu de chose pour mon esprit. — J'ai honte de
moi, — c'est pourquoi j'ai résolu de m'adonner à la nécromancie. »
A ce mut de nécromancie, il est interrompu par son bon génie, qui
l'engage à continuer plutôt l'étude de la théologie, par laquelle il de-
viendra le plus heureux des hommes. Son mauvais génie le rassure en
lui disant que par la nécromancie il deviendra, non-seulement le plus
heureux des hommes, mais encore le plus savant. Il se laisse tenter et
ouvre un livre de magie envoyé par un donateur inconnu. Les esprits
infernaux obéissent à ses évocations, et alors a lieu la scène célèbre,
imitée par Lessing dans son Faust inachevé, où le docteur interroge les
démons avant de les prendre à son service.
FAUST.
— Toi, le premier à ma droite, comment t'appelles-tu, et quelle est
ta vitesse ?
LE DÉMON.
— Je m'appelle Asmodi, et je suis aussi rapide que le limaçon sur la
haie.
i\) Voir VHistoire des marionnettes en Europe, par M. Charles Magaia.
LA LÉGENDE DE FAUST. 929
FAUST.
— Va-t'en! Hors d'ici, prince de la paresse! Et toi, à ma gauche,
comment l'appelles-tu?
LE DÉMON.
— Je m'appelle Auerhahn.
FAUST.
— Et quelle est ta vitesse, Auerhahn?
AUERHAHN.
— Je suis rapide comme la flèche.
FAUST.
— Ce n'est pas assez pour moi. Va-t'en! Et toi, petit velu, qui es-tu?
LE DÉMON.
— Je m'appelle Fitzliputzli, et je suis rapide comme l'aile de l'oiseau
le plus vite.
FAUST.
— C'est mieux que les autres, mais c'est encore trop lent pour moi.
Va-t'en.
Ainsi de suite, jusqu'à l'arrivée de Méphistophélès, qui déclare être
aussi rapide que la pensée humaine. Faust lui donne rendez-vous la nuit
suivante pour conclure un pacte.
Au second acte, Faust est de nouveau seul. Les démons de l'avarice,
de la volupté, de l'orgueil et des autres péchés capitaux viennent le
tenter. 11 les chasse honteusement. Ce qu'il veut, c'est savoir : — Mé-
phistophélès aura-t-il le pouvoir de remplir le vide intérieur dont je
souffre? Pourra-t-il répondre à toutes mes questions sur ces obscurs se-
crets qui sont cachés à nous autres hommes? — A l'arrivée de Méphis-
tophélès, il se hâte de lui poser ses conditions : — Tu me serviras fidè-
lement pendant vingt-quatre ans.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
— Vingt-quatre ans ! Mais c'est une éternité ! La moitié serait bien
assez.
FAUST.
— Du tout. Vingt-quatre ans, à trois cent soixante-cinq jours par
année.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
— Allons! accordé. Après?
FAUST.
— Tu ne me laisseras jamais manquer d'argent; tu me fourniras aboa-
lOMB XXXV. — 1879. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
damment toutes les nécessités de la vie, tu me feras jouir de tous ses
plaisirs.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
— Bon. Après ?
FAUST.
— Tu me découvriras toutes les sciences et tous les arts cachés du
monde...
MÉPHISTOPHÉLÈS.
— Passe encore pour cela.
FAUST.
... Et tu répondras fidèlement et véridiquement à toutes mes ques-
tions, soit sur les choses temporelles, soit sur les spirituelles.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
— Si je le puis, 1res volontiers.
Ces deux dernières clauses sont les clauses importantes; le reste
n'est que menus détails, qui ne souffrent point de difficultés. Après
Faust, c'est à Méphistophélès de fixer ses conditions. La première est
de ne pas se marier; la dernière est d'appartenir corps et âme au diable
au bout des vingt-quatre ans. Le docteur chicane un peu sur quelques
articles; il a du respect humain, et il est choqué de ce que Méphisto-
phélès, à qui il vend son âme, lui interdit d'aller au sermon. — «Songe
donc à ma position! lui dit-il; on me prendra pour un athée?» — Ce
singulier scrupule vaincu, il se décide à signer le contrat, en se disant
à part lui qu'il sera plus malin que le diable et qu'il trouvera moyen
de rompre le marché avant l'expiration du délai.
Le troisième acte est consacré à la course de Faust à travers le monde,
sous la conduite de Méphistophélès. Les prodiges se succèdent. Cette
partie de la pièce, qui prête à une mise en scène brillante, offre peu d'in-
térêt à la lecture. Nous passons donc immédiatement à l'acte IV^ et der-
nier, où le docteur, rassasié, lassé de tout, regrette son imprudence et
le bonheur éternel perdu. Accablé de repentir, et aussi de frayeur, il
voudrait se délivrer du démon, recommencer une autre vie. Il cherche
comment il pourra amener Méphistophélès à briser kii-même le pacte
qui les lie. — Je veux, lui dit-il, t'interroger sur des choses impor-
tantes. Notre contrat t'oblige à me répondre la vérité.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
— Parle.
FAUST.
— Parle-moi donc du ciel et de ses splendeurs, des élus et de leurs
joies. Dis-moi si je pourrais encore devenir un enfant de la béatitude.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
— Je n'en sais rien.
LA LÉGENDE DE FAUST, 931
FAUST.
— Il faut que tu me le dises. Tu y es obligé.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
— Je n'ose pas!
FAUST.
— En vertu de notre contrat, tu es forcé de parler !
MÉPHISTOPHÉLÈS ( ttvec aiigoisse).
— Je ne peux pas !
FAUST.
— Alors je t'exorcise !
Méphistophélès s'enfuit en poussant un cri, Faust se jette à genoux
et prie. II va être sauvé quand le démon, sentant sa victime lui échap-
per, s'avise de lui envoyer Hélène, ou la beauté idéale. Dans les idées
de l'auteur du drame populaire, la tentation était irrésistible, et en
même temps il y avait crime à y succomber. — « Viens ! s'écrie Faust
éperdu, en apercevant Hélène. Tu seras mon tout! Tu seras ma com-
pagne pour toujours !» — Il veut la saisir dans ses bras. Hélène se
change en une furie qui lui reproche ses péchés, et Méphistophélès
triomphant lui annonce qu'il est irrévocablement damné; la nuit pro-
chaine, au coup de minuit, les diables viendront chercher son âme.
Les scènes qui suivent sont d'une grande puissance dramatique. Le
malheureux Faust, torturé, dévoré de remords, erre à travers l'obscu-
rité dans les rues désertes. Eu quelque lieu qu'il fuie, il entend, comme
la Marguerite de Gœthe à l'église, une voix mystérieuse. Cette voix lui
arrive du tribunal de Dieu, où son procès s'instruit en ce même
moment.
LA VOIX.
— Fauste ! prxpara te !
FAUST.
— Maintenant, Faust, prépare-toi aux tourmens éternels ! Le prince de
l'enfer t'appelle; il t'attend; tu vas recevoir la juste punition de tes pé-
chés. (Il fuit.)
LA VOIX. (Dix heures sonnent.)
— Fauste! accusatus es !
FAUST.
— Maintenant, Faust, on t'accuse à cause de tes péchés. Malheureux !
Où trouverai-je des consolations, où trouverai-je du secours? Dans mon
angoi.-se, le vaste monde me paraît trop étroit. L'aiguillon qui pique
ma conscience est au dedans de moi; il n'y a plus de salut, plus de
932 REVUE DES DEUX MONDES.
grâce à espérer. Oui, oui, je suis accusé à cause de mes péchés. ( Il se
jette à genoux.
LA VOIX. (Onze heures sonnent.)
— Fauste! jadicatus es!
FAUST.
— Maintenant, Faust, tu es jugé. La sentence est prononcée. La verge
a été rompue sur toi. Je vois déjà l'enfer s'ouvrir devant moi. 0 longue
éternité, que vais-je devenir!..
LA VOIX, (Minuit sonne.)
— Fauste! Fauste! in geternum damnalus es !
FAUST.
— Maintenant, Faust, tu es damné. J'entends l'annonce de la mort
et du châtiment... Il vient! Je l'entends! C'en est fait de moi! Malheur
à ma pauvre âme; elle est perdue pour l'éternité!
Nous avons laissé de côté la partie comique de la pièce, représentée
par Wagner, ly fidèle fmnulus du docteur, par Hans Wurst, son valet, et
par quelques diables de second ordre qui poursuivent Hans Wurst de
leurs agaceries. Les plaisanteries de ces personnages, assaisonnées au
plus gros sel, ne sauraient se passer des jeux de scène traditionnels
qui les accompagnent à la représentation. Privées du secours des ac-
teurs, leur intérêt n'est pas assez vif pour faire oublier qu'elles ralen-
tissent, en se prolongeant démesurément, l'action du drame étrange
dans lequel elles sont enchâssées. Quant au rôle de Marguerite, dont
on s'étonne peut-être de n'avoir trouvé aucune mention, il a été entiè-
rement créé par Gœthe; il n'existe pas, même en germe, dans la vieille
pièce.
Celle-ci n'a pas manqué de commentateurs pour en expliquer le
sens supérieur et caché. On comprend qu'il soit tentant de soumettre
à une analyse raffinée et subtile une œuvre où l'on croit trouver le ré-
sumé de la pensée d'un grand peuple à une époque critique de la vie
de ce peuple, La question est de savoir si en raffinant et en subtilisant
on ne va pas plus loin que n'avaient été les instincts de la foule, lors-
qu'ils enfantaient l'histoire de l'homme puni pour avoir voulu conquérir
par des moyens criminels les seuls biens réellement enviables de la
terre : la toute science et la toute beauté. Pour notre part, nous ne
pouvons lire certaines interprétations trop ingénieuses sans nous rap-
peler le plaisir malin que prenait Gœthe à encourager les critiques de
son temps, lorsqu'ils peinaient à découvrir dans les phrases les plas
simples de son Faust des sens symboliques auxquels lui-même n'avait
jamais songé. Que leur exemple nous profite, Ne cherchons pa^ un plan
LA. LÉGENDE DE FAUST. 933
rigoureux, une pensée parfaitement suivie dans ce qui fut le produit
d'un monde d'aspirations confuses où toutes les contradictions trou-
vaient place, où l'amour naissant de la science était associé à l'amour
persistant du fantastique, où le mysticisme et la superstition du moyen
âge vivaient à côté de la froide raison protestante et de la lumineuse
poésie grecque, où Lutiier ne se débarrassait du diable qu'en lui jetant
un encrier à la tête. La légende de Faust s'est formée de ces élémens
si divers, comme le génie de l'Allemagne moderne, et en même temps
que lui. Ce rapprochement nous livre peut-être le secret de sa faveur
persisianle. Chaque peuple a dans son histoire une époque décisive où
son génie prend sa forme définitive. Pour l'Allemagne, cette époque se
place dans la période qui a suivi la grande iiupulsioa donnée par la ré-
formation et la renaissance et qui a précédé l'effondrement de la
guerre de trente ans, c'est-à-dire exactement au mo;i;ent où la tradition
qui nous occupe se définissait et se complétait. La trace des impres-
sions qu'un peuple a reçues dans une pareille crise ne s'efface plus; il
n'oublie jamais les émotions qu'il a alors subies, les rêves qui l'ont ou
charmé ou effrayé; il semble qu'il ait retrouvé pour cet instant unique
la vivacité d'impressions de l'enfance et sa ténacité de mémoire. Les
aventures tragiques du docteur Faust sont restées étroitement liées dans
le souvenir de l'Allemagne à la période de transition , de lutte et d'é-
closioa. C'est pourquoi Gœihe a pu y trouver le thème d'un poème na-
tional ; c'est encore pourquoi le poème national n'a pas fait oublier
l'humble récit populaire. Celui-ci contenait l'impression na'ive des
sentimens que Gœthe a si magnifiquement traduits. L'Allemagne a ad-
miré et aimé comme elle le méritait l'interprétation de son grand
poète; elle n'a pas retiré sa tendresse au conte pieux dans lequel elle
revoit comme en un miroir les sentimens qui furent les siens au mo-
ment où elb s'éveillait du long rêve du moyen âge.
Arvède Barine.
REVUE LITTÉRAIRE
L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE AVANT 1789.
Les études relatives à l'ancien régime sont entrées depuis quelques
années, pour le plus grand profit de l'histoire, dans une voie nouvelle.
11 y avait beaucoup à faire, et l'on a vraiment beaucoup fait. Nous avions
assez indécemment oublié que nous étions les fils de nos pères : nous
commençons à nous en ressouvenir. On parlait de l'ancien régime : on
le connaissait peu. On croyait volontiers qu'en 1789 il s'était efl'ondré
tout d'un coup, d'une ruine complète, et qu'il n'en était, non plus que
de la Bastille, demeuré pierre sur pierre. On s'est aperçu qu'on se
trompait, et l'on a pris la résolution de l'étudier avant de le juger.
Quand le malade résiste au mal et que pour l'emporter il faut une
crise aussi violente que la crise révolutionnaire, on a compris qu'il
fallait que le malade eût la vie dure. C'est à ïocqueville qu'appartient
l'honneur de l'avoir compris. Les érudits se sont donné la tâche de
remplir le programme de recherches qu'il avait tracé. En ce moment
même, province par province, département par département, ville par
ville, ils sont en train de dresser la carte historique de l'ancienne
France. Les uns, par exemple, écrivent la monographie du village sous
l'ancien régime et tâchent à préciser les traits les plus généraux de
l'administration communale sous la monarchie (1). Les autres, plus mo-
destes, et limitant leurs investigations aux archives d'une seule province,
nous y font connaître dans le dernier détail les hommes et les choses à
la veille du mouvement révolutionnaire (2). Il y en a qui se bornent à
publier des pièces (3). 11 y en a qui se réduisent à l'étude statistique
(1) A. Babeau, le Village sous Vancien régime; Paris, 1879, Didier.
{2) L'abbé Mathieu, l'Ancien Régime dans les provinces de Lorraine el Darrois;
Paris, 1879, Hachette.
(3) Gaiier, Lettres à Grégoire sur les 'patois de France; Paris, 1879, Pedone-Lauriel.
REVUE LITTÉRAIRE. 935
d'une seule question, telle que la question de l'instruction primaire
avant 1789 dans les pays qui depuis ont formé tel ou tel de nos dépar-
temens. En nous aidant des premiers, c'est de ceux-ci surtout que nous
voudrions, — très brièvement, — résumer les travaux. 11 semble en effet
que l'on puisse, dès à présent, indiquer les grandes li gnes, peut-être
encore un peu flottantes, mais déjà suffisamment précises, d'une histoire
de l'instruction primaire sous l'ancien régime.
C'est, je crois, M. Léopold Delisle qui, dans son savant ouvrage sur la
Condition de la classe agricole en Normandie au moyen âge, dirigea le pre-
mier, voilà bientôt trente ans, la curiosité des érudits vers cette ques-
tion de l'instruction primaire. Il avait prouvé par des textes et par des
faits que l'instruction primaire, en Normandie du moins, était beau-
coup pins largement répandue qu'on ne le pensait, et qu'en plein
xm« siècle, dans cette nuit légendaire du moyen âge, non loin des vives
clartés que jetaient les universités, d'humbles lueurs avaient aussi
brillé dans nos campagnes. Dans les écoles rurales de ce temps-là, sans
doute, l'instruction religieuse tenait la première place, mais « on ne
peut douter qu'on y enseignât aussi la grammaire, » et l'on y formait
surtout des clercs, destinés plus tard à la prêtrise, mais a on initiait à
l'art de la lecture et de l'écriture un certain nombre de paysans. » Des
recherches nouvelles, faites par M. de Robillard de Beaurepaire, ont
confirmé depuis lors, pour le diocèse de Rouen, et même singulièrement
étendu les conclusions de M. Delisle (i). Enfin, plus récemment, un
autre érudit, M. Siméon Luce, dans une histoire de Bertrand du Gues-
clin, reprenant incidemment la question, élargissant le sujet, a cru
pouvoir dire, sur des preuves nouvelles et pour une autre province,
qu'il n'était guère au xni« siècle de commune rurale qui ne possédât
son école.
On a demandé là-dessus comment et par quel miracle ce progrès
commencé s'était brusquement interrompu? Il n'y a pas de miracle, et
la réponse est facile. Philippe de Valois est monté sur le trône de France,
et la guerre de cent ans a commencé. Cent ans de guerre, et d'une
guerre soutenue tout entière sur le sol français, changent la face de
bien des choses. Quand le roi de France n'était plus que le roi de
Bourges, il faudrait avoir l'étonnement facile pour s'étonner qu'on ne
songeât guère à l'instruction du peuple dans un royaume occupé tout
entier par l'Anglais. Autant vaudrait s'étonner que nos assemblées
révolutionnaires n'aient rien fait ou presque rien pour l'instruction
primaire que des rapports et des règlemens. Silent leges inter arma.
Chacun sait au surplus que, si les Valois sont au premier rang parmi
les princes protecteurs de ce qu'on pourrait appeler les parties bril-
lantes de la civilisation , il y a beaucoup à dire, depuis Philippe VI jus-
(1) Recherches sur l'instruction publique dans le diocèse de Rouen, dans les
Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, tomes xx et xxvi.
936 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à Henri III, sur la manière dont ils ont compris, pour la plupart,
leurs devoirs envers la France. Et pourtant même alors la décadence ne
fut pas si complète que les ordonnances des rois ne portent la trace de
l'intérêt qu'ils attachent à la diffusion de l'enseignement. Quand, par
exemple, ils octroient à telle ville une érection d'officiers municipaux,
on voit figurer, comme une clause de style, parmi les attributions des
consuls, le droit de nommer des maîtres d'école. Il y avait donc des
maîtres d'école. La décadence ne fut pas si profonde que le pays en
oubliât les bienfaits de l'instruction. En U92, dans un hameau de Nor-
mandie, à la Haye du Theil (350 habitans), nous voyons « que les pa-
rens et amis de Marion Boucher, qui vient de perdre son père, la
baillent à sa mère et à son tuteur à garder, nourrir et gouverner pen-
dant trois ans, pendant lequel temps ils seront obligés la tenir à l'école et
lui trouver livres à ce nécessaires (1). «On s'intéresse donc, dès lors, même
à l'éducation des filles. Je ne nie pas d'ailleurs qu'il y ait une lacune
dans l'histoire de l'instruction primaire. Que si vous ajoutez à la guerre
de cent ans les dernières guerres féodales et les guerres de religion,
vous comprendrez aisément qu'il y en ait une et qu'il faille attendre
jusqu'à la fin du xvr siècle, ou même jusqu'au milieu du xvn« siècle, pour
voir l'enseignement commencer à se relever de ses ruines.
L'église donna l'impulsion pour la seconde fois. Parmi les nombreux
dôcumens rassemblés dans un intéressant ouvrage par M. de Fontaine
de Resbecq (2), je vois que le concile de Trente a voulu « qu'auprès
de chaque église il y eût au moins un maître qui enseignât la gram-
maire gratuitement aux clercs et autres pauvres écoliers. » Évidemment,
et M. de Fontaine a raison de le faire observer, c'était en vue d'abord
de l'éducation religieuse et du recrutement des autels que les pères du
concile enjoignaient la multiplication des écoles. Non pas, à .a vérité,
comme on l'a soutenu, « que l'esprit du clergé catholique soit entièrement
opposé aux progrès des luujières et de la raison » et non pas que l'église,
en aucun temps, ait négligé la cause de l'instruction, mais parce qu'à des
attaques nouvelles il fallait opposer une tactique nouvelle. « J'affirme,
avait dit publiquement Luther, que l'autorité a le devoir de forcer ceux
qui lui sont soumis à envoyer les enfans à l'école... C'est pourquoi je
veille, autant que j'y puis veiller, à ce que tout enfant en âge d'aller à
l'école y soit envoyé par le magistrat. » Le concile suivait le protestan-
tisme sur son propre terrain et retournait contre lui ses propres armes.
Les historiens de l'instruction primaire auront à rechercher si d'ailleurs
les pays protestans ont suivi le conseil de Luther aussi fidèlement et
surtout aussi promptement qu'on se plaît quelquefois à le dire. Ils trou-
veront peut-être de bonnes raisons d'en douter. Ils ne feront pas mal
(1) De Beaurepaire, Recfierches, etc.
(2) De Fontaiue de Resbecq, Histoire de renseignement primaire avant 1789 dans,
les pays qui ont formé le déparlement du Nord; Paris, 1878, ChampioQ.
REVUE LITTÉRAIRE. 937
encore d'examiner pourquoi le protestantisme naissant devait nécessai-
rement prendre en main, comme on fait une cause urgente, la cause de
l'enseignement populaire. Je recommande à leur attention ce texte d'un
réformateur : « La grande majorité reçut avec empressement la doc-
trine où l'on enseigne que ce par quoi nous sommes justifiés, c'est la
foi et nullement les bonnes œuvres, pour lesquelles ils ne se sentent
pas la moindre inclination. » On dut remplacer, pour « la grande ma-
jorité », par la discipline de l'école cette discipline des bonnes œuvres
que la doctrine célèbre de l'imputation était venue détruire.
Admettons cependant qu'on ne scrute les intentions de personne et
disons au moins que, si le protestantisme s'imposa la loi de répandre
abondamment l'instruction, le catholicisme suivit sans retard l'exemple
qu'on lui donnait.
Je vois qu'aux états-généraux d'Orléans, en 1568, le tiers état demanda
« qu'une prébende fût affectée, dans chaque église cathédrale ou collé-
giale, à l'entretien d'un précepteur qui aurait pour charge d'instruire
gratuitement la jeunesse et sans salaire. » La noblesse alla plus loin.
Le tiers état n'avait demandé que IHnstruction gratuite, la noblesse de-
manda l'instruction obligatoire en demandant que le clergé prélevât
sur le revenu des bénéfices « une contribution pour stipendier des péda-
gogues et gens lettrés en toutes villes et villages... et seront tenus les
pères et mères, à peine de l'amende, envoyer leurs enfans à ladite école. »
Ces vœux n'obtinrent qu'une médiocre satisfaction. Les premiers états
de Blois en 1576, et les seconds en 1588, les renouvelèrent expressé-
ment. Cette fois, ce fut le clergé qui prit l'initiative et qui demanda
« que, dans tous les bourgs et même dans les villages, les évêques insti-
tuassent un maître, précepteur d'école, pour instruire la jeunesse,
lequel serait stipendié par les paroissiens, tenus de faire instruire leurs
enfans (1). » Malheureusement, dans ces années de luttes civiles, com-
pliquées de guerres étrangères , les circonstances ne se trouvèrent pas
de sitôt favorables à la réalisation de ces louables int'niions.
Ici se place dans notre histoire, non pas une « réforme, » mais, comme
disait Bossuet, une « réformation » de l'église nationale, une renais-
sance de la discipline religieuse et de la ferveur chrétienne, à laquelle
on n'a pas peut-être accordé toute l'attention qu'elle mérite. On n'a
pas fait la part assez belle aux Bérulle, aux saint Vincent de Paul et à
l'histoire de leurs fondations. Port-Royal non plus et le jansénisme ne
tiennent pas le rang qu'ils devraient tenir. On s'élève -de nos jours, et
l'on a raison, contre cette manière d'écrire l'histoire qui se réduirait à
mentionner des dates et des faits; on demande, et c'est justice, que
le peuple ait son histoire aussi; mais l'histoire des idées, l'histoire
des idées religieuses et morales surtout, ne saurait nous être indiffé-
(t) Voyez les textes dans V Histoire des états-généraux, de M. George Picot.
938 RE\UE DES DEUX MONDES.
rente, ou plutôt n'est-ce pas la véritable histoire? Or en ces belles
années, où da bruit de leurs grandes actions les Henri IV et les Riche-
lieu remplissent le devant de la scène, toute une forte génération
grandit qui sera la génération du siècle de Louis XIV, et dont la piété
connut, il est vrai, toutes les défaillances, mais fut, en somme et tout
pesé, si profondément sincère. C'est alors que se fondèrent toutes ces
grandes congrégations qui toutes ou presque toutes se donnèrent pour
tache la diffusion de l'enseignement.
Le pouvoir royal, pour lui, ne s'occupa sérieusement de l'instruction
primaire que lorsqu'il y vit, à l'époque de la révocation de l'édit de
Nantes, un moyen de pallier les désastreuses conséquences de ce grand
coup d'état. Il ne suffisait pas d'avoir chassé les ministres, il fallait les
remplacer. C'est à cette occasion que l'ancienne monarchie posa le prin-
cipe de renssigaement obligatoire : « Enjoignons à tous pères, mères,
tuteurs et autres personnes qui sont chargées de l'éducation des enfans,
et nommément de ceux dont les pères et mères ont fait profession de
la religion prétendue réformée, de les envoyer aux dites écoles et au
catéchisme jusqu'à l'âge de quatorze ans. » La déclaration est de
1Ô98. Une déclaration de 172A réitéra les mêmes prescriptions et char-
gea de plus « les procureurs fiscaux de se faire remettre tous les mois
la liste des enfans qui n'iraient pas aux écoles, afin de faire poursuivre
les pères, mères, tuteurs et curateurs chargés de leur éducation. » Que
des écrivains, entraînés par l'esprit de parti, citent ces textes sans autre
commentaire, et qu'ils présentent ces déclarations, assez remarquables
d'elles-mêmes, comme des déclarations ou édits sur l'instruction, dont
la diffusion de l'enseignement serait le seul but, je ne m'en étonne pas,
mais je ne comprends pas pourquoi M. Babeau s'écarte ici de son impar-
tialité habituelle. Ce n'est vraiment pas assez de dire a que Louis XIV,
pour faire élever les enfans desprotestans dans les principes du catho-
licisme, n'hésita pas à décréter pour tous l'instruction primaire obliga-
toire. » Il fallait dire encore que la longue Déclaration de 1G98 d'où l'on
fait cet extrait était intitulée : Déclaration concernant la religion. Il fal-
lait rappeler surtout que la Déclaration de 17 2^ est cette déclaration
fameuse contre les protestans, par où le duc de Bourbon, le méprisable
amant de la marquise de Prie, s'imaginait, dans sa férocité naïve, conti-
nuer la tradition de Louis XIV en aggravant les dispositions de l'édit de
1685. Que sert-il en vérité de dissimuler les choses, et ne se trouvera-
t-il pas toujours quelqu'un pour les rétablir dans leur vérité? Oui, ce
fut dans un intérêt politique, dans une intention de prosélytisme reli-
gieux que le gouvernement de Louis XIV et le gouvernement de xMonsieur
le Duc s'occupèrent de l'instruction primaire. Eh bien, que nous importe?
Ils s'en occupèrent : voilà le fait. Un grand bien sortit d'un grand mal,
si l'on veut. En fut-il moins un bien? Je pourrais demander quel est le
prince ou le gouvernement qui ne mêle pas à ses intentions les plus
REVUE LITTÉRAIRE. ' 939
généreuses qoelques vues d'intérêt et de prosélytisme politique. Je
pourrais demander si, dans le temps où nous sommes, ceux qui récla-
ment avec le plus d'ardeur l'instruction obligatoire voudraient nous
donner à croire qu'ils travaillent à la propagation des idées qu'ils détes-
tent? Ceci serait nouveau dans le monde. Je me contenterai de de-
mander si nous avons des opinious pour les garder ou pour les répandre?
Poser la question, c'est l'avoir résolue. Ni la parole ne vaudrait la peine
d'être parlée, ni l'instruction d'être distribuée, si la parole et l'ensei-
gnement n'étaient pas le légitime instrument de domination des int- 1-
ligences et des âmes.
Aussi, pendant tout le xvm" siècle, voyons-nous les évêques travailler
de toutes leurs forces à l'établissement des petites écoles. « Nous exhor-
tons les curés, dit un évêque de Grenoble, de s'appliquer à l'établisse-
ment des petites écoles dans les paroisses, par ioutes les voies que la
charité leur inspirera, » L'évêque de Boulogne s'exprime en ces termes :
« Convaincus que rien ne contribue davantage à former de bons chré-
tiens que la bonne éducation des enfans, nous croyons aussi que rien
ne mérite plus notre attention et celle des curés que l'établissement
des maîtres d'école... Nous désirons qu'il y en ait un dans chaque
paroisse de notre diocèse, qui ait soin de tenir bonne école. » L'évêque
de Dijon, moins verbeux, ne désire ni n'exhorte ; il ordonne : « s'il se
trouve dans notre diocèse quelques paroisses qui soient sans recteur
d'école, nous ordonnons aux curés et vicaires desdites paroisses de
veiller à ce qu'il y en soit établi. » Ils vont plus loin. Le gouverne-
ment de Louis XIV, depuis 1685, avait affecté les biens des consistoires
protestans ou des reliyionnaires fugitifs « à l'établissement de recteurs
ou de maîtres d'écoles » de préférence à toute autre affectation, et plutôt
même « qu'à la réparation des églises. » Les évêques entrent volon-
tiers dans cette pensée. «Inspirez, disent les statuts synodaux de Toul et
deChâlons, inspirez à ceux qui veulent faire des fondations au profit de
l'église, de les attribuer à cette bonne œuvre » de l'établissement des
écoles. La Correspondance des intendans avec les contrôleurs généraux nous
signale en effet, dans tel village de quatre-vingts feux et de trois cents
âmes environ, des « fondations considérables » en faveur des écoles.
On trouvera dans le livre de M. de Fontaine de Resbecq, pour la seule
province de Flandre, une quantité considérable de ces «fondations.»
Tantôt ce sont des nobles, comme en 1660 (1), Louis de Croix, écuyer, sei-
gneur de Gourguemez, qui donne un capital de 28,000 florins pour l'entre-
tien et l'instruction de « 12 pauvres orphelins ; » tantôt c'est un prêtre
comme en 1686 Denis Francquet, qui complète l'œuvre de Jean Len-
glart, chanoine de Séclin, en « érigeant une école de filles en même
forme de l'école de garçons présentement établie par les biens » de ce
dernier; tantôt c'est une simple bourgeoise, comme en 1688 « Jeanne
(1) Quelques années, par conséquent, avant la réunion.
940 REVUE DES DEUX MONDES.
Ramery, veuve du sieur Beaudoin Sturtellaghem, en son vivant mar-
chand », qui lègue une rente et une maison dans laquelle a trois filles
dévotes et craignant Dieu seront tenues de recevoir les pauvres honnêtes
filles n'ayant moyen de payer écolage jusqu'au nombre de cent cin-
quante. »
Je ne voudrais pas exagérer la valeur de ces citations ni l'importance
de ces menus faits. On pourrait sans peine les multiplier, mais il faut
bien avouer que de ces fondations le grand nombre sont plutôt fonda-
tions charitables que fondations scolaires. Il n'est pas douteux pourtant
qu'on y apprît pour le moins la lecture, récriture, un peu de calcul peut-
être, et dans les grandes villes, un métier. D'autre part, à défaut de la sol-
licitude des pouvoirs publics, les habitans même des campagnes con-
naissent déjà les bienfaits de l'instruction et déjà savent fort bien mener
eux seuls leurs petites affaires. On voit dans la Correspondance des con-
trôleurs géncraux que l'un des premiers soins d'une humble commune
déchargée de ses dettes et libre désormais de sa petite fortune est de
se procurer un maître d'école ou de traiter avec quelqu'une des grandes
congrégations enseignantes, oratoriens et jésuites. Vers le milieu du
xvin" siècle, on s'adressera de préférence aux frères ignorantins. A la
campagne, voici comment se passent les choses. Les notables habitans
de l'endroit se réunissent, annoncent à la ronde ou font annoncer par
leur curé l'intention qu'ils ont ou de nommer ou de remplacer un maître
d'école et parmi les candidats qui se présentent, en choisissent un à
l'élection, sauf d'ailleurs approbation de l'intendant. Car on votait beau-
coup, sous l'ancien régime, dans la commune rurale; on y votait même
trop. Je veux dire qu'il n'était pas toujours sans danger que « la sage-
femme » fût élue par les matrones de la locaUté. M. Babeau nous ap-
prend qu'en 1788 l'usage subsistait dans cent cinquante paroisses de
la subdélégation sur cent soixante-dix. Il subsistait aussi, dans les villages
de Lorraine, d'après le Hvre de M. l'abbé Mathieu. Dans les dernières
années du xvin* siècle, on essaya de porter remède à l'insuffisance no-
toire de ces sages-femmes improvisées en instituant des cours gratuits
d'accouchemens. On a constaté l'existence de ces cours à Moulins,
Alençon, Rouen, AIbi, Nancy. En 178/j, pour le diocèse d'Albi, quarante-
tiois femmes y assistaient régulièrement (1).
Quant à la nomination du maître d'école, elle se faisait par les no-
tables, « à l'issue de la messe paroissiale. » Elle était quelquefois au-
thentiquée par un acte en forme, véritable contrat qui stipulait expres-
sément les obligations du maître d'école et les émolumens consentis
par la communauté. Quelques-uns de ces actes ont été publiés , l'un
par M. de Fontaine de Resbecq, il est daté de 1777, pour le départe-
ment du Nord; l'autre, pour le département de l'Aube, par M. Babeau,
(1) Rossignol, les Petits États d'Albigeois.
REVUE LITTÉRAIRE. 941
il est daté de 1712. Dans certaines localités, une sorte de jury faisait
subir aux candidats tantôt un interrogatoire, tantôt un véritable examen.
On a retrouvé des sujets de composition donnés à Bourbourg, en 176^,
à quatorze candidats qui se disputaient la place; — ils firent une dictée
d'orthographe en français, une dictée d'orthographe en flamand, une
page d'écriture, savoir, trois lignes en petit gros, deux lignes en moyenne,
deux lignt'S en ronde et huit lignes eu fine (1), une addition, une mul-
tiplication, un problème sur la règle de trois et un problème sur la
règle de société. Mais d'ordinaire on s'en rapporte au bon jugement
du curé d'apprécier les titres et la capacité du candidat. Il y a des
raisons nombreuses à cette ingérence du curé dans les affaires de l'é-
cole. La première, — je ne dis pas la meilleure, — c'est que le maître
est engagé « pour chanter à l'éylise, assister le sieur curé au service divin
et à l'administration des saints sacremens, pour V instruction de la jeu-
nesse, pour sonner V Angélus le soir, le matin et à midi, et à tous les orages
qui se feront pendant l'année, puiser l'eau pour faire bénir tous les diman-
ches, balayer l'église tons les samedis, faire la prière tous les soirs depuis
la Toussaint jusqu'à Pâques (2), » Il semble que son devoir d'enseigner
soit en quelque sorte noyé dans la foule de ses autres occupations, et
qu'il rende plus de services au «sieur curé» pei'sonnellement qu'à la jeu-
nesse du pays. Ce n'est pas là, comme le remarque fort à propos l'abbé
Mathieu, ce gros monsieur d'instituteur que connaissent aujourd'hui nos
campagnes. Aussi la science de ce brave homme d'ancien régime est-elle
assez légère, et ce qu'il donne d'instruction se réduit à peu de chose : la
lecture, l'écriture, le calcul, quelquefois, dans quelques gros bourgs pri-
vilégiés, le plain-chant et les rudimens du latin. Ajoutez que pour une
grande partie du territoire, nul, pas même le curé, doat c'est le devoir,
ne paraît tenir la moin à l'exécution de l'obligation scolaire. Les institu-
tions, édits, ordonnances, règlemens, en tous lieux comme en tout temps,
sont nécessairement ce que les hommes les font. Et là surtout fut le vice,
en France, de l'ancien régime. Mal^Té la haute sagesse de quelques-uns
de nos rois et de nos ministres, malgré les efforts accomplis depuis
Richelieu vers la centralisation, malgré le nombre déjà considérable des
agens et fonctionnaires de toute sorte, malgré leur zèle et leur probité
déjà proverbiale, le désordre administratif était partout, parce que les
attributions de personne n'étaient étroitement déterminées, parce que
les droits de tous étaient confus, mêlés, pour ainsi dire enchevêtrés les
uns dans les autres, et qu'enfin à chaque instant la nxilleure volonté
du monde, à moins qu'elle ne fût servie par la fore e, et par la force
matérielle, se heurtait aux privilèges de l'un, à la situation acquise de
l'autre, au caractère sacré d'un troisième, à la résistance active ou pas-
Ci) De Fontaine de Resbecq.
(2)
9^2 REVUE DES DEUX MONDES.
sive de tous. L'ouvrage de M. Gazier peut nous servir très utilement à
mesurer ce qui manquait encore, sous l'ancien régime, à l'organisation
de l'instruction primaire, et par conséquent à tempérer un peu de r<^n-
thousiasme que les textes que nous avons cités risqueraient d'éveiller
chez quelques partisans outrés du vieux temps.
Eq 1790, le célèbre abbé Grégoire, vivement préoccupé des obstacles
que la multiplicité, la grande diversité surtout des dialectes locaux et
patois pouvait opposer au nivellement révolutionnaire, forma le projet
bizarre de les anéantir et fît dresser un questionnaire qu'il envoya por-
bablement à tous les départemens de France. C'est ce questionnaire que
M. Gazier nous fait connaître, en y joignant les réponses qu'il a pu retrou-
ver. Elles sont curieuses à plus d'un titre. J'en extrais seulement quelques
détails relatifs à ces trois questions de Grégoire : « 1" Dans les écoles de
campagne, l'enseignement se fait-il en français? — 2" Chaque village
est-il pourvu de maîtres et de maîtresses d'école? — 3° Outre l'art de
lire, d'écrire, de chiffrer, et le catéchisme, enseigne-t-on autre chose
dans les écoles? » Sur la première question, les réponses varient selon
les départemens, — quelques prétendus patois, comme le provençal et le
breton, étant des langues véritables, c'est-à-dire un signe d'indépendance
antique, de liberté native, qu'un peuple n'abdique pas volontiers, même
quand il se fond dans une grande unité nationale. Sur la deuxième
question, quelques départemens, le département de l'Aude par exemple,
celui du Pas-de-Calais, celui du Jura, répondent qu'il y a des écoles
partout; quelques autres, le département du Gers, le département de
l'Aveyron, le département des Landes, répondent qu'il n'y en a nulle
part. Je les soupçonne tous d'un peu d'exagération, et de leurs témoi-
gnages contradictoires je tire une opinion moyenne. Mais ce qu'il y a
de caractéristique et de plus intéressant, ce sont les considérations
dont quelques-uns des correspondans entourent les renseignemens
qu'ils font parvenir à Grégoire. Voici par exemple ce qu'on lui écrit du
Gers : « Dans nos campagnes, nous ne connaissons pas d'école fondée
ou gratuite où l'on enseigne à lire, à écrire et à chiffrer. Quelque
magnifiques que soient les fondations et quelque bien motivées et expli-
quées que soient les intentions des fondateurs, l'objet n'est jamais rem-
pli ou ne l'a pas été jusqu'ici. Les curés étaient trop maîtres... » On
lui répond d'Agen : « Les maîtres d'école, dans les villages où i! y
en a, apprennent à lire en français et en latin; mais en général ils ont
tous la manie de commencer par cette langue, de sorte que l'éducation
se réduit presque dans nos campagnes à rendre les élèves capables de
pouvoir, les jours de fêles et dimanches, aider leurs pasteurs à chanter
les louanges de Dieu dans une langue qu'ils n'' entendent pas. » Il reçoit
encore de Bordeaux la lettre suivante: m Généralement parlant, les
ecclésiastiques se mêlent peu ou point des écoles. Ils se bornent à l'au-
toriser par une permission et trouvent toujours l'instituteur assez ca-
REVUE LITTÉRAIRE. 9/j3
2Jable quand il sait servir la messe et jouer au piquet. » Je ne voudrais
pas fatiguer le lecteur de citations qui se répéteraient un peu les unes
les autres. Il voit où était le mal et par oiî péchait l'organisation des
écoles. Il y avait des fondations, mais on les détournait trop souvent
de leur usage; il y avait des maîtres d'école, mais leur ignorance
était grande; il y avait des survsillans naturels des écoles de campagne,
mais ces surveillans ressemblaient à beaucoup de surveillans qui sur-
veillent leurs intérêts d'abord et le reste ensuite, ou jamais.
Quand le temps sera venu de tracer un tableau d'ensemble de l'instruc-
tion primaire sous l'ancien régime, il ne faudra pas oublier d'y faire en-
trer ces sortes de détails. Ce serait mutiler la vérité que de les omettre,
mais ce serait aussi l'outrer que de leur donner trop de relief, et, dans l'un
comme dans l'autre cas , ce serait la défigurer. Car des renseignemens
d'un autre genreviendraient aussitôt prouver contra dictoirement qu'après
tout ces vieux maîtres ne laissaient pas de remplir à peu près leur mé-
tier. Je veux parler de ces plaintes qui s'élèvent, dès le milieu du
xviir siècle, sur la diffusion de l'instruction primaire. On trouve évi-
demment que les choses vont trop vite, et que ce peu d'instruction qu'on
leur donne met aux mains des populations rurales une arme dange-
reuse, dangereuse pour la société, dangereuse pour elles-mêmes sur-
tout, qui ne savent pas s'en servir. « On a la manie, dit l'auteur
anonyme d'un Essai sur la voirie et les ponts et chaussées, — attribué
longtemps, mais faussement, à Duclos, — de ne plus engager aucun domes-
tique qui ne sache lire, écrire et calculer; tous lesenfans des labaureurs
se faisant moines, commis des fermes ou laquais , il n'est pas étonnant
qu'il n'en reste plus pour pour le mariage et pour l'agriciilture. » Les
maîtres d'école enseignaient donc quelque chose « aux enfans des labou-
reurs, » fût-ce entre deux sonneries d'Ângclus. Un autre anonyme se
plaint (c de la multiplicité des écoles publiques et gratuites qui sont
répandues dans tout le royaume, » et c'est justement pour aboutir à la
même conclusion qu'il n'y a désormais d'état pour le fils de l'agricul-
teur « que de venir grossir le nombre des religieux ou de ces céliba-
taires, solliciteurs d'emplois, dont la France fourmille. » Mais laissons
les anonymes.
Je lisais récemment, dans les extraits d'un rapport à déposer sur le
bureau de la chambre des députés, que Joseph de Maistre aurait dit
quelque part : a Je n'éprouve pas le besoin d'avoir un valet de chambre
qui sache lire. » Le jeune député qui cite ainsi Joseph de Maistre rap-
pelle-t-il au moins qu'avant Joseph de Maistre bien d'autres avaient dit
la même chose, et que ces autres, pour n'en citer que quelques-uns,
étaient le procureur général La Chalotais, par exemple, et Voltaire?
On n'a pas encore perdu l'habitude, à ce que je vois par des livres
récens, de célébrer les « intentions généreuses » et « l'esprit libéral »
de La Chalotais. Aussi ne faut-il pas laisser dans l'ombre ce passage de
944 REVUE DES DEUX MONDES.
son Essai d'éducation nationale. « N'y a-t-il pas trop d'écrivains, trop
d'académiciens, trop de collèges?.. Il n'y a jamais eu tant d'étudians...
le peuple même veut étudier; des laboureurs, des artisans envoient leurs
enfans dans les collèges des petites villes, où il en coûte si peu pour
vivre. » Et là-dessus, des jésuites qu'il venait d'attaquer, passant aux
frères ignorantins, il ajoutait impitoyablement : « Les frères sont sur-
venus pour achever de tout perdre ; ils apprennent à lire et à écrire à
des enfans qui n'eussent dû apprendre qu'à dessiner, et à manier le
rabot et la lime... le bien de la société demande que les connaissances
du peuple ne s'étendent pas plus loin que ses occupations. » Voilà
Joseph de Maistre dépassé de beaucoup et sa boutade réduite en sys-
tème, — quarante ou cinquante ans devant qu'elle ne lui échappât, —
par l'homme qui pourtant prononça le premier cette formule désormais
célèbre, « que l'état devait élever les enfaus de l'état. » J'emprunte ces
deux citations de La Chalotais à M. Jules Rolland, l'auteur d'une intéres-
sante, mais un peu lourde, Histoire litléraire de la ville d'Albi (1). C'est
avec raison qu'il a rapproché de ces paroles tant d'autres paroles ana-
logues échappées à Voltaire sur « la canaille » et les a gueux ignorans, »
et la nécessité, dans une société bien ordonnée, de maintenir le peuple
croupissant dans son ignorance et dans son abjection naturelles. C'est
avec raison surtout qu'il rappelle la lettre de Voltaire à La Chalotais.
Car dans le mémoire de La Chalotais, c'est justement ce passage qu'a
visé tout d'abord le seigneur de Ferney : « Je vous remercie, monsieur,
de proscrire l'étude chez les laboureurs. Moi qui cultive la terre, je vous
présente requête pour avoir des manœuvres et non des clercs tonsurés.
Envoyez-moi surtout des frères ignorantins pour conduire mes charrues
ou pour les atteler. » Diderot n'est pas de cet avis, il s'en faut du tout
au tout, mais il convient quelque part que cette opiniun sur l'instruction
du peuple est l'opinion de la noblesse et des lettrés. S'il parle absolu-
ment, il va trop loin ; tous les lettrés du xvnr siècle ne partagent pas
ces opinions, et lui-même, Diderot, en est la preuve. Aussi ne parle-t-il
pas absolument, il constate une opinion, il fixe l'état d'une question,
et je dis qu'à défaut d'autres textes, cette constatation, ces plaintes,
ces récriminations suffiraient encore pour nous permettre d'affirmer qu'à
la veille de la révolution française l'instruction populaire était plus lar-
gement répandue qu'on ne l'a cru longtemps.
Au surplus, les chiffres ne manquent pas, et puisque dans les ques-
tions de ce genre on veut que les chiffres aient le dernier mot, citons en
quelques-uns. En 1789, une seule congrégation de femmes, peu connue
d'ailleurs, la congrégation des filles de la Providence, dirigeait 116 mai-
sons d'instruction, qui recevaient 11,660 élèves. Deux autres congréga-
tions, plus célèbres, les ursulines et les filles de Saint-Vincent-de-Paul,
(1) Jules Rolland, Histoire littéraire de la ville d'Albi; Toulouse, 1879, Privât.
REVUE LITTERAIRE. 9^5
possédaient à elles deux plus de 800 maisons. Â la même date, l'institut des
Frères des écoles chrétiennes dirigeait déjà 120 maisons, qui comptaient
en tout 36,000 élèves (1). Descendons aux écoles communales. M. de
Beaurepaire a constaté que sur 1,159 paroisses du diocèse de Rouen,
visitées de 1713 à 1717, 855 se trouvaient pourvues d'écoles. M. Babeau
constate à son tour qu'en 1788, sur hh^ communes qui depuis ont formé
le département de l'Aube, /i20 avaient leur école. Il ajoute qu'en 1879,
dans le même département, 21 communes sont encore sans écoles. Le
progrès accompli se réduirait donc à l'érection de six écoles nouvelles
pour quatre-vmgt-deux ans de temps, sans parler de l'accroissement
probable de la population? Enfin, si l'on veut restreindre encore le
champ des recherches, on trouve que dans le petit village de Saint-
Prix, canton de Montmorency, le nombre des conjoints sachant lire, ou
du moins signer, n'a pas cessé de grandir depuis 1668 jusqu'en 1789.
En 1668, pour 100 mariages, 66 hommes et 12 femmes savent signer.
En 1789,1a proportion est déjà de 73 hommes sur 100 et de Zi6 femmes.
Elle est aujourd'hui de 88 hommes et de 9/t femmes (2).
Je sais le peu de confiance qu'en beaucoup de matières il convient
d'accoriier aux chiffres, et particulièrement ici. Je sais ce que de telles
statistiques, si prudemment établies qu'on les suppose, comportent en-
core d'arbitraire. On détermine, par exemple, le nombre des lettrés et
des illettrés par rapport au chiffre des mariages; mais sur un nombre
donné de mariages, combien des conjoints appariiennent-ils réellement
à la localité? Ou bien encore on nous apprend que dans le diocèse d'Autun
les archiprêtres, — de 1667 à 1792, — ont constaté que sur 360 paroisses
253 étaient pourvues de maîtres ou de maîtresses d'écjles ; c'est à peu
près comme si l'on ne nous apprenait rien, et c'est un pur mirage que
ce total. Car enfin de ces 253 écoles, combien en existait-il déjà, par
exemple, en 1667, ou combien en existait-il encore en 1792? Dans cet
espace de plus de cent ans, combien de causes ont pu faire varier ce
chiffre et rendent par conséquent tout à fait dérisoire cette prétendue
proportionnalité? Car, si les archiprêtres du diocèse ont fait régulière-
ment, chaque année, leur visite, il se pourrait parfaitement que dans
l'étendue de ces 360 paroisses il n'eiàt jamais existé plus d'une douzaine
d'écoles à la fois.
Mais la grande raison de ne pas se presser de conclure, c'est que l'in-
vestigation n'a jusqu'ici porté que sur quelques provinces de l'ancienne
France et qu'il convient d'attendre que la patience de nos érudits ait
achevé cette vaste enquête. J'ajouterai que quelques-uns des livres
dont nous venons de parler tombent un peu sous le coup du reproche
(1) De Fontaine de Resbecq, ouvrage cite.
(2) L'École et la Population de Saint-Prix depuis 4668, par M. Auguste Rey, dans
les Mémoires de la Société de l'histoire de Paris et de l'Ile-de'France, t. v, 1879.
TOME XXXV. — 1879. 60
9A6 REVUE DES DEUX MONDES,
que l'on peut adresser à beaucoup de livres qu'on écrit sur l'ancien ré-
gime. Us ne disent que la vérité, certainement, mais ils ne disent pas
la vérité tout entière. Ils ne mettent en lumière que des faits incontes-
tables et que des textes authentiques; ils ne joignent pas toujours à ces
faits d'autres faits, qui ne laissent pas d'atténuer la portée des premiers,
non plus qu'à ces textes d'autres textes qui modifient, qui corrigent,
qui tempèrent ce que les textes cités peuvent avoir de décisif et d'ab-
solu. Je conviens d'ailleurs bien volontiers que les auteurs ont une
excuse. Puisqu'en effet depuis quatre-vingts ans nul n'a guère parlé
de l'ancien régime que pour l'accabler, en quelque sorte, et lui dis-
puter jusqu'aux plus innocentes justifications qu'il pût produire, il est
assez naturel après tout que l'on procède comme nous voyons qu'on
procède aujourd'hui. Ce n'est pas tant que l'on prenne plaisir ou que
Ion mette un intérêt de parti à ramener au jour uniquement les textes
et les faits favorables à l'ancien régime; c'est qu'on a révélé depuis
longtemps tous les autres et qu'en travaillant, selon les méthodes en
faveur, sur « l'inédit, » on ne retrouve précisément que des textes et des
faits jusqu'ici négligés ou systématiquement repoussés dans l'ombre parce
qu'ils donnaient aux idées que l'on voulait se faire de l'ancien régime
quelqu'un de ces vigoureux démentis dont l'histoire est coutumière.
Quoi de plus humain! 11 restera maintenant à contre-peser tous ces
ouvrages les uns par les autres, et, les deux parties entendues dans leurs
conclusions, à résumer les débats. Mais peut-être dès à présent n'était-il
pas inutile de signaler ces quelques ouvrages et d'indiquer sommaire-
ment ce qu'ils contiennent de nouveautés.
Dès à présent aussi je crois que l'on peut admettre que ces nouveautés
prendront place dans l'histoire. Est-ce à dire qu'on prouvera que l'in-
struction primaire était tout aussi répandue sous l'ancien régime que de
nos jours? Ce serait une mauvaise plaisanterie que de le prétendre; une
plaisanterie qui ne vaut pas seulement la peine d'être discutée. C'en
serait une plus mauvaise encore de prétendre que la révolution soit
venue méchamment interrompre le développement naturel et, comme
on vient de le voir, assez considérable déjà, de l'enseignement. Mais
l'impulsion était donnée, l'utilité de l'instruction était comprise, même
par le pouvoir royal, même par l'église, et tout aussi clairement que
par les philosophes. Il restait beaucoup à faire, mais on avait beaucoup
fait. Voilà ce que de nouvelles recherches ne manqueront pas de mettre
en lumière, voilà ce qu'on peut dire, et par honneur pour nos pères
comme par respect pour la vérité, il faut le dire.
F. Brunetière.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
44 octobre 1819.
Les derniers jours d'automne s'en vont rapidement. Deux mois et
demi sont passés déjà depuis que députés et sénateurs se sont dispersés
de touies parts, et maintenant, avant que six semaines soient écoulées,
les cliambres seront de nouveau réunies non plus à Versailles, mais à
Paris, où elles rentreront après neuf ans d'absence. Les vacances politi-
ques ne !-ont pas encore finies, elles sont cependant assez avancées pour
que l'animation reparaisse un peu partout, pour que les questions qui
auront un rôle dans les luttes prochaines commencent à se préciser, et
dès ce moment on peut prévoir qu'à l'ouverture du parlement il y aura
des difficultés qui ne laisseront pas d'être sérieuses. Ces difficuhés, elles
menacent certainement d'être graves pour tout le monde, pour les
partis, pour le gouvernement, surtout pour le pays, toujours condamné
en définitive à payer les fautes de ceux qui disposent de ses destinées.
Il n'y a point à s'y tromper, en effet, c'est une épreuve nouvelle qui se
prépare. On le sent déjà rien qu'à voir ces déchaîneraens révolution-
naires qui redoublent depuis quelques jours, qui tendraient tout simple-
ment à réhabiliter la guerre civile et la commune, sous prétexte de faire
reniûtre cette question de l'amnistie souverainement tranchée par les
pouvoirs publics. On le sent aussi aux émotions, aux excitations qu'en-
tretiennent ces lois sur l'enseignement, qui jusqu'ici n'ont eu d'autre
résultat que de mettre le doute et la division partout en faussant la
direction d'une république sérieusement libérale. On aurait beau se
faire illusion, les vacances qui vont bientôt finir n'auront servi ni à dis-
siper les incertitudes, ni à fortifier les conditions de sécurité politique.
Elles n'auront été peut-être que l'incohérent prélude de complications
nouvelles, et pour aller droit à une des causes les plus directes, les plus
essentielles du mal, M. le ministre de l'instruction publique peut certes
se rendre le témoignage de n'être point étranger aux troubles d'une
948 REVUE DES DEUX MONDES,
situation que plus que tout autre il a contribué à créer, qu'il vient d'ag-
graver par sa récente campagae en appelant à son aide des passions
auxquelles il livre l'article 7, qui lui répondent par l'amnistie. Amnistie
et article 7, tout se tient et s'enchaîne dans la mauvaise politique qui
prépare les crises inévitables.
Avant que le dernier moment soit venu, avant que le parlement ren-
tré à Paris ait à décider, examinons avec quelque sang- froid, sans rien
exagérer et sans rien déguiser. Où est la faiblesse réelle de cette situa-
tion visiblement troublée et menacée qui existe aujourd'hui? D'oià pro-
vient-elle, cette malheureuse faiblesse?
Elle n'est point sans doute dans le fond des choses, elle ne tient pas
essentiellement à la nature du régime qui a été donné à la France,
elle n'est pas la fatalité de la république, d'une république régulière-
ment et libéralement organisée. Mettre en cause à tout propos cette
république constitutionnelle, c'est le thème commode des polémistes
à outrance de tous les camps, des partis extrêmes de toutes couleurs,
de ceux qui vont aux banquets royalistes du 29 septembre et de ceux
qui vont aux banquets révolutionnaires du 21 septembre, radicaux
de droit divin ou radicaux de démagogie, qui vivent dans l'absolu de
leurs rêves et de leurs passions. Il faut rester dans la véiité simple et
légale. La faiblesse de la situation présente n'est pas dans les institu-
tions qui, appliquées avec une intelligente fidélité, suffiraient parfaite-
ment à tout, qui ont le souverain avantage d être une œuvre de raison
pratique, d'expérience et de transaction. Elle n'est pas non plus dans
la politique générale qui est suivie : cette politique a pu avoir ses incer-
titudes et payer quelquefois rançon à des nécessités du moment, elle a
su en fin de compte se défendre des représailles de parti, des conseils
violons. La cause des évidentes faiblesses de notice situation intérieure
n'est point enfin dans l'ensemble, dans les principaux membres du gou-
vernement. M. le président de la république, à défaut de l'initiative
qu'il ne se croit peut-être pas permise, est un homme de légalité et
d'intégrité. Il accepte son rôle d'arbitre un peu philosophe, de sage,
se plaisant, dit-on, à répéter qu'il faut « laisser tout dire et ne rien
laisser faire, » — bien entendu ne rien laisser faire qui puisse troubler
la paix publique. L'opinion n'a que de l'estime pour lui, et M.JulesGrévy
n'a nullement besoin des banales flatteries de quelques harangues ofii-
cielles pour être entouré du respect public dans le poste qu'il occupe
avec une dignité sans faste. M. le président du conseil est certaine-
ment, auprès du chef de l'état, un ministre aux intentions droites, au
jugement calme, qui depuis deux ans a eu le mérite de diriger avec
mesure nos affaires extérieures, d'inspirer toute confiance aux chancel-
leries, et à l'heure qu'il est sa retraite serait peut-être une épreuve
pour nos relations. M. le ministre des travaux publics est un esprit trop
REVUE. — CHRONIQUE. 9Û9
sérieux et il s'est engagé dans de trop grandes entreprises d'utilité na-
tionale pour ne pas sentir tout le prix d'une politique de modération
féconde et de paix intérieure. M. le ministre des finances conduit d'une
main souple et habile la plus vaste administration, et il a la satisfaction
de voir le produit des impôts dépasser chaque jour les prévisions du
budget. M. le ministre de la justice a montré, à propos de l'amnistie,
contre les sinistres fauteurs de l'insurrection de 1871, un courage de
parole qu'il déploierait sûrement encore à la première occasion. M. le
ministre de la guerre et M. le ministre de la marine tiennent honora-
blement leur place à la tête des grands services de l'armée et de la
flotte. Chez tous ces hommes, dans leurs idées, dans la mesure de leurs
opinions, il n'y a rien qui ne soit propre à constituer une situation suf-
fisamment solide, suffisamment rassurante.
D'où vient donc que cette situation, qui a été forte un moment, au
lendemain de l'élévation de M. Jules Grévy à la présidence, et qui au-
rait pu rester forte, se soit sensiblement altérée au point d'être livrée
aujourd'hui à toutes les contestations? Il n'y a point à s'y méprendre :
la cause du mal n'est pas bien loin, elle est dans une partie du gouver-
nement lui-même, elle est dans l'insuffisance de M. le ministre de
rintéîieur qui, ne prenant que la moitié de la devise de M. le président
de la république, parle beaucoup, se flatte d'avoir prononcé cinquante-
quatre discours en se promenant et laisse tout faire autour de lui; elle
est surtout dans la politique imprévoyante et irritante que M. le mi-
nistre de l'instruction publique s'est donné la singulière mission de
représenter, de pousser jusqu'au bout, au risque de compromettre le
cabinet dont il fait partie. On dira sans doute que ce n'est point cela,
que toutes les difficultés sont venues de cette agitation qui s'est récem-
ment produite à propos d'une amnistie plénière et qui aurait rencon-
tré des complicités inattendues de nature à embarrasser le gouverne-
ment; mais avant même que cette agitation eût pris des proportions
toujours attristantes, quoique réellement assez superficielles et assez
factices, le mal existait. M. le ministre de l'instruction publique n'avait
pas attendu le rapatriement des amnistiés de la Nouvelle-Calédonie et
le tapage dont leur retour a été l'occasion pour déployer cette merveil-
leuse initiative dont le premier effet a été de compliquer la position du
ministère, de scinder les forces par lesquelles la république a été fon-
dée en inquiétant des intérêts de conscience et de libéralisme. C'est
M. Jules Ferry qui, sans prévoir complètement peut-être les conséquen-
ces de ses propositions, s'est plu à soulever la question la plus délicate,
la plus dangereuse, la mieux faite pour jeter un trouble profond et
durable dans une situation. C'est lui, et on peut dire que c'est lui seul
qui, dès le premier moment, de sa propre autorité, sous sa responsa-
bilité de ministre né de la veille, a engagé une lutte où la république
950 REVUE DES DEUX MONDES.
n'a rien à gagner, où la paix du pays risque d'être atteinte et par des
conflits religieux toujours graves et par les crises politiques qui peu-
vent en être la suite.
La vérité est que dans ces lois par lesquelles M. le ministre de l'in-
struction publique a cru illustrer son entrée au pouvoir et qui n'ont
pas cessé de peser sur le cabinet, sur le parlement, sur l'opinion, tout
a été également malheureux, et le fond et la forme, et l'esprit qui a
inspiré les projets et les procédés par lesquels ils sont encore soutenus.
Tout s'est réuni pour donner à cette campagne un caractère de légèreté
emportée et d'incohérence. Assurément, si M. Jules Ferry, restant dans
son devoir de ministre de l'instruction publique et reprenant l'œuvre
de son prédécesseur, s'était borné à poursuivre avec maturité une
réforme de l'enseignement en inscrivant dans ses proj^^ts des garanties
d'indépendance civile, en réclamant pour l'état la collation des grades,
des droits nouveaux ou plus étendus d'inspection et de contrôle; si
M. Jules Ferry était resté dans ces limites, il en aurait déjà fini. Il aurait
pu rencontrer encore, sans doute, une certaine opposition, il n'aurait
pas trouvé de diflicultés sérieuses. Il aurait, à l'heure qu'il est, sa
réforme, sa collation de grades restituée à l'état, ses droits d'inspection
fortifiés; mais cela ne lui a pas sufTi, et il a imaginé cet article 7 qui
éclipse et résume tout, qui est devenu le fond, l'essence, la pensée de
la loi. Malheureusement cette pensée, qu'on le veuille ou qu'on ne le
veuille pas, c'est une atteinte au droit commun, c'est la guerre par
représaille de parti, par suspicion contre une liberté conquise depuis
trente ans; c'est un arbitraire vague, mal défini, réclamé pour l'autorité
ministérielle contre des corporations dont on n'a pas même encore réussi
à caractériser la position, qu'on ne peut saisir que par leur habit ou par
leur nom, qui après tout n'ont rien d'illicite tant qu'elles ne prétendent
à aucun privilège, tant qu'elles restent dans le droit commun. Voilà^
encore une fois, le fond de cet article 7, voilà ce qui, dès le premier
jour, l'a rendu suspect aux esprits sincères qui ont la faiblesse de croire
que la république n'est pas incompatible avec la liberté pour tous. Et
qu'on ne dise pas qu'il s'agit ici de circonstances exceptionnelles, d'une
défense nécessaire de la société moderne contre les usurpations théo-
cratiques, que si l'article 7 était repoussé aujourd'hui, ce serait une
dangereuse victoire des influences cléricales sur la république elle-
même. Ce n'est là qu'une confusion plus ou moins habile, une tactique
peu sérieuse. Si M. le ministre de l'instruction publique est arrêté dans
son entreprise, il sera vaincu moins par le cléricalisme que par une
réaction de l'esprit libéral qui aura refusé de le suivre jusqu'au bout
dans la voie où il est entré, — et la preuve c'est que, s'il n'y avait eu que
l'ofposiiion cléricale, s'il n'y avait pas les libéraux du sénat, l'article 7
serait déjà voté. C'est cet esprit libérai qui reste le meilleur gardien
REVUE. — CHRONIQUE. 951
de l'indépendance de la société moderne, sans avoir besoin de recourir
à des exclusions jalouses, à ce médiocre expédient d'un article équi-
voque.
Un homme qui vivait il y a près d'un demi-siècle, qui avait autant
de vigueur d'âme que de supériorité d'intelligence et qui n'était [as
suspect pour ses opinions républicaines, Armand Carre), disait qu'il était
ce pour le gouvernement représentatif contre la monarchie, » mais qu'il
était aussi « pour le gouvernement représentatif contre la république, »
si celle-ci touchait aux garanties de la liberté. Il parlait ainsi en face
des jacobins de son parti, ajoutant avec Uiie fierté virile : u II y a peu
de mérite à vouloir la liberté à son profit quand on en a besoin
pour se défendre... Nous voulons la liberté pour nous aujourd'hui, de-
main contre nous si nous étions les maîtres, bien difféiens de ceux
qui veulent caresser et ménager des pratiques oppressives dans l'es-
poir de les manier à leur tour et devenir de persécutés persécu-
teurs. » C'est là la vraie et forte tradition à laquelle M. le ministre de
l'instruction publique a manqué le jour où il a compromis le gouverne-
ment auquel il appartient, la république elle-même dans une entreprise
contre la liberté, sous prétexte que cette liberté peut profiter à des
adversaires, et si ses projets ont été malheureux par le fond, ils l'ont
été au moins autant par la forme incohérente et décousue sous laquelle
ils ont été présentés, qu'ils gardent encore. Qu'est-ce qu'une loi qui a
trait à la collation des grades, à des détails d'enseignement supérieur
et qui s'en va par voie subreptice, par une disposition épisodique, abro-
ger une autre loi datant de trente années, relative à l'instruction secon-
daire? Quest-ce qu'une œuvre législative qui a pour objet de régler des
questions scolaires et qui en même temps a la prétention de prononcer sur
les associations, d'introduire l'autorité discrétionnaire dans le domaine
du droit commun ?
Le fait est que cette œuvre, destinée à une si étrange fortune, a eu
dès l'abord tout le caractère d'une improvisation de circonstance,
irréfléchie et confuse, dépourvue de toute garantie d'examen, livrée
aux ardeurs de l'opinion sans avoir même subi un peu sérieusement
le contrôle du gouvernement. Tout le monde sait aujourd'hui que les
projets de M. Jules Ferry n'ont guère été soumis au conseil que pour
la forme, que les autres ministres en ont à peine entendu la lecture
sans se rendre exactement compte de la portée de cet article 7 et
du retentissement qu'il allait avoir, si bien que bientôt après il y a
eu peut-être une certaine surprise. L'œuvre personnelle de M. le mi-
nisire de l'instruction publique avait à demi échappé au gouvernement,
préoccupé à ces premiers instans d'en finir avec l'amnistie, avec le
procès toujours suspendu sur le 16 mai On avait laissé faire, et c'est
ainsi que conçue dans une pensée peu libérale, marquée de sceau de
l'esprit de secte, improvisée dans la confusion, cette loi s'est trouvée
Ô52 nr.vuE des deux mondes.
tout à coup êlrc une aruiC de giierre mise par un ministre impatient
de populariié aux mains des partis. Elle repondait à des passions assez
vives dans la chambre des députés, cela n'est pas douteux: M. le mi-
nistre de l'instruction publique s'est fait l'homme de ces passions.
C'est bien une œuvre de guerre qui a été proposée, qu'on a entendu
faire entrer dans nos lois sous le voile d'une réforme de l'enseignement
et d'une revendication de l'indépendance civile. M. Jules Ferry n'a pas
vu qu'il sacrifiait tout à une fantaisie anti cléricale, que pour donner
saiisfaction aux impatiences de certains républicains il risquait de
blesser liiS modérés, de les jeter dans la dissidence, qu'il prenait l'ini-
tiative des scissions dans la majorité, peut-être entre les pouvoirs pu-
blics, et que, s'il avait son succès dans la chambre des députés, il allait se
trouver au sénat en face d'hommes comme M. Dufaure, M. Jules Simon,
M. Lciboulaye, M. Littré, qui comptent, eux aussi, dans la république. Il
ne s'est pas aperçu qu'il affaiblissait tous les élémens de poudération,
qu'il faisait tout dévier. Une fois engagé dans cette voie, poussé par un
faux point d'honneur, aiguillonné par les excitations, M. Jules Ferry ne
s'est plus arrêté. Il a été comme tous les hommes qui sont la proie et le
jouet d'une idée fixe. 11 a entrepris ce voyage, ce singulier voyage de
propagande pour son propre compte, cette série de pérégrinations où il
apparaît tantôt dialoguant avec les petits enfans, tantôt armé en cheva-
lier marchant à la croisade, enseignes déployées, au nom de l'article 7,
Il a paru partout, dans les banquets, sur les chemins, sur les balcons,
pérorant, provoquant d'assez banales ovations, s'acclamant lui-même
et criant au besoin avec son cortège : Vive l'article 7! Ce n'était
vraiment pas exempt de ridicule.
Que M. Jules Ferry ait cru sérieusement porter avec lui le destin de
la république dans cette bizarre et triste campagne, il n'a pas moins
fait deux choses qui ne sont pas d'un politique : deux choses qui peu-
vent avoir leurs conséquences et qui ne simplifient certes pas une
situation déjà difficile. D'abord, pour qui réfléchit, il est bien clair que
M. le ministre de l'instruction publique a pris beaucoup sur lui, qu'il a
notablement dépassé la mesure des opinions de quelques-uns de ses
collègues, qu'il s'est efforcé d'engager le ministère plus que le ministère
tout entier n'entend sans doute être engagé. M. Jules Ferry s'est plu à
répéter sur tous les tons et à tout propos que le gouvernement était
uni, parfaitement uni, qu'il était résolu à aller jusqu'au bout, qu'il ne
« reculerait pas d'une semelle. » Tout cela est bon à dire dans un ban-
quet. Assurément les membres du cabinet qui ont laissé M. Jules Ferry
présenter ses projets restent loyaux dans leurs rapports avec lui, ils sont
unis dans ce sens : ils ne troublent pas leur impétueux collègue dans ses
triomphes peu sérieux. Au fond ils ne partagent pas ses ardeurs, ils
croient beaucoup moins que lui à l'ulilité, à la vertu de ce malencontreux
REVUE. — CHRONIQUE, 953
article 7 qui fait plus de bruit qu'il ne vaut. Ils n'ont pas besoin d'en faire
confidence : leur réserve visible, leurs opinions connues parlent pour
eux. M. Waddington avec son esprit calme, juste et libéral, n'est point
certainement homme à approuver des mesures qui pourraient devenir une
persécution religieuse, qui ne l'aideraient pas d'ailleurs dans son rôle
de ministre des affaires étrangères, et le langage qu'il tenait, il y a quel-
ques semaines, à Laon ne laisse aucun doute sur le fond de sa pensée.
Quand on se souvient de tous les discours que M. le ministre des tra-
vaux publics prononçait l'an dernier dans un voyage plus fructueux et
plus utile que celui de M. Jules Ferry, quand on se rappelle ces paroles
si sensées, ces appels séduisans à la conciliation et à l'équité, on sait
d'avance ce que M. de Freycinet peut penser d'une politique d'irritante
agression et de conflits. M. Léon Say, avec son intelligence libre et fine,
n'est sûrement pas disposé à entrer en guerre pour l'article 7. M. le
ministre de l'instruction publique a pu parler pour lui, il n'avait aucun
droit, aucun mandat pour engager ses collègues, pas plus que M. le
président de la république lui-même, et c'est en cela justement qu'il
s'est exposé à compliquer la situation en dépassant son rôle; après tout,
il n'était pas un chef de cabinet ayant le droit de dire le dernier mot
du gouvernement.
M. le ministre de l'instruction publique a fait une chose plus grave.
A travers tout ce bruit de discours, de toasts, d'ovations prétentieuses
ou puériles dont le midi de la France a été assourdi pendant quelques
jours, il n'est pas difficile de démêler l'intention de trancher la plus
sérieuse question du moment par une sorte d'arrêt d'opinion popu-
laire; on a espéré, c'est bien clair, peser par cette série de manifesta-
tions retentissantes sur les modérés du centre gauche, sur les libéraux
qu'on appelle galamment les « timorés, » sur le parlement, sur le
sénat. Flatteries, menaces ou dédains, tout y est; tout est combiné de
façon à créer l'illusion d'une sorte de consultation spontanée du pays et à
ne laisser aux modérés, au sénat, que la triste ressource de se soumettre
— ou peut-être de se démettre. M. le ministre de l'instruction publique lui-
même, oubliant qu'il devait donner l'exemple de la réserve et du res-
pect pour la liberté du parlement, M. le ministre de l'instruction pu-
blique n'a pas craint de s'associer à cette tentative de pression qu'il
lui plaît de représenter comme la manifestation du sentiment unanime
de la France. M. Jules Ferry n'a pas un doute, il dispose d'avance du
vote du sénat, et pour mieux ménager sans doute la dignité d'une
assemblée qu'il appelle a la chambre de la réflexion et de la sagesse
politique, » il la menace tout simplement d'une révolution si elle ne
se hâte pas de voter; il lui dit sans façon que « l'on crie aujourd'hui :
Vive l'article 7! comme on criait en 1847 : Vive la réforme! et qu'il
faut se garder d'imiter le gouvernement d'alors, qui refusa d'entendre
la voix de la nation. »
95i!i REVUE DES DEUX MONDES.
Fort bien ! voilà les modérés, les libéraux « timorés » avertis qu'ils
doivent s'incliner devant le génie de M. Jules Ferry et, comprendre la ré-
publique comme lui ! Voilà le sénat prévenu que s'il ne vote pas, il va
au-devant d'une révolution ! Malheureusement il y aune petite difficulté.
Au moment où M.Jules Ferry parle ainsi au sénat, d'autres lui tiennent,
à lui, le même langage et lui crient : « Entendez la voix du peuple qui
de Port-Vendres à Paris vous demande l'amnistie plénière! Donnez-lui
l'amnistie plénière, sinon la révolution va vous emporter! » Et l'un est
aussi vrai que l'autre. Le seul fait réel, c'est que dans ces mouvemens
tout s'encliaîne. L'agitation pour l'amnistie suit l'agitation pour l'article 7,
et c'est ainsi que sans le vouloir, selon toute apparence, M. le ministre de
l'instruction publique a plus que tout autre conduit le gouvernement à
cette situation où il n'a que le choix des difficultés et des embarras. Peut-
être M. Jules Ferry espère-t-il encore se tirer d'affaire par un coup de tac-
tique et enlever le vote de son article 7 en payant cette concession d'un
refus de l'amnistie plénière. Il est bien possible que cette combinaison
se soit présentée à quelques esprits; mais ce ne serait plus là qu'un
vain expédient qui ne résoudrait rien. La seule, la vraie question, telle
qu'elle se débat aujourd'hui, telle qu'elle apparaîtra à l'ouverture du
parlement, elle est désormais tout entière entre ceux qui veulent l'am-
nistie plénière, l'article 7, bien d'autres choses encore, et ceux qui ne
veulent ni l'article 7, ni l'amnistie, qui ne demandent que l'exé.'ution
fidèle de la constitution avec une politique de prévoyante modération,
de fermeté libérale, assurant à la fois la paix civile et la considération
extérieure du pays.
S'il y a des énigmes dans les affaires de la France, il y a pour le
moins autant de mystères dans la situation de l'Europe. Il est certain
qu'à l'heure qu'il est il y a sous nos yeux, sous les regards du monde,
un mouvement singulièrement compliqué, affectant un double caractère,
un mouvement dans les alliances, dans les rapports des grands états
européens, un mouvement dans la politique intérieure de ces empires
qui se partagent le centre et le nord du continent. On a cherché curieu-
sement déjà, on cherchera longtemps encore sans doute le secret du
récent voyage de M. de Bismarck à Vienne, de ces démonstrations d'in-
timité, de ces entrevues préparées avec une si visible ostentation. Le
tout-puissant chancelier, quelque soin qu'il prenne de répéter à tout
propos qu'il ne se sert pas de la parole pour déguiser sa pensée, ne
dit point toujours assurément le dernier mot de ses combinaisons. S'il
a d'autres desseins, si dans ses marches et contre-marches il va vers
quelque but entrevu de lui seul, il n'en fait pas confidence, et dans la
réalisation de ces desseins d'ailleurs tout dépendrait de bien des cir-
constances. Pour le moment , même après tous les commentaires qui
ont couru le monde, ce qui reste le plus probable, c'est que, dans cette
visite du chancelier de Berlin à Vienne, on s'est borné de part et d'autre
REVUE. — CHRONIQUE. 955
à des explications, à des protestations d'amitié, à des promesses de bon
accord. M. de Bismarck s'est vraisemblablement proposé avant tout
d'effacer les dernières traces des anciennes blessures de 1866 pur une
démarche éclatante, de préparer entre la Prusse devenue l'empire alle-
mand et TAutriche acceptant son rôle d'empire de l'est des relations
nouvelles profitables aux deux états; il a tenu à s'assurer par lui-même,
comme il l'a dit, que cette politique caressée par lui depuis longtemps,
acceptée et suivie par le comte Andrassy, ne serait pas altérée par la
retraite du premier ministre austro-hongrois, dont le baron Haymerlé
vient de recueillir officiellement la succession.
Le chancelier a-t-il réussi selon ses désirs et recueillera-t-il de son
voyage tous les fruits qu'il s'en promettait? Plus d'un signe tendrait à
prouver qu'il n'a pas désarmé complètement le vieil orgueil militaire
autrichien , que tout ne sera pas facile dans le règlement des rela-
tions commerciales des deux empires. M. de Bismarck a dû réussir tout
au moins à établir une entente de raison sur certains points d'intérêt
commun , de sécurité commune. Sans aller jusqu'à une alliance for-
melle, ce rapprochement ostensible, avoué, de l'Allemagne et l'Autriche
a surtout cela de significatii et de sérieux qu'il semble mettre fin aux
combinaisons diplomatiques de ces dernières années, en laissant la
Russie dans un isolement que la puissance du nord ne paraît pas accep-
ter sans quelque ressentiment et quelque amertume. A travers tout,
dussent le prince Gortchakof et le prince de Bismarck se rencontrer un
de ces jours pour faire la paix personnelle des chanceliers, c'est comme
un règlement de comptes entre Berlin et Saint-Pétersbourg. La Russie
a permis beaucoup à la Prusse, elle lui a rendu des services que l'em-
pereur Guillaume a recoiinus avec effusion. La Prusse à son tour a
beaucoup permis à la Russie, elle lui a payé sa dette en la laissant
faire sa dernière guerre d'Orient. Maintenant le voyage à Vienne semble
s'être produit à propos pour dire que c'est assez, que toute entre-
prise nouvelle rencontrerait l'Autriche en Orient, l'Allemagne au
centre du continent. Sur ce point, s'il n'y a pas une alliance précise,
arrêtée, il y a évidemment un accord tacite qui s'explique par des
intérêts communs, par le système de conduite des deux cabinets dans
la négociation du traité de Berlin comme dans l'occupation de la Bos-
nie, qui en a été la suite. Il resterait à savoir quelles seront les consé-
quences de cette entente austro-allemande dans l'ensemble de la situa-
tion diplomatique de l'Europe, dans les rapports généraux de toutes les
puissances. C'est ici une question d'avenir qui bien des fois sans doute
changera de lace, qui est destinée à subir l'influence de bien des évé-
nemens; mais, en attendant, ce qui n'est pas moins curieux et moins
caractéristique peut-être, c'est la coïncidence de ce rapprochement de
rAUemagne et de TAutriche avec le mouvement intérieur qui s'accom-
956 REVUE DES DEUX MONDES.
plit dans les deux empires, c'est la connexité entre ce travail de diplo-
matie et une évolution conservatrice qui se poursuit dans une mesure
différente, qui ne fait que s'accentuer.
Les élections prussiennes sont pour l'Allemagne l'expression la plus
récente de ce mouvement, et certes, si quelque chose peut démontrer
l'ascendant de M. de Bismarck, c'est ce qui vient de se passer, c'est le
résultat de cette consultation publique. On ne peut pas dire que M. de
Bismarck ait cherché à exercer une influence directe et personnelle
sur le scrutin. Il laisse à d'autres le soin de s'occuper de ces détails.
Il paraît, quant à lui, tout entier à ses combinaisons diplomatiques ou
à ses voyages de santé. Il était, il y a quelques semaines, à Gastein,
puis il est allé à Vienne; tout récemment il est reparti pour Varzin, il
a paru à peine quelques instans à Berlin. Pendant ce temps, les élec-
tions pour le Landtag prussien se font et l'opinion va du côté où marche
le chancelier; elle se fait plus ou moins conservatrice à la suite de M. de
Bismarck. S'il y a eu un moment quelque incertitude, causée par le
scrutin primaire dans les grandes villes, le résultat général et définitif
de l'élection du second degré n'a pas tardé à remettre les choses dans
leur vrai jour. Le fait est que les libéraux sortent singulièrement meur-
tris de l'épreuve, ils sont les grands vaincus du dernier scrutin. Les
nationaux-libéraux expient assez durement l'illusion qu'ils ont eue de
pouvoir s'imposer à M. de Bismarck et la résistance qu'ils ont opposée à
la politique financière ou religieuse du chancelier; ils ont perdu plus
de 50 sièges parlementaires, les progressistes en ont perdu 30. Par
contre, les conservateurs, qui ne comptaient que hO députés, passent
au chiffre de 115. Le centre catholique a conquis quelques sièges de
plus; il a un contingent de 96 voix au lieu de 89. Les Polonais ont aussi
gagné quelques voix. Au demeurant, dans la chambre nouvelle, l'im-
portance des partis s'est sensiblement modifiée et déplacée. Les conser-
vateurs ne suffisent pas pour constituer par eux-mêmes une majorité;
ils en seront le principal noyau, et au besoin, avec le centre catholique,
ils formeront une majorité complète. L'opinion conservatrice a désor-
mais la prépondérance. Ce résultat paraît répondre aux vues du gou-
vernement.
Est-ce à dire que M. de Bismarck, plus libre avec son parlement nou-
veau, soit disposé à se laisser emporter par un mouvement de réaction,
et à faire ce « voyage de Canossa, » qui est redevenu depuis quelques
jours le sujet de toutes les polémiques allemandes? Il n'est nullement
décidé sans doute à faire le a voyage de Canossa, » ou, en d'autres
termes, il ne capitulera pas devant le Vatican, pas plus que le Vatican
ne capitulera devant lui; mais avec un pape comme Léon XllI, il croit
certainement pouvoir s'entendre, et la paix religieuse, dùt-elle être
achetée par quelques atténuations des lois de mai, est devenue désor-
REVUE. • — CHRONIQUE. 957
mais une partie de son programme, comme ses projets économiques de
toute sorte sont une autre partie de ce programme. Le chancelier pour-
suit ses desseins avec ténacité, avec le sentiment de sa force, sans se
laisser entraîner d'habitude au-delà des limites qu'il s'est fixées, et la
chambre nouvelle lui offre précisément tous les moyens parlementaires
de rester dans la mesure de sa politique. Avec l'appui invariable des
conservateurs, il peut manœuvrer entre les catholiques du centre et le
groupe des nationaux-libéraux, de façon à demeurer maître de ses ac-
tions et à ne subir aucune prétention exorbitante. Pour lui, il ne con-
naît ni catholiques, ni libéraux, il ne connaît que des auxiliaires, il se
sert de tout le monde; il est l'homme de l'empire, et si après avoir été
libéral il y a quelques années, il est conservateur aujourd'hui, c'est
qu'il y voit dans les circonstances présentes l'intérêt extérieur et inté-
rieur de l'empire, qu'il est chargé de gouverner après l'avoir créé.
Ce n'est point sans doute sous la même forme et dans la même me-
sure que le mouvement conservateur se produit en Autriche, dans cette
partie de l'Autriche qui s'appelle la Cisleithanie ; il n'est pas moins
réel , il s'est manifesté il y a quelque temps par l'avènement au pouvoir
du ministère que préside le comte Taaffe, il se manife^e encore en ce
moment par l'existence même de ce parlement qui vient de se réunir à
Vienne, où, pour la première fois, font leur apparition les représentans
de la Bohême, systématiquement absens jusqu'ici. L'empereur François-
Joseph a ouvert il y a peu de jours le Reichsrath par un discours oîi il
fait appel à la conciliation des partis, des nationalités diverses sur le
terrain constitutionnel. La conciliation, l'union des partis, c'est un beau
mot, à qui il ne manque souvent que de devenir une réalité, à Vienne
comme partout. Ce qu'il y a de certain, c'est que, pendant bien des an-
nées l'Autriche, la Cisleithanie, a été gouvernée par les libéraux, les
centralistes, les Allemands, et que, depuis quelques mois, elle est dans
des conditions toutes différentes. Le cabinet du comte Taaffe n'est point
sans doute arrivé au pouvoir avec des intentions fédéralistes, avec des
idées de réaction contre l'ordre constitutionnel; mais il représente la
paix des nationalités, il personnifie une politique qui a été sanctionnée
dans les dernières élections. Les Tchèques, qui s'étaient abstenus jus-
qu'ici, qui vivaient pour ainsi dire enfermés dans leurs revendications
historiques et nationales, sont maintenant au Reichsrath, où leur pré-
sence est comme une consécration de la politique nouvelle. S'ils font
encore des réserves , s'ils ont cru devoir, dès la première séance du
Reichsrath, déposer une protestation, ils n'ont pas moins accepté par le
fait le rendez-vous que l'empereur leur a donné sur le terrain consti-
tutionnel, et en entrant au parlement, ils y portent leurs opinions, leur
importance morale et numérique; ils deviennent un des principaux
éjsniens des combinaisons parlementaires. Dans cette situation nouvelle,
958 REVUE DES DEUX MONDES.
dans ce parlement nouveau, ce sont les influences conservatrices qui
dominent par la majorité, par le ministère, et ce mouvement conserva-
teur coïncide avec la marche de l'Autriche vers l'est, avec l'occupation
de la Bosnie et de Novi-Bazar. Cette rentrée des Slaves de la Bohême
dans la vie publique s'accomplit au moment où l'empire semble tendre
de plus en plus à s'assimiler d'autres populations slaves. Tout se tient
dans ces incidens, et, par une singularité de plus, c'est un Hongrois,
c'est le comte Andrassy qui, par sa politique d'extension en Orient, a
préparé la réconciliation de la Bohême.
Que résultera-t-il de tout ce mouvement qui commence à peine? Les
conséquences pourront être assurément de diverses natures, et égale-
ment graves dans la politique intérieure comme dans la politique exté-
rieure. Il est bien clair que les Tchèques, en reprenant leur place dans
les conseils, dans le parlement, voudront jouer un rôle proportionné à
leur importance. S'ils ont accepté l'ordre constitutionnel tel qu'il existe,
ils se proposeront d'en modifier certaines parties, tout au moins ce qui
a été fait un peu contre eux ou à leur détriment. Même en se laissant
modérer par un ministère qui reste assez libéral , ils tiendront à exercer
leur influence, et le mouvement conservateur, dont leur rentrée est
l'expression, ne fera peut-être que s'accentuer dans les affaires inté-
rieures de l'empire. Il n'est pas moins évident que la politique natio-
nale de l'Autriche, une fois engagée dans la direction qu'elle vient de
prendre, devra nécessairemet se ressentir de plus en plus de tout ce
qui relève et fortifie la prépondérance slave. Il sera difficile peut-être
de s'arrêter dans cette voie. A mesure que les événemens se déroule-
ront cependant, le dualisme sur lequel a reposé depuis bien des an-
nées l'existence constitutionnelle de l'Austro- Hongrie ne sera-t-il pas
soumis à de singulières épreuves et ne risquera-t-il pas d'être ébranlé?
Les Hongrois se tiendront-ils pour satisfaits de cet accroissement de
l'importance slave qu'ils ont toujours vu avec ombrage? Le comte An-
drassy aura-t-il assez d'autorité pour les rallier à une politique qui,
sous prétexte de contenir la Russie en Orient, peut avoir de si étran<j;es
résultats pour la Hongrie? C'est tout un ordre nouveau qui couinience,
c'est une évolution où les péripéties inattendues peuvent se succéder,
et où, sous plus d'un rapport, les intérêts de l'Europe sont eux-mêmes
peut-être engagés.
Ç.K. PK MAZABEi
Le directeur-gérant, G. Buloz.
TABLE DES MATIERES
TRENTE-CINOUIEME VOLUME
TROISIEME PERIODE. — XLIX-^ ANiNEE.
SEPTEMBRE —OCTOBRE 1879
Livraison du 1er Septembre.
Le Roi Apépi, première partie, par M. Victor CHERBULIEZ 5
Portraits d'uier et d'aujourd'hui. — I. — Auber et Scribe, par M. Hbnri
BLAZti DE BURY 43
L'Hl.^TOlUE MOiXUMEKTALE DE RoME ET LA PREMIÈRE RE^AISSA^CE. — I. — LeS
Ruines de Romb pendant le moyen age, par M. A. GEFFROï, de l'institut
de France 76
Un Essai de gouvernemem européen en Egypte. — I. — La Cu-uTE du minis-
tère EUROPEEN ET DU KHÉDIVE, par M. Gabrikl CHÂMMliS 105
Le Musée Tuorvaldsen et l'église Notre-Dame de Copenhague. — L — L'ÛEuvre
antique de Thorvaldsen, par IVI. S. JACQUErdOM. 142
L'Empire des Tsars et les Russes. — VIL — La Réforme judiciaire. — IV. —
La Pénalité : les chatimens corporels, la peine de mort, la déportation,
par M. Anatole LEROY-BEAULIEU 176
Un Ennemi des préjugés, par M. G. VALBERï 212
Chronique de la Quinzaine, hisioiue politique et littéraire 225
Essais et Notices. — L'Histoire de l'École centrale des arts et manuiaciures. 235
Livraison du 15 Septembre.
Le Roi Apépi, dernière partie, par M. Victor CHERBULIEZ. ........ 241
Les Assemblées dd clergé en Franck sous l'ancienne monabchie. — IH. — Les
Assemblées du clergé au temps de la fronde, par M. Alfred IMAURY, de
l'Institut de France 205
Le Musée ïhorvaldsbn et l'église Notre-Dame de Copenhague. — IL —
L'OEuvRE moderne et religieuse de Thorvaldsen, par m. s. JACQUE.MONT. 301
P60 TABLE DES MATIÈRES.
La Réforme de l'impôt foncier, par M. MATHIEU-BODET 337
L'HlSTOIllE MONUMENTALE DE ROME ET LA PREMIÈRE RENAISSANCE. — IL — Du
SOIN DBS ÉDIFICES A RoME PENDANT LB xv" SIÈCLE, par M. A. GEFFROY, de
l'Institut de France 363
LACRE^CE 394
L'Esthétique naturaliste, par M. Charles BIGOT 415
Revce littéraire. — Le Théâtre de M. Labiche, par M. F. BRUNETIÈRE . 433
Revue musicale. — L'Académie nationale de musique et l'opéra populaire,
par M. F. de LAGEN,EVAIS 445
Chronique de la Quinzaine, histoire politique et littéraire, ..,,... 401
Essais et notices, — Les Observatoires d'Italie 472
Livraison du 1er Octobre.
Lord Beaconsfield et son temps. — I. — L'Angleterre aprÈj le bill de
RÉFonMB, par M. CUCHEVAL-CLARIGNY 4SI
Promiînade-; archéologiques. — VI. — Les Peintures d'Herculanum et de
PoMPÉi, par M. Gaston BOISSIER, do l'Académie fcaoçaise 5!4
Georgiîtte, première partie, par M. Tu. BENTZON 549
Rembrandt aux musées de Cassel, de Br.uNhWicK et de Dresde, par M. Emile
MICHEL 579
Le Socialisme au xix.* siècle. — II. — Charles Fourier, par M. Paul JANET,
de l'Institut de France 610
Le Maréchal Davout, sa jeunesse et sa vie privée, par M. Emile MONTÉGUT. C4G
La Commune a l'Hôtel de Ville. — Post-Scriptum, par M. Maxime DU CAMP. 68S
Les Amours de Ferdinand LASSALLE, par M. G. VALBERT C97
Chronique db la Quinzaine, histoire politique et littéraire 711
Livraison du 15 Octobre.
Mémoires inédits de M'"* de Rémusat, publics par son petit-fils, M. Paul de
RÉMUSAT, sénateur. — 1802-1808. — Le Procès du GÉ^ÉRAL Moreau, la
Cour impériale, les Fêtes du couRO^'NEMK^T 721
Gkorgette, deuxième partie, par M. Th. BENTZON 758
Lord Bkaconsfield et son temps. — H. — La Jeune Angletehri;, p^ir
M. CUCHEVAL-CLARIGNÏ 781
Diderot inédit, d'après les manuscrits de l'Ermitage. — I. — L'Idée du
TRANSFORMISME DANS DiDEROT, par M. E. CARO, dc l'Académic française. . 825
La Marine de Sïracuse. — I. — Les Oui\quérèmbs de Denis l'Ancien, par
M. le vice-amiral JURIEN de LA GRAViÉRE, de l'Académie des S -iences. Stil
L'État de nos connaissances sur la constitution intérieure du globe, par
M. R. RADAU î^^O
La Légende de Faust, par M. ARVÈnis BARINE 921
Revue littéraire. — L'Instruction primaire sous l'ancien régime, par M. F.
BHUNETIÈIU': 934
Chronique de la Quinzaine, histoire politique et littéhaire 947
PARIS. - Impr. J. CLA Yir. - A. oi;axtin et G-, iiw Si-lî^^noît.
UNIVERSITY UBRARIES
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